<1> PREFACE
IL n'y a jamais eu peut-être de livre qui ait pû se passer plus aisément de Preface que celuy-cy. Car les traverses qu'il a essuyées avant que de voir le jour, ont donné lieu à plusieurs Escrits qui l'ont fait connoître dans le monde avec assez d'éclat, & par des traits assez bien circonstantiez, pour n'avoir plus besoin que de se produire luy-même sans aucune sorte d'Avant-propos. Cependant, comme l'on est asseuré que si l'Auteur avoit vécu jusques à cette heure, il auroit mis une Preface à la tête de son Dictionnaire l'on s'est crû obligé à se conformer à son dessein, encore qu'on se voye destitué de tout son projet, & de toutes les remarques qui auroient produit infailliblement entre ses mains un discours tout-à-fait curieux & instructif. Cette privation n'a pû nous reduire à ne pas donner quelque chose à l'intention de l'Auteur, & à la coûtume. Voicy donc une Preface.
Mais que le Lecteur ne s'attende pas à nous voir pousser des lieux communs sur l'utilité des Dictionaires. Le public est assez convaincu qu'il n'y a point de livres qui rendent de plus grands services, ni plus promptement, ni à plus de gens que ceux-là: & si jamais on a pû s'appercevoir de cette favorable disposition du public par les frequentes reimpressions, ou par la multiplicité de cette sorte d'Ouvrages, c'est sur tout en ces dernieres années; car à peine pourroit-on compter tous les Dictionaires ou reimprimez, ou composez depuis quinze ou vingt ans, dont la plus-part ont été, & sont encore d'un debit extraordinaire. Rien donc ne pourroit être plus superflu, que d'entreprendre icy la preuve si souvent donnée par d'autres de l'utilité de cette sorte de Compilations. Mais cela même nous montre qu'on ne sauroit publier le Dictionaire de Mr Furetiere sous de plus favorables auspices, puis qu'on le fait pendant que le monde est encore dans le fort de sa passion pour cette espece de livres.
Ce n'est pas qu'on fasse difficulté de declarer, qu'en quelque autre temps qu'il eût pû paroître, on auroit dû se flatter de l'esperance d'un tres-bon accueil. Car c'est un Ouvrage distingué avantageusement par tant d'endroits, qu'il n'y a point de depravation de goût, ou de contretemps bizarres, contre lesquels il ne semble qu'il pourroit tenir. Comme le public en a pû juger par l'Essay que l'Auteur en distribua à Paris, & qui fut tout aussi-tôt reimprimé en Hollande, on se croit moins obligé de faire connoître icy au Lecteur l'importance de ce Dictionaire. On <2> suppose avec raison sur le grand cours qu'ont eu ces fragmens & ces pieces detachées, que l'Ouvrage est déja si connu & si estimé, qu'il n'a plus besoin de ces favorables preventions, que les Ecrivains ou les Libraires tâchent d'inspirer dans une Preface, par des denombremens artificieux, & par certains details qu'ils choisissent, & qu'ils exposent le plus avantageusement qu'il leur est possible.
On ne fera donc pas remarquer au Lecteur, que Mr. l'Abbé Furetiere ayant travaillé long-temps à composer & à polir son Ouvrage, a pû profiter des bonnes & des mauvaises qualitez d'un tres-grand nombre d'Auteurs qui l'ont precedé en ce genre de travail; & qu'il en a pû profiter d'autant plus considerablement, que lors qu'il avoit le plus à coeur son Dictionaire, il en paroissoit souvent d'autres reveus, corrigez & augmentez: ce qui ne pouvoit manquer de le conduire aux plus justes idées de la perfection d'un tel Ouvrage, tant parce qu'il remarquoit comment on avoit remedié aux défauts des premieres Editions, que parce qu'il apprenoit des Lecteurs les plus éclairez, si on avoit bien ou mal remedié.
On ne fera point non plus ressouvenir le public, que Mr. Furetiere a inseré dans son I. Factum une Critique sur le Dictionaire de l'Academie, par laquelle on peut s'appercevoir clairement, qu'il découvroit jusqu'aux plus petits defauts d'exactitude. Or c'est beaucoup, qu'un Auteur se fasse des regles si severes, & en comprenne si vivement toute l'étenduë selon la plus scrupuleuse precision: car si ce n'est pas une marque convaincante qu'il les consulte aussi exactement lors qu'il compose, que lors qu'il censure le travail d'autruy, c'est du moins un prejugé en sa faveur.
On n'avertira point non plus le public, que la secheresse qui accompagne ordinairement les Dictionaires n'est pas à craindre dans celuy-cy. Car outre que la vaste étenduë, & la carriere immense que l'Auteur a choisie pour son dessein, fournit dans chaque page beaucoup de diversité, & ne permet pas que le Lecteur fasse beaucoup de chemin sans apprendre quelque chose qui en vaut la peine; outre cela, dis-je, on a soin de donner du relief aux definitions par des exemples, par des applications, par des traits d'Histoire; on indique les sources, on marque souvent les origines & les progrez; on refute, on prouve, on ramasse cent belles curiositez de l'Histoire naturelle, de la Physique experimentale, & de la pratique des Arts & des Sciences; de sorte qu'au lieu d'amplifier l'idée de son Ouvrage, l'Auteur l'a retressie, quand il a dit en dediant ses Essais au Roy, qu'il avoit entrepris l'Encyclopedie de la langue Françoise.
<3> A quoy serviroit de dire, que la vivacité qui a paru dans ses Factums, ne doit pas faire soupçonner qu'il ait manqué de la patience & de l'application phlegmatique que son entreprise demandoit? Car la Republique des Lettres ignore-t'elle, que les François, qui semblent, à n'en juger qu'à veuë de pays, beaucoup plus propres à des études promptement expediées, qu'à celles qui demandent une longue & infatigable application, s'acquittent aussi-bien que, qui que ce soit du métier de compiler, quand ils s'en mêlent? C'est ce qui seroit aisé de prouver par des exemples de toute nature, si c'en étoit icy le lieu. Mais sans sortir de l'espece dont il est question presentement, d'où sont venus, je vous prie, les Dictionaires de la plus penible recherche, & portez du premier coup le plus prés de la perfection, que d'un Robert Estienne, & de son fils Henry? Où est le savant parmi les nations les plus fameuses pour l'assiduité au travail, & pour la patience necessaire à copier, & à faire des extraits, qui n'admire là-dessus les talens de Mr. Du Cange, & qui ne l'oppose à tout ce qui peut être venu d'ailleurs en ce genre-là? Si quelqu'un ne se rend pas à cette consideration generale, on n'a qu'à le renvoyer ad poenam libri: qu'il feüillete ce Dictionaire, & il trouvera, pour peu qu'il soit connoisseur, qu'on n'a pû le composer sans être un des plus laborieux, & des plus patiens hommes du monde.
On ne nie point que l'Auteur n'ait eu des avantages qui ont manqué à ceux qui ont fait les Dictionaires des langues mortes. Car avec moins de travail il a pû savoir au juste toutes les differentes notions des mots, & les proprietez de leur combinaison. Chacun se peut convaincre par sa propre experience, qu'il est plus facile d'entendre à demi-mot les diverses significations des paroles en sa langue maternelle, qu'avec beaucoup de meditation le sens que l'on doit donner en mille rencontres aux expressions des Auteurs Latins.
Mais le seul avantage des Dictionaires des langues vivantes par dessus les Dictionaires des langues mortes, n'est pas que dans les premiers on donne plus aisément & plus seurement que dans les autres, la veritable signification des termes, selon toutes leurs combinaisons, & selon la diversité des matieres où on les employe: voicy encore un avantage tres-important, c'est que les Dictionaires d'une langue morte ne la representent qu'en partie, parce que ceux qui les compilent, ne sauroient où prendre une infinité de mots qui ont aussi proprement appartenu à cette langue, que les mots qui nous en sont encore connus; Car, par exemple, combien y a-t-il de mots Grecs & Latins qui n'ont jamais passé dans les livres? Combien y en a-t-il qui n'ayant pas été confinez au seul <4> commerce de vive voix, mais ayant eu place dans les Escrits de quelque Auteur, n'en sont pas moins perdus pour cela, à cause de la perte totale qu'on a faite de ces Escrits? Il y a tel mot & telle phrase dans les Dictionaires les plus amples, qu'on ne peut justifier que par un seul Auteur, encore se faut-il contenter quelquefois d'un passage unique: d'où il s'ensuit que si nous avions tous les Auteurs, ou tous les Escrits de ceux dont il nous reste beaucoup de Traitez, nous y trouverions dequoy amplifier les Dictionaires. Nous voyons tous les jours qu'à mesure qu'on publie des Manuscrits de la basse Latinité, on découvre de nouveaux termes à inserer dans le Glossaire de Monsieur Du Cange, lesquels bien souvent n'avoient échappé à ses infatigables recherches, que parce qu'ils n'avoient été employez par aucun Escrivain connu.
Outre ces raisons l'on peut dire encore, que les mots qui ne sont que tres peu de fois dans les livres, sont fort sujets à demeurer exclus d'un Dictionaire. Et c'est la raison pourquoy le savant Borrichius a pû ramasser plus de quatre cens mots de la lettre C, qui avoient échappé aux Compilateurs du Forum Romanum, gens neanmoins qui étoient venus plus d'une fois au secours les uns des autres, marchant successivement sur les mêmes voyes. Le même Borrichius observe judicieusement, que ce qui fait que le Thresor de Henry Estienne, qu'il regarde d'ailleurs comme le meilleur Ouvrage que l'on ait en ce genre-là, manque d'une infinité de mots, c'est que l'Auteur n'avoit pas assez feüilleté Aristote, Platon, Xenophon, Demosthene, Thucydide, Euripide, Plutarque, Galien, &c. & qu'il n'avoit pû consulter plusieurs autres livres qui n'ont été publiez que depuis sa mort. Puis donc qu'il ést extremement difficile d'assembler tous les mots qui nous restent des langues mortes, & impossible d'ailleurs de retrouver ceux que l'on en a perdus, qui peut-être sont en plus grand nombre que ceux que l'on a encore dans les livres; il est évident que ces langues-là ne sont representées qu'à demi dans les Dictionaires, & qu'elles y perdent necessairement une infinité d'expressions qui n'étoient bonnes que pour l'entretien familier, & qui appartenoient en propre à certains Arts, ou à certaines fonctions de la vie, sur quoy il ne nous reste aucun Traité particulier. Mais ces obstacles ne regardant point les langues vivantes, il s'ensuit que quand on s'en veut donner la peine avec les talens requis pour cela, on peut faire des Dictionaires qui les representent dans toute leur étendue.
On ne dit rien d'un grand defaut qui regne pour l'ordinaire dans <5> les Lexicons des langues savantes, & sur tout dans les Dictionaires polyglottes: c'est qu'on y voit bien les rapports d'un mot à un autre mot, mais non pas aussi souvent qu'il le faudroit la definition des choses signifiées par les mots. C'est neanmoins ce qu'il y a de plus necessaire à savoir. Car, que me sert de pouvoir nommer en plusieurs façons une même choses, si je ne suis capable d'en donner une bonne definition? Que m'importe, par exemple, qu'un niveau ait un tel nom en Latin, en Grec, en Alleman, en cent autres langues differentes, si je ne sais ce que c'est au fond qu'un niveau? Or voilà principalement à quoy l'on remedie le plus dans les Dictionaires des langues vivantes, & en quoy celuy de Monsieur Furetiere sera d'un usage continuel & universel au delà de tout ce qu'on a veu jusques icy. Quiconque voudra profiter de ses travaux, pourra desormais representer chaque sujet par ses veritables caracteres, & selon les termes des plus experts en chaque profession. On ne sera plus reduit, comme le sont tant de gens, dans les matieres même les plus communes, à recourir au mot vague de chose, de piece, & à faire des postures de mains & de pieds, (manieres qui passent avec raison pour rustiques) afin d'exprimer la figure, la situation, & l'étenduë de ce dont on parle. Cet Auteur apprend à tout le monde, non seulement la nature des choses par leur matiere, leurs usages, leurs especes, leurs figures, & leurs autres proprietez, mais aussi les termes propres dont il se faut servir pour les décrire. Et en cela il est descendu dans un détail qui surprendra tous ceux qui l'examineront attentivement.
Il seroit à souhaitter qu'un Aristarque ou un Didyme, un Varron ou un Ciceron eussent fait un pareil travail en l'honneur de la langue Grecque & de la langue Latine, en faveur de leur siecle & de toute la posterité. Quels thresors n'y trouveroit on pas, & quelles sources inépuisables d'éclaircissemens! Mais il semble que la bonne fortune de la langue Françoise luy ait ménagé cette glorieuse prerogative, d'être la premiere qui ait paru reünie en un corps si vaste & si étendu. Il ne faut pas douter que les autres nations n'imitent un si bel exemple: ce qui fera que par toute l'Europe on accoûtumera les personnes les moins lettrées à parler de tout avec connoissance de cause & avec justesse. Or il est certain que l'utilité d'une semblable coûtume va plus loin que l'on ne pense, & qu'on ne se doit pas borner en mettant ces sortes de Dictionaires entre les mains de tout le monde, à instruire chaque personne dans l'art de definir exactement. C'est un mal <6> peu reel pour la societé civile, que d'ignorer la proprieté de plusieurs termes: mais il n'est point de profession où la justesse d'esprit ne soit d'un usage merveilleux; & c'est une grande preparation pour l'acquerir, que de s'accoûtumer de bonne heure à parler des choses de son ressort selon les notions qu'un bon Dictionaire en fournit.
Quoy qu'il en soit, il y a quelque sorte de justice dans ce privilege de la langue Françoise, puis qu'on ne sauroit raisonnablement luy contester certaines perfections tres-avantageuses qui ne se trouvent point dans les autres langues. On pourroit peut-être s'exprimer plus fortement; mais on aime mieux témoigner sa reconnoissance de l'honneur qui luy est fait dans les pays étrangers, que de faire trop de mention de sa beauté. On l'entend ou on la parle dans toutes des Cours de l'Europe; & il n'est point rare d'y trouver des gens qui parlent François, & qui écrivent en François aussi purement que les François mêmes. Combien y a-t-il de villes, d'ailleurs tres-souvent en guerre avec la France, dans lesquelles non seulement tout ce qu'il y a de distingué dans l'un & dans l'autre sexe parle François, mais aussi plusieurs personnes parmy le peuple? Veut-on qu'un libelle coure bien le monde? aussi-tôt on le traduit en François, lors même que l'original en est Latin: tant il est vray que le Latin n'est pas si commun en Europe aujourd'huy que la langue Françoise. Ce sera un grand moyen à ce livre-cy de répandre sur plus de nations les lumieres qu'il contient, & d'acquitter cette langue auprés de ceux qui luy rendent tant d'honneur.
Au reste, c'est depuis long-temps qu'elle reçoit des honneurs particuliers. La Capitale de l'Empire Romain, & de l'Eglise Latine, où toutes les autres langues devroient se taire, quand le Latin parle; Rome, dis-je, observe pourtant cette coûtume dans la publication du jubilé, que deux Prêtres en lisent la Bulle, l'un en Latin, l'autre en François sur deux chaires differentes dans l'Eglise de saint Pierre du Vatican. Dans le siécle passé, Charles-Quint d'ailleurs ennemy mortel de la France, aimoit si fort la langue Françoise, qu'il s'en servit pour haranguer les Estats du Païs-Bas le jour qu'il fit son abdication, & pour écrire les Memoires de sa vie. Ceux qui nous Parlent de ses lectures, font principalement mention de Thucydide traduit en François, & de Philippe de Commines. Aprés cela il ne doit pas être surprenant qu'Henry VIII. Roy d'Angleterre seût si bien le François, qu'il écrivoit <7> ordinairement en cette langue à sa maîtresse Anne de Boulen. On peut bien inserer icy cette particularité concernant ces billets de galanterie, puis que la Bibliotheque du Vatican leur fait l'honneur de les garder parmy ses autres Manuscrits.
On ne croit pas se tromper, si l'on s'imagine que le Lecteur attend icy avec quelque sorte d'impatience, qu'on luy dise un mot touchant le Dictionaire de l'Academie Françoise. On va donc dire, qu'on ne pretend point faire de tort à l'Ouvrage de ce Corps Illustre, en publiant celuy-cy. Ce sont deux Dictionaires de different ordre. Celuy de l'Academie est destiné aux mêmes fins que l'Academie même. Or il est certain que ceux qui l'ont établie n'ont jamais eu d'autre but que de travailler à polir la langue Françoise, & principalement par rapport à des Ouvrages d'esprit, tant en vers qu'en prose, à des pieces d'Eloquence, à l'Histoire, &c. & il n'y eut que des ennemis outrez du Cardinal de Richelieu, ou des gens tout-à-fait ridicules, qui s'imaginerent qu'il vouloit se preparer des pretextes pour imposer des taxes sur ceux qui n'observeroient pas les regles du beau langage, à la ruine infaillible des Procureurs, des Notaires, & autres suppôts de la Justice. Sur ce pied-là quel est le but du Dictionaire de l'Academie? Quel est son caractere essentiel? C'est de fixer les beaux esprits qui ont un Panegyrique à faire, une piece de Theatre, une Ode, une Traduction, une Histoire, un Traité de Morale, ou tels autres beaux livres? c'est, dis-je, de les fixer, lors qu'ils ne savent pas bien si un mot est du bel usage, s'il est assez noble dans une telle circonstance, ou si une certaine expression n'a rien de defectueux. Pour se mieux convaincre de cette verité, il suffit de considerer que ni les Remarques de Vaugelas puisées dans les Conferences de l'Academie, ni celles qui ont paru depuis la mort de Vaugelas sur le même plan, ne regardent que le beau stile, & nullement celuy qu'on appelle du Palais, ou celuy qu'on employe en parlant de Navigation, de Finance, de Commerce, d'Arts liberaux, ou mechaniques, & de telles autres choses. Et en effet, cette Illustre Compagnie peut bien enseigner à ceux qui veulent écrire sur ces matieres, comment il faut debarrasser une periode, & donner à son discours la netteté & la majesté convenables? mais pour ce qui est des termes propres à chaque Art, pour ce qui est des phrases consacrées dans chaque matiere, c'est à l'Academie, c'est aux Parlemens, c'est même au Conseil d'Estat à les apprendre des Maîtres en chaque profession.
<8> Voilà quelle est la difference specifique du Dictionaire de l'Academie. Tout ce qui ne se rapporte pas à ce but, n'y doit être consideré, que comme un accessoire, dont les Lecteurs equitables ne laisseront pas de savoir bon gré; car c'est toûjours un avantage, que de rencontrer en son chemin plus de biens qu'on n'en cherchoit. Mais pour Monsieur Furetiere, il ne s'est pas proposé les termes du beau langage, ou du stile à la mode, plus que les autres. Il ne les a fait entrer dans sa compilation que comme des parties du tout qu'il avoit enfermé dans son dessein. De sorte que le langage commun n'est icy qu'en qualité d'accessoire. C'est dans les termes affectez aux Arts, aux Sciences, & aux professions, que consiste le principal. Outre cela, l'Auteur a declaré publiquement qu'il ne pretendoit rien à la fonction speciale & essentielle de Messieurs de l'Academie; Qu'il ne donnoit son Diuctionaire que comme provisionnel, & le precurseur de celuy qui viendroit de leur part juger en souverain dans une entiere pureté tous les mots vieux & nouveaux, & interposer son autorité pour les faire valoir; qu'il leur laissoit leur jurisdiction toute entiere, & qu'il ne pretendoit rien decider sur la langue.
Il est donc certain que l'Ouvrage de ces Messieurs est aussi necessaire que jamais, afin que sur le jugement d'un Corps muni de toute l'autorité qu'on peut raisonnablement souhaitter dans une telle cause, on ait lieu de croire qu'on parle & qu'on écrit bien. Nous faisons des voeux ardens pour l'heureuse naissance de cet Ouvrage, & nous luy souhaittons une meilleure destinée qu'au fameux Dictionaire de l'Academie della Crusca: c'est à dire, que s'il s'élevoit un nouveau Paul Beni qui eût la temerité de luitter tout seul contre l'Academie Françoise, nous souhaittons que le public le châtiât de son audace, & fist tellement éclater son indignation, que personne n'osast faire comme le Tomasini, qui attribuë l'honneur du triomphe à Paul Beni dans ce combat si inégal. Et quant à ceux qui ne cessent de faire des plaintes malignes sur sa lenteur, on les renvoye à la réponse de Zeuxis, ce Peintre si renommé & si admirable. Je suis long-temps à faire un tableau, répondit-il à un autre qui se vantoit de sa promptitude, parce que je peins pour l'éternité.
La remarque qu'on a faite sur ce qui distingue le Dictionaire de l'Academie d'avec celuy-cy, fait juger que cette celebre Compagnie pouvant mieux examiner les choses aprés l'impression de ce <9> livre, & aprés la mort de l'Auteur, aura l'equité de faire cesser ses poursuites contre un Ouvrage qui fait tant d'honneur à la langue Françoise, & où l'on peut apprendre si aisément tant de choses. Et bien loin qu'elle doive perseverer dans le premier esprit, sous pretexte que ses richesses auroient été répanduës dans le Dictionaire Universel, ce devroit être plûtôt une raison d'aimer ce livre: car plus il contiendroit de cette sorte de thresors, plus on s'aimeroit soy-même en l'aimant. D'ailleurs, il faut avoir assez de bonne opinion du public, pour attendre qu'il jugera que l'honneur qu'a eu Monsieur Furetiere d'être long-temps membre de l'Academie, luy a fait acquerir les lumieres dont il a eu besoin dans sa vaste Compilation, & ainsi la gloire n'en reviendra-t-elle pas à l'Academie comme à la cause originale? N'a-t-on pas lieu de dire qu'elle est la cause ou immediate, ou mediate de toute la politesse du François, & qu'elle a rempli les esperances de son Fondateur le grand Cardinal de Richelieu, qui representa au Roy son Maître, que pour reparer la negligence de ceux qui auroient pû rendre la langue Françoise la plus parfaite des modernes, & pour la rendre en effet non seulement elegante, mais capable de traiter tous les Arts & toutes Sciences, il n'étoit besoin que d'établir cette Academie?
On ne disconvient pas, que l'Auteur en protestant qu'il respectoit l'Academie Françoise autant qu'il étoit possible, n'ait écrit contre quelques membres de ce Corps avec trop d'emportement, & que le chagrin de se voir frustré du fruit de tant de veilles, n'ait donné un trop grand essor à ces imperieuses passions, que la malheureuse qualité d'Auteur a coûtume de produire, dans les ames mêmes qui connoissent le mieux l'esprit de moderation à quoy l'étude des belles Lettres & la Religion nous engagent. Il a poussé, on l'avouë, l'esprit de satyre du délà de ses justes bornes, ultra moderamen inculpatae tutelae, contre les Academiciens recommendables par un merite distingué. Mais enfin, puisqu'il est mort avec les regrets convenables, ne faut-il pas que ces Messieurs en demeurent là; & voudroient-ils venger sur un livre les injures de son Auteur enterré? Voicy deux mots pour cet Auteur, en attendant que quelqu'un de ses amis luy dresse un Eloge Historique dans les formes.
MESSIRE ANTOINE FURETIERE nâquit à Paris l'année 1620. Il fit ses études avec succez, & se rendit habile en Droit Civil & en Droit Canon. Aprés avoir été reçû Advocat au Parlement, <10> il fut pourveu de la charge de Procureur Fiscal de la Justice de l'Abbaye de Saint Germain des Prez. Il passa ensuite dans l'Estat Ecclesiastique, & fut gratifié de l'Abbaye de Chalivoy au Diocese de Bourges, & du Prieuré de Chuines. Il fut reçû à l'Academie Françoise le 15. May 1662. La Nouvelle Allegorique qu'il fit imprimer en 1658. sur l'Eloquence du temps, est toute pleine de railleries ingenieuses & savantes. Il a publié divers autres Ouvrages tant en vers qu'en prose, où il a montré qu'il avoit beaucoup de talens pour cette Espece de Morale qui cherche à nous guérir du vice en le tournant en ridicule. C'est dans cet esprit qu'il composa le Roman Bourgeois, imprimé à Paris en 1666. où il se mocque de plusieurs defauts qui ne sont que trop communs dans le monde; & en particulier il y raille d'une maniere fort plaisante les Auteurs d'Epîtres Dedicatoires. Le Voyage de Mercure, & un Recueil de Poësies diverses qu'il avoit déja publiez, parmy lesquelles il y a quelques Satyres & quelques Epîtres, sont à peu prés de ce même caractere, & ces pieces eurent beaucoup de debit dans leur nouveauté. Il n'en fut pas de même des Fables en vers, qu'il publia quelque temps aprés que celles d'Esope traduites par Monsieur de la Fontaine eurent paru: & c'est peut-être ce qui a commencé la mesintelligence de ces deux Auteurs. Mais il est aisé de connoître par l'importance de ce Dictionaire Universel, que Monsieur Furetiere ne regardoit ces autres Ouvrages que comme des amusemens de jeunesse, ou de simples delassemens d'esprit, & qu'il reservoit toutes ses forces pour celuy-cy. Il n'a pas eu la satisfaction de le voir imprimé, étant mort le 04 May 1688. Grand exemple de la vanité des occupations des Savans. Ceux qui travaillent aux Ecrits les plus durables, qui d'un côté demandent une plus longue application, & produisent de l'autre une plus glorieuse immortalité, meurent le plus souvent, sans que personne les ait pû ou remercier, ou loüer de leur peine; & puis les voilà dans l'état dont parle le saint homme Job: Ses enfans seront avancez, & il n'en saura rien. Vanitas vanitatis, & omnia vanitas.
Pour conclusion on avertit le public, qu'on est bien éloigné de croire qu'il ne manque rien à cet Ouvrage. Un Dictionaire est un de ces livres qui peuvent être ameliorez à l'infini; & quoy qu'on ne les gâte que trop souvent dans les dernieres Editions, il faut pourtant convenir, qu'en general la premiere n'est qu'une ébauche en comparaison de celles qui la suivent, comme il est aisé de s'en convaincre en comparant le Catholicon de Joannes de Janua fagoté <11> des recueils de Papias & de ceux d'Ugotion, avec celuy d'Ascensius Badius; & en comparant la Cornucopia de Nicolas Perottus, avec le Calepin d'aujourd'huy, quelque defectueux qu'il soit encore. En disant cela, on ne veut pas dire qu'un coup d'essay tel que celuy-cy fait dans un siecle si savant, & limé plusieurs années, ne surpasse les dernieres Editions de plusieurs autres Dictionaires. On veut seulement avoüer, qu'il peut devenir meilleur: & c'est pourquoy le Sieur Reinier Leers, à qui le public est redevable de l'impression de ce livre, prie ceux qui y trouveront quelque chose ou à corriger, ou à ajoûter, de le luy faire tenir, afin que si le debit des Exemplaires le fait songer à une nouvelle Edition, elle puisse être plus parfaite, par le soin que prendront des personnes intelligentes de mettre chaque chose à sa place, & de luy fournir leurs observations particulieres: de quoy ils luy ont déja donné leur parole. Ceux qui souhaitteront qu'on leur fasse honneur des Avis & des Memoires qu'on tiendra d'eux, seront servis selon leur envie.
On a lieu d'esperer que cette priere ayant son effet à l'égard de quantité de Lecteurs habiles, & affectionnez au bien public, & à l'honneur de leur langue, l'on pourra avec le temps faire porter à ce Dictionaire le titre d'Universel en toute rigueur. Il faudroit pour cela y enfermer tous les mots qui étoient en usage du temps de Ville-Hardoüin, de Froissard, de Montrelet, du Sire de Joinville, & de nos vieux Romanciers. Mais peut-être seroit-il plus à propos d'en faire un Volume à part, que l'on intituleroit l'Archeologue, ou le Glossaire de la langue Françoise. Un pareil Volume, s'il étoit entrepris par des gens aussi doctes que Monsieur Du Cange, pourroit devenir un Ouvrage tres-curieux, & tres-fecond en mille sortes d'éclaircissemens. On y pourroit inserer l'Histoire des mots, c'est à dire le temps de leur regne, & celuy de leur decadence, avec les changemens de leur signification. Il faudroit observer à l'égard de ces vieux termes ce qu'on pratique dans les Dictionaires des langues mortes, c'est de cotter les passages de quelque Auteur qui les auroit employez. On ne feroit pas mal non plus de se répandre sur les Ouvrages des anciens poëtes Provençaux; & rien ne serviroit plus à perfectionner la science etymologique, qu'une recherche exacte des mots particuliers aux diverses Provinces du Royaume; car on connoîtroit par là l'infinie diversité de terminaisons & d'alterations de syllabes, que souffrent les mots tirez de la même source; ce qui donneroit une nouvelle confirmation, <12> & plus d'extension aux principes de cet art, & justifieroit plusieurs conjectures qui ont servi de sujet de raillerie à quelques mauvais plaisans. Ceux qui auront lû les Antiquitez Gauloises & Françoises du Sieur Pierre Borel Medecin de Castres, imprimées à Paris l'an 1655. & citées quelquefois par Monsieur Furetiere, conviendront de ce que l'on vient de dire. Car cet Auteur s'est servi utilement plus d'une fois de la langue de son pays, pour expliquer le sens & l'origine des vieux termes. Mais combien de choses à-t-il laissé à faire à ceux qui voudront marcher aprés luy? C'est donc un fort beau dessein que celuy d'un Archeologue ou d'un Glossaire de nôtre langue.
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