Lectures-écritures verticales

Russon Wooldridge

University of Toronto

[Version imprimée in Redécouverte de la modernité (éd. N. Boursier & D. Trott) = Oeuvres et critiques (Tübingen: Gunter Narr), XIX-1 (1994), 115-22.]

© 1996 R. Wooldridge



Introduction

Si la lecture de surface du livre est essentiellement linéaire et continue -- ce qu'on appelle conventionnellement une lecture horizontale --, le texte du livre est traversé en discontinu par différentes structures relevant d'une dimension verticale. Le lecteur en continu est plus ou moins conscient de l'existence de structures verticales, selon que celles-ci sont thématiquement au premier plan ou en arrière-plan. Il aura pourtant du mal à les expliciter entièrement s'il s'en tient au livre. Une façon d'y arriver sans doute la plus efficace est de convertir le livre en base de données informatisées.

Dans une certaine mesure, la lecture verticale permet de retrouver l'écriture verticale de l'auteur, ses schémas constructionnels.

Je prendrai mes exemples dans des oeuvres anciennes et modernes.

1. Construction thématique idiotextuelle

Roch Carrier, Le Poisson rouge, 1967

Le thème principal de ce conte concerne l'apprivoisement de la narratrice -- une adolescente de 12-13 ans, imagine-t-on -- par le mari de sa mère, apprivoisement exprimé en grande partie à travers les dénominatifs employés par celle-là à l'égard de celui-ci. La narratrice est rebelle à l'idée qu'un autre vienne usurper la place de son père; cependant elle lui trouve petit à petit, malgré elle, des qualités qui lui plaisent ou l'impressionnent -- elle tombe sous son charme.

La distribution des mots-clés des dénominations (Figure 1a) montre clairement la progression, depuis le terme neutre objectif de départ: le mari de ma mère (v. Figure 1b, phrases clés 1, 2), à des termes péjoratifs: poisson rouge, (faux) grec, nazi (phrases 5, 6, 7, 10, 12), puis à un mélange de négatif et de positif: par ex. «C'est bon, un homme qui vous tient par la taille, même un nazi.», «Pauvre nazi...» (phrases 13, 16); à la fin, quand elle se trouve en difficulté dans l'eau, elle appelle à son secours davantage Franz que son père: «-- Franz! -- Papa! Franz!» (phrase 20).

La machine permet de vérifier en quelques secondes ce qui demanderait bien plus longtemps à une recherche linéaire.

2. Construction générique

Entrée de Henri II à Rouen: Cest la deduction..., 1551

Le deuxième exemple, tiré d'un texte du milieu du XVIe siècle, montre une construction imposée par le genre, celui de l'entrée royale. Ce genre de récits fut très à la mode à cette époque; le roi de France affirmait par ces entrées fastueuses son pouvoir, en particulier vis-à-vis du Saint Empire romain germanique.

Nous trouvons dans les descriptions détaillées stéréotypées de costumes et de décors le syntagme récurrent «X orné de Y», dans lequel X est un vêtement (ou une partie de vêtement, une représentation figurée), Y un ornement, les deux reliés par un participe ayant le sens de «orné»: «une robbe de couleur de ciel semée d'estoilles», «la cotte de velours violet, semée de fleurs de lys».

En quelques minutes de recherche assistée par ordinateur, le lecteur intéressé par ce trait stylistique est étonné d'avoir réuni presque 120 participes différents utilisés de cette manière plus de 700 fois au total. (Voir Figure 2.)

3. Construction idéologique

Pierre Marquis, Grand dictionaire françois-latin, 1609

Pierre Marquis, élève dans un collège jésuite, ajoute au Dictionaire françois-latin de Robert Estienne, ouvrage idéologiquement non marqué sur le plan de la religion, plusieurs centaines de termes techniques et de régionalismes... et aussi dix-huit items où il est question d'hérésie et d'hérétique -- le tout tiré des notes de son père, amateur de Ronsard et bon citoyen de Lyon catholique et jésuite, ville rivale de Genève calviniste et donc apostate.

Ce n'est que par hasard que le lecteur tombera, dans ce texte d'environ 800.000 mots, sur ce trait caractéristique de l'auteur. La machine lui dit instantanément qu'il y a 4 occurrences de heresie, 4 de heretique et 10 de heretiques. (Voir Figure 3.)

4. Construction culturelle

Gabrielle Roy, Bonheur d'occasion, 1978

Dans un roman écrit par une Canadienne et dont l'histoire se passe au Québec, le lecteur n'est pas surpris de trouver un vocabulaire marqué par une réalité géo-culturelle différente de celle d'autres régions francophones. En plus de ses acceptions européennes, le mot sucre s'emploie au Canada dans le contexte du sucre d'érable. Ceci entraîne des expressions où sucre est utilisé au pluriel (les sucres, aller aux sucres), alors que le pluriel est très rare en français européen. La distribution du singulier et du pluriel -- sucres plus fréquent que sucre dans Bonheur d'occasion -- est donc imposée par le référent régional.

La machine révèle instantanément en toute objectivité ce fait de variation linguistique qui n'est chez le lecteur en continu qu'une impression; celui-ci aura remarqué que sucre s'emploie au pluriel sans pouvoir dire qu'il est plus fréquent ainsi.

(Voir Figure 4a: Contextes de sucre/sucres dans Bonheur d'occasion; Figure 4b: Distribution de sucre/sucres dans un corpus canadien, un corpus canado-européen et un corpus non canadien.)


Bibliographie