J.-F. Féraud, Dictionaire critique (1787): préface de la réédition de 1994

V. La réception du Dictionaire critique

Une étude exhaustive sur cette question n'a pas été entreprise. L'oeuvre fut annoncée par un prospectus du libraire dans le Journal Encyclopédique dès 1786. Le Mercure l'annonce aussi dans sa livraison du 26 mai 1787.
     En avril 1787, un article élogieux dans le Journal Encyclopédique est signé du pseudonyme Guy de Tours. Le même Journal Encyclopédique annonce brièvement la publication du second tome et, dans un Nouvel avis les libraires de Marseille annoncent en juillet 1788 la parution du troisième et dernier tome.
     Jean Stéfanini consacre quelques pages aux critiques acerbes de Domergue dans le Journal de la Langue française soit exacte soit ornée. Il est vrai que ce critique, du train dont il part, aurait rempli une centaine de pages de critique s'il avait continué à filtrer le Dictionaire Critique comme il le fait. Mais le Journal de la Langue française s'interrompt dès 1788 et jusqu'en 1790. Féraud aura échappé aux foudres continues de son compatriote mais six livraisons contenaient tout de même des critiques continues. Manque de goût, méconnaissance de la langue. Un article de L'Année Littéraire éreinte également le premier volume [
31]: Le jugement, sans appel, tombe tel un couperet à propos d'une malheureuse scolie sur Racine: Un homme qui n'est que grammairien ne doit jamais juger des expressions de génie.
     Au total, il est permis de dire, sans grand risque de se tromper, que la réception fut mitigée et la peine que l'abbé Féraud prend à se défendre dans la Préface de son troisième volume le montre bien.

VI. Le Suplément au Dictionaire critique [33]

Cette Préface serait évidemment incomplète si une mention et un renvoi n'étaient pas faits au Suplément que l'abbé compila à partir de la période révolutionnaire et jusqu'en 1800 environ. Méticuleusement, de cette écriture que l'âge n'a pas rendue tremblante [34], le lexicographe entreprit la révision et surtout l'enrichissement de son ouvrage. Le résultat de cet effort est un manuscrit folio de 800 pages peu râturées qui attestent une plume sûre d'elle, toujours experte en l'art du dictionnaire. Après sa découverte chez un bouquiniste par Pierre Larthomas en 1963, le G.E.H.L.F. a entrepris son étude et sa publication à partir de 1984 [35]. En 1987, pour le deux-centième anniversaire de la parution du Dictionaire Critique, ce supplément est sorti des Presses de l'Ecole Normale Supérieure accompagné d'un volume d'études critiques [36]. Nous renvoyons à ce volume pour une exploration consciencieuse et multiple du document. Qu'il nous suffise simplement de dire que, composé dans des conditions difficiles (l'abbé n'avait plus sa bibliothèque à disposition puisqu'il était en exil), il est essentiellement alimenté par la relecture plus attentive que jamais de quelques sources: probablement celles dont il pouvait disposer à Nice et à Ferrare, voire à Marseille car rien ne dit qu'à son retour d'exil il retrouva ses affaires qui avaient été inventoriées comme toutes celles des émigrés de la période révolutionnaire.
     Trévoux et l'Académie sont au premier plan. Les commentaires de Bret sur Molière et de Voltaire sur Corneille sont abondamment exploités. Mais, pour l'essentiel la vision de la langue ne change pas. Le lexicographe poursuit, sans être ébranlé dans ses convictions par le choc révolutionnaire, l'édification d'un monument, à la fois linguistique et esthétique, qui vise à pérenniser le bon goût classique. Le mot esthétique n'est pas gratuit et il n'est pas mauvais d'achever par là ce parcours: critiqué par ses contemporains pour son goût discutable, Féraud n'en transmet pas moins une esthétique de la parole qui inclut une pratique des genres. Juge ou arbitre, il tranche en fonction d'une idéologie du beau et du bon dans l'exercice de la plume ou de la parole. Dans quelle mesure cette esthétique des belles lettres, ressentie comme surannée au XIXe siècle, a-t-elle contribué au déclin de l'oeuvre? C'est une question qui resterait à élucider par les dictionnairistes de cette période.

VII. Conclusion

De ce portrait général, que des études plus exhaustives viendront sans doute moduler sans les remettre en cause, il se dégage une oeuvre de premier plan: dessein original, réelle efficacité du discours et du dispositif commentatif, sens très actuel de la synchronie et recherche d'une exhaustivité louable dans la description, richesse et variété des sources citées. L'oeuvre rejoint le panthéon de ces quelques grands répertoires lexicographiques qui jalonnent l'histoire du français moderne. Alain Rey la situe à l'égal de Furetière et de Littré [
37]. Sans nul doute elle a influencé la lexicographie du XIXe siècle dans une proportion qui reste encore à mieux définir. En tout cas le XXe siècle ne pouvait faire moins que de la rééditer pour la sortir d'une obscurité injuste. Elle continuera à servir l'avancement de la science dictionnairique mais surtout tous ceux qui veulent lire avec fruit des textes français du XVIIIe siècle. Pour ceux-ci surtout, plus nombreux que les premiers, elle poursuivra son office agréable et utile de guide efficace de lecture. Féraud destinait son oeuvre aux jeunes gens, aux étrangers et aux provinciaux. Il ne pensait peut-être pas servir les générations à venir. Son public s'enrichit ainsi bien après sa mort. C'est une sorte d'hommage rendu à un homme et à une oeuvre novatrice, probe et fine.

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Notes

31. Livraison n°2, 15 janvier 1788 pp. 71-93

32. op.cit. p. 93

33. Voir page fac-simile (format réduit) de cette oeuvre

34. On peut en effet penser que le manuscrit est autographe, bien que J. Stéfanini, qui a consulté la lettre manuscrite du Musée Arbaud, n'ait pas confirmé l'identité des écritures. Il a eu entre les mains l'original et n'a jamais, semble-t-il, émis de doutes sur l'authenticité de l'écriture.

35. Voir les Actes du colloque Autour de Féraud. Paris, Presses de l'Ecole Normale Supérieure 1986

36. Suplément (sic) au Dictionaire (sic) Critique de la langue française par M. l'abbé Féraud - manuscrit grand format en trois volumes reliés. L'abbé a ajouté sur la page de garde un lieu : Marseille. Paris, Collection de l'Ecole Normale Supérieure de Jeunes Filles n° 37. Reproduction fac-simile en trois volumes folio 31 cm/ 21 cm
Etudes critiques sur Féraud lexicographe. Préface d'Alain Rey. Présentation de Philippe Caron. Articles de Françoise Berlan, Danielle Bouverot, Nathalie Fournier, Isabelle Landy-Houillon, Pierre Larthomas, Françoise Martin-Berthet, J.P. Sermain, Geneviève et J.P. Seguin. - Paris, Presses de l'Ecole Normale Supérieure, 48 boulevard Jourdan 75690 PARIS CEDEX 14, Collection de l'Ecole Normale Supérieure de Jeunes Filles n°29. 1 vol. 8°

37. cf Autour de Féraud p. 276