Lecture du dictionnaire et métalangue didactique:
entre métalangue linguistique et métalangue populaire
Russon Wooldridge
University of Toronto
© 2003 R. Wooldridge
Métalangue linguistique
Dans l'apprentissage de la lecture du texte dictionnairique, les élèves peuvent être amenés à faire le type d'exercice proposé par Collignon et al. (1976: 149 ; Collignon & Glatigny 1978 ne propose rien de pareil) :
Relevez tous les renseignements que donne cet article du dictionnaire Petit Robert (PR).
INEFFAÇABLE [inefasabl()] adj. (1523; de in- 1 et effaçable). Litter. Qui ne peut être effacé. V. Indélébile. Trait, empreinte ineffaçable. «C'est sur les vitres qu'on grave les mots ineffaçables» (GIRAUDOUX). Fig. Qui ne peut être détruit, qui ne peut disparaître. V. Indestructible. Un souvenir, une impression ineffaçable. ANT. Délébile, effaçable.
Il est fort probable que les réponses seront, dans leur formulation, de l'ordre :
L'article donne d'abord la graphie du mot, suivie d'une transcription phonétique de sa prononciation, puis la catégorie grammaticale. Le dictionnaire dit que le mot est attesté pour la première fois en 1523 et qu'il est formé du préfixe in- et du mot effaçable. Ensuite l'article donne un emploi littéraire (le manuel écrit "Litter." sans accent) où le mot a le sens de "Qui ne peut être effacé" et il renvoie à l'article du synonyme indélébile. L'article donne comme exemples de cet emploi trait ineffaçable et empreinte ineffaçable et aussi une citation de Giraudoux. [...] À la fin de l'article on trouve les antonymes délébile et effaçable.
Il s'agit d'un exercice scolaire fait dans le contexte d'un cours de langue dans lequel la langue est avant tout un objet d'étude et non un outil de communication. On lit le dictionnaire en linguiste et non comme sujet parlant.
J. Dubois (1971: 39) prétend que "L'article est une suite ordonnée de phrases, chacune comportant une ou plusieurs informations[.]" (mise en relief dans le texte). Un peu plus loin (41-2), il continue (mises en relief dans le texte) :
Les phrases de l'article, quel que soit le type d'information qu'elles véhiculent, se présentent toutes de la même manière en structure profonde : le mot d'entrée est le thème ou le sujet dont les informations sont les prédicats (avec la copule être). Toutes les phrases ont donc comme sujet l'adresse et comme syntagme verbal l'information :
le terme x est y en langue parlée
le terme x est z dans la langue d'origine
le terme x est p dans une autre phrase sémantiquement équivalente,
etc.
ce qui est paraphrasé :
le terme x est prononcé y
le terme x est issu de z
le terme x signifie p,
etc. [...]
Par exemple :
(le terme) enfant (est) | [f], en langue parlée. |
| (lat. infans, qui ne parle pas), dans la langue d'origine. |
| « garçon ou fille n'ayant pas atteint le stade de l'adolescence », dans une autre phrase sémantiquement équivalente. |
Les formulations de Dubois sont encore plus "linguistiques" (c.-à-d. techniques) que la réponse que nous avons imaginée pour l'exercice de Collignon et al. Cependant, si nous avons cité le texte in extenso, c'est parce qu'il n'est quand même pas très loin de la métalangue didactique dont il sera question plus loin.
Métalangue populaire
U. Weinreich (1962 et 1970: 85) parle de la "définition populaire" ("folk definition"), qui reviendrait à la réponse à la question de Toto dans R. Etiemble (1964: 35) :
Le présentateur : « Un hold-up a eu lieu... » Toto : « Qu'est-ce que c'est un oldeup ?... »
Typique de la définition populaire est ce qu'on peut lire parfois dans le Thresor de la langue françoyse de Jean Nicot (1606) :
Bugler [...] c'est quand les beufs & vaches crient
Les traits caractéristiques de la définition populaire d'un verbe sont l'emploi de la copule c'est quand suivie d'une proposition avec sujet et prédicat. La définition dictionnairique moderne exige que le thème (le mot-adresse) et le prédicat (la définition) soient syntaxiquement interchangeables ; qu'un verbe à l'infinitif soit donc définie par une paraphrase infinitive (qu'un adjectif soit définie par une paraphrase adjectivale, etc.) Cette exigence est déjà respectée dans la première édition du Dictionnaire de l'Académie (1694) quoique le lecteur soit moins bien informé que chez Nicot :
BEUGLER [...] Meugler, mugir.
En fait, tout le monde fait de la lexicographie populaire à propos de tout type d'information sur les mots. Etiemble encore (1964: 54) :
Une paysanne, qui habite une ferme située sur la même côte que moi, et qui venait d'acquérir un appareil de radio, me demanda quelque jour ce que ça voulait dire ce dideur qu'elle entendait tout le temps. J'écoutai : il s'agissait de lideur (leader) ; à mon tour de lui demander si par chance elle avait lu dans la presse un mot qui s'épelle l, e, a, d, e, r. Si elle avait lu ce mot-là ? Pour sûr ! un léadé. Mais elle ne savait pas non plus ce que c'est qu'un léadé.
On demande souvent à autrui parent, ami, camarade de classe, maîtresse d'école, professeur, collègue de bureau , ou on lui explique, l'orthographe, la prononciation, la catégorie grammaticale, l'origine, le sens, les synonymes, la traduction, les conditions d'emploi, etc., de tel ou tel mot.
Métalangue didactique
La métalangue didactique, que nous avons située dans le titre entre la métalangue linguistique et la métalangue populaire, se trouve déjà à l'école, mais dans les cours de langue et non dans le cours de dictionnaire. Lors d'une correction de dictée, le maître dira que "le mot chariot s'écrit c-h-a-r-i-o-t", peut-être en ajoutant "avec un seul r". Dans un cours de lecture orale, la maîtresse dira que "le mot charmille se prononce [aRmij]" (elle le dira oralement, pas en transcription phonétique !), en ajoutant quelque chose comme "comme dans fille et pas comme dans mille". Dans la classe de grammaire, le professeur dira "je est un pronom personnel et mon/ma/mes sont des adjectifs possessifs" et, pendant l'explication de texte, sa collègue dira que "dans cette phrase, expirer signifie «mourir» et non pas «se périmer»". Etc.
Or, dans les premiers dictionnaires français ayant des articles construits, on trouvait ce genre de métalangue didactique. Ce n'est qu'avec la codification progressive du discours dictionnairique que la copule a été remplacée par la position dans l'article et la police de caractères dans les articles de plus en plus systématisés. Dans le Thresor de Nicot (1606), on peut lire, entre autres :
le Francois l'escrit & prononce Chásse (s.v. CHÁSSE)
Guerrier, de trois syllabes, Est vn verbe actif (s.v. GUERRIER)
Est tantost substantif, & signifie cet officier des... & tantost adiectif, & signifie celuy qui... (s.v. AUMOSNIER)
Selon cette signification l'on dit, vn homme d'armes, vn cheual d'armes (s.v. ARMES)
Il vient de Fascis Latin (s.v. FAIS)
Citons in extenso le premier alinéa de l'article POULTRE
POULTRE, penac. Est ores masculin, & signifie vn ieune cheual qui n'a encores porté, qu'on dit aussi Poulain, Equulus aetate, L'Italien dit Polledro, Duquel
ledit François semble estre fait par syncope & mutation de la
moyenne d, in suam tenuem, t. La loy Salique au titre
40. l'appelle par mot Latinisé, Puletrum, Ores est
feminin, & signifie tantost vne ieune iument, Equula, que
l'Italien dit aussi Polledra, & tantost en cas de
charpente d'edifices, vne grosse piece de bois qu'on appelle aussi
Tref, & signifie generalement toute autre grosse piece de bois,
soit d'vn pied, ou d'vn pied & demi de quarré, Trabs trabis,
vel Trabes trabis.
C'est un énoncé lexicographique dont l'expression est très proche de la langue naturelle. Comparons le texte de Nicot avec les premières lignes de l'article POUTRE du Petit Robert (éd. de 1993) :
POUTRE [putR] n. f. 1318; métaph. de l'a. fr. poutre «pouliche»; lat. pop. *pullitra d'apr. pulletrus, class. pullus «petit d'un animal» 1. Grosse pièce de bois équarrie servant de support (dans une construction, une charpente). => madrier. Poutres d'une charpente, d'un chevalement, d'un comble (=> arbalétrier, chevron, entrait, faîte, poinçon...). « C'était une assez longue poutre, en coeur de chêne, saine et robuste, pouvant servir d'engin d'attaque et de point d'appui » (Hugo). Poutres supportant un plancher. => lambourde, solive. Portée d'une poutre. => travée. Plafond aux poutres apparentes. Maîtresse poutre, la poutre principale. Poutre vermoulue, mangée par les termites. [...]
Les étudiants (étudiants de licence, c.-à-d. de troisième et quatrième années du B.A.), qui possèdent presque tous une copie du PR, maîtrisent la graphie, la catégorie grammaticale et la définition ; ils reconnaissent la prononciation, même s'ils ne savent pas tous déchiffrer la transcription phonétique. Ils apprennent vite à reconnaître la date de première attestation. La notice étymologique les dépasse (certains voient dans "poutre «pouliche»" une définition du mot-adresse) et on peut se demander en effet quelle en est vraiment l'utilité dans un dictionnaire général en un volume. Pour eux, les séquences en italique sont des exemples, les mots en gras donnés à la suite du signe "=>" sont des synonymes. Le succès du PR est dû en grande partie à sa méthode dite analogique (l'onomasiologique, non systématisé, venant parfois s'ajouter au sémasiologique systématique), mais au prix d'une grande ambiguïté à l'endroit des "exemples" et des renvois.
L'apprentissage de la lecture du PR passe, dans un premier temps, par la lecture des pièces liminaires du dictionnaire, puis par la réécriture d'un article de dictionnaire en phrases explicites formulées au niveau de la métalangue didactique. Le tableau des signes conventionnels du PR dit que "=> suivi d'un mot en gras, présente un mot qui a un grand rapport de sens : 1. avec le mot traité ; 2. avec l'exemple qui précède".
Ce qui donnera, pour POUTRE réécrit en phrases explicites (nous ne donnons ci-dessous que quelques phrases clés) :
(Le mot) poutre | a plusieurs sens |
| dans un premier sens signifie "grosse pièce de bois équarrie servant de support (dans une construction ou une charpente)". |
| , dans ce sens, | a un grand rapport de sens avec le mot madrier. |
| | s'emploie typiquement dans des syntagmes comme poutres d'une charpente, poutres d'un chevalement, poutres d'un comble. |
| | dans ces syntagmes a un grand rapport de sens avec les mots arbalétrier, chevron, entrait, faîte, poinçon, ainsi qu'avec d'autres mots non précisés. |
| | s'emploie typiquement dans un syntagme comme portée d'une poutre. |
| | dans ce syntagme a un grand rapport de sens avec le mot travée. |
On regarde ensuite les articles des mots signalés dans les renvois et on s'aperçoit vite que les "exemples" ne sont en fait qu'une astuce pour introduire les analogies sémantiques. On voit, par exemple, que le mot travée est défini sub voce "portée d'une poutre". Dans l'article POUTRE, le discours dictionnairique va donc de la définition "portée d'une poutre" (et non de l'exemple portée d'une poutre) à la dénomination travée (et non à un mot ayant un grand rapport de sens avec l'exemple qui le précède).
On doit donc revenir sur la formulation des phrases de la réécriture de l'article POUTRE pour dire (d'autres phrases sont également à réécrire) :
Le mot poutre a un grand rapport de sens avec le mot travée, qui signifie "portée d'une poutre".
Pour conclure, nous donnons la réécriture complète en phrases explicites d'un article moins ambigu tiré d'un dictionnaire qui a le bon sens de rejeter la notice étymologique en fin d'article. Il s'agit de l'article HANTER du Dictionnaire du français plus (1988) :
hanter ['te] v. tr. [1] 1. Vx ou litt. Fréquenter de manière habituelle (une personne, un lieu). Prov. Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. Mod. (En parlant des spectres, des fantômes.) Des esprits hantent ce vieux château. 2. Fig. Obséder. La crainte de la maladie le hante. De l'anc. scand. heimta, rad. haim, «petit village».
|
(Le mot) hanter | s'écrit h-a-n-t-e-r. |
| se prononce ['te]. |
| est un verbe transitif. |
| se conjugue selon le modèle du tableau 1. |
| a plusieurs sens / est polysémique. |
| dans un premier sens vieux ou littéraire signifie "fréquenter de manière habituelle (une personne ou un lieu)". |
| dans ce sens s'emploie dans le proverbe Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es |
| dans ce sens s'emploie en français moderne en parlant des spectres ou des fantômes. |
| dans ce sens moderne s'emploie typiquement dans une phrase comme Des esprits hantent ce vieux château. |
| dans un deuxième sens figuré signifie "obséder". |
| dans ce sens s'emploie typiquement dans une phrase comme La crainte de la maladie le hante. |
| vient de l'ancien scandinave heimta, dont le radical haim veut dire "petit village". |
D'après notre expérience personnelle, c'est cet exercice de rédaction en phrases didactiques qui fait apprendre le plus efficacement la lecture du dictionnaire.
Bibliographie
Collignon, L., R. Dascotte, M. Glatigny & M. Obadia, Le Lexique, Paris : Hachette, 1976.
Collignon, Lucien & Michel Glatigny, Les Dictionnaires : inititation à la lexicographie, Paris : CEDIC, 1978.
Le Dictionnaire de l'Académie françoise, Paris : Veuve de Jean-Baptiste Coignard, 1694, 2 vols.
Dictionnaire du français plus à l'usage des francophones d'Amérique, Montréal : Centre Éducatif et Culturel, 1988.
Dubois, Jean & Claude Dubois, Introduction à la lexicographie : le dictionnaire, Paris : Larousse, 1971.
Etiemble, René, Parlez-vous franglais ?, Paris : Gallimard, 1964.
Nicot, Jean, Thresor de la langue françoyse, Paris : David Douceur, 1606.
Le Nouveau Petit Robert, Paris : Dictionnaires le Robert, 1993.
Weinreich, Uriel, "La définition lexicographique dans la sémantique descriptive", in Langages, 19 (1970): 69-86 (traduction de "Lexicographic Definition in Descriptive Linguistics", in International Journal of American Linguistics, 28 (1962): IV, 25-43).