Texte soigneusement saisi par Jean Shaw, Toronto. Relecture partielle (R. Wooldridge). Saisie subventionnée par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.
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LES OEUVRES MORALES ET MESlees de Plutarque, Traduictes de Grec en François, reveuës et corrigees en plusieurs passages par Maistre Jaques Amiot Conseiller du Roy et grand Aumosnier de France. DIVISEES EN DEUX TOMES, ET ENRICHIES en ceste edition de Annotations en marge, avec deux Indices. Le premier des traités, Le second des choses memorables mentionnees esdites Oeuvres. A PARIS, Chez Barthelemy Macé, au mont S. Hilaire à l'Escu de Bretaigne. M.D.LXXXVII. Avec Privilege du Roy.
Du manger chair, Traitté second.
<p 311v>De la fortune ou vertu d'Alexandre, TRAITTE SECOND.
SI vous prenez plaisir à porter Sceptres, et à
seoir en Thrones royaux, dit Salomon, aimez la sapience, afin que
vous regniez eternellement: aimez la lumiere de sapience, vous qui
commandez aux peuples. C'est une belle instruction, Sire, et un sage
advertissement pour ceux à qui Dieu a mis en main les resnes
du gouvernement de ce monde, leur estant addressé par un Roy,
auquel Dieu donna jadis tant de sagesse, que jamais auparavant n'en
avoit esté de semblable, ny jamais plus, dit l'Escriture,
n'en sera de pareil. Car certainement sapience est provision
necessaire à ceux qui veulent regner, sans laquelle les Roys,
quelques grands, quelques riches et puissans qu'ils soyent, ne sont
pas munis de ce qu'il leur faut, pour exercer dignement et maintenir
seurement leur estat, et avec laquelle ils ont moyen d'estre
honorez, et heureux en ce monde temporellement, et glorieux en
l'autre eternellement, eux et ceux qui ont à vivre soubs leur
obeissance, suivant ce que dit la mesme sapience. «Le sage Roy
est l'establissement, l'appuy et asseuré fondement de son
peuple.» A quoy se rapporte aussi naïfvement, ainsi que
toute verité s'accorde à toute verité, le dire
de Platon, Que les Royaumes seront heureux quand les Philosophes
regneront, ou que les Roys philosopheront, c'est à dire,
quand ils feront profession d'aimer la sapience: propos
veritablement memorable, digne d'estre souvent recordé et
profondement engravé és coeurs des Monarques et Roys,
d'autant qu'en ce poinct-là principalement, à le bien
prendre, gist et consiste la grandeur auguste de la Majesté
Royale, et que c'est enquoy les Roys approchent plus pres, et
ressemblent mieux à la divinité, de pouvoir beatifier
et rendre heureux, non une ville seulement, ou un païs
particulier, ains tout un monde, par maniere de dire, selon
l'estendue de leur Empire, n'ayant la hautesse de leur estat rien de
meilleur que de vouloir, ny de plus grand que de pouvoir bien faire
à une multitude innumerable de toutes sortes d'hommes. Or y
ayant en nostre ame deux principales puissances necessairement
concurrentes à toute louable et vertueuse action,
l'entendement et la volonté, l'un pour comprendre ce qu'il
faut faire, et l'autre pour l'executer, sapience est la perfection
de toutes les deux, qui enlumine, sublime et affine le discours de
la raison par la cognoissance des choses, pour sçavoir
discerner le vray du faux, le bien du mal, et le droit du tort, afin
de pouvoir bien juger: et qui rectifie, reigle et conduit la
volonté pour luy faire aymer, elire et pourchasser l'un,
hair, fuir, et eviter l'autre. Ces deux perfections certainement
sont graces singulieres de Dieu, et dons speciaux du sainct Esprit,
mais plus necessaire celle de la volonté, qui n'est autre
chose que la crainte de Dieu, et conscience craintive, et tremblante
de peur de l'offenser, tant et si souvent recommandee par toute la
saincte escriture, que en plusieurs passages elle est honnoree du
tiltre et nom venerable de Sapience, <p a2v>disant le bon
Job, «Sapience est la crainte du Seigneur Dieu: et
l'intelligence, se garder de mal faire.» Mais si elle est
requise à toutes sortes de gens qui desirent traverser la
tourmente de ceste vie sans mortel naufrage, beaucoup plus l'est-
elle aux Princes souverains qu'à nuls autres, d'autant que
les inferieurs et subjects, si d'aventure ils choppent quelque fois,
trouvent assez qui les releve: mais les Roys qui ne recognoissent
aucun superieur en ce monde, qui se disent estre par dessus les
loix, et avoir plein pouvoir, puissance absoluë, et
authorité souveraine, s'ils ont enuie de fourvoyer, qui les
redressera? s'ils s'oublient, qui les corrigera? s'ils se laissent
aller à leurs appetits, qui les en retiendra? Estant si
difficile de tenir mesure et garder moyen en licence qui n'est point
limitee, ainsi que tesmoigne ce proverbe ancien,
Celuy auquel ce qu'il veut loit,
Veult tousjours plus que ce qu'il doit.
Certainement il n'y aura rien que celuy qui est terrible, ce dit le
Prophete Royal, qui oste l'esprit et la vie aux Princes, qui
transfere les Couronnes et Royaumes d'une gent à autre, pour
les injustices, abus, et diverses tromperies, ainsi que dit le Sage,
lequel menace effroyablement les mauvais Princes au livre de
Sapience, en ces propres termes: «La puissance et
authorité que vous avez, vous a esté donnée de
Dieu, lequel examinera voz oeuvres, et sondera voz coeurs: et pour
ce qu'estants ministres de son regne vous n'avez pas bien
jugé, vous n'avez pas gardé la loy de Justice, ny
n'avez pas cheminé selon sa volonté, il vous
apparoistra horriblement, et bien tost, par ce qu'il se fera
jugement tresdur de ceux qui commandent: au petit se fera
misericorde, mais les puissants seront tourmentz puissamment.»
C'est la voix de Sapience et de verité, Sire, qui deust
continuellement sonner aux oreilles de tous Princes et Seigneurs,
afin qu'ils se donnassent bien garde de tomber en ce jugement, dont
les peut garentir et preserver ceste heureuse sapience de la crainte
de Dieu. Mais quel moyen y a-il de l'avoir? C'est luy seul qui la
donne liberalement, et ne la plaint à personne qui la luy
demande avec fermeté de vive foy. Et toutesfois encore y a-il
des moyens qui nous aydent et nous disposent à l'obtenir,
comme entre autres la lecture des sainctes Lettres, qui semble estre
l'estude propre d'un Roy Treschrestien, suivant ceste sentence
escripte en la Loy de Moyse: «Apres que le Roy sera assis en
son throsne Royal, il transcrira le livre de ceste loy, dont il
prendra l'original des mains des Prestres Levitiques, l'aura
tousjours aupres de soy, et y lira tous les jours de sa vie, afin
qu'il en apprenne à craindre Dieu son Seigneur, à
garder ses commandements, et les cerimonies contenues en sa
loy.» Plus fructueuse ne plus salutaire estude ne pourroit-il
faire, prouveu qu'il en prenne l'intelligence non du propre sens
d'aucun particulier, mais de la tradition et consentement universel
de l'Eglise. C'est de tels livres proprement que le Prince Chrestien
doit apprendre ceste genereuse et bien-heureuse crainte inspiree de
l'esprit de Dieu, qui luy reigle et dirige sa volonté, la
gardant de se desborder, et vaguer en licence effrenee, luy
enseignant de n'estimer pas que sa volonté absoluë soit
raison et justice, ainsi que le flateur Anaxarchus donnoit jadis
impudemment à entendre au Roy Alexandre le grand, pour luy
faire passer le regret qu'il avoit de l'homicide par luy commis en
la personne de Clytus, disant que Dicé et Themis, c'est
à dire, droict et justice, estoyent les assesseurs et
collateraux de Jupiter, pour signifier et donner à entendre
aux hommes, que tout ce qui est dict ou faict par le Prince est
juste, legitime et droiturier: ains au contraire luy donne à
cognoistre, qu'il doit estre subject à la loy eternelle,
royne des mortels et immortels, comme dit Pindarus, qui est la
droitte raison, verité et justice, propre volonté de
Dieu seul, obeissant à laquelle il fera ne plus ne moins que
la ligne et la reigle, laquelle estant premierement droitte de soy-
mesme, dresse puis apres toutes autres choses qui sont gauches et
tortues, en s'appliquant à elles: par ce que tout ainsi comme
du chef sourdent et se derivent les nerfs, instruments du sentiment
et du mouvement, et par iceux influë l'esprit animal en toutes
les parties du corps humain, sans lequel il ne pourroit exercer
aucune function naturelle de sentir ny de mouvoir: aussi voit-on
ordinairement que par imitation et influence du desir de complaire,
les subjects prennent les moeurs et conditions de leur Roy suivant
ce que dit un poëte,
<p a3r> Communement la subjette province,
Forme ses moeurs au moule de son Prince.
de maniere que s'il fait profession de craindre Dieu, d'estre sage
et vertueux, il achemine par son exemple les principaux de ses
subjects premierement, et puis les autres de main en main, à
devenir semblablement devots envers Dieu, justes envers les hommes,
et consequemment bienheureux: comme au contraire aussi depuis qu'il
est ignorant et vicieux, il espand la contagion du vice et de
l'ignorance par toutes les provinces de son obeissance: ne plus ne
moins qu'il est force que toutes les copies transcriptes d'un
original defectueux ou depravé retiennent les fautes du
premier exemplaire. C'est pourquoy le grand Cyrus, celuy qui premier
establit l'Empire des Perses, souloit dire «qu'il n'appartenoit
à nul de commander s'il n'estoit meilleur que ceux ausquels
il commandoit.» Cela mesmes vouloit aussi monstrer Osiris, qui
fut jadis un sage Roy d'Aegypte, portant pour sa devise le sceptre,
dessus lequel il y avoit un oeil, pour signifier la sapience qui
doit estre en un Roy: n'appartenent pas à un qui forvoye, de
redresser: qui ne voit goutte, de guider: qui ne sçait rien,
d'enseigner: et qui ne veut obeir à la raison, de commander.
Ainsi que font les mal-advisez et pirement conseillez Princes, qui
refusent de recevoir les remonstrances de la raison, comme un
maistre qui leur commande, de peur qu'elle ne leur retrenche ce
qu'ils estiment le principal bien de leur grandeur, en les
assubjettissant à leur devoir, et les gardant de faire tout
ce qui leur plaist: suivant ce que disoit le tyran de Sicile
Dionysius, que le plus doux contentement qu'il recevoit de sa
domination tyrannique estoit que tout ce qu'il vouloit, incontinent
se faisoit. Car ce n'est pas vraye grandeur que de pouvoir tout ce
que l'on veut, mais bien de vouloir tout ce qu'on doit. Telle donc
est la partie de Sapience où les Roys doivent plus estudier,
d'autant que servir à Dieu est regner, et qu'ayans appris
à craindre Dieu, ils sçavent ne craindre rien au
demourant, ains fouler aux pieds et mespriser tous les dangers et
terreurs de ce monde: et au reste pour l'autre partie acquerir leur
sert aussi grandement la cognoissance de l'antiquité, la
lecture des histoires et principalement les livres et discours de la
Philosophie morale, traittant des qualitez louables ou vituperables
és moeurs des hommes, du gouvernement des estats, de
l'origine des Royaumes, comment ils prennent leurs commencements,
qui les fait croistre et les maintient en leur entier, pour quelles
causes ils diminuent, et qui leur apporte finale decadence et totale
ruine. Ce sont les livres que Demetrius Phalerien, grand personnage
et fort estimé en matiere d'estat et de gouvernement,
conseilloit de lire sur tous autres au Roy d'Aegypte Ptolomeus:
«Pour ce, disoit-il, que tu y verras et apprendras beaucoup de
fautes que tu commets en ton gouvernement, lesquelles tes familiers
ne te veulent ou ne t'osent à l'adventure pas dire:» se
trouvant tousjours assez de gens à l'entour des Princes, qui
leur preschent plustost la grandeur de leur pouvoir, que
l'obligation de leur devoir: là où ces maistres muets-
là ne cerchent point à complaire, ains sans flater
representent naifvement, comme dedans un miroir quel est le bon
Prince, quel est l'office d'un vray Roy: comme entre les autres est
le livre de Xenophon qu'il a escrit de la vie de Cyrus, là
où il a avec un gentil pinceau depeint de naifves couleurs
soubs le nom de Cyris, quel seroit un Roy s'il s'en trouvoit au
monde de parfait. Tels livres d'autant qu'ils sont ornez de beau
langage, enrichis d'exemples tirez de toute l'antiquité, et
tissus de l'ingenieuse invention d'hommes sçavants qui ont
visé à plaire ensemble et à profiter, entrent
quelquefois avec plus de plaisir és oreilles delicates des
Princes, que ne fait pas la saincte Escriture, qui pour sa
simplicité, sans aucun ornement de langage, semble commander
plustost imperieusement, que de suader gracieusement. Et pourtant
seroit-il utile aux Princes de divertir quelquefois leur entendement
à la lecture de tels escrits, qui tendent et conduisent
à mesme fin que les livres saincts, c'est à
sçavoir de rendre les hommes vertueux, mais par divers
moyens: ceux là pour la crainte de Dieu qui applique le loyer
au merite, et la peine au demerite: et ceux-cy par la glorieuse
renommee immortelle qu'ils promettent aux Princes vertueux, dont ils
doivent estre plus desireux, que de la conservation de
<p a3v>leur propre vie: et l'infamie perdurable aussi dont
ils menassent les vicieux, de tant plus mesmement que l'on remarque
jusques aux moindres choses, bonnes ou mauvaises qui sont és
moeurs des Princes, par ce que la haultesse de leur estat expose et
met leur vie en la veuë de tout le monde. Si n'est pas l'estude
d'un Roy de s'enfermer seul en une estude, avec force livres, comme
feroit un homme privé, mais bien de tenir tousjours aupres de
luy gents de sçavoir et de vertu, prendre plaisir à en
deviser et conferer souvent avec eulx, mette en avant tels propos
à sa table, et en ses privez passetemps, en ouyr volontiers
lire et discourir: l'accoustumance luy en rend l'exercice peu
à peu si aggreable et si plaisant, qu'il trouve puis apres
tous autres propos fades, bas et indignes de son exaulcement, et si
fait qu'en peu d'annees il devient sans peine bien instruit et
sçavant és choses dont il a plus affaire en son
gouvernement, suivant la sentence de ce commun proverbe des
Grecs,
Les Roys, sçavants deviennent quand ils ont
Tousjours pres d'eux des hommes qui le sont.
Succedez doncques, Sire, à ceste veritablement royale
condition du feu Roy François premier, vostre grandpere,
Prince de tres-auguste memoire, comme vous avez fait à sa
couronne, et à plusieurs autres belles et grandes qualitez,
tant du corps que de l'esprit, d'aimer et approcher de vous les
personnes qui feront profession de lettres à bonnes
enseignes, et qui auront vertu conjointe avec eminent
sçavoir, aimez à discourir avec eux, et y employez
tant de bonnes heures qui se perdent quelquefois inutilement. Car,
nous l'avons veu par le moyen de telle conference et communication
devenu l'un des plus sçavants hommes en toute liberale
science et honneste litterature qui fust de son regne en la France,
et sans contredit le plus eloquent. Ce que nous pouvons
raisonnablement avec le temps esperer et nous promettre de vous sur
les arres de la cognoissance de plusieurs belles choses que vous
avez ja acquises, et mesmement sur le livre que vous mettez
presentement par escrit en beaux et bons termes touchant l'art de la
venerie. Or ayant eu ce grand heur que d'estre mis aupres de vous
dés vostre premiere enfance, que vous n'aviez gueres que
quatre ans, pour vous acheminer à la cognoissance de Dieu et
des lettres, je me mis à penser quels autheurs anciens
seroient plus idoines et plus propres à vostre estat, pour
vous proposer à lire quand vous seriez venu en aage d'y
pouvoir prendre quelque goust. Et pour ce qu'il me sembla qu'apres
les sainctes Lettres la plus belle et la plus digne lecture que l'on
sçauroit presenter à un jeune Prince, estoyent les
Vies de Plutarque, je me mis à revoir ce que j'en avois
commencé à traduire en nostre langue par le
commandement du feu grand Roy François, mon premier
bienfaitteur, que Dieu absolve, et parachevay l'oeuvre entier estant
en vostre service il y a environ douze ou treize ans. Et en ayant
esté la traduction assez bien receuë par tout où
la langue Françoyse est entenduë, tant en ce Royaume que
dehors, mesmement endroit vous qui depuis que l'aage et l'usage vous
eurent apporté la suffisance de lire, et quelque jugement
naturel, ne vouliez lire en autre livre. Cela me donna dés
lors envie de mettre aussi en vostre langue ces autres Oeuvres
morales et philosophiques qui ont peu jusques à nos jours
eschapper à l'envie du temps: estant encore stimulé
à ce faire par un zele d'affection particuliere, pource que
comme l'on tient qu'il fut jadis precepteur de Trajan, le meilleur
des Empereurs qui furent oncques à Rome, aussi Dieu m'avoit
fait la grace de l'avoir esté du premier Roy de la
Chrestienté, que nature a doué d'autant de
bonté que nul de ses predecesseurs: combien que ce fust
entreprise trop hardie, à dire la verité, et presque
temeraire, non seulement pour le peu de suffisance que je recognois
en moy, mais aussi pour l'obscurité du subject en beaucoup de
ses traictez philosophiques, ausquels il n'est pas possible, ou pour
le moins bien difficile, de pouvoir donner grace et lumiere en
nostre langue, et principalement pour la defectuosité,
corruption et depravation miserable qui se trouve presque par tout
le texte original Grec. Toutesfois le desir de faire chose à
quoy vous prinssiez plaisir, et qui fust profitable à vos
subjects en public, m'a tenu en haleine et tellement excité,
qu'à la fin j'en suis venu à bout tellement
<p a4r>quellement, jusques à ce que par quelque bonne
fortune un meilleur et plus entier exemplaire puisse tomber en mes
mains, ou de quelque autre apres moy. Je laisseray juger à la
commune voix de ceux qui voudront prendre la peine de conferer et
examiner ma traduction sur le texte Grec, avec quel succez je m'en
seray acquité: mais bien puis-je dire en verité, que
ç'a esté avec un labeur incroyable, pour suppleer,
remplir ou corriger par conjecture fondee sur le long usage d'avoir
tant et si longuement manié cest autheur par collation de
plusieurs passages respondans l'un à l'autre, et de divers
exemplaires vieux escrits à la main, infinis lieux qui y sont
d'esesperement estropiez et mutilez: ce que nul ne peut estimer,
quel tourment d'esprit et quelle croix d'entendement c'est, qui ne
l'a essayé afin de pouvoir faire sortir l'oeuvre és
mains des hommes, au moins en tel estat, que l'on y peut prendre
quelque plaisir et profit: ce que je pense avoir fait ayant
estudié de le rendre le plus clair qu'il m'a esté
possible, en si profonde obscurité biensouvent, et si
scabreuse et raboteuse asperité presque par tout
ordinairement. Mais si la varieté est delectable, la
beauté aimable, la bonté louable, l'utilité
desirable, la rarité esmerveillable, et la gravité
venerable, je ne sçay point d'autheur profane, qui a tout
prendre ensemble, soit à preferer, non pas à conferer,
aux Oeuvres de Plutarque, mesmement qui les pourroit avoir toutes,
et en leur entier. Au demourant, si j'ay par ceste traduction mienne
aucunement enrichy ou poly vostre langue, honoré vostre
regne, et bien merité de vos subjects, et de tous ceux qui
entendent le langage françois, louange en soit à Dieu
qui m'en a fait la grace: mais l'honneur et le gré du monde
vous en sont deuz, Sire, d'autant que c'est pour vous que je l'ay
entrepris, et à vous seul je le vouë et dedie, avec
l'humble service de tout le reste de ma vie, le faisant sortir en
public, soubs la protection de vostre tresnoble nom, pour en quelque
chose me monstrer recognoissant de tant de biens, de faveurs et
d'honneurs que vous m'avez faits de vostre grace, et me faittes
journellement: et aussi pour tesmoigner à la
posterité, et à ceux qui n'ont pas cest heur de vous
cognoistre familierement, que nostre Seigneur a mis en vous une
singuliere bonté de nature, encline d'elle-mesme à
aimer, honorer et estimer toutes choses vertueuses, mesmement les
lettres, et ceux qui avec vertu ont travaillé de les
acquerir. Qui me fait estimer que si bien le commencement de vostre
regne a esté fort turbulent et calamiteux, le progres en sera
plus heureux, si Dieu plaist, et la fin glorieuse, prouveu que vous
vous affectionniez tousjours de plus en plus à aimer et
pourchasser ceste saincte Sapience discipline des Roys, en la
demandant par chacun jour d'ardente affection à celuy qui
seul la peut donner, disant avec Salomon, «Donne moy la
Sapience qui assiste à ton throsne:» et avec le prophete
royal, «Perce ma chair de ta crainte, afin que je redoute tes
jugements:» demourant tousjours en l'union et obeissance de la
saincte Eglise Catholique, dont vous estes le premier fils, et vous
efforçant de retenir tousjours par tous vertueux et religieux
deportements le tiltre hereditaire de Roy Tres-chrestient que vos
glorieux ancestres vous ont acquis. A tant je finiray la presente
par la devote affectueuse oraison que fait le peuple fidele pour son
bon Roy David, Nostre Seigneur vous vueille exaucer au jour de
tribulation, le nom du Dieu de Jacob vous soit en protection, vous
envoye secours de son sainct mont, et de Sion vous defende: se
souvienne de tous vos sacrifices, et ait pour aggreable vos
offrandes: vous vueille donner ce que vostre cueur desire, et face
ressortir tous vos conseils à bonne fin.
Vostre tres-humble, tres-obeissant et tres-obligé serviteur
et subject Jacques Amyot E. d'Auxerre, vostre grand Aumosnier.
I. Comment il fault nourrir les Enfans. feuillet 1
II. Comment il fault lire les Poëtes. 8
III. Comment il fault ouïr. 24
IIII. De la Vertu morale. 31
V. Du vice et de la vertu. 38
VI. Que la vertu se peut enseigner. 39
VII. Comment on pourra discerner le flateur d'avec l'amy. 39
VIII. Comment il faut refrener la cholere. 55
IX. De la Curiosité. 63
X. Du contentement ou repos de l'esprit. 67
XI. De la mauvaise honte. 76
XII. De l'amitié fraternelle. 81
XIII. Du trop parler. 89
XIIII. De l'avarice et convoitise d'avoir. 97
XV. De l'amour et charité naturelle des peres envers
leurs enfans. 100
XVI. De la pluralité d'amis. 103
XVII. De la Fortune. 105
XVIII. De l'envie et de la haine. 107
XIX. Comment on pourra recevoir utilité de ses ennemis.
109
XX. Comment on pourra appercevoir si lon amende en l'exercice
de la vertu. 113
XXI. De la Superstition. 119
XXII. Du Bannissement. 124
XXIII. Qu'il ne faut point emprunter à usure. 130
XXIIII. Qu'il faut qu'un Philosophe converse avec les Princes.
133
XXV. Qu'il est requis qu'un Prince soit sçavant. 135
XXVI. Que le vice est suffisant pour rendre l'homme
malheureux. 137
XXVII. Comment on se peut louer soy-mesme sans reprehension.
138
XXVIII. Quelles passions sont les pires, celles de l'ame, ou
celles du corps. 144
XXIX. Les Preceptes de Mariage. 145
XXX. Le Banquet des sept Sages. 150
XXXI. Instruction pour ceux qui manient affaires d'estat. 161
XXXII. Si l'homme d'aage se doit mesler d'affaires publiques.
178
XXXIII. Les dicts notables des anciens Roys, Princes et grands
Capitaines. 188
XXXIIII. Les dicts notables des Laced@emoniens. 109
XXXV. Les vertueux faicts des femmes. 229
XXXVI. Consolation envoyee à Appollonius sur la mort de
son fils. 242
XXXVII. Consolation envoyee à sa femme, sur la mort de
sa fille. 255
XXXVIII. Pourquoy la Justice divine differe quelque-fois la
punition des malefices. 258
XXXIX. Que les bestes brutes usent de la raison. 269
XL. S'il est loisible de manger chair. Traitté premier.
274
Traitté second. 276
XLI. Que l'on ne sçauroit vivre joyeusement selon
Epicurus. 277
XLII. Si ce mot commun est bien dit, Cache ta vie. 291
XLIII. Les Reigles et preceptes de Santé. 292
<p a5v> XLIIII. De la Fortune des Romains. 301
XLV. De la Fortune ou vertu d'Alexandre. Traitté
premier. 307.
Traitté second. 311
XLVI. D'Isis et d'Osiris. 318
XLVII. Des Oracles qui ont cessé. 335
XLVIII. Que signifie ce mot Ei. 352
Les Traittez du second Tome.
XLIX. Les Propos de Table. 359
L. Les Opinions des Philosophes. 439
LI. Les Demandes des choses Romaines. 460
LII. Les Demandes des choses Grecques. 478
LIII. Collation abregee d'aucunes histoires. 485
LIIII. Les Vies des dix Orateurs. 492
LV. De trois sortes de gouvernement. 503
LVI. Sommaire de la Comparaison d'Aristophanes et de Menander.
504
LVII. Estranges Accidents advenus pour l'amour. 505
LVIII. Quels Animaux sont les plus advisez. 507
LIX. Si les Atheniens ont esté plus excellents en armes
qu'en lettres. 523
LX. Lequel est plus utile, le feu, ou l'eau. 527
LXI. Du premier froid. 538
LXII. Les Causes naturelles. 534
LXIII. Les Questions Platoniques. 539
LXIIII. De la creation de l'Ame. 546
LXV. De la fatale Destinee.
LXVI. Que les Stoïques disent des choses plus estranges
que les Poëtes. 559
LXVII. Les Contredicts des philosophes Stoïques. 560
LXVIII. Des communes Conceptions contre les Stoïques. 573
LXIX. Contre l'Epicurien Colotes. 588
LXX. De l'Amour. 599
LXXI. De la face qui apparoist au rond de la Lune. 613
LXXII. Pourquoy la prophetisse Pythie ne rend plus les oracles
en vers. 627
LXXIII. De l'esprit familier de Socrates. 635
LXXIIII. De la malignité d'Herodote. 648
LXXV. De la Musique. 660
POUR bien traitter de la nourriture des enfans de bonne
maison, et de libre condition, comment, et par quelle discipline on
les pourroit rendre honnestes et bien conditionnez, à
l'adventure vaudra-il mieulx commancer un peu plus hault, à
la generation d'iceux. En premier lieu doncques, je conseillerois
à ceux qui desirent estre peres d'enfans qui puissent un jour
vivre parmy les hommes en honneur, de ne se mesler pas avec femmes
les premieres venuës, j'entens comme avec courtisanes
publiques, ou concubines privees: pour ce que c'est un reproche qui
accompagne l'homme tout le long de sa vie, sans que jamais il le
puisse effacer, quand on luy peut mettre devant le nez, qu'il n'est
pas issu de bon pere et de bonne mere, et est la marque qui plustost
se presente à la langue et à la main de ceux qui le
veulent accuser ou injurier: au moyen dequoy a bien dit sagement le
poëte Euripide,
Quand une fois mal assis a esté
Le fondement de la nativité,
Force est que ceux qui de tels parents sortent,
D'autruy peché la penitence portent.
Parquoy c'est un beau thresor pour pouvoir aller par tout la teste
levee, et parler franchement, que d'estre né de gens de bien:
et en doivent bien faire grand compte ceux qui souhaittent avoir
lignee entierement legitime, où il n'y ait que redire. Car
c'est chose qui ordinairement ravalle et abaisse le coeur aux
hommes, quand ils sentent quelque defectuosité, ou quelque
tare en ceux dont ils ont prins naissance: et dit fort bien le
poëte,
Qui sent son pere ou sa mere coulpable
D'aucune chose à l'homme reprochable,
Cela de coeur bas et petit le rend,
Combien qu'il l'eust de sa nature grand.
Comme au contraire, ceux qui se sentent nez de pere et de mere qui
sont gens de bien, et à qui lon ne peult rien reprocher, en
ont le coeur plus elevé, et en conçoivent plus de
generosité. Auquel propos on dit que Diophantus le fils de
Themistocles disoit souventefois et à plusieurs, que ce qui
luy plaisoit, plaisoit aussi au peuple <p 1v>d'Athenes:
«Car ce que je veux (disoit-il) ma mere le veut: et ce que ma
mere veut, aussi fait Themistocles: et ce qui plaist à
Themistocles, plaist aussi aux Atheniens.» Et en cela fait
aussi grandement à louër la magnanimité des
Laced@emoniens, lesquels condamnerent leur Roy Archidamus en une
somme d'argent, pour l'amende de ce qu'il avoit eu le coeur
d'espouser une femme de petite stature, en y adjoustant la cause
pour laquelle ils le condamneoient: «Pour autant (disoient-ils)
qu'il a pensé de nous engendrer non des Roys, mais des
Roytelets.» A ce premier advertissement est conjoint un autre,
que ceux qui paravant nous ont escrit de semblable matiere n'ont pas
oublié: c'est, «Que ceux qui se veulent approcher de
femmes pour engendrer, le doivent faire ou du tout à jeun,
avant que d'avoir beu vin, ou pour le moins apres en avoir pris bien
sobrement.» Pour ce que ceux qui ont esté engendrez de
peres saouls et yvres deviennent ordinairement yvrongnes, suyvant ce
que Diogenes respondit un jour à un jeune homme
desbauché et desordonné: «Jeune fils mon amy, ton
pere t'a engendré estant yvre.» Cela suffise quant a la
generation des enfans. Au reste, quant à la nourriture, ce
que nous avons accoustumé de dire generalement en tous arts
et toutes sciences, cela se peut encore dire et asseurer de la
vertu: c'est, «Que pour faire un homme parfaittement vertueux,
il faut que trois choses y soient concurrentes, la nature, la
raison, et l'usage.» J'appelle raison la doctrine des
preceptes: et usage, l'exercitation. Le commancement nous vient de
la nature, le progres et accroissement, des preceptes de la raison:
et l'accomplissement, de l'usage et exercitation: et puis la cime de
perfection, de tous les trois ensemble. S'il y a defectuosité
en aucune de ces trois parties, il est force que la vertu soit aussi
en cela defectueuse et diminuee: car la nature sans doctrine et
nourriture est une chose aveugle, la doctrine sans nature est
defectueuse, et l'usage sans les deux premieres est chose
imparfaitte. Ne plus ne moins qu'au labourage, il faut premierement
que la terre soit bonne: secondement, que le laboureur soit homme
entendu: et tiercement, que la semaece soit choisie et elevë:
aussi la nature represente la terre, le maistre qui enseigne
resemble au laboureur, et les enseignements et exemples reviennent
à la semence. Toutes lesquelles parties j'oserois bien pour
certain asseurer avoir esté conjointes ensemble és
ames de ces grands personnages qui sont tant celebrez et renommez
par tout le monde, comme Pythagoras, Socrates, Platon, et autres
semblables qui ont acquis gloire immortelle. Or est bienheureux
celuy-là, et singulierement aimé des Dieux, à
qui le tout est ottroyé ensemble: mais pourtant s'il y a
quelqu'un qui pense, que ceux qui ne sont pas totalement bien nez,
estans secourus par bonne nourriture et exercitation à la
vertu, ne puissent aucunement reparer et recouvrer le defaut de leur
nature: sçache qu'il se trompe et se mesconte de beaucoup, ou
pour mieux dire, de tout en tout: car paresse aneantit et corrompt
la bonté de nature, et diligence de bonne nourriture en
corrige la mauvaistié. Ceux qui sont nonchalans ne peuvent
pas trouver les choses mesmes qui sont faciles: et au contraire, par
soing et vigilance lon vient à bout de trouver les plus
difficiles. Et peut-on comprendre combien le labeur et la diligence
on d'efficace et d'execution, en considerant plusieurs effects qui
se sont en nature: car nous voyons que les gouttes d'eau qui tombent
dessus une roche dure, la creusent: le fer et le cuyvre se sont
usant et consumant par le seul attouchement des mains de l'homme, et
les rouës des charriots et charrettes que lon a courbees
à grand' peine, ne sçauroient plus retourner à
leur premiere droiture, quelque chose que lon y sçeust faire:
comme aussi seroit-il impossible de redresser les bastons tortus que
les joueurs portent en leurs mains dessus les eschaffaux: tellement
que ce qui est contre nature changé par force et labeur,
devient plus fort que ce qui estoit selon nature. Mais ne voit-on
qu'en cela seulement, combien peut le soing et la diligence?
Certainement il y a un nombre <p 2r>infiny d'autres choses,
esquelles on le peut clairement appercevoir. Une bonne terre,
à faute d'estre bien cultivee, devient en friche: et de tant
plus qu'elle est grasse et forte de soy-mesme, de tant plus se
gaste-elle par negligence d'estre bien labouree: au contraire vous
en verrez une autre dure, aspre, et pierreuse plus qu'il ne seroit
de besoing, qui neantmoins, pour estre bien cultivee, porte
incontinent de beau at bon fruict. Qui sont les arbres qui ne
naissent tortus, ou qui ne deviennent steriles et sauvages, si l'on
n'y prend bien garde? à l'opposite aussi, pourveu que lon y
ait l'oeil, et que lon y employe telle sollicitude comme il
appartient, ils deviennent beaux et fertiles. Qui est le corps si
robuste et si fort, qui par oysiveté et delicatesse n'aille
perdant sa force, et ne tombe en mauvaise habitude? et qui est la
complexion si debile et si foible qui par continuation d'exercice et
de travail ne se fortifie à la fin grandement? Y a-il chevaux
au monde, s'ils sont bien domtez et dressez de jeunesse, qui ne
deviennent en fin obeïssans à l'homme pour monter
dessus? au contraire, si lon les laisse sans domter en leurs
premiers ans, ne deviennent-ils pas farouches et revesches pour
toute leur vie, sans que jamais on en puisse tirer service? et de
cela ne se faut-il pas esmerveiller, veu qu'avec soing et diligence
lon apprivoise, et rend-on domestiques les plus sauvages et les plus
cruelles bestes du monde. Pourtant respondit bien le Thessalien,
à qui lon demandoit qui estoient les plus sots et les plus
lourdauts entre les Thessaliens: «Ceux, dit-il, qui ne vont
plus à la guerre.» Quel besoing doncques est-il de
discourir plus longuement sur ce propos? car il est certain, que les
moeurs et conditions sont qualitez qui s'impriment par long traict
de temps: et qui dira que les vertus morales s'acquierent aussi par
accoustumance, à mon advis il ne se fourvoyera point. Parquoy
je feray fin au discours de cest article, en y adjoustant encore un
exemple seulement. Lycurgus, celuy qui establit les loix des
Laced@emoniens, prit un jour deux jeunes chiens nez de mesme pere et
de mesme mere, et les nourrit si diversement qu'il en rendit l'un
gourmand et goulu, ne sçachant faire autre chose que mal: et
l'autre bon à la chasse, et à la queste: puis un jour
que les Laced@emoniens estoient tous assemblez sur la place, en
conseil de ville, il leur parla en ceste maniere: «C'est chose
de tresgrande importance, Seigneurs Laced@emoniens, pour engendrer
la vertu au coeur des hommes, que la nourriture, l'accoustumance, et
la discipline, ainsi comme je vous feray voir et toucher au doigt
tout à ceste heure.» En disant cela, il amena devant
toute l'assistance les deux chiens, leur mettant au devant un plat
de soupe, et un liévre vif: l'un des chiens s'en courut
incontinent apres le liévre, et l'autre se jetta aussi tost
sur le plat de soupe. Les Laced@emoniens n'entendoient point encore
où il vouloit venir, ne que cela vouloit dire, jusques
à ce qu'il leur dit: Ces deux chiens sont nez de mesme pere
et de mesme mere, mais ayans esté nourris diversement, l'un
est devenu gourmand, et l'autre chasseur. Cela doncques suffise
quant à ce poinct de l'accoustumance, et de la
diversité de nourriture. Il ensuit apres de parler touchant
la maniere de les alimenter et nourrir apres qu'ils sont nez. Je dis
doncques, qu'il est besoing que les meres nourrissent de laict leurs
enfans, et qu'elles mesmes leur donnent la mammelle: car elles les
nourriront avec plus d'affection, plus de soing et de diligence,
comme celles qui les aimeront plus du dedans, et comme lon dit en
commun proverbe, dés les tendres ongles: Là où
les nourrisses et gouvernantes n'ont qu'une amour supposee et non
naturelle, comme celles qui aiment pour un loyer mercenaire. La
nature mesme nous monstre que les meres sont tenues d'allaicter et
nourrir elles mesmes ce qu'elles ont enfanté: car à
ceste fin a elle donné à toute sorte de beste qui fait
des petits, la nourriture du laict: et la sage Providence divine a
donné deux tetins à la femme, à fin que si
d'adventure elle vient à faire deux enfans jumeaux, elle ait
deux fontaines de laict <p 2v>pour pouvoir fournir à
les nourrir tous deux. Il y a d'avantage, qu'elles mesmes en auront
plus de charité et plus d'amour envers leurs propres enfans,
et non sans grande raison certes: car le avoir esté nourris
ensemble est comme un lien qui estrainct, ou un tour qui roidit la
bienveuillance: tellement que nous voyons jusques aux bestes brutes,
qu'elles ont regret quand on les separe de celles avec qui elles ont
esté nourries. Ainsi doncques faut-il que les meres propres,
s'il est possible, essayent de nourrir leurs enfans elles mesmes: ou
s'il ne leur est possible, pour aucune imbecillité ou
indisposition de leurs personnes, comme il peut bien advenir: ou
pour ce qu'elles ayent envie d'en porter d'autres: à tout le
moins faut-il avoir l'oeil à choisir les nourrisses et
gouvernantes, non pas prendre les premieres qui se presenteront,
ains les meilleures que faire se pourra, qui soient premierement
Grecques, quant aux moeurs. Car ne plus ne moins qu'il faut
dés la naissance dresser et former les membres des petits
enfans, à fin qu'ils croissent tout droits, et non tortus ne
contrefaicts: aussi faut-il dés le premier commancement
accoustrer et former leurs moeurs, pour ce que ce premier aage est
tendre et apte à recevoir toute sorte d'impression que lon
luy veut bailler, et s'imprime facilement ce que lon veut en leurs
ames pendant qu'elles sont tendres, là où toute chose
dure malaiseement se peut amollir: car tout ainsi que les seaux et
cachets s'impriment aiseement en de la cire molle, aussi se moulent
facilement és esprits des petits enfans toutes choses que lon
leur veut faire apprendre. A raison dequoy, il me semble que Platon
admoneste prudemment les nourrisses, de ne conter pas indifferemment
toutes sortes de fables aux petits enfans, de peur que leurs ames
dés ce commancement ne s'abbreuvent de follie et de mauvaise
opinion: et aussi conseille sagement le poëte Phocyllides,
quand il dit,
Dés que l'homme est en sa premiere enfance,
Monstrer luy faut du bien la cognoissance.
Et si ne faut pas oublier, que les autres jeunes enfans, que lon met
avec eux pour les servir, ou pour estre nourris quand et eux, soient
aussi devant toutes choses bien conditionnez, et puis Grecs de
nation, et qui ayent la langue bien deliee pour bien prononcer: de
peur que s'ils frequentent avec des enfans barbares de langues, ou
vicieux de moeurs, ils ne retiennent quelque tache de leurs vices:
car les vieux proverbes ne parlent pas sans raison quand ils disent,
«Si tu converses avec un boitteux, tu apprendras à
clocher.» Mais quand ils seront arrivez à l'aage de
devoir estre mis soubs la charge de p@edagogues et de gouverneurs,
c'est lors que peres et meres doivent plus avoir l'oeil à
bien regarder, quels seront ceux à la conduitte desquels ils
les commettront, de peur qu'à faute d'y avoir bien prins
garde, ils ne mettent leurs enfans en mains de quelques esclaves
barbares, ou escervellez et volages. Car c'est chose trop hors de
tout propos ce que plusieurs font maintenant en cest endroit, car
s'ils ont quelques bons esclaves, ils en font les uns laboureurs de
leurs terres, les autres patrons de leurs navires, les autres
facteurs, les autres receveurs, les autres banquiers pour manier et
traffiquer leurs deniers: et s'ils en trouvent quelqu'un qui soit
yvrongne, gourmand et inutile à tout bon service, ce sera
celuy auquel ils commettront leurs enfans: là où il
faut qu'un gouverneur soit de nature tel, comme estoit Ph@enix le
gouverneur d'Achilles. Encore y a-il un autre poinct plus grand, et
plus important que tous ceux que nous avons alleguez, c'est qu'il
leur faut cercher et choisir des maistres et des precepteurs qui
soient de bonne vie, où il n'y ait que reprendre, quant
à leurs moeurs, et les plus sçavans et plus
experimentez que lon pourra recouvrer: Car la source et la racine de
toute bonté et toute preudhommie est, avoir esté de
jeunesse bien instruict. Et ne plus ne moins que les bons jardiniers
fichent des paux aupres des jeunes plantes, pour les tenir droittes:
aussi les <p 3r>sages maistres plantent de bons
advertissements et de bons preceptes à l'entour des jeunes
gents, à fin que leurs meurs se dressent à la vertu.
Et au contraire, il y a maintenant des peres qui meriteroient qu'on
leur crachast, par maniere de dire, au visage, lesquels par
ignorance, ou à faute d'experience, commettent leurs enfans
à maistres dignes d'estre reprouvez, et qui à faulses
enseignes font profession de ce qu'ils ne sont pas: et encore la
faute et la mocquerie plus grande qu'il y a en cela, n'est pas quand
ils le font à faute de cognoissance: mais le comble d'erreur
gist en cela, que quelquefois ils cognoissent l'insuffisance, voire
la meschanceté de tels maistres, mieux que ne font ceux qui
les en advertissent, et neantmoins se fient en eux de la nourriture
de leurs enfans: faisans tout ainsi comme si quelqu'un estant
malade, pour gratifier à un sien amy, laissoit le medecin
sçavant qui le pourroit guarir, pour en prendre un qui par
son ignorance le feroit mourir: ou si à l'appetit d'un sien
amy il rejettoit un pilote qu'il sçauroit tresexpert, pour en
choisir un tres-insuffisant. O Jupiter et tous les Dieux, est-il
bien possible qu'un homme aiant le nom de pere aime mieux gratifier
aux prieres de ses amis, que bien faire instituer ses enfans?
N'avoit donques pas l'ancien Crates occasion de dire souvent, que
s'il luy eust esté possible, il eust volontiers monté
au plus haut de la ville, pour crier à pleine teste: «O
hommes, où vous precipitez vous, qui prenez toute la peine
que vous pouvez pour amasser des biens, et ce pendant ne faittes
compte de vos enfans, à qui vous les devez laisser?» A
quoy j'adjousterois volontiers, que ces peres-là font tout
ainsi, que si quelqu'un avoit grand soing de son soulier, et ne se
soucioit point de son pied. Encore y en a il qui sont si avaricieux,
et si peu aimants le bien de leurs enfans, que pour payer moins de
salaire ils leur choisissent des maistres qui ne sont d'aucune
valeur, cerchans ignorance à bon marché: auquel propos
Aristippus se mocqua un jour plaisamment et de bonne grace d'un
semblable pere, qui n'avoit ne sens ny entendement: car comme ce
pere luy demandast, combien il vouloit avoir pour luy instruire et
enseigner son fils, il luy respondit, Cent escus. Cent escus, dit le
pere, ô Hercules, c'est beaucoup: comment? j'en pourrois
achetter un bon esclave de ces cent escus. Il est vray, respondit
Aristippus, et en ce faisant tu auras deux esclaves, ton fils le
premier, et puis celuy que tu auras achetté. Et quel propos
y a-il, que les nourrisses accoustument les enfans à prendre
la viande qu'on leur baille, avec la main droitte: et s'ils la
prennent de la main gauche, qu'elles les en reprennent: et ne donner
point d'ordre qu'ils oyent de bonnes et sages instructions? Mais
aussi qu'en advient-il puis apres à ces bons peres-là,
quand ils ont mal nourry, et pis enseigné leurs enfans? Je le
vous diray. Quand ils sont parvenus à l'aage d'homme, ils ne
veulent point ouïr parler de vivre regleement ny en gens de
bien, ains se ruent en sales, vilaines et serviles voluptez: et lors
tels peres se repentent trop tard à leur grand regret,
d'avoir ainsi passé en nonchaloir la nourriture et
instruction de leurs enfans: mais c'est pour neant, quand il ne sert
plus de rien, et que les fautes que journellement commettent leurs
enfans, les font languir de regret. Car les uns s'accompagnent de
flatteurs et de plaisans poursuyvans de repeuës franches,
hommes maudits et meschans, qui ne servent que de perdre, corrompre
et gaster la jeunesse: les autres achettent à gros deniers
des garçes folles, fieres, sumptueuses et superflues en
despense, qui leur coustent puis apres infiniement à
entretenir: les autres consument tout en despense de bouche: les
autres à jouër aux dez, et à faire masques et
mommeries: aucuns y en a qui se jettent en d'autres vices plus
hardis, faisans l'amour à des femmes mariees, et allans la
nuict pour commettre adulteres, achettans un seul plaisir bien
souvent avec leur mort: là où s'ils eussent
esté nourris par quelque philosophe, ils ne se fussent pas
laissez aller à semblables choses, ains eussent à tout
le moins entendu l'advertissement de Diogenes, lequel disoit en
paroles peu <p 3v>honnestes, mais veritables toutefois:
Entre en un bordeau, à fin que tu cognoisses, que le plaisir
qui ne couste gueres ne differe rien de celuy que lon achette bien
cherement. Je conclurray doncques en somme, et me semble que ma
conclusion à bon droit devra estre plustost estimee un
oracle, que non pas un advertissement, Que le commancement, le
milieu, et la fin, en ceste matiere, gist en la bonne nourriture et
bonne institution: et qu'il n'est rien qui tant serve à la
vertu et à rendre l'homme bien-heureux, comme fait cela. Car
tous autres biens aupres de celuy-là sont petits, et non
dignes d'estre si soigneusement recerchez ny requis. La Noblesse est
belle chose, mais c'est un bien de nos ancestres. Richesse est chose
precieuse, mais qui gist en la puissance de Fortune, qui l'oste bien
souvent à ceux qui la possedoient, et la donne à ceux
qui point ne l'esperoient. C'est un but où tirent les coupe-
bourses, les larrons domestiques, et les calomniateurs: et si y a
des plus meschans hommes du monde qui bien souvent y ont part.
Gloire est bien chose venerable, mais incertaine et muable.
Beauté est bien desirable, mais de peu de duree:
Santé, chose precieuse, mais se change facilement. Force de
corps est bien souhaittable, mais aisee à perdre, ou par
maladie, ou par vieillesse: de maniere que s'il y a quelqu'un qui se
glorifie en la force de son corps, il se deçoit grandement:
car qu'est-ce de la force corporelle de l'homme aupres de celle des
autres animaux, j'entens comme des Elephans, des Taureaux, et des
Lions? Et au contraire, le sçavoir est la seule
qualité divine et immortelle en nous. Car il y a en toute la
nature de l'homme deux parties principales, l'entendement, et la
parole: dont l'entendement est comme le maistre qui commande, et la
parole comme le serviteur qui obeit: mais cest entendement n'est
point esposé à la fortune: il ne se peut oster,
à qui l'a, par calomnie: il ne se peut corrompre par maladie,
ny gaster par vieillesse, pour ce qu'il n'y a que l'entendement seul
qui rajeunisse en vieillissant: et la longueur du temps, qui diminue
toutes choses adjouste tousjours sçavoir à
l'entendement. La guerre, qui comme un torrent entraine et dissipe
toutes choses, ne sçauroit emporter le sçavoir. Et me
semble que Stilpon le Megarien feit une response digne de memoir,
quand Demetrius aiant pris et saccagé la ville de Megare luy
demanda, s'il avoit rien perdu du sien: «Non, dit-il, car la
guerre ne sçauroit piller la vertu.» A laquelle response
s'accorde et se rapporte aussi celle de Socrates, lequel estant
interrogé par Gorgias, ce me semble, quelle opinion il avoir
du grand Roy, s'il l'estimoit pas bien-heureux: «Je ne
sçay, respondit-il, comment il est prouveu de sçavoir
et de vertu.» comme estimant que la vraye felicité
consiste en ces deux choses, non pas és biens caduques de la
fortune. Mais comme je conseille et admoneste les peres, qu'ils
n'ayent rien plus cher, que de bien faire nourrir et instituer en
bonnes meurs et bonnes lettres leurs enfans: aussi di-je, qu'il faut
bien qu'ils ayent l'oeil à ce que ce soit une vraye, pure et
sincere litterature: et au demourant, les esloigner le plus qu'ils
pourront de ceste vanité, de vouloir apparoit devant une
commune, pour ce que plaire à une populace est ordinairement
desplaire aux sages: dequoy Euripide mesmes porte tesmoignage de
verité en ces vers,
Langue je n'ay diserte et affilee
Pour haranguer devant une assemblee:
Mais en petit nombre de mes egaux,
C'est là où plus à deviser je vaux:
Car qui sçait mieux au gré d'un peuple
dire,
Est bien souvent entre sages le pire.
Quant à moy, je voy que ceux qui s'estudient de parler
à l'appetit d'une commune ramassee, sont ou deviennent
ordinairement hommes dissolus, et abandonnez à toutes
sensuelles voluptez: ce qui n'est pas certainement sans apparence de
raison: <p 4r>car si pour plaire aux autres ils mettent
à nonchaloir l'honnesteté, par plus forte raison
oublieront ils tout honneur et tout devoir, pour se donner plaisir
et deduit à eux mesmes, et suivront plus tost les attraits de
leur concupiscence, que l'honnesteté de la temperance. Mais
au reste, qu'enseignerons nous de bon encore aux jeunes enfans, et
à quoy leur conseillerons nous de s'addonner? C'est belle
chose, que ne faire ne dire rien temerairement: et, Comme dit le
Proverbe ancien, Ce qui est beau est difficile aussi. Les oraisons
faittes à l'improuveu sont pleines de grande nonchalance, et
y a beaucoup de legereté: car ceux qui parlent ainsi à
l'estourdie ne sçavent là où il fault
commancer, ny là où ils doivent achever: et ceux qui
s'accoustument à parler ainsi de toutes choses promptement
à la volee, outre les autres fautes qu'ils commettent, ils ne
sçavent garder mesure ny moyen en leur propos, et tombent en
une merveilleuse superfluité de langage: là où
quand on a bien pensé à ce que lon doit dire, on ne
sort jamais hors des bornes de ce qu'il appartient de deduire.
Pericles, ainsi comme nous avons entendu, bien souvent qu'il estoit
expressément appellé par son nom, pour dire son advis
de la matiere qui se presentoit, ne se vouloit pas lever, disant
pour son excuse, «Je n'y ay pas pensé.» Demosthenes
semblablement grand imitateur de ses façons de faire au
gouvernement, plusieurs fois, que le peuple d'Athenes l'appelloit
nommeement pour ouïr son conseil sur quelque affaire, leur
respondoit tout de mesme, «Je ne suis pas preparé.»
Mais on pourroit dire à l'adventure, que cela seroit un conte
fait à plaisir, que lon auroit receu de main en main, sans
aucun tesmoignage certain: luy mesme en l'oraison qu'il feit
alencontre de Midias, nous met devant les yeux l'utilité de
la premeditation: car il y dit en un passage, Je confesse, Seigneurs
Atheniens, et ne veux point dissimuler que je n'aye pris peine et
travaillé à composer ceste harangue, le plus qu'il m'a
esté possible: car je serois bien lasche, si aiant souffert
et souffrant tel outrage, je ne pensois bien soigneusement à
ce que j'en devrois dire pour en avoir la raison. Non que je veuille
de tout poinct condamner la promptitude de parler à
l'improuveu, mais bien l'accoustumance de l'exerciter à tout
propos, et en matiere qui ne le merite pas: car il le fault faire
quelquefois, pourveu que ce soit comme lon use d'une medecine: bien
diray-je cela, que je ne voudrois point que les enfans, avant l'aage
d'homme fait, s'accoustumassent à rien dire sans y avoir
premierement bien pensé: mais apres que lon a bien
fondé la suffisance de parler, alors est-il bien raisonnable,
quand l'occasion se presente, de lascher la bride à la
parole. Car tout ainsi comme ceux qui ont esté longuement
enferrez par les pieds, quand on vient à les deslier, pour
l'accoustumance d'avoir eu si longuement les fers aux pieds, ne
peuvent marcher, ains choppent à tous coups: aussi ceux qui
par long temps ont tenu leur langue serree, si quelquefois il
s'offre matiere de la deslier à l'improuveu, retiennent une
mesme forme et un mesme style de parler: mais de souffrir les enfans
haranguer promptement à l'improuveu, cela les accoustume
à dire un infinité de choses impertinentes et vaines.
Lon dit que quelquefois un mauvais peintre monstra à Apelles
un image qu'il venoit de peindre, en luy disant: «Je la viens
de peindre tout maintenant.» «Encore que tu ne me l'eusses
point dit, respondit Apelles, j'eusse bien cogneu qu'elle a
voirement esté bien tost peinte: et m'esbahy comment tu n'en
as peint beaucoup de telles.» Tout ainsi doncques (pour
retourner à mon propos) comme je conseille d'eviter la
façon de dire theatrale et pompeuse, tenant de la hautesse
tragique: aussi admoneste-je de fuir la trop basse et trop vile
façon de langage, pour ce que celle qui est si fort enflee
surpasse le commun usage de parler: et celle qui est si mince et si
seiche, est par trop craintifve. Et comme il fault que le corps soit
non seulement sain, mais d'avantage en bon point: aussi faut il que
le langage soit non seulement sans vice ne maladie, mais aussi fort
et robuste: pource que lon louë seulement ce qui est seur, mais
on admire <p 4v>ce qui est hardy et adventureux. Et ce que
je dis du parler, autant en pense-je de la disposition du courage:
car je ne voudrois que l'enfant fust presumptueux, ny aussi
estonné, ne par trop craintif: pour ce que l'un se tourne
à la fin en impudence, et l'autre en couardise servile: mais
la maistrise en cela, comme en toutes choses, est de bien
sçavoir tenir le milieu. Et ce pendant que je suis encore sur
le propos de l'institution des enfans aux lettres, avant que passer
outre, je veux dire absoluëment ce qui m'en semble: c'est, que
de ne sçavoir parler que d'une seule chose, à mon
advis, est un grand signe d'ignorance, outre ce qu'à
l'exercer on s'en ennuye facilement, et si pense qu'il est
impossible de tousjours y perseverer: ne plus ne moins que de
chanter tousjours une mesme chanson, on s'en saoule et s'en fasche
bien tost: mais la diversité resjouit et delecte en cela,
comme en toutes autres choses que lon voit, ou que lon oit. Et
pourtant faut-il que l'enfant de bonne maison voye et apprenne de
tous les arts liberaux et sciences humaines, en passant par dessus,
pour en avoir quelque goust seulement: car d'acquerir la perfection
de toutes, il seroit impossible: au demourant qu'il employe son
principal estude en la philosophie: et ceste mienne opinion se peut
mettre bien clairement devant les yeux par une similitude fort
propre: car c'est tout autant comme qui diroit, «Il est bien
honneste d'aller visitant plusieurs villes, mais expedient de
s'arrester et habituer en la meilleure.» Or tout ainsi, disoit
plaisamment le philosophe Bion, que les amoureux de Penelopé,
qui poursuyvoient de l'avoir en mariage, ne pouvans jouir de la
maistresse, se meslerent avec les chambrieres: aussi ceux qui ne
peuvent advenir à la Philosophie, se consument de travail
apres les autres sciences, Qui ne sont d'aucune valeur à
comparaison d'elle. Et pourtant faut-il faire en sorte que la
Philosophie soit comme le sort principal de toute autre estude, et
de tout autre sçavoir. Il y a deux arts que les hommes ont
inventez pour l'entretenement de la santé du corps, c'est
à sçavoir, la medecine, et les exercices de la
personne, dont l'une procure la santé, et l'autre la force,
et la gaillarde disposition: mais la Philosophie est la seule
medecine des infirmitez et maladies de l'ame: car par elle et avec
elle nous cognoissons ce qui est honneste ou deshonneste, ce qui est
juste ou injuste, et generalement ce qui est à fuir ou
à eslire: comme il se faut deporter envers les Dieux, envers
ses pere et mere, envers les vieilles gens, envers les loix, envers
les estrangers, envers ses superieurs, envers ses enfans, envers ses
femmes, et envers ses serviteurs: pour ce qu'il faut adorer les
Dieux, honorer ses parents, reverer les vieilles gens, obeïr
aux loix, ceder aux superieurs, aimer ses amis, estre moderé
avec les femmes, aimer ses enfans, n'outrager point ses serviteurs:
et, ce qui est le principal, ne se monstrer point ny trop esjouy en
prosperité, ny trop triste en adversité: ny dissolu en
voluptez, ny furieux et transporté en cholere. Ce que
j'estime estre les principaux fruicts que lon peut recueillir de la
Philosophie: car se porter genereusement en une prosperité,
c'est acte d'homme: s'y maintenir sans envie, signe de nature douce
et traittable: surmonter les voluptez par raison, de sagesse: et
tenir en bride la cholere, n'est pas oeuvre que toute personne
sçache faire: mais la perfection, à mon jugement, est
en ceux qui peuvent joindre cest estude de la Philosophie avec le
gouvernement de la chose publique: et par ce moyen estre jouyssans
des deux plus grands biens qui puissent estre au monde, de profiter
au public, en s'entremettant des affaires: et à soymesme, se
mettant en toute tranquillité et repos d'esprit par le moyen
de l'estude de Philosophie. Car il y a communément entre les
hommes trois sortes de vie, l'une active, l'autre contemplative, et
la tierce voluptueuse: desquelles ceste derniere estant
dissoluë, serve et esclave des voluptez, est brutale, trop
vile, et trop basse: la contemplative destituee de l'active, est
inutile: et l'active ne communiquent point avec la contemplative,
commet beaucoup de fautes, et n'a point d'ornement: au moyen dequoy,
<p 5r>il faut essayer tant que lon peut de s'entremettre du
gouvernement de la chose publique, et quant et quant vacquer
à l'estude de Philosophie, autant que le temps et les
affaires les pourront permettre. Ainso gouverna jadis Pericles,
ainsi Archytas le Tarentin, ainsi Dion le Syracusain, ainsi
Epaminondas le Thebain, dont l'un et l'autre fut familier et
disciple de Platon. Quant à l'institution doncques des enfans
és lettres, il n'est, à mon advis, ja besoing de
s'estendre à en dire d'advantage: seulement y adjousteray-je,
que c'est chose utile, ou plus tost necessaire, faire diligence de
recueillir les oeuvres et les livres des Sages anciens, prouveu que
ce soit à la façon des laboureurs: car comme les bons
laboureurs font provision des instruments du labourage, non pour
seulement les avoir en leur possession, mais pour en user: aussi
faut-il estimer que les vrais outils de la science sont les livres,
quand on les met en usage, qui est le moyen par lequel on la peut
conserver. Mais aussi ne doit-on pas oublier la diligence de bien
exerciter les corps des enfans, ains en les envoyant aux escholes
des maistres qui font profession de telles dexteritez, les faut
quant et quant addresser aux exercices de la personne: tant pour les
rendre adroits que pour les faire forts, robustes, et dispos: pour
ce que c'est un bon fondement de belle vieillesse, que la bonne
disposition et robuste complexion des corps en jeunesse. Et comme en
temps calme, quand on est sur la mer, on doit faire provision des
choses necessaires à l'encontre de la tourmente: aussi faut-
il en jeunesse se garnir de temperance, sobrieté et
continence, et en faire reserve et munition de bonne heure, pour en
mieux soustenir la vieillesse: vray est qu'il faut tellement
dispenser le travail du corps, que les enfans ne s'en dessechent
point, et ne s'en treuvent puis apres las et recreuz quand on les
voudroit faire vacquer à l'estude des lettres: car comme dit
Platon, le sommeil et la lassitude sont contraires à
apprendre les sciences. Mais cela est peu de chose, je veux venir
à ce qui est de plus grande importance que tout ce que j'ay
dit au paravant: car je dis qu'il faut que l'on exerce les jeunes
enfans aux exercices militaires, comme à lancer le dart,
à tirer de l'arc, et à chasser: pour ce que tous les
biens de ceulx qui sont vaincus en guerre sont exposez en proye aux
vaincueurs, et ne sont propres aux armes et à la guerre les
corps nourris delicatement à l'ombre:
Mais le soudart de seiche corpulence
Aiant acquis d'armes experience,
C'est luy qui rompt des ennemis les rengs,
Et en tous lieux force ses concurrents.
Mais quelqu'un me pourra dire à l'adventure, Tu nous avois
promis de nous donner exemples et preceptes, comment il faut nourrir
les enfans de libre condition, et puis on voit que tu delaisses
l'institution des pauvres et populaires, et ne donnes enseignements
que pour les nobles, et pour les riches seulement. A cela il m'est
bien aisé de respondre: car quant à moy je desirerois,
que ceste mienne instruction peust servir et estre utile à
tous: mais s'il y en a aucuns, à qui par faute de moyens mes
preceptes ne puissent estre profitables, qu'ils en accusent la
fortune, non pas celuy qui leur donne ces advertissements. Au reste
il faut, que les pauvres s'esvertuent, et taschent de faire nourrir
leurs enfans en la meilleur discipline qui soit: et si d'adventure
ils n'y peuvent ateindre, au moins en la meilleure qu'ils pourront.
J'ay bien voulu en passant adjouster ce mot à mon discours,
pour au demourant poursuivre les autres preceptes qui appartiennent
à la droitte instruction des jeunes gens. Je dis doncques
notamment, que lon doit attraire et amener les enfans à faire
leur devoir par bonnes paroles et douces remonstrances, non pas par
coups de verges ny par les battre: pour ce qu'il semble que ceste
voye-là convient plus tost à des esclaves, que non pas
à des personnes libres, pour ce qu'ils s'endurcissent aux
coups, et deviennent comme hebetez, et ont le travail de l'estude
puis apres en horreur, partie <p 5v>pour la douleur des
coups, et partie pour la honte. Les louanges et les blasmes sont
plus utiles aux enfans nez en liberté, que toutes verges ne
tous coups de fouët: l'un pour les tirer à bien faire,
et l'autre pour les retirer de mal: et faut alternativement user
tantost de l'un, tantost de l'autre: et maintenant leur user de
reprehension, maintenant de louange. Car s'ils sont quelque-fois
trop guays, il faut en les tensant leur faire un peu de honte, et
puis tout soudain les remettre en les louant: comme font les bonnes
nourrisses, qui donnent le tetin à leurs petits enfans apres
les avoir fait un peu crier: toutefois il y faut tenir mesure, et se
garder bien de les trop haut-louër, autrement ils presument
d'eux-mesmes, et ne veulent plus travailler depuis que lon les a
louez un peu trop. Au demourant j'ay cogneu des peres, qui pour
avoir trop aimé leurs enfans, les ont en fin haïs.
Qu'est-ce à dire cela? Je l'esclarciray par cest exemple. Je
veux dire, que pour le grand desir qu'ils avoient que leurs enfans
fussent les premiers en toutes choses, ils les contraignoient de
travailler excessivement: de maniere que plians soubs le faix, ils
en tomboient en maladies, ou se faschans d'estre ainsi surchargez,
ne recevoient pas volontiers ce qu'on leur donnoit à
apprendre. Ne plus ne moins que les herbes et les plantes se
nourrissent mieux quand on les arrouse modereement, mais quand on
leur donne trop d'eau, on les noye et suffoque: aussi faut-il donner
aux enfans moyen de reprendre haleine en leurs continuez travaux,
faisant compte, que toute la vie de l'homme est divisee en labeur et
en repos: à raison dequoy nature nous a donné non
seulement le veiller, mais aussi le dormir: et non seulement la
guerre, mais aussi la paix: non seulement la tourmente, mais aussi
le beau temps: et ont esté instituez non seulement les jours
ouvrables, mais aussi les jours de feste. En somme, le repos est
comme la saulse du travail: ce qui se voit non seulement és
choses qui ont sentiment et ame, mais encore en celles qui n'en ont
point: car nous relaschons les cordes des arcs, des lyres, et des
violes, à fin que nous les puissions retendre puis apres: et
brief, le corps s'entretient par repletion et par evacuation, aussi
fait l'esprit par repos et travail. Il y a d'autres peres qui
semblablement sont dignes de grande reprehension, lesquels depuis
qu'une fois ils ont commis leurs enfans à des maistres et
precepteurs, ne daignent pas assister à les voir et ouyr eux
mesmes apprendre quelquefois: en quoy ils faillent bien lourdement,
car au contraire ils deussent eux mesmes esprouver souvent, et de
peu en peu de jours, comment ils profitent, et non pas s'en reposer
et rapporter du tout à la discretion de quelques maistres
mercenaires: car par ceste solicitude les maistres mesmes auront
tant plus grand soing de faire bien apprendre leurs escholiers,
quand ils verront que souvent il leur en faudra rendre compte:
à quoy se peut appliquer le bon mot que dit anciennement un
sage escuyer, «Il n'y a rien qui engraisse tant le cheval, que
l'oeil de son maistre.» Mais sur toutes choses, il faut exercer
et accoustumer la memoire des enfans, pour ce que c'est, par maniere
de dire, le tresor de science: c'est pourquoy les anciens
poëtes ont faint, que Mnemosyné, c'est à dire
Memoire, estoit la mere des Muses, nous voulans donner à
entendre, qu'il n'y a rien qui tant serve à engendrer et
conserver les lettres, et le sçavoir, que fait la memoire:
pourtant la fault-il diligemment et soigneusement exerciter en
toutes sortes, soit que les enfans l'ayent ferme de nature, ou
qu'ils l'ayent foible: car aux uns on corrigera par diligence le
defaux, aux autres on augmentera le bien d'icelle: tellement que
ceux-là en deviendront meilleurs que les autres, et ceux-cy
meilleurs que eux mesmes: car le poëte Hesiode a sagement
dit,
Si tu vas peu avecques peu mettant,
Et plusieurs fois ce peu la repetant:
En peu de jours tu verras cela croistre,
Qui par avant bien petit souloit estre.
<p 6r>D'avantage les peres doivent sçavoir, que ceste
partie memorative de l'ame ne sert pas seulement aux hommes à
apprendre les lettres, mais aussi qu'elle vaut beaucoup aux affaires
du monde: pour ce que la souvenance des choses passees fournit
d'exemples pour prendre conseil à l'advenir. Au surplus il
faut bien prendre garde à destourner les enfans de paroles
sales et deshonnestes: Car la parole, comme disoit Democtitus, est
l'ombre du faict: et les faut duire et accoustumer à estre
gracieux, affables à parler à tout le monde, et
saluër volontiers un chascun: car il n'est rien si digne
d'estre hay, que celuy qui ne veut pas que lon l'abborde, et qui
dedaigne de parler aux gens. Aussi se rendront les enfans plus
amiables à ceux qui converseront autour d'eux, quand ils ne
tiendront pas si roide, qu'ils ne veuillent du tout rien conceder
és disputes et questions qui se pourront esmouvoir entre eux:
car c'est belle chose de sçavoir non seulement vaincre, mais
aussi se laisser vaincre quelquefois, mesmement és choses
où le vaincre est dommageable: car alors la victoire est
veritablement Cadmiene, comme lon dit en commun proverbe, c'est
à dire, elle tourne à perte et dommage au vaincueur:
de quoy j'ay le sage poëte Euripide pour tesmoing en un passage
où il dit,
Quand l'un des deux qui disputent ensemble
Entre en courroux, plus advisé me semble
Celuy qui mieux aime coy s'arrester,
Que de parole ireuse contester.
Au reste ce dequoy plus on doit instruire les jeunes gens, et qui
leur est de non moindre, voire j'ose bien dire de plus grande
consequence, que tout ce que nous avons dit jusques icy: c'est,
qu'ils ne soient delicats ne superflus en chose quelconque, qu'ils
tiennent leur langue, qu'ils maistrisent leur cholere, et qu'ils
ayent leurs mains nettes. Mais voyons particulierement combien
emporte un chacun de ces quatre preceptes, car ils seront plus
faciles à entendre en les mettant devant les yeux par
exemples: comme, pour commancer au dernier, Il y a eu de grands
personnages qui pour s'estre laissez aller à prendre argent
injustement, ont respandu tout l'honneur qu'ils avoient
amassé au demourant de leur vie: comme Gylippus
Laced@emonien, qui pour avoir descousu par dessoubs les sacs pleins
d'argent qu'on luy avoit baillez à porter, fut honteusement
banny de Sparte. Et quant à ne se courroucer du tout point,
c'est bien une vertu singuliere: mais il n'y a que ceux qui sont
parfaittement sages qui le puissent du tout faire, comme estoit
Socrates, lequel aiant esté fort outragé par un jeune
homme insolent et temeraire, jusques à luy donner des coups
de pied, et voyent que ceux qui se trouvoient lors autour de luy
s'en courrouçoient amerement, et en perdoient patience, et
vouloient courir apres: «Comment, leur dit-il, si un asne
m'avoit donné un coup de pied, voudriez vous que je luy en
redonnasse un autre?» toutefois il n'en demoura pas impuny: car
tout le monde luy reprocha tant ceste insolence, et l'appella lon si
souvent et tant, le regibbeur et donneur de coups de pied, que
finablement il s'en pendit et estrangla luy mesme de regret. Et
quand Aristophanes feit jouër la Com@edie qui s'appelle les
Nuës, en laquelle il respand sur Socrates toutes les sortes et
manieres d'injures qu'il est possible, comme quelqu'un des assistans
à l'heure qu'on le farçoit et gaudissoit ainsi, luy
demandast: «Ne te courrouces-tu point Socrates, de te voir
ainsi publiquement blasonner?» «Non certainement,
respondit-il, car il m'est advis, que je suis en ce Theatre, ne plus
ne moins qu'en un grand festin, où lon se gaudit joyeusement
de moy.» Archytas le Tarentin et Platon en feirent tout de
mesme: car l'un estant de retour d'une guerre, où il avoit
esté Capitaine general, trouva ses terres toutes en friche:
et feit appeller son receveur, auquel il dit, «Se je n'estois
en cholere, je te battrois bien.» Et Platon aussi s'estant un
jour courroucé à l'encontre d'un sien esclave meschant
et <p 6v>gourmand, appella le fils de sa soeur Speusippus,
et luy dit, Pren moy ce meschant icy, et me le va fouëtter, car
quant à moy je suis courroucé. Mais quelqu'un me dira
que ce sont choses bien malaisees à faire et à imiter.
Je le sçay bien: toutefois il se faut estudier, à
l'exemple de ces grands personnages-là, d'aller tousjours
retrenchant quelque chose de la trop impatiente et furieuse cholere:
car nous ne sommes pas pour nous egaler ny accomparer à eulx
aux autres sciences et vertus non plus, et neantmoins comme estans
leurs sacristains et leurs porte-torches, en maniere de parler,
ordonnez pour monstrer aux homms les reliques de leur sapience, ne
plus ne moins que si c'estoient des Dieux, nous essayons de les
imiter, et suyvre leurs pas, en tirant de leurs faicts toute
l'instruction qu'il nous est possible. Quant à refrener sa
langue, pour ce que c'est le seul precepte des quatre que j'ay
proposez qui nous reste à discourir, s'il y a aucun qui
estime que ce soit chose petite et legere, il se fourvoye de grande
torse du droict chemin: car c'est une grande sagesse, que se
sçavoir taire en temps et lieu, et qui fait plus à
estimer que parole quelconque: et me semble que pour ceste cause les
anciens ont institué les sainctes cerimonies des mysteres,
à fin qu'estans accoustumez au silence par le moien
d'icelles, nous transportions la crainte apprise au service des
Dieux à la fidelité de taire les secrets des hommes.
Car on ne se repent jamais de s'estre teu, mais bien se repent on
souvent d'avoir parlé: et ce que lon a teu pour un temps, on
le peut bien dire puis apres: mais ce que lon a une fois dit, il est
impossible de jamais plus le reprendre. J'ay souvenance d'avoir ouy
raconter innumerables exemples d'hommes qui par l'intemperance de
leur langue se sont precipitez en infinies calamitez entre lesquels
j'en choisiray un ou deux, pour esclarcir la matiere seulement.
Ptolomeus roy d'Egypte, surnommé Philadelphus, espousa sa
propre soeur Arsinoé, and lors y eut un nommé Sotades
qui luy dit, Tu fiches l'aiguillon en un pertuis qui n'est pas
licite. Pour ceste parole il fut mis en prison, là où
il pourrit de misere par un long temps, et paya la peine deuë
à son importun caquet: et pour avoir pensé faire rire
les autres, il plora luy mesme bien longuement. Autant en feit, et
souffrit aussi presque tout de mesme, un autre nommé
Theocritus, excepté que ce fut beaucoup plus aigrement. Car
comme Alexandre eust escript et commandé aux Grecs, qu'ils
preparassent des robbes de pourpre, pour ce qu'il vouloit à
son retour faire un solennel sacrifice aux Dieux, pour leur rendre
graces de ce qu'ils luy avoient ottroyé la victoire sur les
Barbares. Pour ce commandement les villes de la Grece furent
contraintes de contribuer quelque somme de deniers par teste: et
lors ce Theocritus, «J'ay, dit-il, tousjours esté en
doubte de ce qu'Homere appelloit la mort purpuree, mais à
ceste heure je l'entens bien.» ceste parole luy acquit la haine
et la malveuillance d'Alexandre le grand. Une autre fois pour avoir
par un traict de mocquerie reproché au Roy Antigonus, qu'il
estoit borgne, il le meit en un courroux mortel, qui luy cousta la
vie: car aiant Eutropion maistre cueux du Roy esté
elevé en quelque degré, et en quelque charge à
la guerre, le Roy luy ordonna qu'il allast devers Theocritus pour
luy rendre compte, et le recevoir aussi reciproquement de luy.
Eutropion le luy feit entendre, et alla et vint par plusieurs fois
vers luy pour cest effect, tant qu'à la fin Theocritus luy
dit: «Je voy bien que tu me veulx mettre tout crud sur table,
pour me faire manger à ce Cyclops.» reprochant à
l'un qu'il estoit borgne, et à l'autre qu'il estoit
cuisinier. Et lors Eutropion luy repliqua sur le champ, Ce sera
doncques sans teste: car je te feray payer la peine que merite ceste
tienne langue effrenee, et ce tien langage forcené. comme il
feit, car il alla incontinent rapporter le tout au Roy, qui envoya
aussi tost trencher la teste à Theocritus. Outre les susdits
preceptes, il fauit encore de jeunesse accoustumer les enfans
à une chose qui est tressaincte, c'est, qu'ils dient
tousjours verité, pour ce que le mentir est un vice servil,
digne d'estre de tous hay, et non <p 7r>pardonnable aux
esclaves mesmes, qui ont un peu d'honnesteté. Or quant
à tout ce que j'ay discouru et conseillé par cy
devant, touchant l'honesteté, modestie, et temperance des
jeunes enfans, je l'ay dit franchement et resoluëment, sans en
rien craindre ne douter: mais quant au poinct que je veux toucher
maintenant, je n'en suis pas bien certain, ne bien resolu, ains en
suis comme la balance qui est entre deux fers, et ne panche point
plus d'un costé que d'autre: tellement que je fais grande
doute, si je le doy mettre en avant, ou bien le destourner: mais
pour le moins faut-il prendre la hardiesse de declarer que c'est. La
question est, Si lon doit permettre à ceux qui aiment les
enfans, de converser et hanter avec eux, ou bien les en reculer et
chasser arriere, de sorte qu'ils n'en approchent, ny ne parlent
aucunement à eux. Car quand je considere certains peres
severes et austeres de nature, qui pour la crainte qu'ils ont que
leurs enfans ne soient violez, ne veulent aucunement souffrir, que
ceux qui les aiment parlent en sorte quelconque à eux: je
crains fort d'en establir et introduire la coustume: mais aussi
quand de l'autre costé je viens à me proposer
Socrates, Platon, Xenophon, Aeschines, Cebes, et toute la suitte de
ces grands personnages, qui jadis ont approuvé la
façon d'aimer les enfans, et qui par ce chemin ont
poulsé de jeunes gens à apprendre les sciences, et
à s'entremettre du gouvernement de la chose publique, et se
former au moule de la vertu, je deviens alors tout autre, et encline
à vouloir imiter et ensuivre ces grands hommes-là,
lesquels ont Euripide pour tesmoing en un passage où il
dit,
Amour n'est pas tousjours celuy du corps,
Un autre y a qui n'appéte rien, fors
L'ame qui soit vestue d'innocence,
De chasteté, justice, et continence.
Aussi ne faut-il pas laisser derriere un passage de Platon,
là où il dit moitie en riant, moitié à
bon esciant, qu'il faut que ceux qui ont fait quelques grandes
prouësses en un jour de battaille, au retour ayent privilege de
baiser tel qu'il leur plaira entre les beaux. Je diray donc, qu'il
faut chasser ceux qui ne desirent que la beauté du corps, et
admettre ceux qui ne cerchent que la beauté des ames: ainsi
faut-il fuïr et defendre les sortes d'amour, qui se prattiquent
à Thebes et en Elide, et ce que lon appelle le ravissement en
Candie, mais bien le faut-il recevoir tel comme il se prattique
à Athenes, et en Laced@emone: toutefois quant à cela,
chacun suyve en ce propos l'opinion qu'il en aura, et ce que bon luy
semblera. Au reste aiant desormais assez discouru touchant
l'honnesteté et bonne nourriture des enfans, je passeray
maintenant à l'aage de l'adolescence, apres que j'auray
seulement dit ce mot, Que j'ay souvent repris et blasmé ceux
qui ont introduit une tresmauvaise coustume de bailler bien des
maistres et gouverneurs aux petits enfans, et puis lascher tout
à un coup la bride à l'impetuosité de
l'adolescence: là où, au contraire, il falloit avoir
plus diligemment l'oeil, et faire plus soigneuse garde d'eux qu'il
ne falloit pas des jeunes enfans: car qui ne sçait que les
fautes de l'enfance sont petites, legeres, et faciles à
rhabiller, comme de n'avoir pas bien obey à leurs maistres,
ou avoir failly à faire ce qu'on leur avoit ordonné:
mais au contraire, les pechez des jeunes gens en leur adolescence,
bien souvent sont enormes et infames, comme une yvrongnerie, une
gourmandise, larcins de l'argent de leurs peres, jeux de dez,
masques et mommeries, amours de filles, adulteres de femmes mariees.
Pourtant estoit-il convenable de contenir et refrener leurs
impetueuses cupiditez par grand soing et grande vigilance: car ceste
fleur d'aage-là ordinairement s'espargne bien peu, et est
fort chatouilleuse et endemenee à prendre tous ses plaisirs,
tellement qu'elle a grand besoing d'une grande et forte bride: et
ceux qui ne tirent à toute force à l'encontre pour la
retenir, ne se donnent de garde, qu'ils laissent à leur
esprit la bride lasche à toute licence de mal faire. C'est
pourquoy il faut que les bons et sages peres, principalement
<p 7v>en cest aage là, facent le guet, et tiennent en
bride leurs jeunes jouvenceaux, en les preschant, en les menassant,
en les priant, en leur remonstrant, en leur conseillant, en leur
promettant, en leur mettant devant les yeux des exemples d'autres,
qui pour avoir ainsi esté debordez et abandonnez à
toutes voluptez se sont abysmez en grandes miseres et griefves
calamitez: et au contraire, d'autres qui pour avoir refrené
leurs concupiscences ont acquis honneur et glorieuse renommee:
«car ce sont comme les deux elements et fondements de la vertu,
l'Espoir de pris, et la Crainte de peine:» pource que
l'esperance les rend plus prompts à entreprendre toutes
choses belles et louables, et la crainte les rend tardifs à
en oser commettre de vilaines et reprochables. Brief il les faut
bien soigneusement divertir de hanter toutes mauvaises compaignies:
autremenmt ils rapporteront tousjours quelque tache de la contagion
de leur meschanceté. C'est ce que Pythagoras commandoit
expressément en ces preceptes @enigmatiques sous paroles
couvertes, lesquels je veux en passant exposer, pour ce qu'ils ne
sont pas de petite efficace pour acquerir vertu: comme quand il
disoit, «Ne gouste point de ceux qui ont la queuë
noire:» c'est autant à dire comme, ne frequente point
avec hommes diffamez et denigrez pour leur meschante vie. «Ne
passe point la balance:» c'est à dire, qu'il faut faire
grand compte de la Justice, et se donner bien garde de la
transgresser. «Ne te sied point sur le boisseau:» c'est
à dire, qu'il faut fuir oisiveté pour se prouvoir des
choses necessaires à la vie de l'homme. «Ne touche pas
à tous en la main:» c'est à dire, ne contracte
pas legerement avec toute personne. «Ne porter pas un anneau
estroit: c'est à dire, qu'il faut vivre une vie libre, et ne
se mettre pas soy-mesme aux ceps. «N'attizer pas le feu avec
l'espee:» c'est à dire n'irriter pas un homme
courroucé: car il n'est pas bon de le faire, ains faut ceder
à ceux qui sont en cholere. «Ne manger pas son
coeur:» c'est à dire, n'offenser pas son ame et son
esprit en le consumant de cures et d'ennuis. «S'abstenir de
febves:» c'est à dire, ne s'entremettre point du
gouvernement de la chose publique, pour ce qu'anciennement on
donnoit les voix avec des febves, et ainsi procedoit-on aux
elections des Magistrats. «Ne jetter pas la viande en un pot
à pisser:» c'est, qu'il ne faut pas mettre un bon propos
en une meschante ame: car la parole est comme la nourriture de
l'ame, laquelle devient pollue par la meschanceté des hommes.
«Ne s'en retourner pas des confins:» c'est à dire
quand on se sent pres de la mort, et que lon est arrivé aux
extremes confins de ceste vie, le porter patiemment, et ne s'en
descourager point. Mais à tant je retourneray à mon
propos. Il faut, comme j'ay dit au paravant, eslongner les enfans de
la compaignie et frequentation des meschans, specialement des
flatteurs. Car je repeteray en cest endroit ce que j'ay dit souvent
ailleurs, et à plusieurs peres: c'est qu'il n'est point de
plus pestilent genre d'hommes, et qui gaste d'avantage ne plus
promptement la jeunesse, que font les flatteurs, lesquels perdent et
les peres et les enfans, rendans la vieillesse des uns, et la
jeunesse des autres miserable, leurs presentans en leurs mauvais
conseils un appast qui est inevitable, c'est la volupté, dont
ils les emorchent. Les peres riches preschent leurs enfans de vivre
sobrement ceux-cy les incitent à yvrongner: ceux-là
les convient à estre chastes, ceux-cy à estre
dissolus: ceux-là à espargner, ceux-cy à
despendre: ceux là, à travailler, ceux cy à
jouër et ne rien faire: disans, qu'est-ce que de nostre vie? ce
n'est qu'un poinct de temps: il faut vivre pendant que lon a le
moyen, et non pas languir. Qu'est-il besoing se soucier des menaces
d'un pere qui n'est qu'un vieil resueur, qui radotte, et a la mort
entre les dents? un de ces matins nous le porterons en terre. Un
autre viendra qui luy amenera quelque garce prise en plein bordeau,
et luy donnera à entendre * qu'elle sera sa femme: Les
autres lisent et luy produira sa femme. pour à quoy
fournir, le jeune homme desrobbera son pere, et ravira en un coup ce
que le bon homme aura espargné de longue main, pour
l'entretenement de sa vieillesse. Brief, c'est une malheureuse
generation. Ils font semblant <p 8r>d'estre amis, et jamais
ne disent une parole franche: ils caressent les riches, et
mesprisent les pauvres. Il semble qu'ils ayent appris l'art de
chanter sur la lyre pour seduire les jeunes gens: ils esclattent
quand ceux qui les nourrissent font semblant de rire: hommes faulx
et supposez, et la bastardise de la vie humaine, qui vivent au
gré des riches, estans nez libres de condition, et se rendans
serfs de volonté: qui pensent qu'on leur fait outrage, s'ils
ne vivent en toute superfluité, et si on ne les nourrit
plantureusement sans rien faire: tellement que les peres qui
voudront faire bien nourrir leurs enfans, doivent necessairement
chasser d'aupres d'eux ces mauvaises bestes-là: et aussi en
faut-il esloigner leurs compaignons d'eschole, s'il y en a aucuns
vicieux, car ceux-là seroient suffisans pour corrompre et
gaster les meilleures natures du monde. Or sont bien les regles que
j'ay jusques icy baillees, toutes bonnes, honestes et utiles: mais
celle que je veux à ceste heure declarer est equitable et
humaine: c'est, que je ne voudrois point que les peres fussent trop
aspres et trop durs à leurs enfans, ains desirerois qu'ils
laissassent aucunefois passer quelque faute à un jeune homme,
se souvenans qu'ils ont autrefois esté jeunes eux-mesmes. Et
tout ainsi que les medecins meslans et destrempans leurs drogues qui
sont ameres avec quelque jus doux, ont trouvé le moyen de
faire passer l'utilité parmy le plaisir: aussi faut-il que
les peres meslent l'aigreur de leurs reprehensions avec la
facilité de clemence: et que tantost ils laschent un petit la
bride aux appetis de leurs enfans, et tantost aussi ils leur serrent
le bouton, et leur tiennent la bride roide, en supportant doucement
et patiemment leurs fautes: ou bien s'ils ne peuvent faire qu'ils ne
s'en courroucent, à tout le moins que leur courroux s'appaise
incontinent. Car il vaut mieux qu'un pere soit prompt à se
courroucer à ses enfans, pourveu qu'il s'appaise aussi
facilement, que tardif à se courroucer, et difficile aussi
à pardonner: car quand un pere est si severe qu'il ne veut
rien oublier, ne jamais se reconcilier, c'est un grand signe qu'il
hait ses enfans: pourtant fait-il bon quelquefois, ne faire pas
semblant de veoir aucunes de leurs fautes, et se servir en cest
endroit de l'ouyë un peu dure et de la veuë trouble
qu'apporte la vieillesse ordinairement: de sorte qu'ils ne facent
pas semblant de voir ce qu'ils voient, ne d'ouïr ce qu'ils
oyent. Nous supportons bien quelques imperfections de nos amis,
trouverons-nous estrange de supporter celles de nos enfans? bien
souvent que nos serviteurs yvrongnent, nous ne voulons pas trop
asprement recercher leur yvrongnerie. Tu as esté quelquesfois
estroit envers ton fils, sois luy aussi quelquefois large à
luy donner. Tu t'es aucunefois courroucé à luy, une
autrefois pardonne luy. Il t'a trompé par l'entremise de
quelqu'un de tes domestiques mesmes, dissimule-le, et maistrise ton
ire. Il aura esté en l'une de tes mestairies, ou il aura pris
et vendu, peut estre, une paire de boeufs: il viendra le matin te
donner le bon jour sentant encore le vin, qu'il aura trop beu avec
ses compaignons le jour de devant, fais semblant de l'ignorer: ou
bien il sentira le perfum, ne luy en dis mot. ce sont les moyens de
domter doucement une jeunesse petillante. Vray est que ceux qui sont
de leur nature sujects aux voluptez charnelles, et ne veulent pas
prester l'oreille quand on les reprend, il les faut marier, pource
que c'est le plus certain arrest, et le meilleur lien que lon
sçauroit bailler à la jeunesse: et quand on est venu
à ce poinct-là, il leur faut cercher femmes qui ne
soient ne trop plus nobles, ne trop plus riches qu'eux: car c'est un
precepte ancien fort sage, Pren la selon toy: pour ce que ceux qui
les prennent beaucoup plus grandes qu'eux, ne se donnent garde
qu'ils se trouvent non marys de leurs femmes, mais esclaves de leurs
biens. J'adjousteray encore quelques petits advertissements, et puis
mettray fin à mes preceptes. Car devant toutes choses il faut
que les peres se gardent bien de commettre aucune faute, ny
d'omettre aucune chose qui appartienne à leur droit, à
fin qu'ils servent de vif exemple à leurs enfans, et qu'eux
regardans à leur vie, comme dedans un clair miroir,
s'abstiennent à leur exemple de <p 8v>faire et de
dire chose qui soit honteuse: car ceux qui reprennent leurs enfans
des fautes qu'ils commettent eux-mesmes, ne s'advisent pas, que
soubs le nom de leurs enfans il se condamnent eux-mesmes: et
generalement tous ceux qui vivent mal ne se laissent pas la
hardiesse d'oser seulement reprendre leurs esclaves, tant s'en faut
qu'ils peussent franchement tanser leurs enfans. Mais, qui pis est,
en vivant mal ils leur servent de maistres et de conseillers de mal
faire: car là où les vieillards sont deshontez, il est
bien force que les jeunes gens soient de tout poinct effrontez:
pourtant faut-il tascher de faire tout ce que le devoir requiert,
pour rendre les enfans sages, à l'imitation de celle nobles
Dame Eurydicé, laquelle estant de nation Esclavonne, et par
maniere de dire triplement barbare, neantmoins pour avoir moyen de
pouvoir instruire elle-mesme ses enfans, prit la peine d'apprendre
les lettres, estant desja bien avant en son aage. L'Epigramme
qu'elle en feit, et qu'elle dedia aux Muses, tesmoigne assez comment
elle estoit bonne mere, et combien elle aimoit cherement ses
enfans:
Eurydicé Hierapolitaine
A de ces vers aux Muses fait estraine
Qui en son coeur luy feirent concevoir
L'honneste amour d'apprendre et de sçavoir:
Si que ja mere, et ses fils hors d'enfance,
Pour acquerir des lettres cognoissance,
Où sont compris des Sages les discours,
Elle donna travail à ses vieux jours.
Or de pouvoir observer toutes les regles et preceptes ensemble, que
nous avons cy dessus declarez, à l'adventure est-ce chose qui
se peult plustost souhaitter, que conseiller: mais d'en imiter et
ensuivre la plus grande partie, encor qu'il y faille de l'heur et de
la prosperité, si est-ce chose dont l'homme par nature peult
bien estre capable, et dequoy il peult bien venir à bout.
CE que le Poëte Philoxenus disoit, qu'entre les chairs
celles estoient plus savoureuses qui estoient les moins chairs: et
entre les poissons, ceux qui estoient les moins poissons: s'il est
vray ou non, Seigneur Marcus Sedatus, laissons-le decider et juger
à ceux qui ont, comme disoit Caton, le palais plus aigu et
plus sensitif que le coeur. Mais que les bien fort jeunes personnes
prennent plus de plaisir, qu'ils obeïssent plus volontiers, et
qu'ils se laissent plus facilement mener aux discours de la
Philosophie, qui tiennent moins du Philosophe, et qui semblent plus
tost estre dits en jouant qu'à bon esciant, c'est chose toute
evidente et notoire: car nous voyons, qu'en lisant non seulement les
fables d'Aesope, et les fictions des Poëtes: mais aussi le
livre de Heraclides intitulé Abaris, et de Lycon
<p 9r>d'Ariston, là où sont les opinions que
les Philosophes tiennent touchant l'ame, meslees parmy des contes
faicts à plaisir, ils sont par maniere de dire ravis d'aise
et de joye. Pourtant faut-il bien avoir l'oeil à ce qu'ils
soient non seulement honnestes és voluptez du boire et du
manger, mais encore plus les accoustumer à user sobrement du
plaisir et de la delectation en ce qu'ils liront ou escouteront,
comme d'une saulse appetissante, pour en tirer et faire mieux
savourer ce qu'il y aura de salutaire et de profit: car les portes
closes d'une ville ne la garderont pas d'estre prise, si elle
reçoit les ennemis par une seule qui soit demouree ouverte:
ny la continence és voluptez des autres sentiments ne
preservera pas un jeune homme d'estre depravé, si par
mesgarde il se laisse aller aux plaisirs de l'ouye: ains d'autant
qu'elle approche plus pres du propre siege de l'entendement et de la
raison, qui est le cerveau: d'autant blesse et gaste elle plus celuy
qui la reçoit, si lon n'en fait bien soigneuse garde. Parquoy
n'estant à l'adventure pas possible ny profitable avec,
interdire de tout point la lecture des poëtes à ceux qui
sont ja de l'aage de tons fils Cleander, et du mien Soclarus,
gardons les, je te prie, bien diligemment, comme ceux qui ont plus
grand besoing de guide et de conduitte en leurs lectures, qu'ils
n'ont pas en leurs alleures. C'est la raison pour laquelle il m'a
semblé, que je te devois envoyer par escrit ce que n'agueres
je discouru touchant les escrits des poëtes, à fin que
tu le lises, et que si tu treuves que les raisons y deduittes ne
soient de moindre efficace et vertu que les pierres que lon appelle
Amethystes, que quelques uns prennent, et se les attachent autour du
col pour se garder d'enyvrer en leurs banquets, où ils
boivent d'autant, tu en faces part et les communiques à ton
Cleander, et en preoccupes son naturel, qui pour n'estre pesant ny
endormy en chose quelconque, ains par tout esveillé, vehement
et vif, en sera de tant plus facile à mener par tels
advertissements:
Au chef du poulpe il y a quelque bien,
Et quelque chose aussi qui ne vault rien.
C'est pour ce que la chair en est plaisante au goust, à qui
la mange, mais elle fait songer de mauvais songes, et imprime en la
fantasie des visions estranges et turbulentes, ainsi comme lon dit:
aussi y a il en la poësie beaucoup de plaisir, et bien de quoy
repaistre et entretenir l'entendement d'un jeune homme de bon
esprit, mais il n'y a pas moins aussi de quoy le troubler et le
faire vaciller, si son ouye n'est guidee et regie par sage conduite.
Car on peult bien dire, non seulement de la terre d'Aegypte, mais
aussi de la poësie,
Drogues y a pesle-mesle à foison,
De medecine, et aussi de poison,
Qu'elle produit à ceux-là qui s'en
servent.
Leans caché est amour gracieux,
Desir, attraict, plaisir delicieux,
Et doux parler, qui bien souvent abuse
Des plus sçavans et des plus fins la ruse.
Car la maniere dont elle trompe ne touche point à ceux qui
sont trop grossiers et trop lourds: ainsi comme respondit un jour
Simonides, quand on luy demanda pourquoy il ne trompoit les
Thessaliens aussi bien comme les autres Grecs: pour ce, dit-il,
qu'ils sont trop sots et trop ignorans pour estre trompez par moy.
Et Gorgias le Leontin souloit dire, que la Trag@edie estoit une
sorte de tromperie, de laquelle celuy qui avoit trompé estoit
plus juste, que celuy qui n'avoit point trompé: et celuy qui
en avoit esté trompé estoit plus sage, que celuy qui
ne l'avoit point esté. Comment ferons nous doncques?
contraindrons nous les jeunes gens de monter sur le brigantin
d'Epicurus, pour passer par devant et fuir la poësie, en leur
plastrant et bouschant les oreilles avec de la cire non fondue, ne
plus ne moins que feit jadis <p 9v>Ulysses à ceux
d'Ithace? ou si plus tost environnans et attachans leur jugement
avec les discours de la vraye raison, pour les engarder qu'ils ne
branlent, et qu'ils n'enclinent par le moyen des allechements du
plaisir, à ce qui leur pourroit nuyre, nous les redresserons
et preserverons? Car Lycurgus le fils du fort Dryas n'eut pas
l'entendement sain ne bon quand il feit par tout son royaume couper
et arracher les vignes, pour autant qu'il voyoit que plusieurs se
troubloient de vin et s'enyvroient: là où il devoit
plus tost en approcher les Nymphes, qui sont les eaux des fonteinse,
et retenir en office un dieu fol et enragé, comme dit Platon,
par un autre sage et sobre: car la meslange de l'eau avec le vin luy
oste la puissance de nuyre, et non pas ensemble la force de
profiter: aussi ne devons nous pas arracher ny destruire la
poësie, qui est une partie des lettres et des muses: Mais
là où les fables et fictions estranges et theatriques
d'icelle, pour la grande et singuliere delectation qu'elles donnent
en les lisant, se voudroient presumptueusement elever, dilater et
estendre jusques à imprimer quelque mauvaise opinion, alors
mettans la main au devant, nous les reprimerons et arresterons: et
là où la grace sera conjointe avec quelque
sçavoir, et la douceur attrayant du langage ne sera point
sans quelque fruict, et quelque utilité, là nous y
introduirons la raison de philosophie, et descouvrirons le profit
qui y sera. Car ainsi comme la Mandragore croissant aupres de la
vigne, et transmettant par infusion sa force naturelle au vin qui en
sort, cause puis apres, à ceux qui en boivent, une plus douce
et plus gracieuse envie de dormir: aussi la Poësie prenant les
raisons et arguments de la philosophie, en les meslant parmy des
fables, en rend la science plus aisee et plus aggreable à
apprendre aux jeunes gens. Au moyen dequoy, ceux qui desirent
à bon escient philosopher, ne doivent pas rejeter les oeuvres
de poësie, mais plus tost cercher à philosopher dedans
les escripts des poëtes, en s'accoustumant à trier et
separer le profit d'avec le plaisir, et l'aimer: autrement, s'il n'y
a de l'utilité, le trouver mauvais, et le rebuter: car aimer
le profit qui en vient, est certes le commancement de bien
apprendre, et comme dit Sophocles,
Qui bien commance en toute chose, il semble
Qu'apres la fin au principe resemble.
En premier lieu doncques, le jeune homme que nous voudrons
introduire à la lecture des Poëtes, nous l'advertirons
qu'il ne doit rien avoir si bien imprimé en son entendement,
ne si à la main, que ce commun dire,
Communément Poëtes sont menteurs.
Et mentent aucunefois volontairement, et aucunefois malgré
eux: volontairement, pour ce que desirans plaire aux oreilles, ce
que la plus part des lisans demandent, ils estiment la verité
plus austere pour le faire, que non pas le mensonge: car la
verité racontant la chose comme de faict elle a esté,
encor que l'issue en soit mal-plaisante, ne laisse pas pourtant de
la dire: mais un conte qui est inventé à plaisir, se
glisse facilement, et se destourne habilement de ce qui ennuye
à ce qui chatouille d'aise et de plaisir: car il n'y a rime,
ny carme, ny langage figuré, ny hautesse de style, ny
translation bien prise, ny douce liaison de paroles bien coulantes,
qui ait tant de grace, ny tant de force d'attraire, et de retenir,
comme a la disposition d'un conte fait à plaisir, bien
entrelassé et bien deduit. Mais ne plus ne moins qu'en la
peinture, la couleur a plus d'efficace pour esmouvoir, que n'a le
simple traict, à cause de je ne sçay quelle
resemblance d'homme qui deçoit nostre jugement: aussi
és poësies, le mensonge meslé avec quelque
verisimilitude, excite plus, et plaist d'avantage, que ne
sçauroit faire tout l'estude que lon sçauroit employer
à composer de beaux carmes, ny à bien polir son
langage, sans meslange de fables et de fictions poëtiques:
d'où vient que l'ancien Socrates, qui toute sa vie avoit fait
grande profession de combattre pour la defense de la verité,
s'estant un jour voulu mettre à la poësie, à
cause de quelques <p 10r>illusions qu'il avoit euës en
songeant, ne se trouva point, à l'essay, propre ny ayant
bonne grace à inventer des menteries: au moyen dequoy il meit
en vers quelques unes des fables d'Aesope, comme ny ayant point de
poësie, là où il n'y a point de menterie. Car il
y a bien des sacrifices où lon ne danse point, et où
lon ne jouë point des fleutes, mais nous ne sçavons
point de poësie, où il n'y ait point de fiction et de
menterie: pour ce que les vers d'Empedocles, les carmes de
Parmenides, le livre de la morsure des bestes venimeuses, et des
remedes de Nicander, et les sentences de Theognis, ce sont oraisons
qui ont emprunté de la poësie la hautesse du style, et
la mesure des syllabes, ne plus ne moins qu'une monture, pour eviter
la bassesse de la prose. Quand donques il y a és compositions
poëtiques quelque chose estrange et fascheuse ditte touchant
les Dieux ou demy-dieux, ou touchant la vertu de quelque excellent
personnage et de grand renom, celuy qui reçoit cela comme une
verité, s'en va gasté et corrompu en son opinion: mais
celuy qui se souvient tousjours, et se rameine devant les yeux les
charmes et illusions, dont la poësie se sert ordinairement
à controuver et inventer des fables, et qui luy peut dire
à tout propos,
O tromperesse estant plus maculee
Que n'est la peau de l'Once tavelee,
pourquoy est-ce qu'en jouant tu fronces tes sourcils, et pourquoy en
me trompant fais-tu semblant de m'enseigner? celuy-là n'en
souffrira jamais rien de mal, ny ne recevra en son entendement
aucune mauvaise impression, ains se reprendra soy-mesme, quand il
aura peur de Neptune, craignant qu'il n'ouvre et ne fende la terre
jusques à descouvrir les enfers, et reprendra aussi Apollo se
courrouceant pour le premier homme du camp des Grecs,
Aegistus qui tua Agamemnon.
Luy qui si haut ses louanges chantoit,
Luy qui propos semblables en contoit,
Qui au festin luy-mesme estoit assis,
C'est celuy seul qui l'a, non autre, occis.
Aussi reprimera-il les larmes d'Achilles trespassé, et
d'Agamemnon aux enfers, qui pour le desir de revivre, et le regret
de ceste vie, tendent leurs foibles et debiles mains: et si
d'adventure il se trouve aucunefois troublé de passions, et
surpris d'enchantement et ensorcellement, il ne feindra point de
dire en soy-mesme,
Retourne t'en vistement sans sejour
Là sus où est la lumiere du jour:
Et retien bien fermement en memoire
Tout ce qui est dedans ceste umbre noir,
Pour le conter cy apres à ta femme.
Homere a dit plaisamment ce mot-là, au lieu de son Odyssee
où il descrit les enfers, comme estant un conte propre
à faire devant les femmes, à cause de la fiction, Ce
sont doncques semblables choses que les Poëtes feignent
volontairement, mais il y en a d'autres en plus grand nombre, qu'ils
ne feignent et ne controuvent pas, ains pour ce qu'ils les pensent
et les croyent eux-mesmes ainsi, ils nous attachent la
faulseté, comme ayant Homere dit de Jupiter,
Deux sorts de mort il meit en la balance,
L'un d'Achilles, l'autre de la vaillance
Du preux Hector, lesquels il soubs-pesa
Par le milieu: mais d'Hector plus pesa
Le sort fatal, tirant sa destinee
Vers la maison aux ombres assignee,
Ainsi Phoebus adonc l'abandonna.
Aeschylus a adjousté à ceste fiction toute une
Trag@edie entiere, laquelle il a intitulee, <p 10v>Le pois
ou la balance des ames: faisant assister à l'un des bassins
de la balance de Jupiter, d'un costé Thetis, et de l'autre
costé l'Aurore, lesquelles prient pour leurs fils qui
combattent: et neantmoins il n'est homme qui ne voye clairement, que
c'est chose feinte, et fable controuvee par Homere, pour donner
plaisir, et apporter esbahissement au lecteur. Mais ce passage,
C'est Jupiter qui meut toute la guerre,
Dont les humains sont travaillez sur terre. Et cestuy-
cy,
Dieu sourdre fait de la guerre achoison
Quand ruiner il veut une maison:
Tous tels propos sont par eux affermez selon la creance et l'opinion
qu'ils ont: en quoy ils sement parmy nous, et nous communiquent
l'erreur et l'ignorance, en laquelle ils sont touchant la nature des
Dieux. Semblablement les estranges merveilles des enfers, et les
descriptions qu'ils en font, esquelles par paroles effroyables ils
nous peignent et impriment des apprehensions et imaginations de
fleuves brulans, de lieux horribles, de tourments espouventables: il
n'y a personne qui n'entende bien qu'il y a bien de la fable et de
la fiction en cela, ne plus ne moins qu'és viandes que lon
ordonne aux malades, il y a quant-et-quant beaucoup de la force des
drogues medicinales. Car ny Homere, ny Pindare, ny Sophocles, n'ont
point escrit ces choses des enfers, pensans qu'elles fussent
ainsi:
Là où les rivieres dormantes
De la nuict aux eaux croupissantes,
Rendent un brouillas infiny
De tenebres en l'air bruny.
Et, Vers le rocher tout blanc sur le rivage
De l'Ocean dresserent leur voyage.
Et, C'est le reflux de l'abysme profond;
Par où lon va des enfers au noir fond.
Et quant à ceux qui redoutent la mort, ou qui la regrettent
et lamentent, comme chose pitoyable, ou la privation de sepulture,
comme chose miserable, en telles paroles,
Ne m'abandonne ainsi sans sepulture,
En t'en allant, sans plorer ma mort dure.
Et, L'ame prenant hors du corps sa volee,
En souspirant aux enfers est allee,
Pour le regret de laisser en douleur,
Avant son temps, de jeunesse la fleur.
Et, Ne me tuez avant que je sois meure,
Me contraignant d'aller faire demeure
Entre les morts, soubs la terre pesante:
La lumiere est à voir trop plus plaisante.
Toutes telles paroles (di-je) sont de personnes passionnees, et ja
prevenues d'erreur d'opinion: pourtant nous esmeuvent et troublent
elles d'avantage, quand elles nous trouvent pleins de la passion et
de la foiblesse de coeur, dont elles procedent. Au moyen dequoy, il
se faut de bonne heure prouveoir et preparer alencontre, ayans
tousjours ceste sentence qui nous sonne aux aureilles, La
poësie ne se soucie pas gueres de dire verité: et si y
a plus, que la verité de telles choses est tres-difficile
à trouver et à comprendre, voire à ceux mesmes
qui ne travaillent à autre besongne, qu'à cercher
l'intelligence et la cognoissance de ce qui est, ainsi comme eux-
mesmes le confessent: auquel propos il servira d'avoir tousjours en
main ces vers d'Empedocles,
Il n'y a oeil d'homme qui le sçeust voir,
Ny de l'ouir aureille n'a pouvoir,
<p 11r> Et n'est esprit humain qui peust estendre
Son pensement jusques à le comprendre.
Et ceux-cy de Xenophanes,
Il ne sera, et n'a oncques esté
Homme qui sçeust avec certaineté
Que c'est des Dieux, ny de tout l'univers,
Dequoy je vais discourant en mes vers.
Semblablement aussi les paroles de Socrates en Platon, s'excusant
avec serment, qu'il ne sçait et n'entend rien de ces choses-
là : car par ce moyen les jeunes hommes adjousteront moins de
foy au dire des poëtes touchant cela, en l'inquisition dequoy
ils verront que les Philosophes mesmes se perdent et s'esblouissent.
Encore arresterons nous d'avantage la creance du jeune homme, que
nous voudrons mettre à la lecture des Poëtes, quand
premier que d'y entrer nous luy figurerons et descrirons, que c'est
de la Poësie: en luy faisant entendre, que c'est un art
d'imiter, et une science respondante à la peinture: et luy
alleguant non seulement ce commun dire que est en la bouche de tout
le monde, Que la Poësie est peinture parlante, et la peinture
une Poësie muette: mais aussi luy enseignant, que quand nous
voyons un lezard bien peint, ou un singe, ou la face d'un Thersites,
nous y prenons plaisir, et le louons à merveilles, non comme
chose belle de soy, ains bien contrefaitte apres le naturel: car ce
qui est laid de soy, ne peut estre beau: mais l'art de bien faire
resembler soit chose belle, ou chose laide, est tousjours estimee:
et au contraire, qui voulant portraire un laid corps feroit une
belle image, ne feroit chose ny bien seante, ny semblable. Il se
trouve des peintres qui prennent plaisir à peindre des choses
estranges et monstrueuses, comme Timomachus, qui peignit en un
tableau, comme Medee tua ses propres enfans: et Theon, comme Orestes
tua sa mere: Parrasius, la fureur et rage simulee d'Ulysses: et
Chaerephanes qui contrefeit des lascifs et impudiques embrassements
d'hommes et de femmes. Esquels arguments, et semblables, par
accoustumance de souvent luy recorder, il faut faire que le jeune
homme entende, que lon ne louë pas le faict en soy, du quel on
voit la representation, mais l'artifice de celuy qui l'a peu si
ingenieusement, et si parfaittement representer au vif. Pareillement
aussi pour ce que la poësie represente quelquefois par
imitation, de meschants actes, des passions mauvaises, et des moeurs
vicieuses et reprochables, il faut que le jeune homme sçache,
que ce que lon admire en cela, et que lon trouve singulier, il ne le
doit pas recevoir comme veritable, ny l'approuver comme bon, ains le
louër seulement comme bien convenable et bien approprié
à la personne, et à la matiere subjette: car tout
ainsi comme il nous fasche et nous desplait quand nous oyons ou le
grongnement d'un pourceau, ou le cry que fait une rouë mal
ointe, ou le sifflement des vents, ou le mugissement de la mer: mais
si quelque bouffon et plaisant le sçait bien contrefaire,
comme Parmeno jadis contrefaisoit le cochon, et un Theodorus les
grandes rouës à puiser de l'eau des puits, nous y
prenons plaisir. Semblablement aussi fuyons nous une personne malade
ou pourrie d'ulceres, comme chose hydeuse à voir, et
neantmoins quand nous venons à voir le Philoctetes
d'Aristophon, et la Jocasta de Silanion, où l'un est descrit,
comme tombant par pieces, et l'autre comme rendant l'esprit, nous en
recevons delectation grande: aussi le jeune homme lisant ce que
Thersites un plaisant, ou Sisyphus un amoureux desbaucheur de
filles, ou Batrachus un maquereau, va disant ou faisant, soit
instruict et adverty de louër l'art et la suffisance de celuy
qui les a bien sçeu naïfvement representer, mais au
demourant de blasmer et detester les actions et conditions qu'il
represente: car il y a grande difference entre representer bien, et
representer chose bonne: pource que le representer bien, c'est
à dire, naïfvement et proprement ainsi qu'il appartient:
or les choses deshonnestes sont propres et convenables aux personnes
<p 11v>deshonnestes. Et comme les souliers du boiteux
Demonides, qui avoit les pieds bots, lesquels ayant perdus, il
prioit aux Dieux qu'ils fussent bons à celuy qui les luy
avoit desrobez, ils estoient bien mauvais de soy, mais bons et
propres pour luy: Aussi ce propos
Si violer la justice et le droict
Il est licite à l'homme en quelque endroict,
C'est pour regner qu'il le se doit permettre,
Au demourant rien de mal ne commettre. Et ceux-cy,
Cerche d'avoir d'homme droict le renom,
Mais les effects et justes oeuvres non:
Ains va faisant tout ce, dont tu verras
Que recevoir du profit tu pourras. Et ceux-cy,
Si ne la prens, je pers tout un talent,
Auquel son doire on dit @equivalent:
Et puis est-il possible que je vive,
Ayant failly à telle lucrative?
Pourray-je bien dormir, apres avoir
Refusé tant d'argent à recevoir?
Mon ame estant hors de ce monde ostee,
N'en sera elle aux enfers tormentee,
Comme ayant trop mauditement mespris
Contre ce sainct talent d'argent non pris?
Ce sont tous meschants propos, et faulx, mais qui conviennent bien
à un Etheocles, à un Ixion, et à un vieillard
usurier. Si doncques nous advertissions les jeunes gents, que les
Poëtes n'escrivent pas telles choses, comme s'ils les louoyent
et les approuvoient, mais que sçachans bien que ce sont
mauvais et meschans langages, il les attribuent aussi à de
mauvaises et meschantes personnes: en ce faisant ils ne recevront
aucunes pernicieuses impressions des poëtes, ains au contraire
la suspicion qu'ils prendront de la personne qui parlera, leur fera
incontinent trouver mauvaise la parole et la sentence, comme estant
faitte ou ditte par une meschante et vicieuse personne. A quoy
servira d'exemple ce que fait Paris en Homere, qui s'enfuyant de la
battaille s'en va coucher dedans le lict avec la belle Helene: car
n'ayant le poëte nulle part ailleurs introduit homme qui aille
de plein jour coucher avec sa femme, il monstre assez clairement,
qu'il juge et repute telle incontinence reprochable et honteuse. En
quoy il faut aussi bien prendre garde, si le poëte mesme en
donne point quelque demonstration, qu'il tienne luy-mesme tels
langages pour mauvais, ainsi comme a fait Menander au prologue de sa
Comedie qu'il appelle Thais:
Muse dy moy qui est cest effrontee,
Belle non moins que fine et assettee,
A ces amants faisant dix mille torts,
Leur demandant, et les chassant dehors,
Ne leur portant à nul affection,
Et leur usant à tous de fiction?
Desquels advertissements Homere entre autres use tressagement: car
il reprent et blasme ordinairement les mauvais propos, avant que de
les faire dire: et au contraire, il louë et recommande les
bons, en ceste maniere,
Lors il luy teint un propos doux et sage. Et ailleurs,
En s'approchant, d'un parler luy usa
Si gracieux, que son ire appaisa.
Et en reprenant le mauvaus avant le coup, il semble qu'il proteste
par maniere de dire, et qu'il denonce que lon s'en donne de garde,
et que lon ne s'y arreste point, non <p 12r>plus qu'à
chose de mauvais et dangereux exemple: comme quand il veut descrire
les grosses paroles que dit Agamemnon au presbtre d'Apollo, abusant
irreveremment de sa dignité, il met devant,
Cela au fils d'Atreus point ne pleut,
Ains de despit que son gros cueur en eut,
Il renvoya le presbtre malement.
Ce malement signifie, qu'il le renvoya traicté
outrageusement, temerairement et superbement, outre toute
honesteté du devoir. Aussi fait il prononcer à
Achilles des paroles outrageuses et temeraires,
Yvrongne aux yeux éhontez comme un chien,
Au coeur de cerf qui de valeur n'a rien.
y adjousant et subjoignant un mesme jugement qu'aux autres,
Achilles dit, de rechef furieux,
Au fils d'Atreus propos injurieux,
N'estant encor point son ire assouvie.
Car il est vraysemblable que rien ne peut estre beau ny honeste, qui
soit di asprement et en cholere. Ce qu'il observe non seulement aux
paroles, mais aussi aux faicts,
Ainsi parla, puis au corps despouillé
Du preux Hector feit un acte fouillé,
De peu d'honneur, l'estendant sur sa face
Tout de son long, aupres du lict et place
Où Patroclus vivant souloit coucher.
Il use aussi fort à propos d'autres reprehensions, apres les
choses passees, donnant luy-mesme sa sentence touchant ce qui s'est
dit ou fait peu devant, comme, pour exemple, apres la narration de
l'adultere de Mars, il fait que les Dieux disent,
Ce n'est vertu que faire oeuvre illicite,
Car le boiteux attrape en fin le viste.
Et en un autre passage, apres l'audace presumptueuse de Hector, et
sa brave vanteterie il dit:
Le haut parler d'Hector en se vantant,
Alla Juno contre luy irritant.
Et touchant le couple de flesche que deslacha Pandarus,
Ainsi Pallas avec son sainct langage,
Persuada son esprit trop volage.
Telles sentences doncques, et telles opinins des poëtes, qui
sont couchees en paroles expresses, sont aisees à discerner
et cognoistre à qui y veut un peu prendre garde: mais encores
donnent ils d'autres instructions par les faicts, ainsi comme lon
dit, que Euripides respondit un jour à quelques uns qui
blasmoient Ixion, en l'appellant malheureux et maudit des Dieux:
Aussi ne l'ay-je jamais laissé, ce leur dit-il, sortit hors
de l'eschaffaud, que je ne l'aye attaché et cloué bras
et jambes à une rouë. Il est bien vray, qu'en Homere, il
n'y a point de telle maniere de doctrine, en termes expres, mais qui
voudra considerer un peu de pres les fables et fictions qui sont les
plus blasmees en luy, il y trouvera au dedans une tres-utile
instruction et speculation couverte, combien que quelques uns les
tordans à force, et les tirants, comme lon dit, par les
cheveux, en expositions allegoriques (ainsi que nous les appellons
maintenant, là où les anciens les nommoient
Souspeçons) vont disant, que la fiction de l'adultere de Mars
avec Venus signifie, que quand la planette de Mars vient à
estre conjoincte avec celle de Venus en quelques nativitez, elle
rend les personnes enclines à adulteres: mais quand le Soleil
vient à se lever là dessus, leurs adulteres sont
subjects à estre descouvers et pris sur le faict. Quant
à l'embellissement de <p 12v>Juno, et à la
fiction du tissu qu'elle emprunta de Venus, ils veulent que cela
signifie une purgation et purification de l'air qui se fait quand on
approche du feu: comme si le poëte luy mesme ne donnoit pas les
solutions et expositions de telles doutes: car en la fable de
l'adultere de Venus son intention n'est autre, que de donner
à entendre, que la Musique lascive, les chansons
dissoluës, et les propos que lon tient sur des mauvais
arguments, rendent les moeurs des personnes desordonnees, leurs vies
lubriques et effeminees, les hommes subjects à leur plaisir,
aux delices, aux voluptez, et aux amours de folles femmes,
Souvent changer de licts delicieux,
De baings aussi, et d'habits precieux.
Pourtant fait-il qu'Ulysses commande au Musicien qui chantoit sur la
lyre:
Change propos, et dis en ta chanson
Du grand cheval de Troye la façon.
Nous donnant la-dessous un bon enseignement, qu'il faut que les
Chantres, Musiciens, et Poëtes prennent les arguments de leurs
compositions des hommes sages et vertueux: et en la fiction de Juno
il a tresbien voulu monstrer, que l'amour et la grace que les femmes
gaignent sur les hommes par charmes, sorcelleries et enchantemens,
avec fraudes et tromperies, non seulement est chose de peu de duree,
mal asseuree, et dont l'homme se lasse, et se fasche bien tost, mais
aussi qui se tourne le plus souvent en courroux et aspre
inimitié, aussi tost que la volupté en est passee: car
il fait que Jupiter en ce lieu-là menasse ainsi Juno, et luy
use de telles paroles,
Tu cognoistras alors, que profité
Rien ne t'aura du lict la volupté,
Que me tirant à part hors l'assemblee
Des Dieux par dol tu as euë à l'emblee.
Car le recit et la representation des oeuvres vicieuses, pourveu
qu'à la fin elle rende à ceux qui les ont faittes la
honte, le deshonneur et le dommage qu'ils meritent, elle ne nuict
point, ains plus tost profite aux escoutans: pour ce que les
Philosophes usent d'exemples pris des histoires, pour admonester et
instruire les lisans par choses qui realement sont, ou qui ont
esté: mais les Poetes inventent et controuvent les choses par
lesquelles ils nous veulent enseigner. Qui plus est, tout ainsi
comme Melanthius, fust ou en jeu, ou à bon esciant, disoit
que l'estat d'Athenes demouroit sur ses pieds, et se maintenoit par
la division qui estoit entre les Orateurs, à cause qu'ils ne
panchoient pas tous d'un costé, at ainsi par le discord qui
regnoit entre ceux qui manioient les affaires, il se faisoit
tousjours quelque contrepois alencontre de ce qui estoit dommageable
à la chose publique: aussi les contrarietez qui se trouvent
entre les dicts des poëtes, ostans reciproquement la foy les
uns aux autres, empeschent que ce qu'il y a de dangereux et de
nuisible ne soit de si grand pois. Quand donques en approchant
telles sentences l'une de l'autre, il nous apparoistra qu'il y aura
contradiction evidente, alors il faudra encliner et favoriser
à la meilleure: comme,
Souvent, mon fils, les habitans des cieux
Font tresbucher les hommes soucieux. Au contraire,
Il n'y a rien, pour sa faute escuser,
Si à la main que les Dieux accuser. Et ceux-cy,
Prend ton plaisir à des biens amasser,
Non à sçavoir ou vertu prochasser. Au
contraire,
C'est chose trop grossiere, que d'avoir
Planté de biens, et rien plus ne sçavoir. Et
ailleurs,
A. Qu'est il besoing pour les Dieux que tu meures?
B. Il est meilleur. faire service aux Dieux
<p 13r> Ne m'a jamais semblé laborieux.
Toutes telles diversitez et contrarietez de sentences ont leurs
solutions prestes à la main, si (comme nous avons dit peu
devant) nous addressons le jugement des jeunes gens à adherer
à la meilleure. Mais quand il se trouvera quelque propos dit
meschamment, et que la response n'y sera pas toute prompte pour le
confondre sur le champ, il le faudra lors refuter et condamner par
autres sentences contraires que les mesmes poëtes auront
escrittes ailleurs, sans autrement s'en offenser ny courroucer
à eux, ains estimer que ce sont propos dicts par jeu, ou
seulement pour representer le naturel de quelque personnage.
Alencontre doncques des fictions qui sont en Homere, quand il fait
que les Dieux se jettent les uns les autres du haut en bas, ou
qu'ils sont blessez en bataille par les hommes, ou qu'ils tansent
les uns aux autres, et qu'ils on debats ensemble, tu pourras sur le
champ opposer, si tu veux, ce qu'il dit,
Tu pouvois bien, si tu eusses voulu,
Tenir propos qui eussent mieux valu.
Et certainement tu parles, et entens bien mieux les matieres
ailleurs en ces passages,
Les Dieux vivans sans travail à leur aise. Et en cest
autre,
Les Dieux seuls ont joyë perpetuelle. Et ailleurs,
Les Dieux pour eux ont retenu liesse,
Et resigné aux hommes la tristesse.
Car ce sont-là les vrayes et certaines opinions que lon doit
avoir des Dieux, et toutes ces autres fictions-là ont
esté controuvees seulement pour donner plaisir aux lisans. Au
cas pareil là où Euripides en un lieu dit,
Les dieux puissans, trop plus que nous ne sommes,
Vont abusant nous autres pauvres hommes
Par plusieurs tours de ruze tromperesse.
Il y faudra adjouster ce qu'il dit trop mieux, et plus veritablement
en un autre passage,
Si quelque mal les Dieux aux hommes font,
Certainement vrays Dieux plus ils ne sont.
Et comme ainsi soit que Pindare die fort aigrement et
vindicativement en un lieu,
Il faut tout tenter et faire,
Pour son ennemy défaire:
Il luy faut opposer, voire-mais tu dis toy-mesme en un autre
passage,
Tousjours d'une douceur traistresse
La fin est pleine de destresse.
Et Sophocles dit en un lieu,
Le gain tousjours est chose delectable,
Quoy que n'en soit le moyen veritable.
Mais nous avons entendu de luy en un autre passage,
Jamais ne fut de bon fruict rapporteur
Un parler vain et langage menteur.
Et à l'encontre de ces propos qui se lisent touchant l'avoir
et la richesse,
Richesse prend ce qui est accessible,
Et ce qui est du tout inaccessible.
Et, Possible n'est que de ses amours puisse
Jouïr le pauvre, encor qu'il en jouisse.
Au contraire,
Langue diserte est cause qu'un visage
Laid et hideux nous semble beau et sage.
On luy peut mettre à l'encontre plusieurs autres bonnes
sentences de Sophocles mesme:
<p 13v> L'homme qui n'est de biens mondains
fourny
Ne laisse pas d'estre d'honneur garny. Et ceste-cy,
Pour mendier, l'homme pis ne vaut mie,
Prouveu qu'il ait sagesse et preudhommie. Et d'autres,
Dequoy sert tant de vertus acquerir,
Veu que cela qui fait l'homme florir
En tout bon heur, la richesse opulente,
Vient de malice, et ruse fraudulente?
Menander aussi veritablement en quelque endroict a un peu trop
hault-loué et exalté la concupiscence de
volupté, mesmement pour ceux qui de nature sont chauds,
aspres, et d'eux-mesmes subjects à l'amour:
Tout ce qui est en ce monde vivant,
Et la chaleur du Soleil recevant.
Commune à tous, il est, il a esté,
Et sera serf tousjours à volupté.
Mais toutefois ailleurs il nous en destourne, et nous retire fort
à l'honnesteté, refrenant l'insolence de
l'impudicité, quand il dit,
La volupté de deshonneste vie,
Tousjours en fin de reproche est suyvie.
Ces derniers propos sont à demy contraires aux premiers, mais
bien sont-ils meilleurs et plus utiles: ainsi cest approchement de
propos contraires, en les considerant ainsi l'un devant l'autre,
fera l'un des deux effects, car ou il attirera les jeunes gens
à ce qui sera la meilleur, ou pour le moins il ostera et
diminuera de la foy aux pires: mais si d'adventure les poëtes
ne baillent eux-mesmes les responses et solutions à quelques
propos estranges qu'ils diront, il ne sera pas mauvais de leur
opposer les sentences contraires d'autres hommes illustres, pour les
mettre à l'espreuve de la balance à l'encontre des
meilleurs: comme, pour exemple, le poëte Alexis emeut à
l'adventure quelques uns par ces vers,
Si l'homme est sage, il doit de tous costez
Aller faisant amas de voluptez,
Dont il y a trois especes notables
A conserver la vie profitables:
La premiere est, manger: et la deuxiéme,
Boire: Venus vient apres la troisiéme:
Outre cela, toute fruition
D'aise se doit nommer accession.
Mais il leur faut à l'opposite ramener en memoire ce que le
sage Socrates souloit dire, «Que les hommes vicieux vivent pour
manger et pour boire, mais que les gents de bien boivent et mangent
pour vivre:» et semblablement alencontre du poëte qui
dit,
Contre un meschant meschanceté est bonne:
commandant par maniere de dire, que lon se rende semblable aux
meschants: on peut opposer ceste notable response de Diogenes,
lequel interrogué, «Comment on se pourroit le mieux
venger de son ennemy,» respondit, «En se rendant soy-mesme
homme de bien et d'honneur.» Et faut aussi user de la prudence
de Diogenes à l'encontre de Sophocles, lequel a emply un
million d'hommes de desespoir par ces vers qu'il a escrits touchant
la religion et confrairie des mysteres de Ceres,
O tresheureux les enfans des Confreres,
Qui aiants veu les secrets des mysteres
Vont aux enfers. Il n'y a que ceux-là
Qui puissent estre en vie pardela:
<p 14r> Les autres tous devallans y endurent
De griefs tourments, qui sans fin tousjours durent.
Diogenes ayant ouy ce propos, demanda tout haut, Qu'est-ce que tus
dis? le larron Pat@ecion estant decedé, aura-il plus heureuse
condition de son estre apres ceste vie, que n'aura Epaminondas,
seulement pour ce qu'il aura esté de la religion et de la
confrairie des mysteres? Car à Timotheus en plein Theatre,
où il chantoit un sien poëme qu'il avoit composé
à la louange de Diane, et l'appelloit par les surnoms que les
Poëtes ont accoustumé de luy bailler, Furieuse,
Insensee, enragee, forsennee: Cynesias respondit sur le champ tout
hautement, Que puisses-tu avoir une fille qui soit telle. Aussi fut-
ce bien gentillement respondu à Bion à l'encontre de
ces vers de Theognis,
L'homme ne peut faire ne dire rien,
Quand pauvreté l'estraint en son lien,
Et a sa langue au palais attachee:
Comment doncques babilles-tu tant, veu que tu es pauvre, et nous
romps la teste de ton caquet? aussi ne faut-il pas omettre les
occasions des paroles et sentences adjacentes ou meslees parmy les
propos que nous cognoistrons meriter d'estre corrigez: mais tout
ainsi que les medecins disent que la mousche Cantharide est bien un
mortel poison, et toutefois que les ailes et les pieds ont force
d'aider au contraire, et de dissoudre sa mortelle puissance: aussi
és dicts des poëtes un seul nom, ou un seul verbe, mis
aupres de ce que lon a peur qui nuise, rendra bien souvent plus
debile et plus foible sa force de tirer le lecteur à mal: au
moyen dequoy il s'y faut attacher, et plus amplement declarer la
signifiance desdicts mots: comme, pour exemple, aucuns font en ces
vers icy,
C'est l'ordinaire aux humains malheureux,
Tondre leur chef, et larmoyer sur eux. Et en ceux-cy,
Chetifs humains sont à misere nez,
Et à tous maux par les Dieux destinez.
Car le poëte ne dit pas absoluëment aux humains que les
Dieux ayent predestiné de vivre en douleur et malheur, mais
il le dit aux fouls et ecervelez, lesquels estans ordinairement
cauteleux et miserables pour leurs meschancetez, il a
accoustumé d'appeller Deilous et Oïzyrous. [...] Il y a
encore un autre moyen de divertir et destourner les intelligences
des propos poëtiques en bonne part, lesquels on pourroit
autrement prendre en mauvaise, par l'interpretation de la
signifiance, en laquelle ils ont accoustumé de prendre les
mots: à quoy il vaut mieux exerciter les jeunes escholiers,
que non pas à l'intelligence de certaines paroles obscures,
que nous appellons glottas, pour ce que cela est plein de grand
sçavoir, et de delectation, comme de sçavoir pourquoy
ce mot Rigedane aux poëtes signifie male mort, [...] c'est pour
autant que les Macedoniens appellent la mort Danos: et les Aeoliens
appellent la victoire que lon gaigne par patience et par
continuation de perseverance, Cammonie: [...] les Dryopiens
appellent les Dieux, Popi. [...] Cela est utile, et du tout
necessaire, si nous voulons recevoir utilité, non pas
dommage, de la lecture des poëtes, sçavoir comment et en
quelle signification ils usent des noms des Dieux, et aussi des
appellations, c'est à dire, dictions qui signifient biens et
maux, et que c'est qu'ils entendent quand ils nomment Psychen, c'est
à dire, l'ame: [...] et Moeran, c'est à dire la
destinee, [...] et si ce sont termes qui ne se prennent qu'en une
signification, ou en plusieurs, en leurs escrits, comme beaucoup
d'autres. [...] Car ce mot Oicos signifie aucunefois la maison
où lon demeure, comme quand il dit,
En la maison au comble haut levé:
Aucunefois il signifie le bien, et le revenu, comme là
où il dit,
<p 14v> Journellement ma maison on me mange.
[...] Et ce mot Bios, c'est à dire vie, aucunefois se prent
pour vivre, comme en ce vers,
Luy voulant mal Neptune, par envie,
Diminua la pointe de sa vie.
Et aucunefois il signifie les facultez et les biens,
Et ce pendant d'autres mangent ma vie.
[...] Ce terme aussi Halyin, il le prent aucunefois pour estre
fasché et ennuyé, comme quand il dit,
Ainsi parla, mais elle mal contente
Se departit, en son coeur fort dolente.
Quelquefois il signifie se resjouir et se glorifier,
Te glorifies-tu
Pour un belistre Irus avoir battu?
[...] Et Thoazin aucunefois signifie, se mouvoir impetueusement,
comme quand Euripides dit,
De l'Ocean se mouvant la baléne.
et signifie aussi se seoir et se reposer, comme quand Sophocles
dit,
Mes beaux amis, quelle est l'occasion
De ceste vostre estrange session?
Que veulent dire alentour de vos testes
Rameaux de ceux qui viennent aux requestes?
C'est aussi fait dextrement, que d'accommoder la signification et
l'usage des paroles aux choses qui se presentent, ainsi comme les
Grammairiens enseignent, que les mots prennent diverse signifiance
selon la diversité de la matiere subjecte: comme,
La nef petite entre les autres prise,
Mais en la grand' charge ta marchandise.
[...] Car ce mot Aenin en ces vers signifie Epaenin, c'est à
dire, louër: mais louër en ce lieu-là vaut autant
à dire comme, refuser ou rejetter: ne plus ne moins qu'en une
commune façon de parler nous avons accoustumé de dire,
Cela va bien, ou, bon prou luy face, quand nous ne voulons point de
quelque chose, ou que nous ne l'acceptons point: aussi disent
aucuns, que Proserpine pour ceste cause a esté appellee
Epaenen, pour ce que c'est une Deesse qui est à rejetter.
Laquelle difference et diversité de signification des
vocables il convient observer premierement és plus grandes
choses, et qui sont de plus grande consequence, comme és noms
des Dieux: et pour ce commancerons nous à enseigner aux
jeunes gens, que les poetes usent des noms des Dieux, entendans
aucunefois leur essence mesme, et aucunefois les forces et
puissances que ces Dieux-là donnent, ou ausquelles ils
president, appellans ces deux choses par un seul mesme mot: comme,
pour exemple, quand Archilochus faisant sa priere dit,
Sire Vulcain escoute ma demande,
En m'ottroyant ce que je te demande
A deux genoux: et me donne les biens
Que quand tu veux tu peux donner aux tiens.
il est tout evident qu'il invoque là le Dieu propre. Mais
là où parlant du mary de sa soeur, qui avoit
esté noyé en la mer, il dit qu'il eust porté
plus patiemment sa calamité,
Si Vulcain eust son chef et corps aimé
Dedans ses beaux vestements consumé:
il entend du feu, et non pas de l'essence du Dieu. Pareillement
Euripides disant en son jurement,
<p 15r> Par Jupiter les astres regissant,
Et Mars de sang espandu rougissant,
il est bien certain qu'il parle des Dieux: mais quand Sophocles
dit,
Mars est aveugle, ô Dames, et sans yeux,
Rompant tout comme un sanglier furieux,
il faut entendra là de la guerre: ne plus ne moins qu'il le
faut prendre pour le fer en ce lieu d'Homere,
Dont Mars trenchant au long du clair Scamandre
A maintenant le noir sang fait espandre.
Comme ainsi soit doncques, qu'il y a plusieurs termes et vocables
doubles, aians plusieurs diverses significations: il faut entendre
et retenir, que par ces mots Dios et Zenos, qui signifient Jupiter,
les Poëtes entendent aucunefois le Dieu en son essence, et
quelquefois la fortune, et quelquefois la fatale destinee: car quand
ils disent,
O Jupiter regnant sur le mont Ide:
Et aillieurs,
O Jupiter qui est plus que toy sage?
ils parlent en ces lieux-là, et autres semblables, du Dieu:
mais quand en discourant des causes des choses qui se font, il vient
à les nommer en disant,
D'hommes vaillants elle jetta grand nombre,
Avant leur temps, en la tenebreuse umbre
Des creux enfers. le vouloir tel estoit
De Jupiter qui cela permettoit.
en ce lieu-là il entend par Jupiter la fatale destinee. Car
il n'est pas vray-semblable que le poëte pensast, que Dieu
autrement machinast du mal aux hommes, mais bien veut-il en passant
donner à entendre, que la necessité des choses
humaines est telle, qu'il est fatalement predestiné à
toutes villes, toutes armees, et tous Capitaines, s'ils sont bien
sages, que leurs affaires aussi necessairement prospereront, et
qu'ils viendront en fin au dessus de leurs ennemis: mais si au
contraire, se laissans aller à leurs passions, et tombans en
erreurs, ils viennent à avoir des differents, et à
entrer en querelles les uns contre les autres, comme feirent ceux-
cy, il est force qu'il en sourde tout trouble, tout desordre, et que
finablement l'issue n'en vaille rien.
Conseils qui sont à mal faire obstinez,
A porter fruicts tels sont predestinez.
Et toutefois quand Hesiode fait, que Prometheus conseille à
Epimetheus son frere,
Ne reçoy dons que Jupiter t'envoye
Du ciel en terre, ainçois les luy renvoye:
il use là du nom de Jupiter voulant, signifier la puissance
de fortune: car il appelle tous les biens de fortune dons de
Jupiter, comme richesse, mariages, estats, et tous autres biens
exterieurs, dont la possession est inutile à ceux qui n'en
sçavent pas bien user: et pourtant estimoit-il que Epimetheus
estant homme de nulle valeur, et sans entendement, devoit craindre
et eviter toutes telles prosperitez de la fortune, comme voyant bien
qu'il estoit pour en recevoir honte, perte et dommage, plus tost
qu'autrement. Et semblablement quand il dit,
N'ayes le coeur de jamais à personne
La pauvreté reprocher que Dieu donne.
il appelle là manifestement, don de Dieu, une chose fortuite,
n'estimant pas que ce soit reproche, que lon doive mettre devant le
nez à un homme, qu'il soit par cas de fortune pauvre: mais
bien que la pauvreté qui procede de paresse, de
lascheté, di'oisiveté, ou bien de folle despense, et
de superfluité, soit reprochable et honteuse. Car n'ayans pas
encore lors ce mot de Fortune en usage, et neantmoins cognoissans
<p 15v>desja bien que la puissance de celle cause variante,
inconstamment et incertainement ne se pouvoit pas eviter par
discours d'entendement humain, ils exposoient cela, et le
declaroient comme ils pouvoient par les noms des Dieux, ne plus ne
moins que nous en commun langage appellons quelquefois des affaires,
des meurs, et natures de personnes, des propos, et des hommes
mesmes, celestes et divins. Voila un expedient et moyen pour soudre
et corriger plusieurs sentences, qui semblent de prime face
impertinemment et importunément dittes de Jupiter, comme sont
celles-cy,
Jupiter a sur le sueil de sa porte
Deux tonneaux pleins de l'une et l'autre sorte
De sorts, dont l'un est remply des heureux,
L'autre contient ceux qui sont malheureux. Et ceste-cy,
Le haut tonnant ne voulut pas conduire
A bonne fin leurs serments, mais pour nuire
Autant aux uns qu'aux autres, leurs transmeit
Signes du ciel, dont en erreur les meit.
De là sourdit aux Troyens et aux Grecs
Le mal qui tant leur causa de regrets:
Pour ce qu'ainsi à Jupiter plaisoit,
Qui tellement fourvoyer les faisoit.
Car tout cela se doit entendre de la Destinee fatale, ou de la
fortune, les causes desquelles sont incomprehensibles à
nostre entendement, et ne sont du tout point en nostre puissance.
Mais là où il y a chose conforme à la raison et
à la semblance de verité, là estimons nous que
proprement il entende Dieu quand il nomme Jupiter, comme en ces
passages-icy,
Par les squadrons des autres il alloit,
Mais rencontrer Ajax il ne vouloit,
Car Jupiter a en haine celuy,
Lesquel s'attache à un plus fort que luy.
Et ailleurs,
Jupiter est des grands cas soucieux,
Mais les petits il laisse aux demy-Dieux.
Aussi faut-il avoir bien soigneusement l'oeil aux autres dictions,
qui se tournent et transferent à signifier plusieurs choses
diverses, et qui se prennent diversement par les Poëtes, comme
est entre autres ce mot Areté, c'est à dire, vertu:
[...] car pour ce que non seulement elle rend les hommes sages,
prudents, justes et bons, tant en faicts qu'en dicts, mais aussi
ordinairement leur acquiert honneur, gloire et authorité:
à ceste cause ils appellent souvent Areté glorieuse
renommee et puissance, ne plus ne moins qu'ils appellent Elaea,
c'est à dire, l'olive, [...] et Phegos la fouïne, du
mesme nom que les arbres qui les portent: [...] et pourtant quand le
jeune homme trouvera en lisant les poëtes ces passages,
Les Dieux ont mis la sueur au devant
De la vertu.
Et, Lors les Gregeois rompirent par vertu
Des ennemis le squadron combattu.
Et, S'il faut mourir, honorable est la mort
Quand par vertu du monde ainsi lon sort.
qu'il pense incontinent que cela est dit de la meilleure, plus
excellente, et plus divine habitude qui puisse estre en nous,
laquelle nous entendons que ce soit droitture de raison et de
jugement, le cyme de nature raisonnable, et une disposition de l'ame
<p 16r>consentant et s'accordant avec soy-mesme. Mais quand
au contraire il viendra à lire ces autres lieux icy,
C'est Jupiter qui fait la vertu croistre,
Comme il luy plaist, és hommes, et decroistre. Et
cestuy-cy,
Gloire & vertu vont apres la richesse.
qu'il ne demeure pas pour cela esblouy d'esbahissement de l'heur des
riches, et s'en emerveillant comme s'ils avoient incontinent avec
leur richesse la vertu achettee à pris d'argent, ny ne se
persuade pas qu'il soit en la puissance de Fortune, augmenter, ou
raccourcir et diminuer sa prudence, ains estime que le Poëte
aura là usé du nom de vertu pour signifier honneur,
authorité, prosperité, ou quelque autre chose
semblable: ne plus ne moins que ce mot [...], c'est à dire,
malice, se prent aucunefois par eux en sa propre signification, pour
la mauvaistié ou meschanceté de l'ame, comme quand
Hesiode escrit,
De la malice on en trouve à foison.
aucunefois il se prent pour quelque autre mal ou malheur, comme
quand Homere dit,
Les hommes tous vieillissent en malice.
Car celuy s'abuseroit grandement qui se persuaderoit, que les
Poëtes prissent beatitude et l'entendissent precisément,
comme font les Philosophes pour une habitude parfaite, et une
possession entiere de tous biens, ou bien pour une perfection de vie
coulante heureusement selon nature, pour ce que bien souvent ils en
abusent, en appellant l'homme opulent en biens, heureux, et en
nommant puissance, honneur, et authorité, beatitude et
felicité. Homere a bien usé proprement de ces termes
en ces vers,
Pour posseder une grande chevance
Je n'ay point plus au coeur d'esjouissance.
aussi fait Menander, quand il dit,
De tout avoir j'ay chez moy grande somme,
Et pour cela chacun riche me nomme,
Mais bien-heureux pas un seul ne m'appelle.
Et Euripides fait un grand trouble, et une grande confusion, quand
il dit ainsi,
Ja ne me soit donnee vie heureuse,
Pour estre aussi ensemble douloureuse. Et en autre lieu,
Pourquoy vas-tu honorant tyrannie,
Qui est heureuse injustice et benie?
Si ce n'est que lon prenne les termes par translation, en autre
signifiance qu'en leur propre. Mais à tant c'est assez
parlé de ce propos. Au reste il ne fault pas recorder une
fois seulement, mais plusieurs, aux jeunes gens, et leur remettre
souvent devant les yeux, que la Poësie ayant pour son propre
subject l'imitation, use d'ornement et d'enrichissement, en
descrivant les choses qui se presentent à elle, et les moeurs
et naturels des personnes, mais toutefois elle n'abandonne point la
semblance de verité, pour ce que l'imitation delecte le
lisant, d'autant qu'elle tient du vraysemblable: et pourtant
l'imitation qui ne veut pas de tout poinct se departir de la
verité, exprime les signes de vice et de vertu, qui sont
meslez parmy les actions, comme fait celle d'Homere, laquelle ne
s'arrestant aucunement aux estranges opinions des Stoïques, qui
disent qu'il ne peult avoir rien qui soit de mal conjoinct avec la
vertu, ny aussi de bien avec le vice, ains que du tout, en tout, et
par tout l'ignorant fault et peche tousjours, et au contraire aussi,
que le sage fait tousjours et en toutes choses bien. Car ce sont les
opinions des Stoïques, que lon dispute par les escholes: mais
aux affaires de ce monde, et en la vie des hommes, ainsi que dit
Euripides,
possible n'est que le mal de tout poinct
<p 16v> D'avec le bien, non meslé, soit
desjoinct:
ains y a tousjours meslange de l'un avec l'autre. Mais sans
verité la poësie use fort de varieté et de
diversité: car les diverses mutations sont celles, qui
donnent aux fables la force de passionner les lisans, et qui font
les estrange evenements, et contre l'opinion de ceux qui les lisent,
en quoy consiste le plus grand esbahissement, et dont procede le
plus de plaisir: au contraire, ce qui est simple et uniforme
n'apporte point de passion, et n'y a point de fiction: d'où
vient que les Poëtes ne font jamais que mesmes hommes gaignent
tousjours, ne qu'ils soient tousjours heureux, ne que tousjours ils
facent bien: qui plus est, quand ils feignent que les Dieux mesmes
s'entremettent des affaires des hommes, ils ne les font pas sans
passion, ny exempts d'erreur et de faute, de peur que ce qui
passionne, et qui tient suspendus en admiration les coeurs des
hommes en la poësie, ne demeure oisif et amorty, s'il n'y avoit
aucun danger, ny aucun adversaire. Cela estant ainsi, menons le
jeune homme à lire les oeuvres des poëtes: non estant
prevenu de telles opinions touchant ces grands et magnifiques noms-
là des anciens, comme s'ils avoient esté sages, justes
et vertueux Roys en toute perfection, et par maniere de dire, la
regle de toute vertu et de toute droitture: car autrement, il en
rapportera grand dommage, s'il y va avec ceste opinion de trouver
tout bon ce qu'ils diront, et de l'admirer, et non pas d'en
haïr aucuns, et approuver celuy qui blasme ceux qui font ou qui
disent de telles choses:
O Jupiter, Apollo, et Minerve,
Que nul des Grecs sa vie ne preserve,
Ny des Troiens: mais que nous eschappions
La mort, à fin que tous seuls nous sappions
Les hautes tours et murailles de Troie.
Et, J'ay entendu la voix trespitoyable
De cassandra la fille miserable
Au Roy Priam, que my femme traistresse
Clyt@emnestra, en cruelle destresse
A fait mourir, pour une jalousie
D'elle et de moy, dont elle estoit saisie.
Et, De me mesler avec la concubine
A mon vieil pere, à fin que la mastine
En eust apres en haine le vieillard.
Ce qui je creus, et fus lasche paillard.
Et, Jupiter pere, il n'y a Dieu aux cieux
Qui soit autant que toy pernicieux.
Le jeune homme ne s'accoustume point à jamais louër
aucun propos semblable, ny n'aille point cerchant aucunes
couvertures pour l'escuser, ny ne s'estudie point à inventer
des desguisements coulorez pour masquer des choses infames et
vilaines, à fin de monstrer la subtilité et
vivacité de son esprit: mais plus tost, qu'il estime que la
Poësie est une imitation d'hommes, de moeurs, et de vies non
entierement parfaittes, ou du tout irreprehensibles, ains meslees de
passions, de faulses opinions, et d'ignorance, mais qui bien souvent
par la dexterité et bonté de leur nature se reviennent
à ce qui est le meilleur. Quand le jeune homme se sera ainsi
preparé, et aura ainsi informé et instruict son
entendement, de maniere que les choses bien faittes et bien dittes
luy emouveront le coeur, et l'affectionneront, et au contraire, les
mauvaises luy desplairont, et le fascheront: ceste instruction de
son jugement fera, que sans aucun danger il pourra lire et ouïr
toutes sortes de livres poëtiques. Mais celuy qui admire tout,
qui s'apprivoise à tout, et qui a desja le jugement asservy
par la magnificence de ces grands noms heroïques, ne plus ne
moins que ceux des disciples de <p 17r>Platon qui
contrefaisoient les hautes espaules de leur maistre; et le
begueyement d'Aristote, ne se donnera garde qu'il se laissera trop
aisément aller à des choses mauvaises. De l'autre
costé aussi ne faut-il pas faire comme les superstitieux, qui
quand ils sont en un temple, craignent effroyeement tout, et adorent
tout, ains faut hardiment prononcer autant ce qui est dit
importunément et meschamment, que ce qui l'est bien et
sagement. Comme, pour exemple, Achilles voyant les gens de guerre
tous les jours tomber malades, se faschant de voir la guerre aller
ainsi en longueur, luy principalement qui avoit si grand renom et si
grande reputation en la guerre, assemble le conseil: mais d'avantage
estant homme sçavant en la medecine, et voyant apres le
neufiéme jour, qui est critique, c'est à dire, auquel
se fait la judication de la convalescence, ou de la mort, que ce
n'estoit point une maladie ordinaire, ny contractee des causes
accoustumees et communes, il se dresse en pieds pour parler, non pas
au commun peuple, ains pour donner conseil au Roy, en disant,
Fils d'Atreus, il sera necessaire
De retourner, ce croy-je, sans rien faire.
Il dit cela sagement et modestement, et luy seoit bien de le dire:
mais là où le devin dit, qu'il redoute le courroux du
plus puissant de tous les Grecs, Achilles luy respond alors, non
plus sagement ny modestement, en jurant, que nul, tant comme il
seroit vivant, ne luy mettroit la main sur le collet: et y
adjoustant d'avantage, non pas si tu disois Agamemnon mesme:
monstrant en cela un mespris et va contemnement de celuy qui avoit
l'auctorité souveraine: et passant encore outre en fureur de
cholere, il met la main à l'espee, en volonté de le
tuer: ce qui n'eust esté ny sagement, pour son honneur, ny
utilement fait à luy: et puis s'en repentant soudain,
Dans le fourreau son espee il remeit,
Minerve au coeur ce bon conseil luy meit.
En quoy il feit bien et honnestement, que n'ayant peu de tout point
retrancher sa cholere, au moins la modera-il, et la reteint soubs
l'obeissance de la raison, avant que de commettre aucun exces,
auquel il n'y eut point eu de remede. Pareillement aussi Agamemnon,
en ce qu'il fait et qu'il dit en l'assemblee du conseil, est digne
de mocquerie: mais en ce qu'il ordonne touchant Chryseïs, est
plus venerable, et maintient plus sa majesté Royale. Car
Achilles, ce-pendant que lon luy enléve la belle
Chryseïde,
Loing de ses gens se retirant à part,
S'en va plorer chaudement à l'esquart.
Mais Agamemnon conduisant luy mesme la sienne jusques dedans la
navire, la livrant et la renvoyant à son pere, celle que
n'agueres il avoit dit, qu'il l'aimoit plus cherement qu'il ne
faisoit sa propre femme espousee, il ne fit rien indigne de luy, ne
qui sentist son homme passionné d'amour. Et au contraire,
Phoenix estant maudit par son pere, à cause de sa concubine,
dit ces propos,
Je fus en train d'aller tuer mon pere,
Mais quelque Dieu refrena ma cholere,
Me remonstrant comme ma renommee
En demourroit à jamais diffamee
Entre les Grecs, par lesquels interdit
Nommé serois parricide maudit.
Aristarchus aiant en horreur telle abomination, osta ces vers en
Homere. Mais ils ne sont pas mal à propos en ce lieu
là, pour ce que Phoenix en cest endroit là enseigne
à Achilles, comme la cholere est une violente passion, et
comme il n'est chose que les hommes n'osent commettre quand ils sont
enflammez de courroux, quand ils ne veulent pas user de raison, ny
croire ceux qui les addoucissent. Car il introduit Meleager qui se
courrouce à ses citoiens, et puis apres se rappaise,
reprenant en cela <p 17v>et blasmant sagement les passions,
mais louant aussi ceux qui ne s'y laissent point aller, ains y
resistent, et les maistrisent, et s'en repentent, comme estant chose
honneste et utile. Il est vray qu'en ces passages là, la
difference est toute evidente et manifeste, mais là où
il y a quelque obscurité et incertitude de la sentence et
intelligence des propos, il faut arrester le jeune homme en cest
endroit là, et luy enseigner à faire une telle
distinction: Si Nausicaa voyant Ulysses homme estranger, s'eschauffa
de la mesme passion qu'avoit fait Calypso envers luy, comme celle
qui ne demandoit que son plaisir, estant desja en aage de marier, et
dit follastrement ces parolles à ses chambrieres,
Pleust or à Dieu qu'un tel mary me vinst,
Et qu'avec moy volontiers il se teinst.
son audace et son incontinence est à reprendre: mais si par
les propos d'Ulysses ayant apperceu qu'il estoit homme de bon sens
et de bon entendement, elle souhaitte plus tost estre mariee avec
luy, qu'avec un de son pays qui ne sçeust que baller, ou
voguer sur la mer, en ce cas elle seroit digne de louër. Au cas
pareil quand Penelopé devise gracieusement et courtoisement
avec les poursuyvans qui la demandoient en mariage, et que eux
alencontre luy donnent des habillements, joyaux d'or, et autres
ornemens à parer les Dames, Ulysses s'en resjouissant,
Il leur tiroit des dons de dessoubs l'aile,
Et en prenoit son plaisir avec elle:
s'il s'esjouissoit de ce que sa femme recevoit des dons, et qu'il
prenoit plaisir au gaing qu'il y avoit, il surpassoit en
macquerellage le Polyager qui est tant mocqué et
picqué par les Poëtes comiques,
Polyager a bon heur qui luy rit,
C'est pour autant que chez luy il nourrit
Du ciel la chévre, et par son influence
Il reçoit biens mondains en affluence.
Mais s'il le faisoit pour ce qu'il esperoit par ce moyen les avoir
mieux soubs sa main, et moins se doutans de ce qu'il leur gardoit,
en ce cas-là son esjouissance et son asseurance estoient
fondees en raison. Semblablement aussi au denombrement qu'il fait
des biens que les Ph@eaciens avoient exposez avec luy sur le rivage,
et puis avoient fait voile, si veritablement en telle solitude, et
en telle incertitude de l'estat où il se trouve, il a peur de
son argent et de ses biens,
Q'ils ne s'en soient ainsi allez d'emblee,
Pour luy avoir aucune chose emblee:
il est, à l'adventure, plus digne de commiseration, que de
detestation, pour avarice. Mais si, comme aucuns pensent, n'estant
pas asseuré qu'il fust en l'Isle d'Ithace, il estime que la
conservation de ses biens et de son argent soit une certaine preuve
et demonstration de la legalité et saincteté des
Ph@eaciens, pour ce que autrement ils ne l'eussent pas ainsi
transporté en terre estrange sans y avoir profit, et ne
l'eussent pas laissé là en s'en allant sans toucher
à rien du sien, il n'use pas en cela de mauvais indice, et
est sa providence en ce faict digne de louange. Il y en a bien
quelques uns qui blasment mesme ceste exposition de luy sur le
rivage, s'il est vray qu'elle fust faicte par les Ph@eaciens luy
dormant, et dit-on que les Thyrreniens en gardent ne sçay
quelle histoire, par laquelle il appert que Ulysses de sa nature
aimoit fort à dormir, et que pour ceste cause, bien souvent
on ne pouvoit pas parler à luy: mais si le sommeil n'estoit
pas veritable, et que aiant honte de renvoyer les Ph@eaciens qui
l'avoient amené, sans les festoyer chez luy, et leur faire
des presens, et ne pouvant faire qu'il ne fust descouvert et cogneu
par ces ennemis, s'ils demouroient avec luy, il usa de ce pretexte
pour couvrir et celer sa perplexité de ne sçavoir
comment il devoit faire, <p 18r>en faisant semblant de
dormir, en ce cas ils l'approuvent. En donnant doncques de tels
advertissements aux enfans, nous ne les laisserons point tomber en
corruption de moeurs, ains plus tost leurs imprimerons un zele et un
desir des choses meilleures, en leur louant ainsi les bonnes, et
blasmant les mauvaises. Ce que principalement il convient faire
és Trag@edies, là où bien souvent il y a des
propos affettez, et paroles fines et malicieuses sus des actes
vilains et deshonnestes car ce que dit Sophocles en un passage n'est
pas universellement vray,
On ne sçauroit parler honnestement
De ce qui est fait deshonnestement.
Car luy mesme bien souvent en de mauvaises natures, et en faicts
reprochables, a accoustumé de les pallier avec certains
propos riants et raisons apparentes: et son compaignon Euripides,
tout de mesme. Ne voyons nous pas qu'il fait, que Ph@edra accuse
Theseus de son forfait d'elle mesme, disant que c'est à cause
de ses meschancetez qu'elle est devenue amoureuse d'Hippolytus: et
si donne une semblable audace à Helene en la Trag@edie des
Troades contre la Royne Hecuba, disant que c'estoit celle qui avoit
plus tost merité d'estre punie, pource qu'elle avoit
enfanté Alexandre Paris son adultere? Le jeune homme doncques
ne doit point prendre coustume de trouver telles inventions galantes
ny de bon esprit, et de rire à telle subtilitez et telles
arguces de devis, ains de haïr autant ou plus les paroles
d'intemperance et de dissolution, que les faicts mesmes. Parquoy en
tous propos il sera tousjours bon d'en recercher la cause, ne plus
ne moins que faisoit Caton quand il estoit encore jeune enfant, car
il faisoit tout ce que son P@edagogue luy commandoit, mais il luy
demandoit tousjours la cause et la raison de chasque commandement:
mais aux Poëtes il ne faut pas croire tout, comme lon feroit ou
à des P@edagogues, ou à des Legislateurs, si la
matiere subjette n'est fondee en raison, et elle sera fondee en
raison lors qu'elle sera bonne et honneste: mais si elle est
meschante, alors elle devra sembler folle et vaine. Or y a il des
gents qui demandent et recerchent asprement et curieusement que
c'est qu'a voulu dire Hesiode en ce vers,
Ne mets le pot au dessus de la tasse. Et Homere en ceux-
cy,
Le chevalier de son char demonté,
Qui sur celuy d'autre sera monté,
Combattre avec la forte javeline.
Et des autres choses qui sont bien de plus grande consequence, ils
en reçoivent la creance legerement, sans rien enquerir ny
examiner, comme sont ces propos icy,
Qui sent son pere ou sa mere coulpable
De quelque tare, ou faute reprochable,
Cela de coeur bas et petit le rend,
Combien qu'il eust de sa nature grand. Et cestuy-cy,
Celuy qui a la fortune adversaire,
Doit abbaisser son courage haulsaire.
Et autres telles sentences, lesquelles touchent aux moeurs, et
troublent la vie des hommes, leur imprimans de mauvaus jugements, et
des opinions lasches, qui n'ont rien de l'homme magnanime, si ce
n'est que nous nous accoustumions à leur contredire à
chasque point, en ceste maniere: Pourquoy est-il besoing, que celuy
qui a fortune contraire abbaisse son courage, et non plus tost qu'il
s'éleve contre elle, et se maintienne haut, et non subject
à estre rabbaissé ny ravallé par les accidents
de la fortune? Et à quelle cause, pour estre né d'un
pere fol ou vicieux, faut-il que j'aye le coeur abbatu, si je suis
homme de bien et sage? Est-il plus raisonnable, que l'ignorance et
faute de mon pere me tienne bas et n'osant lever la teste, que ma
propre valeur et vertu me hausse le courage? Car celuy qui resiste
faisant de telles oppositions alencontre, <p 18v>et ne donne
pas le flanc, par maniere de dire, à tout propos, comme
à tout vent, ains estime que ceste sentence de Heraclitus
soit sagement ditte,
Un homme mol s'estonne de tout ce qu'il oit dire.
celuy-là, dis-je, reboutera et rejettera plusieurs propos des
Poëtes, qui ne seront ny profitables ny veritables. Ces
observations done feront, que le jeune homme pourra ouyr et lire
sans danger les Poëtes. Mais pourautant que ne plus ne moins
qu'en la vigne le fruict bien souvent est caché dessous les
pampres et les branches, de sorte que lon ne le voit point, à
cause qu'il est tout couvert: aussi en la diction poëtique, et
parmy les fables et fictions des Poëtes, il y a beaucoup
d'advertissements utiles et profitables, que le jeune homme ne peult
appercevoir de luy mesme, et neantmoins il ne faut pas qu'il s'en
escarte, ains qu'il s'attache fermement aux matieres qui peuvent
servir à le dresser à la vertu, et qui peuvent luy
former ses moeurs. Il ne sera pas mauvais de discourir un peu sur ce
propos en peu de paroles, touchant sommairement les choses en
passant, laissant les longues narrations, confirmations, et la
multitude d'exemples à ceux qui escrivent plus à
l'ostentation. Premierement doncques, le jeune homme cognoissant les
bonnes moeurs, et bonnes natures des hommes, et les mauvaises aussi,
qu'il prenne bien garde aux paroles et aux faicts que le Poëte
leur attribue au plus pres de ce qui leur est convenable, comme
Achilles dit à Agamemnon, encore qu'il le die en cholere,
Jamais à toy pareille recompense
Je n'ay, non pas quand des Grecs la puissance
Un jour aura la grande Troie prise.
Mais Thersites tensant le mesme Agamemnon dit,
Du cuyvre à force il y a en ta tente,
Mainte captive en beauté excellente,
Dequoy les Grecs un present te feront
Premier de tous, quand pris Troie ils auront. Et derechef
Achilles,
Si Jupiter tant nos voeux favorise,
Que par nous soit Troie la grande prise. Et Thersites,
Que prisonnier j'ameneray lié,
Moy, ou des Grecs quelqu'un autre allié.
Semblablement en la reveuë de l'armee que fait Agamemnon,
passant au long de toutes les bandes, il tanse Diomedes, lequel ne
luy respond rien,
Du roy portant à la voix reverence.
Mais Sthenelus, dont il ne faisoit point de compte, luy
replique,
Fils d'Atreus ne dis parole vaine,
Veu que tu sçais la verité certaine:
Nous nous vantons de valoir beaucoup mieux,
Que n'ont jamais fait tous nos peres vieux.
La difference qu'il y a entre ces personnages bien remarquee
instruira et enseignera le jeune homme, que c'est chose honneste,
que d'estre humble et modeste: et au contraire, l'advertira de
fuïr l'orgueil et l'outrecuidance, et le parler hautainement de
soy, comme chose mauvaise. Aussi sera-il expedient et utile
d'observer en ce passage, ce que fait Agamemnon, car il passe outre
Sthenelus, sans s'arrester à parler à luy: mais il ne
met pas ainsi à nonchaloir Ulysses qui s'estoit senti
picqué,
Ainsi parla et luy rendit response,
Quand il cogneut que choler luy fronce
La face, et l'autre apres luy repliqua.
Car de respondre à tout le monde, c'est à faire
à un poursuivant qui fait la court, et non pas à un
Prince qui retient sa dignité: mais aussi de mespriser tout
le monde <p 19r>c'est fait en homme superbe et fol. Aussi
fait tresbien Diomedes, lequel estant repris et tansé par le
Roy, se tait, en la battaille: mais apres la battaille, il parle
hardiment à luy,
Tu m'as des Grecs le premier assailly,
Me reprochant d'avoir le coeur failly.
Ce sera aussi bien fait d'entendre et observer la difference qu'il
y a entre un homme prudent, et un devin, qui ne veult qu'apparoistre
et se monstrer: Car Calchas ne choisit point le temps opportun, et
ne se soucia point de charger publiquement devant tout le monde le
Roy Agamemnon, disant que c'estoit luy, et non autre, qui leur
amenoit la pestilence. Mais Nestor, au contraire, voulant mettre en
avant le propos de reconciliation avec Achilles, de peur qu'il ne
semblast qu'il voulust devant tout le peuple accuser le Roy d'avoir
failly, et de s'estre trop laissé transporter à sa
cholere, il l'admoneste,
Donne à disner aux Seigneurs de grand aage,
Venir t'en peut tout honneur sans dommage:
L'advis adonc de plusieurs tu prendras,
Et au meilleur sagement te tiendras.
Puis, apres le souper, il envoye ses ambassadeurs. L'une de ces deux
diverses façons de faire est, dextrement r'habiller une
faute: l'autre est, injurieusement accuser et faire honte à
un homme. D'avantage il faut aussi noter la diversité qu'il
y a entre les nations, qui est de telle sorte. Les Troiens courrent
sus à leurs ennemis avec grands cris et fierté grande,
et les Grecs avec un silence, craignans leurs capitaines: car
craindre ses capitaines et ses superieurs lors que lon vient aux
mains avec l'ennemy, est signe de vaillance, et ensemble de bonne
discipline militaire. D'où vient que Platon conseille
d'accoustumer les hommes à craindre plus tost les
reprehensions et les choses laides et vilaines, que non pas les
travaux ny les dangers: et Caton disoit, qu'il aimoit mieux ceux qui
rougissoient, que ceux qui pallissoient. Et quant aux promesses, il
y a aussi des marques propres pour recognoistre les sages d'avec les
folles: car Dolon promet.
Tout à travers du camp je passeray,
Tant qu'à la nef d'Agamemnon seray.
Au contraire, Diomedes ne promet rien de soy, mais il dit qu'il aura
moins de peur quand il sera envoyé avec un autre. C'est
doncques chose honneste et digne d'hommes Grecs, que la prevoyance:
mais c'est chose mauvaise et barbaresque, que la fiere
temerité: pourtant faut-il imiter l'une, et rejetter l'autre
arriere. Il y aura bien aussi quelque proffitable speculation, en
observant ce qui advint aux Troiens et à Hector lors qu'il
s'appresta pour combattre d'homme à homme contre Ajax.
Aeschylus estant un jour à regarder l'esbattement des jeux
Isthmiques, l'un des combattans à l'escrime des poings aiant
receu un grand coup de poing sur le visage, l'assemblee s'en escria
tout haut: et luy se prit à dire, «Voyez ce que fait
l'accoustumance et l'exercitation: ceux qui regardent crient, et
celuy qui a receu le coup ne dit mot:» Aussi le Poëte
disant, que les Grecs se resjouïrent grandement quand ils
veirent venir Ajax sur les rangs bien armé à blanc,
mais
Tous les Troiens trembloient de froide peur,
Et Hector eut un battement de coeur,
Qui est-ce qui avec plaisir ne remarque ceste difference? Celuy qui
va pour combattre n'a que le coeur qui luy saulte, comme s'il alloit
pour luicter seulement, ou pour gaigner le pris d'une course: mais
tout le corps tremble et tressaut à ses gens qui le
regardent, pour la peur qu'ils ont du danger de leur Roy, et pour la
bonne affection <p 19v>qu'ils luy portent. Il faut aussi
remarquer icy la difference qu'il y a entre le plus vaillant et le
plus lasche de tous les Grecs: car quant à Thersites,
Il haïssoit le preux Achilles fort,
Et vouloit mal à Ulysses de mort.
Mais Ajax aiant tousjours cherement aimé Achilles, porte
encore tesmoignage de sa vaillance en parlant à Hector,
De ce combat d'homme à homme, la preuve
Te monstrera quels champions on treuve
En l'ost Grec, oultre Achilles parangon
De la prouësse, aiant coeur de lion.
Cela est une particuliere louange d'Achilles: mais ce qui suit apres
est dit à la louange de tous universellement, non sans
utilité,
Nous sommes tels, que pour teste te faire
On nous verra plusieurs en avant traire.
Car il ne se fait ny seul ny plus vaillant que les autres pour le
combattre, ains dit qu'il y en a plusieurs autres suffisans pour luy
faire teste. Cela doncques suffira quant à la
diversité des personnes, si nous n'y voulons d'adventure
adjouster encore cela d'avantage, qu'il y eust en ceste guerre
plusieurs Troyens qui furent pris prisonniers vifs, et des Grecs pas
un: et que plusieurs d'iceux se sont abbaissez jusques à se
jetter aux pieds de leurs ennemis, comme Adrastus, les enfans
d'Antimachus, Lycaon, Hector luy mesme, qui pria Achilles pour sa
sepulture: mais des autres nul, comme estant chose barbare de
s'humilier en bataille devant son ennemy, et le supplier: et au
contraire valeur Grecque, de vaincre en combattant, ou bien, mourir
vertueusement. Or tout ainsi comme és pasturages l'abeille
cerche pour sa nourriture la fleur, la chévre la fueille
verte, le pourceau la racine, et les autres bestes la semence et le
fruict: aussi en la lecture des poëmes l'un en cueille la fleur
de l'histoire, l'autre s'attache à la beauté de la
diction, et à l'elegance et douceur du langage, ainsi comme
Aristophanes parle d'Euripide,
Car la rondeur de son parler me plaist.
Les autres se prennent à ce qui peut servir à former
ls meurs, ausquels ce present traitté s'addresse. Ramenons
leur doncques en memoire, que celuy qui aime les fables remarque
bien ce qu'il y a de subtilement et ingenieusement inventé:
et semblablement, que celuy qui est studieux d'eloquence y note
diligemment ce qu'il y a d'escript purement et artificiellement: et
par ainsi qu'il n'est pas raisonnable, que celuy qui aime l'honneur
et la vertu, et qui ne prent pas les poëtes en main par maniere
de jeu et d'esbattement pour passer son temps, mais pour en tirer
utile instruction, escoute negligemment et sans fruict les sentences
que lon y treuve, à la recommendation de la prouësse, de
la temperance, et de la justice: comme sont celles cy,
Diomedes d'où vient ceste foiblesse,
Que nous mettons en oubly la prouësse?
Approche toy de moy pour faire teste.
En cest endroit reproche deshonneste
Ce nous seroit, si en nostre presence
Hector prenoit nos vaisseaux sans defense.
Car de voir le plus sage, et le plus prudent Capitaine des Grecs au
danger de mourir, et d'estre perdu avec toute l'armee, redouter et
craindre non la mort, mais la honte et le reproche, cela sans point
de doute devra rendre le jeune homme grandement affectionné
à la vertu. Et ceste-cy,
Minerve avoit plaisir tout evident
<p 20r> D'un homme juste et ensemble prudent.
Le Poëte fait une telle conclusion, que la deesse Pallas ne
prent plaisir à un homme ny pour estre beau de corps, ny pour
estre riche, ny pour estre fort et robuste, mais seulement pour
estre sage et juste: et en un autre passage quand elle dit, qu'elle
ne le delaisse ny ne l'abandonne point, pour ce qu'il estoit
Sage, rassis, prudent et advisé,
le Poëte nous donne clairement à entendre, que cela
signifie, qu'il n'y a en nous que la vertu seule qui soit divine, et
aimee des Dieux, s'il est ainsi que naturellement chasque chose se
resjouit de son semblable. Et pour ce qu'il semble que ce soit une
grande perfection à un homme, comme à la verité
elle l'est, pouvoir maistriser sa cholere, c'est encore une plus
grande vertu de prevenir et prouveoir à ce que lon ne tombe
point en cholere, et que lon ne s'en laisse point surprendre. Il
faut aussi advertir les lisans de cela bien soigneusement, et non
point en passant, comme Achilles qui de sa nature n'estoit point
endurant ne patient, commande à Priam qu'il se taise, et
qu'il ne l'irrite point, en ceste maniere,
Garde vieillard d'irriter ma cholere,
Car de moy-mesme assez je delibere
De te livrer ton fils: et puis apres,
J'en ay du ciel commandement expres.
Mais garde toy que je ne te dechasse
Hors de ma tente, et que je ne trespasse
Ce que mandé m'a Jupiter bruyant,
Quoy que venu tu sois en suppliant.
Et puis apres avoir lavé et ensepvely le corps d'Hector, luy-
mesme le met dedans le chariot, devant que le pere le veist ainsi
deschiré qu'il estoit,
De peur qu'estant le pere vieil atteinct
D'aspre douleur, son courroux il ne teint,
Voyant le corps de son fils dechiré,
Et que cela n'est encore empiré
Le coeur selon d'Achilles, tellement
Que sans avoir egard au mandement
De Jupiter, de sa trenchante espee
Soudain la teste il ne luy eust coupee.
Car se cognoistre subject à soy courroucer, et de nature
aspre et courageux, mais en eviter les occasions et s'en garder, en
prevenant de loing avec la raison, de sorte que non pas mesme mal-
gré soy il ne tombast en celle passion, cela est acte de
merveilleuse providence. Ainsi faut-il, que celuy qui se sent aimer
le vin, face à l'encontre de l'yvrongnerie, et semblablement
alencontre de l'amour celuy qui se sent de nature amoureuse, comme
Agesilaus ne voulut pas se laisser baiser par un beau jeune fils,
qui s'approcha de luy pour cest effect: et Cyrus n'osa pas seulement
voir Panthea: là où, au contraire, les fols et mal-
appris vont euxmesmes amassant la matiere pour enflammer leurs
passions, et se precipitent volontairement eux-mesmes dedans les
vices dont ils se sentent tarez, et ausquels ils sont le plus
enclins. Au contraire Ulysses non seulement arreste et retient sa
cholere, mais qui plus est, sentant par les paroles de Telemachus
qu'il estoit un peu aspre, et qu'il haïssoit les meschans, il
l'addoucit, et le prepare de longue main, luy commandant de ne
remuer rien, ains avoir patience,
Si de mespris ils me font demonstrance
En ma maison, passe tout en souffrance
Patiemment, quelque tort qu'on me face
<p 20v> Devant tes yeux, voire si en la place
Ils me trainnoient par les pieds attaché,
Ou s'ils avoient sur moy leur arc lasché,
Endure tout, le voyant, sans mot dire.
Car tout ainsi, que lon ne bride pas les chevaux cependant qu'ils
courent, mais devant qu'ils aient commencé leur course, aussi
méne-lon au combat ceux qui sont courageux et malaisez
à tenir, apres les avoir preparez et domtez premierement avec
la raison. Il ne faut pas non plus passer negligemment par dessus
les dictions, non que je vueille que lon se jouë, comme fait
Cleanthes, car il se mocque bien souvent, en faisant semblant
d'interpreter ces vers,
Jupiter pere au mont Ida regnant,
Et, [...].
Car il veut que lon lise ces deux mots d'un tenant, comme si ce n'en
estoit qu'un seul qui signifiast les exhalations qui se
lévent de la terre. Chrysippus aussi en beaucoup d'endroits
est froid et maigre, non pource qu'il se jouë, mais pource
qu'il veut subtilizer impertinemment en forceant la signifiance des
mots: comme quand il veut, que [...] signifie aigu en dispute, et
transcendant en force d'eloquence. Il sera donc meilleur laisser ces
petites arguces-là aux grammairiens, et considerer de pres
d'autres observations, où il y a plus de verisimilitude, et
plus d'utilité,
Mon vouloir mesme y estoit tout contraire,
Car j'ay appris à bien vivre et bien faire. Et
ceste-cy,
Car il sçavoit estre à chacun affable.
Car en declarant que la prouësse estoit chose que lon peut
apprendre, et monstrant qu'il estime, que l'estre affable aux
hommes, et parler gracieusement à tout le monde, se fait par
science, et avec discours de raison, il enhorte les hommes en ce
faisant à n'estre point nonchallans d'eux-mesmes, ains
à travailler pour apprendre les choses honnestes, et hanter
ceux qui les enseignent, comme estant la couardise, la sottise et
l'incivilité faute de sçavoir, et vraye ignorance. A
cela s'accorde et convient fort proprement ce qu'il dit de Jupiter
et de Neptune,
Ils sont tous deux de mesme sang yssus,
Et d'un païs tous deux: mais le dessus
Jupiter a, pour estre né devant,
Et qu'il est plus que son frere sçavant.
Car en ce disant il monstre, que le sçavoir et la prudence
sont qualitez plus divines et plus royales: en quoy il met la plus
grande excellence de Jupiter, comme estimant que toutes les autres
bonnes parties suyvent celle-là: aussi faut-il accoustumer le
jeune homme à escouter d'une oreille non endormie ces autres
sentences icy,
Jamais pour rien ne dira menterie,
Car il a trop la sagesse cherie.
Et, Antilochus qui as tousjours esté
Par cy devant si sage reputé,
Qu'as-tu commis, puis que si peu tu vaux?
Tu m'as fait honte, et gasté mes chevaux.
Et, Glaucus comment as tu une parole
Ditte (estant tel) si superbe et si folle?
Certainement j'eusse dit, qu'en bon sens
Tu emportois le pris entre cinq cens.
comme voulant inferer, que les sages ne mentent jamais en leurs
propos, et ne se monstrent jamais lasches quand ce vient à un
bon affaire, ny ne reprennent autruy sans raison. Et quand il dit
aussi que Pandarus par sa follie se laissa induire à rompre
<p 21r>les trefves, il monstre assez qu'il estime, que
l'homme sage ne commet jamais injustice. Autant leur en peut on
semblablement enseigner touchant la continence, en s'arrestant
à considerer ces passages-cy,
Antea femme à Proetus amoureuse
De luy, estoit ardemment desireuse
D'estre par luy en secret ambrassee,
Mais point ne peut induire ta pensee
Bellerophon, car sage tu estois,
Et rien que bon en ton coeur ne mettois.
Et, Au paravant Clyt@emnestra pudique
Faisoit tousjours refus d'acte impudique,
Car sagement alors se conduisoit,
Et de bon sens en sa vie elle usoit.
En ces passages nous voyons que le Poëte attribue la cause de
continence et de pudicité à la sagesse. Et és
enhortemens que font les Capitaines à leurs soudars au fort
de la battaille,
Où est la honte, ô lasches Lyciens,
Où fuyez vous si vistes comme chiens?
Et, Mettez chacun la honte et la justice
Devant vos yeux vengeresse de vice,
Car autrement certes un grand reproche
Et vitupere encontre vous s'approche.
Il semble qu'il fait les temperans et continens preux et vaillans,
pource qu'ils ont honte des choses laides, et pourautant qu'ils
peuvent surmonter les voluptez et soustenir les dangers: ce qui
emeut aussi Timotheus à dire sagement en preschant les Grecs
de bien faire, en son poëme qui est intitulé, les
Perses,
Honte par vous soit crainte et reveree,
Force de coeur par elle est aceree.
Aeschylus aussi met en ligne de sagesse, le non appeter d'estre veu,
ny passionné de convoitise de gloire, et se soublever par les
louanges d'une commune, escrivant de Amphiaraus en ceste sorte,
Il ne veut point sembler juste, mais l'estre,
Aimant vertu en pensee profonde,
Dont nous voyons ordinairement naistre
Sages conseils, où tout honneur abonde.
car se contenter de soy-mesme, et de sa façon de vivre quand
elle est tresbonne, c'est fait en homme sage, et de bon entendement.
Comme ainsi soit doncques qu'ils reduisent toutes choses bonnes et
honnestes à la sagesse, cela demonstre que toute espece de
vertu s'acquiert par discipline et apprentissage. Or l'abeille
trouve naturellement és plus aigres fleurs, et parmy les plus
aspres espines, le plus parfaict miel, et le plus utile: aussi les
enfans, s'ils sont bien nourris en la lecture des Poëtes, en
tireront tousjours quelque bonne et profitable doctrine, mesmes des
passages où il y a de plus mauvaises et plus importunes
suspicions: comme en premier lieu, pour exemple, il semble que le
Roy Agamemnon se rende fort suspect de concussion et d'avarice,
d'avoir exempté d'aller à la guerre ce riche homme qui
luy donna la jument Aetha,
De peur d'aller à Troie la venteuse,
Mais demourer loing de guerre douteuse,
Chez soy en paix et toute volupté,
Car il avoit de tous biens à planté.
mais toutefois il feit bien et sagement, comme dit Aristote, aiant
preferé une bonne <p 21v>jument à un tel
homme: car il ne vaut pas un chien, non pas certainement un asne,
l'homme qui est ainsi lasche de coeur, et ainsi effeminé par
delices et par abondance de richesses. Au cas pareil, il semble que
Thetis fait tres-deshonnestement d'inciter son fils Achilles aux
voluptez, et luy ramentevoir les plaisirs de ses amours: mais encore
là peut on en passant considere la continence d'Achilles, que
combien qu'il fust amoureux de Briseïde, estant retournee
devers luy, et sachant que la fin de sa vie estoit prochaine,
neantmoins il ne se haste point, ny ne convoite point de jouir ce
pendant tant qu'il pourra de ses plaisirs, ny ne porte point le
dueil de la mort de son amy en oysiveté, comme fait le commun
des hommes, en omettant les choses que requeroit son devoir, ains
s'abstient de volupté pour le regret et la douleur qu'il en
sentoit, et neantmoins ce pendant ne laisse pas de mettre la main
à l'oeuvre, et d'aller à la guerre. Semblablement
Archilochus n'est pas estimé de ce, qu'estant triste et
desplaisant pour la mort du mary de sa soeur, lequel avoit
esté noyé en la mer, il veut combattre et vaincre sa
douleur par boire et faire bonne chere: mais neantmoins il allegue
une cause là où il y a quelque apparence de raison,
car il dit,
Pour lamenter, son mal ne gueriray,
Ny pour jouër ne l'empireray.
Car si celuy-là à bon droit disoit, qu'il n'empireroit
rien pour jouër, faire banquets, et se donner du plaisir,
comment gasterions nous quelque chose en nos affaires, pour
philosopher, ou pour vacquer au gouvernement de la chose publique,
ou pour aller au palais, ou pour hanter l'Academie, ou pour nous
mesler du labourage? Au moyen dequoy, les corrections soudaines
d'aucunes sentences poëtiques qui se font en changeant quelques
mots, ne sont pas mauvaises, desquelles ont usé Cleanthes et
Antisthenes. Car l'un comme les Atheniens un jour se fussent fort
scandalisez et mutinez en plein Theatre à raison de ce
vers,
Qu'y a il laid sinon ce qui le semble?
les appaisa sur le champ en leur jettant à l'encontre cest
autre vers,
Le laid est laid, quoy qu'il le semble ou non.
Et Cleanthes reforma ce vers parlant de la richesse,
A ses amis donner, et puis despendre
Pour la santé au corps malade rendre. En le
rescrivant ainsi,
A des putains donner, et puis despendre
Pour un malade encore empiré rendre.
Et Zenon aussi corrigeant ces vers de Sophocles,
Chez un tyran qui entre, il y devient
Serf, quoy que libre il soit quand il y vient: les
rescrivit ainsi,
Qui entre chez un tyran ne devient
Son serf, s'il est libre quand il y vient.
par l'homme libre il entend celuy qui n'est point timide, ains
magnanime, et qui n'a point le coeur-aisé à ravaller.
Qui empeschera donc, que nous ne puissions aussi retirer les jeunes
gens du pis au mieux, en usant de semblables emendations?
Ce qui est plus à l'homme souhaitable,
Est quand le traict de son soing delectable
Chet à l'endroit où plus il le demande. Mais
plus tost,
Ce qui est plus à l'homme souhaitable,
Est quand le traict de son soing profitable
Chet à l'endroit duquel plus il amende.
Car appeter ce qui ne se doit pas vouloir, et l'obtenir et avoir,
est chose miserable, et non pas souhaitable. Et,
Pas engendré ne t'a le pere tien
<p 22r> Pour en ce monde avoir, sans mal, tout
bien:
Il faut sentir aucunefois liesse,
Et quelquefois aussi de la tristesse.
Mais bien, dirons nous, faut-il sentir liesse, et avoir
contentement, quand on peut avoir moyennement ce qui est necessaire,
pour ce que
Pas engendré ne t'a le pere tien
Pour en ce monde avoir, sans mal, tout bien. Et cest
autre,
Lás, c'est un mal envoyé des hauts Dieux,
Quand l'homme sçait et voit devant ses yeux
Le bien, et fait neantmoins le contraire.
Mais bien est ce une faute brutale, desraisonnable, et miserable
avec, que sçavoir et cognoistre ce qui est le meilleur, et
neantmoins se laisser aller au pire par lascheté de coeur,
par paresse, ou par incontinence.
Les moeurs, non pas le parler, persuadent.
Mais bien sont-ce les moeurs et la parole ensemble qui persuadent,
ou les moeurs par le moyen du parler, comme le cheval se manie avec
la bride, et le pilote regit sa navire avec le timon: car la vertu
n'a point de si gracieux ne si familier instrument, que la
parole.
L'Affection tienne à aimer est-elle
Encline au masle, ou plus à la femelle?
Response,
Où beauté est, ambidextre je suis.
Il valoit mieux dire, Où continence est, l'homme est
ambidextre veritablement, et n'encline ny en une part ny en l'autre:
et au contraire, celuy qui par la volupté et beauté
est tiré tantost cy tantost là, est gaucher,
inconstant et incontinent.
Cognoistre Dieu l'homme prudent espeure. Mais plustost,
Cognoistre Dieu l'homme prudent asseure.
Et au contraire il n'espeure sinon les fols, les ingrats, et qui
n'ont point de jugement, pour autant qu'ils ont suspecte et qu'ils
craignent la cause et le principe de tout bien, comme s'il nuisoit
et s'il faisoit mal. Voila la maniere comment lon peut user de
correction. Il y a une autre sorte d'amplification, quand on estend
la sentence plus que les paroles ne portent: comme nous a bien
enseigné Chrysippus qu'il faut transporter et appliquer une
sentence qui sera utile, à autres especes semblables,
comme,
Jamais un boeuf mesme ne se perdroit,
Quand le voisin homme de bien voudroit.
Autant en faut-il entendre d'un chien, d'un asne, et de tous autres
animaux, qui se peuvent perdre, et perir.
Semblablement là où Euripide dit,
Qui est le serf qui n'a crainte de mort?
il faut penser qu'il en a autant voulu dire et du travail et de la
maladie. Car tout ainsi comme les medecins trouvans une drogue
convenable et propre à quelque certaine maladie, et par
là cognoissans sa force et vertu naturelle, la transferent
puis apres, et en usent à toute autre maladie qui a quelque
chose de conforme et semblable à celle-là: aussi une
sentence qui peut estre commune, et dont l'utilité se peut
appliquer à plusieurs diverses matieres, il ne la faut pas
laisser attacher et approprier à un tout seul subject, ains
la remuer et accommoder à toutes les choses qui seront
semblables, en accoustumant les jeunes gens à pouvoir
soudainement cognoistre celle communication, et à transferer
promptement ce qu'il y a de propre, les exercitans et duisans par
plusieurs exemples à estre prompts à le remarquer,
à fin que quand ils viendront à lire en Menander ce
verset,
Heureux qui a biens et entendement,
ils estiment, que cela est autant dit de l'honneur, de
l'authorité, et de l'eloquence. <p 22v>Et la
reprehension que fait Ulysses à Achilles lors qu'il estoit
oisif entre des filles en l'Isle de Scyros,
Toy qui es fils du plus vaillant guerrier
Qui ceignit onc espee ne baudrier
En toute Grece, à filer la filace
Esteindras tu la gloire de ta race?
Cela mesme se peut dire à un homme dissolu en voluptez,
à un avaricieux, et à un nonchaland et paresseux, et
à un ignorant. Tu yvrongnes estant fils du plus homme de bien
de la Grece: ou, tu jouës au dez, ou aux cailles: ou, tu
exerces un mestier vil, tu prestes à usure, n'aiant point le
coeur assis en bon lieu, ny digne de la noblesse dont tu es
yssu.
Ne va disant, Pluto dieu de chevance,
Je ne sçaurois adorer la puissance
D'un dieu que peut le plus meschant du monde
Facilement acquerir.
Autant doncques en peut on dire de la gloire, de la beauté
corporelle, d'un manteau de capitaine general, et d'une mytre de
presbtre que nous voyons des plus meschans hommes du monde
aucunefois obtenir.
Les enfans sont fort laids de couardise:
aussi sont ils certes d'intemperance, de superstition, d'envie, et
de tous les autres vices et maladies de l'ame. Et aiant Homere
tresbien dit,
Lasche Paris de visage tresbeau: Et semblablement,
Hector aiant le visage tresbeau:
il donne secrettement à entendre, que c'est chose qui tourne
à blasme, et à deshonneur à celuy qui n'a rien
de meilleur que la beauté de la face: il faut appliquer ceste
reprehension à choses pareilles pour retrencher un peu les
@eles à ceux qui s'elevent et se glorifient pour choses de
nulle valeur, enseignant aux jeunes hommes, que ce sont reproches
que telles louanges, comme quand on dit excellent en richesse,
excellent à tenir bonne table ou en serviteurs, ou en
montures, et encores y pouvons nous bien adjouster, pour parler
continuellement: car il fault cercher l'excellence et la preference
par dessus les autres és choses honnestes, et à estre
le premier et le plus grand és choses grandes: car la
reputation provenant des choses basses et petites n'est point
honorable, ny ne sent point son homme de bon coeur. Cest exemple
dernier que nous avons allegué, me fait souvenir de
considerer de plus pres les blasmes et les louanges qui sont
principalement és poëmes d'Homere, car ils nous donnent
une bien expresse instruction de n'estimer pas beaucoup les choses
corporelles, ny celles qui dependent de la fortune: car premierement
és tiltres qu'ils se donnent en s'entresalüant, ou en
s'entre appellant, ils ne se nomment point ny beaux, ny riches, ny
robustes, ains usent de telles louanges,
Esprit divin, sage et ingenieux
Ulysses fils de Laërtes le vieux.
Et, Fils de Priam Hector qui en sagesse
De Jupiter egales la hautesse.
Et, Achilles fils de Peleus, lumiere
De tous les Grecs, et la gloire premiere.
Et, O patroclus que tant le mien coeur aime!
Et à l'opposite, quand ils veulent aussi injurier quelqu'un,
ils ne s'attachent point aux marques exterieures du corps, ny aux
choses casuelles de la fortune, ains touchent les faultes et vices
de l'ame, qu'ils blasment:
Homme ehonté, comme un chien sans vergongne,
<p 23r> Qui as le cueur d'un cerf, couard,
yvrongne.
Et, Injurieux Ajax, qui es le pire
Des detracteurs, et ne vaux qu'à mesdire.
Et, Presumptueux Idomeneus cesse
D'estre arrogant, et hault parler sans cesse.
Et, Ajax hautain et superbe en paroles,
Qui en dis tant de vaines et de folles.
Bref, Ulysses voulant injurier Thersites, ne l'appelle point
boitteux, ny bossu, ny chauve, ny teste pointue, ains luy reproche,
qu'il est babillard, indiscret: et au contraire, la mere de Vulcain
en le caressant luy dit,
Viença mon fils, vien mon pauvre boitteux.
Ainsi appert-il, que Homere se mocque de ceux qui ont honte d'estre
boitteux ou aveugles, et qu'il estimoit n'estre point reprehensible
ce qui n'est point deshonneste, ny deshonneste ce qui ne vient point
de nous, ny par nous, mais qui procede de la fortune. Parquoy ces
deux grandes utilitez demeurent à ceux qui sont exercitez
à ouyr, et à lire les poëtes: l'une c'est, qu'ils
en deviennent plus modestes, apprenans à ne reprocher
odieusement ny follement à personne sa fortune: l'autre est,
qu'ils en sont plus magnanimes, apprenans à ne fleschir point
à la fortune, et à ne se troubler point pour quelque
meschef qui leur advienne, ains à porter doucement et
patiemment les mocqueries, traicts de picqueure et risees que lon
leur en pourroit bailler, aiants tousjours en memoire prompte
à la main ces vers de Philemon,
Rien n'est plus doux que se souffrir mocquer
Patiemment, et ne point s'en picquer.
toutefois s'il y a aucun de tels mocqueurs qui merite que lon le
repicque, il se fault attacher à ses vices et à ses
fautes, ne plus ne moins que Adrastus Tragique repliqua à
Alcm@eon, qui luy reprochoit,
Alcm. Frere germain tu es d'une meschante,
Qui son mary tua de main sanglante.
Adrast. Mais toy tu as, parricide inhumain,
Ta mere propre occise de ta main.
Car ainsi comme ceux qui fouëttent les habillements, ne
touchent point aux corps: aussi ceux qui reprochent quelque
infortune ou quelque tache ou default de la race à leur
ennemy, adressent leur coup vainement et follement aux choses
exterieures, et ce-pendant ne touchent point à l'ame, et aux
choses qui veritablement meritent d'estre reprises, corrigees, et
blasmees. Ausurplus ainsi comme cy dessus nous avons donné un
enseignement, de mettre alencontre des mauvais propos et dangereuses
paroles qui se rencontrent aucunefois és livres des
poëtes, les graves et bonnes sentences des grands et renommez
personnages, tant en sçavoir, comme en gouvernement, pour
divertir et empescher que lon n'adjouste soy à tels dicts
poëtiques: aussi les propos que nous trouverons en eux bons, et
honnestes, et utiles, ils les faudra encore confirmer et fortifier
par tesmoignages, et par demonstrations tirees de la philosophie, en
attribuant l'invention premiere de tels propos aux philosophes. Car
c'est chose juste et profitable, que la foy soit ainsi fortifiee et
authorisee, quand aux poësies qui se recitent sur l'eschafaud
en un theatre, ou qui se chantent sur la lyre, et que lon fait
apprendre aux enfans en une eschole, les Devises de Pythagoras
s'accordent, et les enseignements de Platon, ou les Preceptes de
Chilon, et que les Regles de Bias tendent à une mesme
sentence, que ce que lon fait lire aux jeunes enfans: au moyen
dequoy, il ne faut pas leur dire en passant seulement, mais leur
declarer par le menu bien diligemment, qu'en ces passages,
Tu n'as mon fils esté né sur la terre
<p 23v> Pour manier armes et faire guerre:
Mais va plustost, tant que seras vivant,
Le faict d'amour et des nopces suivant,
Et, Jupiter mesme a en haine celuy,
Lequel s'attache à un plus fort que luy:
cela n'est point different de ce precepte, Cognois toy-mesme, ains
tend à une mesme sentence: ne plus ne moins que ces sentences
icy,
Fols sont ceux-là qui n'entendent au bout,
Combien plus est la moytié que le tout:
Mauvais conseil ne nuyt tant à personne,
Qu'il fait tousjours à celuy qui le donne:
tendent à mesme intelligence que font les discours de Platon
en ses livres de Gorgias, et de la chose publique, c'est à
sçavoir, qu'il est plus dangereux faire injustice que non pas
la souffrir: et plus dommageable mal faire, que mal recevoir.
Semblablement aussi faudra-il adjouster à ce dire
d'Aeschylus,
Aies bon coeur, peine demesuree
Extremement, n'est de longue duree:
que c'est cela mesme qui tant est repeté és livres
d'Epicurus, et tant loué par ses sectateurs, que les grands
travaux expedient et despechent promptement l'homme, et que les
longs ne sont pas grands. De laquelle sentence Aeschylus a bien
evidemment exprimé une partie, et l'autre luy est si
adjacente, qu'elle est aisee à entendre: car si le grand et
vehement travail ne dure pas, adonc celuy qui dure n'est pas grand,
ne difficile à supporter.
Vois-tu comment le haut tonnant precede
Tous autres Dieux, et qu'à nul il ne cede,
Pource qu'en luy n'y a de menterie,
Ny d'orgueil point, ny point de mocquerie
Et de sot ris, et que seul point n'essaye
Jamais que c'est que de volupté gaye?
Ces vers de Thespis ne disent-ils pas une mesme chose que fait ce
propos de Platon, La divinité est situee loing de douleur et
de volupté?
De la vertu seule procede gloire
Vraye, et qui point ne sera transitoire:
Mais la richesse avec ceux mesme hante
Qui sont de moeurs et de vie meschante.
Ces carmes de Bacchilides, et ces autres cy semblables
d'Euripides,
On doit avoir sur tout en reverence,
A mon advis, la sage temperance,
Qui n'est jamais qu'avec les gens de bien. Et ceux-cy,
Efforcez vous d'avoir vertu la belle,
Pour ce que si vous acquerez sans elle
Des biens mondains, vous semblerez heureux,
Mais ce pendant vous serez malheureux.
ne contiennent-ils pas la preuve et la demonstration de ce que
disent les Philosophes touchant la richesse et les biens exterieurs,
qu'ils sont inutiles, et ne portent aucun profit sans la vertu
à ceux qui les possedent? Car le conjoindre ainsi et
accommoder les passages des Poëtes aux preceptes et arrests des
Philosophes, tire la poësie hors des fables, et luy oste le
masque, et donne efficace de persuader et profit à bon
escient aux sentences utilement dittes, et d'avantage ouvre l'esprit
d'un jeune garson, et l'encline aux discours et raisons de la
Philosophie, en prenant desja quelque <p 24r>goust, et en
aiant ouy ja parler, non point y venant sans jugement, encore tout
remply de folles opinions qu'il aura toute sa vie ouyes de sa mere,
ou de sa nourrice, et quelquefois aussi de son pere, voire de son
p@edagogue: ausquels il aura ouy reputer tresheureux, et, par
maniere de dire, adorer les riches hommes, et redouter
effroyablement la mort avec horreur, ou le travail: et au contraire,
estimer la vertu chose non desirable, et n'en faire compte, non plus
que de rien, sans avoir des biens de ce monde, et sans
authorité. Car quand les jeunes gens viennent de prime face
à entendre les decisions et raisons des Philosophes toutes
contraires à ces opinions-là, ils en demeurent tous
estonnez, troublez et effarouchez, ne les pouvans recevoir ny
endurer: non plus que ceux qui ont longuement demouré en
tenebres ne peuvent soudainement supporter ny endurer la lumiere des
rayons du Soleil, s'ils ne sont premierement accoustumez petit
à petit à quelque clarté bastarde, dont la
lueur soit moins vifve, tant qu'ils la puissent regarder sans
douleur: ainsi les faut-il peu à peu accoustumer du
commancement à une verité, qui soit un peu meslee de
fables. Car quand ils auront ouy premierement, ou leu és
livres des poëtes ces sentences,
Plorer convient celuy qui sort du ventre,
Pour tant de maux auquel naissant il entre,
Et convoyer au sepulchre le mort,
Qui des travaux de ceste vie sort,
En faisant tous signes d'aise et de joye,
Et benissant de son depart la voye.
Et, Pain pour manger et eau pour boire, en somme,
Sont seulement necessaires à l'homme.
Et, O tyrannie aimee des barbares!
Et, Le bien supréme, et le comble de l'heur
Des humains est sentir moins de douleur.
ils se troubleront et se fascheront moins quand ils entendront dire
chez les Philosophes, Que nous ne nous devons point soucier de la
mort, Que nature a mis une borne aux richesses, Que la beatitude et
le souverain bien de l'homme ne gist point en quantité grande
d'argent, ny en maniement de grands affaires, ny en magistrats et en
credit et authorité: ains en ne sentir point de douleur, en
avoir les passions addoucies, et en une disposition de l'ame suivant
en toutes choses ce qui est selon nature. Pour ceste raison, et pour
toutes celles que nous avons paravant alleguees et deduittes, le
jeune homme a besoing d'estre bien guidé en la lecture des
poëtes, à fin que la poësie ne l'envoye point mal
edifié mais plus tost preparé et rendu amy et familier
à l'estude de philosophie.
C'est une vaine inutile parole
Qui folement dessoubs les nues vole.
car ceux qui veulent recevoir aucune chose que lon verse d'un vase
en un autre, enclinent et tournent leurs vases la bouche devers ce
que lon y verse, à fin que l'infusion se face bien dedans, et
qu'il ne s'en respande rien au dehors, et eux ne sçavent pas
se rendre attentifs, et par attention accommoder leur ouyë,
à fin que rien ne leur eschappe de ce qui se dit utilement,
ains, ce qui est digne des plus grande mocquerie, s'ils se trouvent
presents à ouïr raconter l'ordre de quelque festin, ou
d'une monstre, ou un songe, ou un debat et querelle que le recitant
aura eu contre un autre, ils escoutent en grand silence, et
s'arrestent à ouïr diligemment: mais si quelqu'un les
tire à part pour leur enseigner chose util, ou pour les
enhorter à quelque point de leur devoir, ou pour les
reprendre quand ils faillent, ou appaiser quand ils se courroucent,
ils ne le peuvent endurer, et taschent à refuter par
arguments, en contestant <p 25v>alencontre de ce que lon
leur dit, s'ils peuvent: et s'ils ne peuvent, ils s'enfuient pour
aller ouïr quelques autres fols propos, comme de meschants
vaisseaux pourris, remplissans leurs oreilles de toute autre chose,
plus tost que de ce qui leur est necessaire. Ceux doncques qui
veulent bien dresser les chevaux, leur enseignent à avoir
bonne bouche, et obeïr bien au mors: aussi ceux qui veulent
bien instruire les enfans, les doivent rendre soupples et obeissans
à la raison, en leur enseignant à beaucoup ouïr
et à ne gueres parler. Car Spintharus louant Epaminondas
disoit, qu'il n'avoit jamais trouvé homme qui sçeust
tant comme luy, ne qui parlast moins: aussi dit-on, que nature pour
ceste cause a donné à chascun de nous une langue
seule, et deux oreilles: pource qu'il faut plus ouir, que parler. Or
est-ce par tout un grand et seur ornement à un jeune homme,
que le silence: mais encore principalement, quand en escoutant
parler un autre, il ne se trouble point, ny n'abbaye point à
chasque propos, ains encore que le propos ne luy plaise gueres, il
a patience neantmoins, et attend jusques à ce que celuy qui
parle ait achevé, et encore apres qu'il a achevé, il
ne va pas soudainement luy jetter au devant une contradiction, ains
comme dit Aeschines, il laisse passer entre-deux quelque petite
intervalle de temps, pour veoir si celuy qui a dit voudra point
encore adjouster quelque chose à son dire, ou y changer, ou
en oster. Mais ceux qui tout soudain contredisent, n'estans escoutez
ny n'escoutans, ains parlans tousjours alencontre de ceux qui
parlent, font une fault mal-seante et de mauvaise grace: là
où celuy qui est accoustumé d'ouïr patiemment
avec honneste contenance, en recueille mieux le propos qu'on luy
tient s'il est utile et bon, et s'il est inutile ou faulx, il a
meilleur loisir de le discerner, et de le juger, et si se monstre
amateur de verité, non de querelle, ny temeraire en
contention et aigre: au moyen dequoy ne parlent point mal ceux qui
disent, qu'il fault plus tost vuider la folle opinion et presomption
que les jeunes gens prennent d'eux-mesmes, qu'il ne fault l'air
dequoy sont enflez les outres et peaux de chévres, quand on
y veult mettre dedans quelque chose de bon: car autrement estans
pleins du vent d'outrecuidance, ils ne reçoivent rien de ce
que lon y cuyde verser. Or l'envie conjointe avec une malveillance
et malignité n'est bonne à oeuvre quelconque, ains est
nuysante à toute chose honneste et louable: mais sur tout
est-elle mauvaise assistante et conseillere de celuy qui veult bien
ouïr, rendant les propos qui luy seroient utiles, ennuyeux,
malplaisans, et fascheux à ouïr, pour ce que les envieux
prennent plaisir à toute autre chose, plus tost qu'à
ce qui est bien dit: et neantmoins celuy qui est marry de veoir
à un autre richesse, authorité ou beauté, est
seulement envieux, pour ce qu'il est marry de veoir un autre avoir
quelque bien: mais celuy à qui il desplaist d'ouïr bien
dire, est marry de son bien propre; car tout ainsi comme la
clarté est le bien de ceux qui voyent, aussi la parole est le
bien de ceux qui escoutent s'ils la veulent recevoir. Et quant aux
autres especes d'envie, ce sont certaines autres mauvaises et
vicieuses passions et conditions de l'ame qui les engendrent: mais
l'envie contre les bien-disans procede d'une ambition importune, et
une convoitise injuste d'honneur, qui altere tellement celuy qui en
est attainct, qu'elle ne le laisse pas seulement prester l'oreille
à ce qui se dit, ains luy trouble et luy distraict la pensee
à considerer en un mesme temps sa suffisance, pour veoir si
elle est moindre que de celuy qui parle, et à regarder la
contenance des autres qui escoutent pour sçavoir s'ils y
prennent plaisir, et s'ils ont en estime celuy qui discourt: car si
on le louë, il luy est advis qu'on luy donne autant de coups de
baston, et s'en courrouce alencontre des assistans, s'ils le
trouvent bien-disant: et neantmoins quant aux propos il les laisse-
là, et rejette arriere les precedents, pour ce qu'il luy fait
mal de s'en souvenir, et tremble, et ne sçait qu'il fait de
peur qu'il a des succedents, craignant qu'ils ne soient trouvez
encore meilleurs que les premiers: au moyen de quoy il fait
<p 26r>tout ce qu'il peut pour rompre le propos le plus tost
qu'il est possible, mesmement quand il voit que le discourant parle
le mieux: puis quand l'audience est faillie, il ne s'attache
à pas un des discours qui auront esté faicts, ains va
sondant et recueillent les voix et opinions des assistans: et s'il
en trouve qui le louënt, il s'oste de là vistement, et
s'en fuit arriere, comme s'il estoit fol: mais s'il y en a quelques
uns qui les blasment, ou qui les tordent en mauvaise part, ce seront
ceux-là ausquels il courra, et avec lesquels il s'assemblera:
et si d'adventure il n'y a personne qui les destorde, alors il luy
comparera d'autres plus jeunes, qui auront mieux discouru (ce dira-
il) et avec plus grande force d'eloquence, sur un mesme subject: et
ne cessera d'interpreter tout en mauvaise part, jusques à
tant qu'aiant corrompu et gasté toute la harangue qui aura
esté faitte, il se la rendra inutile, et sans aucun profit
à luy-mesme. Et pourtant faut-il, en tel cas, que l'ambition
soit d'accord avec le desir d'ouir, à fin que lon escoute
patiemment et doucement celuy qui haranguera, ne plus ne moins que
si lon estoit convié au banquet de quelque sainct sacrifice,
en louant son eloquence, là où il aura bien dit, et
prenant en gré la bonne volonté de celuy qui aura mis
en avant ce qu'il sçait, et qui aura voulu persuader les
autres par les arguments et raisons dont il s'est luy mesme
persuadé. Ainsi quand il luy sera bien succedé, il y
faudra pour conclusion adjouster, que ce n'a point esté par
fortune ny par cas d'adventure qu'il luy sera advenu de bien dire,
ains par soing, par diligence, et par art: et pour le moins faudra-
il contrefaire ceux qui louënt, et qui estiment fort quelque
chose, et là où il aura failly, il faudra là
arrester son entendement à considerer dont et pour quelles
causes sera venue la faute: car ainsi comme Xenophon dit, que les
bons mesnagers font leur profit de tout, et de leurs ennemis et de
leurs amis: aussi ceux qui sont esveillez et attentifs à ouir
diligemment, reçoivent profit non seulement de ceux qui
disent bien, mais aussi de ceux qui faillent à bien dire. Car
une maigre invention, une impropre locution, un mauvais langage, une
laide contenance, un esblouissement de sotte joye, quand on s'entend
louër, et toutes autres telles impertinences, qui adviennent
souvent à ceux qui font des harangues en public, nous
apparoissent beaucoup plus tost en autruy, quand nous escoutons,
qu'ils ne font en nous-mesmes quand nous haranguons: et pource faut-
il transferer l'examen et la correction de celuy qui aura
harangué en nous-mesmes, en examinant si nous commettons
point par mesgarde de telles fautes en orant. Car il n'est rien au
monde si facile que de reprendre son voisin, mais ceste
reprehension-là est vaine et inutile, si on ne la rapporte
à une instruction de corriger ou eviter semblables erreurs en
soy-mesme. Et ne faut pas en tel endroit oublier l'advertissement du
sage Platon, quand on a veu quelqu'un faillant, de descendre
tousjours en soy-mesme, et dire à par soy, «Ne suis-je
point tel?» Car tout ainsi que nous voyons nos yeux reluisans
dedans les prunelles de ceux de nos prochains, aussi faut-il que en
la maniere de dire des autres nous nous representions la nostre,
à fin que nous ne soions pas legers ny temeraires à
reprendre les autres, et aussi que quand nous viendrons nous mesmes
à haranguer, nous soyons plus soigneux de prendre garde
à telles choses. A cest effect aussi servira grandement la
comparaison, quand nous serons retirez à part de retour du
lieu où aura esté faitte la harangue, que nous
prendrons quelque poinct qui nous semblera n'avoir pas esté
bien ou suffisamment deduit, et nous essayerons, et tirerons en
avant nous mesmes pour le remplir, ou pour le corriger, ou bien pour
autrement le dire, ou qui plus est encore, pour tascher à
amener des raisons et arguments tous autres sur le mesme subject, et
les deduire tout autrement, ce que Platon mesme a autrefois fait sur
l'oraison de Lysias. Car ce n'est pas chose difficile, ains
tresfacile, que de contredire un oraison prononcee, mais en
prononcer et dire une autre sur le mesme subject, qui soit mieux
faitte, et meilleure, c'est cela qui est bien difficile à
faire, comme <p 26v>dit un Laced@emonien quand il entendit
que Philippus Roy de Macedoine avoit demoly et rasé la ville
d'Olynthe, «Mais il n'en sçauroit, dit-il, faire une
telle.» Quand doncques nous verrons, que en discourant sur un
mesme subject et argument, il n'y aura pas grande difference entre
ce que nous dirons, et ce que l'autre paravant aura dit, alors nous
retrencherons beaucoup de nostre mespris, et incontinent les ailes
tomberont à nostre presomption et amour de nous mesmes, quand
nous viendrons à nous esprouver par telles comparaisons. Or
est l'esmerveiller et admirer contraire au mespriser, signe d'une
plus douce et plus equitable nature: mais il n'a pas besoing non
plus de peu de soing, et à l'adventure de plus grand et plus
reservé que le mespriser: pour ce que ceux qui sont ainsi
mesprisans et presomptueux, reçoivent moins de profit d'ouir
ceux qui haranguent, mais ceux qui sont simples et subjects à
tout admirer, en reçoivent dommage, et ne démentent
point ce que dit Heraclitus,
Un homme mol s'estonne de tout ce qu'il oit dire.
Pourtant faut-il simplement laisser eschapper de la bouche les
louanges du disant: mais quant à adjouster foy à ce
qu'il aura dit, il y faut aller bien reserveement: et quant au
langage et à la prononciation de ceux qui s'exercent à
bien dire, il en faut estre simple et gracieux spectateur et
auditeur, mais bien aspre et severe examinateur et contrerolleur de
ce qui aura esté dit quand à l'usage et à la
verité, à fin que ceux qui auront dit ne nous
haïssent point, et ce qui aura esté dit ne nous nuise
point: car bien souvent nous ne nous donnons garde, que nous
recevons des faulses et mauvaises doctrines, pour la foy que nous
adjoustons, et la bonne affection que nous portons à ceux qui
les mettent en avant. A ce propos les Seigneurs du conseil de
Laced@emone trouvans l'opinions bonne d'un personnage qui avoit
tresmal vescu, la feirent proposer par un autre de bonne vie et de
bonne reputation: faisans en cela sagement et prudemment,
d'accoustumer leur peuple à s'emouvoir plus tost par les
moeurs, que par la parole du proposant. Mais en Philosophie il faut
mettre à part la reputation de celuy qui met en avant un
propos, et examiner le propos à part, pour-ce que, comme lon
dit, en la guerre il y a beaucoup de faulses alarmes, aussi y a il
en un auditoire: car la barbe blanche du disant, le geste, le grave
sourcil, le parler de soy mesme, et principalement les cris, les
battemens de mains, les tressaillements des assistans à
ouïr une harangue, estonnent quelquefois un auditeur qui n'est
pas bien rusé, comme un torrent qui l'emporte malgré
luy: et si y a encore quelque tromperie au stile, et au langage,
quand il est doux et coulant, et qu'avec quelque gravité et
hautesse artificielle il vient à discourir des choses. Car
ainsi comme ceux qui chantent soubs une fleute, font beaucoup de
fautes dont les escoutans ne s'apperçoivent point: aussi un
langage elegant et brave esblouit les aureilles de l'escoutant,
qu'il ne puisse sainement juger de ce qu'il signifie: comme dit
Melanthius interrogué qu'il luy sembloit de la Trag@edie de
Dionysius: «Je ne l'ay, dit-il, peu voir, tant elle estoit
offusquee de langage.» Mais les devis, leçons et
harangues de ces Sophistes faisans monstre de leur eloquence, ont
non seulement la couverture des paroles fardee qui cachent la
sentence, mais qui plus est, ils addoucissent leurs voix par je ne
sçay quels amollissements, ne sçay quels entonnements
et accents de chansons qu'ils donnent à leur prononciation,
qui ravissent les escoutans hors d'eux-mesmes, et les tirent
là où ils veulent, en leur donnant une vaine
volupté, et en recevant une plus vaine gloire: tellement
qu'il leur advient proprement ce que respondit une fois Dionysius,
lesquel aiant promis au theatre à quelque joueur de Cithre
qui avoit excellentement joué devant luy, qu'il luy donneroit
de grands presents, depuis il ne luy donna rien: «Car autant
que tu m'as, ce dit-il, donné de plaisir en chantant, autant
en as tu receu de moy en esperant.» Toute telle contribution
fournissent et payent les auditeurs qui escoutent de tels
harangueurs: car ils sont admirez pour autant de
<p 27r>temps comme ils demeurent en la chaire à
haranguer: mais finie la harangue, aussi tost est escoulé le
plaisir des uns, et plus tost encore la gloire des autres: de
maniere que ceux-là ont despendu en vain autant de temps,
comme ils ont demeuré à escouter, et ceux cy toute
leur vie qu'ils ont employee pour apprendre à ainsi parler.
A ceste cause faut-il oster ce qu'il y a de trop et de superflu au
langage, et s'arrester à cercher le fruict mesme, et suyvre
en cela l'exemple non des bouquetiere, qui font les bouquets et les
chapeaux de fleurs, mais des abeilles: car ces femmes-là
choisissans à l'oeil les belles et odorantes fleurs et
herbes, en tissent et composent un ouvrage qui est bien souëf
à sentir, mais qui au demourant ne porte point de fruict, et
ne dure qu'un seul jour: mais les abeilles bien souvent volans
à travers, et par dessus des prairies pleines de roses, de
violettes, et de hyacinthes, se poseront sur du tres-fort et tres-
acre thym, et s'arresteront dessus, preparans de quoy faire le roux
miel, et y ayant cueilly quelque chose qui y puisse servir, s'en
revolent à leur propre besongne: aussi faut-il que le sage
auditeur, et qui a l'entendement pur et net de passion, laisse
là le langage affetté et fardé, et
semblablement aussi les propos qui tiendront du triacleur ou du
basteleur, qui se veut monstrer, en jugeant que telles herbes sont
propres pour Sophistes, qui ressemblent les mousches guespes, qui ne
servent de rien à faire le miel: mais que avec une profonde
attention il descende au fond de la sentence, et de l'intention du
disant, pour en retirer ce qu'il y aura d'utile et de profitable, se
souvenant qu'il n'est pas là venu pour ouir jouër des
farces ou chanter des musiciens en un theatre, mais en un eschole,
et en un auditoire pour apprendre à emender et corriger sa
vie par la raison: et pour ceste cause faut il faire jugement et
examen de la lecture et harangue par soy-mesme, et par la
disposition en laquelle on se treuve, en considerant s'il y aura
aucune des passions de l'ame que en soit detenue plus molle, ou si
elle nous aura rendu quelque ennuy plus leger, si le courage. et
l'asseurance en est plus ferme, si lon se sent plus enflammé
envers l'honnesteté et la vertu. Car il n'est pas raisonnable
que quand on se léve de la chaire d'un barbier, on se present
devant un miroir, et que lon taste sa teste pour voir s'il aura bien
rongné les cheveux, et s'il aura bien accoustré la
barbe: et qu'au sortir d'une leçon et d'une eschole lon ne se
retire pas incontinent à part pour considerer son ame, si
aiant laissé quelque chose de ce qui luy pesoit, et dont elle
avoit trop auparavant, elle en sera point devenue plus legere, plus
aisee, et plus douce: car comme dit Ariston, «ny une estuve, ny
un sermon ne sert de rien, s'il ne nettoye.» Soit doncques le
jeune homme joyeux, que le discours d'une leçon qu'il aura
ouyë, luy ait profité: non que je veuille que le plaisir
soit la fin finale qu'il se proposera pour l'aller ouir, ne qu'il
s'estime qu'il faille sortir de l'eschole d'un philosophe, en
chantant à demy voix avec une chere guaye que se lise en la
face, ou qu'il cerche à estre parfumé de souëfves
senteurs, là où il aura besoing d'estre graissé
de cataplasmes, et frotté d'huyles et de fomentations plus
medicinales que bien odorantes: mais bien qu'il ait à
gré, si avec une parole poignante et picquante on luy nettoye
et purifie son ame pleine de brouillas espais, et d'obscurité
grande, ne plus ne moins qu'avec la fumee on nettoye les ruches des
abeilles. Car si bien celuy qui presche et qui harangue ne doit pas
du tout estre negligent de son stile, qu'il n'y ait quelque plaisir
et quelque grace: c'est neantmoins ce dequoy le jeune homme qui
escoute se doit soucier le moins, aumoins du commancement: je ne dis
pas que puis apres il ne s'y puisse bien arrester, ne plus ne moins
que ceux qui boivent, apres qu'ils ont estanché leur soif,
alors ils tournent les couppes tout à l'entour, pour
considerer et regarder l'ouvrage qui est dessus: aussi quand le
jeune homme auditeur se sera remply de doctrine, et qu'il aura
repris haleine, on luy peut bien permettre de s'amuser à
considerer le langage, s'il aura rien d'elegant et de gentil. Mais
celuy qui tout au commancement s'attache <p 27v>non aux
choses, ny à la substance, ains va requerant que le langage
soit pur, attique et rond, me semble faire tout ainsi, comme si
estant empoisonné il ne voiloit point boire de preservatif et
d'antidote, si lon ne luy bailloit le bruvage dedans un vase fait et
formé de le terre de Colie en Attique, ny vestir une robbe au
coeur d'hyver, sinon que la laine fust des moutons de l'Attique, et
aimoit mieux demourer sans se bouger ny rien faire, en une cappe
simple et mince, comme est le style de l'oraison de Lysias. Ces
erreurs-là sont cause qu'il se trouve grande indigence de
sens et de bon entendement, et à l'opposite grande abondance
de babil et de caquet és jeunes gens par les escholes:
pourautant qu'ils n'observent, ny la vie, ny les actions, ny le
deportement d'un Philosophe en l'administration et gouvernement de
la chose publique, ains donnent toute la louange aux beaux termes,
paroles elegantes, et au bien dire, sans sçavoir, ny vouloir
enquerir pour le sçavoir, si ce qu'il dit est utile ou
inutile, necessaire, ou bien superflu. Apres ces preceptes que nous
avons baillez, comment on doit ouir un Philosophe discourant, suit
tout d'un tenant la regle et advertissement des questions que lon
doit proposer: car il faut que celuy que lon convie à souper,
se contente de ce que lon sert sur la table devant luy, sans
demander autre chose, ny contreroller ou reprendre ce qui luy est
presenté: mais celuy qui est venu à un festin de devis
et de discours, par maniere de parler, si c'est sur certain argument
choisi de longue main, il faut qu'il ne face autre chose qu'escouter
patiemment sans mot dire: car ceux qui distraient le disant à
autres subjects et autres arguments, et qui luy entrejettent des
interrogations, ou luy font des oppositions alencontre de ce qu'il
dit, sont fascheux, importuns, qui ne peuvent jamais accorder en un
auditoire, et outre ce qu'ils n'en reçoivent aucun profit,
ils troublent le disant, et tout le discours de son oraison quant-
et-quant. Mais si le disant prie de luy mesme qu'on l'interrogue, et
qu'on luy propose telle question que lon voudra, il faut alors luy
demander tousjours quelque chose qui soit necessaire ou profitable:
car Ulysses est mocqué en Homere par les poursuivans de sa
femme, pour ce que
Il ne queroit que des bribes coupees,
Non des vaisseaux d'honneur, ou des espees.
car ils reputoient un signe de magnanimité, demander, tout
ainsi que donner, quelque chose de grand pris: mais plus seroit
digne d'estre mocqué celuy qui proposeroit au discourant des
questions frivoles et sans fruict quelconque, comme font aucunefois
des jeunes gens qui ont envie de babiller, ou bien de monstrer
qu'ils sont sçavans en dialectique ou és
mathematiques, et ont accoustumé de proposer au discourant,
comment il faut diviser les choses indefinies, ou que c'est que le
mouvement selon la coste, et selon le diametre. Ausquels se peut
dire la response que feit le medecin Philotimus à un qui
estant phtisique et pourry dedans le corps, luy demandoit quelque
medecine pour guarir un petit ulcere qu'il avoit au bout de l'ongle:
car le medecin cognoissant bien à sa couleur et à son
haleine, qu'il estoit gasté au dedans, luy respondit:
«Mon amy tu n'es pas en danger pour l'ulcere de ton ongle, il
n'est pas temps d'en parler maintenant:» Aussi n'est-il pas
heure maintenant de disputer de telles questions que tu me proposes,
jeune fils mon amy, mais plus tost, comment tu te pourras delivrer
de la folle opinion et presomption de toy-mesme qui te tient, ou de
l'amour et de la sottie dont tu es empestré, pour te rendre
en un estat de vie saine, et sans vanité quelconque. Qui plus
est, encore faut-il bien avoir l'oeil à regarder. en quoy le
discourant a plus de suffisance ou naturelle ou acquise, pour luy
faire les interrogations de ce en quoy il est le plus excellent, non
pas forcer celuy qui aura mieux estudié en la philosophie
morale, de respondre à des questions de Physique ou des
Mathematiques: ou celuy qui sera mieux entendu en la naturelle et
Physique, le tirer à juger des propositions conjoinctes, ou
à soudre de faulx syllogismes. Car tout <p 28r>ainsi
comme qui voudroit fendre du bois avec une clef, ou ouvrir une porte
avec une coignee, il ne feroit point d'injure à la clef, ny
à la coignee, mais il se priveroit soy-mesme de l'usage
propre, et de ce que peut faire l'un et l'autre: aussi ceux qui
demandent au discourant ce à quoy il n'est pas propre de
nature, ou en quoy il ne s'est pas exercité, et qui ne
veulent pas cueillir ne prendre ce qu'il a et qu'il peut fournir,
ils ne font pas seulement ceste perte-là, mais d'avantage
acquierent la reputation de mauvaistié et de
malignité. Il se faut aussi garder de demander beaucoup de
questions et souvent, car cela est encore signe d'homme qui se veut
monstrer: mais prester l'oreille attentifvement avec douceur, quand
quelque autre propose, est fait en homme studieux, et qui se
sçait bien accommoder à la compagnie, si d'adventure
il n'y a quelque cas propre et particulier qui l'empesche, ou s'il
n'y a quelque passion, aiant besoing d'estre arrestee, ou quelque
imperfection requerant reméde qui nous presse: car comme dit
Heraclitus, peut estre vaudroit-il mieux ne cacher point son
ignorance, ains la mettre en evidence pour la faire guarir. Mais si
quelque cholere ou quelque assaut de superstition, ou quelque
violente querelle alencontre de nos domestiques et parents, ou
quelque furieuse concupiscence d'amour,
Touchant du coeur les cordes plus cachees,
Qui ne devroient pour rien estre touchees,
commande en nostre entendement, il ne faut pas fuir en rompant le
propos à en estre repris, ains faut cercher à en ouir
discourir aux escholes mesmes: et apres les leçons faillies
prendre à part le philosophe, et luy conferer, et l'en
interroguer, non pas comme font plusieurs, qui sont bien aises
d'ouir aux philosophes parler des autres, et l'en estiment: et si
d'adventure le philosophe laissant les autres, s'addresse à
part à eux, pour leur remonstrer franchement ce qu'ils ont de
besoing, et qu'il les en face souvenir, ils s'en courroucent, et
l'en estiment curieux et fascheux: car ils pensent proprement qu'il
faille ouir les philosophes en leurs escholes par maniere de
passetemps, comme les joueurs de Trag@edies en un theatre, et
cuident que és choses exterieurs il n'y a point de difference
entre les philosophes et eux: et ont bien raison de le cuider ainsi,
quant aux Sophistes: car depuis qu'ils sont hors de leurs chaires
où ils haranguent, et qu'ils laissent leurs livres, et leurs
petites introductions, és autres actions et vrayes parties de
la vie humaine, on les trouve petits, et de moindre esprit que les
plus bas et plus vulgaires hommes du monde: mais ils n'entendent pas
aussi, que de ceux qui sont vrayement dignes de ce nom de
philosophes, soit qu'ils se jouënt, ou qu'ils facent à
bon escient un clin d'oeil, un signe de la teste, un visage
renfrongné, et principalement les paroles qu'ils disent
à part à chascun, portent tousjours quelque
utilité et quelque fruict à ceux qui ont la patience
de les laiser dire, et de leur prester l'oreille. Au demourant quant
aux louanges que lon donne au bien disant, il est besoing d'y user
de moyen et de prudence retenue, pource que ny le peu, ny le trop,
en telle chose n'est louable ny honneste: car l'auditeur qui se
maintient si dur et si roide, qu'il ne s'amollit ny ne s'emeut pour
chose qu'il oye, est fascheux et insupportable, estant remply d'une
presomptueuse opinion de soy-mesme qu'il cache leans, et
secrettement en soy mesme se vante qu'il diroit bien quelque chose
de meilleur, que ce qu'il oit, ne remuant les sourcils en aucune
maniere, ny ne jettant aucune voix qui porte tesmoignage qu'il oye
volontiers, ains par un silence, une gravité feinte, et une
contenance affectee, va prochassant la reputation d'homme constant
et de gravité grande, pensant que les louanges soient comme
de l'argent, qu'autant comme lon en donne à un autre, autant
on en oste à soy mesme. Car il y en a plusieurs qui prennent
mal et à contrepoil un dire de Pythagoras, qui disoit, que de
l'estude de la philosophie il luy estoit demouré ce fruict,
qu'il n'avoit rien en admiration: et ceux cy pensent que pour non
louër ny honorer les autres, il les faille mespriser, et
veulent qu'on les estime venerables <p 28v>par dedaigner
tous les autres. Mais la raison philosophique oste bien
l'esbahissement et l'admiration qui procede de doute, ou
d'ignorance, pour ce qu'elle sçait et cognoist la cause d'une
aucune chose, mais pour cela elle ne perd pas la facilité, la
grandeur et l'humanité: car à ceux qui veritablement
et certainement sont bons, c'est un tresbel honneur que d'honorer
ceux qui le meritent, et orner autruy est un ornement tresdigne qui
vient d'une superabondance de gloire et d'honneur qui est en celuy
qui le donne: mais ceux qui sont chiches és louanges
d'autruy, semblent estre pauvres et affamez dés leurs
propres: comme aussi au contraire, celuy qui sans jugement à
chasque mot et à chasque syllable presque s'eléve et
s'escrie, est par trop leger et volage, et bien souvent desplaist
à ceux mesmes qui font les harangues, mais bien fasche il
tousjours les autres assistans, en les faisant sourdre et lever
contre leur volonté, comme les tirans quasi par force
à ce faire, et à crier comme luy de honte qu'ils ont:
et puis n'aiant recueilly aucun profit de l'oraison ouyë, pour
avoir esté trop estourdy et trop turbulent apres ses
louanges, il s'en retourne de l'auditoire avec l'une de ces trois
reputations qu'il en rapporte, qu'il est mocqueur ou qu'il est
flatteur, ou qu'il est ignorant. Or faut-il quand on est en siege de
justice pour juger un proces, ouir les parties sans haine ny faveur,
ains de sens rassis, pour rendre le droict à qui il
appartient: mais és auditoires des gens de lettres, il n'y a
ny loy ny serment qui nous empesche, que nous n'escoutions avec
faveur et benevolence celuy qui fait la harangue, ains au contraire,
les anciens ont mis et colloqué les Graces aupres de Mercure,
voulans par cela donner à entendre, que le parler requiert
graces, benevolence, et amitié: car il n'est pas possible que
le disant soit si fort rejettable, ne si defaillant en toutes
choses, qu'il n'y ait ny sens aucun digne de louange inventé
par luy mesme, ou renouvellé des anciens, ny le subject de sa
harangue, ny son but et intention, ny aumoins le lange et le stile,
ou la disposition des parties de l'oraison: car, comme dit l'ancien
proverbe,
Parmy chardons et espineux halliers
Naissent les fleurs des tendres violiers.
Car si aucuns, pour monstrer leur esprit, ont pris à
louër le vomissement, autres la fiévre, et quelques uns
la marmite, et n'ont point eu faute de grace, comme est il possible
qu'une oraison composee par un personnage, qui quoy que ce soit
semble, ou pour le moins est appellé philosophe, ne donne aux
auditeurs gracieux et equitables quelque respit et quelque temps
à propos pour la louër? Ceux qui sont en fleur d'aage,
ce dit Platon, comment que ce soit donnent tousjours des attaintes
à celuy qui est amoureux, et appellent ceux qui sont blancs
de couleur, enfans des Dieux: ceux qui sont noirs, magnanimes: celuy
qui a le nez aquilin, royal: celuy qui est camus, gentil et plaisant
et aggreable: celuy qui est pasle, en couvrant un peu ceste mauvaise
couleur, ils l'appelleront face de miel: car l'amour a cela, qu'il
s'attache et se lie à tout ce qu'il trouve, comme fait le
lierre. Mais celuy qui prendra plaisir à ouir, s'il est homme
de lettres, sera bien plus inventif à trouver tousjours
dequoy louër un chascun de ceux qui monteront en chaire pour
declamer. Car Platon, qui en l'oraison de Lysias ne louoit point
l'invention, et reprenoit grandement la disposition, encore
toutefois en louoit-il le stile et l'elocution, pource que toutes
les paroles y sont claires et rondement tournees. Aussi pourroit on
avec raison reprendre le subject dequoy a escrit Archilochus, la
composition des vers de Parmenides, la bassesse de Phocylides, le
trop de langage d'Euripides, l'inegalité de Sophocles: comme
semblablement aussi des orateurs, l'un n'a point de nerfs à
exprimer un naturel, l'autre est mol és affections, l'autre
a faute de graces, et neantmoins est loué pour quelque
particuliere force qu'il a d'emouvoir et de delecter: au moyen
dequoy les auditeurs ne se sçauroit escuser, qu'ils n'aient
tousjours assez matiere de gratifiers, s'ils veulent,
<p 29r>à ceux qui font des leçons ou des
harangues publiques: car il y en a, à qui il suffit, encore
que lon ne porte point tesmoignage de vive voix à leur
louange, de leur monstrer un bon oeil, un visage ouvert, une chere
joyeuse, et une disposition et contenance amiable, et non point
fascheuse ne chagrine: ces choses-là sont toutes vulgaires et
communes envers ceux mesmes qui ne disent du tout rien qui vaille:
mais une assiette modeste, en son siege, sans apparence de dedaing,
avec un port de la personne droict, sans pancher ne çà
ne là, un oeil fiché sur celuy qui parle, un geste
d'homme qui escoute attentifvement, et une composition de visage
toute nette, sans demonstration quelconque, non de mespris ou
d'estre difficile à contenter seulement, mais aussi de toutes
autres cures et de tous autres pensemens. Car en toutes choses la
beauté se compose comme par une consonance, et convenance
mesuree de plusieurs bienseances concurrentes ensemble en un mesme
temps: mais la laideur s'engendre incontinent par la moindre du
monde qui y defaille ou qui y soit de plus qu'il ne fault mal
à propos: comme notamment en cest acte d'ouir, non seulement
un froncis de sourcil, ou une triste chere de visage, un regard de
travers, une torse de corps, un croisement de cuisses l'une sur
l'autre mal-honneste, mais seulement un clin d'oeil ou de teste, un
parler bas en l'oreille d'un autre, un ris, un baaillement, comme
quand on a envie de dormir, un silence, et toute autre chose
semblable, est reprehensible, et requiert que lon y prenne bien
soigneusement garde. Et ceux-cy cuident que tout l'affaire soit en
celuy qui dit, et rien en celuy qui escoute: ains veulent que celuy
qui a à harenguer vienne bien preparé et aiant bien
diligemment pensé à ce qu'il doit dire, et eux sans
avoir rien propensé, et sans se soucier de leur devoir, se
vont seoir là, tout ne plus ne moins que s'ils estoient venus
pour souper à leur aise, pendant que les autres
travailleroient: et toutefois encore celuy qui va souper avec un
autre a quelques choses à faire et à observer, s'il
s'y veult porter honnestement: par plus forte raison doncques,
beaucoup plus en a l'auditeur: car il est à moitié de
la parole avec celuy qui dit, et luy doit ayder, non pas examiner
rigoureusement les fautes du disant, et peser en severe balance
chascun de ses mots, et chascun de ses propos, et luy ce-pendant
sans crainte d'estre de rien recerché, faire mille
insolences, mille impertinences et incongruitez en escoutant. Mais
tout ainsi comme en jouant à la paume, il faut que celuy qui
reçoit la balle se remue dextrement, au pris qu'il voit
remuer celuy qui luy renvoye: aussi au parler y a il quelque
convenance de mouvement entre l'escoutant et le disant, si l'un et
l'autre veult observer ce qu'il doit. Mais aussi ne faut-il pas
inconsiderément user de toutes sortes d'acclamations à
la louange du disant: car mesmes Epicurus est fascheux quand il dit,
que ses amis par leurs missives luy rompoient la teste à
force de clameurs de louanges qu'ils luy donnoient: mais ceux aussi
qui maintenant introduisent és auditoires des mots estranges,
en voulant louër ceux qui haranguent, disant avec une clameur,
Voyla divinement parlé: C'est quelque Dieu qui parle par sa
bouche: Il n'est possible d'en approcher: comme si ce n'estoit pas
assez de dire simplement, Voyla bien dit, ou sagement parlé:
ou, Il a dit la pure verité: qui sont les marques de louanges
dont usoient anciennement Platon, Socrates, et Hyperides: ceux-
là font une bien laide faute, et si font tort au disant, par
ce qu'ils font estimer qu'il appéte telles excessives et
superbes louanges. Aussi sont fort fascheux ceux qui avec serment,
comme si c'estoit en jugement, portent tesmoignage à
l'honneur des disans: et ne le font gueres moins ceux qui faillent
à accommoder leurs louanges aux qualitez des personnages:
comme quand à un philosophe enseignant et discourant, ils
escrient, Subtilement: ou à un vieillard, Gentillement ou
Joliement: en transferant et appliquant à des Philosophes les
voix et paroles que lon a accoustumé d'attribuer à
ceux qui se jouënt, ou qui s'exercent et se monstrent en leurs
declamations scholastiques, et donnans à une oraison sobre et
<p 29v>pudique une louange de courtisane, qui est autant
comme si à un champion victorieux, ils mettoient sur la teste
une couronne de lis ou de roses, non pas de laurier ou d'olivier
sauvage. Euripides le poëte Tragique instruisoit un jour les
joueurs d'une danse, et leur enseignoit à chanter une chanson
faitte en Musique harmonique: quelqu'un qui l'escoutoit, s'en prit
à rire: auquel il dit, Si tu n'estois homme sans jugement et
ignorant, tu ne rirois pas, veu que je chante en harmonie
Mixolydiene*: C'est à dire, pesante et grave. mais
aussi un homme philosophe et exercité au maniement des
affaires, pourroit à mon advis retrencher l'insolence d'un
auditeur trop licentieux, en luy disant, Tu me sembles homme
ecervellé, et mal appris: car autrement, ce-pendant que
j'enseigne, ou qui je presche, et que je discours touchant
l'administration de la chose publique, ou de la nature des Dieux, ou
de l'office d'un magistrat, tu ne danserois ny ne chanterois pas.
Car, à vray dire, regardez quel desordre c'est que quand un
philosophe discourt en son eschole, que les assistans crient et
bruient si hault et si fort au dedans, que ceux qui passent, ou qui
escoutent au dehors, ne sçavent si c'est à la louange
d'un joueur de fleutes, ou d'un joueur de Cithre, ou d'un baladin,
que ce bruit se fait. D'avantage il ne fault pas escouter
negligemment les reprehensions et corrections des philosophes sans
pointure aucune de deplaisir: car ceux qui supportent si facilement
et negligemment l'estre repris et blasmez par les philosophes,
qu'ils en rient quand ils les reprennent, et louënt ceux qui
leur disent leurs fautes, ne plus ne moins que les flatteurs et
bouffons poursuivans de repeuë franche louënt eux qui les
nourrissent, encore quand ils leur disent des injures: ceux-
là, dis-je, sont de tout point ehontez et effrontez, donnans
une mauvaise et deshonneste preuve et demonstration de la force de
leur coeur, que l'impudence. Car de supporter un traict de risee
sans injure, dit en jeu plaisamment, et ne s'en point courroucer ny
fascher, cela n'est point ne faute de coeur ne faute d'entendement,
ains est chose gentile et conforme à la coustume des
Laced@emoniens. Mais d'ouir une vive touche, et une reprehension qui
pour reformer les moeurs use de parole poignante, ne plus ne moins
que d'une drogue et medecine mordante, sans en estre
resserré, ny plein de sueur et d'esblouissement pour la honte
qui fait monter la chaleur au visage, ains en demourer inflexible,
se soubstiant, et se mocquant, c'est le faict d'un jeune homme de
treslache nature, et qui n'a honte de rien, tant il est de longue
main accoustumé et confirmé à mal faire: de
sorte que son ame en a desja fait un cal endurcy, qui ne peut non
plus qu'une chair dure, recevoir marque de macheure. Mais ceux
là estans tels, il y en a d'autres de nature toute contraire:
car si une fois seulement on les a repris, ils s'enfuyent sans
jamais tourner visage, et quittent là toute la philosophie,
combien qu'ils aient un beau commancement de salut, que nature leur
a baillé, qui est, avoir honte d'estre repris, lequel ils
perdent par leur trop lasche et trop molle delicatesse, ne pouvans
endurer que lon leur remonstre leurs faultes, et ne recevans pas
genereusement les corrections, ains destournans leurs aureilles
à ouir plus tost de douces et molles paroles de flatteurs ou
de Sophistes, qui leur chantent des plaisanteries bien aggreables
à leurs aureilles, mais au demourant sans fruict ny profit
quelconque. Tout ainsi doncques comme celuy qui apres l'incision
faitte fuit le chirurgien, et ne peut endurer l'estre lié, a
receu ce qui estoit douloureux en la medecine, et non pas ce qui
estoit profitable: aussi celuy qui ne donne pas à la parole
du Philosophe, qui luy a ulceré et blecé sa bestise,
le loysir d'appaiser la douleur, et faire reprendre la playe, il
s'en va avec morsure et douloureuse pointure de la philosophie, sans
utilité quelconque: Car non seulement la playe de Telephus,
comme dit Euripides,
Se guarissoit avec la limeure
Du fer de lance aiant fait la bleçeure:
mais aussi la morsure de la philosophie, qui poingt les coeurs des
jeunes hommes, se guarit par la parole mesme qui l'a faitte. Et
pourtant faut-il, que celuy qui se sent <p 30r>repris et
blasmé, en souffre bien et resente quelque regret, mais non
pas qu'il en demeure confus,ne qu'il s'en descourage: ains faut que
quand la philosophie a commancé à le manier et toucher
au vif, comme un sacrifice de purgation, apres en avoir patiemment
supporté les premieres purifications et premiers
rabrouëments, il en espere au bout de cela veoir quelque belle
et douce consolation, au lieu du present trouble et espouvantement.
Car encore que la reprehension du philosophe à l'adventure se
face à tort, il est neantmoins honneste de le laisser dire et
avoir patience: et puis quand il aura achevé de parler, alors
s'addresser à luy pour se justifier, et le prier de reserver
ceste franchise et vehemence de parler, alencontre de quelque autre
faute qui aura au vray esté commise. D'avantage tout ainsi
qu'en l'estude des lettres, en la musique, quand on apprend à
jouer de la lyre, ou à luicter, les commancements sont fort
laborieux, bien embrouillez, et pleins de difficulté: mais
puis apres, en continuant petit à petit, il s'engendre
à la journee une familiarité et cognoissance grande,
ainsi qu'il se fait envers les hommes, laquelle rend toutes choses
faciles, aisees à la main, et aggreables, tant à
faire, comme à dire. Ainsi est il de la philosophie, laquelle
du commancement semble avoir ne sçay quoy de maigre et
d'estrange, tant és choses, comme és termes et
paroles: mais pour cela il ne faut pas, à faute de coeur,
s'estonner à l'entree, ny laschement se decourager, ains faut
essayer tout, en perseverant, et desirant tousjours de tirer outre,
et passer en avant, en attendant que le temps améne celle
familiere cognoissance et accoustumance, qui rend à la fin
doux tout ce qui de soy mesme est beau et honneste: car elle viendra
en peu de temps, apportant quand et elle une clarté et
lumiere grande à ce que lon apprent, et engendrera un ardent
amour de la vertu, sans lequel l'homme est bien lasche et miserable,
qui se peult adonner et mettre à suyvre autre vie, en se
departant, à faute de coeur, de l'estude de la philosophie:
bien peult il estre à l'adventure, que les jeunes gens, non
encore experimentez, trouvent au commancement des difficultez qu'ils
ne peuvent comprendre és choses, mais si est-ce pourtant que
la plus part de l'obscurité et de l'ignorance leur vient
d'eux mesmes, et par façons de faire toutes diverses
commettent une mesme faute. Car les uns, pour une reverence
respectueuse qu'ils portent au disant, ou pour ce qu'ils le veulent
espargner, ne l'osent interroguer, et se faire entierement declarer
son discours, et font signe de l'approuver par signe de la teste,
comme s'ils l'entendoient bien: les autres à l'opposite, par
une importune ambition et vaine emulation de monstrer la promptitude
de leur esprit contre d'autres, devant qu'ils l'ayent compris,
disent qu'ils l'entendent, et ainsi jamais ne le conçoivent.
Dont il advient à ces premiers honteux, et qui de vergongne
n'osent demander ce qu'ils n'entendent pas, que quand ils s'en
retournent de l'auditoire, ils se faschent eux mesmes et demeurent
en doubte et perplexité, et que finablement ils sont une
autre fois contraincts, avec plus grand vergongne de fascher ceux
qui ont ja discouru, en recourant apres et leur demandant ce qu'ils
ont dit: et à ces ambitieux, temeraires et presomptueux,
qu'ils sont contraincts de pallier, desguiser et couvrir l'ignorance
qui demeure tousjours avec eux. Parquoy rejettans arriere de nous
toute telle lascheté et vanité, mettons peine, comment
que ce soit, d'apprendre, et comprendre en nostre entendement les
profitables discours que nous oyrons faire aux philosophes, et pour
ce faire supportons doucement les risees des autres, qui seront, ou
penseront estre, plus vifs et plus aigus d'entendement, que nous:
comme Cleanthes et Xenocrates estans un peu plus grossiers d'esprit
que leurs compagnons d'eschole, ne fuyoient pas à apprendre
pour cela, ny ne s'en descourageoient pas, ains se rioient et se
mocquoient les premiers d'eux mesmes, disans qu'ils ressembloient
aux vases qui ont le goulet estroict, et aux tables de cuyvre, pour
ce qu'ils comprenoient difficilement ce qu'on leur enseignoit, mais
aussi qu'ils le retenoient seurement et fermement: car il ne faut
<p 30v>pas seulement, ce que dit Phocylides,
Souvent se doit laisser circonvenir
Celuy qui veult bon en fin devenir,
ains faut assi se laisser mocquer, endurer des hontes, des
picqueures, des traicts de gaudisserie, pour repoulser de tout son
effort et combattre l'ignorance. Toutefois si ne faut-il pas aussi
passer en nonchaloir la faute que font au contraire ceux qui, pour
estre d'apprehension tardive, en sont importuns, fascheux et
chargeans: car ils ne veulent pas quelque fois, quand ils sont
à part en leur privé, se travailler pour entendre ce
qu'ils ont ouy, ains donnent le travail au docteur qui lit, en luy
demandant et l'enquerant souvent d'une mesme chose, ressemblans aux
petits oyselets qui ne peuvent encore voler, et qui baaillent
tousjours attendans la becquee d'autruy, et voulans que lon leur
baille ja tout masché et tout prest. Il y en a d'autres qui
cerchans hors de propos la reputation d'estre vifs d'entendement et
attentifs à ouir, rompent la teste aux docteurs lisans,
à force de cacqueter et de les interrompre, en leur demandant
tousjours quelque chose qui n'est point necessaire, et cerchans des
demonstrations là où il n'en est point de besoing: et
par ainsi,
Le chemin court de soy en devient long,
comme dit Sophocles, non seulement pour eux, mais aussi pour les
autres assistans. Car en arrestant ainsi à tous coups le
philosophe enseignant, avec leurs vaines et superflues questions, ne
plus ne moins que quand on va par les champs ensemble, ils
empeschent la continuation de l'enseignement et de la doctrine, qui
en est ainsi souvent rompue et arrestee. Ceux là doncques,
ainsi comme dit Hieronymus, font ne plus ne moins que les couards et
chetifs chiens, qui mordent bien les peaux des bestes sauvages,
quand ils sont à la maison, et leur arrachent bien les poils,
mais ils ne touchent point à elles aux champs. Au reste, je
conseillerois à ces autres-là qui sont d'entendement
tardif, que retenans les principaux points du discours, ils
composent eux mesmes à part le reste, et qu'ils exercent leur
memoires à trouver le demourant: et que prenans en leur
esprit les paroles d'autruy, ne plus ne moins qu'une semence et un
principe, ils le nourrissent et l'accroissent, pour ce que l'esprit
n'est pas comme un vaisseau qui ait besoing d'estre remply
seulement, ains plus tost a besoing d'estre eschauffé par
quelque matiere qui luy engendre une emotion inventifve, et une
affection de trouver la verité. Tout ainsi doncques comme si
quelqu'un aiant affaire de feu en alloit cercher chez ses voisins,
et là y en trouvant un beau et grand, il s'y arrestoit pour
tousjours à se chauffer, sans plus se soucier d'en porter
chez soy: aussi si quelqu'un allant devers un autre pour l'ouir
discourir, n'estime point qu'il faille allumer son feu ny son esprit
propre, ains prenant plaisir à ouir seulement, s'arreste
à jouir de ce contentement, il tire des paroles de l'autre
l'opinion seulement, ne plus ne moins que lon fait une rougeur et
une lueur de visage quand on s'approche du feu: mais quand à
la moisissure et au reland du dedans de son ame, il ne l'eschauffe
ny ne l'esclarcit point par la philosophie. Si doncques il est
besoing encore de quelque autre precepte pour achever l'office d'un
bon auditeur, c'est qu'il faut qu'en se souvenant de celuy que je
viens de dire, il exerce son entendement à inventer de
soymesme, aussi bien comme à comprendre ce qu'il entend des
autres, à fin qu'il se forme au dedans de soy une habitude,
non point sophistique, c'est à dire apparente, pour
sçavoir reciter ce qu'il aura entendu d'ailleurs, mais
interieure et de vray philosophe, faisant son compte que le
commancement de bien vivre, c'est estre blasmé et
mocqué.
NOSTRE intention est d'escrire et traitter de la Vertu que lon
appelle et que lon estime Morale, en quoy principalement elle
differe de la contemplative, pour ce que elle a pour sa matiere les
passions de l'ame, et pour sa forme la raison: quelle substance elle
a, et comment elle subsiste. A sçavoir si la partie de l'ame
qui la reçoit, est nantie et ornee de raison qui luy soit
propre à elle, ou si elle en emprunte l'usage et la
participation d'ailleurs: et la recevant d'ailleurs, si c'est comme
les choses qui sont meslees avec d'autres meilleures, ou bien si
c'est pour ce que ce qui est soubs le gouvernement et soubs la
domination d'autruy, semble participer de la puissance de ce qui luy
commande et qui le gouverne: car qu'il soit bien possible que la
vertu subsiste et demeure en estre sans aucune matiere ny meslange,
j'estime qu'il soit assez manifeste. Mais premierement je croy qu'il
vauldra mieux reciter sommairement en passant, les opinions des
autres Philosophes, non par maniere de narration historiale
seulement ains plus tost à fin que les opinions des autres
exposees, la nostre en soit plus claire à entendre, et plus
certaine à tenir. Menedemus doncques natif de la ville
d'Eretrie, ostoit toute pluralité et toute difference de
vertus, pour ce qu'il tenoit qu'il n'y en avoit qu'une toute seule,
laquelle s'appelloit de divers noms, disant que c'estoit une mesme
chose qui s'appelloit temperance, force, justice, comme c'est tout
un que homme, et mortel, ou animal raisonnable. Ariston natif de
Chio tenoit aussi, qu'en substance il n'y avoit qu'une seule vertu,
laquelle il appelloit Santé, mais selon divers respects il y
en avoit plusieurs differentes l'une de l'autre, comme qui
appelleroit nostre veuë quand elle s'applique à regarder
du blanc, Leucothee: et à regarder du noir, Melanthee: et
ainsi des autres choses semblables. Car la vertu (disoit-il) qui
concerne ce qu'il faut faire ou laisser, s'appelle Prudence, et
celle qui regle la concupiscence, et qui limite ce qui est
moderé et opportun és voluptez, se nomme Temperance:
et celle qui concerne les affaires, et contraux, que les hommes ont
les uns avec les autres, est Justice, ne plus ne moins qu'un
cousteau est tousjours le mesme, mais il coupe tantost une chose et
tantost une autre: et le feu agit bien en diverses et differentes
matieres, mais c'est tousjours par une mesme nature. Et semble que
Zenon mesme le Citieïen panche un petit en ceste opinion-
là, quand il definit que la prudence qui distribue à
chacun ce qui luy appartient, est la Justice: celle qui choisit ce
qu'il faut eslire ou fuir, Temperance: ce qu'il faut supporter et
souffrir, Force: et ceux qui le defendent en telle opinion, disent
que par la prudence il entendoit la science. Mais Chrysippus
estimant que chacune qualité a sa vertu propre, sans y penser
introduisit en la Philosophie un exaim, comme disoit Platon, et
toute une ruchee par maniere de dire, de vertus: car comme de fort
se derive force, de juste justice, de clement clemence: aussi fait
de gracieux grace, de bon bonté, de grand grandeur, de beau
beauté, et toutes autres telles galanteries, gentillesses,
courtoisies, et joyeusetez, qu'il mettoit au nombre des vertus,
remplissant la Philosophie de nouveaux termes, sans qu'il en fust
besoing. Mais tous ces Philosophes-là ont cela de commun
entre eux, qu'ils tiennent que la vertu est une disposition et une
puissance de la principale partie de l'ame, que est la raison, et
supposent cela comme chose toute confessee, toute certaine et
irrefragable: et n'estiment point qu'il y ait en l'ame de partie
sensuelle et irraisonnable, qui soit de nature differente de la
raison, ains pensent que ce soit tousjours une mesme partie et
substance de l'ame, celle qu'ils appellent principale, ou la raison
et l'entendement, qui se tourne et se change en tout, tant
<p 31v>és passions, comme és habitudes et
dispositions, selon la mutation desquelles il devient ou vice ou
vertu, et qui n'a en soy rien qui soit irraisonnable, mais que lon
l'appelle irraisonnable quand le mouvement de l'appetit est si
puissant, qu'il demeure le maistre, et poulse l'homme à
quelque chose deshonneste, contre le jugement de la raison: car ils
veulent que la passion mesme soit raison, mais mauvaise, prenant sa
force et vehemence d'un faux et pervers jugement. Tous ceux-
là me semblent avoir ignoré, que chascun de nous est
veritablement double et composé, au moins n'ont-ils cogneu,
que ceste premiere composition de l'ame et du corps, qui est
manifeste à tous, mais l'autre composition et mixtion de
l'ame, ils ne l'ont point entenduë: toutefois qu'il y ait
encore quelque duplicité et meslange en l'ame mesme, et
quelque diversité de nature et difference entre la partie
raisonnable et l'irraisonnable, comme si c'estoit presque un autre
second corps par necessité naturelle meslé et
attaché à la raison: il est bien vraysemblable, que
Pythagoras ne ne l'a pas ignoré, à ce que lon peult
conjecturer par la diligence grande qu'il a employee en la Musique,
l'appliquant à l'Ame pour l'addoucir, domter et apprivoiser,
comme s'appercevant bien, que toutes les parties d'icelle n'estoient
pas obeïssantes ne subjectes à doctrine, ny aux
sciences, de maniere que par la seule raison on les peust retirer de
vice, et qu'elles avoient besoing de quelque autre maniere
d'apprivoisement et de persuasion, autrement qu'il seroit impossible
à la philosophie de venir à bout de sa rebellion. Mais
bien est-il tout evident et tout certain, que Platon a tresbien
entendu, que l'ame ou la partie animee de ce monde, n'est point
simple, ains est meslee de la puissance du mesme, de l'autre, par ce
que d'une part elle se regit et tourne tousjours par un mesme ordre,
qui est le plus puissant mouvement, et de l'autre part elle est
divisee en cercles, sph@eres, et mouvements à demy contraires
au premier, vagabons et errans, en quoy est le principe des
diversitez des generations qui se font en la terre. Aussi l'ame de
l'homme estant part et portion de celle de l'univers, et composee
sur les nombres et proportions d'icelle, n'est point simple ny d'une
seule nature, ains a une partie qui est spirituelle et intelligente,
où est le discours de la raison, à laquelle
appartient, selon nature, de commander et dominer en l'homme:
l'autre est brutale, sensuelle, errante et desordonnee d'elle mesme,
si elle n'est regie et conduitte d'ailleurs. Et ceste-cy derechef se
soubsdivise en deux autres parties, dont l'une s'appelle corporelle
ou vegetative, l'autre irascible ou concupiscible, adherente tantost
à la partie corporelle, et tantost à la spirituelle,
et au discours de la raison, à qui elle donne force et
vigueur. Or cognoist on la difference de l'une et de l'autre en ce
principalement, que la partie intelligente resiste bien souvent
à la concupiscible et irascible: et faut bien dire qu'elles
soient diverses et differentes de la raison, attendu que bien
souvent elles desobeïssent et repugnent à ce qui est
tresbon. Aristote a supposé ces principes là bien
longuement plus que nul autre, comme il appert par ses escripts,
mais depuis il attribua la partie irascible à la
concupiscible, les confondant toutes deux en une, comme estant l'ire
une convoitise et appetit de vengeance, mais tousjours a il tenu,
que la partie sensuelle et brutale estoit totalement distincte et
divisee de l'intellectuelle et raisonnable, non qu'elle soit du tout
privee de raison, comme l'est la vegetative et nutritive, qui est
celle des plantes, par ce que celle là estant du tout sourde,
ne peult ouir la raison, et est un germe qui procede de la chair, et
tient tousjours au corps: mais la sensuelle ou concupiscible, encore
qu'elle soit destituee de raison propre à elle, si est ce
neantmoins, qu'elle est apte et idoine à ouir et obeir
à la partie intelligente et discourante, à se
retourner vers elle, et à se ranger à ses preceptes,
prouveu qu'elle ne soit point gastee à faict, et corrompue
par une volupté ignorante, et une habitude de vie
dissoluë. Et s'il y en a qui s'esmerveillent et qui trouvent
<p 32r>estrange, comment une partie peut estre
irraisonnable, et neantmoins obeissante à la raison: ceux-
là ne me semblent pas bien comprendre la force et la
puissance de la raison, combien elle est grande, et jusques
où elle passe et penetre à commander, conduire, et
guider, non par dures ny violentes contrainctes, mais par molles et
douces inductions et persuasions, qui ont plus d'efficace que toutes
les forces du monde. Qu'il soit ainsi, les esprits, les nerfs et les
os sont parties irraisonnables du corps, mais aussi tost qu'il y a
en l'esprit un mouvement de volonté, comme aiant la raison
tant soit peu secoué la bride, tous s'estendent, tous
s'esveillent et se rendent prests à obeïr: si l'homme
veut courir, les pieds sont dispos: s'il veut prendre ou jetter
quelque chose, les mains sont incontinent prestes à mettre en
oeuvre. Le poëte Homere mesme nous donne bien clairement
à cognoistre la convenance et intelligence qu'il y a entre la
raison, et les parties privees du discours de raison, par ces
vers,
Ainsi baignoit de larmes son visage
Penelopé, en plorant le veufvage
De son espoux tout joignant d'elle assis:
Mais Ulysses en son esprit rassis
Se sentoit bien attainct de pitié tendre,
Voiant ainsi tant de larmes espandre
Celle que plus il aimoit cherement:
Et toutefois il tenoit sagement
Ses pleurs cachez, et dessoubs les paupieres
Fermes estoient de ses yeux les lumieres,
Sans plus siller, que si leur dureté
De roide fer ou de corne eust esté.
tant il avoit rendu obeïssans au jugement de la raison et les
esprits, et le sang, et les larmes. Cela mesme monstrent aussi
clairement les parties naturelles, qui se retirent, et par maniere
de dire, s'enfuient, sans se bouger ny emouvoir, quand nous
approchons des belles personnes que la raison ou la loy nous
defendent de toucher. Ce qui advient encore plus evidemment à
ceux, qui estans devenus amoureux de quelques filles ou femmes, sans
les cognoistre, recognoissent puis apres que ce sont ou leurs
soeurs, ou leurs propres filles: car alors tout soudain la
concupiscence cede et fait joug, quand la raison s'y est interposee,
et le corps contient toutes ses parties honestement, en devoir
d'obeïr au jugement de la raison. Et advient aussi bien
souvent, que lon mange quelques viandes de bon appétit sans
sçavoir que c'est, mais aussi tost que lon
s'apperçoit, ou que par autre on est adverty, que c'est
quelque viande impure, mauvaise et defenduë, non seulement on
s'en repent, et en est-on fasché en son entendement, mais
aussi les facultez corporelles s'accordans avec l'opinion, on en
prent des vomissements et des maux de coeur, qui renversent
l'estomac sans dessus dessoubs. Et si ce n'estoit que j'aurois peur
qu'il ne semblast, que j'allasse industrieusement ramasser de toutes
parts des inductions plaisantes, pour aggreer aux jeunes gens, je
m'eslargirois à deduire les psalterions, les lyres, les
espinettes, les fleutes, et autres tels instruments de musique, que
lon a inventez pour accorder et consoner avec les passions humaines,
encore que ce soient choses sans ames, elles ne laissent pas
toutefois de s'esjouir ou se plaindre et lamenter avec eux, ains
chantent, s'esguayent, voire font l'amour quand et eux, representans
les affections, les volontez, et les moeurs de ceux qui en
jouënt. Auquel propos on dit, que Zenon mesme allant un jour au
theatre pour ouïr le musicien Amoebeus, qui chantoit sur la
lyre, dit à ses disciples: Allons-y, pour ouir et apprendre
quelle armonie et resonance rendent les entrailles des bestes, les
nerfs, les ossements, et les bois, quand on les sçait
disposer par nombres, par proportions, et par ordre.
<p 32v>Mais laissant ces exemples-là, je leur
demanderois volontiers, si quand les chevaux, les chiens, et les
oyseaux, que nous nourrissons en nos maisons, par accoustumance,
nourriture et enseignement, apprennent à rendre des voix
intelligibles, et à faire des mouvements, des gestes, et des
tours qui nous sont et plaisans et utiles: et semblablement quand
ils lisent dedans Homere, que Achilles excitoit à combattre
et les hommes et les chevaux, ils s'esbahissent encore, et doutent
si la partie qui se courrouce, qui appéte, qui se deult, qui
s'esjouit en nous, peut bien obeïr à la raison, et pour
estre affectionneee et disposee par elle, attendu mesmement qu'elle
n'est point logee dehors, ny divisee et distincte d'avec nous, et
qu'il n'y a rien au dehors qui la forme, ne qui la moule, ou qui la
taille par force à coups de marteau ny de ciseau, ains que
elle est tousjours attachee à elle, tousjours conversant avec
elle, nourrie et duitte par longue accoustumance. Voyla pourquoy les
anciens l'ont bien proprement appellee Ethos, qui est à dire,
les Moeurs, pour nous donner grossement à entendre, que les
moeurs ne sont autre chose, qu'une qualité imprimee de longue
main en celle partie de l'ame qui est irraisonnable, et est ainsi
nommee par ce qu'elle prend celle qualité de la demeure
longue, et longue accoustumance, estant formee par la raison,
laquelle n'en veut pas du tout oster ny desraciner la passion, par
ce qu'il n'est ny possible, ny utile, ains seulement luy trasse et
limite quelques bornes, et luy establit quelque ordre, faisant en
sorte que les vertus morales ne sont pas impassibilitez, mais
plustost reglements et moderations des passions et affections de
nostre ame, ce qu'elle fait par le moyen de la prudence, laquelle
reduit la puissance de la partie sensuelle et passible à une
habitude honneste et louable. Par ce que lon tient que ces trois
choses sont en nostre ame, la puissance naturelle, la passion, et
l'habitude. La puissance naturelle est le commancement, et par
maniere de dire, la matiere de la passion, comme la puissance de se
courroucer, la puissance de se vergongner, la puissance de
s'asseurer. La passion apres est le mouvement actuel d'icelle
puissance, comme le courroux, la vergongne, l'asseurance. Et
l'habitude est une fermeté establie en la partie
irraisonnable par longue accoustumance, et une qualité
confirmee, laquelle devient vice quand la passion est mal gouvernee,
et vertu quand elle est bien conduitte et menee par la raison. Mais
pourautant que lon ne trouve pas que toute vertu soit une
mediocrité, ny ne l'appelle-on pas toute morale, à fin
de mieux en monstrer et declarer la difference, il faut commencer un
peu de plus haut. Toutes les choses sont ou absoluëment et
simplement en leur estre, ou relativement au esgard à nous.
Absoluëment sont en leur estre, comme la terre, le ciel, les
estoilles, et la mer: relativement au regard de nous, comme bon,
mauvais: proufitable, nuisible: plaisant desplaisant. La raison
contemple l'un et l'autre, mais le premier genre des choses qui sont
absoluëment appartient à science, et à
contemplation, comme son object: le second, des choses qui sont
relativement au esgard à nous, appartient à
consultation et action: et la vertu de celuy-là est sapience,
la vertu de cestui-cy, prudence: et y a difference entre prudence et
sapience, d'autant que prudence consiste en une relation, et
application de la partie contemplative de l'ame, à l'action
et au regime de la sensuelle et passible selon raison, tellement que
prudence a besoing de la fortune, là où sapience n'en
a que faire, pour atteindre et parvenir à sa propre fin: ny
aussi de consultation, par ce qu'elle concerne les choses qui sont
tousjours unes et tousjours de mesme sorte. Et comme le Geometrien
ne consulte pas touchant le triangle, à sçavoir s'il
a trois angles egaux à deux droicts, ains le sçait
certainement: et la consultation se fait des choses qui sont et
adviennent tantost d'une sorte, et tantost d'une autre, non pas de
celles qui sont fermes et stables tousjours en un estre immuable:
aussi l'entendement et ame speculative exerceant ses functions sur
les choses premieres et permanentes qui ont tousjours une mesme
nature, et qui ne reçoivent <p 33r>point de
changement, est exempte de toute consultation. Mais la prudence
descendant aux choses pleines de variation, de troubles et de
confusion, il est force qu'elle se mesle souvent des choses
fortuites et casuelles, et qu'elle use de consultation en choses si
douteuses et si incertaines, et apres avoir consulté, qu'elle
vienne lors à mettre la main à l'oeuvre, et à
l'action, assistee de la partie raisonnable, laquelle elle tire
quand et soy aux actions, car elles ont besoing d'un instinct et
esbranlement que fait l'habitude morale en chasque passion: mais
cest instinct-là a besoing de raison qui le limite, à
fin qu'il soit moderé, à fin qu'il ne passe point
outre, ny ne demeure point deça le milieu, par ce que la
partie brutale et passible a des mouvements qui sont les uns trop
vehements et trop soudains, les autres trop tardifs et plus lasches
qu'il n'appartient. C'est pourquoy nos actions ne peuvent estre
bonnes qu'en une sorte, et mauvaises en plusieurs: comme lon ne peut
assener au but que par une sorte seulement, mais bien le peut on
faillir en plusieurs, en donnant ou plus haut ou plus bas qu'il ne
faut. L'office doncques de la raison active selon nature est,
d'oster et retrencher tous exces et toutes defectuositez aux
passions, par ce que quelquefois l'instinct et esbranlement, soit
par infirmité, ou par delicatesse, ou par crainte, ou par
paresse, se lasche et demeure court au devoir, et là se
treuve la raison active, qui le resveille et l'excite. Et
quelquefois aussi, au contraire, se laisse aller à la
debordee, estant dissolu et desordonné, et la raison luy oste
ce qu'il a de trop vehement, reglant ainsi et moderant ce mouvement
actif, elle imprime en la partie irraisonnable les vertus morales,
qui sont mediocritez entre le peu et le trop. Car il ne faut pas
estimer que toute vertu consiste en mediocrité, d'autant que
la sapience et prudence, qui n'ont besoing aucun de la partie
brutale et irraisonnable, gisent seulement au pur et sincere
entendement et discours du pensement, non subjectes aux passions,
n'estans autre chose qu'une cime et extremité de raison
affinee, contente de soy, parfaitte, et n'ayant aucun besoing de la
partie irraisonnable et sensuelle, en laquelle raison se forme et
engendre la tres-divine et tres-heureuse science: mais la vertu
morale tenant de la terre à cause du corps, a besoing des
passions, comme d'outils et de ministres pour agir et faire ses
operations, n'estant pas corruption ou abolition de la partie
irraisonnable de l'ame, ains plus tost le reglement et
l'embellissement d'icelle, et est bien extremité quant
à la qualité et à la perfection, mais non pas
quant à la quantité, selon laquelle elle est
mediocrité, ostant d'un costé ce qui est excessif, et
de l'autre ce qui est defectueux. Mais pource qu'il y a milieu et
mediocrité de plusieurs sortes, il nous faut definir quel
milieu et quelle mediocrité est la vertu morale. Premierement
doncques, il y a un milieu qui est composé des deux
extremitez, comme le gris ou le tanné, composé du
blanc et du noir. Et ce qui contient ou qui est contenu est moyen et
milieu entre ce qui contient et ce qui est contenu seulement, comme
le monbre de huit entre le douze et le quatre. Ce qui ne participe
et ne tient de nulle des extremitez s'appelle aussi moyen et milieu,
comme ce qui est indifferent entre le bien et le mal, mais vertu ne
peut estre milieu ne moyen selon pas une de ces interpretations-
là, par ce qu'elle ne peut estre composition ny meslange de
deux vices, ny ne peut contenir ce qui est moins, ny estre contenu
de ce qui est plus que le devoir, et si n'est point du tout
exempté des passibles emotions subjettes au trop et au peu,
et au plus et au moins. Mais plus tost elle est et s'appelle milieu
et moyen, selon la mediocrité qui est aux sons et aux accords
des voix, car il y a en la Musique une note et une voix qui
s'appelle moienne, pour ce qu'elle est au milieu de la basse et de
la haute que lon appelle Hypaté et Neté, se retirant
de la hautesse de l'une qui est trop aiguë, et de la bassesse
de l'autre qui est trop grosse: aussi la vertu morale est un certain
mouvement et puissance en la partie irraisonnable de l'ame qui
tempere le relaschement ou roidissement, et le plus et moins qui y
peuvent estre, reduisant chascune passion à temperature
moderee pour la garder de faillir. <p 33v>En premier lieu
doncques ils disent, que la force ou prouësse et vaillance est
le moyen et le milieu entre couardise et temerité, desquelles
deux extremitez l'une est exces, et l'autre defaut de la passion
d'ire. La liberalité est un moyen entre chicheté et
prodigalité: Clemence entre indolence et cruauté:
Justice moyen entre le distribuer plus et moins de ce qu'il faut
és contraux et affaires des hommes, les uns avec les autres:
Temperance milieu entre l'impassibilité insensible, et la
dissolution desbordee és voluptez: en quoy principalement et
plus clairement se donne à cognoistre la difference qu'il y
a de la partie brutale à la partie raisonnable de l'ame: et
voit-on evidemment, qu'autre chose est la passion, et autre chose la
raison, par ce qu'autrement il n'y auroit point de difference entre
la temperance et la continence, et entre l'intemperance et
l'incontinence és voluptez et cupiditez, si c'estoit une
mesme partie de l'ame qui jugeast, et qui convoitast: mais
maintenant la temperance est quand la raison gouverne et manie la
partie sensuelle et passionnee, ne plus ne moins qu'un animal bien
domté et bien fait à la bride, le trouvant
obeïssant en toutes cupiditez, et recevant volontairement le
mors. Et la continence est quand la raison demeure bien la plus
forte, et méne la concupiscence, mais c'est avec douleur et
regret, par ce qu'elle n'obeit pas volontiers, ains va de travers
à coups de baston, forcee par le mors de bride, faisant toute
la resistance qu'elle peut à la raison, et luy donne beaucoup
de travail et de trouble: comme Platon, pour le mieux donner
à entendre par similitude, fait qu'il y a deux bestes de
voitture qui tirent le chariot de l'ame, dont la pire combat,
estrive et regibbe contre la meilleure, et donne beaucoup d'affaire
et de peine au cocher qui les conduit, estant contrainct de tirer
alencontre, et tenir roide, de peur que les resnes purpurees, comme
dit Simonides, ne luy eschappent des mains. Voila pourquoy ils ne
tiennent point que continence soit vertu entiere et parfaitte, ains
quelque chose moindre, par ce que ce n'est point une
mediocrité de consonante armonie et accord du pire avec le
meilleur, ne qui resecque ce qu'il y a de trop en la passion: ny
l'appétit n'obeit point volontairement de gré à
gré à la raison de l'ame, ains luy fait de la peine,
et en reçoit aussi, et finablement est rangé soubs le
joug par force, comme en une sedition civile, là où
les deux parties discordantes se voulans mal, et se faisans la
guerre l'une à l'autre, habitent dedans une mesme closture de
ville, comme dit Sophocles,
La cité est pleine d'encensements,
Pleine de chants, et de gemissements.
telle est l'ame du continent, pour le combat et le discord qu'il y
a entre la raison et l'appétit. C'est pourquoy ils tiennent
aussi, que l'incontinence n'est pas du tout vice, ains quelque chose
de moins, mais que l'intemperance est le vice tout entier, pour ce
qu'elle a l'affection mauvaise et la raison gastee et corrompue,
estant par l'une poulsee à appéter ce qui est
deshonneste, et par l'autre induite à mal juger et consentir
à la cupidité deshonneste: de maniere qu'elle perd
tout sentiment des fautes et pechez qu'elle commet, là
où l'incontinence retient bien le jugement sain et droict par
la raison, mais par la vehemence de la passion plus puissante que la
raison, elle est emportee comme son propre jugement: aussi est elle
differente de l'intemperance, d'autant qu'en l'une la raison est
vaincue par la passion, et en l'autre elle ne combat pas seulement.
L'incontinent en combattant quelque peu, se laisse à la fin
aller à sa concupiscence: l'intemperant en consentant,
approuvant et louant, suit son appétit. L'intemperant est
bien aise et se resjouit d'avoir peché, l'incontinent en a
douleur et regret: l'intemperant va guayement et affectueusement
apres sa villanie, l'incontinent enuis et mal volontiers abandonne
l'honnesteté: et s'il y a difference entre leurs faicts et
actions, il n'y en a pas moins entre leurs paroles, car les propos
de l'intemperant sont tels,
Grace il n'y a ny plaisir en ce monde,
<p 34r> Sinon avec dame Venus la blonde:
Puissent mes yeux par mort esvanouir
Alors que plus je n'en pourray jouir.
Un autre dit, Boire, manger, et paillarder, c'est le principal: tout
le reste je l'estime accessoire, quant à moy. Celuy-là
est de tout son coeur enclin aux voluptez, et miné par
dessoubs: aussi ne l'est pas moins celuy qui dit,
Laisse moy perdre, il me plaist de perir.
Car il a le jugement avec l'appétit gasté et corrompu,
depuis qu'il parle ainsi. Mais les propos et paroles de
l'incontinent sont autres et differentes,
J'ay le sens bon, mais nature me force. Et cest autre,
Helas helas, c'est divine vengeance,
Que l'homme aiant du bien la cognoissance,
N'en use pas, ains fait out le contraire. Et cest
autre,
Là le courroux ne peut non plus durer
Ferme, que l'ancre en tourmente asseurer
La nave estant fichee dans du sable,
Qui ne tient coup, et ne demeure stable.
Il ne dit pas mal, ny de mauvaise grace, l'ancre fichee dedans le
sable, pour signifier la foible tenue de la raison, qui ne demeure
pas fichee et ferme, ains par la lascheté, et molle
delicatesse de l'ame, laisse aller son jugement: et n'est pas loing
aussi de celle comparaison ce que dit un autre,
Comme une nave attachee au rivage,
Venu le vent rompt tout chable et cordage.
Car il appelle chable et cordage le jugement de la raison qui
resiste à l'acte deshonneste, lequel vient à se rompre
par l'impetuosité de la passion, comme d'un vent violent:
car, à dire la verité, l'intemperance est poulsee par
cupiditez à pleines voiles dedans les voluptez et luy mesme
s'y dresse et s'y accommode: mais l'incontinent y va, par maniere de
dire, de travers, desirant s'en retirer, et repoulser la passion qui
l'attire, mais à la fin il se laisse couler et tomber en
l'acte deshonneste, ainsi que Timon le donne à entendre par
ces vers dont il picquoit Anaxarchus,
D'Anaxarchus hardie et permanente
La force estoit comme un chien impudente,
Où que ce fust qu'il se voulust jetter:
Mais malheureux, comme j'oy raconter,
Il se jugeoit, pource que sa nature
A volupté encline oultre mesure
(Dont la plus part de ces Sages ont peur)
Le retiroit arriere de son coeur.
Car ny le sage n'est continent, mais temperant: ny le fol
incontinent, mais intemperant, par ce que le temperant se plaist et
delecte des choses belles et honnestes, et l'intemperant ne se
fasche et desplaist pas des deshonnestes: parquoy l'incontinence
convient proprement et ressemble à une ame sophistique, qui
a bien l'usage de la raison, mais si imbecille, qu'elle ne peut pas
perseverer et demourer ferme en ce qu'elle a une fois jugé
estre le devoir. Voyla doncques les differences qu'il y a entre
l'intemperance et l'incontinence, et aussi entre la temperance et la
continence: car le remors, le regret, et le contre-coeur n'ont point
encore abandonné la continence, là où en l'ame
temperante tout est applany: il n'y a rien emeu qui batte, tout y
est sain: de sorte que qui verroit l'obeissance grande, et la
tranquillité merveilleuse, dont la partie irraisonnable est
unie et incorporee avec la raisonnable, il pourroit dire,
Alors le vent avoit du tout cedé,
<p 34v> Et luy estoit le calme succedé
Sans nulle haleine, aiant des mers profondes
Dieu appaisé totalement les ondes.
Aiant la raison assopy les excessifs, furieux et forcenez mouvements
des cupiditez et passions, et celles dont la nature a necessairement
besoing, les aiant rendues tellement soupples et obeissantes, amies
et secondantes toutes les intentions et toutes les volontez de la
raison, que ny elles ne courent devant, ny ne demourent derriere, ny
ne font desordre quelconque par aucune desobeissance,
Comme un poulain suit la jument qu'il tette.
Ce qui confirme le dire de Xenocrates touchant ceux qui prennent
à bon escient l'estude de la philosophie, que seuls ils font
volontairement ce que les autres font malgré eux par la
crainte des loix, s'abstenans de satisfaire à leurs
appétis desordonnez pour la doute des peines, comme les
chiens pour la peur des coups de baston, et le chat pour le bruit,
ne regardans seulement qu'au danger de la peine. Or qu'il y ait en
l'ame sentiment d'une telle fermeté et resistance alencontre
des cupiditez, comme s'il y avoit quelque chose qui les combattist,
et qui leur feist teste, il est bien evident: toutefois il y en a
qui maintiennent, que la passion n'est point chose differente ny
diverse de la raison, et que cela qui se sent n'est point un combat
de deux diverses choses, ains changement d'une seule, qui est la
raison, mais que nous ne nous appercevons pas de ce changement,
à cause de sa soudaineté, ne considerans pas ce
pendant, que c'est une mesme subject de l'ame, laquelle de sa nature
sçait convoiter, et se repentir, se courroucer et avoir peur,
qui tend à faire chose deshonneste attiree par la
volupté, et à l'opposite aussi s'en retient par
crainte de la peine: car il est certain, que cupidité,
crainte, et autres semblables passions, sont opinions perverses, et
mauvais jugements qui s'impriment non en diverses parties de l'ame,
ains en celle qui est la principale, c'est à sçavoir
le discours de la raison, de laquelle les passions sont
inclinations, consentements, appetitions, mouvements, et operations
brief qui se changent legerement en peu d'heure, et dont
l'impetuosité et vehemence violente est fort dangereuse,
à cause de l'imbecillité et inconstance de la raison,
ne plus ne moins que les courses des petits enfans. Mais le discours
de cos oppositions-là premierement est contraire à
l'evidence notoire, et au sens commun, car il n'y a personne qui en
soymesme ne sente une mutation de concupiscence en jugement, et
à l'opposite aussi, de jugement en concupiscence: et voyons
que l'amant ne cesse point d'aimer, encore qu'en son entendement il
discoure et juge, qu'il se faille departir de l'amour, et luy
resister, ny derechef aussi ne sort il point du discours et du
jugement, quand il se lasche et se laisse aller à sa
cupidité, ains lors que par la raison il combat alencontre de
sa passion, il est encore actuellement en la passion: et
semblablement à l'heure mesme qu'il se laisse vaincre de la
passion, il vcoit et cognoist par le discours de la raison, le
peché qu'il commet: de maniere que ny par la passion il ne
perd point la raison, ny par la raison il n'est point delivré
de la passion, ains branslant tantost en un costé, et tantost
en l'autre, il demeure neutre, mestoyen et commun entre les deux.
Mais ceux qui estiment, que la principale partie de l'ame soit
maintenant la cupidité, maintenant le discours qui s'oppose
à la cupidité, ressemblent proprement à ceux
qui voudroient dire, que le veneur et la beste sauvage ne fussent
pas deux, ains un tout seul corps qui se changeast tantost en une
beste, et tantost en un veneur: car, et ceux là en chose
toute evidente ne verroient goutte, et ceux-cy parlent contre leur
propre sentiment, attendu qu'ils sentent realement et de faict en
eux-mesmes, non une mutation d'un en deux, mais un estrif et combat
de deux l'un contre l'autre. Pourquoy doncques (disent-ils) ce qui
delibere, et qui consulte en nous, n'est-il aussi bien double, ains
est simple et seul? C'est bien allegué, respondrons nous,
mais l'evenement <p 35r>et l'effect en est tout different:
car ce n'est pas la prudence de l'homme qui combat contre soy-mesme,
ains se servant d'une mesme puissance, et faculté de
ratiociner, elle touche divers arguments: ou plus tost, dirons nous,
c'est un mesme discours employé en divers subjects et
matieres differentes: et pourtant n'y a-il point de douleur, ny de
regret aux discours qui sont sans passion, ny ne sont point les
consultans forcez de tenir une des parties contraires, contre leur
propre volonté, si ce n'est que d'aventure il n'y ayt
secrettement quelque passion attachee à l'une des parties,
comme qui adjousteroit soubs main quelque chose à l'un des
bassins de la balance: ce qui advient bien souvent, et lors ce n'est
pas le discours de la ratiocination que se contrarie à soy-
mesme, ains est quelque passion secrette qui repugne à la
ratiocination, comme quelque ambition, quelque emulation, quelque
faveur, quelque jalouzie, ou quelque crainte contrevenant au
discours de la raison: et il semble que ce soient deux discours qui
de paroles se combattent l'un contre l'autre, ainsi qu'il appert
clairement par la sentence de ces vers d'Homere,
Honte ils avoient du combat rejetter
Le refusant, et peur de l'accepter. Et de ces autres,
Souffrir la mort est chose douloureuse,
Mais renommee on acquiert glorieuse:
Craindre la mort est une lascheté,
Mais il y a à vivre volupté.
Voyla pourquoy au jugement des proces, les passions qui s'y coulent,
sont ce qui les fait longuement durer: et au conseil des Princes et
des Roys, ceux qui y parlent en faveur de quelque partie, ne le font
pas, ny ne defendent pas l'une des sentences pour la raison, ains se
laissent traverser à quelque passion contre le discours de
l'utilité. C'est pourquoy és citez qui sont gouvernees
par un Senat, les Magistrats qui seient en jugement ne permettent
pas aux orateurs et advocats d'emouvoir les affections: car le
discours de la raison n'estant empesché d'aucune passion,
tend directement à ce qui est bon et juste: mais s'il s'y met
quelque passion à la traverse, alors le plaisir ou desplaisir
y engendre combat et dissention alencontre de ce que lon juge estre
bon. Qu'il soit ainsi, pourquoy est-ce, qu'aux disputes de la
philosophie on ne voit point que les uns soient amenez avec douleur
et regret par les autres en leurs opinions? Ains Aristote mesme,
Democritus et Chrysippus ont depuis reprouvé quelque advis
qu'ils avoient approuvez, sans regret ne fascherie quelconque, mais
plus tost avec plaisir, pour ce qu'en la partie speculative de
l'ame, il n'y a aucune contrarieté de passions, à
cause que la partie irraisonnable de l'ame se repose, et demeure
quoye sans curieusement s'ingerer de s'en entremesler. Ainsi les
discours de la ratiocination, aussi tost que la verité luy
apparoist, encline volontiers en celle part, et abandonne le
mensonge, d'autant qu'en la partie irraisonnable de l'ame se repose,
et demeure quoye sans curieusement s'ingerer de s'en entremesler.
Ainsl les dicours de la ratiocination, ausso tost que la
verité luy apparoist, encline volontiers en celle part, et
abandonne le mensonge, d'autant qu'en luy est, non ailleurs, la
faculté de croire ou descroire, là où les
conseils et deliberations d'affaires, les jugements et arbitrages,
pour la plus part estans pleins de passions, rendent le chemin mal
aisé, et donnent bien de la peine à la raison, qui est
arrestee et empeschee par la partie irraisonnable de l'ame, qui luy
resiste, en luy mettant au devant quelque plaisir, ou quelque
crainte, ou quelque douleur ou cupidité, de quoy le sentiment
est le juge, touchant à l'une et à l'autre partie: car
si bien l'une surmonte, elle ne deffait pas pour cela l'autre, ains
la tire à soy malgré elle par force, comme celuy qui
se tanse et se reprent soymesme, pour estre amoureux, use du
discours de sa raison contre sa passion, estans tous les deux
ensemble actuellement dedans son ame, ne plus ne moins que si avec
la main il reprimoit et repoulsoit l'autre partie enflammee d'une
fiévre de passion, sentant les deux parties realement se
battans l'une contre l'autre dedans soymesme: là où
és disputes et inquisitions non passionnees, telles que sont
celles de l'ame speculative et contemplative, si les deux parties se
trouvent <p 35v>egales, il ne se fait point de jugement,
ains y a une irresolution, qui est comme une pause et un arrest de
l'entendement, ne pouvant passer outre, ains demourant suspendu
entre deux contraires opinions: et s'il advient qu'il encline en
l'une des opinions, la plus forte dissoult l'autre, sans qu'elle en
devienne marrie, ny qu'elle en conteste obstineement contre
l'opinion. Brief là où il y a un discours et une
ratiocination qui semble contrarier à l'autre, ce n'est pas
que lon sente deux divers subjects, mais un seul en diverses
apprehensions et imaginations. Mais quand la partie brutale combat
alencontre de la raisonnable, estant telle qu'elle ne peult ny
vaincre ny estre vaincue, sans regret et douleur, incontinent ceste
bataille divise l'ame en deux, et rend ceste diversité toute
evidente et manifeste. Si ne cognoit-on pas seulement à ce
combat, qu'il y a difference entre la source de la passion, et celle
de la raison, mais aussi à ce qui s'en ensuit, par ce que lon
peult aimer un gentil enfant et bien né à la vertu, et
en aimer aussi un mauvais et dissolu. Et se peut faire que lon use
de courroux injustement alencontre de ses propres enfans, ou de ses
peres et meres, et que lon en use aussi justement pour ses enfans,
et pour ses peres et meres, alencontre des ennemis et des tyrans: et
comme là se sent manifestement le combat et la difference de
la passion d'avec le discours de la raison, aussi là sent-on
icy de l'obeissance et de la suitte de la passion qui se laisse
conduire et mener à la raison. Comme, pour exemple, il
advient souvent qu'un homme de bien espouse une femme selon les
loix, en intention de l'honorer et de vivre avec elle justement et
honestement: mais puis apres, la longue conversation par laps de
temps y aiant imprimé la passion d'amour, il apperçoit
en son entendement, qu'il la cherit et l'aime plus tendrement qu'il
n'avoit proposé du commancement. Et les jeunes gens qui
rencontrent des maistres et precepteurs gentils, les suyvent et les
caressent du commancement pour l'utilité qu'ils en
reçoivent, mais par traict de temps puis apres, ils les
aiment cordialement: et au lieu qu'ils leur estoient familiers et
assidus disciples seulement, ils en deviennent amoureux. Autant en
advient il envers les magistrats, envers les voisins, et envers les
alliez: car du commancement nous hantons avecques eux civilement et
par obligation de quelque honesteté: mais puis apres nous ne
nous donnons garde, que nous les aimons cherement, venant la raison
à persuader et y attirer la partie de l'ame qui est le
subject des passions. Et celuy qui a dit le premier ce propos,
Il y a deux hontes, l'une louable,
L'autre fardeau qui les maisons accable,
ne monstre il pas manifestement, qu'il avoit en soy mesme souvent
experimenté, que ceste passion luy avoit, par dilayer contre
raison, et differer de jour à autre, ruiné ses
affaires et fait perdre de belles occasions? Ausquelles preuves ces
Stoïques icy se rendans pour l'evidence manifeste qu'il y a,
appellent honte vergongne, et volupté joye, et peur
circonspection: en quoy on ne les sçauroit pas justement
reprendre de ces deguisemens là de noms honestes, prouveu
qu'ils appellassent les mesmes passions, quand elles se rangent
à la raison de ces honestes-là: et quand elles y
repugnent et la forcent, de ces fascheux icy. Mais quand estans
convaincus par larmes qu'ils espandent, par tremblemens de leurs
membres, par changement de couleur, ils appellent au lieu de douleur
et de peur, je ne sçay quelles morsures et contractions, et
qu'ils disent au lieu de cupidité promptitude, pour cuider
diminuer l'imperfection de leurs passions, il semble qu'ils
inventent et mettent en avant des justifications plus apparentes que
vrayes, et sophistiques, non pas philosophiques, cuidans pour neant
s'exempter et esloigner des choses par les changemens et
desguisemens des noms: et toutefois eux mesmes appellent encore ces
joyes là, ces promptitudes de volonté, ces
circonspections retenues, Eupathies, c'est à dire, bonnes
affections ou droittes passions, et non pas impassibilitez, usans en
cest endroit des noms ainsi comme il appartient. <p 36r>Car
il se fait alors une droitture de passions, quand le discours de la
raison vient non à abolir et oster du tout les passions, mais
à les regler et bien ordonner en ceux qui sont sages: mais
les vicieux et incontinens, que leur advient-il quand ils ont
jugé qu'il leur faut aimer pere et mere, et au lieu d'une
amie ou d'un amy? Ils ne peuvent venir à bout de le faire: et
au contraire, s'ils ont jugé qu'il leur faille aimer une
courtisane ou un flatteur bouffon, ils les aiment incontinent. Or si
c'estoit une mesme chose que la passion et le jugement, il faudroit
que aussi tost comme lon auroit jugé, qu'il seroit besoing
d'aimer ou de haïr, que l'aimer ou le haïr s'en ensuivist
incontinent: mais au contraire, tout au rebours advient, par ce que
la passion s'accorde bien avec quelques jugements, et à
d'autres elle repugne: parquoy eux mesmes forcez par la
verité des choses, disent bien que toute passion n'est pas
jugement, ains seulement celle qui emeut l'appetition forte et
vehemente, confessans par là, que ce sont choses diverses en
nous, celle qui juge, et celle qui souffre, c'est à dire, qui
reçoit les passions, comme ce qui remue, et ce qui est
remué. Chrysippus mesmes en plusieurs passages definissant
que c'est patience et continence, il dit, que ce sont habitudes
aptes et idoines à suivre l'election de la raison: par
où il monstre evidemment, qu'il est contraint de confesser et
advouer, que c'est autre chose en nous, ce qui suit en obtemperant,
ou qui repugne en n'obtemperant pas, que ce qui est suivy, ou non
suivy. Et quant à ce qu'ils tiennent que tous pechez sont
egaux, et toutes fautes egales, il n'est pas maintenant temps ne
lieu à propos pour le refuter: mais bien diray-je en passant,
que en la plus part des choses ils se trouveront repugner et
resister à la raison, contre l'apparence et evidence toute
manifeste: car toute passion selon eux est faute, et tous ceux qui
se devillent, ou qui craignent, ou qui appétent, faillent. Or
y a il certainement de grandes differences entre les passions selon
plus et moins: car qui diroit que la peur de Dolon fust egale
à celle d'Ajax, qui regardoit tousjours derriere luy, et se
retiroit au petit pas d'entre les ennemis,
L'en des genoux avançant de peu l'autre,
comme dit Homere: et entre la douleur de Platon pour la mort de
Socrates, et celle d'Alexandre pour la mort de Clytus, qui s'en
voulut tuer luy mesme? Car les douleurs et regrets croissent
infiniement quand c'est contre toute apparence de raison, et
l'accident est bien plus grief et plus angoisseux, quand il advient
tout au rebours de l'esperance: comme, pour exemple, si un pere qui
s'attendoit de voir son fils advancé en honneur et credit,
entend dire qu'il est en prison, là où on luy donne la
gehenne fort estroit, ainsi que Parmenion entendit de son fils
Philotas. Et qui diroit que le courroux de Nicocreon alencontre de
Anaxarchus ait esté pareil à celuy de Magas alencontre
de Philemon, tous deux aians esté injuriez et outragez de
paroles par eux? car Nicocreon feit piler et briser Anaxarchus avec
des pilons de fer dedans un mortier: et Magas commanda au bourreau
d'appliquer le trenchant de l'espee nue sur le col de Philemon, sans
luy faire autre mal, et puis le laisser aller. C'est pourquoy Platon
appelle l'ire et le courroux, les nerfs de l'ame, pour donner
à entendre qu'ils se peuvent lascher et roidir. Pour
repoulser ces objections là, et autres semblables, ils disent
que ces tensions et roidissemens-là des passions ne se font
pas par jugement, attendu qu'il y a faute en toutes, mais que ce
sont certaines pointures d'aiguillons, et certaines contractions, et
dilatations qui reçoivent plus ou moins par raison: et
toutefois encore y a il difference, quant aux jugements, par ce que
les uns jugent que la pauvreté n'est pas mal, et les autres
tiennent que c'est un bien grand mal, et les autres encores plus,
jusques à se jetter du hault des rochers dedans la mer, pour
en eschapper. Les uns tiennent que la mort est mal, en ce qu'elle
nous prive de la fruition du bien: les autres disent, qu'il y a
soubs la terre des maux eternels, et des punitions horribles. Et la
santé aucuns l'aiment comme chose utile, et qui est selon
nature: <p 36v>aux autres il semble, que c'est le souverain
des biens, tellement que sans elle les richesses ne servent de rien,
ny les enfans, ny les estats, non pas
La Royauté, qui l'homme egale à Dieu.
voire jusques à dire, que les vertus mesmes ne servent de
rien, et sont inutiles, si elles ne sont accompagnees de la
santé: de sorte qu'il appert, que aux jugements mesmes on
erre plus et moins: mais il n'est pas maintenant à propos de
refuter cela, seulement faut-il de là prendre ce qu'ils
confessent eux mesmes, qu'il y a une partie du jugement qui est
irraisonnable, en laquelle ils tiennent que se forme la passion plus
grande et plus vehemente, contestans de voix et de parole, et ce
pendant confessans de faict la chose à ceux qui maintiennent,
que la partie qui reçoit les passions de l'ame est differente
de celle qui juge et qui discerne. Et Chrysippus en son livre qu'il
a intitulé Anomologie, apres qu'il a dit, que la cholere est
aveugle, et qu'elle nous empesche de voir bien souvent ce qui est
tout evident, et qu'elle offusque et se met au devant de ce que lon
sçait parfaittement, un peu apres il dit: «Car les
passions qui surviennent chassent du tout hors le discours de la
raison, et comme si lon estoit d'autre advis, ils poulsent l'homme
à faire de contraires actions.» Puis il allegue le
tesmoignage de Menander,
O moy chetif, helas, en ce temps là
Que je choisy non cecy, mais cela!
En quel endroit de toute ma personne
Estoit logé ce qui en moy raisonne?
Et passant encore plus outre: «Comme ainsi soit, dit-il, que
l'animal raisonnable soit né pour en toutes choses user de la
raison, et se gouverner par icelle, nous la rejettons neantmoins en
arriere par une autre plus violente force.» confessant bien
clairement en ces termes, ce qui advient du debat de la passion
alencontre de la raison: car ce seroit une mocquerie, comme dit
Platon, de dire qu'un fust meilleur et puis apres pire que soy
mesme, ou qu'il fust maistre et maistrisé tout ensemble de
soy mesme, si ce n'estoit pour ce que naturellement un chascun de
nous est double, et qu'il a en soy une partie meilleure et une autre
pire: ainsi celuy qui rend la pire partie subjette et obeissante
à la meilleure, est continent, et meilleur que soymesme: mais
celuy qui souffre que la partie brutale et irraisonnable de son ame
commande, et aille devant celle qui est plus noble et meilleure,
celuy là est incontinent, et pire que soymesme, faisant
contre nature, d'autant que selon nature il est raisonnable que la
raison, qui est divine, marche devant et commande à la partie
sensuelle et brutale, qui prent sa naissance du corps mesme, et
auquel elle ressemble, de sa proprieté participant, ou pour
mieux dire estant pleine des passions du corps mesme, auquel elle
est adjointe: ainsi que tesmoignent et declarent tous ses mouvemens
qui ne tendent qu'à toutes choses materielles et corporelles,
et qui prennent leurs roidissemens ou relaschemens des mutations du
corps. Voyla pourquoy les jeunes hommes sont prompts, hardis, et en
leurs appetits bouillans, jusques à en estre presque furieux,
pour la quantité et chaleur de leur sang: et des vieux, au
contraire, la source de concupiscence, qui est au foye, s'esteint,
et devient foible et imbecille, et à l'opposite la raison
vient en force et vigueur, d'autant que la partie sensuelle et
passionnee vient à s'amortir avec le corps: et c'est cela
mesme qui dispose la nature des bestes sauvages à diverses
passions, car ce n'est point pour droittes ou perverses, bonnes ou
mauvaises opinions qu'elles aient, que les unes sont incitees
à faire effort, et se mettre en defense contre quelque peril
qui se presente, et les autres sont si esprises de peur et de
frayeur, que lon ne les sçauroit jamais asseurer, ains les
forces qui sont au sang, aux esprits et en tout le corps, font les
diversitez et differences des passions qui sourdent et germent de la
chair, comme de leur source et racine. Mais en l'homme que le corps
se meuve et souffre quand et les eslans des passions, on
l'apperçoit evidemment par la couleur pasle en frayeur,
<p 37r>par la rougeur de visage, par le tremblement des
jambes, le battement du coeur en cholere: et au contraire aussi, par
les espanouissemens et eslargissemens du visage, quand l'homme est
en esperance de quelques voluptez: là où quand
l'esprit et l'entendement se meut seul sans passion, alors le corps
se repose et demeure quoy, n'ayant communication ny participation
quelconque avec la partie qui entend et qui discourt: où s'il
se met à penser quelque proposition de Mathematique ou
d'autre science speculative, il n'y appelle pas seulement pour
adjoinct la partie irraisonnable, tellement que par là mesme
il appert clairement, que ce sont deux parties differentes en
facultez et en puissance. En somme, de toutes les choses qui sont au
monde, comme eux mesmes le disent, et comme il est aussi tout
evident, les unes sont regies et gouvernees par habitude, les autres
par nature: les unes par l'ame sensuelle et irraisonnable, les
autres par celle qui est la raison et l'entendement: dequoy l'homme
est en tout participant, et né avec toutes ces differences:
car il est contenu par habitude, et nourry par nature, et use de
raison et d'entendement: ainsi a-il sa part de ce qui est
irraisonnable: et est nee avec luy, non venue ny introduitte
d'ailleurs, la source et cause primitive des passions, laquelle par
consequent luy est necessaire: et pource ne la faut pas oster ny
déraciner du tout, ains seulement la cultiver, la regir et
gouverner. Pourtant ne faut-il pas, que la raison face comme jadis
feit Lycurgus le Roy de Thrace, qui feit couper les vignes
pourautant que le vin enyvroit: ny ne faut pas qu'elle retrenche
tout ce qu'il y peut avoir de profitable en la passion, avec ce
qu'il y a de dommageable: ains faut qu'elle face comme le bon Dieu,
qui nous a enseigné l'usage des bonnes plantes et arbres
fruictiers, c'est de resequer ce qu'il y a de sauvage, et oster ce
qu'il y a de trop, et au demourant cultiver ce qu'il y a d'utile:
car ceux qui craignent de s'enyvrer, ne respandent pas le vin en
terre: ny ceux qui craignent la violence de la passion, ne l'ostent
pas du tout, ains la temperent: comme lon domte bien la
fierté des boeufs et des chevaux, pour les garder de regimber
et de sauter: aussi le discours de la raison se sert des passions
quand elles sont bien domtees et bien duittes à la main, sans
enerver ny du tout couper à la racine la partie de l'ame qui
est nee pour seconder et servir,
Le cheval est pour servir à la guerre:
Pour la charruë à labourer la terre
Il faut le boeuf: le Dauphin court volant
Jouxte la nef en pleine mer cinglant:
Au fier sanglier, qui de tuer menace,
Faut un levrier hardy qui le terrasse,
ce dit Pindare: Mais l'entretenement des passions est encore bien
plus utile que toutes ces bestes-là, quand elles secondent la
raison, et servent à roidir les vertus, comme l'ire moderee
sert à la vaillance, la haine des meschans sert à la
justice, l'indignation alencontre de ceux qui indignement sont
heureux, car leur coeur eslevé de folle arrogance et
insolence à cause de leur prosperité a besoing d'estre
reprimé, et n'y a personne qui voulust, encore qu'il se peust
faire, separer l'indulgence de la vraye amitié ou
l'humanité de la misericorde, ny le participer aux joyes et
aux douleurs de la vraye bien-vueillance et dilection. Et s'il est
ainsi, comme il est, que ceux qui voudroient chasser amour du tout
à cause du fol amour, erreroient grandement, assi peu
feroient bien ceux, qui pour l'avarice, qui est convoitise d'avoir,
voudroient esteindre, et blasmeroient toute cupidité: et
feroient ne plus ne moins, que ceux qui voudroient empescher que lon
ne courust, pour ce que lon choppe quelquefois en courant: et que
lon ne tirast jamais de l'arc, pour ce que lon faut aucunefois
à donner au blanc: et comme si quelqu'un ne vouloit jamais
ouir chanter, pourautant que le discorder luy desplairoit: car ainsi
comme la musique ne fait pas l'armonie de l'accord, en ostant le bas
et le haut de la voix: ny la medecine ne ramene pas la santé
és corps en ostant le <p 37v>chaud et le froid, mais
en les temperant et meslant ensemble par bonne proportion, ainsi
est-il quant à ce qui est louable és moeurs, quand par
la raison il y a une mediocrité et moderation emprainte
és facultez et mouvemens des passions, par ce que l'excessive
joye, l'excessive douleur et tristesse, ressemblent à la
fiévre et inflammation du corps, non pas la joye ny la
tristesse, simplement. Voyla pourquoy Homere dit sagement,
L'homme de bien n'a jamais trop de peur,
Ny pour effroy ne change de couleur.
Car il n'oste pas la peur simplement, mais l'excessive peur,
à fin que lon ne pense pas que la vaillance soit une folie
desesperee, ny que l'asseurance soit temerité. Ainsi faut-il
aux voluptez retrencher la trop vehemente cupidité, et
és vengeances, la trop grande haine des meschans: et qui le
fera ainsi, se trouvera non point indolent, mais temperant, et
juste, non point cruel: là où si lon oste de tout
point entierement les passions, encore qu'il fust possible de le
faire, on trouvera que la raison en plusieurs choses demourera trop
lasche et trop molle, sans action, ne plus ne moins qu'un vaisseau
branlant en mer, quand le vent luy defaut. Ce que bien entendans les
legislateurs és establissemens de leurs loix et polices, y
meslent des emulations et jalousies des citoyens, les uns sur les
autres: et contre les ennemis ils aiguisent la force du courage, et
la vertu militaire, avec des tabourins et trompettes, les autres
avec des fleutes et semblables instrumens de musique. Car non
seulement en la poësie, comme dit Platon, celuy qui sera espris
et ravy de l'inspiration des Muses, fera trouver tout autre ouvrier,
quelque laborieux, exquis et diligent qu'il soit, digne d'estre
mocqué: mais aussi és combats l'ardeur affectionnee et
divinement inspiree est invincible, et n'y a homme qui la peust
soustenir: c'est une fureur martiale que Homere dit que les Dieux
inspirent aux hommes belliqueux,
Parlé qu'il eut, de grande force il enfla
Le coeur du Roy, que dedans il souffla. Et cest autre,
Il faut qu'il soit assisté d'un des Dieux,
Qu'il est si fort au combat furieux.
adjoustant au discours de la raison comme un aiguillon et une
voitture de la passion qui la poulse, et qui la porte. Et nous
voyons que ces Stoïques icy, qui rejettent tant les passions,
incitent bien souvent les jeunes gens avec louanges, et bien souvent
les tansent de bien severes paroles et aigres reprehensions,
à l'un desquels est adjoinct le plaisir, et à l'autre
le desplaisir, par ce que la reprehension apporte repentance et
vergongne, dont l'une est comprise soubs le genre de douleur, et
l'autre soubs le genre de crainte: aussi usent-ils de ceux-là
principalement aux corrections et reprehensions. C'est pourquoy
Diogenes, un jour que lon louoit hautement Platon, «Et que
trouvez vous, dit-il de si grand et si digne en ce personnage, veu
qu'en si long temps qu'il y a qu'il enseigne la philosophie, il n'a
encore fasché personne?» car les sciences mathematiques
ne sont pas si proprement les anses de la philosophie, comme souloit
dire Xenocrates, comme le sont les passions des jeunes gens, c'est
à sçavoir la honte, la cupidité, la repentance,
la volupté, la douleur, l'ambition, ausquelles passions la
raison et la loy venans à toucher avec une touche discrette
et salutaire, remet promptement et efficacement le jeune homme en la
droitte voye: tellement que le P@edagogue Laconien respondit
tresbien, quand il dit, qu'il feroit que l'enfant qu'on luy bailloit
à gouverner se resjouiroit des choses honestes, et se
fascheroit des deshonestes: qui est la plus belle et la plus
magnifique fin, qui sçauroit estre de la nourriture et
education d'un enfant de bonne et noble maison.
IL SEMBLE que ce soient les habillemens qui eschauffent
l'homme, et toutefois ce ne sont-ils pas qui l'eschauffent, ne qui
luy donnent la chaleur, par ce que chascun d'iceux vestements
à par soy est froid: de maniere que quand on est en
fiévre et en chaud mal, on aime à changer souvent de
draps et de couverture, pour se refreschir: mais l'habillement
enveloppant le corps, et le tenant joinct et serré, arreste
et contient la chaleur au dedans, que l'homme rend de soy-mesme, et
empesche qu'elle ne se respande parmy l'air. Cela mesme estant
és choses humaines trompe beaucoup de gens, lesquels pensent
s'ils sont logez en belles et grandes maisons, s'ils possedent grand
nombre d'esclaves, et qu'ils amassent grosse somme d'or et d'argent,
qu'ils en vivront joyeusement: là où le vivre
doucement et joyeusement ne procede point du dehors de l'homme, ains
au contraire l'homme despart et donne à toutes choses qui
sont autour de luy joye et plaisir, quand son naturel et ses moeurs
au dedans sont bien composez, par ce que c'est la fontaine et source
vive, dont tout ce contentement procede.
La maison est à veoir plus honorable,
Où il y a tousjours feu perdurable.
Aussi les richesses sont plus aggreables, la gloire a plus de lustre
et de splendeur, et l'authorité apporte plus de contentement
si la joye interieure de l'ame y est conjointe, attendu que l'homme
supporte et la pauvreté, et le bannissement de son païs,
et la vieillesse plus patiemment et plus aiseement, si de luy-mesme
il a les moeurs doulces, et le naturel debonnaire. Car tout ainsi
comme les senteurs des espiceries et des parfums rendent les
haillons mesmes tous deschirez, bien odorans: et au contraire,
l'ulcere du Duc Anchise rendoit une bouë de tresmauvaise odeur,
ainsi que dit le poëte Sophocle,
Son dos estant ulceré de tonnerre,
Bouë d'odeur mauvaise degouttoit
Sur son habit qui de fin crespe estoit.
aussi avec la vertu toute façon de vivre est doulce et aisee:
au contraire, le vice rend les choses qui sembloient autrement
grandes, honorables et magnifiques, fascheuses, et desplaisantes,
quand il est meslé parmy, comme tesmoignent ces vers,
Tel au dehors en public semble heureux,
Qui, porte ouverte, au dedans malheureux
Se trouve: en tout sa femme est la maistresse,
Elle commande, elle tanse sans cesse:
Il a plusieurs causes de se douloir,
Je n'en ay point qui force mon vouloir.
Et toutefois, encore est-il plus aisé de se desfaire d'une
mauvaise femme, pourveu que lon soit homme, et non pas esclave: mais
il n'y a point de divorce avec son propre vice, ny moyen d'en estre
exempt, delivré de toutes fascheries, pour demourer en repos
à par soy, en luy escrivant un petit libelle de repudiation,
ains adhere tousjours aux entrailles de celuy qui s'en est une fois
emparé, luy demourant attaché jour et nuict,
Sans torche ardente en cendres le reduit,
Et à vieillesse avant temps le conduit.
C'est un fascheux compagnon par les champs, par ce qu'il est
presomptueux, et ne fait que mentir: mauvais à la table,
parce qu'il est friand et gourmand: ennuyeux au lict, pour ce que de
soucy, d'ennuy, et de jalousie il rompt le sommeil, et engarde de
dormir: car le sommeil est le repos du corps à ceux qui
dorment: et à l'opposite, <p 38v>ce n'est que frayeur
et trouble de l'ame pour les songes espouventables qu'ont ceux qui
sont espris de superstition,
Si je m'endors quand mes ennuys me tiennent,
Je suis perdu des songes qui me viennent,
ce dit quelqu'un: autant en font les autres vices, comme l'envie, la
peur, la cholere, l'amour et l'incontinence. Car tant que le jour
dure, le vice regardant au dehors, et se composant au gré des
autres, a quelque honte, et couvre ses passions, ne se laissant pas
du tout aller à ses appetits desordonnez, ains y resistant et
contestant quelquefois: mais en dormant, estant eschappé de
la crainte des loix, et de l'opinion du monde, et se trouvant
arriere de toute crainte et de toute honte, alors il remue toute
cupidité, il resveille sa malignité, il desploye son
intemperance, il s'efforce d'habiter charnellement avec sa propre
mere, comme dit Platon, il mange des viandes abominables, et n'y a
chose vilaine dont il s'abstienne, employant et executant sa
mauvaise volonté en tout ce qui luy est possible, par
illusions et imaginations de songes, qui se terminent, non en aucune
volupté, ny jouyssance de sa mal-heureuse cupidité,
ains seulement à esmouvoir, exciter, et irriter d'avantage
ses passions et maladies secrettes. En quoy doncques gist et
consiste le plaisir du vice, s'il est ainsi qu'il ne soit jamais
sans ennuy, sans peur, et sans soucy, s'il n'est jamais content,
s'il est tousjours en trouble, et jamais en repos? Car il faut que
la bonne complexion et saine disposition du corps donne lieu et
naissance aux voluptez de la chair: et au regard de l'ame il n'y
peut avoir joye certaine ny contentement, si tranquillité
d'esprit, constance et asseurance n'en ont posé le fondement,
et n'y ont apporté un calme, sans aucune apparence de
tempeste ny de tourmente: ains s'il y a quelque esperance qui luy
rie, ou quelque delectation qui le chatouille, incontinent soing et
solicitude perce, qui comme une nuee vient à brouiller et
troubler toute la serenité du beau temps. Amasse force or,
assemble de l'argent, edifie de belles galeries, emply toute une
maison d'esclaves, et toute une ville de tes debteurs: si tu
n'applanis les passions de ton ame, si tu n'appaises ta
cupidité insatiable, et que tu ne te delivres toy-mesme de
toute crainte et toute solicitude, c'est tout autant comme si tu
versois du vin à un qui auroit la fiévre, ou si tu
donnoir du miel à un qui auroit un flon, ou la maladie qui
s'appelle cholere, et si tu apprestois force viande et bien à
manger, à qui auroit un grand flux de ventre, et une
dysenterie telle, qu'il ne pourroit rien digerer, ny retenir viande
aucune, et à qui la viande mesme apporteroit corruption
encore plus grande. Ne vois-tu pas que les malades ont à
contre-coeur, et rejettent les plus delicates et plus exquises
viandes qu'on leur sçauroit presenter, et qu'on s'efforce de
leur faire prendre? puis quand la bonne temperature du corps leur
est retournee, les esprits nets, le sang doulx et la chaleur moderee
et familiere, ils sont bien aises, et ont à plaisir de manger
du pain tout sec avec un peu de fourmage, ou un peu de cresson. La
raison apporte une telle disposition à l'ame: et seras alors
content de ta fortune, quand tu auras bien appris que c'est que la
vraye honnesteté, et que c'est que la bonté: tu auras
pauvreté en delices, et seras veritablement Roy, n'aimant pas
moins la vie privee et retiree loing de charges et d'affaires, que
celle de ceux qui ont les grandes armees et les grands estats
à gouverner: et quand tu auras profité en la
philosophie, tu vivras par tout sans desplaisir, et sçauras
vivre joyeusement en tout estat. La richesse te resjouira, d'autant
que tu auras plus de moyen de faire du bien à plusieurs: la
pauvreté, d'autant que tu auras moins de soucy: la gloire,
d'autant que tu te verras honoré: la basse condition,
d'autant que tu en seras moins enuié.
NOUS mettons la vertu en dispute, et doutons si la prudence,
la justice et la preudhommie se peuvent enseigner: et ce pendant
nous admirons les oeuvres des orateurs, des mariniers, des
architectes, des laboureurs, et autres infinis semblables: et de
gens de bien il n'y aura que le nom tout simple, et que la parole
toute nue seulement, comme si c'estoient Hippocentaures, Geans ou
Cyclopes? et cependant d'action vertueuse où il n'y ait rien
à redire, qui soit entiere et parfaite, il ne s'en pourra
point trouver, ny de moeurs tellement composees à tout
devoir, qu'il n'y ait meslange aucune de passion, ains si par
fortune la nature d'elle-mesme en produit quelques unes qui soient
belles et bonnes, elles sont incontinent offusquees et obscurcies
par autres mixtions estrangeres, ne plus ne moins qu'un fruict
franc, qui seroit alteré par adjonction de matiere et
nourriture sauvage? Les hommes apprennent à chanter, à
baller, à lire et à escrire, à labourer la
terre, à picquer chevaux: ils apprennent à se
chauffer, à se vestir, à donner à boire,
à cuysiner, et n'y a rien de tout cela qu'ils sçachent
bien faire, s'ils ne l'ont appris: Et ce, pourquoy toutes ces choses
et autres s'apprennent, qui est la preudhommie et la bonne vie, sera
chose casuelle et fortuite, qui ne se pourra ny enseigner ny
apprendre? O bonnes gens, pourquoy est-ce qu'en niant que la
bonté se puisse enseigner, nous nions quant-et-quant qu'elle
puisse estre? car s'il est vray que son apprentissage soit sa
generation, en niant qu'elle se puisse apprendre, nous affermons
aussi qu'elle ne peut doncques estre. Et toutefois, comme dit
Platon, pour estre le manche d'une lyre disproportionné et
demesuré d'avec le corps, jamais il n'y eust frere qui en
feist la guerre à son frere, ny amy qui en prist querelle
à son amy, ny ville qui en entrast en inimitié avec
autre ville sa voisine, jusques à faire et à souffrir
les maux et miseres extremes que telles guerres ont
accoustumé d'apporter: et ne sçauroit on dire que pour
occasion d'un accent, s'il faut prononcer Telchinas l'accent sur la
premiere syllable, ou sur la seconde, il se soit emeu jamais
sedition en aucune cité: ny debat en une maison entre le mary
et la femme à raison de la trame et de l'estaim: et
neantmoins jamais homme ne se mettra à vouloir tistre un
drap, ou ourdir une toile, ny à manier un livre, ou une lyre,
qu'il ne l'ait au paravant appris: non qu'il fust autrement pour en
recevoir quelque dommage notable, quand il le feroit, ains seulement
pour ce qu'il se feroit mocquer de luy, par ce qu'il vaut mieulx,
comme disoit Heraclitus, cacher son ignorance: et ce pendant il
presume de pouvoir bien gouverner et administrer une maison, un
mariage, un magistrat, une chose publique, sans l'avoir appris?
Diogenes voyant un jeune garçon qui mangeoit gouluëment,
donna un soufflet à son p@edagogue: et eut raison de ce
faire, attribuant la faute plustost à celuy qui ne luy avoit
pas enseigné, qu'à celuy qui ne l'avoit pas appris.
Ainsi on ne pourra mettre la main au plat honestement, ny prendre la
coupe de bonne grace, qui ne l'aura appris de jeunesse, ny se
garder
D'estre goulu, ou friand, ou gourmand,
Ny d'esclatter de rire vehement,
Ny mettre un pied en croix par dessus l'autre,
comme dit Aristophanes: Et ce pendant il sera bien possible qu'une
personne sçache comment il se faut gouverner en mariage, au
maniement des affaires de la chose publique, vivre parmy les hommes,
exercer un magistrat, sans avoir premierement appris comment il s'y
faut comporter les uns envers les autres? Quelqu'un dit un jour, en
disputant, à Aristippus, «Es tu doncques par tout? Je
perdrois, respondit-il, le naulage que je paye au marinier, si
j'estois par tout.» Ne pourroit on pas aussi
<p 39v>dire, on pert doncques le salaire que lon donne aux
maistres et p@edagogues, si les enfans par apprentissage ne
deviennent point meilleurs? Mais au contraire il se voit, que comme
les nourrices forment et dressent les membres de leurs enfans avec
les mains, aussi les gouverneurs et p@edagogues les prenans au
partir des nourrices, les addressent par accoustumance au chemin de
la vertu. Auquel propos un Laconien respondit sagement à
celuy qui luy demandoit, quel profit il faisoit à l'enfant
qu'il gouvernoit: «Je fais, dit-il, que les choses bonnes et
honestes luy plaisent.» Ils leur enseignent à ne se
pancher pas en avant quand ils cheminent, ne toucher à la
saulse que d'un doigt, de deux au pain et à la viande, se
frotter ainsi, trousser ainsi sa robbe. Que diroit on doncques
à celuy qui voudroit dire, qu'il y auroit art de medecine
pour guarir une dartre, et un panaris, ou mal au bout du doigt, et
qu'il n'y en auroit point à guarir une pleuresie, une
fiévre chaude, ou une frenesie? ne seroit-ce pas tout autant
comme qui diroit, que raisonnablement il y auroit escholes,
maistres, et preceptes de petites et peuriles choses, mais que des
grandes et parfaites il n'y auroit qu'une rotine, ou une rencontre
fortuite et cas d'adventure seulement? Car ainsi que celuy
meriteroit d'estre mocqué qui diroit, que nul ne doit mettre
la main à la rame pour voguer, qu'il ne l'ait appris, mais
bien au timon pour gouverner: aussi en seroit digne celuy qui
maintiendroit, qu'il y eust apprentissage és autres sciences
inferieures, et en la vertu qu'il n'en eust point: Voyez le
commancement du 4. livre d'Herodote. et si feroit le contraire
des Scythes, lesquels ainsi comme escrit Herodote, crévent
les yeux à leurs esclaves, à fin qu'ils leur tournent
et remuent leur laict: et celuy-là donnant l'oeil de l'art et
de la raison aux arts inferieurs l'osteroit à la vertu.
Là où, au contraire, Iphicrates respondit à
Callias fils de Chabrias qui luy demandoit par une façon de
mespris, Qu'es-tu toy? Archer, Picquier, homme d'armes ou cheval
leger? «Je ne suis pas un de tous ceux-là, mais bien
celuy qui leur commande à tous.» Digne doncques de
mocquerie et impertinent seroit celuy, qui diroit qu'il y auroit de
l'art à tirer de l'arc, à escrimer, à ruer de
la fonde, et à picquer chevaux, mais qu'à conduire une
armee il n'y en auroit point, et que c'est chose qui se rencontre
par cas d'aventure: et encore plus impertinent seroit, qui voudroit
dire, que la prudence ne se peut enseigner, sans laquelle tous les
autres arts seroient de nulle utilité, et ne serviroient de
rien. Et qu'il soit ainsi, que ce soit la guide qui méne,
conduit, et rend utiles et honorables toutes les autres sciences et
vertus, on le peult cognoistre à ce qu'il n'y auroit aucune
grace en un festin, encore qu'il y eust de bons et friands
cuysiniers, de bons escuyers trenchans, et de bien adroits
eschansons, s'il n'y avoit un bon ordre et belle disposition parmy
eux.
PLATON escrit, que chascun pardonne à celuy
qui dit qu'il s'aime bien soy-mesme, Amy Antiochus Philopappus, mais
neantmoins que de cela il s'engendre dedans nous un vice, oultre
plusieurs autres, qui est tresgrand: c'est, que nul ne peut estre
juste et non favorable juge de soymesme: car l'amant est
ordinairement aveugle à l'endroit de ce qu'il aime, si ce
n'est qu'il ait appris et accoustumé de longue main à
aimer et estimer plus tost les choses honnestes, que ses propres, et
celles qui sont nees avec luy cela donne au flateur la large
campagne qu'il y a entre flaterie et amitié, où il a
un fort assis bien à propos pour nous endommager, qui
s'appelle l'Amour de soy-mesme, moyennant <p 40r>laquelle
chascun estant le premier et le plus grand flateur de soy-mesme,
n'est pas difficile à recevoir et admettre pres de soy un
flateur estranger, lequel il pense et veut luy estre tesmoing et
confirmateur de l'opinion qu'il a de soy-mesme: car celuy, auquel on
reproche à bon droict, qu'il aime les flateurs, s'aime aussi
bien fort soy-mesme, et pour l'affection qu'il se porte, veut et se
persuade, que toutes choses soient en luy, desquelles la
volonté n'est point illicite ny mauvaise, mais la persuasion
en est dangereuse, et a besoing d'estre bien retenue. Or si c'est
chose divine que la verité, et la source de tous biens aux
Dieux et aux hommes, ainsi que dit Platon, il faut estimer, que le
flateur doncques est ennemy des Dieux, et principalement d'Apollo,
pour ce qu'il est tousjours contraire à cestuy sien precepte,
Cognoy toy mesme: faisant que chascun de nous s'abuse en son propre
faict, tellement qu'il ignore les biens et les maulx qui sont en
soy, luy donnant à entendre, que les maulx sont à
demy, et imparfaicts, et les biens si accomplis, que lon n'y
sçauroit rien adjouster pour les emender. Si doncques le
flateur, comme la plus part des autres vices, s'attachoit seulement
ou principalement aux petites et basses personnes, à
l'adventure ne seroit il pas si mal faisant, ny si difficile
à s'en garder, comme il est: mais pour autant que ne plus ne
moins que les artisons s'engendrent et se mettent principalement
és bois tendres et doulx, aussi les gentilles, ambitieuses,
et amiables natures, sont celles qui plus tost reçoivent et
nourrissent le flateur, qui s'attache à elle: et encore, tout
ainsi comme Simonides souloit dire, que l'entretenir escuirie ne
suit point la lampe, ains les champs à bled: c'est à
dire, que ce n'est point à faire à pauvres gens
à entretenir grands chevaulx, ains à ceux qui ont
beaucoup de revenue: aussi voyons nous ordinairement, que la
flaterie ne suit point les pauvres ou petites personnes, et qui
n'ont aucune puissance, ains qu'elle est ordinairement la peste et
la ruine des grandes maisons et des grands estats, et que bien
souvent elle renverse sans dessus dessoubs les royaumes mesmes, et
les principautez et grandes seigneuries: ce n'est pas peu de chose,
ne qui requiere peu de soing et de solicitude, que de bien recercher
et considerer la nature d'icelle, à fin qu'estant bien
descouverte et entirement cogneuë, elle n'endommage ny ne
descrie point l'amitié. Les flateurs ressemblent aux pous,
car les poux s'en vont incontinent d'avec les morts, et abandonnent
leurs corps aussi tost que le sang, duquel ils se souloient nourrir,
en est esteint: aussi ne verrez vous jamais, que les flateurs
s'approchent seulement de personne dont les affaires commancent
à se mal porter, et dont le credit s'aille passant ou
refroidissant: ains s'attachent tousjours à gens
d'authorité et de puissance grande, et les font encores plus
grands qu'ils ne sont: mais soudain qu'il leur advient quelque
changement de fortune, ils s'escoulent et se tirent arriere. Voyla
pourquoy il ne faut pas entendre ceste preuve-là qui est
inutile, ou plus tost dommageable et dangereuse: car c'et une dure
chose d'experimenter en temps qui a besoing d'amis, ceux qui ne sont
pas amis, mesmement quand lon n'en a pas un vray et loyal pour
opposer à un faux et desloyal: à raison dequoy il faut
avoir esprouvé l'amy, ne plus ne moins que la monnoye, avant
que le besoing soit venu de l'employer, non pas de l'essayer au
besoing et à la necessité, pour ce qu'il ne faut pas
l'esprouver à son dommage, ains au contraire trouver moyen de
sçavoir que c'est, de peur d'en recevoir dommage: autrement
il nous en prendra tout ainsi, comme à ceux qui pour
cognoistre la force des poisons mortels, en font eux-mesmes l'essay
les premiers: car ils en ont la cognoissance, mais c'est aux despens
de leur vie, et avec leur mort. Et comme je ne louë pas ceux-
là, aussi ne sais-je ceux qui estiment, que l'estre amy soit
seulement estre honeste et profitable, et pour ceste cause pensent
que ceux dont la compagnie et frequentation est plaisante et
joyeuse, soient aussi tost attaincts et convaincus d'estre flateurs:
car l'amy ne doit point estre desplaisant, et tel qu'il n'ait rien
que l'affection toute simple: ny n'est pas l'amitié venerable
pour <p 40v>estre aspre ou austere, ains au contraire son
honesteté mesme et sa gravité est doulce et desirable,
et comme dit le poëte,
Grace et Amour aupres d'elle demeurent.
Et si n'est pas seulement vray ce que dit Euripide,
L'homme affligé grandement se soulage,
Quand il peut voir son amy au visage.
pource que l'amitié n'adjouste pas moins de grace et de
plaisir aux prosperitez, qu'elle oste de douleur et de fascherie aux
adversitez. Et tout ainsi comme Evenus disoit, que la meilleure
saulse du monde estoit le feu: aussi Dieu ayant meslé
l'amitié parmy la vie humaine, a rendu toutes choses
joyeuses, doulces et plaisantes, là où elle est
presente et jouissante de partie du plaisir: car autrement, en
quelle sorte se couleroit en grace le flateur par le moyen de
volupté, s'il voioit que l'amitié de sa nature ne
receust et n'admist jamais aucun plaisir? cela ne se sçauroit
dire ne maintenir. Mais ainsi comme les escus faulx, et qui ne sont
pas de bon aloy, representent seulement le lustre et la spendeur de
l'or: aussi le flateur contrefaisant seulement la doulceur et
l'aggreable façon de l'amy se monstre tousjours guay, joyeux,
et plaisant, sans jamais resister ny contredire. Pourtant ne fault
pas souspeçonner universellement, que tous ceux qui
louënt autruy soient incontinent flateurs: car le louër
quelquefois, en temps et lieu, ne convient pas moins à
l'amitié, que le reprendre et le blasmer: et à
l'opposite, il n'y a rien si contraire à l'amitié, ne
si mal accointable, que l'estre fascheux, chagrin, tousjours
reprenant, et tousjours se plaignant: là où quand on
cognoist une benevolence preste à louër volontiers et
largement les choses bien faittes, on en porte plus patiemment et
plus doulcement une libre reprehension et correction és
choses mal-faittes, d'autant que lon le prent en bonne part, et
croit-on que, «Qui louë volontiers, il blasme à
regret.» C'est doncques chose bien fort mal-aisee, dira
quelqu'un, que de discerner un flateur d'avec un amy, puis qu'il n'y
a difference entre eux, ny quant à donner plaisir, ny quant
à donner louange: car au demourant, quand aux menus services
et entremises de faire plaisir, on voit bien souvent que la flaterie
passe devant l'amitié. Nous respondrons, que c'est chose
tresdifficile voirement de les discerner, si nous prenons le vray
flateur qui sçache bien avec artifice et dexterité
grande mener le mestier, et que nous n'estimions pas, comme fait le
rude et commun populaire, que ces plaisans de table et poursuyvans
de repeuës franches, qui n'ont jamais audience qu'apres qu'on
a lavé les mains à table, ce disoit un ancien, soient
flateurs, qui n'ont rien d'honeste, et dont la villanie se manifeste
à un seul plat de viande et un verre de vin, avec toute
truanderie et meschanceté: car il n'y auroit pas grande
affaire à descouvrir un tel truand escornifleur qu'estoit
Melanthius, le plaisant d'Alexandre tyran de Pheres: lequel
respondit un jour à ceux qui luy demandoient comment son
maistre Alexandre avoit esté tue: «d'un coup d'espee,
dit-il, qui luy donnant au costé, a percé jusques
à mon ventre:» ny ceux qui ne bougent jamais d'alentour
des tables plantureuses et friandes, qui ne cerchent que le broust,
comme lon dit: de sorte qu'il n'y a feu, ny fer, ny cuyvre, qui les
peust arrester ny engarder de se trouver là où lon
disne: ny de telles femmes qu'estoient jadis en Cypre celles que lon
surnommoit les Colacides, c'est à dire, les flateresses, qui
depuis, apres qu'elles furent passees en la terre ferme de la Syrie,
furent appellees Climacides, comme qui diroit eschelieres, pour
autant qu'elles se courboient à quatre pieds, et faisoient
escheles de leur dos aux femmes des Princes et des Roys, quand elles
vouloient monter dedans leurs coches. De quel flateur doncques est-
il difficile, et neantmoins necessaire, de se garder? De celuy qui
ne semble pas flater, et ne confesse pas estre flateur, que lon ne
trouve jamais alentour d'une cuisine, que lon ne surprent jamais
mesurant l'ombre, pour sçavoir combien il y a encore jusques
au souper, que <p 41r>lon ne voit jamais yvre couché
par terre tout de son long, ains qui est le plus du temps sobre, qui
est curieux d'entendre et recercher toutes choses, qui veut se
mesler d'affaires, qui pense qu'on luy doive communiquer des
secrets: et brief qui est un Tragique, c'est à dire, serieux
et grave, non pas Satyrique ny Comique, c'est à dire joyeux
contrefaiseur d'amitié. Car tout ainsi que Platon escrit, que
«c'est une extréme injustice, faire semblant d'estre
juste quand on ne l'est pas:» aussi faut il estimer, que la
flaterie la pire qui soit, est celle qui est couverte, et qui ne se
confesse pas estre telle, qui ne se jouë pas, ains fait
à bon escient: tellement qu'elle fait bien souvent mescroire
la vraye amitié mesme, d'autant qu'elle a ne sçay quoy
de commun avec elle, si lon n'y prend garde de bien pres. Il est
vray que Gobrias s'estant jetté dedans une petite chambre
obscure pres l'un des tyrans de Perse, qui s'appelloient Mages,
comme qui diroit les Sages, et se trouvant aux prises bien à
l'estroit avec luy, crya à Darius (qui y survint l'espee nue
au poing, et qui doutoit de frapper le Mage, de peur qu'il
n'assenast quant et quant Gobrias) qu'il donnast hardiment, quand il
devroit donner à travers tous les deux: mais nous, qui ne
pouvons en sorte ne maniere du monde trouver bon ce mot ancien,
«Perisse l'amy quand et l'ennemy:» et qui cerchons
à separer le flateur d'avec l'amy, avec lequel il est
entrelassé par plusieurs grandes similitudes: nous, dis-je,
devons grandement craindre, que nous ne chassions, avec ce qui est
mauvais, ce qui est bon et utile, ou qu'en pardonnant à ce
qui nous est aggreable et familier, nous ne tombions en ce qui est
nuisible et dommageable. Car tout ainsi qu'entre les grains et
semences sauvages ou differentes d'espece, celles qui sont de mesme
forme en grandeur et grosseur que le froument, se trouvans meslees
parmy, sont bien mal-aisees à trier, et separer d'ensemble
avec le crible, d'autant qu'elles ne passent pas à travers
les trous du crible, s'ils sont trop petits, non plus que les grains
du froument, ou bien y passent ensemble, si les trous sont larges:
aussi est l'amitié tres-difficile à cribler et
discerner d'avec la flaterie, d'autant qu'elle se mesle en tous
accidents, en tous mouvements, en tous affaires et en toute
conversation avec elle: car pource que le flateur voit qu'il n'y a
rien si doux, ne qui donne plus de plaisir et de contentement
à l'homme, que fait l'amitié, il s'insinue en grace
à force de donner plaisir, et est tout apres à cercher
moyen de plaire et de resjouir. Et d'autant que grace et
utilité accompagnent tousjours l'amitié, suyvant
l'ancien proverbe qui dit, «Que l'amy est plus necessaire que
ne sont les elemens de l'eau et du feu:» pour ceste cause le
flateur s'entremet à tout propos de faire service, et
travaille à se monstrer tousjours homme d'affaires, diligent
et prompt: et d'autant que ce qui lie et qui estreinct
principalement l'amitié à son commancement, c'est la
similitude de moeurs, d'estudes, d'exercices et d'inclinations: et
brief, s'esjouir et recevoir plaisir ou desplaisir de mesmes choses,
c'est ce qui assemble et conjoint les hommes en amitié les
uns avec les autres, par une similitude et correspondance de
naturelles affections: le flateur se compose comme une matiere
propre à recevoir toutes sortes d'impressions, s'estudiant
à se conformer et s'accommoder à tout ce qu'il
entreprent, de ressembler par imitation, estant soupple et dextre
à se transmuer en toutes similitudes, tellement que lon
pourroit dire de luy,
Ce n'est le fils d'Achilles, mais luy mesme.
Et ce qui est la plus grande ruse et plus fine malice qui soit en
luy, c'est que voyant comme à la verité, et selon le
dire de tout le monde, la franchise de parler librement est la
propre voix et parole de l'amitié: et que là où
il n'y a celle liberté de parler franchement, il n'y a point
d'amitié ny de generosité, il n'est pas celle
là qu'il ne contreface: ains comme les bons cuysiniers usent
quelquefois de jus aigres, et de saulses aspres, pour diversifier,
et engarder qu'on ne se saoule, et que lon ne s'ennuye des doulces:
aussi les flateurs usent d'une certaine franchise de parler, qui
n'est ny veritable ny profitable, ains qui par maniere de dire
guigne de l'oeil en se mocquant, et sans <p 41v>nulle doute
ne touche pas au vif, et ne fait que chatouiller par dessus: C'est
pourquoy le flateur veritablement est tres-difficile à
descouvrir et surprendre, ne plus ne moins que les animaux qui de
nature ont cest proprieté de muer de couleur, et de
ressembler en teinture à tous lieux et tous corps où
ils touchent: mais puis qu'ainsi est, qu'il deçoit les
personnes, et se cache dessoubs tant de similitudes q'il a avec
l'amy, c'est notre office en touchant les differences qu'il y a, de
descouvrir et despouiller ce masque qui se vest et se pare des
couleurs et habits d'autruy, ainsi que dit Platon, à faute
d'en avoir de propres à luy. Or commanceons doncques à
entrer de ce pas en matiere. Nous avons desja dit, que le
commancement de l'amitié en la plus part des hommes est une
conformité de nature et d'inclination, qui aime tous mesmes
exercices, et se delecte de mesmes et semblables occupations:
suyvant lequel propos on dit en commun proverbe,
Au vieillard plaist d'un vieillard le langage,
Et de l'enfant à l'enfant de bas aage:
La femme avec l'autre femme convient,
Et le malade au malade survient:
Le malheureux tout de mesme lamente
Avec celuy que fortune tourmente.
Parquoy le flateur entendant tresbien, que c'est chose nee avec nous
que prendre plaisir à estre avec nos semblables, à
communiquer avec eux, et à les aimer, et essaye premierement
à s'approcher de chascun qu'il veut envelopper, à se
loger pres de luy et à l'accoster, ne plus ne moins que lon
fait és pasturages une beste sauvage que lon veut
apprivoiser, se coulant petit à petit pres de luy, et
s'incorporant avec luy par mesmes affections, mesmes occupations
à choses semblables, et mesme façon de vivre, jusques
à ce que l'autre luy ait donné prise sur luy, et qu'il
se soit rendu familier et privé, jusques à se laisser
manier et toucher, blasmant les choses, les personnes et les moeurs
qu'il verra que l'autre aura en haine, et louant ceux qu'il sentira
luy plaire, non simplement, mais excessivement avec admiration et
esbahissement, la confirmant par ce moyen en son amour ou en sa
haine, comme n'aiant point receu ces impressions-là par
passion, mais par jugement. Comment donc, et par quelles differences
le peut-on adverer, et convaincre qu'il n'est pas semblable, ne
qu'il ne le devient pas, mais qu'il le contrefait? Premierement il
faut considerer s'il y a egalité uniforme en ses intentions
et actions, s'il continue de prendre plaisir à mesmes choses,
et s'il les louë de mesme en tout temps, s'il dresse et compose
sa vie à un mesme moule, ainsi comme il convient à
homme libre amateur de semblables moeurs et semblables conditions
à la sienne: car tel est le vray amy: là où le
flatteur au contraire, comme celuy qui n'a pas un seul domicile en
ses moeurs, et qui ne vit pas d'une vie qu'il ait eleuë
à son gré, mais qui se forme et compose au moule
d'autruy, n'est jamais simple, uniforme, ne semblable à soy-
mesme, ains variable et changeant tousjours d'une forme en une
autre, comme l'eau que lon transvase, qui tousjours coule, et
s'accommode à la façon et figure des vases et lieux
qui la reçoivent: de maniere qu'il est en cela du tout
contraire au singe, car le singe en cuydant contrefaire l'homme, en
se remuant et dansant quand et luy, se prent: mais le flateur
à l'opposite attire et surprent les autres à la pipee,
en les contrefaisant, non pas tout d'une sorte, mais l'un en
dansant, l'autre en chantant, un autre en luictant et se pouldrant
pour luicter comme luy, et un autre en se promenant avec luy. Car
s'il s'attache à un qui aime la chasse et la venerie, il sera
tousjours apres luy, cryant presque à haute voix les paroles
que dit Ph@edra en la Trag@edie du poëte Euripide, qui se nomme
Hippolyte,
Mon deduit est à pleine voix
Appeller chiens parmy les boys,
<p 42r> En suivant les cerfs à la trace,
Ainsi des Dieux j'aye la grace:
et si ne luy chault pas de beste qui soit és forests, car
c'est le veneur mesme qu'il veult prendre et enfermer dedans ses
toiles. Et si d'adventure il se met à chasser un jeune homme
studieux, aimant les lettres, et desireux d'apprendre, au rebours il
sera du tout apres les livres, il laissera croistre sa barbe longue
jusques aux pieds, par maniere de dire, se vestira d'une robbe
d'estude à la Grecque, sans faire compte de sa personne, il
aura tousjours en la bouche les nombres, les angles droicts et les
triangles de Platon. Mais s'il luy vient par les mains quelque
faitneant homme riche, aimant à boire et à faire
grand' chere,
Adonc le sage Ulysses vistement
Met bas le sien deschiré vestement:
il jette arriere la robbe longue d'estude, il vous fait raser sa
barbe comme une moisson sterile, il ne parle plus que de flascons et
bouteilles, de refrechissoirs pour boire froid, et dire mots
plaisants pour rire, en se promenant, donner des attainctes et
traicts de mocquerie à l'encontre de ceux qui se travaillent
apres l'estude de la philosophie. Ainsi que lon dit qu'en la ville
de Syracuse, quand Platon y arriva, et que Dionysius tout à
coup fut espris d'un furieux amour de la philosophie, le chasteau du
tyran fut plein de poulciere, pour la multitude d'estudians qui
trassoient les figures de la Geometrie: Mais depuis que Platon se
fut courroucé à luy, et qui Dionysius eut
abandonné la philosophie, se remettant de rechef à
faire grand' chere, à l'amour, à follastrer, et se
laisser aller à toute dissolution, il sembla qu'ils eussent
esté ensorcellez et transformez par une Circé, tant
ils furent incontient espris d'une haine des lettres, oubliance de
toute honesteté, et saisine de toute sottie. Auquel propos se
rapporte le tesmoignage des façons de faire des grands
flateurs, et de ceux qui ont gouverné les peuples: entre
lesquels le plus grand qui fut onc a esté Alcibiades, lequel
estant à Athenes jouoit, disoit le mot, entretenoit grands
chevaux, et vivoit en toute galanterie et toute joyeuseté:
quand il estoit en Laced@emone, il faisoit sa barbe au rasoir, il
portoit une meschante cappe de gros bureau, se lavoit en eau froide:
puis quand il estoit en Thrace, il faisoit la guerre, et beuvoit:
depuis qu'il fut arrivé devers Tissaphernes en Asie, ce
n'estoit que delices, superfluité et volupté, que
toute sa vie gaignant ainsi et prenant un chascun, en se
transformant et s'accommodant aux moeurs de tous ceux qu'il hantoit.
Mais ainsi ne faisoit pas Epaminondas, ny Agesilaus, car combien
qu'ils ayent hanté en plusieurs villes, avec plusieurs
hommes, et plusieurs sortes de vie, ils ne changerent jamais
pourtant, ains reteindrent tousjours, et par tout, ce qui estoit
digne d'eux en habillements, en façon de vivre, en parole, et
en tous leurs deportements. Et Platon, tout de mesme, estoit tel
à Syracuse comme en l'Academie, et tel aupres de Dionysius
comme aupres de Dion. Mais qui voudra prendre garde de pres, il
appercevra facilement les mutations et changemens du flatteur, comme
du poulpe: et verra qu'il se transforme en plusieurs façons,
blasmant tantost une vie qu'il avoit louee nagueres, et approuvant
une affaire, une façon de vivre, et une parole qu'il
rejettoit au paravant: car il ne le cognoistra jamais constant en
une chose, ne qui ait rien de peculier à soy, ne qui aime ou
qui haïsse, qui s'attriste ou qui s'esjouisse d'une sienne
propre affection, par ce qu'il reçoit tousjours, comme un
miroir, les images des passions, des vies, des mouvemens et
affections d'autruy: tellement que si vous venez à blasmer
quelqu'un de vos amis devant luy, il dira incontinent, Vous avez
demouré longuement à le cognoistre, car quant à
moy, il y a ja long temps q'il ne me plaisoit point. Et si, au
contraire, vous venez de rechef à changer d'opinion, et
à le louër: Certainement, dira-il aussi tost, j'en suis
bien aise, et vous en remercie pour l'amour de luy. Si vous dittes
que vous voulez changer de façon de <p 42v>vivre,
comme vous retirer du maniement des affaires de la chose publique,
pour vivre en paix et en repos: Il y a ja long temps, dira-il, qu'il
le falloit faire, et se tirer hors de ces troubles et enuies. Et si,
au contraire, il vous prent envie de laisser le repos et vous
entremettre d'affaires et de parler en public, il respondra
incontinent: Vous entreprenez chose digne de vous, car à ne
rien faire, encore qu'il y ait quelque aise, si est-ce vivre trop
bassement et sans honneur. Parquoy il luy faut incontinent mettre
devant le nez,
Tu es soudain tout autre devenu,
Que tu n'estois par cy devant tenu.
Je n'ay que faire d'amy qui se change ainsi quand et moy, et qui
s'encline en mesme part que moy, cela est le propre d'un umbre: j'ay
plustost besoing d'un amy, qui avec moy juge la verité, et
qui la die franchement. Voyla l'une des manieres qu'il y a pour
esprouver et discerner le vray d'avec le faulx amy. Mais il faut
observer une autre difference qu'il y a entre leurs similitudes, car
le vray amy n'imite point toutes les conditions ny ne louë
point toutes les actions de celuy qu'il aime, ains seulement tasche
à imiter les meilleurs: et comme dit Sophocles,
Il veut aymer, non haïr, avec luy.
c'est à dire, qu'il veut bien faire et honestement vivre, non
pas errer ne faillir quand et luy: si ce n'est d'adventure que pour
la grande frequentation et conversation ordinaire qu'il a avec luy,
il ne se remplisse, malgré qu'il en ait, sans y penser, de
quelque qualité et condition vicieuse, par la longue
accoustumance, ne plus ne moins que par contagion se prent la
chassie et le mal des yeux: ainsi comme lon escrit, que les
familiers de Platon contrefaisoient ses hautes espaules, et ceux
d'Aristote son begueyement, ceux du Roy Alexandre son ply du col,
l'aspreté de sa voix: car ainsi prennent la plus part des
hommes l'impression de leurs moeurs et de leurs conditions. Mais le
flateur fait tout à la mesme sorte que le Cham@eleon, lequel
se rend semblable, et prent toute couleur, fors que la blanche:
aussi le flateur és choses bonnes et importantes ne se
pouvant rendre semblable, ne laisse rien de mauvais et de laid
à imiter: comme les mauvais peintres ne pouvans par leur
insuffisance en l'art contrefaire les beaux visages, en representent
quelque semblance en des rides, des lentilles, et des cicatrices:
aussi luy se rend imitateur d'une intemperance, et d'une
superstition, d'une soudaineté de cholere, d'une aigreur
envers ses serviteurs, et deffiance envers ses domestiques et ses
parents, pour ce qu'il est de sa nature tousjours enclin à ce
qui est le pire, et semble estre bien loing de vouloir blasmer le
vice, puis qu'il le prent à imiter. Car ceux qui cerchent
amendement de vie et de moeurs sont suspects, et qui monstrent de se
fascher et courroucer des fautes de leurs amis: ce qui meit en
malegrace de Dionysius Dion, Samien de Philippus, et Cleomenes de
Ptolomeus, et fut à la fin cause de leur totale ruine: mais
le flateur veult estre estimé ensemble autant loyal et fidele
comme plaisant et aggreable, de maniere que pour la vehemence de son
amitié, il ne s'offense pas mesme des choses mauvaises, ains
est en tout et par tout de mesme inclination et de mesme affection:
en sorte que des choses fortuites et casuelles, qui advienent sans
nostre volonté et conseil, il en veult avoir sa part,
tellement que s'il vient à flater un qui soit maladif, il
fait semblant d'estre subject à mesmes maladies: et dira que
la veuë luy baisse fort, et qu'il a l'ouye dure, s'il frequente
avec gens qui soient à demy aveugles ou à demy sourds:
comme les flateurs de Dionysius qui ne voyoit presque goutte,
s'entrehurtoient les uns les autres, et faisoient tomber les plats
de dessus la table, pour dire qu'ils avoient mauvaise veuë. Les
autres penetrans encore d'avantage au dedans, meslent leurs
conformitez jusques aux plus secrettes passions. Car s'ils peuvent
sentir que ceux qu'ils flatent soient mal fortunez en femmes, ou
qu'ils soient en quelque deffiance de leurs propres enfans, ou de
leurs <p 43r>domestiques, eux mesmes ne s'espargneront pas:
et commanceront à se plaindre de leurs femmes, de leurs
propres enfans, de leurs parents, ou de leurs domestiques, et si en
allegueront quelques occasions qui vaudroient mieux teuës que
dittes: car ceste semblance les rend plus affectionnez l'un à
l'autre par compassion: ainsi les flatez cuydans avoir receu d'eux
comme un gage de loyauté, leur laissent aussi aller de leur
bouche quelque chose de secret, et l'aiant ainsi laissé
eschapper, ils sont puis apres contraincts de se servir d'eux, et
craignent de là en avant leur donner à cognoistre
qu'ils se deffient aucunement de leur foy, jusques là, que
j'en ay cogneu un qui repudia sa femme, pour ce que celuy qu'il
flatoit avoit fait divorse avec la siene, et fut trouvé qu'il
alloit secrettement et envoyoit devers elle: ce qui fut
apperçeu par la femme mesme de son amy: tant peu cognoissoit
la nature du vray flateur celuy qui estimoit que ces vers iambiques
ne convinssent pas plus à la description du cancre que du
flateur,
Tout son corps n'est autre chose que ventre,
Son oeil perçant par tout penetre et entre,
Un animal qui marche de ses dents.
Car ceste figuration est celle d'un escornifleur poursuyvant de
repeuë franche, et de ces amis de fricassee et de nappe mise,
comme dit Euopolis: mais quant à cela, remettons-le à
son lieu propre pour en parler plus amplement. Et pour ceste heure,
ne laissons pas derriere une grande ruze du flateur en ses
imitations, c'est que s'il contrefait quelque bonne qualité
qui soit en celuy qu'il flate, il luy en cede tousjours le dessus:
car entre ceux qui sont vrais amis, il n'y a jamais emulation de
jalousie, ny jamais envie, ains soit qu'ils se treuvent egaux en
bien faisant ou inferieurs, ils le portent doucement et modereement.
Mais le flateur aiant tousjours en memoire et singuliere
recommendation le seconder, cede tousjours en son imitation
l'egalité, confessant estre vaincu et demourer tousjours
derriere, excepté és choses mauvaises: car és
mauvaises il ne cede jamais la victoire à son amy, ains s'il
est difficile, il dira de soy-mesme qu'il est melancholique: si
l'autre est superstitieux, luy sera tout transporté et
esperdu de la crainte des Dieux, si l'autre est amoureux, luy sera
furieux d'amour: si l'autre dit, je ris à pleine bouche: luy,
je cuide mourir de rire. Mais aux choses louables et honnestes, au
contraire, de luy il dira: le cours bien assez viste, mais vous,
vous volez: Je suis, dira-il, assez bien à cheval, mais ce
n'est rien au pris de ce Centaure icy: Je ne suis pas trop mauvais
poëte, et fais assez bien un carme, mais tonner n'est pas
à faire à moy, c'est à ce Jupiter icy, en quoy
il fait deux choses ensemble, l'une qu'il declare l'entreprise de
l'autre honneste en ce qu'il l'imite, et sa suffisance non pareille
en ce qu'il confesse en estre vaincu. Voyla doncques quant aux
ressemblances, les marques de difference qu'il y a entre le flateur
et l'amy. Et pour autant que la delectation, ainsi que nous avons
dit paravant, est aussi commune entre eux, pour ce que l'homme de
bien ne prent pas moins de plaisir à ses amis, que l'homme de
neant à ses flateurs: considerons un peu la difference qu'il
y a en cela: le moyen de les distinguer sera, de remarquer la fin
à laquelle l'un et l'autre dirige la delectation qu'il donne,
ce qui se pourra plus claiement entendre par cest exemple. Une huyle
de perfum a bonne odeur, aussi a quelque drogue de medecine: mais il
y a difference en ce, que l'huyle de perfum se fait seulement pour
donner le plaisir de la senteur, et rien plus: mais en la drogue
medicinale, outre le plaisir de la doulce odeur, il y a une force
qui purge le corps, ou qui le rechauffe, ou qui fait naistre la
chair. D'avantage, les peintres broyent des couleurs plaisantes et
recreatives, et aussi y a il des drogues medicinales qui ont des
couleurs et teintures qui sont belles et aggreables à l'oeil:
quelle difference doncques y a-il? Il est tout evident qu'il ne faut
que regarder, pour les sçavoir discerner, à quelle fin
l'usage d'icelle est destiné. <p 43v>Au cas pareil
aussi, les graces des amis, parmy l'honnesteté et
l'utilité qu'elles ont, apportent je ne sçay quoy qui
delecte, ne plus ne moins qu'une fleur qui paroist par dessus: et
quelquefois ils usent d'un jeu, d'un boire et manger ensemble, d'une
risee, d'une facetie l'un avec l'autre, comme de saulses pour
assaisonner des affaires de pois et de grande consequence: auquel
propos est dit,
Joyeusement ensemble ils s'entretiennent
De maints propos plaisans, qu'entre eux ils tiennent.
Et, Rien n'a jamais desjoint nostre amitié,
Ny nos plaisirs partis par la moytié.
Mais la seule besongne du flateur, et le but où il vise, est
de tousjours inventer, apprester et confire quelque jeu, quelque
faict, et quelque parole à plaisir et pour donner plaisir:
brief, pour comprendre le tout en peu de paroles, le flateur estime
qu'il faille tout faire pour estre plaisant: et le vray amy faisant
tousjours et par tout ce que le devoir requiert, bien souvent
plaist, et quelquefois aussi desplaist: non que son intention soit
de desplaire, comme aussi ne le fuit-il pas, s'il voit que meilleur
soit de le faire. Ne plus ne moins que le medecin, s'il voit qu'il
soit expedient, jettera du saffran ou de la lavende dedans ses
compositions de medecine, voire que bien souvent il baignera
delicatement, et nourrira friandement son patient: et quelquefois
aussi laissant ces douces odeurs là, il y ruera du Castorium,
ou,
Du Polium, de qui la senteur forte,
Puante au nez est d'une estrange sorte.
ou bien il broyera de l'Hellebore, qu'il le contraindra de boire, ne
se proposant pour sa fin ne là le plaire, ny icy le
desplaire, ains conduisant son malade par diverses voyes à un
mesme but, c'est à sçavoir ce qui est expedient pour
sa santé, aussi le vray amy aucunefois par complaire et haut
louër son amy, en le resjouissant le conduit à faire ce
qu'il doit, comme celuy qui dit en Homere,
Amy Teucer de Telamon extraict,
Fleur des Grejois, tire ainsi de son traict. Et
ailleurs,
Comment mettrois-je Ulysses en oubly,
Qui de vertu divine est ennobly?
A l'opposite aussi, là où il est besoing de
correstion, il le vous tanse avec une parole mordante, et une
liberté authorisee d'une affection soigneuse de son bien,
Menelaus né de divin lignage,
Je t'advertis que tu n'es pas bien sage:
De ta folie aussi mal te prendra.
Quelquefois il conjoinct le faict avec la parole, comme Menedemus
faisant fermer sa porte au fils d'Asclepiades son amy, qui estoit
desbauché, et menoit une vie dissoluë, et ne le daignant
pas saluër, le retira de son mauvais gouvernement: et
Arcesilaus defendit l'entree de son eschole à Battus, pour ce
qu'en une Com@edie qu'il avoit composee, il avoit mis un vers qui
poignoit Cleanthes: mais depuis, en aiant fait satisfaction à
Cleanthes, et s'en estant repenty, il luy pardonna, et le receut en
sa grace comme devant. Car il fault contrister son amy en intention
de luy profiter, non pas de rompre l'amitié, ains user de
reprehension picquante, comme d'une medecine preservative, qui sauve
la vie à son patient: ainsi fait le bon amy comme le
sçavant musicien, qui pour accorder son instrument, tend
aucunes de ses cordes, et en lasche les autres: aussi concede il
aucunes choses et en refuse d'autres, changeant selon que
l'honnesteté ou l'utilité le requierent: et est par ce
moyen aucunefois aggreable, et par tout utile: mais le flateur aiant
accoustumé de tousjours sonner une seule note, qui est de
complaire, et de faire et dire toutes choses au gré de celuy
qu'il flate, ne sçait que c'est ny de resister de faict, ny
de fascher de parole, ains va <p 44r>tousjours apres ce que
lon veult, s'accordant tousjours, et disant tousjours ad idem. Or
ainsi comme Xenophon escrit, qu'Agesilaus estoit bien aise de se
sentir louër de ceux qui l'eussent bien voulu blasmer: aussi
faut-il estimer que celuy-là resjouit et complaist en amy,
qui peult aussi quelquefois contrister et contredire: et avoir pour
suspecte la conversation de ceux qui ne font jamais que donner
plaisir, en accordant tout sans aucune pointure de reprehension, et
de contradiction, et avoir tousjours à main le dire d'un
ancien Laconien, lequel oyant que lon louoit haultement le Roy
Charilaus, Et comment seroit-il bon, dit-il, quand il n'est pas
aspre aux meschans? On dit que le tahon qui tourmente les taureaux,
se fiche aupres de leurs aureilles, et aussi fait la tique aux
chiens: tout ainsi le flateur attachant les hommes ambitieux par les
oreilles, à force de leur chanter leurs louanges, est bien
malaisé à secouer et chasser depuis qu'il y est une
fois fiché: et pourtant fault-il avoir le jugement bien
esveillé en cest endroict, à observer diligemment si
ces louanges seront attribuees à la chose, ou à la
personne: elles seront attribuees à la chose s'il louë
les absents plus tost que les presents, si luymesme veult et desire
en luy ce qu'il louë en autruy, et s'il ne nous louë pas
seuls, mais tout autres pour semblables qualitez: et s'il ne varie
point en disant et faisant tantost d'un tantost d'autre, mais
tousjours d'une sorte. Et ce qui est le principal à
considerer, c'est si nous mesmes en nostre secret ne nous repentons
point ou n'avons point de honte de ce dont il nous louë, et si
nous ne voudrions point plus tost avoir fait et dit le contraire:
car le jugement de nostre conscience nous portant tesmoignage au
contraire, empeschera que telles louanges ne nous affectionneront,
ny ne nous atteindront point au vif, et consequemment le flateur ne
nous en pourra surprendre. Mais je ne sçay comment il
advient, que la plus part des hommes ne reçoivent point les
consolations que lon leur baille en leurs adversitez, ains plus tost
se laissent mener à ceux qui plorent et lamentent avecques
eux: et quand ils ont offensé et failly, si quelqu'un les en
reprent, et les en blasme si vifvement qu'il leur en imprime au
coeur un remors et une repentance, ils estiment celuy-là leur
accusateur et leur ennemy: et au contraire ils embrassent et
reputent leur bienvueillant et amy celuy, qui louëra et
magnifiera ce qu'ils auront fait. Or ceux qui louënt et qui
prisent avec un applaudissement de mains ce que lon aura fait ou
dit, soit à bon escient ou soit en jouant, ceux-là
encore ne sont dommageables que pour le present, et pour cela que
lon a à l'heure en main: mais ceux qui avec leurs louanges
penetrent jusques aux moeurs, et par leurs flateries atteignent
jusques à corrompre les conditions, ceux là font comme
les mauvais esclaves et serfs, qui ne desrobent pas seulement du
bled de leur maistre, ce qui est en monceau au grenier, mais aussi
ce qui est preparé pour la semence: car les conditions de
l'homme sont la source de toutes ses actions, et les moeurs sont le
principe et la fontaine, dont découle toute nostre vie,
laquelle ils détordent, en donnant au vice les noms des
vertus. Thucydides escrit qu'és seditions et guerres civiles,
lon transferoit le signification accoustumee des mots, aux actes que
lon faisoit, pour les justifier: car une temerité desesperee
estoit reputee vaillance aimant ses amis: une dilation providente,
honneste couardise: une temperance, couverture de lascheté:
une prudence circumspecte, generale paresse: aussi faut-il bien
prende garde és flateurs là où lon verra qu'ils
appelleront prodigalité, liberalité: timidité,
seureté: teste écervelee, promptitude: chicheté
mechanique, temperance et frugalité: un qui sera sujet
à folles amourettes, gracieux et homme de bonne compagnie: un
cholere ou superbe, vaillant et magnanime: et, au contraire, un de
coeur bas et lasche, doulx et humain: ainsi comme Platon escrit en
quelque passage, que l'amoureux est flateur de ce qu'il aime: car
s'il est camus, il l'appellera aggreable: s'il a nez aquilin, face
royale: s'il est noiraut, viril: s'il est blanc, enfant des Dieux,
et quant à <p 44v>ce nom [...], basané et
couleur de miel, il dit que c'est une feinte d'amoureux, qui diminue
pour apprendre à supporter plus aiseement une couleur palle
et morte de son amy: combien que celuy qui se donne à
entendre qu'il soit beau quand il est laid, ou grand quand il est
petit, ne demeure pas longuement en son erreur: et si n'en
reçoit perte sinon bien fort legere, et non pas irremediable.
Mais les louanges qui accoustument l'homme à cuider que vice
soit vertu, tellement qu'il ne se desplaist pas en son mal, mais
plus tost qu'il s'y plaist, et qui ostent toute honte de pecher et
de faillir, ce furent celles qui amenerent la ruine des Siciliens,
en donnant occasion aux flateurs d'appeller la cruauté de
Dionysius et de Phalaris, haine des meschants et bonne justice: ce
furent celles qui perdirent l'Aegypte, en appellant la
lascheté effeminee du Roy Ptolom@eus, sa furieuse
superstition, ses lamentables chansons, ses sonnements de tabourins,
et ses danses bacchanales, devotion, religion et le service des
Dieux: ce furent celles aussi qui cuiderent gaster et corrompre du
tout les moeurs et façons Romaines, qui par avant tenoient
tant du grand, en surnommant les delices, les dissolutions, les jeux
et festes d'Antonius, joyeusetez, gentillesses, et humanitez, en
desguisant et diminuant ainsi la faute d'Antonius, qui abusoit
excessivement de sa fortune, et grandeur de sa puissance. Que fut-ce
autre chose qui attacha à Ptolom@eus la museliere à
jouër des fleutes? Qui feit monter Neron sur l'eschafaud avec
un masque sur le visage, et des brodequins aux jambes, qui estoit
l'accoustrement des joueurs de farce, ne furent-ce pas les louanges
des flateurs? Et la plus part des Roys ne sont ils pas attirez en
toute vergongne et tout deshonneur par les flateries de ceux qui les
appellent Apollons, pour peu qu'ils sçachent mionner, et
Bacchus quand ils s'enyvrent, et Hercules quand ils luictent, et
qu'ils prennent plaisir à telles gallanteries de surnoms? Et
pourtant se faut-il principalement donner de garde du flateur en ses
louanges: ce que luy-mesme n'ignore pas, mais estant caut et subtil
à se garder de se rendre suspect, si d'adventure il rencontre
quelque mignon glorieux, bien paré, ou bien quelque lourdault
qui ait un peu le cuir gros, et comme lon dit vulgairement, qui soit
un peu de grosse paste, il se mocque et gaudit d'eux à gorge
desployee, comme fait Struthias en la com@edie, foullant aux pieds
et ballant sur le ventre de la sottise de Bias, en maniere de dire,
par les louanges qu'il luy donne, sans que l'autre le sente, Tu as
plus beu que ne feit oncques le Roy Alexandre le grand: et cependant
il se pasme et fond à force de rire, en se tournant devers le
Cyprien. Mais s'il a affaire à quelques habiles et galants
hommes, qui aient l'oeil sur luy principalement en cest endroict, et
qui soient au guet pour bien garder ceste place et ce lieu-
là, il ne leur addresse pas des louanges de droit fil, ains
vient de loing tournant tout à l'entour, et puis fait ses
approches petit à petit, sans faire bruit, tant qu'il vient
à les manier, comme lon fait une beste que lon veut
apprivoiser, et les taster: car tantost il viendra rapporter
à son amy des louanges qu'il aura ouy dire à quelques
uns de luy, faisant comme les Rhetoriciens, qui quelques fois en
leurs harengues parlent en tierce personne: J'ay pris grand plaisir,
dira-il, nagueres estant en la place, à ouir certains
estrangers, ou bien de bons vieillards, qui racontoient tous les
biens du monde de vous, et vous louoient à merveilles.
Tantost il controuvera quelques legeres fautes alencontre de luy,
disant qu'il les aura entendues d'autres qui les disoient de luy, et
qu'il s'en est venu en diligence incontinent vers luy, pour luy
demander là où il auroit dit cela, ou fait une telle
chose: l'autre luy niera, comme il est vraysemblable: et de
là adonc il prendra son commancement pour entrer en ses
louanges, Aussi m'esbahissois-je bien, comment vous eussiez mesdit
de quelqu'un de vos familiers, veu que vous ne mesdites pas de vos
ennemis mesmes: et comment vous eussiez attenté à
usurper de l'autruy, veu que vous donnez si largement et si
liberalement le vostre. Les autres font comme les peintres, qui pour
relever et faire plus <p 45r>apparoistre les choses
luisantes et claires, les renforcent avec des obscures et
ombrageuses qu'ils mettent aupres: car en blasmant, detractant,
mocquant, et injuriant les choses contraires, tacitement ils
louënt et approuvent les vices et imperfections qui sont en
ceulx qui flatent, et en les louant, ils les nourrissent: car ils
vous blasmeront la temperance, et abstinence, en l'appellant
rusticité, s'ils se trouvent parmy des hommes luxurieux,
avaricieux, gens de mauvais affaire, qui acquierent des biens par
tous moyens deshonnestes et meschans. La justice et bonne
conscience, qui se contente du sien, sans rien vouloir avoir de
l'autruy, ils l'appelleront lascheté, et faute de coeur, de
n'oser entreprendre. Et quand ils seront avec des paresseux, gens
oisifs, qui fuyent les affaires, ils n'auront point de honte de
blasmer l'entremise du gouvernement de la chose publique, et de dire
que c'est faire les affaires d'autruy à grand travail sans
profit. Un desir d'estre en magistrat ils l'appelleront vaine
gloire, qui ne sert à rien. Pour flater un orateur, ils
blasmeront en sa presence le Philosophe. Parmy des femmes lascives
et impudiques, ils seront les bien-venus en appellant les honnestes
qui n'aiment que leurs marits, sottes, mal-apprises, et sans grace
quelconque. Et y a encore une plus grande meschanceté, c'est
que ces flateurs ne s'espargnent pas eux mesmes: car ainsi comme les
luicteurs baissent aucunefois leur corps pour renverser par terre
leurs compagnons, aussi quelquefois par se blasmer eux mesmes ils se
coulent secrettement à louër autruy. Je suis, diront-
ils, plus couard qu'un esclave sur la mer: je ne puis durer au
travail: j'enrage de cholere quand j'entens que lon a mesdit de moy:
mais à cestuy-cy, ce luy est tout un, il ne trouve rien de
mauvais: c'est un homme tout autre que les autres, il ne se
courrouce de rien, il porte tout patiemment. Et si d'adventure il se
treuve quelqu'un qui ait grande opinion de sa suffisance et de son
entendement, qui veuille faire de l'austere, et du roide et entier,
disant à tout propos,
Diomedes ne me va trop prisant,
Ny au contraire aussi trop mesprisant:
le flateur bon ouvrier de son mestier ne s'assaudra pas par ceste
voye, ains usera d'un autre artifice à l'endroit de celuy-
là. C'est qu'il viendra devers luy pour avoir conseil en ses
propres affaires, comme de celuy qu'il estime plus sage et mieux
advisé que luy, et dira qu'il a bien d'autres avec lesquels
il aura plus grande familiarité, mais neantmoins qu'il est
contrainct de l'importuner: car à qui aurons nous recours
nous autres qui avons besoing de conseil, et à qui nous
fierons nous? et puis apres avoir ouy ce que l'autre luy aura dit,
quoy que ce soit, il s'en ira disant qu'il aura eu un oracle, et non
pas un conseil. Et si d'adventure il voit que l'autre s'attribue
quelque suffisance en la cognoissance des lettres, il luy apportera
quelques sienes compositions, le priant de les lire, et de les
corriger. Le Roy Mithridates aimoit l'art de medecine, au moyen
dequoy il y eut quelques uns des ses familiers qui luy baillerent de
leurs membres à inciser, et brusler avec des cauteres: qui
estoit le flater de faict, non pas de parole: car il sembloit qu'ils
luy portassent tesmoignae de sa suffisance, puis qu'ils se fioient
de leur vie à luy.
Les cas divins sont de beaucoup de formes:
Mais ceste espece de louanges dissimulees, aiant besoing de plus
grande circonspection pour s'en garder, merite d'estre diligemment
averee et esprouvee: et pourtant faudra-il que celuy qui sera
tenté par telle sorte de flaterie, tout expressément
luy mette en avant des advis, où il n'y aura point
d'apparence quand le flateur luy demandera conseil, et des
advertissements tout de mesme: et aussi des corrections sans propos,
quand il luy apportera ses compositions à revoir et corriger:
car quand il verra que le flateur ne luy contredira en rien, ains
luy consentira en tout et par tout, et recevra tout: et qui plus est
encor, qu'à chasque point il s'escriera, hó voyla bien
dict! il n'est <p 45v>possible de mieux: il est tout
manifeste qu'il fait comme dit le commun proverbe,
Le mot du guet il nous va demandant,
Mais autre chose il cerche ce pendant.
c'est qu'en nous louant, il nous veut enfler de vaine outrecuidance.
D'avantage ainsi comme aucuns ont definy la peinture, estre une
poësie muette, aussi y a-il des louanges que donne une flaterie
muette: car ne plus ne moins que les chasseurs deçoivent
mieux les bestes qu'ils chassent, quand il ne semble pas qu'ils
chassent, mais bien qu'ils passent leur chemin, ou qu'ils gardent
leurs troupeaux, ou qu'ils labourent la terre: aussi est-ce lors que
les flateurs touchent mieux au vif en louant, quand il ne semble pas
qu'ils louënt, ains qu'ils facent autre chose: car celuy qui
cede une chaire, ou un lieu à table, à un survenant,
ou qui aiant accoustumé de haranguer devant le peuple, ou
devant le Senat, s'il sent que l'un des riches veuille parler,
entrerompt son parler pour se taire, et quitter la place et le rang
de parler: celuy-là, dis-je, en se taisant, declare plus que
s'il crioit à haute voix, qu'il repute l'autre plus suffisant
et plus prudent que luy. De là est que lon voit ceste maniere
de gens, qui font profession de flaterie, se saisir ordinairement
des premiers sieges, tant és sermons, harangues publiques que
lon va ouir, comme és theatres, non qu'ils s'en reputent
dignes, mais à fin qu'en les cedant aux plus riches, ils les
flatent d'autant: et és assemblees et compagnies ils seront
les premiers à entamer les propos, mais c'est pour puis apres
les quitter aux plus puissans, voire pour passer facilement à
une opinion toute contraire à la leur premiere, si le
contredisant sera homme puissant, ou riche ou personne
d'authorité: c'est pourquoy il se faut de tant plus esvertuer
pour les convaincre, et averer qu'ils ne font point ces cessions et
ces reculemens là pour reverence qu'ils portent ou à
la suffisance plus grande, ou à la vertu, ou à l'aage,
mais seulement aux biens, aux richesses, et au credit. Megabyzus un
des plus grands seigneurs de la court du Roy de Perse vint un jour
visiter Apelles jusques en sa boutique, et s'estant assis aupres de
luy à le regarder besongner, commcea à vouloir
discourir de la ligne et des umbres. Apelles ne se peut tenir de luy
dire: «Voys-tu, ces jeunes garçons qui broyent l'ochre,
pendant que tu ne disois mot te regardoient fort attentifvement, et
s'esbahissoient de voir tes beaux habits de pourpre, et tes chaines
et joyaux d'or: mais depuis que tu as commancé à
parler, ils se sont pris à rire, en se mocquant de toy,
d'autant que tu te mets à discourir des choses que tu n'as
pas apprises.» Et Solon estant interrogué par le Roy de
Lydie Croesus, quels hommes il avoit veus qu'il reputast les plus
heureux de ce monde, luy nomma Tellus, un simple citoyen d'Athenes,
et un Cleobis, et Biton, qu'il dit avoir cogneus pour les mieux
fortunez: mais les flateurs ne disent pas seulement, que les Roys,
les riches hommes, et les personnes de grande authorité
soient bien fortunez et heureux, mais aussi les declarent les
premiers hommes du monde en prudence, en science, et en vertu. Et
puis il y en a qui ne peuvent pas seulement endurer les
Stoïques, qui appellent le sage tel qu'ils le depeignent riche,
beau, noble et roy tout ensemble: là où les flateurs
vous rendent le riche qu'ils flattent, orateur, poëte, voire et
s'il veut encore, peintre et bon joueur de fleutes, leger du pied,
et roide de corps, se laissans tomber dessoubs luy en luictant, et
demourans derriere en courant: ainsi comme Crisson Himerien demoura
derriere en courant à l'encontre d'Alexandre, dequoy
Alexandre fut fort courroucé quand il le sçeut.
Carneades souloit dire, que les enfans des Roys et des riches
n'apprenoient rien adroit, qu'à picquer et manier les
chevaux, et rien autre chose, pource que le maistre les flate aux
escholes en les louant: à l'exercice de la luicte celuy qui
luicte avec eux se laisse volontairement tomber dessous eux: mais le
cheval ne cognoissant pas qui est fils d'un homme privé, ou
d'un prince, qui est pauvre ou riche, jette par terre ceux qui ne se
sçavent pas bien tenir. Parquoy le dire de Bion est sot
<p 46r>et lourd, car il disoit ainsi: Si à force de
louër je pouvois rendre une terre bonne, grasse et fertile, je
ne ferois point de faute en la louant, plus tost que de me
travailler le coeur et le corps à la labourer et cultiver.
Celuy doncques ne peche point aussi qui louë un homme, si en le
louant il le rend utile et fertile à celuy qui le louë:
car on luy peut renverser sa raison, en luy alleguant, que la terre
ne devient pas pire pour estre louee, là où ceux qui
louënt faulsement, et outre le merite et le devoir, un homme,
l'emplissent de vent, et sont cause de sa ruine. Mais à tant
avons nous assez discouru sur cest article des louanges: il suit
apres de traicter touchant la franchise de librement parler. Or
estoit-il bien raisonnable, que comme Patroclus se vestant des armes
d'Achilles, et menant ses chevaux à la guerre, n'osa toucher
à sa javeline, ains la laissa seule, aussi que le flateur se
masquant et desguisant des marques et enseignes d'un amy, laissast
la seule franchise de parler librement, sans y toucher ne la
contrefaire, comme estant le baston propre, pesant, grand et fort,
qu'il appartient de porter à l'amitié seule, et non
à autre: mais pour autant qu'ils se donnent bien garde
d'estre descouverts en riant, ny en beauvant, ny en gaudissant ou
jouant, ils elevent ja leur piperie jusques à une monstre de
sourcil severe, et flattent avec un visage renfrongné,
meslans parmy leur flaterie ne sçay quoy de reprehension et
de correction, ne laissons point passer cela sans le toucher et
examiner. Quant à moy, j'estime que comme en la com@edie de
Menander, Hercules contrefait vient en avant avec une massue sur
l'espaule qui n'est ny pesante, ny massive, ne forte, ains une
vaine, feinte, legere, où il n'y a rien dedans: aussi que la
liberté de parler dont usera le flateur, se trouvera molle et
legere, et qui n'aura point de coup à ceux qui
l'esprouveront, ains qu'elle fera ne plus ne moins que les
aureillers des femmes, qui au lieu qu'ils semblent repoulser et
resister aux testes que lon couche dessus, plient plus tost dessoubs
et leur cedent: aussi ceste faulse liberté de parler, pleine
de vent, s'eléve et s'enfle bien d'une enfleure vaine et
tromperesse, à fin que se resserrant et s'abbaissant elle
reçoive et attire avec soy celuy qui se laisse aller dessus:
car la vray et amie liberté de parler s'attache à ceux
qui faillent et qui pechent, apportant une douleur bienfaisante et
salutaire, ne plus ne moins que le miel qui mord les parties
ulcerees, mais il les nettoye, estant au demourant profitable et
doulce, de laquelle nous parlerons à part en son lieu. Mais
le flateur monstre premierement d'estre aspre, violent, et
inexorable envers les autres: car à ses serviteurs il est
fascheux à servir, aigre à reprendre les fautes de ses
domestiques et parents: il n'estime ny ne prise personne hors luy,
ains mesprise tout le monde, ne pardonne à homme qui vive,
accuse un chascun, s'estudiant à acquerir la reputation
d'homme haïssant le vice, en provoquant les autres à
courroux, comme celuy qui pour rien ne laisseroit volontairement
à leur dire leur verité, et qui ne feroit ny ne diroit
jamais rien pour complaire à autruy: Et puis il fera semblant
de ne voir ny ne cognoistre pas un des vrais et gros pechez, mais
s'il y a d'adventure quelque legere et exterieure faulte, il fera
merveille de crier hault à bon escient, et de la reprendre
avec une voix forte et une vehemence de parole: comme, pour exemple,
s'il apperçoit quelque chose qui traine parmy la maison, si
lon est mal logé, si lon a la barbe mal faitte, ou un
vestement qui seie mal, ou un chien et un cheval qui ne soient pas
traittez comme il appartient. Mais au demourant une oubliance de ses
pere et mere, faulte de soing de ses propres enfans, ne faire cas ne
compte de sa femme, mespris de ses parents, ruine et perte de biens,
toutes ces choses-là ne luy touchent en rien, ains est muet
et couard en tout cela: ne plus ne moins que un maistre du jeu de la
luicte, qui laisse enyvrer et paillarder son escholier et champion
de luicte, et puis le tanse s'il treuve faulte à la burette
à l'huile, et à l'estrille: ou comme un grammairien
qui reprend son escholier s'il fault à avoir son escritoire
et sa plume, et puis ne fait pas semblant de l'ouir quand il commet
une incongruité en parlant, ou qu'il use de quelque mot
barbare: car le flateur <p 46v>est tel, que d'un mauvais
orateur et digne d'estre mocqué, il ne dira rien quant
à sa harangue, mais bien le reprendra-il de sa voix, et
l'accusera griefvement de ce qu'il se gastera le gosier et la voix
par boire trop froid: et si on luy baille à lire un Epigramme
qui ne vaille rien, il s'attachera à blasmer le papier qui
sera trop gros, ou bien l'escrivain qui aura esté trop
negligent ou ignorant. En ceste sorte les flatteurs qui estoient
alentour du Roy Ptolomeus, lequel sembloit aimer les lettres, et
estre desireux de sçavoir, estendoient ordinairement leurs
disputes jusques à la minuit, à debattre de la
proprieté d'un mot, ou d'un verset, ou touchant une histoire:
et ce pendant il n'y en avoit pas un de tant qu'ils estoient, qui
luy remonstrast rien touchant la cruauté dont il usoit, ny de
l'insolence en laquelle il se debordoit, ny quand il jouoit du
tabourin, ou qu'il faisoit d'autres indignitez soubs couleur de
religion. C'est tout ne plus ne moins, que si à un qui auroit
quelque gross apostume, ou quelque ulcere fistuleux, on venoit avec
la lancette à luy raire les cheveux, ou à luy rongner
les ongles: car ainsi les flateurs appliquent leur liberté de
parler aux parties qui ne sont point dolentes, et qui ne font point
de mal. Il y en a d'autres qui sont encore plus cauts et plus rusez
que toux ceux-là, car ils usent de ceste liberté de
parler, et de reprendre et blasmer pour complaire: comme Agis natif
de la ville d'Argos, voyant qu'Alexandre donnoit de grands dons
à ne sçay quel plaisant, s'escria d'envie et de
douleur qu'il en avoit, «O le grand abus!» Alexandre
l'aiant ouy se tourna devers luy en courroux, et luy demanda, que
c'estoit qu'il vouloit dire: «Je confesse, dit-il, qu'il me
fait mal, et que j'ay grand despit de voir, que tous vous autres qui
estes nez de la semence de Jupiter, prenez plaisir d'avoir autour de
vous des flateurs et des plaisants pour vous faire rire: car
Hercules avoit ainsi en sa compagnie les Cercopes, et Bacchus les
Silenes: et autour de vous aussi, tout de mesmes, ces bouffons icy
sont en credit.» Et un jour comme l'Empereur Tiberius C@esar
fust entré au Senat, il y eut un des Senateurs flateur, qui
se dressa en pieds, et dit tout haut, «Qu'il falloit puis
qu'ils estoient libres, qu'ils parlassent aussi librement, et qu'ils
ne s'en feignissent point, ny ne teussent ce qu'ils sçavoient
estre utile.» Il feit dresser les oreilles à tout le
monde par ces paroles, et se feit un grand silence: Tiberius mesme
prestoit l'oreille fort attentifvement pour ouir ce qu'il voudroit
dire: et lors il se prit à dire, «Escoute C@esar en quoy
nous nous plaignons tous de toy, et n'y a personne qui te l'ose dire
ouvertement: C'est que tu ne fais compte de toy, ains abandonnes ta
personne, et affliges ton corps de soucis et de travaux que tu prens
pour nous, sans te donner repos ne jour ne nuict.» Et comme il
continuast une longue trainee de tels propos, on dit que l'orateur
Cassius Severus dit, «La liberté de parler dont use cest
homme, le fera mourir.» Telles flateries sont legeres, et ne
nuisent pas beaucoup: mais celles-cy sont dangereuses, et corrompent
les moeurs des mal-advisez, quand les flateurs accusent et blasment
ceux qu'ils flatent des vices et crimes contraires à ceux
dont ils sont entachez, comme Himerius un flateur Athenien tansoit
et injurioit un vieil usurier le plus chiche et le plus avaricieux
de toute la ville, l'appellant prodigue, negligent de son profit, et
qu'il en mourroit de male faim luy et ses enfans: ou, au contraire,
un prodigue despensier qui consumera tout, ils luy reprocheront
qu'il sera un taquin, mechanique, ainsi comme Titus Petronius
faisoit à Neron: ou si ce sont Princes et seigneurs qui
traittent durement et cruellement leurs subjects, ils leur diront,
qu'il fauldra oster ceste trop grande doulceur, et ceste importune
grace, et misericorde inutile. Tout pareil à ceux-là
est celuy qui fait semblant de redouter et se donner de garde d'un
lourdault et gros sot, comme si c'estoit quelque habile homme, caut
et rusé et celuy qui tanse et reprent un envieux et
mesdisant, qui prent ordinairement plaisir à detracter et
mesdire de tout le monde, si d'adventure il luy eschappe quelquefois
de louër aucun excellent personnage: C'est un vice que vous
avec de louër ainsi toute sorte de gens, <p 47r>voire
jusques à ceux qui ne valent à chose qui soit: car
quel homme est cestuy-cy que vous louez si fort? qu'a il jamais ne
fait ne dit qui meritast d'estre si haultement prisé? Mais
c'est principalement aux amours que les flateurs ruent leurs grands
coups, et qu'ils enflamment plus ceux qu'ils flatent: car s'ils
voyent qu'ils aient quelque differént alencontre de leurs
freres, ou qu'ils ne facent compte de leurs parents, ou qu'ils
soient en quelque souspeçon et deffiance de leurs femmes, ils
ne les en reprennent ny ne les en corrigent point, ains au contraire
augmentent leur mescontentement: C'est bien employé, car vous
ne vous sentez pas vous mesmes: vous estes cause de tout cecy, en
monstrant trop de les recercher et caresser, et vous humiliant trop
envers eux. Et si d'adventure il sourd quelque demangeaison d'amour,
ou quelque courroux de jalousie envers quelque concubine ou quelque
amie mariee, alors la flaterie se tirera en avant avec une
liberté et franchise de parler tout ouverte, apportant du feu
en la flamme: accusant et faisant le proces à l'amoureux,
comme ayant fait et dit beaucoup de choses mal seantes à
l'amour, mal gracieuses, et pour faire haïr plustost qu'aimer
une personne,
O homme ingrat de tant de doux baisers!
En ceste sorte les familiers d'Antonius qui brusloit de l'amour de
Cleopatre l'Aegyptienne, luy faisoient à croire, que c'estoit
elle qui estoit amoureuse de luy, et le tansant l'appelloient homme
sans affection et superbe: Ceste Dame, disoient-ils, laissant un si
grand et si opulent Royaume, et tant de belles et plaisantes
maisons, se consume le coeur et le corps à tracasser
çà et là apres ton camp, aiant pour tout
honneur le tiltre de concubine d'Antonius.
Tu as un coeur bien dur et inflexible,
de la laisser ainsi se consumer d'ennuy: et luy estant bien aise
d'estre ainsi convaincu de luy faire tort, et prenant plaisir
à se voir ainsi accuser, plus qu'il n'eust fait à
s'ouïr louër, ne se donna garde que ce qui sembloit
l'admonester de son devoir, le desbauchoit encore plus qu'il ne
l'estoit. Car ceste liberté simulee de parler franchement
ressemble aux morsures des femmes impudiques, qui chatouillent et
provoquent le plaisir par ce qui semble devoir faire douleur. Et
tout ainsi comme le vin pur, qui autrement est un certain remede
contre la poison de la cigúe, si vous le meslez avec le jus
de la cigúe rend la force de la poison irremediable, d'autant
que par le moyen de sa chaleur il la porte promptement au coeur:
aussi les meschants entendans tresbien que la franchise de parler
est un grand secours contre la flaterie, flatent par elle mesme. Et
pourtant semble-il que Bias ne respondit pas du tout bien à
celuy qui luy demandoit, qui estoit la plus mauvaise beste de
toutes: des sauvages, dit-il, c'est le Tyran, et des privees le
flateur: car il pouvoit dire plus veritablemenmt, qu'entre les
flateurs les privez sont ces poursuyvants de repeuës franches,
et ces amis de table et d'estuves: mais celuy qui estend sa
curiosité, sa calomnie, et sa malignité, comme le
poulpe fait ses branches, jusques és chambres secrettes et
cabinets des femmes, celuy-là, dis-je, est sauvage, farouche,
et dangereux à approcher. Or l'un des moyens pour s'en donner
de garde est, d'entendre et se souvenir tousjours, que nostre ame a
deux parties, l'une qui est plus veritable, aimant
l'honnesteté et la raison: l'autre irraisonnable de sa
nature, aimant passion et mensonge. Le vray amy assiste tousjours et
donne confort et conseil à la meilleure partie, comme le bon
medecin qui vise tousjours à augmenter et entretenir la
santé: mais le flateur se sied tousjours aupres de celle qui
est privee de raison et pleine de passion, la gratte et la
chatouille continuellement, en la maniant de sorte qu'il la
destourne du discours de la raison, luy inventant et preparant
tousjours quelques vicieuses et deshonnestes voluptez. Tout ainsi
comme entre les viandes que l'homme mange, il y en a qui ne servent
ny à augmenter le sang ny les esprits, ny à adjouster
force ne vigueur aucune aux nerfs ny aux mouëlles, ains
seulement <p 47v>excitent les parties naturelles, laschent
le ventre, et engendrent une chair mollace et demy pourrie: aussi
qui y prendra de pres garde on ne faudra jamais à veoir, que
tout le parler du flateur n'adjouste rien de bon à l'homme
prudent et sage, qui se gouverne par raison, ains facilite à
un fol quelque volupté d'amour, ou luy enflamme une cholere
follement conceuë, ou irrite une envie, ou l'emplit d'une
odieuse et vaine presumption de soymesme, ou de douleur, en
lamentant avec luy, ou luy rend la malignité qu'il aura en
luy, ou une deffiance, ou une timidité servile, tousjours de
plus en plus aigúë à mal penser, plus tremblante
de peur, et plus souspeçonneuse par quelques faulses
accusations, ou faux indices et conjectures qu'il luy mettra en
avant: car il est tousjours rangé au long de quelque vice et
maladie de l'ame, laquelle il nourrit et engraisse, et comparoist
incontinent qu'il y a quelque partie mal saine de ll'ame, ne plus ne
moins que fait la bosse és parties enflammees et
pourrissantes du corps. Estes vous en courroux contre quelqu'un?
Punissez, dira-il. Convoittez vous? Jouissez. Avez vous peur? fuyons
nous en. Souspeçonnez vous? croyez le fermement. Et si
d'adventure il est mal aisé à descouvrir et surprendre
en ces passions-là, parce qu'elles sont si violentes et si
fortes, que bien souvent elles chassent de nostre entendement tout
usage de raison, il nous donnera aiseement prise en d'autres qui
seront moins vehementes, là où nous le trouverons tout
semblable. Car si l'homme se trouve en quelque doubte d'avoir trop
beu ou trop mangé, et pour ceste occasion qu'il face
difficulté d'entrer en un baing, où bien de banqueter,
le vray amy le retiendra, l'admonestant de se garder, et d'avoir
soing de sa santé: mais le flateur le tirera luy-mesme dedans
le baing, et commandera qu'on apporte sur table quelque nouvelle
viande, non pas offenser son corps par le trop adjeuner. Et s'il
voit son homme mal affectionné à entreprendre quelque
voyage par terre ou par mer, ou à faire chose que ce soit, il
dira que le temps ne presse point, et qu'il n'y est pas propre, et
que lon le pourra bien remettre à un autre temps, ou bien y
envoyer quelque autre. S'il voit qu'il ait promis à quelque
sien familier de luy prester ou donner de l'argent, et puis qu'il
s'en repente, mais neantmoins qu'il ait honte de faillir de promesse
en cest endroict: le flateur s'adjoustant au pire plat de la
balance, la fera pancher du costé de la bourse, et chassera
la vergongne de refuser, luy conseillant d'espargner son argent,
attendu la grande despense qu'il fait, et le nombre de gens ausquels
il a à fournir: de sorte que si nous ne nous mescognoissons
nous mesmes, et que nous ne voulions ignorer que nous soions ou
convoiteux, ou dehontez, ou pusillanimes, jamais le flateur ne nous
pourra decevoir: car ce sera tousjours celuy qui defendra ces
passions là, et qui parlera franchement en faveur d'elles,
quand on les voudra outrepasser. Mais à tant est-ce assez
parlé de ceste matiere. Venons maintenant aux services, et
aux entremises de faire plaisir, car en tels offices le flateur
confond et obscurcit fort la difference qu'il y a entre luy et le
vray amy, se monstrant tousjours en apparence prompt et diligent en
toutes occurrences, sans cercher occasion de restiver ou refuser:
car le naturel du vray amy, ne plus ne moins que la parole de la
verité, comme dit Euripides, est simple, naif, et sans fard
ne feintise quelconque: mais celuy du flateur, estant certainement
mal-sain en soy mesme, a besoing de plusieurs exquises et rusees
medecines pour s'entretenir. Ainsi doncques comme quand on
s'entrerencontre par la ville, le vray any quelque fois sans mot
dire ny saluer, et aussi sans qu'on luy en die, ny qu'on le
resaluë autrement que des yeux, passe oultre, declarant
seulement avec un doux regard et un sous-ris la bienveillance et
l'affection qu'il a imprimee dedans son coeur: et au contraire le
flateur court au devant, et va apres, et estend les bras pour
embrasser de tout loing: et si d'adventure on l'a salüé
devant, pour l'avoir apperceu le premier, il en fait ses excuses
avec tesmoins et avec grands serments. Bien souvent aussi aux
affaires et negoces, les amis omettent plusieurs choses petites et
legeres, <p 48r>sans se monstrer trop exactement serviable,
ny trop curieux, et sans s'ingerer à toute sorte de service:
mais le flateur est en cela assidu, continuel, sans jamais se
lasser, ne jamais donner lieu ne place à autre de faire aucun
service, ains voulant estre commandé, et estant marry si on
ne luy commande, voire s'en desesperant, et appellant les Dieux
à tesmoing, comme si on luy faisoit grand tort. Ces signes
là monstrent à ceux qui ont bon entendement, une
amitié qui n'est point vraye ne pudique, mais plus tost qui
sent son amour de putain, ambrassant plus chaudement et plus
volontiers que lon ne demande: toutefois pour les examinder plus par
le menu, il faut premierement considerer és offres et
promesses la difference qu'il y a entre l'amy et le flateur: car
ceux qui ont escrit paravant nous, disent bien, que ceste sorte de
promesse est promesse d'amy,
Si je le puis, et si faire se peult:
mais que ceste-cy est l'offre d'un flateur,
Demande moy tout ce que tu voudras.
Car les poëtes comiques introduisent de tels prometteurs en
leurs Comedies,
Nicomachus mettez moy alencontre
De ce soudard, qui si brave se monstre,
Et vous verrez si à coup de baston
Je ne le rend soupple comme un poupon,
Et ne luy fais toute la face molle,
Comme une esponge avec sa chaude chole.
D'avantage les amis ne s'ingerent pas de donner confort et aide en
aucun affaire, si premierement ils n'ont esté appellez au
conseil de l'entreprise, et qu'ils ne l'ayent approuvee ou comme
honneste, ou comme utile: mais le flateur encore que devant que
faire l'entreprise on luy demande son advis, et qu'on se remette en
luy de l'approuver, ou reprouver, non seulement il desire ceder et
gratifier, mais il craint que lon ne le souspeçonne de
vouloir reculer ou de fuir à mettre la main à
l'oeuvre, et pour ceste cause s'accommode à ce qu'il voit
où l'autre encline, et qui plus est l'aiguillonne et l'incite
encore à le faire: car il se trouve bien peu, ou point du
tout, de riches hommes ou de roys qui dient ces paroles,
Pleust or à Dieu, qu'un mendiant sa vie,
Et pis encor qu'un pauvre qui mendie,
M'estant amy vinst devers moy sans peur,
Me declarer ce qu'il a sur le coeur.
Mais au contraire ils font comme les composeurs de Trag@edies, qui
veulent avoir une danse de leurs amis pour chanter avec eux, et un
Theatre d'hommes qui leur applaudissent: d'ou vient que
Meropé en une Trag@edie donne ces sages advertissements,
Prens pour amy ceux qui point ne flechissent
En leurs propos, mais ceux qui obeissent
A ton vouloir pour te gratifier,
Fais leur fermer ton huys, sans t'y fier.
Et les Seigneurs font tout au rebours, car ceux qui ne chalent et ne
flechissent à leurs devis, ains y resistent, en leur
remonstrant ce qui est plus utile, ils les haïssent, et ne les
daignent pas regarder: et, au contraire, les meschants hommes, de
lasche coeur et trompeurs, qui sçavent bien leur complaire,
non seulement ils leur ouvrent leurs huys, et les reçoivent
en leurs maisons, mais les admettent jusques à la
communication de leurs plus interieures affections, et leurs plus
secrettes pensees: entre lesquels celuy qui sera un peu plus simple
dira, qu'il ne luy appartient pas, et qu'il ne l'estime pas digne
d'estre appellé en deliberation de si grands affaires, et
qu'il se sentira bien heureux de faire, comme simple ministre et
serviteur, ce qui luy sera enjoint et commandé:
<p 48v>mais celuy qui sera plus fin, et plus
malicieux,s'arrestera bien à la consultation, oyant les
doutes que lon fera, froncera bien ses sourcils, fera signe des yeux
et de la teste, mais il ne dira rien, sinon que si l'autre declare
ce qui luy en semble, il s'escriera incontinent, ô Hercules,
vous me l'avez osté de la bouche, car si vous ne m'eussiez
prevenu, je m'en allois dire le mesme. Et ainsi comme les
Mathematiciens tiennent, que les superfices et les lignes ne se
courbent ny ne s'estendent, et ne se meuvent point d'elles mesmes,
d'autant qu'elles sont intellectuelles et incorporelles, mais
qu'elles se plient, qu'elles s'estendent, et qu'elles se remuent
quand et les corps, dont elles sont les extremitez: aussi vous
trouverez tousjours, que le flateur ne dira jamais, ny n'asseurera,
ny ne sentira, ny ne se courroucera de luy-mesme, ains dira,
asseurera, sentira, et se courroucera tousjours avec un autre: de
sorte qu'en cela sera tres-facile à appercevoir la difference
qu'il y a entre l'amy et le flateur, et encore plus en la maniere de
faire service et bons offices pour l'amy: car le service ou office
qui procedera de l'amy, aura comme un oeuf, le meilleur au fond du
dedans, et rien de monstre ny de parade en front: ains bien souvent
comme le sage medecin guarit son patient sans qu'il en sache rien,
aussi le bon amy porte quelque bonne parole qui luy profite, ou luy
appointe quelque querelle, et fait ses affaires sans qu'il en sache
rien. Tel a esté le philosophe Arcesilaus, tant en autres
offices, qu'en cestuy-cy qu'il feit à l'endroit d'un sien amy
nommé Apelles, natif de l'Isle de Chio: un jour qu'il estoit
malade l'estent allé veoir, et aiant cogneu qu'il estoit
pauvre, il y retourna un peu apres, portant en sa main vingt
drachmes d'argent, qui sont environ trois francs et demy, et se
seant aupres de luy qui estoit en son lict: Il n'y a rien icy, luy
dit il, sinon les elements d'Empedocles,
L'eau, et le feu, la terre, et l'air mobile,
et si tu n'es pas bien couché à ton aise: et quant et
quant en luy remuant son aureiller, secrettement il luy meit ce peu
d'argent dessoubs. La vieille qui le servoit, en refaisant son lict
le trouva, dont elle fut bien esbahie, et le dit sur l'heur à
Apelles: lequel en se soubs-riant luy respondit, C'est un larcin
d'Arcesilaus. Et pource qu'en la philosophie les enfans naissent
semblables à leurs parents, Lacydes un des disciples
d'Arcesilaus, assistoit en jugement avec plusieurs autres à
un sien amy nommé Cephisocrates accusé de crime de
l@ese majesté: en plaidant laquelle cause l'accusateur requit
qu'il eust à exhiber son anneau, lequel il avoit tout
bellement laissé tomber à terre, dequoy Lacydes
s'estant apperçeu, meit aussi tost le pied dessus, et le
cacha, pource que toute la preuve du faict, dont il estoit question,
dependoit de cest anneau: apres la sentence donnee, Cephisocrates
absouls à pur et à plein, alla remercier et caresser
les juges, de la bonne justice qu'ils luy avoient faitte: entre
lesquels il y en eut un qui avoit veu le faict, qui luy dit,
Remerciez en Lacydes, et luy conta comme le cas estoit allé,
sans que Lacydes en eust dit mot à personne. Ainsi estime-je
que les Dieux font beaucoup de biens et de graces aux hommes, sans
que les hommes le cognoissent, aians telle nature, qu'ils prennent
plaisir et s'esjouïssent de gratifier et bien faire. Au
contraire, l'office que fait le flateur n'a rien de juste, rien de
veritable, rien de simple, ne de liberal: ains une sueur au visage,
un courir çà et là, une face chagrine et
pensive, tous signes qui donnent apparence et opinion d'oeuvre
laborieuse, et faitte avec une grand' peine et grand soing: ne plus
ne noins qu'une peinture affettee, qui avec couleurs renforcees,
avec plis rompus, et avec rides et angles cercheroit de se monstrer
bien vivement apparente: de sorte qu'il ennuye et fasche à
force de conter comment il a fait les allees et venuees, les soucis
qu'il en a euz en luy mesmes, les malveuillances qu'il en a encourus
envers les autres, et puis dix mille autres empeschements, dangers
et grands accidents qu'il recite: tellement que lon pourroit dire,
Cecy ne meritoit pas tant de travaux et de peines: car tout plaisir
et tout bienfait que lon reproche, devient odieux, desaggreable, et
du tout insupportable. Et en tous ceux que <p 49r>fait le
flateur, le reproche, et la honte, qui fait rougir, y sont
conjoincts, non seulement apres qu'il les a faicts, mais aussi
à l'instant mesme qu'il les fait: là où le vray
amy, si d'adventure il eschet, qu'il luy faille par force reciter le
faict, il l'exposera nuëment, mais de soymesme il ne dira
jamais un mot: ainsi que firent jadis les Laced@emoniens apres
qu'ils eurent envoyé du bled à ceux de la ville de
Smyrne, qui en leur extréme necessité leur en avoient
demandé: car comme les Smyrneïens magnifiassent et
louassent fort hautement ceste liberalité envers eux, ils
leur respondirent, «Ce n'est pas si grande chose qu'il la
faille tant louër: car nous avons assemblé cela en
faisant commandement, que tous, hommes et bestes, s'absteinssent
pour un jour de disner.» Ceste grace et beneficence ainsi
faitte, non seulement est liberale, mais aussi plus aggreable
à ceux qui la reçoivent, d'autant qu'ils estiment
qu'elle n'a pas porté grand dommage à ceux qui la leur
ont faitte. Or n'est-ce pas à la façon odieuse de
faire service facheusement, ny à la promptitude de les offrir
et promettre facilement, que le flateur donne principalement
à cognoistre sa nature, mais beaucoup plus en ce, que l'amy
fait office en chose honneste, le flateur en chose honteuse: et
à diverse fin, l'un pour profiter, et l'autre pour complaire.
Car l'amy ne requerra jamais, ainsi que disoit Gorgias, que son any
luy face plaisir en choses justes, et luy ce-pendant luy en fera en
choses injustes,
Car à tout bien il doit estre conjoinct
Avecques luy, mais à mal faire point.
Et pourtant le divertira-il plus tost des choses mal-seantes et mal-
honnestes: et si d'adventure l'autre ne le veult croire, la response
que feit Phocion à Antipater sera bien à propos en
cest endroit, «Tu ne sçaurois m'avoir pour amy et pour
flateur ensemble:» c'est à dire, pour amy et pour non
amy. Car il faut bien estre du costé de son amy à
faire, non pas à mesfaire, et à deliberer, non pas
à conjurer: à porter tesmoignage de verité, non
pas à opprimer aucun par faulseté: voire jusques
à luy aider à porter une adversité patiemment,
non pas à rien commettre meschamment: car il ne faut pas
seulement sçavoir aucune chose honteuse et reprochable de son
amy, tant s'en fault qu'il soit loysible de la faire, et de pecher
avec luy. Tout ainsi doncques comme les Laced@emoniens aians
esté desfaicts en bataille par Antipater, et traittans de
paix avec luy, le prioient de leur commander tant qu'il voudroit de
charges dommageables, mais de honteuses nulle: aussi le vray amy est
tel, que si d'adventure il survient à son amy quelque affaire
qui requiere de se mettre en despense, en danger ou en peine pour
luy, il veut estre le premier appellé, et en veut alaigrement
porter sa part, sans alleguer excuse quelconque: mais 'il y a tant
soit peu de honte et de deshonneur, il s'excusera, et priera qu'on
le laisse en paix, et qu'on luy pardonne. Mais le flateur fait tout
au contraire, car és dangereuses et laborieuses entremises de
faire plaisir, il se tire arriere: et si pour le sonder vous le
touchez, il vous sonnera je ne sçay quel son cas et bas de
quelque excuse qu'il forgera: mais au contraire en services et
offices deshonnestes, vils, bas et honteux, «Je suis à
vous, dira-il, faittes de moy ce que vous voudrez: mettez moy sous
voz pieds.» rien ne luy est indigne, ny ignominieux. Voyez le
singe, il n'est pas propre à garder la maison des larrons
comme le chien, ny à porter sur son dos comme le cheval, ny
à labourer la terre comme le boeuf: et pourtant faut-il qu'il
supporte toutes les nazardes, toutes les injures, et tous les jeux
malfaisans du monde, servasnt d'un instrument de mocquerie, et de
faire rire les gens: ainsi est-il du flateur, qui n'est bon ny
à plaider en jugement pour son amy, ny à mettre la
main à la bourse, ny à combattre, comme celuy qui ne
sçait ne travailler, ne faire rien qui soit de bon: mais aux
affaires qui se font soubs l'aisselle, c'est à dire, à
cachette, aux ministeres de sales et secrettes voluptez, il ne
cerchera point d'excuse, il sera fidele courtier et ministre de
quelques folles amourettes, pour <p 49v>tirer quelque garse
de la main d'un maquereau, exquis à merveille pour mettre au
net le compte de la despense d'un festin, diligent, non paresseux,
à faire apprester un banquet, bien advenant à
entretenir des concubines: si on luy commande de parler des grosses
dents à un fascheux beau-pere, ou de chasser la femme
espousee et legitime, il est sans honte et sans mercy, tellement
qu'il n'est pas malaisé à descouvrir en cest endroit:
car commandez luy ce que vous voudrez de vilain et de deshonneste,
il est tout prest de ne s'espargner point, pour complaire à
celuy qui luy commande. Encore y a il un autre grand moyen de le
cognoistre, par la disposition qu'il aura envers les autres amis,
là où lon trouvera qu'il sera bien different du vray
amy, lequel n'a rien plus aggreable que d'aimer avec beaucoup
d'autres, et aussi d'estre aimé de plusieurs, et va tousjours
procurnt cela à son amy, qu'il soit aimé et
honoré de plusieurs autres: car estimant que tous biens sont
communs entre amis, il pense qu'il n'y doit avoir rien plus commun
que les amis: mais le supposé, faulx, et contrefaict, comme
celuy qui cognoist tresbien en soy-mesme, qu'il tient grand tort
à l'amitié, en la contrefaisant ainsi qu'une faulse
monnoye, et est bien de sa nature envieux, et exerce son envie
alencontre de ses semblables, s'efforceant de les surpasser en
gaudisserie, et en babil, mais il redoute et tremble devant celuy
qu'il sçait estre plus homme de bien que luy, ne
comparoissant pas certes aupres de luy plus qu'un homme de pied
aupres d'un chariot de Lydie, comme lon dit en commun proverbe, ou
comme dit Simonides,
Plus que du plomb noir aupres de fin or.
Se sentant donc leger, non naturel, ains falsifié, quand on
le vient à conferer de pres avec une vraye, solide, et grave
amitié, qui endure le marteau, il ne la peut endurer, pource
qu'il sçait bien qu'il sera descouvert pour tel qu'il est: au
moyen dequoy, il fait ne plus ne moins qu'un mauvais peintre, qui
avoit fort mal peint des coqs, car il commandoit à son vallet
de chasser bien loing de sa peinture les coqs naturels: aussi
cestui-cy chasse les vrais amis, et ne les seuffre pas approcher: ou
s'il ne le peult faire en public et ouvertement, il fera semblant de
les caresser, honorer et admirer, comme gens de plus grande valeur
que luy, mais soubs main, et en derriere, il vous jettera et semera
des calomnies: et si ses clandestins et secrets rapports poignans en
derriere n'engendrent pas soudainement un ulcere, il retient en sa
memoire ce que disoit anciennement Medius. Ce Medius estoit comme le
maistre et le chef du troupeau de tous les flateurs qui estoient en
la court d'Alexandre, bandé alencontre de tous les plus gens
de bien de la court: celuy-là donnoit un enseignement que lon
ne feignist point de picquer hardiment, et de mordre avec force
calomnies: car encore, disoit-il, que celuy qui aura esté
mordu guarisse de la playe, la cicatrice pour le moins en demeure.
Par telles cicatrices de faulses accusations, ou pour les mieux
appeller, par telles gangraines et tels chancres Alexandre estant
rongé, feit mourir Callisthenes, Parmenion et Philotas, et
s'abandonna à renverser et donner le croc en jambe, à
leur volonté, à un Agnon, un Bagoas, un Agesias, et un
Demetrius, estant vestu, paré, diapré et adoré
par eux, comme une statue barbaresque: tant a le complaire grande
force et efficace, mais je dis tresgrande, mesmement envers ceux qui
en ce monde sont estimez les tresgrands: car d'autant qu'ils se
persuadent, et qu'ils desirent les meilleures choses du monde estre
en eux, cela donne foy et hardiesse tout ensemble au flateur: au
contraire des places qui sont situees en haults lieux, lesquelles en
sont inaccessibles et impossibles à approcher à ceux
qui les cuident surprendre d'emblee: là où un coeur
elevé pour la haultesse de sa fortune, ou pour l'excellence
de sa nature, en une ame où il n'y a point de sain jugement
de raison, est facile à prendre, voire à fouler aux
pieds, aux plus basses et plus viles personnes. C'est pourquoy
dés l'entree de ce discours nous avons admonesté,
<p 50r>et encores admonestons en cest endroit les lisans, de
chasser arriere d'eulx l'amour et l'opinion de soymesme, car ceste
presumption-là nous flatant premierement nous mesmes au
dedans, nous rend plus tendres et plus faciles aux flateurs de
dehors, comme y estans ja tous disposez: là où si
obeïssans au dieu Apollo, et recognoissans combien en toutes
choses fait à estimer son oracle, qui nous commande de nous
cognoistre nous mesmes, nous allions recercher nostre nature, nostre
institution, et nostre nourriture, quand nous y trouverions infinies
defectuositez de ce qui y deust estre, et tant de choses malement,
ou temerairement meslees, qui ne deussent pas estre en nos actions,
en nos propos, et en nos passions, nous ne nous abandonnerions pas
ainsi facilement aux flateurs à nous fouler aux pieds, et
faire ainsi, par maniere de dire, littiere de nous à leur
plaisir. Le Roy Alexandre souloit dire, que deux choses
principalement le destournoient d'adjouster foy à ceux qui le
salüoient et l'appelloient Dieu: l'une estoit le dormir, et
l'autre le jouïr d'une femme: comme se sentant plus imparfaict,
et plus defectueux en ces deux poincts là, qu'en nuls autres.
Mais si nous considerions, chascun en son privé, plusieurs
choses laides, fascheuses, imparfaittes et mauvaises que nous avons,
nous trouverions que nous aurions besoing, non d'un amy qui nous
louast, et qui dist bien de nous: mais plus tost qui parlast
à nous librement, qui nous reprist et blasmast des fautes que
nous commettons en nostre particulier. Car il y en a bien peu entre
plusieurs, qui osent librement et franchement parler à leurs
amis, et entre ces peu là encore y en a-il moins qui le
sçachent bien faire: car ils pensent que dire injure et
blasmer soit librement parler, et neantmoins ceste liberté de
parler, comme toute autre medecine qui n'est pas donnee à
propos, en temps et en lieu, a cela qu'elle offense, fasche, et
trouble sans aucun profit, et qu'elle produit aucunement le mesme
effect avec douleur que le flater fait avec plaisir: car les hommes
reçoivent dommage, non seulement pour estre louez, mais aussi
pour estre blasmez importunément, et hors de temps et de
saison, et est cela qui les rend plus faciles à prendre, et
leur fait plus monstrer le costé aux flateurs, se laissans
facilement aller et couler, ne plus ne moins que l'eau qui court
tousjours d'un hault en un fond et contre bas. Parquoy il fault que
ceste liberté de reprendre soit temperee d'une affection
amiable et accompagnee d'un jugement de raison, comme d'une lumiere
retrenchant ce qu'il y pourroit avoir de trop vehement et de trop
crud, de peur que se voyans ainsi repris de toutes choses, et
blasmez à tout propos, ils ne s'en faschent et ne se
despitent, de sorte qu'ils se jettent à l'ombre et à
l'abry de quelque flateur, et se tournent devers ce qui ne les
faschera point. Car il fault fuir, Amy Philopappus, tout vice par le
moyen de la vertu, et non pas par le vice contraire, comme aucuns
font, qui pour fuir la honte sotte tombent en impudence, et pour
eviter incivilité tombent en plaisanterie, et cuidans
esloigner leurs noeurs bien loing de lascheté et de
couardise, ils s'approchent d'audace et de braverie: et y en a qui
pour se justifier de n'estre point superstitieux deviennent
atheïstes, et pour ne sembler et estre tenus pour lourdauts, se
rendent fins et malicieux, faisant des moeurs comme d'un bois
courbé d'un costé, à faute de le sçavoir
bien redresser, ils le courbent de l'autre. Or est-ce une bien laide
façon de monstrer que lon ne soit point flateur, que de se
rendre fascheux sans profit, et une conversation bien rustique et
ignorante de se faire aimer, que de se rendre mal-plaisant et
ennuyeux, à fin de ne sembler point servir ne valeter en
amitié, ne plus ne moins que le serf affranchy en une
Com@edie, qui pense que la licence d'accuser autruy, soit
jouïssance de la liberté de parler de pair à
pair. Puis que donc c'est chose laide que de tomber en flaterie, en
cerchant de complaire, et aussi que de corrompre par immoderee
liberté de parler toute la grace de l'amitié, et le
profit de remedier aux maux en cuidant eviter flaterie, et que lon
ne doit faire ne l'un ne l'autre, ains que comme <p 50v>en
toute autre chose, il faut que la liberté de parler prenne sa
perfection et bonté de la mediocrité, en n'en usant ne
trop ne peu: il semble que le fil mesme et la deduction de ce propos
requiert, que le subject du reste de ce traicté soit
discourir de ce poinct là. Voyans doncques, que ceste
liberté de franchement parler et reprendre a plusieurs vices
qui luy nuisent, essayons de les luy oster l'un apres l'autre: et
premierement delivrons la de l'amour de soy-mesme, nous donnans fort
bien de garde qu'il ne semble que ce soit pour nostre interest,
comme pour aucun tort que nous aions receu, ou pour quelque despit
que lon nous ait fait, que nous tansions et reprochions: car ils
n'estiment point que ce soit pour bien veuillance que nous leur
portions, mais pour un maltalent que nous aions dedans le coeur,
quand ils voyent que nous avons interest à ce que nous
disons: ny ne reputent pas que ce soit un admonestment, ains une
plainte: car la liberté de reprendre, soigneuse du bien de
son amy, est venerable, là où la plainte sent son
homme qui s'aime soy-mesme, et qui est de coeur bas. De là
est que lon revere, honore et admire ceux qui parlent librement, et
au contraire on accuse reciproquement et mesprise-lon ceux qui se
plaignent: ainsi comme nous voions en Homere que le Roy Agamemnon ne
peut supporter Achilles, qui avoit assez modereement usé de
ceste franchise de parler endroit luy, là où il donne
gaigné, et supporte doulcement Ulysses qui le poingt fort
aigrement, et luy dit,
Que pleust à Dieu (malheureux) que d'une autre
Tu fusses chef, non de l'armee nostre.
se rendant à la parole aigre d'un homme sage, de bon conseil,
et soigneux du bien public: car Ulysses n'avoit aucune occasion
particuliere de courroux contre luy, et parloit franchement pour
l'interest public de toute la Grece, là où Achilles se
courrouceoit et tourmentoit principalement pour son interest
privé. Et luy-mesme, encore qu'il ne fust pas gueres
Doulx en son ire, et de leger courroux,
ains tel qu'il eust bien accusé celuy qui n'eust point
esté coulpable, endura neantmoins patiemment et sans mot
dire, que Patroclus luy dist plusieurs paroles de telle sorte,
Coeur sans mercy, Thetis n'est point ta mere,
Ny Peleus ne fut oncques ton pere:
Celle qui t'a enfanté c'est la Mer,
Et les Rochers qui la font escumer,
Puis que tu es à pitié inflexible.
Car ainsi comme Hyperides l'orateur disoit aux Atheniens, qui se
plaignoient de luy qu'il estoit trop aspre et trop rude, qu'ils
considerassent non seulement s'il estoit aspre, mais s'il l'estoit
sans rien prendre: aussi la reprehension d'un amy estant pure et
nette de toute passion particuliere, se fait reverer, et rougir de
honte, de sorte que lon n'oseroit lever les yeux alencontre:
tellement que s'il appert, que celuy qui tanse librement rejette
loing les fautes que son amy aura commises alencontre de luy, et
n'en face mention quelconque, mais qu'il arguë et reprenne
d'autres erreurs et fautes qu'il aura commises contre d'autres, sans
se feindre ny l'espargner, la vehemence de ceste franchise de parler
est invincible, d'autant que la douceur et bienveuillance du
reprenant fortifient l'aigreur et l'austerité de la
reprehension. Et pourtant, a il esté bien dit anciennement,
que quand on est en courroux ou en different avec ses amis, c'est
lors que plus on doit estudier à faire quelque chose qui leur
soit ou profitable ou honorable: et ne sent pas moins que cela son
affection amiable, quand on se voit soymesme contemné et
mesprisé, parler franchement pour d'autres qui seront
mesprisez aussi, et les ramentevoir. Comme feit Platon envers
Dionysius du temps qu'il le mesprisoit, et qu'il avoit quelque
mescontentement de luy. Il luy feit demander audience pour pouvoir
à part parler à luy. Dionysius luy donna assignation,
<p 51r>pensant qu'il luy deust faire quelque plainte pour
luy-mesme, et luy en deduire les occasions: mais Platon luy parla en
ceste maniere, «Si tu estois bien adverty, seigneur Dionysius,
qu'il y eust quelqu'un de tes malveuillans, qui fust de propos
deliberé venu en la Sicile pour te faire desplaisir, et qu'il
ne differast à executer sa mauvaise volonté, que
pource qu'il n'en auroit point de moyen, le laisserois-tu partir de
la Sicile? et souffrirois-tu qu'il s'en allast sans peine
quelconque?» «Je m'en garderois bien, Platon, respondit
Dionysius: car il ne faut pas seulement chastier les faicts de ses
ennemis, mais aussi haïr et punir leur mauvaise
intention.» «Si doncques, à l'opposite (ce dit
Platon) quelque autre estant expressément venu pour
amitié qu'il te porte, pour l'envie qu'il a de te faire
quelque plaisir, et que tu ne luy en donnes point le temps ny
l'opportunité, est-il raisonnable de ne luy en sçavoir
point de gré, et n'en faire compte, ains le mespriser?»
Dionysius adonc luy demanda qui estoit celuy-là: «c'est,
luy respondit-il, Aeschines, homme aussi bien conditionné et
aussi honneste, qu'il y en eust point en toute l'eschole et
compagnie de Socrates, et qui pourroit aussi bien par son eloquence
reformer les moeurs de ceux avec lesquels il hanteroit: et aiant
fait un si long voiage par mer pour cuider conferer et communiquer
avec toy, est là demouré sans que personne en face
compte.» Ces paroles toucherent si vifvement Dionysius, qu'il
remercia sur l'heure et embrassa Platon, louant grandement sa
debonnaireté et magnanimité: et depuis traicta
honorablement et magnifiquement Aeschines. Secondement il faut
repurger et nettoier la franchise de parler de toute parole
injurieuse, de toute risee, de toute mocquerie, et de tout
plaisanterie, car ce sont de mauvaises saulses pour l'en cuider
assaisonner: pour ce que tout ainsi comme quand le Chirurgien incise
la chair d'un homme, il faut qu'il y use d'une grande
dexterité, netteté, et propreté en son faict,
mais non pas que la main luy danse, ne qu'il affecte aucun geste
superflu pour monstrer l'habilité de sa main: aussi la
franchise de parler librement à son amy reçoit bien
quelque rencontre bien à propos, prouveu que la grace n'en
gaste point la gravité, mais pour peu qu'il y ait de
braverie, d'insolence, d'aigreur picquante ou d'injure, elle perd
toute son authorité. Et pourtant un musicien jadis fort
gentilment et de bonne grace ferma la bouche au Roy Philippus, qui
disputoit et contestoit alencontre de luy de la maniere de toucher
des chordes d'un instrument de musique, en luy disant, «Dieu te
gard, Sire, d'un si grand mal, que d'entendre cela mieux que
moy.» Et, au contraire, Epicharmus ne parla pas sagement, car
comme le Roy Hieron, aiant peu de temps au paravant fait mourir
aucuns de ses familiers, l'eust envoyé convier quelques jours
apres à souper avec luy: Mais nagueres, dit-il, quand tu
sacrifias, tu n'y appellas pas tes amis. Aussi mal feit Antiphon
chez le tyran Dionysius, car s'estant esmeu propos entre eux, quel
estoit le meilleur cuyvre, il respondit promptement, celuy duquel
les Atheniens fondirent les statues à Armodius et
Aristogiton. Ceux qui avoient conspiré contre le tyran
Pisistratus, et ses enfans. Car ny l'aigreur et aspreté
de telles paroles picquantes ne profite, ny la joyeuseté et
plaisanterie ne delecte, ains est une espece d'incontinence de
langue meslee avec une malignité, une volonté de faire
injure, portant declaration d'inimitié, de laquelle ceux qui
usent ne servent à rien, et se prdent eux-mesmes, dansant,
comme lon dit en commun proverbe, la danse d'alentour du puis. Car
Dionysius en feit mourir Antiphon, et Timagenes en fut privé
de la familiarité d'Auguste C@esar, non qu'il eust jamais
parlé trop franchement, pour ce qu'en toutes tables, en tous
promenemens, où l'Empereur l'appelloit, sans propos il
alleguoit tousjours ces vers,
Il ne venoit seulement que pour dire
Ce qui sembloit les Grejois faire rire.
tournant la cause de la faveur qu'on luy faisoit en arguce d'un
traict de mocquerie: car mesme les Poëtes Comiques anciennement
en leurs Comedies mettoient bien quelques remonstrances serieuses
appartenantes au gouvernement de la chose <p 51v>publique,
mais pour autant qu'il y avoit de la risee et de la gaudisserie
parmy, comme une saulse de mauvais goust parmy de bonnes viandes,
tout cela rendoit inutile et vaine leur franchise de parler, et n'en
demouroit sinon la reputation de malignité et de dangereuse
et mauvaise langue à ceux qui les disoient, et nul profit
à ceux qui les escoutoient. Ce sera doncques ailleurs qu'il
faudra user de risee et de jeu envers ses amis: mais la franchise de
parler en faisant remonstrance, soit toute serieuse, et monstrant
toute bonne intention, et toute doulce nature: mais si c'est
touchant affaires de grand pois, la parole soit telle, et en
affection, et en geste, et en vehemence de la voix, qu'elle se face
croire, et qu'elle emeuve celuy à qui elle sera adressee. Au
demourant le poinct de l'occasion en toutes choses estant
oublié et omis, apporte grande nuisance, mais sur tout oste-
il toute l'utilité et l'efficace de la remonstrance. Or est-
il tout manifeste, qu'il se faut bien garder d'en user à
table où lon est ensemble pour faire bonne chere, car il
ameine en temps serein des nuees celuy qui entre les joyeux et
plaisans devis de table met en avant des propos qui font froncer les
sourcils, et rider le visage, comme se voulant opposer au Dieu qui
est à bon droict appellé Ly@eus, pour autant qu'il
deslie les fascheux liens des soucis et ennuis, comme dit Pindare:
et puis ceste importunité porte quand et soy un grand peril,
pour ce que nos ames eschauffees de vin sont fort faciles à
s'allumer de cholere, et advient souvent que quand apres boire on se
cuide mesler de faire remonstrance, on engendre des inimitiez
tresgrandes. Bref ce n'est point fait en homme genereux et de
courage asseuré, ains craintif et paoureux, de n'oser hors de
table franchement parler, et apres boire s'entremettre de librement
remonstrer, comme les chiens couards, qui ne grongnent jamais sinon
tandis que lon est à table: pourtant n'est-il ja besoing
d'allonger ce propos d'avantage. Mais pour autant que plusieurs ne
veulent ny n'osent redresser leurs amis quand ils faillent, pendant
qu'ils sont en prosperité, et estiment que la remonstrance ne
doit approcher ny ne peut attaindre à la felicité: et
puis quand ils ont bronché, ou qu'ils sont tombez, alors ils
leur courent sus, et les foulent aux pieds, par maniere de dire, les
tenant soubs leurs main prosternez en terre, en laissant aller tout
à un coup leur liberté de tanser, comme un eau retenue
par force contre nature: et sont bien aises de jouir de ceste
occasion de changement de fortune, pour l'arrogance de leurs amis,
qui par avant les mesprisoient, et pour leur imbecillité
aussi. Il ne sera pas impertinent d'en discourir un petit, et
respondre à Euripides qui dit,
Quand lon est bien, qu'a lon besoing d'amis?
Car c'est principalement à ceux qui ont fortune à leur
commandement, que les amis parlans librement sont necessaires, pour
leur rabattre un peu la hautaineté de coeur que la
prosperité leur apporte, pour ce qu'il y en a bien peu qui en
felicité retiennent le bon sens, et la plus part ont besoing
de sagesse empruntee, et de raison venant d'ailleurs pour les
abbaisser et affermir quand ils sont enflez ou esbranlez par les
faveurs de la fortune: car quand la fortune vient à oster la
grandeur et l'authorité, alors les affaires mesmes apportent
quand et eux un chastiement accompagné de repentance: et
pourtant n'est-il lors point besoing d'amy qui remonstre librement,
ny de paroles graves et poignantes, ains en telles mutations
certainement
L'homme affligé grandement se soulage,
Quand il peut voir son amy au visage,
qui le console, et qui le reconforte, comme Xenophon escrit
qu'és batailles, au plus fort des dangers, quand on voyoit la
face riante et guaye de Clearchus, cela donnoit plus grand courage
à ceux qui combattoient: là où celuy qui fait
à un homme affligé de la fortune une remonstrance
aspre et mordante, c'est ne plus ne moins que qui appliqueroit
à un oeil travaillé et enflammé de fluxion une
drogue propre à esclaircir la veuë, car il ne le
guariroit point, ny ne luy diminueroit aucunement sa douleur,
<p 52r>mais il adjousteroit courroux à son mal, et
luy rengregeroit son tourment. Quand l'homme est sain, ordinairement
il n'est pas si hargneux, ny tant impatient qu'il ne veuille
aucunement prester l'oreille à un sien amy, qui le reprendra
de ce qu'il sera trop subject aux femmes, ou au vin, ou qui le
blasmera de paresse, et de ce qu'il ne fera pas assez d'exercice, ou
qu'il ira trop souvent aux estuves, ou qu'il mangera trop, et
à heures indeuës: là où lors que lon est
malade, c'est chose insupportable, et qui engrege le mal, que
d'ouïr, Ceste maladie vous est venuë de trop boire, ou de
paresse, ou de trop manger, ou de trop hanter les femmes. O la
grande importunité! he deà mon amy, je fais mon
testament, et les medecins me preparent une medecine de Castorium,
ou de Scammonee, qui sont celles que lon donne à
l'extremité, quand il n'y a plus d'autre esperance, et tu me
viens icy amener des raisons de philosophie, et me faire des
remonstrances! ainsi est-il des affaires de ceux à qui la
fortune court sus, car ils ne reçoivent point d'aspres
remonstrances, ny de graves sentences, ains ont besoing d'aide et de
secours: comme les nourrices, quand leurs petits enfans sont tombez,
ne courent pas les battre et injurier, ains vont premierement les
relever, et les laver, nettoyer et raccoustrer, et puis apres elles
les tansent, et les chastient. Auquel propos on recite que Demetrius
le Phalerien estant banny de son païs, et s'estant
retiré en la ville de Thebes, ne veit pas volontiers de prime
face le philosophe Crates, qui l'alla visiter, d'autant qu'il
s'attendoit qu'il luy deust dire quelques paroles aspres,
fascheuses, et picquantes, en usant de la liberté de parler
que usurpoient alors les Philosophes Cyniques: mais quand il l'eut
ouy parler modestement, et discourir doulcement de l'exil, qu'il
n'apportoit rien de miserable, ne pourquoy on se deust griefvement
tourmenter, et que plus tost au contraire, il l'avoit delivré
de la charge et du maniement d'affaires fort muables et fort
dangereux, et quant-et-quant l'admonester de remettre tout son
reconfort en soy mesme, et en sa bonne conscience, il en fut tout
resjouy, et reprenant courage, il dit en se tournant devers ses
amis, Maudits soient les affaires et les fascheuses occupations qui
m'ont engardé de cognoistre et prattiquer un tel homme.
Le doulx parler d'un amy consolant
A l'homme plaist qui a le coeur dolent:
Mais remonstrer à une teste folle,
C'est perdre temps, sa peine, et sa parole.
telle est la façon des amis genereux: mais les autres de
coeur bas flatent leurs amis, pendant qu'ils ont la fortune propice,
et comme dit Demosthenes, que toutes les vieilles rompures et
denoueures s'esmeuvent en nostre corps soudain qu'il luy advient
quelque nouveau mal, aussi eux s'attachent aux changemens de la
fortune, comme s'ils en estoient bien aises, et qu'ils en eussent
plaisir: car, encore que l'affligé eust aucunement besoing
qu'on luy ramenast en memoire sa faulte, pour laquelle il seroit
tombé en cest inconvenient par avoir suivy mauvais conseil,
il suffiroit de luy dire,
Ce n'a jamais esté de mon advis,
Je vous ay fait, contre, plusieurs devis.
En quelles occurrences doncques est-ce, que le vray amy doit estre
vehement? et en quel temps doit-il renforcer la voix de sa
remonstrance? C'est quand l'occasion se presente, de retenir une
volupté qui se desborde, de reprimer une cholere qui sort
hors des gonds, et de refrener une insolence qui se laisse trop
aller, ou d'empescher une avarice, ou d'arrester quelque fol
mouvement. Ainsi parla librement Solon à Croesus le voyant
enflé et enorgueilly pour l'opinion d'une felicité
incertaine qu'il avoit, l'advertissant, qu'il falloit attendre
quelle en seroit la fin: ainsi Socrates rongna les ailes à
Alcibiades, et luy feit venir les larmes vrayes aux yeux, en le
reprenant, et luy mettant sans dessus dessoubs l'entendement: telles
estoient les remonstrances de Cyrus à Cyaxares, et celles de
Platon à Dion, lors qu'il estoit en la plus grande
<p 52v>fleur de ses prosperitez, et que les yeux de tous les
humains estoient tournez sur luy, pour la grandeur et l'heureux
succes de ses affaires, en l'admonestant de se donner garde de
l'arrogance, comme de celle qui demouroit avec solitude, c'est
à dire, qui en fin estoit abandonnee de tout le monde: aussi
luy escrivit Speusippus, qu'il ne presumast point de soy, pourtant
si jusques aux femmes et aux enfans on ne parloit que de luy: mais
qu'il regardast de si bien orner la Sicile de religion et de
pieté envers les Dieux, de justice et de bonnes loix envers
les hommes, que l'eschole de l'Academie en demourast à jamais
honoree. A l'opposite, Euctus et Eulaeus deux familiers amis du Roy
Perseus, luy aians tousjours compleu en toutes choses, tandis que la
bonne fortune luy avoit duré, et aians tousjours applaudy et
consenty à toutes ses volontez, comme ses autres courtisans,
apres qu'il eut perdu la battaille pres la ville de Pidne contre les
Romains, ils se jetterent sur luy à grosses paroles, à
le reprendre amerement, en luy reprochant les fautes qu'il avoit
faictes, et les hommes qu'il avoit mal traittez, ou mesprisez,
jusques à ce qu'ils l'irriterent si fort, que
transporté de douleur et de courroux, il les tua tous deux
sur le champ à coups de poignard. Voyla le poinct de
l'occasion, à le definir universellement: mais au demourant,
il ne faut pas rejetter celles qu'eux mesmes nous presentent, si
nous avons soing de leur bien, ains s'en servir et les embrasser
promptement: car bien souvent une interrogation, ou une narration,
ou un blasme de semblables choses en autres personnes, ou une
louange, nous ouvrent la porte pour entrer en libre remonstrance:
comme lon dit que Demaratus le Corinthien feit un jour, venant de
Corinthe en Macedoine, du temps que Philippus estoit en querelle
à l'encontre de sa femme et de son fils: Car l'aiant le Roy
salué et embrassé, il luy demanda incontinent si les
Grecs estoient bien d'accord les uns avec les autres. Demaratus, qui
estoit son amy, et bien privé de luy, luy respondit,
«Vrayment il te sied bien, Sire, de t'enquerir de la concorde
des Atheniens et des Peloponesiens, et ce pendant laisser ta maison
ainsi pleine de division et de dissension domestique.» Aussi
feit bien Diogenes, lequel estant allé au camp de Philippus
lors qu'il venoit pour faire la guerre aux Grecs, fut surpris et
mené devant luy. Le Roy ne le cognoissant pas, luy demanda,
s'il estoit pas une espie: «ouy certainement, luy respondit-il,
je suis espie voirement, qui suis venu pour espionner ton
imprudence, et ta folie, veu que sans estre contraint de personne,
tu viens icy mettre sur le tablier, au hazard d'une heure, ton
royaume et ta propre vie avec.» Mais cela fut à
l'adventure un peu trop vehement. Il y a un autre temps propre pour
faire remonstrance, qui est, quand ceux que nous voulons reprendre,
aiants esté reprochez par d'autres des fautes qu'ils
commettent, en sont tous ravalez, retirez, et r'abaissez: de
laquelle occasion l'homme de bon entendement se serviroit bien
à propos en reboutant en public, et repoulsant ces injurieux-
là, et puis apres prenant à part son amy, et luy
ramentevant, que quand nous ne devrions prendre garde à vivre
correctement pour autre cause, encore le deussions nous faire, au
moins à fin que nos ennemis et malveuillants n'eussent point
d'occasion de se lever insolentement encontre nous. Car dequoy
pourront ils ouvrir la bouche pour mesdire de toy, que te pourront
ils reprocher, si tu veux jetter arriere et laisser ce que
maintenant ils t'obeïssent? par ce moyen la pointure de ce qui
offense est rejettee sur celuy qui a dit injure, et l'utilité
de la remonstrance attribuee à celuy qui donne
l'advertissement. Il y en a d'autres qui le font encore plus
galantement, et en parlant d'autres admonestent leurs familiers: car
ils accusent des estrangers en leur presence des fautes qu'il
sçavent bien qu'eux commettent: comme nostre maistre Ammonius
s'appercevant à sa leçon d'apres disner, que quelques
uns de ses disciples et familiers avoient disné plus
amplement qu'il n'estoit convenable à des estudiants,
commanda à un sien serviteur affrancy qu'il luy fouëtast
son propre fils, «Il ne sçauroit, dit-il, disner sans
vinaigre:» En disant cela il jetta l'oeil sur nous, de sorte
que ceux <p 53r>qui en estoient coulpables, sentirent bien
que cela s'addressoit à eux. D'avantage il faut bien prendre
garde de n'user pas de ceste libre façon de remonstrer devant
plusieurs personnes, attendu ce qui en advint à Platon: car
comme un jour Socrates se fust attaché un peu vehementement
à quelqu'un de ses familiers, devant tous ceux de la maison,
en pleine table, Platon ne se peut tenir de luy dire, «Ne
vaudroit-il pas mieux que cela eust esté dit à part en
privé?» Socrates luy respondit tout sur l'heure:
«Mais toy-mesmes n'eusses tu pas mieux fait de me dire cela en
privé?» Et Pythagoras, à ce que lon dit, s'estant
attaché de paroles fort asprement à un de sa
cognoissance en la presence de beaucoup de gens, le jeune homme eut
si grant regret et si grand honte, qu'il se pendit. Depuis lequel
jour jamais il n'advint à Pythagoras de tanser homme en
presence d'un autre: car il faut que d'une peché, comme d'une
maladie honteuse, la descouverture et la correction soit secrette,
non pas publique, et n'en faire pas une monstre et un spectacle
commun à la veuë de tout un peuple, en y appellant des
tesmoings et des spectateurs: car cela n'est pas fait en amy, mais
en Sophiste, que ne quiert que l'apparence, et veut cercher sa
gloire és fautes d'autruy, pour en faire ses monstres devant
les assistans: comme les Chirurgiens qui font les operations de leur
art en plein theatre, pour avoir plus de prattique: mais oultre-ce
qu'il y auroit infamie pour celuy qui seroit ainsi repris, laquelle
ne doit estre en nulle cure ne guerison, encore faut-il avoir esgard
au naturel du vice, lequel de soymesme est opiniastre et contentieux
à se defendre: car ce n'est pas simplement l'amour, comme dit
Euripides,
Plus on reprent l'amour, et plus il presse.
Car quelque vice que ce soit, et quelque imperfection, si vous en
arguez publiquement et devant tout le monde un homme, sans
l'espargner ne luy rien celer, vous le rendrez à la fin
eshonté. Tout ainsi doncques comme Platon commande, que les
vieillards, qui veulent imprimer la honte aux jeunes enfans, aient
eux mesmes les premiers honte devant les enfans: aussi la
remonstrance d'un amy qui est elle mesme honteuse, fait grande honte
à son amy: et quand douteusement, avecques crainte, et peu
à peu elle vient à approcher et toucher le faillant,
elle sappe et mine petit à petit son vice, en remplissant de
honte et de reverence celuy, qu'elle mesme doute d'aborder de honte:
et pourtant sera-il tousjours tresbon, en telles reprehensions
d'observer ce precepte,
Bas en l'oreille, à fin qu'autres ne l'oyent.
Encore est-il beaucoup moins convenable de descouvrir la faute d'un
mary devant sa femme, ou d'un pere devant ses enfans, ou d'un
amoureux devant ses amours, ou d'un maistre devant ses disciples:
car ils sortent hors d'eux mesmes, et perdent patience, tant ils
sont courroucez et marris de se voir reprendre devant ceux dont ils
desirent estre bien estimez. Et m'est advis, que ce ne fut pas tant
le vin qui irrita mortellement Alexandre contre Clitus, comme ce
qu'il luy sembla qu'en presence de beaucoup de gens il le regentoit.
Et Aristomenes precepteur de Ptolomeus, pour ce que en presence d'un
ambassadeur il l'esveilla, qu'il sommeilloit, et le feit estre
attentif à ce qui se disoit, il donna prise sur luy à
ses malveuillans et flateurs de court, qui faisoient semblant
d'estre marris pour le Roy, et disoient, «Si apres tant de
travaux que vous supportex, et tant de veilles que vous endurez, le
sommeil vous surprent quelquefois, nous vous en devons bien advertir
à part en privé, non pas mettre la main sur vostre
personne en presence de tant de gens.» Le Roy emeu de ces
paroles, luy envoya une coupe pleine de breuvage empoisonné,
avec commandement de la boire toute. Aristophane mesme dit, que
Cleon luy tournoit cela à crime,
Qu'il mesdisoit de la ville d'Athenes
Devant plusieurs de regions loingtaines:
at par là taschoit à irriter les Atheniens alencontre
de luy. Et pourtant se faut-il diligemment <p 53v>donner
garde de cela, entre autres observations, que lon ne face ces
remonstrances par maniere d'ostentation ne de vaine gloire, ains
seulement en intention que elles soient utiles et profitables; mais
outre cela, ce que Thucydides fait dire aux Corinthiens d'eux
mesmes, qu'à eux appartenoit de reprendre les autres,
n'estant pas mal dit, doit estre en ceux qui se meslent de reprendre
et corriger les autres. Car comme Lysander respondit à un
Megarien qui s'avançoit de parler hautement et librement pour
la liberté de la Grece, en une assemblee de conseil des
alliez et confederez, Ces propos-là, mon amy, auroient
besoing d'une puissante cité: aussi pourroit on dire à
tout homme qui se mesle de parler librement pour reprendre autruy,
qu'il a besoing de moeurs bien reformees. Cela est tresveritable de
tous ceux qui s'entremettent de vouloir chastier et corriger les
autres, ainsi que Platon disoit, qu'il corrigeoit Speusippus par
l'exemple de sa vie. Et tout de mesme Xenocrates jettant son oeil
sur Polemon qui estoit entré en son eschole en habit dissolu,
de sa veuë seule le changea et le reforma tout: là
où un homme leger ou mal conditionné, qui se voudroit
ingerer de reprendre les autres, oyroit incontinent qu'on luy
mettroit devant le nez,
Tout ulceré il veult guarir les autres.
Ce neantmoins, pour autant que les affaires mesmes nous meinent bien
souvent à reprendre les autres, qui ne valent pas mieux que
nous, ny nous aussi gueres mieux qu'eux, le plus honneste et le plus
dextre moyen de le faire, en ce cas, est, quand celuy qui remonstre
et reprent s'enveloppe luy-mesme, et se comprent aucunement en ce
dont il accuse les autres: comme en Homere,
Diomedes, d'où nous vient ce desastre,
Que nous avons oublié à combattre? Et en un
autre passage,
Nons ne valons tous pas un seul Hector.
Et Socrates arguoit ainsi tout bellement les jeunes gens, comme
n'estant pas luy-mesme delivré d'ignorance, ains aiant
besoing d'estre avec eux instruit de la vertu, et de recercher la
cognoissance de la verité: car on aime, et adjouste son foy
à ceux que lon estime estre subjects à mesmes fautes,
et vouloir corriger ses amis comme soymesme, là où
celuy qui espanouit ses ailes en rongnant celles d'autruy, comme
estant homme net et sincere, sans aucune passion, si ce n'est qu'il
soit beaucoup plus aagé que nous, et qu'il n'ait acquis une
authorité de vertu et de gloire toute notoire et confessee de
tous, ne gaigne ny ne profite autre chose, sinon qu'il se fait
reputer importun et fascheux: pourtant n'est ce pas sans cause que
le bon homme Ph@enix, en priant Achilles, luy allegue ses
infortunes, comment il avoit un jour esté pres de tuer son
pere par une soudaine cholere, mais que incontinent il s'en estoit
repenty,
Pour n'encourir ce villain impropere
Entre les Grecs, d'avoir tué mon pere:
ains le fait à fin qu'il ne semble qu'il le reprenne bien
à son aise, n'aiant jamais esprouvé quelle force a la
passion de cholere, et comme s'il n'eust jamais esté subject
à faillir: car ces façons-là de reprendre nous
entrent plus affectueusement dedans le coeur, et nous y rendons nous
plus volontiers, quand il nous semble qu'on les nous fait par
compassion, et non pas par mespris. Mais pour ce que ny l'oeil
enflammé ne reçoit une claire lumiere, ny l'ame
passionnee un parler franc, ny une reprehension toute crue, un des
plus utiles secours et remedes que lon y sçauroit trouver,
seroit d'y mesler parmy quelque peu de louanges, comme en ces
passages d'Homere,
Vous n'avez plus à coeur l'honneur des armes,
Quoy que soyez les plus vaillans gendarmes
De tout le camp: aussi jamais tanser
Je ne voudrois, pour le combat laisser,
Une que je sçeusse avoir courage lasche:
<p 54r> Mais contre vous à bon droict je m'en
fasche. Et ailleurs,
Où est ton arc, Pandarus, et où sont
Tes traicts ailez qui l'honneur donné t'ont,
Qu'en ce pais nul n'est qui comparer
Se peust à toy, pour justement tirer?
Aussi certainement retienent et revocquent merveilleusement ceux qui
se laissent aller, ces obliques manieres de reprendre:
Où est le sage Oedipus à cest' heure?
Où font ces beaux @enigmes leur demeure? Et cest
autre,
Cest Hercules qui tant a enduré,
Un tel propos a il bien proferé?
Car cela n'adoulcit pas seulement l'aspreté de la
reprehension et de la jussion, ains engendre une emulation envers
soymesme, luy faisant avoir honte des choses laides et deshonnestes,
par la recordation des belles et honnestes qu'il a autrefois
faittes, en prenant de soymesme exemple de mieux faire: car quand
nous luy en comparons d'autres de ces citoyens ou de ses compagnons
egaux en aage, ou mesme de ses parents, alors le vice, qui de soy-
mesme est opiniastre, revesche et contentieux, s'en ennuye et s'en
courrouce, et respond souvent tout bas entre ses dents, Que ne vous
en allez vous doncques à ceux là qui valent mieux que
moy, et que vous ne me laissez en paix, sans me plus fascher?
Pourtant se faut-il bien garder, quand on reprend, ou que lon
remonstre librement à quelqu'un, que lon ne louë
d'autres en sa presence, si d'adventure ce ne sont ses peres, comme
fait Agamemnon,
Tydeus a engendré de son germe
Un fils qui n'a comme luy le coeur ferme.
et Ulysses, en la Trag@edie intitulee les Scyriens, parlant à
Achilles,
Toy qui és fils du plus vaillant guerrier
Qui ceignit onc espee ne baudrier
En toute Grece, à filer la filace
Esteindras-tu la gloire de ta race?
Ce seroit bien au demourant chose fort malseante quand on se
sentiroit admonesté d'un amy, ou remonstré
franchement, vouloir user d'admonnestement et de remonstrance au
contraire envers luy: car cela enflamme soudain les courages, et
engendre bien souvent grande contention: et en effect ce debat
là ne sentiroit pas sa reciprocation de remonstrance contre
remonstrance, mais plus tost son coeur felon, qui ne pourroit
supporter qu'on luy feist aucune remonstrance: et pourtant est il
beaucoup meilleur supporter patiemment un amy qui nous remonstre,
car s'il advient puis apres qu'il faille luy-mesme, et qu'il ait
besoing de remonstrance, cela donne, par maniere de dire,
liberté à la liberté de remonstrer: car en luy
ramenant en memoire, sans aucune pique ny aigreur du passé,
que luy-mesme souloit ne mettre pas en nonchaloir ses amis, quand
ils s'oubloient, ains prenoit bien la peine de les redresser, et les
instruire et enseigner, il se rendra plus facilement, et recevra la
correction, comme estant une pareille de bienveuillance et de grace,
non pas de plainte ny de courroux. D'avantage Thucydides escrit, que
celuy est sage et bien advisé qui reçoit envie, et se
fait envier pour de tresgrandes occasions: aussi fault-il dire, que
le sage amy reçoit la male grace que lon acquiert à
corriger les autres pour causes de grand pois et de bien grande
importance: car si pour toutes choses, et contre tous il se fasche,
et qu'il ne se porte pas envers ses familiers comme amy doulcement,
ains comme p@edagogue et regent imperieusement, il se trouvera puis
apres mousse, et de nul effect, quand il cuydera remonstrer et
corriger és choses de bien grande consequence, pour avoir
usé de sa remonstrance, ne plus ne moins que le medecin qui
employroit une drogue de <p 54v>medecine forte et amere,
mais necessaire, et qui cousteroit beaucoup, en plusieurs menues
maladies et non necessaires: parquoy il se gardera de faire
ordinaire de corriger et de monstrer d'estre de trop pres reprenant:
et si d'adventure il a quelque sien amy hargneux, querellant
facilement, et calumniant toutes choses, ce luy sera une anse pour
le reprendre luy-mesme, quand il viendra à faillir en plus
lourdes faultes. Le medecin Philotimus dit un jour à
quelqu'un qui estoit suppuré, et plein d'apostumes dedans le
corps, et luy monstroit un panaris qu'il avoit à la racine de
l'ongle d'un de ses doigt, «Mon amy, ton mal n'est pas au bout
de ton ongle.» Aussi le temps apportera à un sage amy
occasion de dire à l'aute, qui reprendra à tous coups
des choses petites et legeres, comme qu'il sera un peu subject
à jouër, ou à faire bonne chere, ou quelques
telles brouilleries: Mon amy, trouvons moyen seulement qu'il mette
dehors sa garse, et qu'il ne jouë plus aux dez, car au
demourant c'est un homme qui a de belles et grandes parties: car
celuy qui sent qu'on luy pardonne de legeres faultes, endure
patiemment que son amy prenne la liberté de le reprendre
hardiment des lourdes et grosses: mais celuy qui est pressant par
tout, aspre et fascheux, qui s'enquiert curieusement, et recerche
tout, il n'est pas supportable à ses propres enfans mesmes,
ny à ses freres, ains est intolerable jusques à ses
serviteurs. Mais pour ce que, comme dit Euripides,
Les maux ne sont pas tous en la vieillesse:
aussi ne sont pas tous les vices en nos amis, et les fault observer
diligemment, non seulement quand ils font mal, mais aussi quand ils
font bien, et alors les louër affectueusement en premier lieu,
et puis faire comme ceux qui trempent le fer, apres qu'ils l'ont
amolly et attendry par le feu, ils le baignent en quelque humeur
froide, dont il prent sa dureté et sa trempe: aussi quand
nous verrons que nos amis seront eschauffez et destrempez des
louanges que nous leur aurons donnees, il leur fault adonc bailler,
comme la trempe, une libre reprimende et remonstrance de leurs
faultes. Alors sera-il temps de leur dire, Ces actes cy sont ils
dignes d'estre comparez à ceux-là? voyez vous la vertu
quels fruicts elle produit? Voyla que c'est que nous, qui sommes vos
amis, demandons de vous. Ces offices cy sont propres à vous:
vous estes né pour cela: mais ces autres là,
Jetter les faut en un mont solitaire,
Ou en la mer qui ne cesse de braire.
Car tout ainsi comme le prudent medecin aimera tousjours mieux
guarir la maladie d'un sien patient par un dormir, ou par une
maniere de diete et de nourriture, que par un Castorium ou une
Scammonee: aussi un amy honneste, un bon pere, un maistre gracieux
sera tousjours plus aise de louër, que de blasmer, pour
reformer des moeurs: car il n'y a rien qui face que celuy qui
remonstre offense moins, et qu'il profite plus, que sans se
courroucer, doucement avec affection et bienveuillance s'addresser
à ceux qui faillent. Pourtant ne fault pas asprement les
convaincre quand ils nient le faict, ny les empescher quand ils y
veulent respondre pour se justifier, ains plustost leur subministrer
aucunement quelques honnestes couvertures et excuses: et quand on
voit qu'ils se reculent de la cause qui pourroit estre la pire de
leur forfaict, leur ceder aussi plus gracieusement, comme fait
Hector à son frere Paris,
O malheureux, ce ne t'est point d'honneur
Que tu as mis ce courroux en ton coeur.
Comme si sa retraicte du combat d'homme à homme, contre
Menelaus, n'eust pas esté fuitte ny lascheté de coeur,
mais seulement un despit: autant en dit le bon vieillard Nestor
à Agamemnon,
Tu as cedé à ton coeur magnanime.
Car il est plus doux et plus gracieux à mon advis de dire, tu
n'y pensois pas: ou, tu ne <p 55r>le sçavois pas: que
de dire, c'est meschamment fait à toy: ou, cela est villain
et deshonneste: et ne conteste point alencontre de ton frere, est
plus doulx, que, ne porte envie à ton frere: et plus civil de
dire, fuy ceste fmme qui te gaste, que, cesse de corrompre ceste
femme. Voyla le moyen dont doit user la franchise de parler d'un amy
pour curer la maladie ja advenuë, mais pour le prevenir, tout
au contraire, car quand nous le voudrons destourner de commettre une
faute, dont il sera tout prest, ou nous opposer à quelque
impetuosité de volonté desordonnee qu'il aura, ou le
pousser et eschauffer, là où nous le sentirons trop
froid et trop mol, il faudra transferer le faict aux plus enormes et
plus villaines causes que nous pourrons, comme fait Ulysses pour
aiguillonner Achilles en une Trag@edie de Sophocles: car il dit, Ce
n'est pas pour le souper, Achilles, que tu te courrouces,
Mais tu as peur, comme desja voyant
Les murs de Troye.
Et comme derechef Achilles se courrouceast encore de plus en plus
pour ces paroles là, et dist que par despit il ne
s'embarqueroit point, et ne feroit point le voyage, Ulysses luy
respond,
Je sçay que c'est que tu fuis, ce n'est mie
Que tu ayes peur d'encourir infamie,
Mais c'est qu'Hector n'est guere loing d'icy:
Du courroucé fait-il bon faire ainsi.
Par ce moyen celuy qui est vaillant et hardy, en luy mettant au
devant la crainte d'estre tenu pour lasche et couard: celuy qui est
honneste, et chaste, d'estre reputé paillard et dissolu:
celuy qui est liberal et magnifique, d'estre estimé
avaricieux et mechanique: on les incite à bien faire, et les
divertit-on de mal faire: aussi faut-il estre moderez quand ce sont
choses faites, où il n'y a point de remede, tellement que la
remonstrance monstre que le reprenant ait plus de desplaisir et de
compassion de la faute de son amy, que non pas d'aigreur à le
reprendre: mais où il est question de les garder qu'ils ne
faillent, et de combatre contre leurs violentes passions, il faut
là estre vehements, assidus, et inexorables, sans leur rien
pardonner: car c'est là proprement le poinct de l'occasion,
où se doit monstrer l'amitié non feinte, et la
franchise de remonstrer veritable: car de blasmer les choses faittes
et passees, nous voyons que les ennemis mesmes en usent les uns
contre les autres. Auquel propos Diogenes souloit dire, que pour
garder un homme d'estre meschant, il faut qu'il ait ou de bons amis,
ou de vehements et aspres ennemis: car les uns l'enseignent à
bien fiare, les autres le syndiquent s'ils le voyent mal faire. Or
vault il beaucoup mieux s'abstenir de mal faire en croiant au bon
conseil de ses amis, que se repentir d'avoir mal fait pour s'en voir
accusé et blasmé par ses ennemis. Parquoy ne fust-ce
que pour cela, il faut user de grande prudence et de grande
circonspection à faire remonstrances et parler librement
à ses amis, d'autant que c'est la plus grande et la plus
forte medecine, dont puisse user l'amitié, et qui a plus
besoing d'estre donnee en temps et en lieu, et plus sagement
temperee d'une mesure et mediocrité. Et pour autant, comme
nous avons ja dit plusieurs fois, que toute remonstrance et
reprehension est douloureuse à celuy qui la reçoit, il
fault imiter en cela les bons medecins et chirurgiens: car quand ils
ont incisé quelque membre, ils ne laissent pas la partie
dolente en sa douleur et en son tourment, ains usent de quelques
fomentations ou infusions lenitives: aussi celuy qui aura fait la
remonstrance dextrement, apres avoir donné le coup de la
pointure ou morsure, ne s'en fuira pas incontinent, ains en
changeant d'autres entretenements et d'autres propos gracieux,
addoucira et resjouira celuy qu'il aura contristé: ne plus ne
moins que les tailleurs d'images et sculpteurs, quand ils ont rompu
ou frappé trop avant quelque partie d'une statuë, ils la
polissent et la lustrent puis apres, mais celuy qui a esté
attainct <p 55v>au vif, et deschiré d'une
remonstrance, si on le laisse ainsi tout brusque, enflé et
émeu de cholere, il est puis apres difficile à
remettre et à reconforter. Pourtant faut-il, que ceux qui
veulent reprendre et admonester leurs amis, observent diligemment ce
poinct-là sur tous autres, de ne les abandonner pas
incontinent apres les avoir tansez, ny ne terminer pas tout court
leurs propos et leurs devis par l'aigreur de la pointure et
picqueure qu'ils leur auront donnee.
SYLLA. Il me semble, Seigneur Fundanus, que les peintres font
sagement, de contempler à plusieurs fois, par intervalles de
temps, leurs ouvrages, avant que les tenir pour achevez: pour ce
qu'en esloignant ainsi leurs yeux d'iceux, et puis les ramenant
souvent pour en juger, ils les rendent comme nouveaux juges, et plus
aptes à toucher jusques aux moindres et plus particulieres
faultes, lesquelles la continuation et accoustumance de veoir
ordinairement une chose, nous couvre et cache. Mais pourautant qu'il
n'est pas possible qu'un homme s'esloigne de soymesme, et puis s'en
rapproche par intervalles, ne qu'il interrompe la continuation de
son sentiment, ains est ce qui fait que chascun est pire juge de
soymesme que des autres: le second remede qu'il y auroit en cela,
seroit de revoir ses amis par intervalles, et aussi se bailler
semblablement à visiter à eux, non seulement pour
regarder si lon est tost envielly, ou si le corps se porte pis ou
mieux que paravant, mais aussi pour considerer les moeurs et les
façons de faire, à sçavoir si le temps y auroit
point adjousté quelque chose de bon, ou osté quelque
chose de mauvais. Quant à moy donc, y aiant ja deux ans que
je suis arrivé en ceste ville de Rome, et cestuy estant le
cinquiéme moys que je demeure avec toy, je ne trouve pas
estrange, veu la gentillesse et dexterité de ta nature, que
aux bonnes parties qui ja estoient en toy, il y ait une accession et
accroissement si grand: mais voyant comme celle vehemence et ardente
impetuosité de cholere qui estoit en toy, est maintenant
addoucie et renduë obeïssante à la raison, il me
vient en pensee de dire ce qui est en Homere,
O Dieux, combien ton ire est amollie?
Mais cest amollissement et addoucissement-là ne procede pas
ny d'une paresse, ny d'une resolution de la vigueur du corps, ains
comme une terre bien labouree prend du labourage une egalité
et profonde jauge qui profite à la fertilité: aussi
à ta nature une prudence egale et profonde, utile à
manier affaires, au lieu de l'impetuosité et
soudaineté qu'elle avoit au paravant: dont il appert que ce
n'est point par un declinement de la vigueur corporelle qui se
passe, à cause de l'aage, ny fortuitement, que ta cholere se
soit passee et fenee, ains par aucunes bonnes remonstrances et
raisons qu'elle ait esté guarie: combien que, pour te dire la
verité, je ne le pouvois pas du commancement croire à
Eros nostre familier amy, qui m'en faisoit le rapport, aiant doute
et souspeçon, qu'il ne prestast ce tesmoignage à
l'amitié qu'il te porte, de m'asseurer que les bonnes
parties, et qui doivent estre en toutes gens de bien et d'honneur,
fussent en toy, qui n'y estoient pas, encore que tu sçaches
assez, qu'il n'est pas homme qui en faveur de personne, pour luy
complaire, soit pour dire autrement qu'il en pense. Or maintenant le
tiens-je pour totalement absouls du crime de faux tesmoignage: et
pour ce que le cheminer t'en donne le loysir, je te supplie de nous
raconter <p 56r>la maniere de la medecine dont tu as
usé à rendre ta cholere ainsi soupple, ainsi douce,
subjecte et obeissante entierement à la raison. FUNDANUS.
Mais ne regardes-tu pas toymesme, cher amy Sylla, que à
l'occasion de l'amitié et bienveuillance que tu me portes, tu
ne cuydes veoir en moy une chose pour l'autre: car quant à
Eros, qui luy mesme n'a pas tousjours son courage et sa cholere
arrestee au chable de l'ancre que dit Homere, ains quelquefois
s'escarmouche assez asprement, pour la haine qu'il a contre les
meschans, il est vraysemblable qu'il me trouve plus doulx, ainsi
comme és muances de la game, en la musique, telle note qui
est la plus basse, en une octave, est la plus haute au regard d'une
autre. SYLLA. Ce n'est ny l'un ny l'autre: mais fay ce que je te
requier pour l'amour de moy. FUNDANUS. Puis que ainsi est Sylla,
l'un des meilleurs advertissements du sage Musonius, dont il me
souvienne, est, qu'il souloit dire, «Qu'il fault que ceux qui
se veulent sauver, ne facent autre chose toute leur vie, que se
curer et nettoyer.» Non pas qu'il faille jetter hors la raison
avec la maladie, apres qu'elle a achevé la cure et guarison,
comme l'hellebore, ains faut que demourant en l'ame, elle
contregarde, et conserve le jugement: pour ce que la raison ne
ressemble pas aux drogues medicinales, mais plus tost aux viandes
salubres engendrant és ames de ceux à qui elle est
familiere une bonne complexion, et habitude avec la santé:
là où les advertissements et remonstrances que lon
fait aux passions, lors qu'elles sont en la force de leur enfleure
et inflammation, produisent bien quelque effect, mais lentement et
à grand' peine, ressemblans proprement aux odeurs, lesquelles
font bien revenir sur l'heure ceux qui sont tombez du hault mal,
mais elles ne guarissent pas pour cela la maladie: encore toutes les
autres passions de l'ame sur le poinct mesme qu'elles sont en leur
plus grande fureur, cedent aucunement, et plient à la raison
venant de dehors au secours, mais la cholere ne fait pas seulement
comme dit Melanthius,
Maulx infinis, en mettant la raison,
Pour un temps, hors de sa propre maison:
mais elle la desloge du tout, et la ferme dehors: et comme font ceux
qui se bruslent eux mesmes dedans leur maison, elle remplit tout le
dedans de trouble, de fumee, et de bruit, de maniere qu'elle n'oit,
ny ne voit rien de ce qui luy peut profiter. Et pourtant une navire
estant en fortune et tourmente en haulte mer abandonnee, recevroit
plustost un pilote de dehors, que ne recevroit l'homme qui est
agité de courroux et de cholere, la raison et remonstrance
d'un autre, si de longue main il n'a fait provision chez luy du
secours de la raison: ains comme ceux qui s'attendent d'avoir le
siege dedans une ville, amassent et serrent tout ce qui leur y peult
servir, ne s'attendans point au secours de dehors: aussi faut-il
apporter les remedes que lon a de long temps au paravant amassez de
la philosophie alencontre de la cholere: estans bien certains, que
quand l'occasion du besoing et de la necessité s'y
presentera, malaiseement en pourront-ils faire entrer de dehors: car
l'ame n'oit pas seulement ce qu'on luy dit au dehors pour le trouble
qu'elle a au dedans, si elle n'a chez soy sa propre raison, comme un
comite qui promptement reçoive et entende les commandemens et
remonstrances, qu'on luy fait, ou bien si elle l'oit, elle mesprise
ce que lon luy dit tout doucement et quoyement, et si on luy fait
instance et qu'on la presse un peu plus asprement, elle s'aigrit et
s'indigne: car la cholere de sa nature estant superbe, audacieuse,
et malaisee à manier par autruy, comme une grande et
puissante tyrannie, doit avoir en soymesme quelque chose domestique
et nee avec elle qui la ruine. Or la continuation de courroux et
accoustumance de se courroucer souvent, engendre en l'ame une
mauvaise habitude que lon appelle cholere, laquelle finablement
devient un feu d'ire soudaine, une amertume vindicative, et une
aigreur intraittable à qui tout desplaist, quand le courage
devient ulceré, s'offensant de <p 56v>peu de chose,
chagrin, hargneux, comme une lame de fer tenue et foible, qui se
perce à la moindre graveure du monde: mais le jugement qui
s'oppose sur le champ promptement au courroux, et le supprime, ne
remedie pas seulement au present, ains fortifie et rend l'ame plus
roide et plus ferme à l'advenir: car il m'est advenue
à moy, apres avoir fait deux ou trois fois teste à la
cholere, ce qui advint jadis aux Thebains, lesquels aians une fois
fait teste aux Laced@emoniens qui paravant sembloient invincibles,
jamais depuis ne furent vaincus d'eux en bataille: car depuis je
pris courage de penser, que lon en pouvoit venir à bout par
discours de raison, et si voyois que elle s'estanchoit non seulement
en respandant de l'eau froide sur celuy qui est courroucé,
ainsi comme l'escrit Aristote, mais aussi qu'elle s'esteint en luy
approchant une peur, voire en luy presentant une soudaine joye,
comme dit Homere, elle se dissoult et se destrempe: tellement que je
feis en moy-mesme ceste resolution, que c'estoit une passion qui
n'estoit pas du tout irremediable à ceux qui y veulent
prouvoir, pour autant mesmement qu'elle n'a pas tousjours des
commancements qui soient grands ne puissants: attendu que bien
souvent un brocquard, un traict de mocquerie, une risee, un clin
d'oeil, ou hochement de teste, et autres telles et semblables
choses, mettent plusieurs en cholere: comme Helene fascha et
courroucea sa niepce seulement en luy disant,
Fille Electra de moy pieça non veuë: jusques
à luy respondre,
Il est bien tard d'estre maintenant sage,
Aiant esté par avant si volage,
Que de quitter l'hostel de ton mary.
Semblablement aussi Callisthenes irrita Alexandre pour luy avoir
dit, quand on apporta la grande coupe à boire d'autant
à tour de rolle, «Je ne veux pas, pour boire à
la santé d'Alexandre, avoir besoing d'un Aesculapius:»
c'est à dire, d'un medecin. Ainsi donc comme il est facile
d'arrester une flamme qui s'est prise à du poil de connin, ou
à des fueilles seiches, ou à de la paille, mais si une
fois elle s'attache à chosses solides et où il y ait
du fond, elle embraze incontinent et consomme, comme dit
Aeschylus,
Le hault labeur des maistres charpentiers:
Aussi celuy qui veut prendre garde à la cholere du
commancement, en voyant qu'elle commance à fumer et à
s'allumer pour quelque parole ou quelque gaudisserie de neant, il
n'a pas beaucoup à faire, ains bien souvent pour se taire
seulement, ou pour n'en tenir compte, il l'appaise totalement: car
qui ne donne nourriture et entretenement de bois au feu, il
l'esteint: aussi qui ne donne sur le commancement nourriture
à son ire, et qui ne se souffle soy-mesme, il l'evite ou la
dissipe. Et pourtant ne me plaist point le philosophe Hieronymus,
combien qu'au demourant il donne beaucoup de beaux enseignements et
bonnes instructions, en ce qu'il dit, que lon ne sent point la
cholere quand elle s'engendre, mais quand elle est engendree, tant
elle est soudaine: car il n'y a nulle autre passion qui face une si
manifeste naissance, ne si evidente croissance, quand elle s'amasse
et se remuë, comme fait la cholere: ainsi comme Homere mesme en
homme bien experimenté le donne à entendre, quand il
fait qu'Achilles est bien attaint de douleur à l'instant
mesme qu'il entend la parole du Roy Agamemnon, en disant:
Ainsi dit-il, et une noire nuë
D'aigre douleur le couvrit survenuë:
mais qu'il se courrouce puis apres à luy lentement et
à tard, apres estre enflambé de plusieurs paroles
ouyes et dittes, lesquelles si quelqu'un se fust entremis de
destourner et oster, la querelle ne fust pas venuë à si
grand accroissement comme elle feit. Voyla pourquoy Socrates toutes
les fois qu'il se sentoit un peu plus asprement esmeu
<p 57r>qu'il ne falloit alencontre de quelqu'un de ses amis,
se rengeant avant la tourmente à l'abry de quelque escueil de
mer, il rabbaissoit sa voix, et monstroit une face riante, et un
regard plus doulx, se maintenant ainsi droit sur ses pieds, sans
tomber ny estre renversé, penchant en l'opposite et
s'opposant au contraire de sa passion: car le premier moyen
d'abbatre la cholere, comme une domination tyrranique, c'est de ne
luy obeir, ny ne la croire point, quand elle nous commande de crier
hault, et regarder de mauvais oeil en travers, et se frapper
soymesme, ains se tenir quoy, et ne renforcer pas sa passion, comme
une maladie, à force de braire, et de crier hault, et de se
demener, et tourmenter: car ce que font ordinairement les jeunes
gens amoureux, comme d'aller en masque, danser, chanter à la
porte de leur maistresse, et la couronner de bouquets et de festons
de fleurs, cela au moins apporte quelque gracieux et honneste
allégement à leur passion,
Arrivé là je ne demandé mie
Qui, ne de qui estoit fille m'amie,
Ains la baisé: si cela est peché,
Je librement confesse avoir peché.
Et la permission que lon donne à ceux qui sont en deuil de
lamenter et de plorer leur perte, avec les larmes qu'ils espandent
jettent hors aussi une bonne partie de leur douleur: mais la passion
de cholere n'est pas ainsi, car elle s'enflamme et s'allume
d'avantage par les actes que font ceux qui en sont espris. Et
pourtant est-il bien meilleur de se tenir quoy, ou s'en fuir et se
cacher, ou retirer en quelque port de seureté, quand on sent
comme un accés du hault mal qui nous veut prendre, de peur
que nous n'en tombions, ou plus tost que nous n'en surtombions, car
nous en tombons le plus souvent, et le plus asprement sur nos amis,
d'autant que nous n'aimons pas toutes sortes de choses, ny ne
portons pas envie à toutes sortes de gens, ny ne les
craignons pas: mais il n'y a rien à quoy nostre cholere ne
s'attache, il n'y a rien à quoy elle ne se prenne, car nous
nous courrouceons et à nos amis, et à nos ennemis, et
à nos enfans, et à nos peres et meres, voire et aux
Dieux mesmes, et aux bestes, et aux utensiles, qui n'ont ny ame ne
vie, comme Thamyris
Rompant son cornet relié
A cercles d'or fin delié,
Et de sa lyre l'harmonie
De chordes tendue et garnie.
Et Pandarus qui se maudit luymesme, s'il ne rompt son arc et ses
flesches de ses propres mains, et ne les met dedans le feu: et
Xerxes qui donna des poinçonnades et des coups de fouët
à la mer, et escrivit des lettres missives à la
montagne Athos, qui disoient, Athos merveilleux, qui de ta cyme
touches au ciel, garde toy bien d'avoir des rochers grands, et qui
soient malaisez à quasser, pour empescher mes ouvrages,
autrement je te denonce, que je te coupperay toy-mesme, et te
jetteray dedans la mer. Il y a plusieurs choses formidables et
redoutables en la cholere, mais aussi y en a il plusieurs ridicules
et mocquables. C'est pourquoy elle est et plus hayë, et plus
mesprisee que nulle autre passion qui soit en l'ame, et pourtant
seroit-il expedient et utile de considerer l'un et l'autre
diligemment. Quant à moy doncques, si j'ay bien ou mal faict,
je ne sçay, mais j'ay commancé par là à
me guarir de la cholere: comme faisoient anciennement les
Laced@emoniens, qui pour enseigner à leurs enfans à ne
s'enyvrer point, leur monstroient leurs esclaves, les Ilots, yvres:
aussi considerois-je les effects de l'ire és autres.
Premierement ainsi comme Hippocrates escrit, que celle maladie est
la plus mauvaise et la plus dangereuse, qui desfigure le visage de
l'homme, et le rend dissemblable à soy-mesme: aussi voyant
que ceux qui sont espris de cholere sortent plus d'eux mesmes, et
changent de face, de couleur, de contenance, d'alleure,
<p 57v>et de voix, j'en imprimé comme une forme en
mon ame, et pensé en moymesme, que je serois bien desplaisant
si jamais je me monstrois ainsi espouventable, et ainsi
transporté à mes amis, à ma femme, et à
mes petites filles, estant non seulement hydeux à voir, et
tout autre que de coustume, mais aussi aiant la voix aspre et rude,
comme je m'estois rencontré à en voir aucuns de mes
familiers si espris et troublez de cholere, qu'ils ne pouvoient pas
retenir ny leurs façons ordinaires, ny la forme de leur
visage, ny leur grace à parler, ny leur douceur en compagnie.
On lit que Caïus Gracchus l'orateur, qui estoit de nature homme
aspre, vehement et violent en sa façon de dire, avoit une
petite fleute accommodee, avec laquelle les musiciens ont
accoustumé de conduire tout doucement la voix de hault en
bas, et de bas en hault, par toutes les notes, pour enseigner
à entonner, et ainsi comme il harenguoit, il y avoit l'un de
ses serviteurs, qui estant debout derriere luy, comme il sortoit un
petit de ton en parlant, luy entonnoit un ton plus doulx et plus
gracieux, en le retirant de son hault crier et braire, et luy ostant
l'aspreté et l'accent cholerique de sa voix,
Rendant tel son melodieux,
Que le flageolet gracieux,
D'un roseau accoustré de cire,
Fait aux bouviers souefvement bruire,
Tant qu'il les endort par les champs.
et ainsi ramenoit-il la vehemence cholerique de l'orateur. Quant
à moy, si j'avois un vallet adroit, et homme de bon
entendement, je ne trouverois point mauvais que quand il me verroit
courroucé, il me presentast soudain un miroir, comme nous en
voions que le se font apporter quand ils sortent du baing, sans
aucune utilité: là où ce seroit chose fort
profitable à plusieurs, de se voir ainsi troublez et hors de
son naturel, pour leur faire à jamais haïr ceste passion
de courroux et de cholere. On raconte par maniere de jeu et de
passetemps, que un Satyre admonesta un jour Minerve, que ce n'estoit
point bien son cas que de jouër des fleutes, mais que sur le
champ elle ne feit point autrement compte de son admonestement,
Point ne t'est bien ceste forme seante,
Jette moy là toute fleute bouffante,
Et prens en main les armes, sans enfler
Si laidement tes jouës à souffler.
mais depuis quand elle eut contemplé son visage dedans une
riviere, elle s'offensa tant de ses grosses jouës, qu'elle en
jetta ses fleutes: et toutefois encore a cest art de jouër des
fleutes ce reconfort de la laideur et deformité de visage,
que le son en est doux et plaisant. Et puis Marsyas qui inventa la
hanche, pour emboucher le aubois, et les fermoirs de la museliere
que lon attache alentour de la bouche, reteint la violence du vent
enclos à force, et cacha et accoustra un petit la
deformité du visage:
D'or reluisant la bouche il orna, pleine
D'impetueuse et vehemente aleine,
Aussi feit il les jouës de laniere
Double de cuir nouee par derriere:
mais la cholere enflant et estendant le visage villainement, jette
encore une plus villaine et plus mal plaisante voix,
Touchant du coeur les chordes plus cachees,
Qui ne devroient pour rien estre touchees.
car on dit que la mer, quand elle est agitee de vents, et qu'elle
jette hors de l'algue et de la mousse, qu'elle se purge: mais les
paroles dissoluës, ameres et folles, que l'ire fait sortir hors
de l'ame renversee sans dessus dessoubs, fouillent premierement ceux
qui les disent, et les remplissent d'infamie, pour ce que elles
donnent à cognoistre, qu'ils les <p 58r>avoient de
tout temps en leurs coeurs, et en estoient pleins, mais que la
cholere les a descouverts: et pourtant payent ils, pour la plus
legere chose qui soit, c'est à sçavoir la parole, la
plus griéve et plus pesante amende, c'est qu'ils en sont
tenus et reputez malings et mesdisans. Ce que voyant et observant
quelquefois, je veins à faire ce discours tout doucement en
moymesme, que c'est bonne chose en fiebvre, mais encore meilleure en
cholere, d'avoir la langue doulce, molle et unie: car celle des
febricitans, si elle n'est telle qu'elle doit estre par nature,
c'est signe, mais non pas cause, de mauvais disposition au dedans:
mais celle de ceux qui sont courroucez estant orde, ou aspre, et
desbridee à proferer paroles indignes, met dehors injure,
oultrage et contumelie, mere d'inimitié irreconciliable, et
qui monstre une malignité latente et cachee. Car le vin ne
produit rien de si desordonné, ne de si mauvais, comme la
cholere, encore cela s'attribue à risee et à jeu, mais
cecy est destrempé avec fiel d'inimitié et de rancune.
Et en beuvant à la table celuy qui se tait est ennuyeux
à la compagnie et fascheux: mais en la cholere il n'y a rien
si venerable, si grave, ne si digne, que de se tenir quoy, comme
Sappho admoneste,
L'ire en la poittrine cachee
Engarder sa langue attachee,
Qu'elle ne parle follement.
Si peut on non seulement recueiller cela, en prenant garde à
ceux qui sont espris d'ire, mais aussi cognoistre et comprendre au
demourant, quelle est toute la nature de la cholere, comment elle
n'est ny genereuse, ny magnanime, ny aiant en soy rien de grand ny
de viril, combien que au vulgaire il semble, que pour estre
tempestative, elle soit active, que ses menaces soient hardiesse, et
son opiniastreté soit force, et y en a qui pensent que sa
cruauté soit disposition à faire grandes choses, que
sa dureté implacable soit fermeté, et son estre
hargneuse soit haine des vices, en quoy ils s'abusent grandement,
car tous ses actes, ses mouvements, et ses contenances arguent et
montrent grande foiblesse et bassesse, non seulement par ce que nous
voyons que les petits enfans, quand ils sont courroucez deschirent
tout et s'aigrissent alencontre des femmes, et veulent que lon batte
et chastie les chiens, les chevaux, et les mulets, comme Ctesiphon
l'escrimeur vouloit faire à coups de pied, et regimber
alencontre de sa mule: mais aussi és meurtres et homicides
que font faire les tyrans, en l'amertume et atrocité desquels
on apperçoit leur pusillanimité et foiblesse, et en ce
qu'ils font souffrir aux autres ce qu'ils souffrent eux mesmes: ne
plus ne moins que les morsures des serpens venimeux, plus elles sont
douloureuses et enflammees, plus elles font grande enfleure aux
patients: car ainsi comme la tumeur et enfleure est indice de grand
blesseure en la chair, aussi és ames qui plus sont molles,
plus elles se laissent aller et succomber à la douleur, plus
elles mettent hors grande cholere procedente de plus grande
infirmité. Voyla pourquoy les femmes ordinairement sont plus
aigres et plus choleres que les hommes, et les malades que les
sains, et les vieillards que ceux qui sont en fleur d'aage, et les
bien-fortunez que les infortunez: car l'avaricieux est fort cholere
alencontre de sa femme, le glorieux et ambitieux contre celuy qui
mesdit de luy: et les plus aspres de tous en leurs choleres, ceux
qui affectent les premieres honneurs en une cité, et qui se
font chefs de part, qui est un tourment honorable, comme dit
Pindarus. Voyla comment de la part dolente de l'ame, et souffrant
à cause de son imbecillité, sourt la cholere, laquelle
ne ressemble point à des nerfs de l'ame, comme disoit
quelqu'un des anciens, ains plustost, ou à des extensions, ou
des convulsions d'icelle, se dressent et soubs-levant avec plus de
vehemence quand elle a envie de se venger. Or les exemples des
choses mauvaises ne sont pas plaisans à voir, ains sont
necessaires seulement: mais quant à moy, estimant que les
exemples de ceux qui se <p 58v>sont doulcement et
benignement comportez és occasions de courroux, sont et
tresplaisans à ouïr, et tresbeaux à voir, je
commance à mespriser ceux qui disent,
Tu as fait tort à un homme, et un homme
Te faut souffrir. Et semblablement aussi,
Jette le moy, jette le moy par terre,
Et que du pied la gorge on me luy serre.
et autres telles paroles, qui servent à aiguiser la cholere,
par lesquelles aucuns taschent à transporter la cholere des
cabinets des dames aux logis des hommes. Car la prouësse,
s'accordant au demourant en toutes autres choses avec la justice, me
semble quereller et debattre avec elle de la doulceur et mansuetude
seulement, comme à elle plus justement appartenant: car il
est bien quelquefois advenu, que les pires ont surmonté les
meilleurs: mais en son ame propre dresser un trophee contre la
cholere, à laquelle, comme dit Heraclitus, il est bien
difficile de pouvoir resister, à cause que ce qu'elle veut,
elle l'achette se sa vie: cela est acte d'une grande et victorieuse
puissance, qui sort du jugement de la raison, comme de nerfes et de
muscles alencontre des passions. C'est pourquoy je m'estudie
à lire et à recueiller les dicts et faicts, non
seulement des gens de lettres et des Philosophes, qui n'ont point de
fiel, ce disent les sages, mais des Princes, Capitaines et Roys:
comme ce que dit un jour Antigonus à quelques uns qui
mesdisoient de luy tout aupres de sa tente, ne pensans pas qu'il les
entendist, en soulevant la toille de sa tente avec son baston,
«Deà n'irez vous point, dit-il, plus loing mesdire de
moy?» Et comme un nommé Arcadion natif d'Achaïe
feist profession de mesdire par tout de Philippus, et d'admonester
un chascun de fuir,
Jusques à tant que trouvé lieu on eust,
Où Philippus personne ne cogneust.
et depuis ne sçay comment se fust rencontré en la
Macedoine, les courtisans du Roy Philippus vouloient qu'il le feist
chaster, et ne le laissast point eschapper, puis qu'il le tenoit
entre ses mains: mais au contraire Philippus parla à luy
humainement, et luy envoya jusques à son logis des presens:
et quelque temps apres commanda que lon s'enquist quels propos il
tenoit de luy entre les Grecs: chascun luy rapporta qu'il faisoit
merveilles de le louër par tout: et Philippus leur respondit
adonc, «Je suis doncques meilleur medecin de la mesdisance, que
vous n'estes.» Et une autrefois en l'assemblee des jeux
Olympiques, comme les Grecs eussent mesdit de luy, ses familiers
disoient qu'ils meritoient d'estre bien asprement chastiez, de
mesdire ainsi de celuy qui leur faisoit tant de bien: «Et que
feroient ils donc, leur respondit-il, si nous leur faisions du
mal?» Aussi furent bien honnestes et gentils les tours que
firent jadis Pisistratus à Thrasybulus, et Porsena à
Mucius, et Magas à Philemon qui l'avoit publiquement en plein
theatre farcé et mocqué,
Magas, le Roy t'a fait escrire,
Mais tu ne sçais pas ses lettres lire:
et depuis l'aiant entre ses mains, par ce qu'une tourmente de mer le
jetta en la ville de Par@etonium, dont il estoit gouverneur, il ne
luy feit autre mal, sinon qu'il commanda à l'un de ses
soudards, de luy toucher avec son espee nue dessus le col, et puis
le laisser aller sain et sauf: et depuis il luy envoya des osselets
et des boules à jouër, comme à un enfant qui
n'avoit point de jugement. Ptolom@eus se mocquant d'un grammairien
ignorant, luy demanda par jeu, qui estoit le pere de Peleus: le
grammairien luy respondit, Je voudrois que tu me disses premier qui
estoit le pere de Lagus. Ce traict de mocquerie touchoit au Roy
Ptolom@eus, l'arguant d'estre yssu de petite lignee: de sorte que
les familiers du Roy disoient, que cela estoit indigne, et ne devoit
point estre supporté. Et il leur respondit, S'il est indigne
d'un Roy, d'estre mocqué, aussi peu est-il digne de luy, de
se mocquer d'autruy.* * Il y a bresche de quelques lignes en cest
endroit. <p 59r>Alexandre le grand fut par trop aspre et
cruel: envers Callisthenes et envers Clitus: mais le roy Porus aiant
esté pris en bataille son prisonnier, comme Alexandre luy
demandast en quelle sorte il le traicteroit: «En Roy,» luy
respondit-il. Et comme il luydemandast de rechef, s'il vouloit rien
dire d'avantage: non, dit-il, car tout est compris soubs ce mot-
là, En Roy. Voyla pourquoy les Grecs, à mon advis,
appellent le Roy des Dieux Milichius, c'est à dire, doulx
comme miel: et les Atheniens le nomment Maemactas, c'est à
dire, secourable: car punir et tourmenter est office de diable et de
furie, non pas acte celeste ne divin. Ainsi donc comme quelqu'un
respondit touchant Philippus qui avoit destruit la ville d'Olinthe,
«Mais il n'en sçauroit pas edifier une telle:»
aussi peult on bien dire à la cholere, Tu peux bien
renverser, demolir et destruire: mais relever, sauver, pardonner, et
supporter, c'est à faire à la clemence, à la
doulceur, et nature moderee: c'est l'office d'un Camillus, d'un
Metellus, d'un Aristides, et d'un Socrates: mais de pinser, mordre
et serrer, c'est à faire à une formis, ou à une
souris. Qui plus est, si je regarde à la vengeance, je trouve
que le plus souvent, quand on y procede par cholere, on n'en vient
jamais à bout, et qu'elle se consume ordinairement en morsure
de lévres, grincement de dents, en vaines courses
çà et là, en injures et menaces qui ne servent
de rien, ne plus ne moins que les petis enfans qui pour leur
foiblesse en courant se laissent tomber avant que pouvoir parvenir
où ils pretendent. Et pourtant respondit, ce me semble, bien
à propos un Rodien à l'huissier d'un preteur Romain
qui crioit apres luy, et le harceloit, «Je ne me soucie pas de
chose que tu dies, mais de ce que pense celuy-là qui se
taist.» Et Sophocles aiant armé Neoptolemus et
Eurypilus, les loua magnifiquement en disant d'eux,
D'injurieux langage point n'userent,
Ains au milieu des armes se ruerent.
car il y a quelque nations barbares qui empoisonnent leurs armes,
mais la vaillance n'a point besoing de cholere, par ce qu'elle est
trempee de raison et de jugement, là où l'ire et la
fureur sont fragiles, pourries, et aisees à briser: c'est
pourquoy les Laced@emoniens ostent avec le son des fleutes la
cholere à leurs gens, quand ils vont combattre, et devant le
combat ils sacrifient aux Muses, à celle fin que la raison
leur demeure: et apres qu'ils ont tourné leurs ennemis en
fuitte, ils ne les poursuyvent plus; ains retiennent leur cholere
aisee à ramener et à manier, comme les espees qui sont
de moienne longueur: là où le courroux en a fait
mourir infinis avant qu'ils peussent venir à bout d'executer
leur vengeance, comme entre autres Cyrus et Pelopidas le Thebain.
Agathocles mesme enduroit patiemment de s'ouïr injurier par
ceux qui estoient assiegez: et comme quelqu'un luy dist,
«Potier où prendras tu l'argent pour payer tes
gens?» En ce riant il respondit, «En ceste ville, quand je
l'auray prise.» Quelques autres se mocquoient d'Antigonus de
dessus les murailles, pour ce qu'il estoit laid: il leur respondit
tout doulcement: «Comment? je suis doncques bien trompé,
car je pensois estre beau fils.» Mais quand il eut pris la
ville, il vendit à l'encan ceux qui s'estoient mocquez de
luy, en leur protestant, que si de là en avant ils se
mocquoient plus de luy, il s'en prendroit à leurs maistres:
aussi voy-je que les veneurs et les orateurs commettent de grandes
fautes par cholere, comme Aristote recite, que les amis de l'orateur
Satyrus, en une cause qu'il avoit à plaider en son nom, luy
bouscherent les oreilles avec de la cire, de peur que oyant ses
adversaires, qui luy disoient des injures en leurs plaidoyers, il ne
gastast tout par sa cholere. Et à nous mesmes, ne nous
advient il pas souvent, que nous faillons à punir un esclave
qui nous aura fait quelque faute, par ce qu'il s'enfuit de peur,
pour les menaces, ou pour les propos qu'il nous en aura ouy tenir?
Parquoy nous devrions dire à nostre cholere, et nous nous en
trouverions fort bien, ce que les nourrices on accoustumé de
dire aux petits enfans, «Ne plorez pas, et vous l'aurez:»
aussi, ne te precipite pas, ne crie pas, ne te haste pas, et ce que
tu <p 59v>veux se fera plus tost et mieux, qu'en la sorte
que tu y vas: car le pere voyant son enfant qui tasche à
couper ou fendre quelque chose avec un petit cousteau, le prent, et
le coupe, ou le fend luy mesme: aussi la raison ostant à la
cholere la vengeance, punit celuy qui le merite plus seurement, sans
se mettre en danger, et plus utilement, et non pas soymesme, comme
fait la cholere bien souvent. Et comme ainsi soit, que toutes
passions ont besoing d'accoustumance pour domter et surmonter par
exercitation ce qu'il y a de desobeïssant et de rebelle
à la raison, il n'y en a point où il se faille tant
exerciter envers ses familiers et domestiques, comme la cholere:
d'autant que nous n'avons point ordinairement d'ambition, ny
d'envie, ny de crainte envers eux, mais des courroux nous en avons
plus que tous les jours, qui engendrent des hargnes et riottes, et
nous font broncher et chopper quelquefois bien lourdement, à
cause de la licence que nous nous donnons, ne se trouvant là
personne qui nous arreste et qui nous soustienne, comme en un
endroit fort glissant, pour nous engarder de tomber, nous nous y
laissons facilement aller. Car il est bien mal-aisé là
où lon n'est point tenu de rendre compte à personne en
telle passion, de se garder de faillir, si premierement on n'a
donné ordre à bien munir et remparer ceste grande
licence de doulceur, benignité et clemence, et que lon ne
soit bien accoustumé à supporter beaucoup de paroles
et de sa femme, et de ses familiers et amis, qui nous reprennent que
nous sommes trop doulx et trop mols: ce qui estoit principalement
cause que je m'aigrissois le plus souvent alencontre de mes
serviteurs, pensant qu'ils devinssent pires à faulte d'estre
bien chastiez, mais je me suis à la fin apperceu bien tard,
Premierement qu'il valoit mieux par patience et indulgence rendre
mes vallets pires, que de me destordre et gaster par aspreté
et cholere moymesme, en voulant redresser les autres. Secondement je
voiois plusieurs, qui par ce que lon ne les chastioit point, bien
souvent devenoient honteux d'estre meschans, et prenoient le pardon
qu'on leur donnoit pour un commancement de mutation de mal en bien,
plus tost qu'ils n'eussent fait la correction et certainement
obeïssoient plus volontiers et plus affectueusement aux uns
avec un clin d'oeil sans mot dire, qu'ils ne faisoient à
d'autres avec soufflets et coups de baston: tellement que je me suis
finalement persuadé, que la raison estoit plus apte et plus
digne de commander et de gouverner, que non pas la cholere: car je
n'estime pas qu'il soit totalement vray ce que dit le
poëte,
Où est la peur, là mesmes est la honte.
mais au revers, je pense qu'en ceux qui sont honteux s'imprime la
crainte qui les retient de mal faire: là où
l'accoustumance ordinaire d'estre battu sans mercy, n'imprime pas
une repentance du mal faire, mais une prevoyance de se garder d'y
estre surpris. Tiercement je considerois en moymesme, et me ramenois
en memoire, que celuy qui nous enseigne à tirer de l'arc, ne
nous defend pas de tirer, mais de faillir à tirer: aussi
celuy qui nous enseigne à chastier en temps et lieu
moderément, opportunément, utilement, et ainsi qu'il
appartient, ne nous empesche pas de chaster, je m'efforce d'en
soubtraire et oster entierement toute cholere, principalement par
n'oster pas à ceux qui sont chastiez le moyen de se
justifier, et par les ouïr: car le temps apporte ce pendant
à la passion un delay et une remise, qui la dissoult: et ce
pendant le jugement de la raison trouve et le moyen et la mesure de
faire la punition convenablement: et puis on ne laisse point de lieu
à celuy qui est chastié de resister au chastiement,
s'il est puny et chastié non pas en courroux et par cholere,
mais convaincu de l'avoir bien merité, et qui seroit encore
plus laid, on ne trouvera point que le vallet chastié parle
plus justement que le maistre qui le chastie. Tout ainsi doncques,
comme Phocion, apres la mort d'Alexandre le grand voulant engarder
les Atheniens de se soublever trop tost avant le temps, et
d'adjouster trop promptement foy aux nouvelles de sa mort:
«Seigneurs Atheniens, dit-il, s'il est mort aujourd'huy, aussi
le sera il <p 60r>demain, et d'icy à trois jours:
aussi, si cestui-cy a failly aujourd'huy, autant aura-il failly
demain, et d'icy à trois jours: et si n'y aura point
d'inconvenient, quand il en sera puny un peu plus tard qu'il n'eust
deu estre, mais bien y en auroit il, si pour s'estre trop
hasté il apparoissoit à tousjours, qu'il eust
esté chastié à tort, comme il est advenu
souventefois. Car qui est celuy de nous si aspre, qu'il batte ou
fouette son vallet, pour avoir il y a cinq ou six jours
bruslé le rost, ou renversé la table, ou trop tard
respondu et obey? et toutefois ce sont les causes ordinaires pour
lesquelles sur le champ, quand elles sont recentes, nous nous
troublons, et nous courrouceons amerement, sans vouloir presque
pardonner: car ainsi comme les corps à travers un brouillas
apparoissent plus grands, aussi font les faultes à travers la
cholere. Et pourtant faut-il sur l'heure conniver en telles faultes,
et ne faire pas semblant de les appercevoir, et puis quand on est du
tout hors de passions, sans aucun reste de perturbation, considerer
le faict en soy meurement, et de sens rassis: et si lors il nous
semble mauvais, en faire la correction, et ne la laisser point aller
ny eschapper, comme on feroit la viande quand on n'a plus d'appetit.
Car il n'y a rien qui tant soit cause de faire chastier en cholere,
comme de ne chastier pas quand la cholere est passee, et estre tout
descousu, et faire comme les paresseux mariniers, qui durant le beau
et bon temps demeurent en repos dans le port, et puis quand la
tourmente se léve ils font voile, et se mettent en danger:
aussi nous reprenans et blasmans la raison de n'estre pas assez
roide, ains trop lasche et trop molle, en matiere de punition, nous
nous hastons de l'executer alors que la cholere est presente, qui
est comme un vent impetueux: car naturellement celuy qui a faim use
de viande, mais de punition ne doit user sinon celuy qui n'en a ne
faim ne soif: ny ne fault se servir de la cholere comme d'une saulse
à la viande, pour nous mettre en appétit de chastier,
ains lors que lon en est le plus esquarté, et que lon y est
contrainct necessairement, y employant le jugement de la raison. Et
ne fault pas faire comme Aristote escrit, que de son temps au
païs de la Thoscane on fouëttoit les esclaves au son des
fleutes et aubois, aussi prendre plaisir, et se saouler comme d'un
aggreable passetemps, de chastier les hommes, et puis apres que la
punition est faitte s'en repentir: car l'un est à faire
à une beste sauvage, et l'autre à une femme: ains
fault que sans douleur et sans plaisir, au temps de raison et de
jugement la justice face la punition, sans qu'il demeure derriere
aucun reste de cholere. Voire-mais on me pourra dire, que cela n'est
pas proprement donner remede ny guarison à la cholere, ains
plus tost une precaution et fuitte des fautes que lon peult
commettre en la cholere: à cela je respond, que l'enfleure de
la ratte n'est pas aussi cause efficiente de la fiebvre, ains un
accident accessoire: mais toutefois quand elle est amollie, elle
allege grandement la fiebvre, ainsi que dit Hieronymus: mais en
considerant comme s'engendre proprement la cholere, je voy que les
uns par une cause, les autres par une autre y tombent, mais en tous
il y a une opinion conjointe d'estre mesprisé et
contemné: pourtant faut il donner quelque aide à ceux
qui veulent appaiser un courroux, en esloignant le plus que lon
pourra le faict de toute suspision de mespris et de contemnement, ou
de braverie et d'audace, et la rejettant ou sur la necessité,
ou inadvertance, ou accident, ou disgrace et infortune, comme fait
Sophocles,
Pas ne demeure aux affligez seigneur
L'entendement qu'ils avoient en bon heur,
Ains quelque grand qu'il fust, il diminue.
et Agamemnon quoy qu'il referast le ravissement de Briseïde
à un fatal malheur,
Si est il prest du sien en satisfaire,
Et grands presens pour payement en faire.
car le prier est signe d'homme qui ne mesprise point: et celuy qui
a offensé, s'il s'humilie, dissoult toute l'opinion que lon
pouvoit avoir de contemnement: mais il ne <p 60v>fault pas
que celuy qui se sent en cholere attende cela, ains qu'il se serve
de la response que feit Diogenes: Ceux là se mocquent de toy,
Diogenes: «Et je ne me sens point mocqué moy,»
respondit-il: aussi ne se doit il point persuader qu'on le mesprise,
ains plus tost qu'il auroit matiere de mespriser l'autre, et estimer
que la faulte qu'il a commise est procedee ou d'infirmité, ou
d'erreur, ou de hastiveté, ou de paresse, ou de tacquinerie,
ou de vieillesse, ou de jeunesse: et quant aux serviteurs ou aux
amis, il les en fault descharger de tout poinct, car ils ne nous
mesprisent pas pour ce qu'ils aient opinion que nous leur puissions
rien faire, ou que nous ne soions pas gens d'execution, ains les uns
pour ce qu'ils nous estiment bons et debonnaires, les autres pour ce
qu'ils nous aiment: at maintenant nous ne nous aigrissons pas
seulement contre nostre femme, contre nos serviteurs, et nos amis,
comme estans mesprisez par eux, mais aussi nous attachons nous en
courroux et aux hosteliers, et aux mariniers, et aux muletiers qui
sont yvres, pensans estre mesprisez par eux: et, qui plus est, nous
nous courrouceons encore contre les chiens qui nous abbayent, et
contre les asnes qui nous regimbent: comme celuy qui aiant
haulsé la main pour battre l'asnier, comme il se fust
escrié qu'il estoit Athenien: «Et tu ne l'es pas
toy,» dit-il à l'asne: en le frappant, et luy donnant
force coups de baston. Mais ce qui plus engendre de frequentes et
continuelles hargnes de cholere en nostre ame, qui s'y amassent
petit à petit, c'est l'amour de nous mesmes, et une
malaisance de moeurs, avec une mignardise, et une delicatesse, tout
cela ensemble nous en produit un exaim comme d'abeilles, et une
guespiere: et pourtant n'y a-il point de meilleur provision pour se
comporter doucement et benignement envers sa femme, envers ses
serviteurs, et envers ses familiers et amis, que la facilité
de moeurs et la simplicité ronde, quand on se sçait
contenter de ce que lon a present à la main, et que lon ne
requiert point plusieurs choses, ne trop exquises.
Mais celuy là qui jamais n'est content
Que son rosty ou bouilly le soit tant,
Ny plus, ny moins, ny de moyenne sorte
Appareillé, si que louange en sorte
Hors de sa bouche, et qu'il en die bien.
Celuy qui ne bevroit jamais s'il n'avoit de la neige pour rafreschir
son vin, qui ne mangeroit jamais pain qui eust esté
achetté sur la place, ny ne mangeroit jamais viande en pauvre
vaisselle, comme de bois, ou de terre, qui ne coucheroit jamais en
lict, sinon qu'il fust mol, et enfondrant comme les undes de la mer
quand elle est agitee jusques au fond, qui haste ses vallets servans
à la table à coups de fouët et de baston, et les
fait courir avec sueur, cryant apres eux à pleine teste,
comme s'ils portoient des cataplasmes à mettre sur une
apostume fort enflammee, qui s'assubjettit luy mesme à une
façon de vivre fort servile, hargneuse et querelleuse: celuy-
là, dis-je, ne se donne de garde que ne plus ne moins que par
une toux continuelle, ou par frequentes concussions, il contracte en
son ame une disposition ulcereuse et catarreuse, qui à la fin
luy cause une habitude de cholere. Et pourtant faut-il par
frugalité accoustumer son corps à se contenter
facilement de peu: pour ce que ceux qui appetent peu, ne peuvent
avoir faute de beaucoup: et n'y aura point de mal, commençant
à la viande, se contenter sans dire mot de ce qu'il y aura,
sans se courrouçer et tourmenter à la table, et en ce
faisant donner un tresfacheux mets et à soymesme, et à
toute la compagnie, qui est la cholere:
Car presenter on ne nous sçauroit pas
Un plus fascheux et plus mauvais repas,
que de voir battre vallets, tanser et injurier sa femme, pour ce que
la viande sera brulee, ou qu'il y aura de la fumee en la sale, faute
de sel sur table, ou que le pain sera trop dur. Arcesilaus donnoit
un jour à souper à quelques siens hostes estrangers,
et à <p 61r>quelques uns de ses amis, mais quand la
viande fut apportee, il ne se trouva point de pain sur la table, par
ce que les serviteurs n'avoient pas eu le soing d'en achetter: pour
laquelle faute, qui est celuy de nous qui n'eust rompu les murailles
à force de crier? mais luy ne s'en feit que rire:
«Voyez, dit-il, s'il faut pas estre sage pour bien dresser un
banquet.» Et Socrates au sortir de l'exercice de la luicte
aiant mené Euthydemus souper chez luy, Xantippé sa
femme se print à le tanser et luy dire injure, tant que
finablement elle renversa table et tout. Euthydemus se leva tout
fasché pour s'en aller. Et Socrates luy dit, «Et
comment, ne te souvient-il pas que devant hyer, ainsi que nous
disnions chez toy, une poulle saulta sur la table, qui nous en feit
tout autant, et nous ne nous en courrouceasmes pas pourtant?»
car il faut recueillir ses amis avec une facilité, avec
caresse, et avec un visage riant, non pas froncer ses sourcils, pour
donner une frayeur et horreur à ses serviteurs. Et se fault
semblablement accoustumer à se servir de tous vases et
vaisselles indifferemment, et non pas s'astraindre à user de
cestui-cy ou cestuy-là sans autre, comme font aucuns, encore
qu'il y ait grande compagnie, qui ont en particuliere recommandation
un certain gobelet ou une coupe ainsi en font-ils des burettes
à huyle, et des estrilles dont on se sert aux estuves: car
ils mettent leur affection en quelqu'une entre toutes, et puis si
elle vient à estre rompue, ou esgaree et perdue, ils en sont
extremement marrys, et en battent leurs vallets. Parquoy ceux qui se
sentent enclins à la cholere, se doivent abstenir de faire
provision de telles choses rares et exquises, comme de vases ou
d'anneaux, et de pierres precieuses, pource que tels joyaux exquis
et precieux, quand ils viennent à estre perdus, mettent bien
les hommes plus hors de sens, par cholere, que si c'estoit chose de
peu de pris, et que lon peust facilement recouvrer: et pour ce dit-
on, que l'Empereur Neron aiant une fois fait faire un pavillon
à huit pans, beau, sumptueux, et riche à merveilles,
Senecque luy dit, Tu as monstré en ce pavillon que tu es
pauvre, pour ce que si une fois tu le perds, jamais plus tu n'en
pourras recouvrer de pareil. Comme il advint, par ce que la navire,
en laquelle estoit ce pavillon, se perdit par naufrage: et Neron se
souvenant de ce que luy en avoit dit Senecque, porta la perte plus
patiemment. Or l'aisance et facilité que lon prent envers les
choses, enseigne à estre facile et aisé envers les
serviteurs: et si lon en devient aisé envers les serviteurs,
il est certain qu'encore plus le devient on envers les amis et
envers les subjects. Et nous voions que les serfs nouvellement
achettez s'enquierent de celuy qui les a acquis, non pas s'il est
superstitieux, ne s'il est envieux, mais s'il est cholere: et brief
ny les marys ne peuvent endurer la pudicité de leurs femmes,
si elle est conjointe avec mauvaise teste et cholere, ny les femmes
les amours de leurs marys, ny les amis la conversation des uns avec
les autres, tellement que ny le mariage, ny l'amitié ne sont
point supportables avec la cholere: mais sans cholere l'yvresse
mesme est legere à tolerer: car la ferule du dieu Bacchus,
que est comme une canne, dont on donne sur la main aux enfans qui
ont failly, est suffisante punition de l'yvrongne, prouveu que la
cholere ne s'y joigne point, qui rende Bacchus, au lieu de Ly@eus,
et de Chorius, c'est à dire, chasseur d'ennuys, et balleur,
Omestes et M@enoles, qui signifie cruel et furieux: encore quant
à la fureur et manie, l'hellebore qui croist en l'isle
d'Anticyre la guarit, quand elle est seule: mais si une fois elle
est meslee avec la cholere, elle produit des Trag@edies et cas si
estranges, qu'ils semblement fables: et pourtant ne luy faut-il
jamais donner lieu, non pas en jouant mesme, pour ce qu'elle tourne
une caresse en inimitié: ny en devisant et conferant
ensemble, pource que d'une conference de lettres elle en fait une
opiniastre emulation et contention: ny en jugeant, pour ce qu'elle
adjoust insolence à l'authorité: ny en monstrant aux
enfans, pour ce qu'elle les met en desespoir, et leur fait haïr
l'estude des lettres: ny en prosperité, pour ce qu'elle
<p 61v>augmente l'envie qui accompagne la bonne fortune: ny
en adversité, pource qu'elle oste la misericorde, quand ceux
qui sont tombez en mauvaise fortune se courroucent, et combattent
alencontre de ceux qui ont compassion de leur malheur, comme fait
Priam en Homere,
Allez vous en arriere de ma veuë
Meschans truans, gens de nulle valuë
Puis que venez pour mon deuil consoler.
Au contraire, la facilité de moeurs donne secours aux uns,
honore les autres, addoulcit l'aigreur, et par sa doulceur vient au
dessus de toute rudesse et toute asperité de moeurs: comme
feit Euclides à l'endroit de son frere, avec lequel estant
entré en quelque contestation, comme son frere luy eust dit,
«Je puisse mourir malement, si je ne me venge de toy:» Il
luy respondit, «Mais je puisse mourir moy, si je ne te persuade
gracieusement.» Il le gaigna tout sur le champ, et luy changea
la mauvaise volonté qu'il avoit. Et Polemon, comme
quelquefois un autre qui aimoit fort les pierres precieuses, et
estoit fort convoiteux d'avoir de beaux anneaux, le tansast et
l'injuriast outrageusement, il ne luy respondit rien, mais il feit
seulement semblant de regarder affectueusement l'un de ses anneaux,
et de le bien considerer: l'autre en estant tout resjouy, luy dit
incontinent, «Ne le regarde pas ainsi Polemon, mais à
son jour, et il te semblera beaucoup plus beau.» Et Aristippus
s'estant mis en cholere alencontre d'Aeschines, comme quelqu'un qui
les oyoit contester luy eust dit, «Comment Aristippus, et
où est vostre amitié?» «Elle dort,
respondit-il, mais je la resveilleray:» et s'approchant
d'Aeschines, «Te semble-il que je sois si malheuruex, et si
incurable, que je ne doive obtenir de toy un seul
admonestement?» Et adonc Aeschines luy respondit, «Ce
n'est point de merveille, si estant en toute autre chose de plus
excellente nature que moy, tu as encore en ce poinct veu et cogneu
devant moy ce qui estoit convenable de faire:» car comme dit le
poëte,
Non seulement la femme estant debile,
Mais un enfant de sa main imbecille
Grattant tout doux le sanglier herissé,
Le tournera à son vouloir plissé,
Mieux qu'un luicteur, avec toute sa force,
Ne luy sçauroit donner la moindre entorse.
Mais nous apprivoisons les bestes sauvages, et addoulcissons des
petits louveteaux, voire et portons quelquefois entre nos bras de
petits lionceaux, et par une fureur de cholere nous chassons arriere
de nous et nos enfans, et nos amis, et familiers, et laschons
alencontre de nos serviteurs domestiques et de nos citoiens la
cholere, comme une beste sauvage furieuse, en la desguisant à
faulses enseignes d'un beau nom de haine des vices: mais c'est,
à mon advis, comme des autres passions et perturbations de
l'ame, comme de la timidité que nous surnommons prudence, de
la prodigalité que nous appellons liberalité, de la
superstition que nous disons religion, et ce pendant ne nous en
pouvons sauver de pas une. Et neantmoins tout ainsi comme Zenon
disoit, que la semence de l'homme estoit une mixtion et composition
extraicte de toutes les puissances de l'ame: aussi pourroit-on,
à mon advis, dire que la cholere est une meslange composee de
toutes les passions de l'ame, car elle est tiree et extraicte et de
la douleur et de la volupté, et de l'insolence et audace:
elle tient de l'envie, à ce qu'elle est bien aise de veoir
mal à autruy: elle a du meurtre et de la violence, car elle
combat non pour se defendre et ne point souffrir, ains pour faire
souffrir et ruiner autruy: et de la convoitise elle en a ce qui est
le plus mal plaisant et le plus deshonneste, attendu que c'est une
envie et appetit de faire mal à autruy. Et pourtant si
d'adventure nous approchons de la maison d'un homme
<p 62r>voluptueux et luxurieux, nous entendrons dés
l'aube du jour une menestriere qui sonnera l'aubade, et verrons
à la porte la lie du vin, comme disoit quelqu'un, c'est
à dire, les vomissemens de ceux qui y auront rendu leur
gorge, des pieces de festons deschirez, et des pages et lacquais qui
yvrongneront. Mais les marques et signes qui descouvrent les hommes
aspres et choleres, vous les verrez imprimez sur les visages des
serviteurs, des frisures et esgratigneures, et aux fers qu'ils
auront aux pieds: Car au logis d'une personne subject à l'ire
et à la cholere, il n'y a qu'une seule musique, se sont les
lamentations et gemissements ou de despensiers que lon fouettera
leans, ou de servantes que lon y gehennera, de maniere que vous
aurez compassion des douleurs qu'il faut que seuffre la cholere
és choses qu'elle convoite, et là où elle prent
plaisir. Mais encore en ceux qui veritablement sont surpris de
cholere, comme il advient souvent pour la haine qu'ils portent aux
vices et aux meschans, si faut-il en oster ce qui est de trop et
d'excessif, ensemble avec le trop de fiance et de creance que nous
prenons en ceux qui conversent avec nous: car c'est l'une des causes
qui plus engendre et augmente la cholere, quand celuy que nous avons
tenu pour homme de bien se descouvre meschant, et que nous avons
estimé nostre amy, tombe en quelque different et querelle
avec nous: car quant à moy, vous cognoissez mon naturel,
combien peu d'occasion il me faut à me faire aimer les
hommes, et me fier en eux: et pourtant ne plus ne moins que ceux qui
marchent sur solage faulx et qui n'est pas ferme, tant plus je
m'appuye par aimer sur quelqu'un, tant plus bronche-je lourdement,
et tant plus suis-je marry, quand je me trouve deçeu. Et
quant à l'inclination à l'aimer, il seroit bien
desormais mal aisé que j'en peusse retirer ce qui est de trop
prompt et de trop volontaire: mais pour me garder de trop me fier,
je pourrois à l'adventure me servir, comme d'une bride, de la
prudence et circonspection retenuë de Platon: car en
recommandant le mathematicien Helicon il dit, qu'il le louë
comme homme, c'est à dire, comme un animal qui de sa nature
se muë et se change facilement: et de ceux qui avoient
esté bien nourris et bien instituez à Athenes il dit
encore, qu'il craint, qu'estans hommes et semence d'autres hommes,
ils ne donnent à cognoistre la grande infirmité et
imbecillité de la vie humaine: et Sophocles quand il dit,
Plus des humains les faicts tu cercheras,
Plus mal que bien caché y trouveras,
il semble qu'il nous abbaisse, et nous rongne les ailes
merveilleusement: toutefois ceste difficulté à faire
jugement des personnes, et malaisance à nous en contenter,
nous rendra plus faciles en nos courroux: car toute chose soudaine
et improuveuë nous transporte promptement hors de nous-mesmes.
Et faut aussi, comme Pan@etius nous admoneste en quelque lieu,
prattiquer la constances d'Anaxagoras: et comme luy quant on luy
vint rapporter, que son fils estoit mort, respondit, Je
sçavoit bien que je l'avois engendré mortel: aussi
à chasque faute qui nous aiguisera la cholere, nous pourrons
respondre, Je sçavois bien que je n'avois pas acheté
un esclave qui fust sage comme un philosophe: Je sçavois bien
que j'avois acquis un amy, qui pouvoit bien faillir: Je
sçavois bien que la femme que j'avois espousee estoit femme.
Mais si quelqu'un d'avantage y vouloit encore adjouster ce refrein
de Platon, Ne suis-je point moymesme en quelque chose tel? et
destournoit ainsi la discussion de son jugement du dehors au dedans,
et entrejettoit un peu parmy le reprendre autry, la crainte d'estre
repris luy mesme, il ne seroit à l'adventure pas si aspre
à condamner les autres pour leurs vices, quand il verroit que
luy mesme auroit tant de besoing de pardon. Mais à l'opposite
chascun de nous estant en cholere, et punissant autry, prononce des
sentences d'un Aristides, ou d'un Caton, Ne desrobbe plus, Ne ments
plus, Pourquoy es-tu si paresseux? et, qui est plus laid que tout,
nous <p 62v>reprenons en cholere ceux qui se courroucent et
cholerent, et les fautes qui ont esté commises par cholere,
nous les punissons nous mesmes en cholere, non pas en la sorte que
font les medecins,
Qui d'un drogue et medecine amere
Vont destrempant le fiel de la cholere.
car nous l'augmentons, et la brouillons encore d'avantage. Quand
doncques quelques-fois je me mets à par moy en ces discours,
je tasche quant-et-quant à retrencher quelque chose de la
curiosité: car de vouloir exquisement recercher et descouvrir
toutes choses, pourquoy un vallet aura failly à faire ce
qu'on luy aura commandé, ce qu'aura fait un amy, à
quoy s'amusera un fils, ce qu'aura dit en l'aureille une femme, tout
cela n'engendre que de continuelles riottes journellement,
lesquelles en fin se terminent en une aspreté et malaisance
de moeurs: car, comme dit quelque part Euripide,
Dieu met la main à toute chose grande,
Mais tout le reste à fortune il commande.
quant à moy, je ne cuide pas qu'il faille rien commettre
à la fortune, ny moins encore passer en nonchaloir à
un homme de bon sens, mais de quelques choses se fier et s'en
rapporter à sa femme, de quelques autres à ses
serviteurs, d'autres à ses amis, comme aians soubs eux des
commis, des receveurs, et administrateurs, en se retenant à
luy, et à la disposition de son jugement, les principales et
de plus grande importance: car tout ainsi comme les petites lettres
offensent et poignent plus les yeux, d'autant qu'elles les tendent
plus, aussi les petits affaires emeuvent plus la cholere, qui de
là en prent une mauvaise accoustumance pour les plus grands.
Puis, apres tout, j'ay estimé que ce precepte d'Empedocles
estoit grand et divin,
Maintiens-toy sobre, et net de tout peché.
Ce reste semble avoir esté adjousté par quelque
Chrestien, et n'est point du style de l'autheur, aussi louois-je
grandement ces observations, comme estans honnestes et bien seantes
à homme faisant profession de sapience, vouër en ses
prieres de s'abstenir un an durant de femmes, et de vin, honorant
ainsi Dieu de ceste continence, ou bien de s'abstenir un temps
certain et limité de toute vaine parole, prenant garde
à soy de ne dire jamais ny en jeu, ny à bon escient,
parole qui ne soit veritable: et premierement je m'accoustumois
à passer quelque peu de jours sans me courroucer pour quelque
occasion que ce fust, comme de m'enyvrer, ou de boire du vin, ne
plus ne moins que si je sacrifiois à Dieu un sacrifice sans
effusion de vin, ains seulement de miel: et puis m'essayant pour un
mois ou pour deux, je gaignois ainsi petit à petit en avant
du temps, m'exerceant de tout mon pouvoir à la patience, ou
me contregardant avec tous bons et honnestes propos, gracieux, doulx
et paisibles, pur et net de toutes mauvaises paroles, de meschantes
actions, et d'une passion, qui pour un bien peu de plaisir, et
iceluy encore peu honneste, apporte de grands troubles, et
finalement une repentance tres villaine. Dont avec la grace de Dieu
qui m'y aidoit, à mon advis, l'experience m'a donné
evidemment à cognoistre, que ceste mansuetude, clemence,
benignité et debonnaireté, n'est à nul des
familiers qui vivent et conversent ordinairement ensemble, si
doulce, si aggreable, ne si plaisante, qu'elle est à ceux
mesmes qui l'ont imprimee en leur ame.
LE meilleur seroit, à l'adventure, de ne se tenir du
tout point en maison qui fust mal aëree, mal percee, obscure,
froide, et mal saine: mais encore si pour l'avoir de long temps
accoustumee aucun y vouloit demourer, il y pourroit en remuant les
veuës, en changeant la montee, en ouvrant quelques huys, et en
fermant quelques autres, la rendre plus claire, mieux à
propos exposee au vent, et plus salubre: car on a amendé des
villes mesmes toutes entieres, par semblables remuemens: comme lon
dit que Ch@eron anciennement tourna la ville de ma naissance,
Ch@eronee, devers le Soleil levant, laquelle au paravant regardoit
vers le Ponant, et recevoit le couchant du costé du mont de
Parnasse: et le Philosophe naturel Empedocles aiant fait estouper
une bouche et ouverture de montaigne, de laquelle il sortoit un vent
de Midi pesant et pestilent à toute la campagne d'au
dessoubs, osta l'occasion de la pestilence qui estoit paravant
ordinaire en toute la contree. Pour autant donc qu'il y a des
passions de l'ame pestilentes et dommageables, comme celles qui luy
apportent travail, tourmente, et obscurité, le meilleur
seroit les chasser de tout poinct, et les jetter entierement par
terre, pour se donner à soymesme une veuë libre, une
lumiere claire, et un vent salubre, ou pour le moins les rechanger
et rhabiller, en les changeant ou destournant autrement: comme pour
exemple, sans en cercher plus loing, la curiosité est un
desir de sçavoir les tares et imperfections d'autruy, qui est
un vice ordinairement conjoinct avec envie et malignité: car
pourquoy est-ce, homme par trop envieux, que tu vois si clair
és affaires d'autruy, et si peu és tiens propres?
destourne un peu du dehors, et retourne au dedans ta
curiosité, si tant est que tu prennes plaisir à
sçavoir et entendre des maux, tu trouveras bien chez toymesms
à quoy passer ton temps:
Autant que d'eau autour d'une Isle il passe,
Et qu'en un bois de fueilles il s'amasse,
autant trouveras-tu de pechez en ta vie, de passions en ton ame, et
d'omissions en ton devoir. Car comme Zenophon dit, que chez les bons
mesnagers il y a lieu propre pour les utensiles destinez à
l'usage des sacrifices, autre lieu pour la vaisselle de table, et
qu'ailleurs sont situez les instruments du labourage, et ailleurs
à part ceulx qui sont necessaires à la guerre: aussi
trouveras-tu en toy des maux qui procedent les uns d'envie, les
autres de jalousie, les autres de lascheté, et les autres de
chicheté: amuse toy à les revisiter, à les
considerer: estoupe et bousches toutes les advenues, et toutes les
portes et fenestres qui regardent chez tes voisins, et en ouvre
d'autres qui respondent à ta chambre, au cabinet de ta femme,
au logis de tes serviteurs, là tu trouveras à quoy
t'amuser avec profit et sans malignité, là tu
trouveras des occupations profitables et salutaires, si tu aimes
tant à enquerir et recercher ce qui est caché, pourveu
que chascun veuille dire à par soy,
Où ay-je esté? qu'ay-je fait ou mesfait?
Qu'ay-je oublié que je deusse avoir fait?
Mais maintenant, ainsi comme les fables disent, que la fee Lamia ne
fait que chanter quand elle est en sa maison estant aveugle,
d'autant qu'elle a serré ses yeux en un vaisseau à
part: mais quand elle sort dehors, elle se les remet, et voit alors:
aussi chascun de nous au dehors, et pour contempler les autres,
adjouste à la male intention la curiosité, comme un
oeil, et en nos propres defaults, et en nos maulx nous avons la
barlue par ignorance à tout propos, à faute d'y
employer les yeux et la clarté de la lumiere. Voila pourquoy
le curieux est plus utile à ses ennemis qu'il n'est pas
à luymesme, d'autant qu'il descouvre, met en evidence, et
leur monstre, ce dont il <p 63v>se faut garder, et ce qu'ils
doivent corriger, et ce pendant il ne voit pas la plus part de ce
qui est chez luy, tant il est esblouy à regarder ce qui est
au dehors: mais Ulysses homme sage ne voulut pas mesme parler
à sa propre mere devant qu'il eust enquis et entendu du
prophete, ce pourquoy il estoit descendu aux enfers, et apres qu'il
l'eut entendu, alors il se tourna à parler et à sa
mere et aux autres, femmes, demandant qui estoit Tyro, qui estoit la
belle Chloris, et pour quelle occasion Epicaste estoit morte,
S'estant pendue avec un las mortel
Aux soliveaux du hault de son hostel.
Mais, au contraire, nous mettans à non-chaloir, et ne nous
soucians point de sçavoir ce qui nous touche, allons
recercher la genealogie des autres, que le grand pere de nostre
voisin estoit venu de la Syrie, que sa nourrice estoit Thraciene,
que un tel doit trois talents, et n'en a point encore payé
les arrerages: et nous enquerons de telles choses, d'où
revenoit la femme d'un tel, et qu'estoit ce qu'un tel et un tel
disoient à part en un coing. Au contraire, Socrates alloit
çà et là enquerant de quelles raisons usoit
Pythagoras pour persuader les hommes, et Aristippus en la
solennité et assemblee des jeux Olympiques se rencontrant en
la compagnie d'Ischomachus, luy demanda de quelles persuasions usoit
Socrates pour rendre les jeunes hommes si fort affectionnez à
luy: et comme l'autre luy en eust communiqué quelque petit de
semence et de monstre, il en fut si passionné que son corps
en devint incontinent tout fondu, pasle et desfaict, jusques
à ce que s'en estant allé à Athenes avec ceste
ardente soif, il en puisa à la source mesme, et cogneut le
personnage, ouit ses discours, et sçeut que c'est de la
Philosophie, de laquelle la fin est, cognoistre ses maulx, et le
moyen de s'en delivrer: mais il y en a qui pour rien ne veulent voir
leur vie, comme leur estant un tres mal-plaisant spectacle, ny
replier et retourner leur raison comme une lumiere sur eux-mesmes,
ains leur ame estant pleine de toutes sortes de maulx, et redoutant
et craignant ce qu'elle sent au dedans d'elle mesme, saulte dehors,
et va errant çà et là à recercher les
faicts d'autruy, nourrissant et engraissant ainsi sa
malignité: car ainsi que la poule, bien souvent qu'on luy
aura mis à manger devant elle, s'en ira neantmoins gratter en
un coing, là où elle aura peut estre apperceu en un
fumier quelque grain d'orge: semblement aussi les curieux, passans
par dessus les propos exposez à chascun, et les histoires
dont chascun parle, et que lon ne defend point d'enquerir, ny n'est
on point marry quand on les demande, vont recueillant et amassant
les maulx secrets et cachez de toute la maison. Et toutefois la
response de l'Aegyptien fut gentille et bien à propos
à celuy qui luy demandoit, que c'estoit qu'il portoit
enveloppé: «c'est à fin que tu ne le
sçaches pas, qu'il est enveloppé.» Aussi toy
curieux pourquoy vas-tu recerchant ce qui est caché? car si
ce n'estoit quelque chose de mal on ne le cacheroit pas: et si y a
plus, que lon n'a pas accoustumé d'entrer de plein vol en la
maison d'autruy sans frapper à la porte, et maintenant on use
de portier pour mesme occasion, mais anciennenement on avoit des
marteaux attachez aux portes dont on tabouroit, pour advertir ceux
de dedans, à fin qu'un estranger ne surprist point la
maistresse au milieu de la maison, ou la fille à marier, ou
un serviteur que lon fouetteroit, ou des chambrieres qui
tanseroient, mais c'est là où plus volontiers le
curieux se glisse: de maniere qu'il ne verroit pas volontiers,
encore qu'on l'en priast, une maison honneste et bien composee: mais
ce pourquoy on use de clef, de verrou, et de porte, c'est ce qu'il
appete descouvrir, et le mettre en veuë de tout le monde. Et
toutefois, comme disoit Ariston, les vents que nous haïssons le
plus, ce sont ceux qui nous rebrassent nos habillements: mais le
curieux ne rebrasse pas seulement les robbes et les sayes de ses
voisins, mais il ouvre jusques aux parois, il ouvre tout arriere les
portes, et penetre mesme à travers le corps de la tendre
pucelle, comme un vent, enquerant de ses jeux, ses danses et ses
veilles, et les <p 64r>calumniant: et comme le poëte
comique se mocquant de Cleon dit, que
Ses deux mains sont au païs d'Aetolie,
Et son esprit est en la Clopidie,
voulant dire qu'il ne faisoit que demander, que prendre et
desrobber: aussi l'entendement du curieux est tout ensemble
és palais des riches, et maisonnettes des pauvres, és
cours des Roys, és chambres des nouveaux mariez: il furette
toutes choses, et s'enquiert des affaires des passans, des seigneurs
et capitaines, et quelquefois non sans danger: ains comme si
quelqu'un par curiosité d'apprendre la qualité de
l'Aconite, en goustoit, se trouveroit mort avant qu'il en
sçeust rien cognoistre: aussi ceux qui recerchent les maux
des grands, se perdent eux-mesmes avant que d'en pouvoir rien
sçavoir: car ceux qui ne se contentent pas de la lumiere
abondante des rayons du Soleil, qui s'espandent si clairement sur
toutes choses, ains veulent à plein fond regarder le cercle
mesme de son corps, en osant se promettre qu'ils penetreront sa
clarté, et entreront des yeux à force au beau milieu,
ils s'aveuglent. Et pourtant Philippides le joueur de Com@edies
respondit un jour bien sagement au Roy Lysimachus qui luy disoit,
«Que veux tu que je te communique de mes biens,
Philippides» «Ce qu'il vous plaira, Sire, dit-il, prouveu
que ce ne soit point de vos secrets.» Car ce qu'il y a de plus
beau et de plus plaisant en l'estat des Roys se monstre au dehors,
exposé à la veuë d'un chascun: comme sont leurs
festins, leurs richesses, leurs festes, leurs liberalitez et
magnificences, mais s'il y a quelque chose de caché et
secret, ne vous en approchez pas. La joye d'un Roy en
prosperité ne se cache point, ny son rire quand il est en ses
bonnes, ny quand il se prepare à faire quelque grace et
quelque liberalité: mais s'il y a quelque chose de secret,
c'est cela qui est formidable, triste, non approchable, et où
il n'y a pas matiere de rire: car ce sera ou un amas de rancune
couverte, ou un project de quelque vengeance, ou une jalousie de
femme, ou une deffiance de quelques uns de ses mignons, ou une
suspicion de son fils. Fuy ceste espesse et noire nuee, tu verras
bien quel tonnerre et quel esclaire elle jettera quand ce qui est
maintenant caché viendra à se crever. Quel moyen
doncques y a il de la fuir? c'est de detourner et tirer ailleurs la
curiosité, mesmement à recercher les choses qui sont
et plus belles et plus honnestes: recerche ce qui est au ciel, ce
qui est en la terre, en l'air, en la mer. Tu demandes à voir
ou de grandes ou de petites choses: si tu en aimes à voir de
grandes, recerche le Soleil, enquiers toy là où il
descend, de là où il monte: cerche la cause des
mutations qui se font en la Lune, comme tu ferois les changements
d'un homme: comment est-ce qu'elle a perdu une si grande lumiere,
d'où est-ce qu'elle l'a depuis recouvree, et comment est-ce
que,
Premierement de non point apparente
Elle se monstre un petit esclairante,
Embellissant sa belle face ronde,
Et l'emplissant de lumiere feconde:
Puis de rechef se va diminuant,
Et s'en retourne en son premier neant.
et cela sont des secrets de nature: mais elle n'est pas marrie quand
on les recerche. Tu deffies tu de pouvoir trouver les grandes
choses? recerche les petites: Comment est-ce qu'entre les arbres les
uns sont tousjours verds, floris, revestus de leurs beaux
habillements, et monstrent leurs richesses en tout temps: les autres
sont aucunefois semblables à ceux-là, mais puis apres,
aiants, comme un mauvais mesnager, tout à un coup mis hors et
despendu tout leur bien, ils demeurent tout nuds et pauvres: et
pourquoy est-ce que les uns produisent leurs fruicts ronds, les
autres longs, et les autres angulaires: car il n'y a mal ny danger
quelconque à toutes ces enquestes-là. Mais s'il est
force que la curiosité s'applique tousjours à
recercher choses mauvaises, comme <p 64v>un serpent venimeux
se nourrit et se tient tousjours en lieux pestilents, menons la
à la lecture des histoires, et luy presentons abondance et
affluence de tous maux: car là elle trouvera des ruines
d'hommes, pertes de biens, corruptions de femmes, des serviteurs qui
se sont eslevez contre leurs maistres, calomnie d'amis,
empoisonnements, envies, jalousies, destructions de maisons,
eversions de royaumes et de seigneuries: saoule t'en, remply t'en,
prens y tant que tu voudras de plaisir, tu ne fascheras, ny ne
ennuyras personne de ceux avec qui tu converseras: mais il semble
que la curiosité ne se delecte pas de maulx qui soient desja
rances, et vieux, ains tous frais et tous recens, et qu'elle prenne
plus de plaisir à voir tousjours de nouvelles trag@edies: car
quant aux com@edies et spectacles de joyeuseté, elle ne s'y
arreste pas volontiers. Et pourtant si quelqu'un raconte l'appareil
d'une nopce, ou d'un sacrifice, ou d'un monstre, le curieux
s'escoutera froidement, et negligemmment, et dira qu'il l'aura desja
entendu d'ailleurs, commandera à celuy qui fait le conte,
qu'il passe cela, ou qu'il l'abbrege: mais si quelqu'un assis bec
à bec raconte comme une fille aura esté despucellee,
ou une femme violee, ou un proces qui se va commancer, ou une
querelle dressee entre deux freres, alors il ne sommeille ne il ne
vague pas,
Ains pour ouir le conte il s'appareille,
En approchant soigneusement l'oreille. Et ceste
sentence,
Helas que l'homme est prompt à escouter
Plus tost le mal, que le bien raconter!
cela proprement est dit à la verité touchant la
curiosité: car ainsi comme les cornets et ventoses attirent
du cuir ce qu'il y a de pire, aussi les aureilles des curieux
attirent tous les plus mauvais propos qui soient: ou pour mieux
dire, comme les villes et citez ont des portes maudites et
malencontreuses, par lesquelles elles font sortir ceux que lon
méne executer à la mort, et par où elles
jettent hors les ordures, et les hosties d'execration et de
malediction, et jamais n'y entre, ny n'en sort chose qui soit nette,
saincte, ny sacree: aussi les aureilles du curieux sont de pareille
nature, car il n'y passe rien qui soit gentil, ny bon, ny honneste,
ains tousjours y traversent et hantent paroles sanglantes, apportans
quand et elles des contes execrables, pollus, et contaminez,
Larmes et pleurs sont en toute saison
Le Rossignol qu'on oyt en ma maison.
Cela est la seule Muse, la seule Sirene des curieux: il n'y a rien
qu'ils oyent plus volontiers, car curiosité est une
convoitise d'ouir les choses que lon tient closes et cachees: or n'y
a il personne qui cache un bien qu'il possede, veu que bien souvent
on simule d'en avoir que lon n'a pas: ainsi le curieux convoitant de
sçavoir et entendre des maulx, est entaché de cest
malheureté, que les Grecs appellent Epichaere-kakia, qui
signifie joye du mal d'autruy, passion que est soeur germaine de
l'envie, d'autant qu'envie est douleur du bien d'autruy, et l'autre
perversité, est joye du mal: toutes lesquelles deux passions
procedent d'une perverse racine et d'une autre passion sauvage et
cruelle, qui est la malignité. Or est-il si fascheux et si
moleste à un chascun de descouvrir les maulx secrets qu'il a,
que plusieurs ont mieulx aimé se laisser mourir, que de
declarer aux medecins les maladies cachees qu'ils enduroient: car
supposez que Erophilus ou Erasistratus, ou bien Aesculapius mesme du
temps qu'il estoit encore homme, vint en vostre maison vous
demander, à un homme s'il auroit une fistule au fondement, ou
si c'estoit une femme, si elle auroit point un chancre en la
matrice, aiant en sa main les outils de chirurgie, et les drogues
qui sont propres à la guarison de tels maux: qui est celuy
qui ne chassast bien au loing un tel medecin, qui sans attendre que
lon eust affaire de luy, et que lon l'eust mandé, viendroit
de gayeté de coeur, et de son propre mouvement, pour entendre
les maulx d'autruy, encore que la curiosité et le soing de
bien particulierement enquerir, soit salutaire en cest
<p 65r>art là? là où les curieux
recerchent en autruy ces mesmes maulx là, et d'autres encore
pires: il est vray que ce n'est pas pour les guarir, mais seulement
pour les descouvrir: au moyen de quoy ils sont à bon droict
haïs de tout le monde. Car nous haïssons les gabelleurs,
et sommes marris contre eux, non quand ils font payer la gabelle
pour les hardes que lon fait entrer à descouvert en la ville,
mais quand ils viennent recercher et fureter les besongnes et hardes
d'autruy, encore que l'authorité publique leur donne loy de
ce faire, et qu'ils reçoivent dommage quand ils ne le font
pas: mais au contraire, les curieux laissent perdre et abandonnent
leurs affaires propres, pour vacquer à enquerir ceulx
d'autruy. Ils ne vont pas souvent aux champs, d'autant qu'ils ne
peuvent supporter le requoy ny le silence de la solitude: mais si
d'adventure apres un long espace de temps, il leur advient d'y
aller, ils jetteront plus tost l'oeil sur les vignes de leurs
voisins que sur les leurs, et s'enquerront combien de boeufs seront
morts à leur voisin, ou combien de muys de vin luy seront
aigris, et soudain apres qu'ils se seront emplis de telles curieuses
demandes, ils s'en refuiront à la ville. Car le vray et bon
laboureur ne se souciera mesmes des nouvelles qui sans s'en enquerir
luy viendront de la ville: car il dit,
Puis en marrant il me racontera
Soubs quelles loix paix faitte se sera:
Car le meschant fait mestier de s'enquerre,
Allant par tout, et de paix et de guerre.
Mais les curieux fuyans le labourage et l'agriculture, comme chose
vaine et froide, qui ne produit point de grand cas, se jettent au
milieu d'un Senat, d'un tribune où les harangues se font au
peuple sur la place, au plus frequent lieu du port où
abordent les navires: Et bien, y a il rien de nouveau? Comment, n'as
tu pas esté ce matin sur la place? Penses-tu que la ville se
soit changee en trois heures? Si quelqu'un d'adventure luy fait
ouverture de tels propos, s'il est à cheval, mettant pied
à terre, il l'ambrassera, il le baisera, et dressera les
aureilles: mais si celuy qu'il rencontrera en son chemin luy dit,
qu'il n'y a rien de nouveau, il luy respondra lors, Que dis-tu? n'as
tu pas passé par la place? n'as tu point esté au
palais? et n'as tu point parlé à ceulx qui sont venus
d'Italie? Voyla pourquoy j'estime, que les magistrats de la ville de
Locres font bien: car si quelqu'un de leurs bourgeois revenant des
champs en la ville, demande, Et bien, y a il rien de nouveau? ils le
condamnent à l'amende: par ce que comme les cuisiniers pour
bien ruer en cuisine ne demandent autre chose, que qu'il y ait force
gibier, et les pescheurs force poisson: aussi les curieux ne
souhaittent que qu'il y ait grande abondance de maulx, et grand
nombre d'affaires, grandes nouveautez, grands changements, à
celle fin qu'ils aient tousjours dequoy chasser, et que tuer. Aussi
feit sagement le legislateur des Thuriens, quand il defendit de
farcer ne mocquer aucun és jeux publiques et comedies, sinon
les adulteres et les curieux: car il semble que l'adultere soit une
espece de curiosité, de recercher la volupté d'autruy,
et une inquisition et recerche de ce que lon garde caché, et
que lon ne veut pas estre veu de tout le monde. Et la
curiosité semble estre un déliement, violement et
descouvrement des choses secrettes: or est il que communément
ceux qui enquierent et sçavent beaucoup, parlent aussi
beaucoup: c'est pourquoy Pythagoras ordonna aux jeunes gens cinq
annees de silence, qu'il appella Echemythie, c'est à dire,
tenir sa langue. Mais il est du tout necessaire, que medisance soit
conjoincte à curiosité, car ce qu'ils oyent
volontiers: ils le redisent aussi volontiers: et ce qu'ils
recueillent soigneusement des autres, ils le departent encore plus
volontiers à d'autres. D'où vient qu'outre les autres
maulx que ce vice-là contient, encore a-il celuy-là,
qu'il est contraire à sa propre convoitise: car il convoite
sçavoir beaucoup, et chascun le fuit et se donne garde de
luy. Car on n'a pas à plaisir de faire rien qu'il voye, ne
dire rien qu'il oye: ains s'il <p 65v>est question de
consulter quelque affaire, on en remet la deliberation, et en
differe lon la conclusion, jusques à ce que celuy-là
tel s'en soit allé: et si lon tient quelque propos de secret,
ou que lon face aucune chose de consequence, et il y survient un
curieux, on l'oste incontinent, et la cache lon, ne plus ne moins
que de la viande qui est en prise, quand on voit passer un chat: de
maniere que le plus souvent ce que lon dit, et que lon fait devant
les autres, on le tait et le cele devant celuy-là seul. Voyla
pourquoy consequemment il est privé de toute foy, que nul ne
se fie plus en luy, tellement que nous fions plus tost des lettres
missives, ou nostre cachet, à des serviteurs ou à des
estrangers, que non pas à des parents, familiers et amis, qui
aient ce vice d'estre curieux. Bien autrement feit le sage
Bellerophon, lequel ne voulut pas ouvrir les lettres qu'il portoit,
encore qu'il sceust bien qu'elles estoient escrites contre luy, et
s'abstint de toucher à la missive du Roy, tout ainsi qu'il
n'avoit pas voulu toucher à sa femme, par la mesme vertu de
continence: car la curiosité est une incontinence, comme
l'adultere: mais outre l'intemperance il y a une folie, et une
resverie extreme: car c'est bien estre insensé et hors du
sens extremement, que laissant tant de femmes communes et publiques,
vouloir penetrer à grands frais et grande despense jusques
à une qui sera tenue soubs la clef, et qui bien souvent sera
laide. Tout autant en font les curieux: car mettans en arriere
plusieurs belles et plaisantes choses à voir et à
ouyr, et plusieurs honnestes passetemps et exercices, ils se
mettront à crocheter les lettres missives d'autruy, ils
approcheront l'oreille contre les parois des maisons d'autruy, pour
escouter ce qui se dit et se fait au dedans, ils iront oreiller ce
que des vallets ou des chambrieres cacquetteront en un coing,
quelquefois avec danger, mais tousjours avec honte et deshonneur:
pourtant seroit-il tresutile aux curieux, pour les divertir de ce
vice-là, se resouvenir des choses qu'ils auroient au paravant
sceuës et entendues: car si, comme Simonides souloit dire, que
quand par intervalles de temps il venoit à ouvrir ses
coffres, il trouvoit tousjours celuy des salaires plein, et celuy
des graces vuide: aussi si quelqu'un apres une espace de temps
venoit à ouvrir l'armoire ou l'arriere bouticque de la
curiosité, et regardoit au fond, la trouvant toute pleine de
choses inutiles, malplaisantes et vaines, à l'adventure luy
sembleroit cest amas-là bien fascheux, et que celuy qui
l'auroit fait, auroit eu bien peu d'affaires. Car voyez, si
quelqu'un feuilletant les escripts des anciens, en alloit elisant et
triant ce qu'il y auroit de pire, et en composoit un livre, comme
des vers d'Homere defectueux, commanceants par une syllabe briefve,
ou des incongruitez que lon rencontre és Trag@edies, ou des
objections villaines et deshonnestes que fait Archilochus alencontre
du sexe feminin, en se diffamant luy mesme: celuy-là ne
seroit-il pas digne de ceste tragique malediction,
Maudit sois tu, qui vas faisant recueil,
Des maux de ceux qui gisent au cercueil?
mais sans ceste malediction, c'est à luy un amas qui ne luy
apporte ny honneur, ny profit, d'aller ainsi par tout recueillir les
fautes d'autruy: comme on dit que Philippus feit un amas des plus
meschans et plus incorrigibles hommes qui fussent de son temps,
lesquels il logea ensemble dans une ville qu'il feit bastir, et
l'appella Poneropolis, c'est à dire, la ville des meschans:
aussi les curieux en recueillant et amassant de tous costez les
fautes et imperfections, non des vers, ny des poëmes, mais des
vies des hommes, font de leur memoire un archive et registre fort
mal-plaisant, et de fort mauvaise grace, qu'ils portent tousjours
quand et eux. Et tout ainsi comme à Rome il y a des personnes
qui ne se soucient point d'achetter de belles peintures ny de belles
statues, non pas mesmes de beaux garçons, ny de belles filles
de celles que lon expose en vente, ains s'addonnent à
achetter affectueusement des monstres en nature, comme qui n'ont
point de jambes, ou qui ont les bras tournez au contraire, qui ont
trois yeux, <p 66r>ou la teste d'une austruche, prenans
plaisir à les regarder, et à recercher s'il y a
point
De corps meslé de diverses especes,
Monstre avorté de l'un et l'autre sexes:
mais qui nous meneroit ordinairement veoir de tels spectacles, on
s'en fascheroit incontinent, et feroient mal au coeur à les
veoir: Aussi ceux qui curieusement vont recercher les imperfections
des autres, les infamies des races, les fautes et erreurs advenues
és maisons d'autruy, ils doivent r'appeller en leur memoire
comme les premieres telles observations ne leur ont apporté
ny plaisir aucun ny profit. Or l'un des plus grands moiens pour
divertir ceste vicieuse passion, c'est l'accoustumance, si
commançans de loing nous nous exerceons et accoustumons
à ceste continence, car l'accroissement se fait par
l'accoustumance, gaignant le mal tousjours petit à petit en
avant: mais comment il s'y faut accoustumer, nous le sçaurons
et entendrons en parlant de l'exercitation. Premierement doncques
nous commancerons aux plus petites et plus legeres choses: car
quelle difficulté y a-il en passant chemin de ne s'amuser
point à lire les inscriptions des sepultures? ou quelle peine
est-ce qu'en se promenant passer des yeux outre les escriteaux qui
s'escrivent contre les murailles, en supposant une maxime, qu'il n'y
a rien qui soit ny profitable ny plaisant? car ce sera quelqu'un qui
fera mention d'un autre en bonne part, ou, celuy-là est le
meilleur amy que j'aye, et plusieurs autres escripts pleins de telle
badinerie, lesquels semblent n'apporter point de mal pour les lire,
mais ils en apportent secrettement beaucoup, d'autant qu'ils
engendrent une coustume de recercher ce que lon ne doit pas
enquerir: et comme les veneurs n'endurent pas que leurs chiens se
dévoyent, ne qu'ils poursuyvent toutes odeurs, ains les
retiennent et retirent en arriere avec leurs traicts, pour garder le
nez et le sentiment pur et net, à ce qui est propre à
leur office, à fin qu'ils soient plus ardents à suivre
la trace,
Suivants avec le sentiment du nez
Les animaux qui seront destournez.
aussi faut-il oster au curieux ses saillies et ses courses à
vouloir tout escouter et tout regarder, et en le tenant de court, le
tirer et destourner à veoir et ouyr seulement ce qui est
utile. Car ainsi comme les aigles et les lions en marchant reserrent
leurs ongles au dedans, de peur qu'ils n'en usent et emoussent les
pointes: aussi estimans que la curiosité a quelque partie du
desir de beaucoup sçavoir et apprendre, gardons nous que nous
ne l'employons et la rebouschons en choses mauvaises et viles.
Secondement accoustumons nous en passant par devant la porte
d'autruy, de ne regarder point dedans, et ne toucher point de l'oeil
à chose qui y soit, comme estant l'oeil l'une des mains de la
curiosité, ains ayons tousjours devant les yeux le dire de
Xenocrates, qui disoit, qu'il n'y avoit point de difference entre
mettre les yeux ou les pieds en la maison d'autruy: car ce n'est
chose ny juste, ny honneste, ny plaisant à veoir.
Laid à veoir est le dedans, estranger.
car qu'est-ce pour le plus ordinaire, sinon telles choses, des
utensiles de mesnage, qui seront l'un deçà l'autre
delà, des chambrieres assises, et rien d'importance ny de
plaisir? mais ceste torse de regard qui tord l'ame quant et quant,
et ce destournement en est laid, et la coustume n'en vault rien qui
soit. Diogenes voyant un jour Dioxippus qui faisoit son entree sur
un chariot triomphal en la ville, pour avoir gaigné le pris
és jeux Olympiques, et observant qu'il ne pouvoit retirer ses
yeux de contempler une belle jeune dame qui regardoit l'entree, ains
la suivoit tousjours de l'oeil, et se retournoit vers elle: Voyez,
dit-il, nostre champion victorieux et triomphant qu'une jeune garse
emmeine par le collet. Aussi verriez vous que les curieux
ordinairement sont subjects à tordre le col, et se retourner
à tout ce qu'ils voyent et qu'ils oyent, apres qu'ils ont
fait par accoustumance une habitude de jetter les yeux par
<p 66v>tout: car il ne fault pas, à mon advis, que le
sentiment exterieur vague et rage à son plaisir, comme une
chambriere dissoluë et mal apprise, ains faut que quand il est
envoyé par la raison devers les choses, apres avoir
communiqué et traicté avec elles, qu'il s'en retourne
incontinent devers sa maistresse pour en faire son rapport, et puis
derechef se rasseoir au dedans de l'ame, estant tousjours attentif
à ce que la raison luy commandera: mais maintenant il se fait
ce que dit Sophocles,
Comme chevaux effrenez et sans bride,
Raison à force emportent qui les guide.
Les sentiments qui n'ont pas esté bien instruicts ne bien
exercitez, courants devant le commandement de la raison, tirent
quant et eux bien souvent et precipitent l'entendement là
où il ne faudroit point: pourtant est-ce chose faulse qui se
dit communement, que Democritus le philosophe s'esteignit la
veuë en fichant et appuyant les yeux sur un miroir ardant, et
recevant la reverberation de la lumiere d'iceluy, à fin
qu'ils ne luy apportassent aucun destourbier en evoquant souvent la
pensee au dehors, ains la laissant au dedans en la maison, pour
vacquer au discours des choses intellectuelles, estans comme
fenestres, respondantes sur le chemin, bouschees. Bien est-il vray,
que ceux qui besongnent beaucoup de l'entendement, se servent bien
peu du sentiment. C'est pourquoy ils bastissoient anciennement les
temples des Muses, lieux destinez à l'estude, qu'ils
appelloient Mus@ees, le plus loing qu'ils pouvoient des villes, et
appelloient la Nuict, Euphroné, comme qui diroit la sage,
estimans que la solitude, le repos, et le n'estre point
destourbé, servent beaucoup à la contemplation et
invention des choses que lon cerche de l'entendement. D'avantage il
n'est pas non plus malaisé, ne difficile, quand il y a
d'adventure quelques hommes qui tansent et s'injurient les uns les
autres sur la place, de ne s'en approcher point, ny quand il se fait
un concours de plusieurs personnes, pour quelque occasion, ne s'en
bouger point, ains demourer en sa place: et si tu ne t'y peux tenir,
te lever et t'en aller ailleurs: car tu ne gaigneras rien à
te mesler parmy les curieux, et recevras grand profit en
divertissant à force la curiosité, et la reprimant et
contraignant par accoustumance d'obeïr à la raison. Et
pour tendre et roidir encore plus l'exercitation, il sera bon quand
il se jouëra quelque jeu dedans le theatre, qui retiendra fort
les spectateurs, passer oultre, et repoulser tes amis qui te
voudront mener veoir un excellent balladin, ou un excellent joueur
de com@edies, ny se retourner quand on oyra quelque clameur ou
quelque bruit, procedant de la carriere où lon fait au jeu de
pris courir les chevaux: car ainsi comme Socrates conseilloit de
s'abstenir des viandes qui provocquent les hommes à manger
quand ils n'ont point de faim, et les bruvages qui convient à
boire, encore que lon n'ait point de soif: aussi faut-il que nous
fuyons, et nous gardions de voir ny d'ouyr chose, quelle qu'elle
soit, qui nous arreste ou retienne quand il n'en est point de
besoin. Le bon Cyrus ne vouloit pas voir la belle Panthea, et comme
Araspes l'un de ses mignons luy dist, que sa beauté estoit
bien chose digne de voir: «Voyla pourquoy, dit-il, il vaut
doncques mieux du tout s'abstenir de l'aller voir: car si maintenant
à ta persuasion je l'allois voir, à l'adventure que cy
apres elle mesme m'induiroit d'y aller, encore que je n'en eusse pas
le loisir, et me seoir aupres d'elle pour contempler sa
beauté, en laissant ce pendant aller plusieurs affaires de
grand importance.» Semblablement Alexandre ne voulut point
aller voir la femme de Darius, bien que lon luy dist que c'estoit
une fort belle jeune dame, ains allant visiter sa mere, qui estoit
desja vieille, s'absteint de voir l'autre qui estoit belle et jeune:
mais nous, jettans les yeux jusques dedans les littieres des femmes,
et nous pendans à leurs fenestres, ne cuidons pas commettre
aucune faute, en laissant ainsi la curiosité glisser et
couler à tout ce qu'elle veult. Aussi est il expedient pour
s'exercer à la justice, laisser à prendre quelquefois
ce que lon pourroit bien justement faire, <p 67r>à
fin de s'accoustumer à s'abstenir tant plus de prendre rien
injustement. Semblablement aussi pour s'accoustumer à la
temperance, s'abstenir quelquefois d'habiter avec sa propre femme,
à fin que jamais on ne soit esmeu de la convoitise de celle
d'autruy. Te servant donc de ceste façon de faire encore
contre la curiosité, parforce toy de ne faire pas semblant de
veoir ny d'ouïr quelque chose que t'appartienne: et si
quelqu'un te veult faire quelque rapport de ta maison, de passer
outre, et rejetter arriere quelques propos qui sembleroient avoir
esté dicts de toy à ton desadvantage: car à
faute de cela, la curiosité envelopa Oedipus en de tresgrands
maux, par ce que voulant sçavoir qui il estoit, comme
n'estant pas de Corinthe, en allant à l'oracle pour luy
demander, il rencontra Laius par le chemin, qu'il tua, et espousa sa
propre mere, par le moyen de laquelle il obtint le royaume de
Thebes: et lors qu'il sembloit estre tresheureux, encore se voulut-
il cercher soymesme, combien que sa femme l'en destournast le plus
qu'elle pouvoit: et plus elle le prioit de ne le faire pas, plus il
en pressa un vieillard qui sçavoit toute la verité du
faict, en le contraignant par toutes voyes, tant que le discours de
l'affaire l'ayant desja mis sur le bord de la suspicion, comme le
vieillard se fust escrié,
Helas je suis sur le poinct dangereux
De declarer un cas bien malheureux,
toutefois estans desja surpris de sa passion de curiosité, et
le coeur luy en battant, il respond,
Et moy aussi sur le poinct de l'entendre,
Mais toutefois il le me faut apprendre.
tant est aigre doux, et mal aisé à contenir le
chattouillement de la curiosité, comme un ulcere, qui plus on
le gratte et plus s'ensanglante luy-mesme: Mais celuy qui est
entierement net et delivré de telle maladie, et qui est de
nature paisible, quand il aura ignoré quelque mauvaise
nouvelle, il dira,
O sainct oubly de passee tristesse,
Tant tu es plein de tresgrande sagesse!
Et pourtant se faut-il petit à petit accoustumer à
cecy, quand on nous apportera des lettres de ne les ouvrir pas
vistement et à grande haste, comme font la plus part, que si
les mains demeurent un peu trop à leur gré à
deslier la fiscelle, ils la maschent à belles dents: et s'il
arrive un messager de quelque part, ne courir pas incontinent
à luy, ny ne se lever à l'estourdie de sa place,
soudain que quelqu'un viendra dire, J'ay quelque chose de nouveau
à vous conter: mais bien eusses-tu quelque chose de bon et
utile à me dire. Un jour que je declamois à Rome,
Rusticus, celuy que Domitian depuis feit mourir, pour l'envie qu'il
portoit à sa gloire, y estoit, qui m'escoutoit: au milieu de
la leçon il entra un soudard qui luy bailla une lettre
missive de l'Empereur: il se feit là un silence, et moy-mesme
feis une pause à mon dire, jusques à ce qu'il l'eust
leuë: mais luy ne voulut pas, ny n'ouvrit pas sa lettre devant
que j'eusse achevé mon discours, et que l'assemblee de
l'auditoire fust departie: dont toute la compagnie prisa et estima
beaucoup la gravité du personnage. Mais quand on nourrit la
curiosité de ce qui est bien loisible, on la rend à la
fin si forte et si violente, que puis apres on ne la peult pas
facilement retenir, quand elle court aux choses defendues, pour la
longue accoustumance. Ains telle sorte de gens ouvrent les lettres,
ils s'ingerent aux conseils secrets de leurs amis: ils veulent veoir
à descouvert les choses sainctes, qu'il n'est pas licite de
veoir: ils se vont enquerant des faicts et dicts secrets des
Princes: et toutefois il n'y a rien qui rende tant odieux les tyrans
que les mousches, c'est à dire, les espions, qui vont par
tout espiant ce que se fait, et qui se dit, encore qu'ils soient
contraincts de tenir de telles gens aupres d'eux. Or le premier qui
eut riere soy de telles mousches, que lon appelle Otacoustes, comme
qui diroit, <p 67v>les oreilles du prince, fut le jeune
Darius, qui ne se fioit pas de soy-mesme, et avoit tout le monde
suspect: mais ceux que lon appelloit [...], comme qui diroit,
courtiers ou rapporteurs, ce furent les tyrans de Sicile Denis, qui
les meslerent parmy les bourgeois et le peuple de Syracuse: aussi
quand vint la mutation de l'estat, ce furent les premiers que les
Syracusains massacrerent. Car mesme la nation des Sycophantes, c'est
à dire des calomniateurs, est de la confrairie des curieux,
toutefois encore ces calomniateurs-là recerchent s'il y a
aucun qui ait commis ou voulu commettre quelque malefice: mais les
curieux descouvrans les mesadventures fortuites de leurs voisins,
les exposent en veuë de tout le monde. Aussi dit-on que ce mot
d'Aliterius, qui signifie meschant, a esté premierement ainsi
denommé de la curiosité: car estant la famine bien
grande à Athenes, ceux qui avoient du bled en leurs maisons,
ne le portoient pas au marché, ains le mouloient secrettement
la nuict en leurs maisons: et ceste maniere de curieux alloient
cà et là, oreillant là où ils
entendoient le bruit de moulins, et de là en furent ainsi
appellez. Pareillement aussi dit-on, que le nom des Sycophantes est
venu de semblable occasion: car aiant esté prohibé et
defendu par edict, d'emporter hors du païs des figues, ceux qui
alloient espiant et descouvrant ceux qui en emportoient, en furent
de là appellez Sycophantes. Et pourtant ne sera-il point
inutile, que les curieux pensent à cela, à fin qu'ils
aient honte en eux-mesmes, d'estre trouvez semblables en moeurs, et
façons de faire, à ceux qui sont les plus hays, et les
plus mal-voulus du monde.
J'AY receu ta lettre bien tard, par laquelle tu me pries de
t'escrire quelque chose de la tranquillité de l'esprit, et
quant et quant de quelques passages du Tim@ee de Platon, lesquels
semblent avoir besoing de plus diligente exposition. Or est-il
advenu qu'en mesme temps, nostre commun amy Eros a eu occasion de
naviguer en diligence à Rome pour quelques lettres qu'il
receut du tres-vertueux personnage Fundanus, par lesquelles il le
pressoit fort de partir incontinent pour se rendre devers luy: ainsi
n'ayant pas du temps assez pour vacquer à loisir à ce
que tu desirois, et ne pouvant souffrir que cest homme partant
d'avec moy s'en allast les mains vuides vers toy, j'ay recueilly
sommairement des memoires que j'ay de longue main compilez pour mon
particulier, quelques sentences touchant la tranquillité de
l'esprit, estimant que tu ne m'as point demandé ce discours-
là pour avoir le plaisir de lire un traicté escript en
beau langage, mais seulement pour t'en servir à ton besoing,
sçachant tresbien que pour estre en la bonne grace des
Princes, et avoir la reputation de bien dire, et estre eloquent
à plaider causes au palais, autant que pas un autre qui soit
à Rome, tu ne fais pas neantmoins comme le Tragique Merops,
ny ne te perds pas comme luy de vaine gloire à l'appetit de
la tourbe populaire qui te juge pour cela bien-heureux, ains retiens
en memoire ce que tu as bien souvent entendu de nous, que ny la
chaussure Patricienne ne guarit pas de la goutte des pieds, ny
l'anneau precieux, les panaris: ny le diademe, de la douleur de
teste: car dequoy servent les grands biens à delivrer l'ame
de toute fascherie, et à rendre la vie de l'homme tranquille,
ny les grands honneurs, ny <p 68r>le credit en court, s'il
n'y a au dedans qui en sçache user honnestement, et si cela
n'est tousjours accompagné du contentement, qui ne souhaitte
jamais ce qu'il n'a point? Et qu'est-ce autre chose cela, sinon la
raison accoustumee et exercitee à refrener incontinent la
partie irraisonnable de l'ame, qui sort aiseement et souvent hors
des gonds, et ne la laisse pas vaguer à son plaisir et se
transporter à ses appetits? Ainsi donc comme Xenophon
admoneste, que lon se souvienne des Dieux, et que lon les honore,
principalement lors que lon est en prosperité, à fin
que quand on sera en necessité, on les puisse reclamer avec
plus d'asseurance, comme estans de longue main propices et amis:
aussi faut-il que les hommes sages et de bon entendement, facent de
longue main provision des raisons qui peuvent servir à
l'encontre des passions, à fin qu'estans ainsi de longue main
preparees, elles en profitent d'avantage au besoing. Car ainsi comme
les chiens qui sont aspres de nature, s'aigrissent et abboyent
à toutes voix qu'ils entendent, et ne s'appaisent qu'au son
de celle qui leur est familiere, et qu'ils ont accoustumé
d'ouir: aussi n'est-il pas aisé de ramener à la raison
les passions de l'ame effarouchees, sinon que lon ait des raisons
propres et familieres à la main, qui les reprennent aussi
tost comme elles commancent à s'esmouvoir. Or quant à
ceux qui disent, que pour vivre tranquillement il ne se faut pas
mesler ny entremettre de beaucoup de choses, ny en privé ny
en public: En premier lieu je dis, qu'ils nous veulent vendre trop
cherement ceste tranquillité, nous la voulans faire achetter
à pris d'oysiveté, qui est autant que s'ils
admonnestoient un chascun comme estant malade, ainsi que fait
Electra son frere Orestes,
Demeure quoy, miserable, en ton lict.
Mais ce seroit une mauvaise medecine au corps, que pour le delivrer
de douleur luy faire perdre le sentiment: et ne seroit de rien
meilleur medecin de l'ame celuy qui pour luy oster tout ennuy et
toute fascherie, la voudroit rendre paresseuse, molle, oubliante
tout devoir envers ses amis, ses parents et son païs. Et puis
cela n'est pas veritable, que ceux-là aient l'ame tranquille,
qui ne s'entremettent pas de beaucoup de choses: car s'il estoit
vray, il faudroit doncques dire, que les femmes seroient plus
reposees et plus tranquilles en leur esprit, que les hommes, attendu
qu'elles ne bougent, pour la plus part, de la maison: mais
maintenant il est bien vray, comme dit le poëte Hesiode,
que
Le vent trenchant de la bise qui gele
Ne perce point le corps de la pucelle.
mais les ennuis, les soucis, les courroux et mescontentements, soit
ou par jalousie, ou superstition, ou ambition, ou par tant de vaines
opinions qu'à peine les pourroit on nombrer, se coulent bien
aiseement jusques dedans les cabinets des Dames. Et Laërtes qui
vescut l'espace de vingt ans à part aux champs,
Seul et avec une vieille il estoit,
Qui son manger et son boire apprestoit:
il s'esloingnoit bien de son païs, de sa maison, et de son
royaume, mais il avoit tousjours douleur et tristesse en son coeur,
qui tousjours est accompagné de langueur oyseuse, et de morne
silence. Mais il y a d'avantage, que le non s'employer aux affaires,
est ce qui bien souvent met l'homme en mesaise et travail d'esprit,
comme cestuy qui descrit Homere,
Mais Achilles, de Peleus la race,
Leger du pied, plein de divine grace,
Tenoit son coeur sans d'aupres se bouger
De ses vaisseaux, ny jamais se renger
Avec les Grecs en bataille, ou assise
<p 68v> D'aucun conseil, ny d'aucune entreprise,
Ains de despit à part se consumoit,
Et si rien plus que la guerre il n'aimoit.
dequoy luy mesme estant passionné et indigné en son
coeur, dit puis apres,
Pres de mes nerfs je me voy fait-neant,
Pois de la terre inutile seant:
tellement que Epicurus mesme n'est pas d'advis, qu'il faille
demourer à requoy, ains suivre l'inclination de son natural:
les ambitieux et convoiteux d'honneur, en se meslant d'affairs, et
s'entremettant du gouvernement de la chose publique, disant qu'ils
seroient autrement plus troublez, et plus travaillez de ne rien
faire, par ce qu'ils ne pourroient obtenir ce qu'ils desireroient:
mais en cela il est homme de mauvais jugement, de semondre au
gouvernement des affaires, non ceux qui sont les plus idoines
à les manier, ains ceux qui moins peuvent reposer: car il ne
faut pas mesurer ou determiner la tranquillité ou le trouble
de l'esprit à la multitude, ou au petit nombre des affaires,
ains à l'honnesteté ou deshonnesteté: car comme
nous avons desja dit, il n'est pas moins ennuyeux, ne moins
turbulént à l'esprit, omettre les choses honnestes,
que commettre les deshonnestes. Et quant à ceux qui estiment
qu'il y ait determineement quelque speciale sorte de vie, qui soit
sans aucune fascherie, comme quelques uns tiennent celle des
laboureurs, d'autres celle des jeunes gens à marier, autres
celle des Roys, Menander leur respond assez en ces vers,
O Phania, je pensois que les hommes
Riches, qui ont argent à grosses sommes,
Sans à usures en jamais emprunter,
Ne sçeussent point que c'est de lamenter
Toutes les nuicts: et en tournant à dextre
Sur un costé puis sur l'autre à senestre,
Dire souvent helas! mais que leur oeil
Jouist tousjours d'un gracieux sommeil.
mais depuis s'en estant approché, quand il apperceut que les
riches souffroient autant de mesaise que les pauvres,
Ainsi donc est tristesse Soeur germaine
Tousjours conjoincte avecques vie humaine:
Les delicats qui vivent mollement,
Les gens d'honneur se portans noblement,
En ont leur part: et, sans que point en yssent,
Les indigents, avec elle vieillissent.
Mais c'est tout ainsi comme ceux qui sont timides, et qui ont mal au
coeur quand ils vont sur la mer: car ils estiment qu'ils se
trouveront mieux, et seront moins malades, s'ils passent d'une
barque en un brigantin, et d'un brigantin en une galere, mais il ne
gaignent rien pour cela, d'autant qu'ils portent par tout quand et
eux la cholere et la peur, qui leur causent ce mal de coeur: aussi
les changemens de sortes de vie, n'ostent pas les ennuis et
fascheries qui troublent le repos de l'esprit, lesquels ennuis
procedent de faute d'experience des affaires, faute de bon discours,
faute de se sçavoir bien accommoder aux choses presentes:
c'est ce qui travaille autant les riches que les pauvres: c'est ce
qui fasche autant ceux qui sont mariez, que ceux qui sont à
marier: c'est pourquoy ils fuyent le palais et les plaids, et puis
ils ne peuvent endurer ny supporter le repos: c'est pourquoy ils
poursuivent d'estre avancez, et avoir grand lieu és courts
des Princes, et puis quand ils y sont parvenus, soudain ils s'en
ennuyent:
Difficile est contenter un malade,
ce dit le poëte Ion: car sa femme le fasche, il accuse le
medecin, il se courrouce à son <p 69r>lict: un sien
amy luy ennuyra, pour ce qu'il le sera venu visiter, un autre pour
ce qu'il n'y sera pas venu, ou pour ce qu'il s'en ira: mais puis
apres quand la maladie vient à se dissoudre, et que une autre
temperature et disposition du corps retourne, la santé
revient qui rend toutes choses aggreables et plaisantes: car celuy
qui auparavant et hier rejettoit avec horreur des oeufs, de
l'amidon, et du pain le plus blanc du monde, aujourd'huy mange du
pain bis de mesnage, avec des olives et du cresson, encore bien-
aise, et de bon appétit: aussi le jugement de la raison
venant à se former en l'entendement de l'homme, luy apporte
pareille facilité et mesme changement en toute sorte de vie.
On dit qu'Alexandre aiant ouy le philosophe Anaxarche disputer et
soustenir, qu'il y avoit des mondes innumerables, se prit à
pleurer: et comme ses familiers luy demandassent, qu'il avoit
à larmoyer: «N'ay-je pas, dit-il, bien cause de plorer,
s'il y a nombre infiny de mondes, veu que je n'ay pas encore peu me
faire seigneur d'un seul?» Là où Crates n'aiant
pour tout bien qu'une meschante cappe et une besace, ne feit jamais
autre chose que jouër et rire toute sa vie, comme s'il eust
tousjours esté de feste. Au contraire, Agamemnon se plaignoit
de ce qu'il avoit à commander à tant de monde,
Tu vois le fils d'Atree Agamemnon,
Que Jupiter fait dessus l'eschignon
Du col porter le faix pour tout le monde:
là où Diogenes, quand on le vendoit pour esclave,
estant couché tout de son long, se mocquoit du sergent qui le
crioit à vendre, et ne se vouloit pas lever, quand il luy
commandoit, ains se jouoit, et se mocquoit de luy, en luy disant:
«Et si tu vendois un poisson, le voudrois-tu faire lever?»
et Socrates devisoit familierement de propos de philosophie en la
prison: là où Phaëton estant monté jusques
au ciel ploroit encore de despit, que lon ne luy vouloit pas donner
à regir et gouverner les chevaux et le chariot du Soleil son
pere. Tout ainsi donc, comme le solier se tord selon la torse et
forme du pied, et non pas au contraire: aussi sont-ce les
dispositions des personnes qui rendent les vies semblables à
elles, car ce n'est pas l'accoustumance, comme quelqu'un a voulu
dire, qui rend la bonne vie plaisante à ceux qui l'ont
choisie: mais l'estre sage et moderé, est ce qui rend la vie
et bonne et plaisante tout ensemble. Et pourtant, puis que la source
de toute tranquillité d'esprit est en nous, curons la et
nettoyons diligemment, à fin que les choses mesmes
exterieures, et qui nous adviendront de dehors, nous semblent amies
et familiers, quand nous en sçaurons bien user:
Point ne se faut courroucer aux affaires,
Il ne leur chaut de toutes nos choleres:
Mais se sçavoir à tout evenement
Accommoder, est faire sagement.
Car Platon accomparoit nostre vie au jeu du tablier, là
où il faut que le dé die bien, et que le joueur use
bien de ce qui sera escheut au dé. Or de ces deux poincts
là, l'evenement et le sort du dé n'est pas en nostre
puissance, mais le recevoir doulcement et modereement ce qui plaist
à la fortune nous envoyer, et disposer chasque chose en lieu
où elle puisse ou beaucoup profiter, si elle est bonne, ou
peu nuire, si elle est mauvaise, cela est de nostre pouvoir et
devoir, si nous sommes sages. Car les fols escervellez, qui
n'entendent pas comment il se faut comporter en ceste vie humaine,
sortent arrogamment hors des gonds en prosperité, et se
resserrent vilement en adversité: ainsi sont-ils troublez par
toutes les deux extremitez, ou pour mieux dire par eux-mesmes en
l'une et en l'autre extremité, et principalement en ce que
lon appelle biens: ne plus ne moins que ceux qui sont maladifs en
leurs personnes, ne peuvent supporter ny le chaud ny le froid.
Theodorus, celuy qui pour ses mauvaises opinions fut surnommé
Atheos, c'est à dire, sans Dieu, disoit qu'il bailloit ses
propos <p 69v>avec la main droitte à ses auditeurs,
mais qu'ils les prenoient avec la main gauche: aussi les ignorants
qui ne sçavent pas comment il faut vivre, recevans à
gauche bien souvent la fortune qui leur vient à droitte, y
commettent de villaines fautes: mais les sages au contraire font
comme les abeilles, qui tirent du thym le plus penetrant et le plus
sec miel: aussi des plus mauvais et plus fascheux accidents, en
tirent quelque chose de propre et utile pour eulx. C'est doncques le
premier poinct, auquel il se faut duire et exerciter: comme celuy
qui visant à donner d'une pierre à un chien, faillit
le chien, et assena sa marastre, «Encore, dit-il, ne va il pas
mal ainsi:» aussi pouvons nous transferer la fortune, en
voulant et nous accommodant à ce qu'elle nous améne.
Diogenes fut chassé de son païs en exil: encore n'alla
il pas mal ainsi pour luy, car ce bannissement fut le commancement
de son estude en philosophie. Zenon le Citieïen avoit encore
une navire marchande, et aiant nouvelles, qu'elle estoit perie,
charge et tout coulee à bas en pleine mer: «Tu fait
(dit-il) bien, Fortune, de me ranger à la robbe longue,
simple, et à l'estude de philosophie.» Qui nous empesche
de les ensuivre en cela? Tu as esté debouté de quelque
office public et magistrat que tu exerçois: Bien de par Dieu,
tu vivras aux champs, faisant profiter ton bien. Tu pourchassois
d'entrer en la maison et au service de quelque prince, tu en as
esté esconduit: tu en vivras chez toy avec moins de peine, et
avec moins de danger. Au contraire, Tu es entré en maniement
d'affaires, où il y a grand labeur et grand soucy: l'eau
chaude du baing ne reconforte pas tant les membres lassez, comme dit
Pindare,
L'eau chaude ne reconforte
Les membres las, de la sorte
Que la gloire, de se voir
Honneur et credit avoir,
Rend le labeur aggreable,
Et la peine supportable.
T'est-il advenu quelque defaveur, ou quelque rebut par calomnie, ou
par envie? c'est un bon vent en pouppe pour te remener droict
à l'estude des lettres, et de la philosophie, comme feit
Platon, quand il feut naufrage de la bonne grace de Dionysius le
tyran. Pourtant n'est-ce pas un moyen de petite importance, pour
mettre son esprit en repos, que de considerer les grands, s'ils se
sont point emeus et troublez de pareil accident: comme, Ce qui te
mescontente, est-ce que tu ne peux avoir enfans de ta femme? regarde
combien il y a d'Empereurs Romains, dont nul n'a laissé
l'Empire à son fils. Es tu fasché de te voir pauvre?
Et à qui des Thebains amerois-tu mieux ressembler qu'à
Epimanondas, et des Romains qu'à Fabricius? T'a lon
violé ta femme? N'as-tu donc pas leu ceste inscription qui
est en la ville de Delphes, au temple d'Apollo, sur l'offrande qu'il
y donna,
De terre et mer Agis Roy couronné,
M'a pour offrande à ce temple donné.
et n'as tu pas entendu comme Alcibiades luy corrompit sa femme
Timaea, et comme tout bas entre ses femmes elle mesme appelloit le
fils qu'elle en eut, Alcibiades? mais pourtant, cela n'engarda point
qu'Agis ne devint le plus grand et plus glorieux homme de toute la
Grece en son temps. Ny semblablement la fille de Stilpon, pour estre
impudique, n'empescha point qu'il ne vescust aussi joyeusement,
comme autre philosophe qui fust de son temps: ains, comme un
Metrocles philosophe Cynique luy eust reproché: «Cela,
respondit-il, est-ce ma faute, ou la faute d'elle?» Metrocles
respondit, «La faute en est à elle, et l'infortune en
est à toy.» «Comment dis-tu cela», repliqua
Stilpon, «les fautes ne sont-ce pas cheutes?» «ouy
vrayement», respondit l'autre. «Et les cheutes»,
poursuivit Stilpon, «ne sont-ce malencontres?» Metrocles
le confessa. «Et les malencontres ne sont-ce pas infortunes
pour ceux à qui elles adviennent?» <p 70r>Par
ceste doulce et philosophique progression de poinct en poinct, il
luy monstra et prouva, que tout son reproche et sa maledicence
n'estoit autre chose que l'abboy d'un chien. Et au contraire, la
plus part des hommes ne se fasche et ne s'irrite pas seulement pour
les vices de leurs amis, ou de leurs domestiques et parents, mais
aussi de leurs ennemis mesmes: car les convices, les courroux, les
envies, les malignitez, les jalousies, accompagnees de rancunes,
sont taches de ceux qui les ont, mais toutefois elles faschent et
irritent ceux qui ne sont pas sages, ne plus ne moins que les
soudaines choleres des voisins, la fascheuse conversation de nos
familiers, et les malices des serviteurs en ce qu'on leur commet
à faire, desquelles il me semble que tu t'emeus, et te
troubles autant que de nulle autre chose, faisant en cela comme les
medecins que descrit Sophocles,
Lavans l'amere humeur de la cholere
Avec le jus de quelque drogue amere,
en t'aigrissant et te courrouceant alencontre de leurs passions et
imperfections sans grand propos, à mon advis: car les negoces
dont lon a commis à ta foy le gouvernement, ne s'administrent
pas coustumierement par entremise de personnes, de moeurs simples et
droictes, comme par instruments aptes et idoines, ains le plus
souvent scabreuses et tortues. Or de les redresser, ne pense pas que
ce soit office ny entreprise autrement facile à faire: mais
si en te servant d'eux, comme estans nez tels, ne plus ne moins que
les chirurgiens se servent des tiredents, et des agraphes à
joindre les lévres des playes, tu te monstres gracieux, et
traittable autant que l'affaire le pourra comporter, certainement tu
ne recevras pas tant de mescontentement et de desplaisir de la
mauvaistié et piperie d'autruy, comme de contentement et de
plaisir de ta propre disposition: et en estimant que tels ministres
font ce qui leur est propre et naturel, ne plus ne moins que les
chiens quand ils abboyent, tu te garderas d'amasser plusieurs ennuis
et fascheries, lesquelles ont accoustumé de couler, comme en
une fosse et en un lieu bas, à telle pusillanimité, et
imbecillité, qui se remplit des maulx d'autruy. Car veu qu'il
y a des Philosophes qui reprennent la pitié et compassion que
lon a des hommes miserables et calamiteux, comme estant bien bon de
donner secours à leur misere et calamité, mais non pas
de condouloir et compatir, ny mesme fleschir avec eux: et qui plus
est encore, veu que les mesmes Philosophes ne veulent pas, si nous
appercevons que nous pechions, et que nous soyons mal conditionnez
en quelque vice, que pour cela nous nous en contristions ny nous en
faschions, ains que nous le corrigions et emendions, sans autrement
nous en fascher ne douloir: consideré combien il y a peu de
raison de nous contrister et ennuyer, pour ce que tous ceux qui ont
affaire à nous, ou qui nous hantent, ne sont pas si honnestes
ne si gens de bien comme ils devroient. Mais donnons nous garde, amy
Paccius, que ce ne soit pas tant la haine de meschanceté en
general, que l'amour de nous mesmes en particulier, qui nous face
ainsi detester et redouter la malice de ceux qui ont affaire
à nous: car l'estre quelquefois trop vehementement
affectionné envers les affaires, et les appeter, et
poursuyvre plus chaudement qu'il ne faut, ou bien au contraire,
estre degousté, et les desestimer, engendrent en nous des
souspeçons et des impatiences et malaisances envers les
personnes, qui nous donnent des apprehensions, qu'il nous semble que
lon nous a privez de cecy, ou que lon nous a fait tomber en cela,
mais celuy qui s'est accoustumé de se comporter doulcement et
modereement envers les affaires, en est bien plus gracieux et plus
aisé à negocier avec les personnes. Et pour ce
reprenons de rechef le propos des affaires et des choses: car ainsi
comme quand on a la fiévre, toutes choses que lon prent
semblent au goust desaggreables et ameres: mais quand nous voyons
que les autres qui en prennent de mesmes, ne les trouvent point
nauvaises, alors nous <p 70v>ne blasmons plus ny le
breuvage, ny la viande, ains la maladie seulement: aussi cesserons
nous d'accuser et porter impatiemment les affaires, quand nous en
verrons d'autres qui les recevront gayement et joyeusement. Parquoy
quand il nous adviendra quelque sinistre accident contre nostre
volonté, il sera bon pour maintenir nostre esprit en
tranquillité, de ne laisser pas en arriere nos bonnes et
heureuses adventures, ains en les meslant les unes avec les autres,
effacer ou obscurcir les mauvaises par la conference des bonnes.
Mais à l'opposite, nous refaisons et reconfortons bien nos
yeux offensez du regard des couleurs trop vives et trop brillantes,
en les jettant sur des fleurs et sur de la verdure, et nous tendons
nostre pensee à choses douloureuses, et la contraignons de
s'arrester et demourer en la cogitation des fortunes adverses et
tristes, en l'arrachant à force, par maniere de dire, de la
souvenances des bonnes et prosperes, combien que lon pourroit bien
pertinemment transferer à ceste matiere le propos qui
autrefois a esté dit alencontre du curieux: «Pourquoy
est-ce, homme tres-envieux, que tu as les yeux si aigus à
voir le mal d'autruy, et si ternis à voir le tien
propre?» Pourquoy est-ce aussi, beau sire, que tu regardes si
ficheement, et rends tousjours manifeste et recent ton mal, et
jamais n'appliques ta pensee aux biens qui te sont presens? ains
comme les ventoses et cornets attirent ce qu'il y a de pire en la
chair, aussi amasses-tu alencontre de toymesme ce qu'il y a de plus
mauvais en toy: ressemblant proprement au marchand de Chio, lequel
vendant aux autres grande quantité de bien bon vin, alloit
par tout cerchant et goustant pour en trouver d'aigre pour son
disner: aussi y eut il un serviteur, qui estant interrogé
qu'il avoit laissé son maistre faisant: «Aiant, dit-il,
beaucoup de bien, il cerche du mal:» aussi la plus part des
hommes passant par dessus les choses bonnes et desirables qu'ils
ont, s'attachent aux mauvaises et fascheuses. Mais ainsi ne faisoit
pas Aristippus, ains estoit tousjours dispos à se soublever
et alleger en toute occurence qui se presentoit, en se rangeant
à la balance qui montoit à mont: car aiant un jour
perdu une belle terre, il s'adressa à l'un de ses familiers
qui faisoit le plus de mine de s'en condouloir et contrister avec
luy. «Vien-ça, dit-il, n'as tu pas une petite metairie
seule: et moy, n'ay-je pas encore trois autres belles terres?»
L'autre luy advoüa, que si. «Pourquoy doncques n'est il
raisonnable de se condouloir avec toy, plus tost qu'avec moy?»
car c'est une fureur de se douloir de ce qui est perdu, et ne
s'esjouir pas de ce qui est sauvé: ains faire comme les
petits enfans, ausquels si lon oste un seul de beaucoup de leurs
petits jouëts, par despit ils quassent tous les autres, et puis
pleurent et crient à pleine teste: au cas pareil, si la
fortune nous trouble en quelque chose, nous rendons toutes les
faveurs qu'elle nous fait d'ailleurs inutiles et vaines à
force de nous plaindre et de nous tourmenter. Mais qu'est-ce que
nous avons, me dira quelqu'un? et qu'est-ce que nous n'avons pas
plus tost, fault-il dire? l'un a honneur, l'autre belle maison,
l'autre femme honneste, l'autre un vray amy. Antipater le philosophe
natif de la ville de Tarse, estant proche de sa fin, et rememorant
les biens et heurs qu'il avoit eus en sa vie, n'oublia pas à
y comprendre et compter l'heureuse navigation qu'il avoit euë
à venir de la Cilicie à Athenes: mais encore ne faut
il pas omettre les choses qui nous sont communes avec plusieurs,
ains les tenir en quelque compte, et nous esjouïr de ce que
nous vivons, que nous sommes sains et dispos, que nous voyons le
Soleil, qu'il n'y a point de guerre, qu'il n'y a point de sedition,
ains que la terre se laisse labourer, la mer naviguer à qui
veut, sans danger: qu'il est loysible de parler, et de se taire, se
mesler d'affaires, ou de se reposer: et si en aurons encore le repos
de l'esprit plus asseuré, ces choses-là nous estans
presentes, si nous nous les figurons en nostre pensee absentes, en
nous ramenant en memoire souvent, combien la santé est
regrettee et souhaittee de ceux qui sont malades, et la paix de ceux
qui sont affligez de guerres, combien il est desirable d'acquerir
authorité si grande, et de tels amis à un
<p 71r>homme estranger et incognu en une telle ville: et au
contraire, quel regret c'est de les perdre apres qu'on les a acquis:
par ce qu'une chose ne peut pas estre grande ny precieuse alors que
nous la perdons, et de nulle valeur alors que nous la possedons et
en jouissons, car le non estre ne luy peult adjouster ne pris ne
valeur: ny ne faut pas que nous possedions ces choses comme grandes,
en tremblant tousjours de peur de les perdre et d'en estre privez,
et ce pendant quand nous les avons les mettre en oubly et les
mespriser comme chose de peu d'importance, ains en user ce pendant
qu'on les a, et prendre plaisir à en jouïr, à
celle fin que s'il advient qu'on les perde, qu'on en supporte la
perte plus doulcement. Mais le plus grand nombre des hommes est bien
d'advis, comme disoit Arcesilaüs, qu'il faut suivre de l'oeil
et de la pensee les poëmes, les tableaux, les peintures et
statues d'autruy, pour les bien contempler par le menu de poinct en
poinct, et de bout en bout: mais quant à leur vie et à
leurs moeurs, où il y a beaucoup de choses bien laides
à voir, ils les laissent là, en regardant tousjours
dehors les honneurs, les avancemens et fortunes des autres, comme
font les adulteres les femmes d'autruy, en mesprisant ce pendant les
leurs propres. Et toutefois c'est un poinct de grande importance,
pour bien mettre son esprit à repos, de se considerer
principalement soymesme, son estat, et sa condition, ou pour le
moins contempler ceux qui sont au dessoubs de soy, non pas comme
font plusieurs qui se comparent tousjours à ceux qui sont au
dessus d'eux: comme, pour exemple, les serfs qui ont les fers aux
pieds jugent bien-heureux ceux qui sont déliez, et les serfs
déliez, les libres: ceux qui sont libres, les citoyens: les
simples citoyens, les riches: les riches bourgeois, les grands
Princes et seigneurs: les Princes, les Roys: et les Roys finablement
les Dieux, desirans par maniere de dire pouvoit tonner et esclairer:
et par ce moyen estans ainsi tousjours indigents de ce qui est au
dessus d'eux, ils ne jouïssent jamais du plaisir de ce qui est
en eux:
Des grands thresors de Gyges je n'ay cure,
Et ne fut onc mon coeur de la picqueure
De convoitise attainct, ny envieux
De s'esgaler aux oeuvres des haults Dieux:
De royauté grande point je n'affecte,
Ma veuë est trop pour cela imparfaicte.
C'estoit un Thasien qui disoit cela: mais un autre qui sera ou de
Chio, ou de Galatie, ou de Bythinie, ne se contentera pas d'avoir sa
part d'honneur, de credit et d'authorité en son païs,
parmy ses citoyens, ains plorera s'il ne porte l'habit de Senateur
et Patrice: et s'il a loy de le porter, s'il n'est Pr@eteur Romain:
et s'il est Pr@eteur, s'il n'est Consul: et s'il est Consul, s'il
n'a esté le premier proclamé: mais tout cela qu'est-
ce, sinon amasser des occasions affectees d'ingratitude envers la
fortune, en se punissant et se chastiant soy-mesme? Mais celuy qui
est sage, et qui a bon sens et bon entendement, s'il y a quelqu'un
entre tant de milliers d'hommes que le Soleil regarde,
Et qui des fruicts de la terre vivons
qui soit ou plus honoré ou plus riche que luy, pour cela il
ne se retire pas incontinent à part plorant et se laissant
aller, ains tire outre son chemin, en benissant et remerciant sa
fortune, de ce qu'il vit plus honorablement et plus à son
aise qu'un million de millions d'autres. Car il est bien vray qu'en
l'assemblee des jeux Olympiques on ne choisit pas ceux à qui
lon a à combatre pour gaigner le pris: mais en la vie humaine
les affaires sont tellement composez, qu'ils nous donnent moyen de
nous vanter d'estre au dessus de plusieurs, et d'estre plus tost
enviez que de porter envie à d'autres, si d'adventure lon
n'est si presumptueux, que de se parangonner à un Briareus,
ou à un Hercules. Quand doncques tu auras beaucoup
estimé, comme grand seigneur, un que tu verras estre
porté en une littiere à bras, baisse un petit tes
yeux, et <p 71v>regarde ceux qui le portent sur leus
espaules: et apres que tu auras reputé bienheureux ce grand
Roy Xerxes, pour avoir passé le destroit de l'Hellespont sur
un pont de navires: considere aussi ceux à qui lon faisoit
à coup de baston couper et caver le mont Athos, et ceulx
à qui lon coupa les aureilles et le nez, par ce que la
tourmente avoit rompu ledit pont de vaisseaux: et quant-et-quant
imagine en toy mesme quel est leur pensement, et combien ils
reputent ta vie et ta condition heureuse au pris de la leur.
Socrates aiant ouy dire à quelqu'un de ses familiers, Ceste
ville est merveilleusement chere, le vin de Chio couste dix escus,
la pourpre trente escus, la chopine de miel cinq drachmes: il le
prit et le mena aux bouttiques où lon vendoit la farine, demy
picotin pour un obole, a bon marché: et puis là
où lon vendoit les olives, un picotin pour deux doubles, bon
marché: puis en la fripperie où lon vendoit les
habits, un saye pour dix drachmes, bon marché: on vit donc
à bon marché en ceste ville. Aussi nous, quand nous
entendrons quelqu'un qui dira, que nostre estat est petit, et nostre
fortune basse, d'autant que nous ne serons poins Consuls, nous ne
serons point Gouverneurs de provinces, nous luy pourrons respondre:
mais au contraire nostre estat est honnorable, et nostre vie bien-
heureuse, d'autant que nous ne demandons point l'aumosne, nous ne
sommes point portefais, nous ne gaignons point nostre pain à
flater. Toutefois pource que nous sommes venus à telle
follie, pour la plus part, que nous accoustumons à vivre plus
tost aux autres qu'à nous mesmes, et que nostre nature est
corrompue d'une si impuissante jalousie, et si grande envie, qu'elle
ne se resjouit pas tant de ses biens propres, comme elle se
contriste de ceux d'autruy: ne regarde pas seulement ce qu'il y a de
reluisant et de renommé en ceux que tu admires, et que tu
estimes tant heureux, mais en te baissant, et entre-ouvrant un
petit, par maniere de dire, le rideau, et le voile d'apparence et
d'opinion, qui les couvre, entre au dedans, et tu y verras de grands
travaux, et de grands ennuis et fascheries. Au moyen de quoy
Pittacus, ce personnage tant famé et renommé pour sa
vaillance, sa sagesse, et sa justice, festoyoit un jour quelques
siens amis estrangers: sa femme qui survint sur le milieu du
bancquet, en estant courroucee renversa la table, avec tout ce qui
estoit dessus: les estrangers en furent tous honteux, mais luy n'en
feit autre chose que dire, «Il n'y a celuy de nous qui n'ait en
soy quelque defaut, mais quant à moy, je n'ay que ce seul
poinct, de la mauvaise teste de ma femme, qui me garde d'estre
autrement en tout et par tout tres-heureux.»
Tel au dehors en public semble heureux,
Qui, porte ouverte, au dedans malheureux
Se treuve: en tout sa femme est la maistresse,
Elle commande, elle tanse sans cesse:
Il a plusieurs causes de se douloir,
Je n'en ay point qui force mon vouloir.
Il y a plusieurs telles hargnes secrettes en ceulx qui sont riches,
en ceux qui tiennent les grands lieux, voire aux Roys mesmes, que le
vulgaire ne cognoist pas, pourautant que la pompe et le bombant les
cache:
Fils d'Atreus heureux sans tare aucune,
Comblé de biens, enfant de la fortune.
Tout cela n'est que commemoration de beatitude exterieure, à
cause des armes, des chevaux, et des gens de guerre qu'il avoit
autour de luy: amsi la voix de ses passions procedant du dedans
dément ceste vaine opinion-là,
Jupiter a ma douloureuse vie
A un destin miserable asservie. Et cest autre,
O que tu es, vieillard, bien fortuné,
A mon advis, toy, et quiconque né
<p 72r> En petit lieu, sans danger, et sans
gloire,
As achevé la vie transitoire.
On peut donc par telles meditations espuiser un peu de la plaintive
querimonie alencontre de la fortune, qui tousjours ravalle et
desestime sa propre condition, en haut-louant et exaltant celle des
autres. Mais ce qui nuyt autant que chose qui soit à ceste
tranquillité d'esprit, c'est quand on a les eslans de la
volonté demesurez, et disproportionnez à la puissance,
comme quand on prent des voiles plus grandes que ne requiert la
navire, et que lon se promet en ses desirs et en ses esperances plus
que lon ne doit, et puis quand on voit à l'espreuve que lon
n'y peult parvenir, on s'en prent à la fortune, et en accuse
lon sa destinee, et non pas sa propre follie: car ny celuy qui
voudroit tirer une flesche avec une charrue, ny courir un
liévre avec un boeuf, ne se pourroit dire malheureux, ne
celuy qui voudroit prendre les cerfs avec une seinne ou avec un
verveu, ne pourroit accuser la mauvaise fortune de luy estre
contraire, mais bien faut-il qu'il condamne sa propre
temerité et follie de voulour attenter choses impossibles:
duquel erreur la principale cause est le fol et aveuglé amour
de soymesme, qui rend les hommes amateurs des premiers lieux,
opiniastres en toutes choses, et voulans tout pour eux
insatiablement, sans jamais estre contents: car non seulement ils
veulent estre riches ensemble et sçavans, dispos, robustes,
et plaisans, les mignons des Roys, les gouverneurs des villes: mais
encore s'ils n'ont les meilleurs chiens, les plus vistes chevaux,
les cailles, et les coqs les plus courageux au combat, ils ne
peuvent avoir patience. Dionysius l'aisné ne se contentoit
pas d'estre le plus grand et le plus puissant tyran qui fust de son
temps, mais pourautant qu'il n'estoit pas meilleur poëte que
Philoxenus, et qu'il ne sçavoit pas si bien discourir comme
Platon, il s'en indigna et s'en irrita si aigrement, qu'il en jetta
l'un dedans les carrieres où lon mettoit les criminels et
serfs de peine, et en envoya vendre l'autre comme esclave en l'isle
d'Aegine. Alexandre le grand n'estoit pas ainsi, car estant adverty
que Brisson le coureur, auquel il couroit en carriere à qui
gaigneroit le pris de vistesse, s'estoit faint en sa course, il s'en
courroucea bien asprement à luy: et pource fait sagement
Homere, car aiant dit d'Achilles
Tel que des Grecs, sans autruy blasonner,
Nul ne se peult à luy parangonner,
il adjouste incontinent apres,
Au faict de Mars: car quant à l'eloquence,
Il y en a de plus grande excellence.
Megabysus un grand seigneur de Perse alla un jour en la boutique
d'Apelles, là où il peignoit: et comme il s'entremeist
de parler de l'art de la penture, Apelles luy ferma la bouche
dextrement en luy disant: «Tandis que tu as gardé
silence, tu semblois estre quelque chose de grand, à cause de
tes chaines et carquants d'or, et de ta robbe de pourpre: mais
maintenant il n'est pas ces petits garsons là qui boyent
l'ochre, qui ne se mocquent de toy, voyant que tu ne sçais ce
que tu dis:» et neantmoins aucuns d'iceux estiment que les
Philosophes Stoïques se jouënt et se mocquent quand ils
leur entendent dire, que le Sage, selon leur opinion, est non
seulement prudent, juste, et vaillant, mais aussi qu'ils l'appellent
orateur, capitaine, poëte, riche, et Roy mesme: et eux
cependant veulent bien avoir toutes ces qualitez-là, et s'ils
ne les ont, ils en sont desplaisants. Et toutefois entre les Dieux
l'un a sa puissance en une chose, l'autre en une autre: et pource
est l'un surnommé Enyalius, c'est à dire, belliqueux:
l'autre Mantôus, c'est à dire, prophetique: l'autre
Cerdôus, c'est à dire, gaignant à traffiquer: et
Juppiter renvoye Venus aux licts et chambres nuptiales, non pas
à la guerre, comme ne luy appartenant pas de se mesler des
armes: joint qu'il y a de ces qualitez là que nous affectons
et où nous pretendons, qui ne peuvent <p 72v>estre
ensemble, par ce qu'elles sont contraires les unes aux autres: comme
l'exercice d'eloquence, et les arts mathematiques ont besoing de
repos et de loisir, et au contraire le credit au gouvernement, et la
faveur des Princes, ne s'acquierent pas sans s'empescher d'affaires,
et sans assiduité grande à faire la court: comme le
manger beaucoup de chair et boire force vin rendent le corps fort et
robuste, et l'ame imbecille: et le soing continuel d'amasser argent,
et de le conserver, augmente les richesses: et au contraire, le
mespris et contemnement des biens terriens est un grand entretien
pour l'estude de la philosophie. Et pourtant toutes choses ne
conviennent pas à tous, ains faut en obeïssant à
la sentence d'Apollo Pythique, apprendre à cognoistre
soymesme, et puis user de soy, et s'addonner à ce à
quoy lon est né, et non pas forcer la nature, en la tirant
par les cheveux, en maniere de dire, tantost à une imitation
de vie, et tantost à une autre.
Le cheval est pour servir à la guerre,
Pour la charrue à labourer la terre
Il faut le boeuf: le daulphin court volant
Jouxte la nef en pleine mer cinglant:
Le fier sanglier, qui de tuer menasse,
Hardy levrier trouve qui le terrasse:
mais celuy qui se courrouce et se fasche, qu'il n'est tout ensemble
lyon de montaigne se fiant à sa force, et un petit chien de
Malthe nourry au giron d'une riche vefve, c'est un fol
insensé: et de rien plus sage n'est celuy qui veut ressembler
à Empedocles, ou à Platon, ou à Democritus,
escrivant de la nature du monde, et de la verité des choses,
et quant-et-quant entretenir et coucher avec une riche vieille,
comme Euphorion: ou bien, boire et jouër avec Alexandre le
grand, comme faisoit un Medius: et qui se despite et desplaist de ce
qu'il n'est estimé pour ses richesses, comme Ismenias: et
pour sa vertu, comme Epaminondas: mais les coureurs ne se
tourmentent pas de ce qu'ils n'ont les couronnes des luicteurs, ains
se contentent et s'esjouïssent des leurs. «Sparte t'est
escheute, mets peine de l'orner,» comme dit le commun proverbe:
et suivant le dire de Solon,
Ce neantmoins changer nostre bonté
Nous ne voudrions à leur meschanceté:
Car la vertu est ferme et perdurable,
Et la richesse incertaine et muable.
Straton le philosophe naturel entendant que son concurrent Menedemus
avoit beaucoup de fois plus d'auditeurs et de disciples que luy:
Quelle merveille est-ce, dit-il, s'il y a plus de gens qui veulent
estre lavez que huilez, c'est à dire, qui aiment mieux vivre
mollement à leur plaisir, comme leur maistre Menedemus, que
durement et austerement, comme je les enseigne? Et Aristote
escrivant à Antipater, «Il ne faut pas, dit-il,
qu'Alexandre seul se magnifie de ce qu'il commande à grand
nombre d'hommes: mais aussi, et non pas moins, ceux qui ont la
creance et opinion telle qu'il faut des Dieux.» ceux qui
exaltent ainsi leur estat, ne seront jamais envieux de celuy des
autres. Et maintenant nous ne requerons pas que la vigne porte des
figues, ny que l'olivier porte des raisins: mais nous si nous
n'avons tous les avantages ensemble et des riches, et des doctes, et
des guerriers, et des philosophes, et des flateurs et plaisans, et
des hommes libres et francs, et des despensiers et des espargnans,
nous nous calomnions, et sommes ingrats envers nous mesmes, et
mesprisons nostre vie comme indigente et necessiteuse. Mais outre
cela, nous voyons que la nature mesme nous admonneste: car ainsi
comme elle a preparé aux bestes brutes divers moyens de se
paistre et nourrir, et n'a pas faict que toutes devorassent la
chair, ou toutes vescussent de grains, et de semences, ne toutes
fouillassent les racines: aussi a elle donné
<p 73r>aux hommes plusieurs sortes de nourriture: les uns
vivent de leur bestail, les autres du labourage, les autres de la
volerie, les autres de la pescherie. Et pourtant faut-il que chascun
choisisse la maniere qui est plus sortable à sa nature, et
qu'il l'exerce et la suyve, et ne convaincre pas le poëte
Hesiode d'avoir defectueusement parlé, et non pas assez
dict,
Et le potier au potier porte envie,
Et le maçon au maçon.
Car non seulement nous sommes envieux de ceux qui sont de mesmes
estates et mesmes moeurs que nous: mais il y a jalouzie entre les
riches et les sçavans, entre les riches et les nobles, entre
les advocats et les retoriciens, voire jusques là, que des
personnes libres et de noble maison auront envie sur un joueur de
Com@edies qu'ils entendront estre bien venus et en grand credit
és courts des Princes et des Roys, les reputans heureux
jusques à une pasmoyson d'esbahissement, et jusques à
s'en desplaire à eux-mesmes et s'en troubler grandement. Mais
qu'il soit ainsi, que chascun de nous ait en soy-mesmes les thresors
de contentement, et de mescontentement, et que les tonneaux de biens
et des maux ne soient pas sur le sueil de l'huis de Jupiter, comme
dit Homere, mais bien en l'ame de chascun de nous, les diverses
passions le donnent assez à cognoistre: car les fols et mal-
advisez negligent et laissent aller sans en jouïr les biens
qu'ils ont presents, tant ils ont tousjours l'esprit tendu du soucy
de l'advenir: et les sages rememorent si vifvement ceux qu'ils ont
desja passez, qu'ils se les ramenent, et s'esjouissent comme s'ils
estoient encore presents, car le present ne se laissant toucher
à nous que par un bien petit moment de temps, et fuyant aussi
tost nostre sentiment, semble aux fols n'estre point nostre, et ne
nous appartenir point: ains comme ce cordier-là que lon peint
en la description des enfers, laisse consumer à une asne
paissant aupres de luy, autant de corde de genest, comme il en peult
plier et tordre, aussi l'oubliance de plusieurs, ingrate et sans
aucun sentiment, venant à recueiller et devorer quant et
quant, et faire esvanouir toute action honneste, tout office de
vertu, tout aggreable passe-temps, tout deduit, et toute amiable
conversation, ne permet pas que la vie soit une et mesme, le
passé demourant enchainé avec le present, ains
divisant la journee d'hyer d'avec celle d'aujourd'huy, et celle
d'aujourd'huy d'avec celle de demain, met tout ce qui a esté
avec ce qui ne fut oncques, en en faisant perir toute souvenance.
Ceux qui aux escholes et disputes des Philosophes ostent toutes
augmentations, disans que la substance coule continuellement, font
de paroles un chascun de nous à toute heure autre et autre
que soymesme: mais ceux-cy, à faute qu'ils ne peuvent retenir
en leur memoire le passé, ny le comprendre et arrester, ains
le laissent tousjours escouler, se rendent euxmesmes par effect et
au vray vuides et vains à chasque jour present, et dependans
tousjours du lendemain, comme si ce qu'ils feirent ou qu'ils eurent
l'annee passee, ou n'agueres, ou mesme hyer, ne leur appartenoit en
rien, et du tout ne leur fust oncques advenu. Cela donc est l'une
des choses qui trouble l'@equanimité et tranquillité
d'esprit, et cecy encore plus, c'est que comme les mousches ne se
peuvent tenir contre les endroicts des miroirs qui sont bien lissez,
ains glissent, et au contraire elles s'attachement bien à
ceux qui sont raboteux et scabreux, et où il y a des
graveures: aussi les hommes glissans dessus les aventures qu'ils ont
euës gayes, joyeuses et prosperes, s'attachent à la
rememoration des adverses et mal-plaisantes: ou plus tost, ainsi que
lon dit qu'au territoire de la ville d'Olynthe y a un endroit qui
est mortel aux escarbots, à raison dequoy il est aussi
appellé Cantharolethron, pour ce que quand les escarbots y
entrent une fois, jamais ils n'en peuvent sortir, ains tournent et
virent tant là dedans, qu'ils y meurent: aussi se laissans
une fois couler en la rememoration <p 73v>de leurs malheurs
passez, jamais plus ils n'en veulent sortir, ny respirer: et au
contraire, il faut faire comme quand on peint un tableau, là
où on cache dessoubs les couleurs brusques et mornes, et met-
on au dessus les gayes et claires: car d'effacer du tout les
mesadventures, et s'en delivrer entierement, il n'est pas possible,
pour ce que l'armonie du monde est composee de choses contraires, ne
plus ne moins que d'une lyre et d'un arc: et n'y a rien du tout
és choses humaines qui soit tout pur et net, ains comme en la
Musique il y a des voix haultes et basses, et des sons aigus, et
d'autres graves: et en la grammaire des lettres que lon appelle
voyelles, et d'autres muettes et n'est pas grammairien ny musicien
qui hait et fuit les unes et aime les autres, mais celuy qui se
sçait servir de toutes, et les mesler ensemble selon son art:
aussi les affaires et occurrences humaines, aiants des contrecarres
les unes avec les autres, d'autant que comme dit Euripides,
Jamais le bien n'est separé du mal,
ains y a ne sçay quelle meslange pour faire que tout aille
bien, il ne faut pas se descourager, ny se laisser aller par les
unes, quand elles adviennent, ains faut faire comme les harmoniques
et musiciens, en rebouschant tousjours la poincte des adverses par
la recordation des prosperes, et embrassant tousjours les bonnes
avec les mauvaises fortunes, faire une composition de vie bien
accordante et propre à un chascun: car il n'est pas ainsi
comme disoit Menander,
Chascun de nous au jour de sa naissance
A d'un bon ange aussi tost l'assistance,
Pour le guider tout le long de sa vie.
Mais plus tost, comme dit Empedocles, incontinent que nous venons
sur terre, deux D@emons et deux destins nous prennent et nous
instituent:
La Chthonie est la Fee terrienne,
Heliopé tournant la veuë sienne
Vers le Soleil, la Deris qui ses mains
Aime tousjours teindre au sang des humains,
Harmonié à la face riante,
Callisto belle, et Aeschra mal plaisante,
Thoosa viste, et Din@eé qui tout
Ce qu'entreprendre elle ose méne à bout,
Nemertes blanche et nette comme yvoir,
Et Asaphie aussi l'obscure et noire.
Tellement que nostre nativité recevant les semences de toutes
ces passions-là meslees et confuses ensemble, et pour ceste
raison nostre vie en estant fort inegale, l'homme de bon jugement et
sage doit souhaitter et demander aux Dieux les meilleures, mais se
disposer aussi à en attendre des autres, et à se
servir de toutes, en ostant de chascune ce qui y pourroit estre de
trop. Car non seulement celuy qui se souciera le moins du demain,
arrivera le plus joyeusement à demain, ainsi que souloit dire
Epicurus, mais aussi la richesse, la gloire, l'authorité et
le credit resjouissent plus ceux qui moins redoutent leurs
contraires: car le trop ardent desir que lon a de chascune
d'icelles, imprimant aussi une trop vehemente peur de les perdre,
rend le plaisir de la jouïssance foible et mal asseuré,
ne plus ne moins qu'une flamme qui est agitee du vent: mais celuy
à qui la raison donne tant de force, que de pouvoir dire,
sans craindre ny trembler, à la Fortune,
Tu me peux bien oster quelque plaisir,
Mais peu laisser aussi de desplaisir,
c'est celuy qui plus joyeusement jouït des biens quand ils sont
presents, pour son asseurance, et pour ne redouter point la perte
d'iceux, comme si c'estoit chose insupportable. <p 74r>Et en
cela peut-on non seulement admirer, mais aussi imiter la disposition
d'Anaxagoras en vertu, quand il entendit que son fils estoit
trespassé, il dit, «Je sçavois bien que je
l'avois engendré mortel:» et dire à chasque
occurrence de malheurs fortuits, Je sçavois bien que j'avois
des richesses transitoires, et non permanentes: Je sçavois
bien que ceux qui m'avoient conferé telle dignité, me
la pouvoient oster: Je sçavois bien que j'avoir une femme de
bien, mais femme toutefois: et un amy qui estoit homme, c'est
à dire, animal de nature muable, comme disoit Platon. Car
telles preparations, et dispositions, si d'adventure il nous arrive
quelque cas contre nostre volonté, et non pas contre nostre
attente, nous ostent tous tels regrets: Je n'eusse jamais
pensé, j'attendois bien autre chose: je n'eusse jamais
cuidé que telle chose eust peu advenir: qui sont comme
battemens de coeur, et hastements de pouls, et arrestent soudain
toute furieuse emotion et trouble d'impatience. C'est pourquoy
Carneades aux grands affaires avoit accoustumé de ramentevoir
aux hommes, que ce qui advient contre l'esperance ou attente, glisse
facilement en desplaisir et douleur. Le Royaume de Macdoine n'estoit
qu'une petite partie de l'Empire Romain, mais le Roy Perseus l'aiant
perdu, luymesme regrettoit sa fortune, et de tout le monde estoit
jugé tres-malheureux, et tres-infortuné: au contraire,
celuy qui l'avoit vaincu, Paulus Aemylius, aiant remis entre les
mains d'un autre son armee, qui commandoit à la terre et
à la mer, estoit couronné de chapeaux de fleurs, et
sacrifioit aux Dieux, estant à bon droit estimé de
tout le monde bien-heureux: d'autant que l'un sçavoit bien
qu'il avoit reçeu une puissance, laquelle il luy faudroit
rendre au bout de son terme: et l'autre en avoit perdu une, qu'il ne
s'attendoit pas jamais de perdre. Le poëte mesme Homere nous
donne bien à entendre, quel est ce qui arrive contre toute
attente et esperance, quand il fait qu'Ulysses pleure pour la mort
de son chien, et neantmoins estant assis aupres de sa femme qui
ploroit, il ne pleur point, d'autant qu'il estoit là venu,
aiant de longue main anticipé et domté par le jugement
de la raison son affection: et au contraire il estoit tombé
à l'improuveu soudainement, contre son attente, en l'autre
accident. Mais en somme, des choses qui nous adviennent contre
nostre volonté, les unes nous griefvent, et nous offensent
par nature: les autres, et la plus part, par opinion et mauvaise
accoustumance, nous apprenons à nous en fascher. Et pource ne
seroit-il pas mauvais d'avoir tousjours à main ce mot de
Menander,
Il ne t'est rien de grief mal advenu,
Si tu ne feins t'estre mesadvenu.
car comment, dit-il te peut-il appartenir s'il ne touche ny à
ton corps ny à ton ame? comme pour exemple, la roture de ton
pere, l'adultere de ta femme, la perte de quelque honneur ou de
quelque preeminence, tous lesquels inconveniens peuvent arriver
à l'homme, que ny son corps ny son ame, pour leur presence,
ne s'en porteront ja pis, ains seront en tresbon estat: et
alencontre de ceux qui naturellement nous griefvent, comme sont les
maladies, les travaux, la mort et perte d'amis, ou d'enfans, il faut
opposer un autre mot du poëte Euripide,
Helas mais quoy, helas cest' infortune
Est chose à l'homme ordinaire et commune.
car il n'y a raison ny remonstrance qui retienne tant la
sensualité, quand elle glisse et se laisse emporter à
ses affections, que celle qui luy ramentoit et reduit en memoire la
commune et naturelle necessité, par le moyen de laquelle
l'homme, à cause de son corps, estant meslé et
composé, expose ceste seule anse à la fortune, par
où elle le peut prendre, au demourant seur et asseuré
en ce qui est le principal et le plus grand en luy. Demetrius aiant
pris la ville de Megare demanda au philosophe Stilpon, si on luy
avoit point pillé quelque chose: Stilpon luy respondit,
«Je n'ay veu personne <p 74v>qui emportast rien qui
fust à moy:» aussi quand bien la fortune nous auroit
pillé et osté tout le reste, encor avons nous quelque
chose en nous,
Qu'on ne sçauroit n'emporter ne piller.
Et pourtant ne faut-il pas du tout ravaller ny deprimer si fort la
nature humaine, comme si elle n'avoit rien de ferme ny de permanent,
ou qui fust par dessus la fortune: ains au contraire sçachant
que c'est la pire et plus petite partie de nous, fresle et
vermouluë, par laquelle nous sommes subjects à la
fortune, et que de la meilleure partie nous en sommes seigneurs et
maistres, en laquelle sont situees et fondees les meilleures
qualitez qui soient en nous, les bonnes opinions, les arts et
sciences, les bons discours tendans à la vertu, lesquelles
sont de substance incorruptible, et qui ne nous peult estre
desrobee: faut que nous maintenions asseurez et invincibles à
l'advenir, disans alencontre de la fortune ce que Socrates dit
alencontre de ses accusateurs Anytus et Melitus, addressent sa
parole aux Juges: «Anytus et Melitus me peuvent bien faire
mourir, mais de me porter dommage ils ne peuvent.» Aussi la
fortune me peult bien faire tomber en maladie, m'oster mes biens, me
mettre en male grace d'un peuple ou d'un prince: mais elle ne peult
rendre meschant, ne couard, ny lasche et vil de coeur, ny envieux
celuy qui est homme de bien, vaillant et magnanime, ne luy oster la
disposition rassise de prudence, de la presence de laquelle la vie
de l'homme a tousjours plus grand besoing que la navire n'a de la
presence du pilote sur la mer: car le pilote ne sçauroit pas
quand il luy plaist addoucir la tourmente, ny appaiser la violence
du vent, ny gaigner le port toutes les fois qu'il luy en seroit bien
besoing, ny constamment sans trembler attendre tout ce qui
sçauroit advenir, ains court fortune, tant qu'il ne desespere
point pouvoir user de son artifice,
Calant la voile tout à bas,
Tant que paroist un peu le mas
Par dessus la mer tenebreuse:
et lors il se sied tremblant et branlant de frayeur: mais la
disposition de l'homme prudent, outre ce qu'elle apporte
serenité et tranquillité aux corps en dissipant, pour
la plus part, les preparatifs des maladies par continence, sobre
di@ete, exercices et travaux moderez, si encore du dehors il advient
par fortune quelque commancement d'indisposition, comme s'il falloit
à un vaisseau passer par dessus un rocher caché soubs
l'eau, il le traverse avec un leger et habille trinquet, comme dit
Asclepiades. Mais si d'adventure il arrivoit quelque si grand
inconvenient contre toute esperance, que puissance humaine n'en
peust venir à bout, le port est prochain, et se peut on
sauver à nage hors du corps, comme hors d'un esquif qui fait
eau: car c'est la crainte de mourir, non pas le desir de vivre, qui
tient le fol attaché et lié au corps, lequel il tient
estroittement embrassé, comme fait Ulysses en Homere un
figuier sauvage, de peur de tomber dedans le gouffre de Charybdis
qui estoit au dessoubs,
Là où le vent ne le laisse amarer,
Et ne le seuffre aussi pas demarer,
se desplaisant infiniement en l'un et redoutant effroyeement
l'autre. Mais celuy qui a tant soit peu de cognoissance de la nature
de l'ame, et qui discourt et considere en soy mesme, que la mort
advenant, il se fait une mutation d'icelle en mieux, ou pour le
moins non en pis, certainement celuy est un grand entretien de repos
et tranquillité en son ame de ne redouter point la mort: car
qui peut, alors que la vertu et partie propre à l'homme est
la plus forte, vivre joyeusement, et lors aussi que la contraire
ennemie de la nature surmonte, s'en departir hardiment et sans
crainte, en disant,
Quand je voudray Dieu me delivrera:
que pourrions-nous imaginer qui peust advenir de fascheux, de
moleste, ny de turbulent à l'homme de telle resolution? Car
celuy qui peult dire, Je t'ay prevenu, Fortune, <p 75r>et
t'ay bousché toutes tes advenues, j'ay estoupé toutes
tes entrees: celuy-là ne s'asseure pas sur des barrieres, ny
sur des portes fermees à clefs, ny des murailles, ains sur
des sentences philosophiques, et discours de raison, dont tous ceux
qui le veulent sont capables, et ne les faut pas descroire, ny s'en
desfier, ains plus tost les admirer, et estimer avec un ravissement
d'esprit affectionné, en faisant preuve et experience de soy-
mesme premierement és choses moindres, pour puis apres
parvenir aux plus grandes, en ny fuyant et ne rejettant pas le soing
et la diligence de bien cultiver et exerciter son ame. Quoy faisant
à l'adventure n'y trouvera lon pas tant de difficulté,
comme lon pense: car la mignardise de nostre ame s'arrestant
tousjours à ce qui luy est plus aisé, et s'en refuyant
incontinent de la cogitation des choses molestes et fascheuses, aux
aggreables et plaisantes, fait qu'elle demeure tendre et non
exercitee à l'encontre de la delicatesse et de la douleur.
Mais celle qui s'apprent par accoustumance, et s'exercite à
soustenir l'apprehension d'une maladie, d'une adversité, d'un
bannissement, et qui se parforce de combattre par raison contre
chascun de tels accidents, trouvera par experience qu'il y a
beaucoup de faulseté, de vanité, et
d'imbecilllité és choses que par erreur d'opinion on
estime penibles, douloureuses et effroyables, ainsi que la raison le
demonstre à qui veult s'arrester à discourir
particulierement de chascune: et toutefois il y a encore plusieurs
qui redoutent effroyeement ce dire de Menander,
Homme vivant affermer ne sçauroit,
Tel cas jamais venir ne me pourroit,
ne sçachant pas combien sert à s'exempter de tout
ennuy et toute fascherie, s'exerciter à pouvoir regarder
à yeux ouverts alencontre de la fortune, et ne rendre point
les apprehensions et imaginations en soy-mesme molles et effeminees,
comme estant nourry à l'ombre, soubs des esperances qui
cedent et plient tousjours à leurs contraires, et ne se
roidissent jamais alencontre de pas un: mais nous pouvons aussi dire
alencontre de Menander, Il est vray qu'homme vivant ne
sçauroit dire, Cela jamais ne m'adviendra: mais aussi
pouvons-nous dire, Tant que je vive, jamais je ne feray cela: je ne
mentiray jamais: jamais je ne tromperay: jamais je ne faulseray ma
foy: je ne surprendray jamais personne: car cela estant en nostre
puissance, n'est pas peu de moyen, ains grand acheminenent au repos
de l'esprit: comme au contraire le remors de la conscience, Je
sçay que j'ay commis telle meschanceté, laisse, comme
un ulcere en la chair, une repentance en l'ame qui tousjours
s'agrattigne et s'ensanglante elle mesme. Car ainsi comme ceux qui
tremblent de froid, ou bruslent de chaud en fiévre, en sont
plus affligez et plus tourmentez que ceux qui souffrent les mesmes
passions par causes exterieures de froideur d'hyver, ou de chaleur
d'esté: aussi les mesadventures fortuites et casuelles
apportent des douleurs plus legers, comme venans du dehors. Mais
quand on dit, Nul des autres n'en est à blasmer, j'en suis
seul cause: ce que lon a accoustumé de regretter et lamenter
du fond du coeur, quand on se sent coulpable de quelque crime, cela
rend la douleur d'autant plus griefve, qu'elle est conjoincte
à honte et infamie. Et pourtant n'y a il ny maison
plantureuse, ny quantité grande d'or et d'argent, ny
dignité, et noblesse du sang, ny grandeur d'estat et office,
ny grace ou vehemence de parler, qui apporte tant de serenité
et de tranquillité calme à la vie de l'homme, que
d'avoir l'ame pure et nette de tous meschants faicts, volontez et
conseils, et les moeurs qui sont la source, dont coulent toutes nos
honnestes et loüables actions impollues, et non troublees ny
infectees d'aucun vice: c'est ce qui leur donne un efficace gaye: et
comme divinement inspiree, avec une grandeur et fermeté de
courage, et avec un souvenance plus joyeuse et plus
<p 75v>constante, que l'esperance que descrit Pindare,
nourrice de la vieillesse: car ne plus ne moins que les boistes
où lon met l'encens, ainsi que disoit Carneades, encore apres
qu'elles sont vuides retiennent la bonne odeur longuement: aussi les
bonnes et honnestes actions sortans de l'ame de l'homme sage, y
laissent tousjours une aggreable et tousjours fresche recordation,
par laquelle la joye et liesse arrousee florit en vigueur, et
mesprise ceux qui lamentent et diffament ceste vie, comme si
c'estoit une gehenne et lieu de tourments, ou un confinement
où les ames fussent releguees et bannies. Et ne puis qui je
ne louë grandement le propos de Diogenes, lequel voyant
quelquefois en Laced@emone un estranger, qui se paroit et ornoit
curieusement pour un jour de feste: «Comment, dit-il, l'homme
de bien n'estime-il pas que tousjours soient festes pour luy? ouy
certainement, et feste fort celebre et solennelle, si nous sommes
sages.» Car ce monde est un temple tres-sainct, et tres-devot,
dedans lequel l'homme est introduit à sa nativité,
pour y contempler des statues non ouvrees et taillees de mains
d'hommes, et qui n'ont aucun mouvement, mais celles que la divine
pensee a faittes sensibles, pour nous representer les intelligibles,
comme dit Platon, aians en elles les principes empraints de vie et
de mouvement, c'est à sçavoir, le Soleil, la Lune, les
estoilles, et les rivieres, jettans tousjours eau fresche dehors, et
la terre qui envoye et fournit sans cesse aliments aux animaux et
aux plantes. Ainsi faut il estimer, que la vie de l'homme soit comme
une profession et entree en une tresparfaite religion: pourtant
estoit-il convenable qu'elle faut remplie de grande
tranquillité d'esprit et de continuelle joye: non pas comme
fait le vulgaire de maintenant, qui attent la feste de Saturne, ou
celle de Bacchus, ou celle de Minerve, pour se resjouir, et pour
rire un ris acheté à pris d'argent, qu'ils payent
à des baladins et à des badins et jouëurs de
farces pour les faire rire à force. Et puis en ces festes
là nous demourons assis honnestement, sans nous tourmenter:
car il n'y a personne qui face des regrets quand on le reçoit
en la confrairie, ne qui se lamente en regardant les jeux Pythiques,
ny qui jeune és festes de Saturne: et au contraire les festes
que Dieu mesme a instituees, et que luy-mesme conduit et ordonne,
ils les contaminent et deshonorent, les passans le plus souvent en
pleurs, regret, et gemissement, ou pour le moins en soucis et ennuis
fort laborieux. Ils prennent plaisir à ouir les instruments
de musique, qui sonnent plaisamment, et les oyseaux qui chantent
doulcement, et voyent volontiers les animaux qui se jouënt, et
qui saultent de gayeté de coeur, et au contraire ils
s'offensent de ceux qui hurlent, ou qui buglent et fremissent, ou
qui ont une hydeuse et triste mine à les voir: et ce pendant
voyans tout le cours de leur propre vie, triste, morne,
travaillé et opprimé des plus tristes passions, plus
laborieux affaires, et de cures et soucis qui ne prennent jamais
fin, non seulement ils ne se veulent pas donner à eux-mesmes
quelque relasche, et quelque moyen de respirer, mais qui pis est,
ils ne veulent pas recevoir les paroles et remonstrances de leurs
amis et parents qui les admonestent de ce faire, lesquelles s'ils
vouloient ouir et s'en servir, ils pourroient sans reprehension se
comporter envers le present, et se souvenir avec joye et plaisir du
passé, et s'approcher hardiment et sans desfiance, avec une
gaye et joyeuse esperance de l'advenir.
ENTRE les plantes que la terre produit il y a aucunes qui non
seulement de leur nature sont sauvages, et ne portent aucun fruict,
mais qui pis est, en croissant nuisent aux bonnes et fructueuses
plantes et semences, et toutefois les jardiniers et laboureurs
jugent que ce sont signes de terre qui n'est pas mauvaise, mais
bonne et grasse: aussi y a il des passions de l'ame qui ne sont pas
bonnes quant à elles, mais ce sont comme fleurs et boutons
d'une bonne nature, et qui se laisse bien cultiver par raison: entre
lesquelles je compte celle que les Grecs appellent Dysopie, [...]
c'est à dire, mauvaise honte, et qui porte dommage: laquelle
n'est pas mauvais signe, quant à elle, mais elle est occasion
de mal. Car ceux qui sont par trop honteux, et là où
il ne le faut pas estre, font bien souvent autant de fautes, comme
ceulx qui sont effrontez et impudents, excepté qu'ils sont
marrys et desplaisans quand ils faillent, et les autres en sont bien
aises: car l'impudent ne se desplaist point d'avoir faict chose
deshonneste, et le honteux se trouble facilement des choses mesmes
qui semblent estre deshonnestes et ne le sont pas. Car à fin
de n'equivocquer point, nous entendons par honteux, celuy qui
rougist de honte, par trop et à tout propos: et semble qu'il
en ait pris son nom en la langue Grecque, Dysopetus, [...] pour ce
que le visage luy change, et se laisse aller quand et le courage:
car ainsi comme lon definit Catesia, [...] c'est à dire
silence norme, et tristesse qui fait regarder contre terre: aussi
ont ils appellé celle honte qui cede et se laisse aller
à toutes prieres, jusques à n'oser pas regarder en
face ceux qui luy demandent, Dysopie. Voyla pourquoy l'orateur
Demosthenes disoit, que l'effronté n'a pas des prunelles,
mais des putains, aux yeux, se jouant en l'equivocque de ce nom
Cora, [...] qui signifie une pucelle, et la prunelle de l'oeil: et
au contraire le honteux monstre à son visage, qu'il a le
courage trop tendre et trop effeminé, et la faute qu'il fait
en se laissant vaincre et emporter aux impudents, en se flatant soy
mesme, il la nomme vergongne. Or Caton disoit, qu'il aimoit mieulx
les jeunes hommes qui rougissoient, que ceux qui pallissoient, aiant
raison d'accoustumer et enseigner les jeunes gens à redouter
plus tost d'estre blasmez que d'estre convaincus et la suspicion
plus tost que le peril: mais toutefois encore faut-il oster ce qu'il
y a de trop en la timidité et crainte de reproche, pour ce
qu'il y en a souventefois qui redoutans autant d'estre accusez comme
d'estre chastiez, à faute de coeur laissent à faire le
devoir, ne pouvans soustenir que lon die mal d'eux: ainsi ne fault-
il pas negliger ny ceux-là qui sont ainsi foibles et si
tendres de coeur, ny aussi louër ceux qui l'ont si dur et si
roide, qu'ils ne fleschissent à rien, comme celuy que descrit
ce poëte,
D'Anaxarchus hardie et vehemente
La force estoit comme un chien impudente,
Où que ce fust qu'il se voulust jetter:
mais il faut composer une meslange temperee des deux extremitez, en
ostant de celle trop grande roideur l'impudent, et de ceste trop
molle doulceur l'impuissance, mais de ces deux extremitez la cure
n'en est pas bien aisee, ny le trop ne s'en peut pas retrencher sans
danger: car ainsi comme le laboureur quand il veut essarter, et
arracher quelque plante sauvage qui ne porte pointe de fruict,
mettant à bon escient la marre tout du premier coup dedans la
terre, il en coupe les racines, ou en approchant le feu il la
brusle: mais quand il met la main à la vigne pour la tailler,
ou à un pommier, ou un figuier, il y va bien retenu,
craignant de couper, avec ce qui est superflu, quelque chose de ce
qui est bon et sain: aussi le philosophe voulant oster de l'ame d'un
jeune homme l'envie, qui est une <p 76v>plante sauvage, dont
on ne sçauroit faire rien qui vaille, ou une ardeur
d'acquerir hors de saison, ou une luxure desordonnee, il ne craindra
point de l'ensanglanter, le percer jusques au fond, et luy faire une
profonde playe: mais quand il viendra à approcher le
trenchant de la parole de la tendre et delicate partie de l'ame,
comme est celle où gist ceste demesuree et excessive honte
qui n'ose regarder les hommes en la face, il craindra que par
mesgarde il ne retrenche quant-et-quant celle qui est bonne et
louable: car les nourrices mesmes bien souvent en cuidant nettoyer
et frotter la crasse des petits enfants, elles leur escorchent le
cuir, et les offensent à bon escient. Voyla pourquoy il ne
fault pas en voulant effacer à faict aux jeunes gens ceste
honte excessive, les rendre ou nonchalants de chose qu'on leur die,
ou trop roides et inflexibles, ains faut faire comme ceux qui
demolissent les maisons prochaines aux temples, de peur de toucher
à chose qui soit sacree, ils laissant de bout les parties des
edifices qui y touchent, et qui en sont les plus pres, et les
estayent, qu'elles ne tombent d'elles mesmes: aussi faut-il craindre
qu'en voulant oster le trop de honte, nous n'emportions la honte
toute entiere, et ce qui en approche, comme la modestie et la
debonnaireté, soubs lesquelles deux qualitez la honte
excessive se glissant et s'attachant, à celuy qui y est
subject, le flatte, comme si cela luy procedoit d'humanité,
de courtoisie, et de bon sens commun, non pas d'une opiniastre et
inflexible dureté. Voyla pourquoy les philosophes
Stoïques ont distingué de noms mesmes la honte
excessive, la honte simple, et la vergongne: mais ces termes-
là propres ne se peuvent trouver en la langue
Françoise, comme en la Grecque, de peur qu'ils ne laissassent
par l'equivoque et douteuse ambiguité du nom, moyen à
ceste passion de porter dommage aucun: et à fin que nous
peussions sans calomnie user des noms propres, ou bien les
distinguer comme fait Homere en disant,
Honte qui porte aux humains grand dommage,
Ou qui leur est aussi grand advantage.
et n'est pas sans cause qu'il a mis devant, le porter dommage: car
la honte est utile par le moyen de la raison, qui retrenche ce qu'il
y a de trop, et laisse ce qui est au milieu entre peu et trop.
Premierement doncques il faut que celuy qui se sent forcé de
trop de honte, croye et se persuade, qu'il est detenu d'une passion
nuysible et dommageable. Or n'y a il rien de nuysible et dommageable
qui soit honneste, et ne se faut pas resjouir pour se sentir
chatouiller les oreilles des louanges, en s'oyant appeller gentil,
courtois et joly, au lieu de juste, grave et magnagnime, ny faire
comme le Pegasus d'Euripides,
Qui se baissoit plus que lon ne vouloit
devant Bellerophon, c'est à dire, ne se laisser pas aller
à tous demandans, ne s'abbaisser à leur appétit
pour crainte d'entendre, c'est un homme dur, c'est un homme
inexorable. On dit que le Roy d'Aegypte Bocchoris estant de sa
nature aspre et rude,la Deesse Isis luy envoya un aspic, lequel
s'entortillant à l'entour de sa teste luy faisoit ombre,
à fin qu'il jugeast justement: mais ceste honte excessive
estant tousjours dessus ceulx qui n'ont pas le coeur assez ferme et
viril, et n'osant pas librement respirer ny regarder franchement
entre deux yeux, divertit les juges de faire justice, clost la
bouche à ceux qui doivent conseiller, et les contrainct de
faire et dire beaucoup de choses qu'ils ne voudroient pas, et celuy
qui sera le plus desraisonnable et le plus importun, maistrisera
tousjours et tyrannisera celuy qui est ainsi honteux, forceant son
trop de honte par son impudence: d'où vient que ceste honte
excessive, ne plus ne moins qu'un lieu bas qui reçoit toutes
fluxions, ne pouvant repoulser ny destourner aucune rencontre, ne
jamais dire rien, se laissee fouler aux pieds, en maniere de dire,
par les plus villains actes et plus deshonnestes passions qui
soient, car c'est un mauvais gardien de l'aage puerile: comme disoit
Brutus, qu'il ne luy sembloit <p 77r>pas, que celuy qui ne
sçauroit rien refuser, eust honnestement passé la
fleur de sa jeunesse: aussi est-ce une mauvaise gouvernante du lict
nuptial, et des chambres des femmes comme le reproche, en Euripide,
à son adultere, celle qui se repent du faict,
Tu m'as seduitte, abusee,et perdue:
de maniere que ceste honte, oultre ce que d'elle mesme elle est
vicieuse, venant encore à corrompre et solliciter
l'impudicité, trahit et rend toutes forteresses foibles,
ouvertes, faciles à ceux qui les veulent tenter et assaillir,
lesquels par dons prennent les plus villaines et plus vicieuses
natures, mais par inductions, et par le moyen de ceste excessive
honte, ils viennent à bout bien souvent de celles qui sont
gentiles et honnestes. Je laisse doncques à parler des
dommages que ceste honte fait en matiere d'argent. Ils prestent, de
honte de refuser, à ceux de la foy desquels ils se
défient: Ils approuvent et louënt ceste sentence doree
du temple d'Apollo, Qui respond paye: mais quand ce vient à
l'esprouver aux affaires, ils ne s'en peuvent servir. Il ne seroit
pas facile de nombrer, combien d'hommes ceste passion a fait mourir:
car Creon mesme en la Trag@edie d'Euripide nommee Medee, apres avoir
dit,
Femme il vaut mieux que je te mescontente,
Te refusant à ceste heure presente,
Que pour avoir esté mol, cy apres,
En ton endroit, jetter mille regrets.
Il a dit une belle sentence pour les autres, mais luymesme s'estant
laissé aller à ceste excessive honte, et aiant
donné un jour de delay à sa requeste, il fut cause de
la ruine totale de sa maison. Il y en a eu d'autres, qui se doutans
bien qu'on les vouloit tuer ou empoisonner, ont encore eu honte de
refuser d'aller où on les convioit: ainsi mourut Dion,
sçachant bien que Callippus l'espioit, et aiant honte de se
défier et garder de luy, pourautant qu'il estoit son hoste et
son amy: ainsi fut aussi massacré Antipater fils de
Cassander, aiant convié Demetrius de souper en son logis, et
le lendemain estant aussi convié par luy, il eut honte de se
monstrer défiant, en refusant d'y aller, attendu que l'autre
s'estoit fié en luy, et ainsi fut assommé apres le
souper. Et Hercules qu'Alexandre avoit eu de Barsine, Polyperchon
avoit fait marché à Cassander de le tuer pour la somme
de soixante mille escus, et puis l'avoit convié à
venir souper en son logis: le jeune Prince eut peur, et se
défia de telle semonce, alleguant pour son excuse, qu'il se
trouvoit tout mal: tellement que Polyperchon y alla luy mesme, et
luy dit: Sur toutes choses mon fils, estudiez vous à imiter
la facilité et privauté de vostre pere envers et avec
ses amis, si d'adventure vous ne me tenez pour suspect, comme si
j'espiois de vous faire mourir. Le jeune homme eut honte de le
refuser, et le suyvit: et apres qu'ils eurent soupé, il le
feit estrangler. Ce n'est doncques pas un advertissement digne de
mocquerie, ny plein de sottise, comme aucuns pensent, ains prudent
et sage, quand Hesiode dit,
Chez toy convie à souper ton amy,
Mais laisse à part chez luy ton ennemy.
n'aye point honte d'esconduire celuy que tu sçais qui te
hait, et ne le rejette point à demy quand il monstrera se
fier en toy: car il te reconviera si une fois tu le convies, et te
donnera à souper quand tu luy en donneras, si une fois tu
abandonnes la defiance, garde de ton salut, comme amollissant ta
bonne trempe par honte de n'oser refuser. Parquoy puis qu'il est
ainsi, que ceste passion est cause de plusieurs inconveniens, il
faut tascher à la forcer par exercitation, en commanceant,
comme lon fait à tous autres exercices, premierement par les
choses qui ne sont pas trop difficiles, ny trop mal-aisees à
regarder droit alencontre. Comme, pour exemple, s'il y a quelqu'un
en un bancquet qui boive à toy, quand tu auras des-ja
suffisamment beu, n'aye point de honte de le refuser, et ne te force
point toymesme, ains pose la coupe ou <p 77v>bien, si un
autre te semond à jouër à trois dez, n'aye honte
de n'y vouloir entendre, et ne crains point d'en estre
mocqué, mais fay comme Xenophanes feit à Lasus
Hermionien qui l'appelloit couard, d'autant qu'il ne vouloit pas
jouër aux dez avec luy: «Ouy, dit-il je suis couard
voirement et timide és choses villaines et
deshonnestes.» D'autre part, seras tu tombé entre les
mains d'un babillard, qui t'arrestera, t'embrassera, et ne te
laissera point eschapper, n'aye point de honte, mais romps luy tout
court la broche, et t'en va ton chemin pour faire tes affaires: car
tel refus et telles fuittes et desfaittes, en choses dont on ne se
sçauroit plaindre que bien legerement de nous, nous exercent
à n'avoir point de honte là où il n'en fault
point, et nous accoustument à choses de plus grande
importance. Auquel endroit il n'est pas mal à propos de nous
souvenir de Demosthenes: car comme les Atheniens fussent en branle
de secourir Harpalus, et meissent ja l'armet en teste contre
Alexandre le grand, soudainement comparut Philoxenus, lieutenant du
Roy sur la marine: de quoy le peuple d'Athenes fut si
estonné, qu'il n'y en eut pas un qui dist plus un seul mot,
tant ils avoient de peur: et lors Demosthenes, «Que feront ils,
dit-il, quand ils verront le Soleil, veu qu'ils ne peuvent pas
franchement regarder la lueur d'une petite lampe? car que feras tu
en negoces de grande importance, si un Roy parle à toy, ou si
un peuple te requiert de quelque chose qui ne soit pas raisonnable,
veu que tu ne peux repoulser, une coupe de vin qu'un tien familier
beuvant à toy te presente? ny t'eschapper de la prise d'un
babillard, ains te laisses proumener à ce jaseur, sans avoir
la fermeté de luy oser dire, Nous nous reverrons une
autrefois, car maintenant je n'ay pas loisir. Oultre plus
l'exercitation et accoustumance pour vaincre ceste honte. ne sera
point mauvaise ny inutile alencontre des louanges en choses petites
et legeres: comme en un festin d'un amy il y aura quelque sonneur de
lut ou de lyre, qui en sonnera ou chanter mal, ou un jouëur de
com@edies, que lon aura loué à grand pris d'argent,
qui gastera tout Menander, tant il aura mauvaise grace à
jouër, et neantmoins le vulgaire luy applaudira et le prisera
grandement: il n'y aura, à mon advis, point de
difficulté ny de peine à l'escouter, sans mot dire, et
sans le louër servilement et en flateur, contre ta propre
opinion. Car si tu n'es maistre de toy en cela, que feras-tu quand
un tien amy te lira quelque ryme, et quelque mauvaise poësie
qu'il aura composee, ou qu'il te monstrera quelque harangue qu'il
aura escrite? tu le louëras doncques haultement et follement,
et feras bruit des mains, en luy applaudissant comme les jacquets:
si ainsi est, comment doncques le reprendras tu quand il viendra
à commettre quelque faute és affaires? comment
l'admonestreras tu, s'il vient à s'oublier en
l'administration de quelque magistrat, ou bien en ses deportements
en mariage, ou au gouvernement de la chose publicque? car quant
à moy, je ne me contente point encore de la response que feit
Pericles à un sien amy, qui le requit de porter un
tesmoignage faulx pour luy, à laquelle faulseté il y
avoir encore un parjurement adjoint: «Je suis, dit-il, amy de
mes amis jusques aux autels.» comme s'il eust voulu dire,
jusques à n'offenser point les Dieux, car il estoit
approché trop pres. Mais celuy qui de loing s'est
accoustumé à ne louër contre son advis celuy qui
harangue, ny à applaudir à celuy qui chante, ny rire
à celuy qui dit une maigre rencontre, ne laissera jamais son
familier passer, jusques à luy faire ceste requeste-
là: ne n'y aura jamais homme qui die à celuy qui aura
appris à n'avoir point de honte de refuser en telles petites
choses, Parjure toy pour moy, porte faux tesmoignage pour moy,
prononce une inique sentence pour l'amour de moy. Semblablement
aussi se faut-il preparer contre les emprunteurs d'argent, en
s'accoustumant premierement és choses qui ne soient pas
grandes ny difficiles à refuser. Il y eut quelqu'un jadis,
qui estimant qu'il n'y eust rien si honneste que de demander et
recevoir, demanda un jour en soupant au Roy de Macedoine Archelaus,
une coupe d'or là où il <p 78r>buvoit. Le Roy
commanda à son page de la porter et donner à Euripides
qui estoit à la table: et tournant son visage devers celuy
qui la luy avoit demandee, luy dit, «Quant à toy tu es
digne de demander et d'estre refusé, par ce que tu demandes:
mais Euripides est digne qu'on luy donne, encore qu'il ne demande
pas.» Disant en cela tresbien, que le jugement de la raison
doit estre le directeur et le maistre du donner et de la
liberalité gratuite, non pas la honte de refuser: et au
contraire, nous, bien souvent laissans en arriere des personnes
honnestes, nos parents ou amis, et qui ont besoing de nostre
secours, donnons à d'autres qui nous demandent
continuellement et impudemment, non pour volonté que nous
aions de leur donner, mais pour ce que nous ne leur pouvons refuser:
comme feit Antigonus le vieil apres avoir longuement enduré
l'importunité de Bias, «Donnez (dit-il) à Bias un
talent, et par force:» combien qu'il eust aussi bonne grace, et
rencontrast aussi dextrement à se desfaire de tels importuns,
que feit oncques Roy ny Prince: car comme un belistre philosophe
Cynique luy demandast une drachme, qui pouvoit valoir trois souls et
quatre: «Ce n'est, dit-il, pas un don de Roy:» et comme
l'autre luy repliquast, «Donne moy doncques un talent, qui sont
six cens escus:» Il luy respondit, «Ce n'est pas present
de Cynique.» Diogenes alloit quelquefois se pourmenant par la
rue d'Athenes appellee Ceramique, en la quelle il y avoit plusieurs
statues des anciens personnages de valeur, aux quelles il alloit
demandant l'aumosne: et comme quelques uns s'en esmerveillassent, il
leur respondit, «J'apprens (dit-il) à estre
esconduit.» Il nous fault aussi premierement estudier en choses
legeres, et nous exerciter à refuser en choses petites,
à ceux qui nous demanderont ce dont ils ne sont pas pour user
ainsi qu'il appartient, à fin que nous puissions suffire
à faire refus de choses de plus grande importance: car comme
dit Demosthenes, celuy qui a despendu ce qu'il avoit, autrement
qu'il ne falloit, n'employera jamais à ce qu'il faut, ce
qu'il n'a pas, si on luy donne. Or toutes et quantesfois que nous
avons disette des choses honnestes et abondance des superflues, cela
tesmoigne qu'il y a bien de la faute en nous. Si n'est pas seulement
ceste honte excessive, mauvaise et inique despensiere d'argent, mais
aussi des choses serieuses et de grand consequence, esquelles elle
ne reçoit pas le conseil utile que luy donne la raison. Car
souvent estans malades nous n'appellons pas le plus expert medecin,
pour respect et faveur que nous portons à un nostre familier:
et elisons pour maistres et precepteurs de nos enfans, non ceux qui
sont les meilleurs, mais ceux qui nous en requierent: et bien
souvent quand nous avons des procez, nous ne les faisons pas plaider
par le plus suffisant advocat et le plus sçavant du barreau,
ains par le fils de quelque nostre parent ou amy, qui apprendra
à tonner aux despens de nostre cause. Brief, nous voyons
plusieurs de ceux qui font profession de philosophie, Epicuriens, ou
Stoïciens, ou autres, qui ne se seront pas mis à suivre
ceste secte-là par leur jugement ou election, ains se seront
adjoincts à quelques uns, de leurs parents ou amis de ceste
secte, qui les en auront importunez et requis. Or sus doncques
exercitons nous de longue main alencontre de si lourdes fautes en
choses vulgaires et legeres, en nous accoustumant à ne nous
servir point ny d'un barbier ny d'un peintre, à l'appetit de
nostre sotte honte, ny à loger en une mauvaise hostellerie,
y en ayant aupres de meilleures, pour ce que l'hostellier nous aura
souvent saluez: ains, pour accoustumance, encore qu'il y ait peu de
difference de l'un à l'autre choisissons tousjours le
meilleur: comme les philosophes Pythagoriens observoient tousjours
diligemment de ne mettre jamais la cuisse gauche dessus la droitte,
ny de prendre le nombre pair au lieu du non pair, et ainsi des
autres choses egales et indifferentes: aussi se fault-il accoustumer
quand on fait ou un sacrifice, ou unes nopces, ou quelque autre
grand bancquet, de n'appeller pas celuy qui nous saluë et nous
fait souvent la reverence, ou qui accourt de tout loing à
nous, plus tost que celuy que nous <p 78v>sçaurons
qui est homme de bien, et qui nous aime: car celuy qui est ainsi de
longue main exercité et accoustumé, sera mal-
aisé à surprendre, ou plus tost ne sera jamais
assailly és choses de plus grande importance: mais quant
à l'exercitation, ces advertissemens là suffisent Au
demourant, des utiles instructions que nous en pouvons recueillir,
la premiere, à mon advis, est, que toutes les passions et
maladies de l'ame sont ordinairement accompagnees des inconveniens,
qu'il semble que nous taschions plus à fuir par icelles:
comme l'ambition et convoitise d'honneur communément est
suyvie de deshonneur, dissolution et volupté ordinairement
accompagnee de douleur, delicatesse suyvie de travail,
opiniastreté contentieuse suyvie de perte et de condemnation:
semblablement aussi autant en advient il à la honte
excessive, laquelle fuyant le fumee de blasme se jette dedans le feu
mesme d'infamie. Car aiant honte de refuser et contredire à
ceux qui iniquement et importunément les poursuyvent ils sont
apres contraints d'avoir honte de ceux qui justement les accusent:
et pour avoir craint une plainte legere, bien souvent ils
soustiennent une vergongne certaine: et aians eu honte de contredire
à un amy, qui leur demandoit de l'argent, bien tost apres ils
sont contraincts de rougir à bon escient pour estre
convaincus de n'en avoir point. Et aians promis de secourir quelques
uns qui ont des proces, puis apres aians honte de faire contre leurs
parties, ils sont contraincts de se cacher et s'enfuir. Et y en a
plusieurs que ceste honte aiant forcez de faire quelque promesse
desavantageuse du mariage ou de leur fille, ou de leur soeur, sont
contrains puis apres de faillir de promesse pour avoir changé
d'advis. Celuy qui dist anciennement que tous les habitans de l'Asie
servoient à un seul homme, pour ne sçavoir prononcer
une seule syllable, qui est, Non, ne parloit pas à bon
escient, ains se jouoit: mais ces honteux icy pourroient sans parler
en fronceant seulement les sourcils, ou baissant la teste, eschapper
plusieurs courvees qu'ils font outre leur gré et par
importunité. Car comme dit Euripide,
Le silence est response pour les sages,
duquel il est besoing de plus user alendroit de tels importuns
poursuyvans: car quant à ceux qui sont raisonnables et
honnestes, on se peult avec raison excuser: et pourtant faut-il
avoir à main plusieurs responses et dicts notables des grands
et illustres personnages du temps passé, et s'en souvenir,
pour les prattiquer alencontre de ces importuns là: comme est
ce que dit jadis Phocion à Antipater, «Je ne te
sçaurois estre flateur et amy tout ensemble:» et aux
Atheniens qui luy applaudissoient, et le prioient de contribuer avec
eux quelque argent pour faire une feste et un sacrifice:
«J'aurois, dit-il, honte de desbourser avec vous, et ne
rembourser pas ce que je doy à cestuy cy:» en monstrant
l'usurier Callicles: car comme dit Thucydides, «Il n'est pas
laid de confesser sa pauvreté, mais il est bien laid de ne la
fuir pas de faict.» Mais celuy qui par sa bestise ou fade
delicatesse est si honteux, qu'il n'ose dire à celuy qui luy
demande de l'argent, Amy je n'ay point d'argent en ma bourse: et
neantmoins se laisse sortir de la bouche une promesse comme une
arre,
Il est lié de fers sans fer forgez,
Qu'estroictement honte luy a chargez.
Mais Perseus, prestant de l'argent à un sien familier, alla
jusques en la place en passer le contract à la bancque, se
souvenant du precepte que nous donne le poëte Hesiode,
En riant mesme avec ton propre frere,
D'y adjouster un tesmoing ne differe.
Dequoy l'autre s'esbahissant, «Comment doncq, dit-il, Perseus,
ainsi juridiquement?» «Ouy, respondit Perseus, à
fin que je le retire de toy amiablement, et que je ne te le
redemande pas juridiquement.» Car plusieurs au commancement ne
cerchans pas de honte leur asseurance, puis apres sont contraincts
d'y proceder par la voye des loix <p 79r>avec
inimitié. D'avantage Platon baillant des lettres de
reommandation au tyran Dionysius en faveur de Helicon Cyzicenien,
adjousta au bout de la lettre, «Je t'escris ce que dessus d'un
hommne, c'est à dire d'un animal de nature muable.» Mais
Xenocrates au contraire, encore qu'il fust bien de nature austere,
toutefois il fut gaigné et plié de honte, et
recommanda par lettres à Polyperchon un homme qui ne valoit
rien, ainsi comme il le donna bien à cognoistre par effect:
toutefois ce seigneur Macedonien luy feit bon recueil, et luy
demanda s'il avoit de rien affairé: l'autre luy demanda un
talent de six cens escus, ce que Polyperchon luy bailla: mais il
escrivit à Xenocrates que de là en avant il examinast
plus diligemment ceux qu'il recommanderoit. Et quant à
Xenocrates encore feit-il cest erreur-là, par ce qu'il ne
cognoissoit pas le personnage: mais nous bien fort souvent
cognoissans que ce sont meschans qui nous requierent, neantmoins
jettons des missives au vent, et qui plus est, de l'argent, nous
faisans ce dommage à nous mesmes, non pas de gayeté de
coeur, ny avec plaisir, comme ceux qui donnent à des putains,
ou à des plaisans et flateurs, ains en estans bien marris et
ennuyez de leur impudence, qui nous force et renverse sans dessus
dessoubs tout le discours de nostre raison: tellement, que s'il y a
gens au monde contre lesquels nous puissions dire ces mots,
Bien je cognois le mal que je vais faire,
c'est alencontre de ceux qui nous causent ceste honte d'aller porter
faulx tesmoignage, d'aller prononcer une injuste sentence, d'aller
faire election d'un personnage inutile, ou de prester argent
à homme que nous sommes certains qu'il ne le rendra pas. Et
partant entre toutes les passions ceste honte excessive est celle
qui plus que nulle autre est accompagnee, en ce qu'elle fait, de
repentance non suivante apres, mais conjoincte et presente: car il
nous griefve de donner, nous rougissions de tesmoigner, nous
encourons infamie de cooperer: et ne fournissans pas ce que nous
avions promis, nous sommes convaincus de ne le pouvoir bailler: car
pour ne pouvoir contredire, nous promettons mesmes des choses qui
nous sont impossibles, à ceux qui continuellement nous en
pressent, comme de les recommander à ceux qui gouvernent en
court, d'aller parler pour eux aux Princes, pour ne vouloir pas et
n'avoir pas le coeur assez ferme de dire, «Le Roy ne me cognoit
pas, addressez vous à d'autres plus tost:» comme
Lysander aiant encouru la male grace du Roy Agesilaus, combien que
lon estimast qu'il deust estre le premier en credit à
l'entour de luy pour la reputation de ses haults faicts, n'eut point
de honte d'esconduire ceux qui s'adressoient à luy, en leur
disant, qu'ils allassent à d'autres, et qu'ils essayassent
ceux qui avoient meilleur credit à l'entour du Roy que luy.
Car ce n'est pas honte que de ne pouvoir pas toutes choses, mais
bien de les entreprendre ne pouvans pas, et n'estans pas idoines
à les faire: et se promettre plus que lon n'a de puissance,
outre ce qu'il est laid, encore fait-il fort mal au coeur. Mais
aussi faut-il volontairement faire plaisir à ceux qui nous
requierent choses raisonnables, et à nous convenables: non
par contrainte de honte, mais en cedant à l'equité,
comme aussi alencontre des demandes dommageables ou desraisonables,
il faut tousjours avoir le dire de Zenon prompt à la main,
lesquel rencontrant un jeune homme de ses familiers, qui se
promenoit à l'escart le long des murailles de la ville, et en
ayant entendu la cause, que c'estoit pource qu'il fuyoit un sien
amy, qui le requeroit de porter faux tesmoignage pour luy, «Que
dis-tu sot que tu es, luy respondit-il: celuy-là ne craint
point, et n'a point de honte de te requerir de choses iniques et
desraisonnables, et tu n'as pas le coeur de le refuser et rebouter
pour choses justes et raisonnables?» Car celuy qui dit,
Meschanceté est une arme seante,
Contre celuy qui fait oeuvre meschante,
nous enseigne mal à nous venger de la meschanceté, en
nous la faisant imiter: mais <p 79v>de repoulser ceux qui
nous molestent impudemment et effronteement, en ne nous laissant
point vaincre à la honte, et ne conceder point choses
desraisonnables et deshonnestes à tels effrontez, pour estre
honteux de leur refuser, ce sont hommes sages et bien advisez qui le
font ainsi. Or quant à ces deshontez importuns icy, il est
bien aisé de resister à ceux qui sont petits, sans
aucune authorité ne moyen: et y en a qui les esconduisent
avec une risee, et quelque trait de mocquerie, comme feit jadis
Theocritus deux qui luy demandoient son estrille à emprunter,
dedans une estuve, dont l'un estoit estranger et l'autre de sa
cognoissance, mais larron: il les renvoya tous deux joyeusement, en
leur disant, «Quant à toy, je ne te cognois point: et
quant à toy, je te cognois bien.» Et Lysimache la
presbtresse de Minerve, surnommee Poliade, c'est à dire
gardienne de la ville d'Athenes, à des muletiers qui avoient
amené des victimes, et luy demandoient à boire:
«ô mes amis, dit-elle, j'aurois peur que lon n'en feist
coustume.» Et Antigonus à un jeune homme qui estoit fils
d'un gentil centenier, mais luy estoit lasche et couard, et
neantmoins demandoit à estre avancé en la place de son
feu pere: «Jeune fils, dit-il, je recompense la prouësse,
et non pas la noblesse, de mes soudards.» Mais encore que le
poursuivant soit homme d'authorité et puissant, qui sont
ordinairement plus mal-aisez à esconduire et à
renvoyer, mesmement s'il est question de donner sa sentence en
quelque jugement, ou sa voix en quelque election à
l'adventure ne semblera-il pas facile ny necessaire de faire ce que
jadis feit Caton, estant encore jeune homme, à Catulus,
lequel pour lors estoit au plus grand et plus honorable magistrat
qui fust à Rome, car il estoit Censeur, et s'en alla devers
Caton, lequel presidoit ceste annee-là en la chambre du
Tresor, à fin d'interceder pour un financier qui avoit
esté condamné en quelque amende par Caton: il le
pressa et importuna tant de ses prieres, que Caton à la fin
fut contrainct de luy dire: «Ce seroit chose bien villaine,
Catulus, à toy qui es Censeur, que ne voulant pas sortir
d'icy, je t'en feisse jetter dehors par les espaules à mes
sergens.» Catulus aiant honte de ceste parole, s'en sortit en
cholere. Mais considerez si la response d'Agesilaus et celle de
Themistocles fut point plus gracieuse et plus douce: car Agesilaus,
comme son pere luy voulust faire juger quelque proces contre le
droict et contre les loix: «Tu m'as, dit-il, mon pere,
monstré dés ma jeunesse à obeïr aux loix,
voila pourquoy je te veux encore obeïr maintenant, en ne
jugeant rien qui soit contre les loix.» Et Themistocles
respondit à Simonides qui le requeroit de quelque chose
injuste, «Ny toy Simonides, ne serois pas bon poëte, si tu
chantois contre mesure: ny moy bon officier, si je jugeois contre
les loix.» Et neantmoins ce n'est point à faute de bonne
proportion du manche au corps de la lyre, comme disoit Platon, que
les villes contre villes, et les amis contre les amis entrans en
different, souffrent et font souffrir les uns aux autres de
tresgrandes miseres et calamitez, ains est plus tost pour ce qu'ils
faillent en ce qui appartient aux loix, et à la justice: et
toutefois il y en a qui observans exactement et exquisement au
chant, à l'orthographe, aux mesures des syllabes, ce qui est
de l'art, veulent que pour eux les autres soient nonchalans et
oublians du devoir en l'administration d'un magistrat, en leurs
jugements, et en leurs actions. Et pourtant faut-il user de ce stile
alencontre d'eux: Est-ce un advocat qui te vient importuner toy
estant juge, ou un orateur toy estant du Senat? accorde luy ce qu'il
te demande, soubs condition, que luy tout à l'entree de son
oraison sera une belle incongruité, ou qu'il usera d'un mot
barbare en sa narration: il ne le voudra jamais, pource que cela luy
sembleroit une trop grande villanie: car nous en voyons qui
n'auroient pas le coeur de commettre une voyelle avec une voyelle en
parlant. Ou bien, est-ce quelqu'un des nobles ou des gens d'honneur
et d'authorité qui te presse? dy luy qu'il aille donc sautant
et dansant pour l'amour de toy à travers la place, en faisant
la mouë, et tordant la gueule: et s'il te dit qu'il n'en fera
rien, ce sera lors à toy à parler, et à luy
demander <p 80r>lequel est plus villain, ou faire une
incongruité en parlant, et tordre la bouche, ou bien violer
la loy, et faulser sa foy, et adjuger plus de bien au meschant qu'au
bon, contre tout droict et raison. D'avantage comme Nicostratus
l'Argien respondit au Roy Archidamus qui le sollicitoit à luy
livrer par trahison la ville de Cromnum, pour une bonne somme
d'argent, et pour le mariage de telle Dame qu'il voudroit choisir en
toute Laced@emone, qu'il n'estoit point descendu de la race de
Hercules, pour ce que luy alloit par tout le monde tuant les
meschants apres les avoir vaincus: et luy s'estudioit de rendre ceux
qui estoient gens de bien, meschants. Ainsi nous faudra-il parler
à celuy qui voudra estre tenu pour homme de bien et
d'honneur, et cependant nous viendra presser et forcer de faire
choses indignes et de sa noblesse et de sa vertu. Mais si ce sont
basses et communes gens, il faudra veoir et considerer si tu le
pourrois induire, s'il est avaricieux, à te prester un talent
sans cedule ny obligation: ou s'il est ambitieux, si tu luy pourrois
persuader de te ceder quelque preseance: ou s'il est convoiteux des
honneurs publiques, te quitter sa brigue, mesmement lors qu'il y
aura apparence qu'il soit pour emporter l'office qu'il pretend: car
il seroit à la verité estrange, qu'eux en leurs vices
et passions fussent si roides, si fermes, et si immuables, et que
nous qui voulons estre tenus pour gens de bien, amateurs du devoir
et de la justice, ne peussions estre maistres de nous mesmes, ains
laississions porter par terre nostre vertu, et l'abandonnissions.
Car si ceux qui nous fonthonte à force de nous presser, le
font ou pour leur reputation, ou pour leur authorité, il n'y
a point de propos de vouloir augmenter l'honneur, le credit et
authorité d'autruy, en se deshonnorant, et se diffamant
soymesme: comme ceux qui aux jeux de pris publiques faulsent leur
foy à distribuer les pris, ou qui aux elections des
magistrats par faveur donnent à qui ne le merite pas les
honneurs de seoir aux palais, et les couronnes de victoire, en se
privant eux-mesmes de bonne reputation et de saine conscience. Et si
nous voions que c'est pour le gain que c'est importun nous fait si
pressante instance, comment ne nous vient-il incontinent en pensee,
que c'est chose esloignee de toute raison de mettre en compromis sa
reputation et sa vertu, à fin que la bourse d'un je ne
sçay qui en soit plus pesante? Mais certes telles
considerations se representent bien à l'entendement de
plusieurs, lesquels n'ignorent pas qu'ils font mal: comme ceux que
lon contrainct de boire de grandes coupes devin toutes pleines,
ils accomplissent à toute peine, en souspirant, et tournant
les yeux en la teste, et changeant tout de visage, ce qui leur est
commandé: mais ceste mollesse de coeur ressemble à une
foible temperature de corps, qui ne peult resister ny au froid ny au
chaud: car soit qu'ils soient louëz par ceux qui les
poursuyvent, ils sont incontinent destrempez et dissouls par telles
louanges: soit qu'ils craignent d'estre accusez, repris et
souspeçonnez s'ils refusent, ils en meurent de peur: mais au
contraire il se faut affermir à l'encontre de l'un et de
l'autre, sans se laisser plier ny esbranler, ny à ceux qui
font peur, ny à ceux qui flatent. Or Thucydides estimant
qu'il soit impossible d'avoir grande puissance, et n'estre point
envié, dit, que celuy qui est bien advisé choisir
d'estre subject à l'envie pour faire de grandes choses: quant
est à moy, j'estime qu'il n'est pas difficile d'eschapper
l'envie: mais d'eviter toutes plaintes, et se garder d'estre moleste
à pas un de ceux qui hantent aupres de nous, il me semble du
tout impossible: et pourtant me semble aussi, que nous prendrons bon
conseil quand nous choisirons plus tost d'estre en la male grace et
inimitié des importuns, que de ceux qui justement nous
accuseroient, si contre tout droit et justice nous faisions pour ces
iniques poursuyvans, comme estans fardees et desguisees, de peur
qu'il ne nous prenne comme aux pourceaux, qui quand on les gratte,
et qu'on les frotte and chattouille, se laissent faire tout ce qu'on
veut, <p 80v>jusques à se veaultrer par terre: car il
n'y a point de difference entre ceux qui baillent leurs jambes
à se faire trainer, et ceux qui prestent leurs oreilles
à s'ouïr flater, sinon que ceux-cy se laissent renverser
et jetter par terre plus villainement, les uns en remettant les
peines et punitions deuës à des meschants, à fin
qu'ils soient appellez humains, doulx, pitoyables, et
misericordieux: les autres au contraire, persuadez par ceux qui les
louënt de se soubmettre à des inimitiez et accusations
non necessaires et dangereuses, en leur disant, qu'ils sont seuls
hommes entiers, seuls qui ne se laissent point gaigner par flaterie,
voire qui se peuvent dire seuls avoir bouche et langue libre. C'est
pourquoy Bion accomparoit telles manieres de gens à des vases
à deux anses, qui se transportent aiseement par les oreilles
là où on veult: comme lon raconte que le Sophiste
Alexinus disoit un jour tout plein de mal, en se promenant avec
d'autres, de Stilpon philosophe Megarien: et comme quelqu'un de la
compagnie luy dist, «Et comment, il disoit l'autre jour tous
les biens du monde de toy:» «Certainement aussi,
respondit-il, est-ce un treshomme de bien et de fort gentil
coeur.» Mais au contraire Menedemus estant adverty, que ce
mesme Alexinus disoit souvent bien de luy: «Au contraire, dit-
il, je dis tousjours mal d'Alexinus: tellement qu'il faut
necessairement qu'il soit meschant homme, ou pource qu'il en
louë un meschant, ou pource qu'il est blasmé d'un
bon.» tant il estoit malaisé à fleschir, ou
à prendre par telles voyes, et tant il prattiquoit bien cest
enseignement d'Antisthenes surnommé Hercules, qui commanda
à ses enfans, de ne sçavoir jamais gré ny grace
à personne qui les louast: ce qui n'estoit autre chose, que
de ne se laisser point gaigner à la honte, pour contreflater
ceux qui les louëroient: car il suffit, ce que respondit
Pindare à un qui luy disoit, «Je te vois louant par tout
et envers tous:» «et je t'en rens la grace, dit-il,
pourtant que je te fais dire verité.» Ce doncques qui
est souverainement utile alencontre de toutes autres passions, se
doit aussi principalement employer alencontre de ceste excessive
honte, quand ils verront que contre leur volonté forcez de
tel vice, ils auront commis quelque faute, et seront tresbuchez, de
s'en souvenir, et l'imprimer bien fermement en leur memoire, et
conserver en leur pensee bien longuement les marques de la morsure,
et les notes de leur repentance, en les repetant souvent. Car ainsi
comme les viateurs passans chemin, quand ils ont choppé et
bronché contre une pierre, et les pilotes aians brisé
leur vaisseau contre un rocher, s'ils s'en souviennent, ils
redoutent effroyeement non ces pierres ny ces roches-là
seulement, mais aussi toutes celles qui leur ressemblent, tout le
temps de leur vie: aussi ceux qui serrent en leur pensee attainte et
picquee de repentance, les pertes et deshonneurs qu'ils ont receus
à cause de ceste honte vicieuse, en iront apres plus retenus
en cas semblables, et ne se laisseront pas une autrefois facilement
aller.
CEUX de la ville de Sparte appellent les anciennes devises et
figures dediees et consacrees à l'honneur de Castor et
Pollux, Docana, qui vaut autant à dire comme, les poutres des
Roys: ce sont deux pieces de bois distantes egalement l'une de
l'autre, conjoinctes par autres deux equidistantes aussi en travers:
et semble que ce soit une devise bien propre et convenable à
l'amitié fraternelle de ces deux Dieux, pour monstrer l'union
indivisble qui estoit entre eux: aussi vous offre-je, Seigneurs
Nigrinus et Quintus, ce petit traicté touchant
l'amitié fraternelle, commun et convenable à vous
deux, comme à ceux qui en estes dignes: car faisans desja de
vous mesmes ce à quoy il vous admoneste, il ne semblera pas
tant vous admonester de le faire, comme vous porter tesmoignage de
l'avoir desja fait: et la joye que vous sentirez de veoir
approuvé ce que vous faites, donnera encore à vostre
jugement une asseurance plus ferme pour le faire continuer, comme
estans vos actions approuvees et louees par des vertueux et
honnestes spectateurs. Or Aristarchus pere de Theodectes se mocquant
du grand nombre des Sophistes contrefaisans les Sages qui estoient
de son temps, disoit que anciennement à peine y avoit il eu
sept Sages par le monde, mais de nostre temps, disoit-il, à
peine pourroit on trouver autant d'hommes ignorans. Mais je pourrois
avec verité dire, que je voy de nostre temps l'amitié
aussi rare entre les freres, comme la haine l'estoit au temps
passé: de laquelle encore le peu d'exemples qui s'en est
anciennement trouvé, du consentement des vivans a esté
renvoyé aux Trag@edies et aux Theatres, comme chose estrange
et fabuleuse: mais tous ceux qui sont aujourd'huy, quand ils
rencontrent deux bons freres, ils s'en esmerveillent autant comme
ils feroient de voir ces Molionides là, qui sembloient avoir
les corps collez ensemble: et trouvent aussi mal-aisé
à croire et monstrueux, que des freres usent en commun des
biens, des amis, et des esclaves que leurs peres leur ont laissez,
comme ils feroient que une seule ame regist les pieds, les mains, et
les yeux de deux corps: combien que la nature n'ait pas logé
loing l'exemple du deportement dont doivent user les freres les uns
envers les autres, ains dedans le corps mesme, là où
elle a formé la plus part des membres necessaires doubles,
freres et germains, comme deux mains, deux pieds, deux yeux, deux
oreilles, deux nazeaux: nous monstrant qu'elle les a ainsi
distinguez et divisez pour leur salut mutuel, et pour s'entre-aider
reciproquement, non pas pour quereller ny combattre les uns contre
les autres: et qu'aiant divisé la main en plusieurs doigts de
longueurs inegaux, elle l'a rendue le plus apte, et le plus propre,
et le plus artificiel outil qui soit: tellement que l'ancien
Anaxagoras mettoit la cause de toute la sapience et sagesse de
l'homme en la main: mais toutefois le contraire de cela est
veritable, car l'homme n'est pas le plus sage des animaux, pour
autant qu'il a des mains: mais pour ce que de sa nature il est
raisonnable et ingenieux, il a aussi de la nature obtenu des outils
qui sont tels. Or est-il manifeste à chascun, que la nature
a formé d'une mesme semence et d'un mesme principe deux, et
trois, et plusieurs freres, non à fin qu'ils querellassent ou
combattissent les uns aux autres, mais à fin qu'estans
separez les uns des autres, ils s'entre-aidassent mieux et plus
commodément. Car ces hommes là à trois corps et
à cent bras que nous peignent les poëtes, si jamais il
en a esté de tels, estans collez et conjoincts de toutes
leurs parties, ne pouvoient rien faire hors d'eux mesmes, ny
à part les uns des autres: ce que les freres au contraire
peuvent bien faire, demourer en la maison, et aller dehors, se
mesler des affaires publiques, et labourer la terre tout ensemble,
les uns par les autres, prouveu qu'ils conservent bien le principe
d'amitié et de bienveuillance que la nature leur a
baillé: sinon, ils ressembleront <p 81v>proprement
aux pieds qui se donnent le croc en jambe l'un à l'autre pour
se faire tomber, et aux doigts de la main qui s'entrelassent pour se
tordre et se deboister contre nature les uns les autres. Mais plus
tost ainsi comme en un mesme corps le froid et le chauld, le sec et
l'humide regis par une mesme nature, quand ils s'accordent et
conviennent bien ensemble, engendrent une tresbonne et tres-douce
armonie et temperature, qui est la santé, sans laquelle ny
tous les biens du monde,
Ny la grandeur de majesté royale,
Quand aux humains à la divine egale,
ne sçauroient donner ny plaisir ny profit à l'homme:
mais si entre ces premieres qualitez là il se met un debat et
une cupidité de s'accroistre par dessus les autres, elle
corrompt tres-villainement et confond sans dessus dessoubs le corps
de l'animal: aussi par l'union et concorde des freres, toute la race
et toute la maison s'en porte mieux, et en florit, et les amis
mesmes et familiers, comme une belle danse qui va tout d'un bransle:
car ils ne font, ny ne disent, ny ne pensent chose quelconque qui
soit contraire les uns aux autres,
Mais en discord et partialité
Le plus meschant a lieu d'authorité.
ou un rapporteur de vallet à mauvaise langue, ou un flateur
qui se glissera de dehors au dedans, ou un voisin maling et envieux:
car comme les maladies engendrent és corps qui ne
reçoivent point ce qui leur est propre, des appétits
de nourritures estranges, et qui leur sont nuisibles: aussi la
calomnie ou suspicion alencontre de ses parents, attire de dehors
des propos mauvais et meschants, qui coulent tousjours là
où ils sentent qu'il y a quelque defaut. Or le devin
d'Arcadie, ainsi comme escrit Herodote, fut contraint de se faire un
pied de bois, apres qu'il se veit privé du sien naturel: mais
un frere qui fait la guerre à son frere, et qui est
contrainct d'acquerir un amy estranger, ou de la place, en s'y
promenant, ou du parc des exercices, en regardant ceux qui s'y
exercent, me semble ne faire autre chose, que volontairement se
couper un membre de sa propre chair tenant à luy, pour y en
appliquer et attacher un estranger: car la necessité mesme
qui nous induit à recercher et à recevoir
amitié et conversation, nous enseigne d'honorer, entretenir
et conserver ce qui est de nostre parenté, comme ne pouvant
vivre, ny n'estant point nez pour demeurer sans amis, sans
frequentation, solitaires, à part comme bestes sauvages: et
pourtant dit bien et sagement Menander,
Par bancqueter et bonne chere faire
Les uns avec les autres ordinaire,
Cerchons-nous pas, mon pere, à qui fier
Nous nous puissions? et n'est pas celuy fier,
Pensant avoir trouvé des biens sans nombre,
Qui d'un amy a peu recouvrer l'ombre?
car ce sont ombres veritablement la plus part de nos amitiez, images
et semblances de celle premiere que la nature imprime aux enfans
envers leurs peres et meres, et aux freres envers leurs freres: et
celuy qui ne la revere et l'honore, comment pourra il faire à
croire et persuader aux estrangers qu'il leur porte bienveuillance?
Et quel homme est celuy-là qui appelle en ses caresses et par
ses missives un sien compagnon son frere, et ne veut pas seulement
aller par chemin quand et son propre frere? Car comme ce seroit une
folie d'orner la statue de son frere, et ce pendant battre et
mutiler son propre corps naturel: aussi reverer et honorer le nom de
frere en d'autres, et le frere propre le fuir et hair, ne seroit pas
fait en homme d'entendement sain, ne qui jamais eust compris en son
coeur, que la nature soit la plus saincte et la plus sacree chose du
monde. A ce propos il me souvient qu'un jour à Rome je pris
la charge <p 82r>de juger entre deux freres comme arbitre,
desquels freres l'un sembloit faire profession de philosophie, mais
il estoit, comme il apparut, non seulement frere à faulses
enseignes, mais aussi philosophe à faux tiltre, ne meritant
pas ce nom: car comme je luy remonstrasse et requisse qu'il se
portast envers son frere comme philosophe envers un sien frere, et
un frere ignorant des lettres: quant à ignorant, dit-il, je
l'advouë bien pour veritable, mais quant à frere, je ne
tiens pas pour chose grande ny venerable d'estre sorty de mesmes
parties naturelles. Il appert voirement, dis-je, que tu ne fais pas
grand compte d'estre yssu de mesmes parties naturelles, mais tous
les autres, s'ils ne le sentent et pensent ainsi, pour le moins si
disent et chantent ils, que la nature et la loy qui conserve la
nature, ont donné le premier lieu de reverence et d'honneur,
apres les Dieux, au pere et à la mere: et ne
sçauroient les hommes faire service qui soit plus aggreable
aux Dieux, que de payer gracieusement et affectueusement aux pere et
mere qui les ont engendrez, et à ceux qui les ont nourris et
eslevez, les usures des graces vieilles et nouvelles qu'ils leur ont
prestees: comme au contraire, «il n'y a point de plus certain
signe d'un Atheiste, que de mettre à nonchaloir, ou commettre
quelque fault alencontre de son pere et de sa mere. Et pourtant est-
il defendu de faire mal aux autres, mais de ne se monstrer pas
à son pere et à sa mere faisant et disant toutes
choses, je ne diray pas dont ils ne soient pour prendre desplaisir,
mais dont ils ne soient pour recevoir du plaisir, on l'estime une
impieté et un sacrilege.» Et quelle action, quelle
grace, ny quelle disposition des enfans envers leurs peres et meres
leur pourroit estre plus aggreable, ny leur donner plus de
contentement, que de voir une bienveuillance, et une amitié
asseuree et certaine entre les freres? Ce que lon peut facilement
cognoistre par les signes contraires: car veu que les fils
courroucent leurs peres et leurs meres, quand ils oultragent ou
traittent mal un esclave qu'ils aiment et qu'ils tiennent cher: et
veu que les bonnes vieilles gens de cordiale et gentille affection,
sont marris que lon ne fait cas ou d'un chien, ou d'un cheval qui
sera né en leur maison: et se faschent quand ils voient que
leurs enfans se mocquent, ou mesprisent les jeux, les recits, les
spectacles, les luicteurs et autres combattans qu'eux ont autrefois
beaucoup estimez: est-il vraysemblable qu'ils puissent porter
patiemment de voir que leurs enfans s'entre-haïssent, qu'ils
querellent tousjours l'un à l'autre, qu'ils mesdisent l'un de
l'autre, qu'en toutes entreprises et actions ils soient tousjours
appointez contraires, et taschent à s'entre-supplanter l'un
l'autre? Je croy qu'il n'y a homme qui le voulust dire. Doncques au
contraire, aussi les freres qui s'entrayment et s'entrecherissent
l'un l'autre, qui rejoignent en un lien de mesmes volontez, estudes,
et affections, ce que la nature avoit desjoinct et separé de
corps, et qui ont tous devis, exercices, jeux, et esbats communs
entre eux, certainement ils donnent à leurs peres et meres un
doulx et heureux contentement en leur vieillesse de ceste grande
amitié fraternelle: car jamais pere n'aima tant les lettres,
ny l'honneur, ny l'argent, comme il aime ses enfans: et pourtant ne
voyent ils pas avec tant de plaisir leurs enfans ny bien disans, ny
opulents, ny colloquez en grands offices et dignitez, comme ils font
s'entraymans. C'est pourquoy on lit que Apollonide, natifve de la
ville de Cysique, et mere du Roy Eumenes, et de trois autres freres,
Attalus, Philet@erus, et Atheneus, se reputoit bien-heureuse et
rendoit graces aux Dieux, non pour ses richesses, ny pour sa
principauté, mais pour ce qu'elle voyoit ses trois enfans
puisnez servir de garde-corps à leur frere aisné, et
luy vivant librement et en toute asseurance au milieu d'eux, aians
les espees aux costez, et les javelines en leurs mains: comme au
rebours aussi le Roy Xerxes aiant apperceu que son fils Ochus
dressoit embusche à ses freres pour les faire mourir, en
mourut de desplaisir. Car les guerres sont bien griefves entre les
freres, ce disoit Euripide, mais plus qu'à nuls autres sont
elles griefves aux peres et aux meres, pour ce que celuy qui hait
son frere, et ne le <p 82v>peut voir de bon oeil, ne
sçauroit qu'il n'en soit courroucé contre celuy qui
l'a engendré, et celle qui l'a enfanté. Or Pisistratus
se remaria en secondes nopces, que ses enfans du premier lict
estoient desja tous hommes faicts, et disoit que les voyant ainsi
beaux et bons, il desiroit estre pere de plusieurs autres encore,
qui leur ressemblassent: aussi les bons et loyaux enfans, non
seulement pour l'amour de leurs peres et meres s'entre-aimeront plus
les uns les autres, mais aussi en aimeront d'avantage leurs peres et
meres, les uns pour les autres, disans et pensans tousjours en eulx-
mesmes, qu'ils sont pour beaucoup de causes bien obligez à
eux, mais principalement pour le regard de leurs freres, comme
estant le plus precieux, et le plus doulx et gracieux heritage
qu'ils aient herité d'eux. C'est pourquoy Homere a bien fait,
quand il introduit Telemachus comptant entre ses calamitez ce, qu'il
n'avoit point de frere,
Car Jupiter la race de mon pere
A terminé en moy seul, sans nul frere.
et au contraire Hesiode ne souhaitte et conseille pas bien, qu'un
fils unique soit heritier universel des biens de son pere, luy
mesmement qui estoit disciple des Muses, lesquelles ont ainsi
esté appellees, pource qu'elles sont tousjours ensemble,
à cause de l'amour et bienveuillance fraternelle qu'elles se
portent l'une à l'autre. L'amitié fraternelle doncques
est telle envers les peres et meres, que d'aimer son frere est
demonstration certaine d'aimer aussi son pere et sa mere, et un
exemple et enseignement à ses enfans de s'entre-aimer les uns
les autres, autant que nulle autre chose: comme aussi au contraire,
ils prennent le mauvais exemple de haïr leurs freres de
l'original de leur pere: car celuy qui est envieilly en proces, en
querelles et dissensions avec ses freres, et puis va prescher ses
enfans de vivre amiablement ensemble, il fait ce qui se dit en un
commun proverbe,
Tout ulceré il veut guarir les autres,
et oste par ses faicts toute efficace à sa parole. Si
doncques le Thebain Eteocles aiant dit à son frere ce qui est
en Euripide,
Je monterois en l'estoillé sejour
Du clair Soleil, où commance le jour,
Et descendrois dessoubs la terre basse,
Si je pouvois acquerir par audace
La royauté souveraine des Dieux:
venoit puis apres à admonester ses enfans
De conserver entre eux egalité,
Laquelle joinct cité avec cité,
Amis avec leurs amis secourables,
Confederez en ligues perdurables:
Et n'y a rien qui en fermeté seure,
Qu'egalité, en ce monde demeure:
qui seroit celuy qui ne se mocqueroit de luy? Et quel seroit
trouvé et reputé Atreus, si apres avoir donné
à souper les propres enfans à son frere, il venoit
ainsi arraisonner et instruire ses enfans,
Quand le malheur sur quelqu'un prent son cours,
Communément il n'a d'amis secours,
Sinon de ceux qui sont de son lignage?
et pourtant fault il de tout poinct bannir et chasser la haine de
ses freres, comme celle qui est mauvaise nourrice de la vieillesse
des peres et meres, et pire encore de la jeunesse des enfans: et si
donne mauvais bruit, et grand blasme envers les concitoyens,
lesquels estiment et jugent à bonne cause, qu'aians
esté nourris et elevez dés leur naissance ensemble,
ils ne seroient pas devenus ennemis et malveuillans, s'ils ne
sçavoient <p 83r>de grandes meschancetez et grandes
perversitez les uns des autres: car il fault bien qu'il y ait de
grandes et griefves causes pour dissouldre une si grande
amitié et bienveuillance, tellement que puis apres ils se
reconcilient malaiseement. Car ainsi comme les corps qui ont une
fois esté joincts ensemble, si la colle ou ligature vient
à se lascher, ils se peuvent bien de rechef rejoindre et
recoller ensemble: mais depuis qu'un corps naturel vient à se
rompre ou deschirer, il est mal aisé de trouver collure ny
soudure qui le puisse jamais reunir aussi les amitiez mutuelles que
la necessité a conjoinctes entre les hommes, si d'aventure
elles viennent quelquefois à se separer, facilement elles se
reprennent: mais les freres, si une fois ils sont esloignez et
decheuts de ce qui est selon la nature, difficilement reviennent ils
plus jamais ensemble: et s'ils y reviennent, la reconciliation
attire une cicatrice orde et sale, tousjours accompagnee de
desfiance et de souspeçon. Or toute inimitié d'homme
à homme s'imprimant aux coeurs, avec les passions qui plus
travaillent et tourmentent, comme opiniastreté, cholere,
envie, souvenance des maux passez, est chose fort douloureuse et
turbulente: mais celle qui est de frere à frere, avec lequel
il est force d'avoir communion de tous sacrifices, et de toutes
choses sainctes et religieuses, mesme sepulture, et quelquefois
mesme maison, possessions, et heritages confinans les uns aux
autres, a tousjours devant ses yeux ce qui la tourmente, luy
ramenant en memoire sa folie et sa forcenerie, pour laquelle la face
qui mieux luy ressemble, et qui luy devroit estre la plus doulce,
luy est la plus hideuse à voir, et la voix la plus amiable et
la plus familiere depuis son enfance, luy devient plus effroyable
à ouir: et voyans plusieurs autres freres qui n'ont qu'une
maison, qu'une table, mesmes heritages, et serviteurs non departis,
eulx au contraire ont partagé leurs amis, leurs hostes, leurs
familiers, brief toutes choses qui sont communes entre les autres
freres, leur sont à eux ennemies et contraires: encore
qu'à toute personne il soit facile à discourir en son
entendement, que les amis, et les compagnons de table sont subjects
à estre ravageez, les familiers et les alliez se peuvent
acquerir nouveaux, quand les premiers, ne plus ne moins que des
outils ou des instruments, sont usez, mais d'acquerir un nouveau
frere il n'est pas possible, non plus qu'une main coupee, ou un oeil
arraché: et dit la Persienne sagement, quand on luy demanda
pourquoy elle aimoit mieux sauver la vie à son frere
qu'à son fils: «Pour ce, dit-elle, que je puis bien
avoir d'autres enfans, mais d'autres freres maintenant que mes pere
et mere sont morts, je ne puis.» Que faut-il donc faire, me
pourra demander quelqu'un à un qui aura un mauvais frere?
Premierement, il faut retenir en memoire, que la mauvaistié
se trouve en toutes sortes d'amitié qui sont entre les
hommes, et que selon ce que dit Sophocles,
Plus des humains les faicts tu cercheras,
Plus mal que bien tousjours y trouveras.
Il n'y a ny amitié de parentelle, ny de societé, ny de
compagnie, qui se puisse trouver sincere, saine et nette de tout
vice. Mais le Laced@emonien qui espousoit une petite femme, disoit,
qu'entre les maux il faut tousjours choisir les moindres: aussi
pourroit on, à mon advis, sagement conseiller aux freres, de
supporter plus tost les imperfections domestiques, et les maux de
leur propre sang, que d'experimenter ceux des estrangers: car en
l'un n'y peut avoir reprehension aucune, d'autant que lon y est
contrainct: et l'autre est reprehensible, d'autant qu'il est
volontaire. Car ny le compagnon de table, ou de jeu, ny de l'aage,
ny l'hoste
N'est point lié de fers sans fer forgez,
Qu'estroittement honte luy a chargez:
mais si est bien celuy qui est de mesme sang, qui a esté
nourry avec nous, qui est né d'un mesme pere et d'une mesme
mere, auquel il semble que la vertu mesme permet <p 83v>et
concede par connivence quelque chose, quand il dit à son
frere pechant et faillant en quelque endroit,
L'occasion pourquoy sans offenser
Je ne te puis miserable laisser,
homme non seulement miserable, mais aussi mauvais et mal sage, c'est
de peur qu'en n'y pensant pas, je ne semble punir aigrement et
amerement en toy quelque vice de pere ou de mere instillé en
toy par leur semence, en te haïssant. Car, comme disoit
Theophraste, il ne faut pas aimer les estrangers pour les esprouver,
mais au contraire il les faut esprouver pour les aimer: mais
là où la nature ne donne pas au jugement la precedence
pour faire aimer, ny n'attend pas ce que lon dit communément,
qu'il faut avoir mangé une mine de sel avec celuy que lon
veut aimer: ains dés nostre nativité a fait naistre
quand et nous le principe et l'occasion d'amitié, là
ne faut il pas que nous allions trop asprement ny trop exactement
recerchant les fautes et imperfections. Mais maintenant tout au
contraire, que diriez vous qu'il y en a qui supporteront et
excuseront facilement, jusques à y prendre plaisir, les
fautes des estrangers, et qui ne leur appartiennent de rien, avec
lesquels ils auront pris quelque cognoissance ou en un banquet, ou
au jeu, ou aux exercices de la personne, et seront severes, voire
inexorables alencontre de leurs propres freres? tellement qu'il y en
a qui prennent plaisir à nourir des chiens mauvais, des
chevaux: et plusieurs, des onces, des chats, des singes, des lions,
et les aiment: et ce pendant ils ne peuvent pas endurer les
courroux, les erreurs, ou les ambitions de leurs propres freres. Et
d'autres, qui donneront à des paillardes et putains des
maison et des terres toutes entieres, combattront à bon
escient contre leurs freres pour une mazure ou pour un coing de
maison: et puis imposans à la malveuillance qu'ils portent
à leurs freres le nom de haine des meschants, ils s'en iront
detestans et vituperans le vice en leurs freres, et aux autres ils
ne s'en soucieront pas, ains hanteront et frequenteront
communément avec eux. Cela doncques soit comme le preambule
de tout nostre discours. Au reste pour entrer aux enseignements, je
ne veux pas commancer, comme les autres font, au partage des biens
paternels, mais à l'emulation mauvaise et jalousie
reprehensible qui se leve entre les freres, vivans encore les peres
et meres. Agesilaus jadis avoit une coustume, qu'il envoyoit
à chascun Senateur de Laced@emone, incontinent qu'il estoit
creé, un boeuf, en tesmoignage de sa vertu: les Ephores qui
estoient comme Syndiques d'un chacun, l'en condamnerent à
l'amende envers le public, avec adjonction de la cause, que c'estoit
pour ce que par telles caresses et menees il alloit pratiquant et
gaignant à luy seul ceux qui devoient estre communs à
tous: aussi pourroit on conseiller à un fils d'honorer
tellement pere et mere, qu'il n'estudie pas à se les gaigner,
et acquerir leur bonne grace pour luy seul, en destournant leur
bienveuillance des autres envers luy, par laquelle prattique
plusieurs supplantent leurs freres, couvrans d'une couleur honneste
en apparence, mais non juste en verité, leur avarice et
cupidité: cars ils privent leurs freres finement et
cauteleusement du plus beau et du plus grand bien de leur heritage,
qui est l'amour et bienveuillance de peres et meres, espians
oportunément l'occasion que leurs freres sont ailleurs
empeschez, ou qu'ils ne se doutent point de leurs menees et se
rendans fort modestes, reglez, soupples et obeïssans à
leurs peres, mesmes és choses où ils voient que leurs
freres s'oublient et faillent, ou semblent faillir: là
où il faut faire tout l'opposite, quand on sent qu'il y a
quelque courroux et mescontentement du pere, en se mettant et se
coulant dessoubs la charge, comme pour soulager son frere, en luy
aidant, et par caresses et secourables services remettre le mieulx
qu'on peut son frere en grace: et quand il a inexcusablement failly,
il en faut rejetter la coulpe ou sur le temps contraire, ou sur
quelque autre occupation, ou bien sur sa nature mesme,
<p 84r>comme estant plus utile et plus idoine à autre
chose: et convient bien à cela le dire d'Agamemnon,
Ce n'a esté ny par lourde paresse,
Ny par defaut de sens et de sagesse,
Ains pour avoir sur moy l'oeil estendu,
Et le motif de mon coeur attendu.
Aussi peut dire un bon frere, à l'excuse de son frere, Il m'a
voulu laisser faire ce devoir là. Les peres mesmes sont bien
aises d'ouyr faire translations de noms, et adjoustent soy à
leurs enfans, quand ils appellent la negligence et paresse de leurs
freres, une simple bonté: la sottize, une bonne et droitte
conscience: une opiniastreté querelleuse, courage qui ne veut
point estre mesprisé: de maniere que celuy qui y procede de
telle sorte, en intention d'appaiser son pere, il y gaigne cela,
qu'oultre ce qu'il diminue la cholere de son pere alencontre de son
frere, il augmente la bienveuillance de son pere envers luy. Puis
apres, quand on a ainsi respondu et satisfaict au pere, il se faut
alors addresser à part au frere, et luy toucher et remonstrer
vifvement en grande liberté son peché et sa faute: car
il ne faut ny estre indulgent ou connivent envers son frere, ny
aussi luy estre trop dur, et le fouler aux pieds quand il a failly:
car l'un est autant comme s'esjouir de sa faute, et l'autre faillir
avec luy: mais user d'une reprehension et correction, qui tesmoigne
le soing de son bien, et le desplaisir de sa faute: car celuy qui
aura esté le plus affectionné advocat et intercesseur
pour luy envers ses pere et mere, sera le plus vehement accusateur
en privé envers luy mesme. Que s'il advient que le frere
n'aiant rien offensé, soit neantmoins accusé envers le
pere, il est certainement treshonneste en toute autre chose de plier
et supporter toute cholere et toute rudesse de pere et de mere, mais
neantmoins les justifications et defenses d'un frere envers eux, qui
contre tout droit et raison et contre verité seroit
accusé, ou à qui lon feroit tort, sont
irreprehensibles et fondees en toute honnesteté: et ne faut
point craindre en tel cas d'ouyr le reproche qui se lit en
Sophocles,
Mauvais le fils qui si fort degenere,
Que de plaider contre son propre pere,
en parlant librement pour la defense de son frere, qu lon voit
iniquement condamné ou opprimé: car telle procedure
rend la perte de cause plus aggreable à ceux qui sont
convaincus, que ne leur eust esté la victoire et gaing de
cause. Au demourant, depuis que le pere est decedé, il se
faut encore plus affectionner à aimer ses freres, que non pas
au paravant: Premierement à mener deuil, et à
communiquer la charité du sang, en regrettant la mort du
commun pere, et en rejettant arriere toutes suspicions de vallets,
et tous calomnieux rapports des familiers qui voudroient semer
quelque alteration entre eux: et plus tost croyant tout ce que lon
raconte de l'amour reciproque de Castor et Pollux, mesmement ce que
lon dit, que Pollux tua d'un coup de poing un qui luy venoit
rapporter en l'oreille quelque chose alencontre de son frere: puis
quand ce vient au partage des biens patrimoniaux, ne s'entredenoncer
pas la guerre l'un à l'autre, comme font plusieurs y venans
tous preparez à ceste intention,
Escoute moy la fille de la Guerre, Dissension:
ains se donner bien garde de celle journee, comme celle qui est aux
uns commancement de guerre mortelle et irreconciliable, et aux
autres d'amitié et de concorde perdurable: et là faire
leurs partages entre eux seuls, s'il est possible: si non, en la
presence d'un amy commun à tous deux, homme de bien: qui
assiste, comme dit Platon, aux loix de justice, en prenant et
donnant ce qui sera plus aggreable et plus convenable l'un à
l'autre: et ainsi estimer que lon partage seulement la procuration
et l'administration des heritages, et laisser l'usage et la
jouissance de tout sans departir en commun, <p 84v>là
où il y en a qui s'entre-arrachent les uns aux autres les
nourrices qui les ont nourris de mammelle, ou les enfans qui ont
esté eslevez et nourris quand et eux, à toute force de
les poursuivre, et s'en vont au partir de là aians
gaigné le pris d'un esclave, et perdu ce qui estoit le plus
precieux en la succession de leur pere, l'amitié et la
confiance de leur frere: et en ay cogneu, qui sans y avoir aucun
gain, par une opiniastreté seulement, au partage de leurs
biens paternels se sont portez ne plus ne moins, et de rien plus
gracieusement, que si c'eust esté butin et pillage de guerre:
entr lesquels nommeement ont esté Charicles et Antiochus de
la ville d'Opunte, qui couperent par le milieu un vase d'argent et
un habillement, et en emporterent chascun sa part, divisans ainsi,
comme par une malediction tragique,
Leur heritage au trenchant de l'espee.
Les autres vont contant apres leurs partages, comme par subtils
moyens, par finess et cautelle, ils ont circonvenu leurs freres, et
ont beaucoup gaigné, s'en glorifians, là où
plus tost ils se devoient esjouir, plaire à eux mesmes, et se
magnifier, de ce que par gracieuseté, courtoisie et
volontaire cession, ils seroient venus au dessus de leurs freres: et
pourtant merite bien Athenodorus que lon face mention de luy en cest
endroit, comme il n'y a celuy en nostre païs qui ne s'en
souvienne bien. Il avoit un frere plus ancien que luy, qui se
nommoit Xenon, lequel maniant comme curateur le bien entier d'eux
deux, en dissipa une bonne partie, à la fin aiant pris une
femme à force, et en estant condamné, il perdit tout
son bien, lequel fut appliqué par confiscation au fisque de
l'Empereur. Athenodorus pour lors estoit encore jeune adolescent
sans aucun poil de barbe, et comme sa part des biens paternels luy
eust esté rendue par la justice, il n'abandonna point son
frere, ains mettant tout en commun, en feit partage agec luy: et
encore combien qu'en ce partage il cogneust que son frere le
defraudoit malicieusement de beaucoup, jamais il ne s'en courroucea
à luy, ny ne s'en repentit, ains supporta gayement et
doucement l'ingrate meschanceté de son frere, laquelle fut
divulguee par toute la Grece. Or Solon aiant prononcé ceste
sentence touchant le gouvernement de la chose publique, que
l'egalité n'engendre point de sedition, semble avoir trop
fascheusement introduit la proportion Arithmetique, qui est
populaire, au lieu de la belle Geometrique: mais en une famille et
maison qui conseilleroit aux freres, comme Platon admonnestoit ses
citoyens, sur tout, s'il estoit possible, d'oster de la Republique
ces mots de mien et tien, ou à tout le moins se contenter de
l'egalité et tascher à la conserver, certainement il
asserroit un grand et beau fondement de paix, amitié et
concorde entre les freres. Et qu'il se serve à ce propos
d'exemples honnorables et illustres, comme est la response de
Pittacus au Roy de Lydie, qui luy demandoit s'il avoit des biens:
«Deux fois, dit-il, plus que je ne voudrois, estant mon frere
mort, duquel j'ay herité.» Mais pour ce que le plus
n'est pas ennemy du moins seulement en augmentation et diminution de
richesses, ains comme dit Platon, universellement en
inegalité y a tousjours mouvement, et en egalité repos
et sejour: aussi toute inegalité est bien dangereuse de
mettre dissension et querelle entre les freres, et est toutefois
impossible qu'ils soient en toutes choses egaux ny pareils, d'autant
que ou la nature dés la naissance, ou depuis la fortune leur
departent inegalement leurs graces et faveurs d'où procedent
les envies, et jalousies entre-eux, maladies et pestes mortelles,
non seulement aux familles et maisons, mais aussi aux villes et
citez: il s'en faut donner de garde et promptement y remedier, quand
elles commancent à s'y engendrer. On pourroit conseiller
à celuy qui auroit advantage sur ses freres qu'il leur
communiquast tout ce qu'il auroit par dessus eux, en les honorant
par son credit et reputation, et les avanceant par le moyen de ses
amitiez: et si d'adventure il est plus eloquent qu'eux, leur offrant
sa peine et suffisance, comme estant à eux autant comme
à luy mesme, et puis n'en <p 85r>monstrant aucune
enfleure d'arrogance ny de mespris envers eux, ains plus tost en
s'abbaissant et soubmettant, rendre sa preference et son advantage
non subject à l'envie, et egaler autant comme il luy est
possible l'inegalité de la fortune par moderee opinion de
soy-mesme: comme Lucullus ne voulut jamais entreprendre office ny
magistrat devant son frere, encore qu'il fust plus aagé que
luy, ains laissant passer son temps, attendit celuy de son frere. Et
Pollux ne voulut pas estre Dieu mesme seul, ains plus tost demy-dieu
avec son frere, et participer de la condition mortelle pour luy
faire part de son immortalité: là où il est en
toy, pourra lon dire à celuy que lon prendra à
admonester, sans aucunement diminuer rien des biens que tu as
presentement, accomparer et egaler à toy ton frere, le
faisant, par maniere de dire, jouïr de ta grandeur, de ta
gloire, de ta vertu, et de ton bon heur: comme feit jadis Platon,
qui meit les noms de ses freres, les introduisant parlans en ses
plus nobles traittez, pour les rendre renommez, à
sçavoir Glaucon et Adimantus, és livres qu'il a escrit
de la Republique, et Antiphon le plus jeune, en son dialogue de
Parmenides. D'avantage, ainsi comme il y a ordinairement de grandes
inegalitez entre les natures ou les aventures des freres, aussi est-
il presque impossible que l'un soit en tout et par tout superieur
à ses freres: car il est bien vray que les Elemens que lon
dit estre creez d'une mesme matiere, ont des qualitez et forces
toutes contraires, mais on ne veit jamais que de deux freres nez
d'un mesme pere et d'une mesme mere, l'un fust comme le sage que
feignent les Stoïques, beau, gracieux, liberal, honorable,
riche, eloquent, studieux, sçavant, et humain tout ensemble:
et l'autre laid, mausade, sale, chiche, necessiteux, mal
emparlé, ignorant et inhumain aussi tout ensemble: ains y a
bien souvent en ceux qui sont les plus rebutez et moins estimez
quelque scintille de grace, de valeur et d'aptitude et inclination
à quelque chose de bon: car, comme dit le commun
proverbe,
Parmy chardons et espineux halliers
Naissent les fleurs des tendres violiers.
Celuy doncques qui sentira avoir l'avantage en autres choses, s'il
n'amoindrit ny ne cache point les telles-quelles parties de vertu
qui seront en son frere, ny ne le deboute point comme en un jeu de
pris de tous les premiers honneurs, ains luy cede reciproquement en
quelques uns, et le declare plus excellent et plus habile que luy en
plusieurs choses, retirant tousjours toute occasion et matiere
d'envie, comme le bois du feu, il l'esteindra à la fin, ou
plus tost il empeschera du tout qu'elle ne s'engendre et concree.
Mais encore celuy qui s'aidera tousjours de son frere, és
choses mesmement esquelles il sçaura estre plus excellent que
luy, et usera de son conseil, comme s'il est rhetoricien, à
plaider des causes: s'il est entendu en matiere d'estat, à
sçavoir comment il se doit porter en son magistrat: s'il est
homme qui ait beaucoup d'amis, en affaires: brief qu'en nulle chose
de consequence, et qui peult apporter reputation, ne laisse son
frere derriere, ains le fait son parsonnier et compagnon en toutes
choses grandes et honorables, que se sert de luy quand il est
present, l'attendant quand il est absent, et generalement qui luy
donne à entendre qu'il ne seroit pas homme de moindre
execution que luy, mais qu'il fait moins de compte d'acquerir
reputation, et de s'avancer en credit, que luy, en ne s'ostant rien
à soymesme, il adjouste beaucoup à son frere. Ce sont
les preceptes et advertissemens que lon pourroit donner à
celuy qui seroit plus excellent que son frere: et quant à
celuy qui seroit inferieur, il faut qu'il pense en luy mesme, que
son frere n'est pas un, ny seul, ou plus riche, ou plus
sçavant, ou plus renommé que luy, ains qu'il est luy
mesme vaincu d'un nombre infiny d'autres,
Tant qu'il y a d'hommes mangeans le fruict
Que la grandeur de la terre produit.
<p 85v>Mais s'il est tel qu'il aille par tout portant envie
à tout le monde, ou bien s'il est si mal né, qu'entre
tant d'hommes qui sont heureux, il n'y en ait pas un qui le fasche,
que celuy qu'il deust le plus aimer, et qui luy tient de plus pres
d'obligation du sang, il peut bien dire qu'il est malheureux en
toute extremité, et qu'il ne laisse moyen à homme qui
vive de le passer en malheureté. Si comme donc Metellus
disoit que les Romains devoient bien rendre grace aux Dieux de ce
que Scipion estant si grand personnage estoit né dedans Rome,
et non pas en une autre cité, aussi que chascun souhaitte et
face priere aux Dieux, que luy principalement surmonte tous autres
en prosperité, ou, si non, au moins que ce soit un sien frere
qui ait ceste tant desiree puissance et authorité: mais il y
en a qui sont si mal nez à toute honnesteté, qu'ils
s'esjouissent et se glorifient bien d'avoir des amis colloquez en
grands honneurs, et d'avoir des princes ou des grands seigneurs et
riches pour hostes, mais ils estiment que la splendeur de leurs
freres soit leur obscurité: et se plaisent bien d'ouïr
raconter les prosperitez de leurs peres, les victoires et conduittes
d'armees de leurs ayeux, ausquelles ils n'eurent oncques part, ny
n'en receurent oncques honneur ny profit, mais de grandes
successions qui seront escheutes à leurs freres, ou d'estats
magnifiques, ou de mariages honorables, il en sont marris, et leur
semble que cela les ravalle. Et toutefois il falloit en premier lieu
ne porter envie à personne, ou si non, à tout le moins
tourner son envie au dehors, et deriver ceste malignité,
d'estre marry du bien d'autruy, alencontre des estrangers, comme
ceux qui embrouillent leurs ennemis en seditions intestines, et les
chassent hors de chez eux.
D'autres Troyens et de leurs alliez
Grand nombre y a parmy vostre bataille,
Pour esprouver de mon glaive la taille:
Des Grecs aussi en nostre ost Argien,
Sur qui pourras faire espreuve du tien.
comme dit Diomedes à Glaucus: c'est là où tu
peux exercer ton envie et ta jalousie. Mais il faut qu'un frere ne
soit pas comme le bassin d'une balance qui fait le contraire de son
compagnon, quand l'un se haulse, l'autre se baisse: ains faut qu'il
face comme les petits nombres, qui par multiplication d'eux mesme
produisent les grands, et en se multipliant ainsi l'augmenter, et
s'augmenter aussi de biens: car entre les doigts de la main, celuy
qui ne tient pas la plume en escrivant, et qui ne touche pas les
chordes de l'instrument en jouant, pour ce qu'il n'est pas propre ne
dispos à ce faire, n'en vaut pas pire pour cela, ains ils se
meuvent tous ensemble, et s'entre-aident les uns les autres en
quelque sorte, comme aians expressément pour ceste cause
esté faits inegaux à l'entour du plus grand et du plus
fort, pour estre plus apte à prendre, et à retenir.
Ainsi Craterus estant frere propre d'Antigonus Roy regnant, et
Perilaus de Cassander, se meirent à conduire des armees soubs
leurs freres, ou bien se teindrent en leurs maisons: mais je ne
sçay quels Antiochus Seleucus, et ailleurs Grypus et
Cyzicenus, n'aians pas appris à se contenter du second lieu,
ains appetans les marques de dignité royalle, la pourpre, et
le diadéme, se remplirent eux-mesmes, et les uns les autres
de maux infinis, et en combletent quant-et-quant toute l'Asie. Mais
pour autant que les envies et jalousies s'impriment le plus souvent
és natures et moeurs de personnes ambitieuses, le plus
expedient seroit aux freres, pour obvier à tel inconvenient,
de n'aspirer pas à acquerir honneur, ny authorité et
credit par mesmes moyens, ains l'un par un moyen et l'autre par un
autre: car les combats des bestes sauvages s'emeuvent ordinairement
entre celles qui se nourrissent de mesme pasture, et entre les
combatans des jeux de pris ceux-là seuls se nomment
adversaires les uns des autres qui travaillent à mesme sorte
de jeu: là où les escrimeurs des poings aux escrimeurs
à outrance sont amis, et les luicteurs aux coureurs de
carriere, <p 86r>et s'entre-aident et s'entrefavorisent les
uns aux autres. Et pourtant des deux fils de Tyndarus, l'un
Polynices gaignoit tousjours le pris à l'escrime des poings,
et Castor l'emportoit à la course. Voyla pourquoy Homere a
bien fait, que Teucer estoit excellent à tirer de l'arc,
là où son frere estoit des meilleurs combatans
à coups de main,
Et le couvroit de son luysant escu.
Comme entre ceux qui se meslent des affaires publiques, ceux qui
manient les armes ne portent pas communément envie à
ceux qui haranguent devant le peuple, ny entre ceux qui parlent en
public, les advocats aux lecteurs de philosophie, ny entre ceux qui
pensent les malades, les medecins aux chirurgiens, ains
s'entredonnent la main, et s'entreportent tesmoignage les uns aux
autres: mais vouloir et cercher d'acquerir honneur et reputation
d'un mesme art, et par une mesme valeur et suffisance, c'est autant
entre ceux qui ne sont pas parfaicts, comme estans amoureux d'une
mesme maistresse, vouloir estre mieux venu, et avoir plus d'avantage
l'un que l'autre. Ceux doncques qui cheminent par diverses voyes
evitent les occasions d'envie, et s'entre-aident les uns les autres,
comme Demosthenes et Chares, et semblablement Aeschines et Eubulus,
Hyperides et Leosthenes, dont les uns proposoient les decrets, et
haranguoient devant le peuple, les autres conduisoient les armees,
et faisoient les affaires. Et pourtant faut-il que les freres qui ne
seront pas pour s'entrecommuniquer, sans envie, leur gloire et leur
credit, aient leurs cupiditez et leurs ambitions bien tournees
à contrepoil, et bien esloignees les unes des autres, s'ils
veulent recevoir plaisir, et non pas desplaisir de la
prosperité et de l'heureux succez les uns des autres: mais
par dessus tout cela, il se faut bien donner garde des parents et
alliez, et quelques fois des femmes mesmes, qui à la
convoitise d'honneur adjoustent de mauvais et malicieux propos:
Vostre frere fait merveille, il emporte tout, on ne parle que de
luy, tout le monde luy fait la court: là où personne
ne vient vers vous, et n'avez honneur ne demy. Le frere qui sera
sage, respondra à ces mauvais langages là, J'ay un
frere qui a la vogue de credit, et du credit et authorité
qu'il a, la plus grande part en est miene, et à mon
commandement. Car Socrates disoit, qu'il aimoit mieux avoir Darius
pour amy que ses Dariques: mais un frere qui a bon jugement ne se
pensera pas avoir moins de bien, d'avoir son frere constitué
en grand estat, ou riche, ou avancé en credit et reputation,
par le merite de son eloquence, que si luy-mesme avoit l'estat, la
richesse, le sçavoir et l'eloquence. Voyla comment il faut
essayer à radouber le mieux qu'il est possible telles
inegalitez: mais il y a d'autres differences qui naissent
incontinent avec eux, au moins ceux qui ne sont pas bien appris
quant aux aages: car à bon droict les plus vieux voulans
tousjours commander aux plus jeunes, leur presider, et avoir plus et
d'honneur et d'authorité et de puissance en tout et par tout,
sont fascheux et ennuyeux: et de l'autre costé aussi les plus
jeunes secouans la bride et s'enorgueillissans s'accoustument
à ne faire compte, et à mespriser leurs freres plus
aagez: de là advient que les jeunes, comme enviez et
rabbaissez tousjours par leurs aisnez, fuyent et haïssent leurs
corrections et admonitions, et les aisnez desirans garder et retenir
tousjours leur precedence par dessus eux, redoutent l'accroissement
de leurs puisnez, comme estant la ruine d'eux-mesmes. Tout ainsi
doncques comme lon dit, qu'en un bien-faict il faut que celuy qui le
reçoit l'estime plus grand qu'il n'est, et celuy qui le donne
plus petit: aussi qui pourroit persuader à l'aisné de
ne reputer pas que le temps dont il precede son frere soit beaucoup,
et au puisné que ce soit peu de choses, il les delivreroit
tous deux, l'un de desdaing et de mespris, et l'autre d'irreverence
et de negligence. Et pour ce qu'il est convenable à
l'aisné d'avoir soing, enseigner, reprendre et admonester, et
au puisné honorer, suivre et imiter: je voudrois que la
solicitude de l'aisné teint plustost du compaignon que du
pere, et de la suasion <p 86v>plus tost que du commandement,
et qu'il fust plus prompt à s'esjouïr pour le devoir
faict, et à le louër, que non pas à le reprendre
et blasmer, pour l'avoir oublié, et face l'un non seulement
plus volontairement, mais aussi plus humainement que l'autre: et
aussi qu'au zele du puisné il y eust plus de l'imitation, que
de la jalousie et contention, pource que l'imitation presuppose la
bonne estime et admiration, et la jalousie et contention n'est
jamais sans envie, qui fait que les hommes aiment ceux qui taschent
à les ressembler, et au contraire ils rebutent et depriment
ceux qui estrivent et s'efforcent de s'egaler à eux: et parmy
l'honneur qu'il est bien seant que le puisné rende à
son aisné, l'obeissance est celle qui merite plus de louange,
et qui engendre une plus forte et plus cordiale bienveuillance,
accompagnee d'une reverence et d'un contentement, qui est cause que
l'aisné reciproquement luy cede et luy defere. Dont il advint
que Caton aiant dés son enfance honoré et
reveré son frere C@epion par obeïssance, observance et
silence devant luy, à la fin gaigna tant quand ils furent
hommes faicts, et le remplit de si grand respect et reverence envers
luy, qu'il ne faisoit ny ne disoit rien qu'il ne luy dist. Auquel
propos on raconte que C@epion un jour aiant signé et
seellé de son cachet quelques tablettes de tesmoignage, Caton
son frere survenant apres ne les voulut point signer ny seeller:
quoy entendant C@epion redemanda incontinent les tablettes, et
arracha son cachet avant que demander pour quelle occasion son frere
ne luy avoit pas creu, ains avoit eu le tesmoignage pour suspect.
Aussi semble-il que les freres d'Epicurus luy porterent grand
respect et reverence, pour l'amour et bienveuillance qu'il avoit
monstré envers eux: ce qui apparut tant en toutes autres
choses, qu'en ce qu'ils espouserent fort chaudement toutes ses
inventions et opinions en la philosophie: car encore qu'ils se
soient trompez d'opinion, d'avoir tousjours dit et tenu dés
leur enfance, que jamais homme n'avoit esté si sçavant
en philosophie que leur frere Epicurus: si est-ce chose merveilleuse
comment ou luy les ait peu ansi affectionner, ou eux se soient ainsi
disposez et affectionnez envers luy. Entre les plus modernes
philosophes mesmes, Apollonius le Peripatetique a convaincu de
menterie celuy qui a dit le premier, que l'honneur et la gloire ne
recevoient point de compagnon, aiant rendu son frere puisné
Sotion plus honoré et plus renommé que luy mesme. Et
quant à moy, combien que la fortune m'ait fait beaucoup de
faveurs, qui meritent bien que je luy en rende grandes graces, il
n'en a pas une dont je me sente tant obligé à elle,
comme l'amour et la bienveuillance que m'a porté et me porte
en toutes choses mon frere Timon, ce que nul ne peult nier, qui ait
tant soit peu hanté ou frequenté avec nous, et moins
que tous autres, vous qui nous avez esté familiers. Il y a
d'autres hargnes, dont il se faut donner garde, entre les freres qui
sont de pareil aage, ou bien peu esloignez l'un de l'autre,
lesquelles passions sont petites, mais continuelles et en grand
nombre, au moyen dequoy elles apportent une mauvaise accoustumance
de se fascher, aigrir et courroucer de toutes choses, laquelle en
fin se termine en haines et inimitiez irreconciliables: car aians
commancé à quereller les uns contre les autres
dés les jeux d'enfance pour la nourriture, ou pour les
combats de quelques petites bestes, comme de cailles ou de cocqs, et
puis pour la luicte des petits garsons, ou pour la chasse de leurs
chiens, ou la comparaison de leurs chevaux, ils ne peuvant plus
retenir ny refrener, quand il sont devenus grands, leur
opiniastreté et leur ambition en choses de grande
consequence. Comme les plus grands et plus puissans hommes d'entre
les Grecs de nostre temps, s'estans premierement bandez les uns
contre les autres pour les faveurs qu'ils portoient à des
baladins et jouëurs de cithres, et puis faisans à l'envy
à qui auroit de plus beaux viviers, de plus belles
baignouëres, et de plus belles allees et galeries, de plus
belles salles, et lieux de plaisance au territoire de Edepsus, en
les comparant les unes aux autres <p 87r>opiniastrement, en
coupant les canaux, et divertissant les conduicts des fontaines; ils
se sont tellement aigris les uns contre les autres, qu'ils s'en sont
perdus: car le tyran les leur a tous ostez, et ont esté
bannis de leur païs, pauvres, vagabonds par le monde, et
à peine que je ne dis, tous autres qu'ils n'estoient au
paravant, excepté qu'ils sont demourez les mesmes qu'ils
estoient à s'entrehaïr. Voila pourquoy il faut bien
dés le commancement resister à la jalousie et
opiniastreté qui se glisse entre les freres és
premieres et petites choses, en s'accoustumant à ceder l'un
à l'autre reciproquement, et à se laisser vaincre, et
à s'esjouir plus tost de leur complaire, que non pas de les
vaincre: car ce n'a point esté d'autres victoires que les
anciens ont entendu, quand ils ont appellé la victoire
Cadmiene, que celle d'entre les freres au devant de Thebes, qui fut
une tres-villaine et tres-meschante victoire. Mais quoy, les
affaires mesmes n'apportent-ils pas plusieurs occasions de
dissensions et de debats entre les freres, à ceux encore qui
sont les plus doux et les plus gracieux? ouy certes, mais c'est
aussi là où il faut laisser les affaires se combattre
tous seuls, sans y adjouster aucune passion d'opiniastreté,
ny de cholere, comme un hameçon qui les accroche et attache
à debattre, ains faut que comme en une balance ils regardent
par ensemble de quel costé panchera le droict et
l'equité, et que le plus tost qu'il leur sera possible, ils
remettent le jugement et l'arbitrage de leur different à
quelques bons personnages, pour les vuider et purger tout au net
devant qu'ils percent si avant, comme une tache ou une teincture,
que lon ne la puisse plus effacer ny laver: et puis imiter les
philosophes Pythagoriens, lesquels n'estans alliez ny parents, ains
seulement participans de mesme eschole et mesme discipline, si
d'adventure ils s'estoient quelques fois transportez de cholere,
jusques à dire injure l'un à l'autre, devant que le
soleil fust couché touchans en la main l'un de l'autre et
s'entr'embrassans, faisoient l'appoinctement: car comme quand il
advient une fiévre sur une bosse en l'aine, il n'y a pour
cela danger quelconque, mais si la bosse nettoyee et passee la
fiévre persevere, c'est un maladie qui a son principe et sa
cause d'ailleurs plus profonde: aussi le different qui est entre
deux freres, quand il cesse avec l'affaire, procedoit de l'affaire:
mais si le different demeure apres l'affaire vuidé, l'affaire
n'estoit que pretexte, et y avoit au dedans une suspecte et mauvaise
racine cachee. Auquel propos il fait bon entendre la façon de
proceder à la decision du different de deux freres de nation
barbare, non pour une part ou portion de quelque petite terre, ou
pour un nombre d'esclaves, ou de moutons: mais pour l'Empire des
Perses: car apres la mort de Darius aucuns des Perses vouloient que
Ariamenes succedast à la couronne, comme estant le fils
aisné du feu Roy: les autres vouloient que ce fust Xerxes,
tant pource qu'il estoit fils de Atossa fille du grand Cyrus, que
pour ce qu'il estoit né de Darius estant ja Roy
couronné. Ariamenes doncques descendit du pais de la Medie,
non point en armes, comme pour faire la guerre, ains tout simplement
avec son train, comme pour pousuyvre son droict en justice. Xerxes
paravant sa venue faisoit toutes choses qui appartenoient à
un Roy, mais quand son frere fut arrivé, volontairement il
s'osta le diadéme ou frontal, et posa le chapeau royal, que
les Roys ont accoustumé de porter à la pointe droicte,
et luy alla au devant, l'embrassa, et luy envoya des presens, avec
commandement à ceux qui les luy portoyent de luy dire,
«Xerxes ton frere t'honnore maintenant de ces presens icy: mais
si par la sentence et le jugement des Princes et Seigneurs de Perse
il est declaré Roy, il veut que tu sois la seconde personne
de Perse apres luy.» Ariamenes feit response: «Je
reçoy de bon coeur les presens de mon frere, et pense que le
royaume des Perses m'appartienne, mais quant à mes freres, je
leur garderay l'honneur qui leur est deu apres moy, et à
Xerxes le premier de tous.» Quand fut escheu le jour du
jugement, les Perses de commun consentement declarerent juge de
ceste grande cause Artabanus, qui estoit frere du defunct Darius.
Xerxes ne vouloit point estre jugé par luy seul,
<p 87v>par ce qu'il se fioit plus à la multitude des
Seigneurs, mais sa mere Atossa l'en reprit: «Pourquoy, dit-
elle, mon fils, refuses-tu Artabanus ton oncle, le plus homme de
bien qui soit en Perse, pour ton juge? et pourquoy as-tu tant de
crainte de l'issue de ce jugement-là où le second lieu
mesme est encore honorable, d'estre appellé et jugé le
frere du Roy de Perse?» Xerxes doncques se laissa persuader
à sa mere: et le proces estant jugé, Artabanus
prononcea que le royaume appartenoit à Xerxes: parquoy
Ariamenes incontinent se levant de son siege alla faire hommage
à son frere, et le prenant par la main droicte le mena seoir
dedans le siege royal, et de là en avant fut tousjours le
plus grand aupres de luy, et se monstra si bien affectionné
en son endroict, que en la bataille navale de Salamine il mourut en
combattant vaillamment pour son service. Cest exemple donc soit
comme un patron original de vraye benignité et
magnanimité, où il n'y a rien à reprendre. Et
quant à Antiochus on pourroit bien justement reprendre en luy
une trop grande convoitise de regner, mais aussi fait-il bien
à esmerveiller, que l'amitié fraternelle ne fut pas du
tout esteincte en son ambition. Il faisoit la guerre pour le
royaume, à son frere Seleucus qui estoit son aisné, et
avoit sa mere qui luy favorisoit: mais au plus fort de leur guerre
Seleucus aiant donné une battaille aux Galates, la perdit, et
ne se trouvant nulle part, on fut long temps que lon le teint pour
mort: et son armee toute taillee en pieces par les Barbares: ce que
aiant entendu Antiochus posa la robbe de pourpre, et se vestit de
noir, et fermant son palais royal, mena deuil de son frere, comme
s'il eust esté perdu: mais apres estant adverty comme il
estoit sain et sauf, et qu'il remettoit sus une autre armee, sortant
de son logis en public il alla sacrifier aux Dieux en action de
graces, et commanda aux villes qui estoient soubs luy de faire
semblablement sacrifices, et porter chapeaux de fleurs en signe de
resjouissance publique. Et les Atheniens aians sans propos
inventé et controuvé la fable, touchant la querelle
d'entre Neptune et Minerve, y ont entremeslé une correction
qui n'est pas trop hors de propos: car ils suppriment tousjours le
deuxiesme jour du mois de Juin, auquel ils disent qu'advint ce debat
et ceste noise entre Neptune et Minerve. Qui nous empeschera donques
aussi, s'il advient que nous aions eu debat ou different alencontre
de nos alliez et parents, que nous ne condamnions ce jour-là
de perpetuelle oubliance, et ne le reputions entre les journees
maudittes et malencontreuses, non pas oublier tant d'autres bonnes
et joyeuses, esquelles nous avons vescu, et avons esté
nourris ensemble, à l'occasion d'une seule? car ce n'est
point en vain, ne pour neant, que nature nous a donné la
mansuetude et la modestie, fille de patience, où il faut que
nous en usions, principalement envers nos alliez et nos parents. Si
ne se monstre pas l'amour et affection cordiale envers eux
seulement, en leur pardonnant quand ils ont failly, mais aussi en
leur demandant pardon quand on les a offensez: pourtant ne les faut-
il pas negliger quand ils sont courroucez, ny se roidir alencontre
d'eux quand ils se viennent justifier ou excuser, ains plus tost les
prevenir et aller au devant de leurs courroux, en s'excusant si on
les a offensez, et leur pardonnant devant qu'ils s'excusent:
pourtant est Euclides le disciple de Socrates fort renommé
és escholes des philosophes, pource que aiant ouy une parole
indigne et bestiale de son frere, qui luy avoit dit, Je mourrois de
male mort si je ne me vengeois de toy: «mais moy, dit-il, si je
n'appaisois ta cholere, et ne te persuadois que tu m'aimasses comme
tu faisois au paravant.» Mais l'effect et non pas la parole du
Roy Eumenes ne se peult aucunement surpasser ny en patience, ny en
doulceur et bonté: car Perseus le Roy de Macedoine, estant
son ennemy, avoit attiltré des meurtriers pour le tuer,
lesquels estoient en embusche à l'espier aupres de la ville
de Delphes, aians entendu qu'il venoit de la marine vers la ville,
pour se conseiller à l'oracle d'Apollo: et l'assaillans par
derriere, luy jetterent de grosses pierres, qui l'assenerent sur la
teste et sur <p 88r>le col: dont il fut tellement estourdy,
qu'il en tomba par terre tout pasmé, de maniere que lon pensa
qu'il fust mort, et en courut le bruit par tout, tant que quelques
uns de ses serviteurs et amis mesmes coururent jusques en la ville
de Pergame en porter la nouvelle, comme de chose à laquelle
ils avoient esté presens: parquoy Attalus le plus aagé
de ses freres homme de bien, et qui s'estoit tousjours plus
fidelement et plus loyaument que nul autre porté envers son
frere, fut non seulement declaré Roy, et couronné du
diadesme royal, mais qui plus est, il espousa la Royne Stratonice
femme de son frere, et coucha avec elle: mais depuis quand les
nouvelles arriverent qu'Eumenes estoit vivant, et qu'il s'en venoit,
posant le diadesme, et reprenant la javeline, comme il avoit
accoustumé de porter à la garde de son frere, il luy
alla au devant avec les autres gardes, et le Roy le reçeut
humainement, salüa et embrassa la Royne avec grand honneur et
grandes caresses: et aiant vescu longuement depuis sans plainte ny
suspicion quelconque, finablement venant à mourir il consigna
et laissa son royaume et sa femme à son frere Attalus. Mais
que feit Attalus apres sa mort? il ne voulut jamais faire nourrir
aucun de ses enfans que Stratonice sa femme luy porta, et si en eut
plusieurs, ains nourrit et esleva le fils de son frere defunct,
jusques à ce qu'il fust en aage d'homme, et lors luy-mesme
luy meit sur la teste le diadesme royal, et l'appella Roy. Mais
Cambyses au contraire, pour un songe qu'il avoit songé,
craignant que son frere ne vint à estre roy de l'Asie, sans
autre raison ne preuve aucune le feit mourir: à l'occasion
dequoy la succession de l'empire sortit de la race de Cyrus apres sa
mort, et vint à regner celle de Darius, prince qui
sçeut communiquer le gouvernement de ses affaires et son
authorité, non seulement à ses freres, mais aussi
à ses amis. Il faut bien aussi se souvenir d'un autre poinct,
et l'observer soigneusement quand on est tombé en quelque
different avec les freres, c'est de hanter lors, et parler, et
frequenter plus souvent que jamais avec leurs amis, et à
l'opposite fuir leurs malveuillans et ennemis, sans les vouloir ouir
ny recevoir, suyvant en cela pour le moins la façon de faire
des Candiots, lesquels entrans souvent en combustion les uns contre
les autres, et se faisans la guerre, quand il leur survenoit des
ennemis de dehors ils se r'allioient incontinent ensemble, et se
bandoient tous contre eux: et cela s'appelloit Syncretisme. Mais il
y en a qui, comme l'eau coule tousjours contrebas, aussi
s'abbaissent à ceulx qui se baissent et qui se divisent,
ruinans par les soufflements toute parenté et toute
amitié, haïssans l'un et l'autre, et s'attachans plus
à celuy qui se lasche par imbecillité. Car les amis
simples, et ne pensans point en mal, comme sont les jeunes, aiment
ce que leurs amis aiment, mais les plus pervers et plus malins
ennemis font semblant d'estre marris et courroucez aussi contre le
frere qui a courroux et debat alencontre de son frere. Comme donc la
poule en Aesope respond au regnard, qui faisoit semblant d'avoir ouy
dire qu'elle estoit malade, et luy demandoit par amitié,
comment elle se portoit: «Je me porteray bien, dit elle, mais
que tu sois arriere d'icy.» Aussi faut-il respondre à un
tel homme maling, qui viendra mettre en avant et ouvrir le propos du
debat avec le frere, pour sonder et sapper par dessous, à fin
d'entendre quelque secret: «Je n'ay rien à demesler avec
mon frere, ny luy avec moy, prouveu que je ne preste point l'oreille
aux rapporteurs, ny luy aussi.» Mais maintenant je ne
sçay comment quand nous sommes chassieux, ou que nous avons
mal aux yeux, nous divertissons nostre veuë des corps qui font
reverberation, et des couleurs trop vives: et quand nous avons
quelque cholere, ou plainte, ou suspicion contre nos freres, nous
prenons plaisir à ouir ceux qui nous y embrouillent encore
d'avantage, et leur adherons lors qu'il estoit plus
besoing de fuir
leurs ennemis et malveuillans, et se cacher d'eux: et au contraire
s'approcher, hanter et converser avec leurs alliez, leurs
domestiques et amis, et mesmes entrer dedans leurs maisons pour
s'aller librement plaindre jusques à leurs femmes: et
neantmoins <p 88v>on dit communément, que les freres
cheminans ensemble ne doivent pas seulement mettre une pierre entre
eux, et est on marry quand un chien vient courir à travers
d'eulx, et craint on beaucoup d'autres choses semblables, desquelles
nulle ne sçauroit separer ne diviser la concorde des freres:
et ce pendant il ne voyent pas, qu'ils admettent au milieu d'eux, et
reçoivent à travers, des hommes de nature canine, qui
ne font qu'abboyer, pour irriter les uns contre les autres. A ceste
cause venant à propos pour la suite du discours, Theophrastus
disoit fort bien, que si toutes choses doivent estre communes entre
amis, suyvant l'ancien proverbe, encore plus le doivent estre les
amis: car les familiaritez, conversations et frequentations separees
à part, destournent et divertissent les uns d'avec les
autres: car à choisir d'autres familiers et amis suit
incontinent par consequence, prendre plaisir à d'autres
compagnies, en estimer d'autres, et se laisser mener et gouverner
à d'autres, par ce que les amitiez forment les naturels des
personnes, et n'y a point de plus certain signe de differentes
humeurs et naturels des personnes, que le chois et election de
differents amis: tellement que ny le boire et maner, ny le jouer, ny
passer les jours tous entiers ensemble, n'ont pas tant d'efficace
à contenir la concorde et bienveuillance des freres, comme le
haïr et l'aimer de mesmes personnes, et prendre plaisir
à mesmes compagnies, et au contraire aussi, d'en abhorrir et
fuir de mesmes: car quand les freres ont des amis communs, ils
n'endurent jamais qu'il naisse entre-eux des picques ny des
querelles, ains si d'adventure il survient ou quelque soudaine
cholere, ou quelque plainte, elle est incontinent appaisee par le
moyen des amis communs, qui les prennent sur eux, et les font
esvanouir en neant, s'ils sont bien affectionnez envers l'un et
l'autre des freres, et que leur bienveuillance panche autant d'un
costé comme d'autre. Car ainsi comme l'estain soude et
rejoinct le cuivre qui est cassé, en touchant aux deux
extremitez des pieces rompues, pour ce qu'il s'accorde aussi bien
avec l'un des freres comme avec l'autre, pour bien resouder et
confirmer la mutuelle bienveuillance: mais ceux qui sont inegaux, et
ne se peuvent mesler autant avec l'un comme avec l'autre bout, font
une separation et disjonction, et non pas une conjonction, comme
certains tons en la musique. Et pourtant pourroit on à bon
droict douter, et demander si Hesiode a bien ou mal dit,
Ne fais egal le compagnon au frere.
car le compagnon qui sera sage et commun amy, plus il sera
incorporé avec tous les deux, plus ferme neud et lien sera il
de l'amitié fraternelle: mais Hesiode a entendu et craint
cela des ordinaires et vulgaires hommes, qui sont coustumierement
subjects à estre jaloux, et à s'aimer soy-mesme, ce
qui est bien raisonnable d'eviter, encore que lon porte egale
bienveuillance à l'amy, qu'au frere: ce neantmoins en cas de
concurrence, de reserver tousjours le premier lieu au frere, soit
à le preferer en election de magistrat ou maniement
d'affaires d'estat, soit à le convier à quelque festin
ou assemblee solonnelle, ou à le recommander aux princes et
seigneurs, et autres telles choses semblables, que le commun des
hommes repute grandes et honnorables, il faut en tout cela rendre la
dignité et l'honneur à l'obligation du sang et
à la nature: car l'avantage en telles choses n'apporteroit
pas tant de reputation et de gloire à l'amy, que le rebut
apporteroit de dereputation et de deshonneur au frere. Et quant
à ceste sentence là nous en avons ailleurs
traitté plus amplement: mais un autre mot sententieux de
Menander, qui est tres-sagement dit,
Qui aime bien, ne veult qu'on le mesprise,
nous remet en memoire et nous enseigne d'avoir soing de nos freres,
et ne nous fier pas tant à l'obligation de la nature, que
nous les mesprisions: car le cheval est une beste de nature aimant
l'homme, et le chien son maistre, mais toutefois si vous faillez
<p 89r>à les penser, et en avoir le soing tel que
vois devez, ils perdent celle cordiale affection, et s'estrangent de
vous: et le corps est de naissance tresconjoint à l'ame: mais
si elle le neglige et le mesprise, il ne veult plus luy aider, et
gaste ou empesche ses actions. Or le soing et la solicitude honneste
que lon doit avoir des freres, et encore plus des beaux peres et des
gendres d'iceux, est de se monstrer tousjours bienveuillans, et bien
affectionnez en leur endroit prompts à faire pour eux en
toutes occasions, saluër et caresser leurs serviteurs favorits,
remercier les medecins qui les auront pensez en leurs maladies,
leurs amis fideles qui les auront volontairement et utilement
accompagnez en quelque voyage, et en quelque expedition de guerre:
et quant à la femme espousee du frere, la tenir et reverer
comme une relique tressaincte, pour l'amour de son mary, la
louër, se plaindre avec elle de son mary, s'il n'en fait compte
tel qu'il doit, l'appaiser quand elle est courroucee, et si
d'adventure elle commet quelque legere faute, la reconcilier avec
son mary, et le prier de luy pardonner, et aussi s'il y a quelque
chose particuliere en quoy il soit en different avec son frere, s'en
plaindre à elle, et tascher de l'appointer avec luy. Estre
à bon escient marry de ce que son frere ne se marie point, ou
s'il est marié, de ce qu'il n'a point d'enfans, en l'en
solicitant, et le tansant, tant que lon le conduise par toutes voys
à se marier, et se lier par legitimes alliances: et quand il
a eu des enfans, monstrer encore plus manifestement sa
bienveuillance, tant envers luy qu'envers sa femme, en l'honorant
plus que jamais, et aimant ses enfans comme les siens propres: mais
se monstrant encore plus indulgent et plus doulx envers ceulx de son
frere, à fin que s'il advient qu'ils facent quelque faute,
comme font les jeunes gens, qu'ils ne s'en fuient point, et ne se
retirent point, pour crainte du pere ou de la mere, en quelque
mauvaise et desbauchee compagnie, ains qu'ils aient un recours et
une retraitte, où ils soient admonestez amiablement, et
où ils treuvent intercesseur pour faire leur appointement.
Voyla comment Platon ramena son nepveu Speusippus, qui estoit fort
desbauché, et fort dissolu, sans luy dire ne faire mal
quelconque, ains se monstrant doulx et gracieux à le
recueiller, là où il fuyoit ses pere et mere qui
crioient tousjours apres luy, et le tansoient incessamment: quoy
faisant il engendra en son coeur une grande reverence envers luy, et
grand zele de l'imiter, et de s'employer à l'estude de la
philosophie, combien, que plusieurs de ses amis le blasmassent de ce
qu'il ne reprenoit et ne corrigeoit autrement ce jeune homme: mais
luy leur respondit, qu'il le reprenoit assez, en luy donnant
à cognoistre par sa vie et par ses deportements la difference
qu'il y a entre le vice et la vertu, et entre les choses honnestes
et deshonnestes. Le pere d'Alevas roy de Thessalie le rebutoit et le
rudoyoit, pour ce qu'il estoit hault à la main et superbe, et
au contraire son oncle frere de son pere le soustenoit et
l'avançoit: et comme un jour les Thessaliens envoyassent les
buletins à l'oracle d'Apollo en Delphes, pour sçavoir
qui seroit Roy, l'oncle au desceu du pere meit un buletin pour
Alevas: la prophetisse Pythie prononça, que c'estoit Alevas
qui devoit estre Roy: au contraire le pere insistoit, qu'il n'avoit
point mis de buletin pour luy: et sembloit à tout le monde
qu'il y devoit donc avoir eu erreur à escrire ces buletins et
ces noms: et pourtant renvoya lon de rechef à l'oracle,
là où la Pythie respondit,
J'entens et dis le roux fils d'Archedice.
et en ceste maniere Alevas estant declaré roy de Thessalie
par l'oracle d'Apollo, moyennant ceste faveur que luy feit le frere
de son pere, fut quant à luy beaucoup plus excellent prince
que tous les autres qui avoient esté en la maison devant luy,
et si eleva son païs et sa nation en grande gloire et grande
reputation. Ainsi faut-il en s'esjouissant et se glorifiant de
l'avancement, des honneurs, charges et offices honorables des enfans
de son frere, les poulser et encourager à la vertu, et quand
ils font bien, les louër bien hautement: car à
l'adventure seroit il odieux de grandement <p 89v>louër
le sien propre, mais celuy de son frere, il est digne et honorable,
non point procedant de l'amour de soymesme, ains de
l'honnesteté, et tenant à vray dire de la
divinité. [...] signifie divin, et oncle. Si me semble
que le nom mesme nous convie à aimer cherement nos nepveux:
et si faut que nous nous proposions à imiter les grands
personnages, qui ont esté sanctifiez et deifiez par le
passé: car Hercules aiant engendré soixante et huict
enfans, aima aussi cherement Iolaus celuy de son frere, que pas un
des siens propres: c'est pourquoy encore maintenant on le met dessus
un mesme autel que son oncle Hercules, et le prie lon quand et luy,
l'appellant le costeillier d'Hercules: et son frere Iphicles aiant
esté tué en une bataille, qui fut donnee pres de
Laced@emone, il en fut si desplaisant, qu'il partit de tout le
Peloponese. Et Leucothea, so soeur estant trespassee, nourrit et
eleva son enfant, et le deifia quand et elle: d'où vient que
les Dames Romaines encore aujourd'huy en la feste de Leucothea,
qu'ils appellent Matuta, portent entre leurs bras et cherissent, non
leurs propres enfans, ains ceux de leurs soeurs.
C'EST une cure bien fascheuse et bien malaisee à la
philosophie, qu'entreprendre de guarir le vice de ceux qui parlent
trop, pour ce que la medecine dont elle use est la parole
receuë des escoutans, et ces grands parleurs n'escoutent jamais
personne, car ils parlent tousjours: et est le premier vice de ceux
qui ne se peuvent taire, qu'ils ne veulent escouter personne,
tellement que c'est une surdité volontaire de gens qui
semblent se plaindre de la nature, de ce qu'elle ne leur a
donné qu'une langue, veu qu'elle leur a donné deux
oreilles. Si donc Euripides est loué d'avoir bien dit
à un maladvisé auditeur auquel il parloit,
On ne sçauroit sage conseil donner
A homme fol, ne bien l'arraisonner,
Non plus qu'emplir se pourroit un vaisseau
Qui par tout coule, et ne retient point eau.
plus justement pourroit-on dire à un babillard ou d'un
babillard, on ne sçauroit emplir celuy qui ne reçoit
point les sages et bons advertissements qu'on luy verse, ou pour
mieux dire, que lon respand alentour des oreilles de celuy qui parle
tousjours à ceux qui point ne l'escoutent, et n'escoute
jamais ceux qui parlent à luy: car s'il escoute tant soit
peu, ce n'est que comme un reflus de babil, qui prent haleine pour
rebabiller puis apres encore d'avantage. Il y avoit en la ville
d'Olympe un portique, que lon appelloit Heptaphonos, pour ce qu'une
mesme voix y retentissoit par diverses reflexions plusieurs fois:
mais si la moindre parole touche tant soit peu à un
babillard, incontinent il resonnera par tout,
Touchant du coeur les chordes plus cachees,
Qui ne devroient pour rien estre touchees:
tellement que lon diroit, que les pertuis et conduits de l'ouye en
eux ne respondent point au dedans du cerveau, mais à la
langue: au moyen dequoy les paroles demeurent en l'entendement des
autres: mais des babillards ils s'escoulent incontinent, et puis ils
s'en vont comme vaisseaux percez, vuides de sens et pleins de bruit.
Toutefois à fin que nous ne laissions à esprouver
aucun moyen de leur profiter, nous pourrons commancer par dire
à chacun de ces grands parleurs,
<p 90r> Amy tais toy, car taciturnité
Porte avec soy mainte commodité,
et entre les autres deux premieres et principales, c'est à
sçavoir, escouter, et estre escouté, desquelles ces
importuns parleurs ne peuvent jamais obtenir ne l'une ne l'autre,
ains sont frustrez de leur desir en toutes les deux. Les autres
passions et maladies de l'ame, comme l'avarice, l'ambition, l'amour,
ont à tout le moins aucunefois jouissance de ce qu'elles
desirent, mais c'est ce qui plus tourmente ces grands babillards,
qu'ils cerchent par tout qui les veuille ouïr, et n'en peuvent
trouver: car soit ou que lon devise assis, ou que lon se promene en
compagnie, chascun s'enfuit grand' erre si tost que lon voit
approcher quelqu'un de ces grands causeurs: vous diriez proprement
que lon a sonné la retraitte, si viste chascun se retire. Et
ainsi comme quand en une assemblee il se fait soudainement un grand
silence, et que personne ne parle, on dit que Mercure y est
entré: aussi quand un babillard entre en un bancquet ou une
compagnie de gens qui s'entrecognoissent, chascun se tait, craignant
de luy donner occasion de parler: ou si de luy mesme il commance le
premier à entre-ouvrir les lévres, chascun se
léve et s'en va, devant que l'orage soit venue, comme font
les gens de marine, qui se retirent à l'abry, se doutans de
tourmente, pour avoir ouy un peu bruire la bize sur le hault de
quelque escueuil de mer. Dont il advient qu'ils ne peuvent avoir
à boire et à manger avec eux personne qui y vienne
volontairement: ny loger avec eux quand on va par les champs, ou que
lon voyage par mer, s'ils n'y sont contraincts: car cest importun
est tousjours apres, tantost les tirant par la robbe, tantost par la
barbe, tantost les frappant du coude, de maniere que les pieds font
là bien besoing comme disoit Archilochus, ou plustost le sage
Aristote, lequel respondit à un tel importun causeur, qui le
faschoit et luy rompoit la teste, en luy faisant des plus estranges
contes du monde, et luy repetoit souvent, «Mais n'est-ce pas
une merveilleuse chose, Aristote?» «non pas cela, dit-il,
mais c'est bien chose merveilleuse, qu'un homme aiant des pieds
puisse endurer ton babil.» Et à un autre semblable qui
luy disoit, apres un long procés qu'il luy avoit fait:
«Je t'ay bien rompu la teste, Philosophe, de mon parler:»
«non as, respondit il, point autrement: car je n'y ay point
pensé.» Pource que si lon est quelquefois contrainct de
les laisser babiller, l'ame ce pendant se retire en soy, et fait
à par elle quelque discours, ne leur laissant que les
oreilles seulement, sur lesquelles ils espandent leur babil par
dehors: ainsi ne peuvent ils trouver qui les veuille ouïr, et
encore moins qui les veuille croire. Car comme lon tient que la
semence de ceulx qui se meslent trop souvent avec les femmes, n'a
pas la force d'engendrer: aussi le parler de ces grands babillards
est sterile, et ne porte point de fruict. Et toutefois il n'y a
partie en tout nostre corps que la nature ait si seurement remparee,
que la langue, au devant de laquelle elle a assis le rempar des
dents, à fin que si d'adventure elle ne veult obeir à
la raison, qui luy tient au dedans la bride roide, et qu'elle ne se
retire en arriere, nous puissions refrener son intemperance avec
sanglante morsure: car comme dit Euripide,
En fin toute langue effrenee
Se trouvera mal-fortunee.
Et me semble que ceulx qui disent, que maison sans porte, et bourse
sans fermeture, ne servent de rien à leurs maistres: Voyez
Pline, livr. 4. chap. 13. et ce pendant ne nettent ne porte ne
serrure à leur bouche, ains la laissent tousjours couler au
dehors, comme fait celle de la mer de Pont: ceulx-là, dis-je,
me semblent estimer, que la parole soit la plus vile chose du monde.
C'est pourquoy on ne les croit jamais, et toutefois c'est le but
auquel toute parole tend, pour ce que sa fin proprement est faire
foy aux escoutans: et ces grands parleurs ne sont jamais creus,
encore qu'ils disent verité: comme le froment enfermé
dedans quelque vaisseau humide croist bien quant à la mesure,
mais quant à la bonté <p 90v>de l'usage, il
empire: ainsi est-il de la parole du babillard, car il l'augmente
bien en mentant, mais il luy oste toute force de persuasion.
D'avantage c'est chose dont toute personne honneste, et qui a honte
des choses infames et villaines, se doit bien soigneusement
contregarder, que de s'enyvrer: car comme disent aucuns, cholere est
bien du mesme rang que la manie et fureur: mais yvresse loge et
demeure tousjours avec elle, ou pour mieulx dire, c'est la fureur
mesme, moindre quant à la duree du temps, mais plus griefve
quant à la cause, d'autant qu'elle est volontaire, et que
nous l'encourons de nous mesmes, sans que rien nous y contraigne. Or
n'y a il rien en l'yvresse que tant lon blasme et reprenne, que
l'intemperance du trop parler: car comme dit le poëte,
Le vin peult tant que le sage il destrave,
Il fait chanter l'homme tant soit il grave,
Rire, gaudir, et chanter, et baller,
Et ce, que taire il devroit, deceler.
Ce dernier est bien le pire et le plus dangereux, au pris de chanter
et de baller: et peut estre que le poëte taisiblement a voulu
soudre la question que demandent les philosophes, quelle difference
il y a entre avoir beu, et estre yvre: car de l'un on est plus gay
de coustume, et de l'autre on parle trop: d'où vient que lon
dit en commun proverbe, «Ce qui est en la pensee du sobre, est
en la bouche de l'yvre.» Et pourtant respondit sagement le
philosophe Bias à un babillard qui se mocquoit de luy, pource
qu'estant en un festin il ne parloit point, et disoit que ce
n'estoit qu'un lourdault: «Comment seroit-il possible, dit-il
qu'un fol se teust à la table?» Il y eut quelquefois
à Athenes un des citoyens qui festoya les ambassadeurs du Roy
de Perse, et pource qu'il sentoit bien que ces seigneurs y
prendroient plaisir, il convia au festin les philosophes qui pour
lors estoient en la ville: et comme tous les autres
commançassent à deviser avec eux, et chacun à
tenir sa partie, Zenon qui y estoit se teut tout quoy sans dire un
seul mot: parquoy ces seigneurs Persiens se prirent à le
caresser et à boire à luy, disans: «Et de vous
seigneur Zenon, que dirons nous au Roy mostre maistre?»
«Non autre chose, respondit-il, sinon, que vous avez veu un
vieillard à Athenes qui se sçait bien taire à
la table.» tant le silence est une profonde sapience, et chose
sobre, et pleine de haults secrets, comme au contraire l'yvresse est
chose pleine de tumulte, vuide de sens et de raison. Les philosophes
mesmes definissans l'yvresse disent, que c'est un trop parler
à table: de sorte qu'ils ne reprennent pas le bien boire,
prouveu que lon y garde modestie et silence: mais le trop et
follement parler fait, que le boire est yvresse: ainsi l'yvre parle
follement à table, et le babillard par tout, au
marché, au theatre, en se promenant, en seant à table,
de jour et de nuict. S'il va visiter un malade, il luy fait plus de
mal que sa maladie mesme: s'il est dedans une navire, il fasche plus
les passagers que ne fait la maree: s'il veut louër quelqu'un,
il luy est plus ennuyeux que s'il le mesprisoit: et aime lon mieux
avoir quelquefois en sa compagnie des hommes mauvais, moyennant
qu'ils soient discrets en parler, que d'autres qui parlent trop,
combien qu'ils soient au reste gens de bien. Le bon vieillard Nestor
en une trag@edie de Sophocles parlant à Ajax, lequel estoit
un peu avantageux en paroles, pour le moderer luy dit
gracieusement,
Je ne te veux blasmer, Ajax, combien
Que parles mal, pour ce que tu fais bien.
Nous ne disons pas ainsi du babillard, car l'importunité de
son parler oste toute la grace de son bien faire. Lysias jadis,
à la request de quelque'un qui avoit un proces, luy composa
une harangue, et la luy bailla: la partie l'aiant plusieurs fois
leuë et releuë, s'en vint en fin vers Lysias tout
decouragé, et luy dit: la premiere fois que je l'ay
leuë, elle m'a semblé excellente: mais la seconde et la
tierce, elle m'a semblé maigre, <p 91r>et n'y ay
point trouvé de nerfs. Lors Lysias luy repliqua: Comment, ne
sçais tu pas bien qu'il ne te la faudra prononcer qu'une fois
devant les juges? et toutefois on voit manifestement la doulceur
grande et force d'eloquence qui est és escripts de Lysias,
car j'ose bien dire et maintenir, que les Muses aux blonds cheveux
luy ont esté favorables. Entre les choses singulieres que lon
dit du prince des poëtes, celle-là est tres-veritable,
que Homere est seul au monde qui n'a jamais saoulé ny
degousté les hommes, se monstrant aux lecteurs tousjours tout
autre, et florissant tousjours en nouvelle grace: aussi a-il bien
monstré combien il craignoit et fuyoit ce dégoust, et
ceste fascherie qui suit de pres toute longue trainnee de paroles,
en ce que luy-mesme a escrit,
Ce que lon a clairement desja dit
Est odieux quand puis on le redit.
Voyla pourquoy il méne les auditeurs d'un conte en autre, et
par la nouveauté empesche que les oreilles ne se lassent et
ne se saoulent jamais d'ouïr: et ceux-cy au contraire rompent
la teste de mesmes redites, comme ceux qui souillent les tablettes
de ratures. Et pourtant mettons leur cecy premierement devant les
yeux, tout ainsi que ceux qui par force de boire du vin oultre
mesure et sans eau, sont cause que ce qui nous a esté
donné pour nous resjouir et pour faire bonne chere, aux uns
se tourne en fascherie, aux autres en violence: aussi ceux qui hors
de saison et à tous propos usent du parler, qui est la plus
delectable et la plus amiable conference que les hommes
sçauroient avoir ensemble, le rendent fascheux et importun,
desplaisans à ceux à qui ils cuident plaire, mocquez
de ceux dont ils cuident estre estimez, et mal-voulus de ceux
desquels ils pensent estre aimez. Ainsi donc comme à bon
droict celuy seroit estimé peu courtois, qui avec le tissu de
Venus, auquel sont toutes les sortes de gracieux attraicts,
rebuteroit et chasseroit tous ceux qui s'approcheroient de luy:
aussi celuy qui par son parler se fait fuit et haïr, se peult
bien tenir pour homme de mauvaise grace et mal instruict et appris.
Or quant aux autres passions et maladies de l'ame, les unes sont
dangereuses, les autres odieuses, les autres subjectes à
mocqueries: mais tous ces maux adviennent ensemble aux babillards:
ils sont mocquez, car chacun en fait des contes: ils sont haïs,
car ils apportent tousjours quelques mauvaises nouvelles: ils sont
en danger, pour ce qu'ils ne peuvent taire leur secret. Voyla
pourquoy Anacharsis, aiant un jour esté festoyé chez
Solon, fut estimé sage, par ce qu'on le veit en dormant tenir
sa main droitte sur sa bouche, et sa gauche sur les parties
naturelles, aiant bonne opinion de penser, que la langue a besoing
de plus forte bride que non pas la nature: car il ne seroit pas
facile de nombrer autant de personnes qui se soient ruinez par
intemperance de luxure, comme il y a eu de puissantes citez, et de
grands estats destruits et renversez par avoir eventé quelque
secret. Sylla estant au siege devant Athenes, et n'aiant pas loisir
d'y tenir le camp longuement, pour autant que d'autres affaires le
pressoient, et que d'un costé Mithridates avoit envahy,
occupé et ravy toute l'Asie, et d'autre costé la ligue
de Marius se remettoit sus, et recouvroit grande puissance dedans
Rome, il y eut quelques vieillards en la boutique d'un barbier, qui
en caquetant ensemble dirent, qu'un certain quartier de la ville,
que lon nommoit Heptachalcon, n'estoit pas bien gardé, et
qu'il y avoit danger que la ville ne fust prise par cest endroit-
là Ce qu'entendans certains espions qui estoient dedans la
ville, l'allerent rapporter à Sylla, lequel incontinent sur
la minuict approcha son armee de ce costé-là, par
où il entra dedans, et peu s'en fallut qu'il ne la razast
toute, mais au moins l'emplit-il de meurtre, et fut la rue que lon
appelloit Ceramique tout arrosee de sang, estant Sylla plus
indigné contre ceux de la ville pour certaines paroles
injurieuses, que pour autre offense qu'ils luy eussent faitte: car
pour se mocquer de Sylla et de sa femme Metella, ils venoient sur la
muraille et disoient, * Sylla est une meure aspergee de farine: *
SYLLAE s'appellent les personnes de couleur brune, comme escrit
Sextus Pompeius, et tel estoit Sylla: et parmy il jettoit hors de
son cuir de la fleur comme farine aussi mourut-il de la maladie
pediculaire. et un tas d'autres telles mocqueries: <p 91v>et
par ainsi pour la plus legere chose du monde, comme dit Platon,
c'est à sçavoir pour des paroles, ils payerent une
tres-griefve et tres-cruelle amende. Le trop parler d'un seul homme
engarda que Rome ne fust delivree de la tyrannie de Neron: car il
n'y avoit qu'une nuict entre deux, et estoit tout appresté
pour le tuer le lendemain: or celuy qui avoit entrepris l'execution,
allant au Theatre veit à la porte un pauvre prisonnier de
ceux qui estoient condamnez à estre jettez devant les bestes
sauvages, que lon alloit mener à Neron, et l'oyant lamenter
sa miserable fortune, il s'approcha de luy, et luy dit tout bas en
l'oreille, «Prie Dieu, pauvre homme, que tu puisses eschapper
ce jour seulement, et demain tu me remercieras.» Le prisonnier
ravit incontinent ceste parole couverte: et pensant, à mon
advis, ce que lon dit communément,
Fol est celuy qui laisse le certain,
Pour suyvre apres ce qui est incertain,
prefera la maniere de sauver sa vie seure à la juste, et
pource alla descouvrir à Neron ce que l'autre luy avoit
couvertement dit: ainsi le malheureux fut incontinent saisy au
corps: et aussi tost la gehenne, le feu, les escorgees furent
prestes pour faire confesser par force à ce malheureux, ce
que ja de luy mesme il avoit sans contrainte descouvert. Mais Zenon
le philosophe, pour peur que contre sa volonté son corps
forcé de l'horreur des tourments ne decelast quelque chose de
son secret, cracha sa langue, qu'il tronçonna luy mesme avec
ses propres dents, au visage du tyran. La constance aussi et patient
de Le@ena l'amie d'Armodius et Aristogiton a esté remuneree
d'une tres-belle recompense: elle participoit d'esperance, autant
que pouvoit une femme, à la conspiration que ces deux
amoureux avoient conjuree alencontre des tyrans d'Athenes: car elle
avoit beu en la belle coupe de l'amour, et par iceluy s'estoit
voüee à taire ces secrets. Apres donc que ces deux
amants, aians failly à leur entreprise, eurent esté
mis à mort, elle fut gehennee et mise à la torture,
pour luy faire declarer les autres complices de la conjuration, que
n'estoient point encores descouverts, mais elle fut si constante,
qu'elle n'en decela jamais un, et monstra que ces deux jeunes hommes
n'avoient rien fait indigne d'eux de s'estre en amoureuz d'elle: et
depuis en memoire de ce faict, les Atheniens feirent faire une
Lionne de bronze, laquelle n'avoit point de langue, et la feirent
asseoir et poser à l'entree du chasteau: voulans donner
à entendre le coeur invincible d'elle, par la
generosité de la beste, et la perseverance en
taciturnité secrette, par ce qu'ils ne luy avoient point fait
de langue. Jamais parole ditte ne servit tant comme plusieurs
teuës ont profité, d'autant que lon peut bien tousjours
dire ce que lon a teu, mais non pas taire ce que lon a dit, pour ce
qu'il est desja sorty et respandu par tout. C'est pourquoy nous
apprenons des homme à parler, et des Dieux à nous
taire: car és sacrifices et sainctes cerimonies du service
des Dieux, il est commandé de se taire et de garder silence:
et aussi le poëte Homere fait Ulysses, duquel l'eloquence
estoit si douce, taciturne et peu parlant: aussi fait il sa femme,
son fils, et sa nourrice, laquelle il introduit ainsi parlant,
Il sortiroit aussi tost d'une souche,
Ou d'un fer dur, qu'il feroit de ma bouche.
Et luy-mesme seant aupres de sa femme, avant qu'il se fust
donné à cognoistre,
Bien avoit il au coeur grande pitié,
De veoir plorer sa loyalle moitié:
Mais ses deux yeux jamais ne remua,
Non plus qu'un roc, ne sa face mua.
tant fut sa bouche pleine en toute de sorte patience: et la raison
eut tellement toutes les parties de son corps obeissantes à
son commandement, qu'elle commandoit aux yeux de ne plorer point,
à la langue de ne parler point, au coeur de ne trembler
<p 92r>point, et de ne souspirer point:
A l'anchre estoit son courage arresté,
Dissimulant en toute fermeté.
tellement que la raison maistrisoit jusques aux occultes mouvements
interieurs, qui ne sont point capables de ratiocination, tenant et
le sang et les esprits mesmes soubssa main, et en son
obeïssance. Ses gens aussi, pour la plus part, estoient
semblables: car c'est bien un signe d'extreme constance et
fidelité envers leur seigneur, de se laisser deschirer au
geant Cyclops, et froisser contre la terre, plus tost que de dire un
tout seul mot contre Ulysses, et declarer l'apprest de celle grosse
piece de bois qu'il avoit bruslee par le bout pour luy crever
l'oeil, et plus tost endurer d'estre devorez tous vifs, que de
descouvrir aucune chose du secret d'Ulysses. Parquoy Pittacus feit
bien quand le Roy d'Aegypte luy envoya un mouton, luy mandant qu'il
luy en meist à part la pire et la meilleure chair, il luy
envoya la langue comme l'instrument des plus grands biens et des
plus grands maux qui se facent par le monde: et Ino en Euripide
parlant librement de soymesme dit,
Je sçay parler quand il faut, et me taire.
Car certainement ceux qui sont noblement et royalement nourris,
apprennent premierement à se taire, et puis apres à
parler: et pource Antigonus le grand, un jour que son fils luy
demandoit quand le camp deslogeroit, «As-tu peur, dit-il, que
toy seul n'entendes pas la trompette?» il ne se fioit pas d'une
parole secrette à celuy, auquel devoit venir la succession de
son empire, luy enseignant à estre par cela plus
reservé et plus retenu en telles choses. Et le vieil Metellus
à un autre qui luy demandoit quelque secret semblable,
«Si je sçavois, dit-il, que ma chemise sçeust mon
secret, je la despouillerois pour la mettre au feu.» Eumenes
fut adverty que Craterus venoit contre luy, il le teint secret, sans
le descouvrir à pas un de ses amis, feignant, et leur donnant
à entendre que c'estoit Neoptolemus, pour ce que ses gens de
guerre mesprisoient cestuy-cy, et avoient la reputation de l'autre
en estime grande, et la vertu en amour, de maniere que personne n'eu
sçeut rien que luy seul: ainsi luy donnerent ils la bataille,
qu'ils gaignerent, et le tuerent sur le champ, sans le cognoistre,
sinon apres qu'il fut mort. Voyla comment la ruse de
taciturnité gaigna ceste bataille, en celant un si grand, et
si formidable ennemy, tellement que ses plus privez amis admirerent
plus sa prudence de l'avoir teu, qu'ils ne se plaignirent de sa
desfiance de ne leur avoir dit. Et encore que lon se plaigne, si
vaut il mieux, que toy sauf, lon ce mescontente que tu te sois
desfié, que toy perdu, tu te condamnes toy mesme de t'estre
trop fié. Et d'avantage, comment oseras-tu franchement
blasmer et reprendre celuy qui n'aura pas tenu secret ce que tu luy
auras revelé? car s'il ne falloit pas qu'il fust sçeu,
pourquoy l'as-tu dit à un autre? et si mettant ton secret
hors de toy-mesme, tu le veux garder en un autre, tu as donc plus de
fiance en un autre, qu'en toy-mesme: et s'il est semblable à
toy, tu es perdu à bon droict: s'il est meilleur, tu es
eschappé contre toute raison, aiant trouvé une
personne qui te soit plus feale que toy mesme. Mais c'est mon amy,
diras-tu: aussi sera un autre le sien, à qui il se fiera
aussi: et celuy-là encore à un autre: ainsi prent la
parole accroissement et multiplication par une suitte enfilee
d'incontinence de langue: car ainsi comme l'unité ne sort
point hors de ses bornes, ains demeure tousjours en soy mesme une,
à raison dequoy on l'appelle Monas, qui est à dire
seule, mais le nombre binaire est indefiny, et le commancement de
divorce: d'autant qu'il sort incontinent de soy-mesme en doublant
l'unité, et se tourne en pluralité: aussi une parole
quand elle demeure enclose en celuy qui premier la sçait,
elle est veritablement secrette, mais depuis qu'elle sort dehors, et
vient jusques à un autre, elle commance à avoir nom de
bruit commun: car, comme dit le Poëte, les paroles ont ailes.
Et ainsi comme il n'est <p 92v>pas aisé de reprendre
ne retenir un oyseau, quand on l'a une fois laissé eschapper
des mains: aussi ne sçauroit-on retenir ne r'avoir une
parole, depuis qu'elle est jettee hors de la bouche, car elle s'en
vole battant ses legeres ailes, et s'espand des uns aux autres: bien
peult-on retenir et alentir le cours d'une navire, que
l'impetuosité des vents emporte, avec ancres et rouleaux de
cordages, mais depuis que la parole est issuë de la bouche,
comme de son port, il n'y a plus ne rade où elle se peust
retirer, ny ancre qui la sçeult arrester, ains s'en volant
avec un nerveilleux bruit et grand son, en fin elle va rompre contre
quelque rocher, et abismer en quelque gouffre de danger celuy qui
l'a laissee aller.
On brusleroit toute la grand' forest
Qui à l'entour du hault mont d'Ida est
D'un peu de feu, et en bien peu d'espace
Ainsi sera semé en toute place
Ce qu'auras dit à un seul en secret,
Si tu n'es bien en ton parler discret.
Le Senat Romain fut une fois par plusieurs jours en conseil bien
estroict sur quelque matiere secrette, et estant la chose d'autant
plus enquise et souspeçonnee, que moins elle estoit apparente
et cogneuë, une Dame Romaine sage au demourant, mais femme
pourtant, importuna son mary, et le pria tresinstamment de luy dire
quelle estoit ceste matiere secrette, avec grands serments et
grandes execrations, qu'elle ne le reveleroit jamais à
personne, et quant-et-quant larmes à commandement, disant
qu'elle estoit bien malheureuse de ce que son mary n'avoit autrement
fiance en elle. Le Romain voulant esprouver sa folie: «Tu me
contrains, dit-il, m'amie, et suis forcé de te descouvrir une
chose horrible et espouventable: c'est que les prestres nous ont
rapporté, que lon a veu voler en l'air une allouette avec un
armet doré, et une picque: et pour ce nous sommes en peine de
sçavoir si ce prodige est bon ou mauvais pour la chose
publique, et en conferons avec les devins qui sçavent que
signifie le vol des oyseaux: mais garde toy bien de le dire.»
Apres qu'il luy eut dit cela, il s'en alla au palais: et sa femme
incontinent tirant à part la premiere de ses chambrieres
qu'elle rencontre, commance à battre son estomac, et arracher
ses cheveux, criant, «Helas mon pauvre mary, ma pauvre patrie,
helas que ferons nous?» enseignant et conviant sa chambriere
à luy demander, Qu'y a-il? apres que doncques la servante luy
eut demandé, et elle luy eut le tout conté, y
adjoustant le commun refrein de tous les babillards, «Mais
donnez vous bien garde de le dire, tenez-le bien secret:»
à grand' peine fut la servante departie d'avec sa maistresse,
qu'elle s'en alla decliquer tout ce qu'elle luy avoit dit, à
une sienne compaigne qu'elle trouva la moins embesongnee, et elle
d'autre costé à un sien amy, qui l'estoit venu veoir,
de sorte que ce bruit fut semé et sçeu par tout le
palais, avant que celuy qui l'avoit controuvé y fust
arrivé. Ainsi quelqu'un de ses familiers le rencontrant,
«Comment, dit-il, ne faittes vous que d'arriver maintenant de
vostre maison?» «Non, respondit-il.» «Vous
n'avez doncques rien ouy de nouveau.» «Comment, dit-il,
est-il survenu quelque chose nouvelle?» «Lon a veu,
respondit l'autre, une allouette volant avec un armet doré,
et une picque: et doivent les Consuls tenir conseil sur cela.»
Lors le Romain en se soubriant, vrayement, dit-il à par soy,
ma femme tu n'as pas beaucoup attendu, quand la parole que je t'ay
n'agueres ditte a esté devant moy au palais: et de là
s'en alla parler aux Consuls pour les oster de trouble. Et pour
chastier sa femme, incontinent qu'il fut de retour en sa maison:
«Ma femme, dit-il, tu m'as destruict: car il s'est
trouvé que le secret du conseil a esté descouvert et
publié de ma maison: et pourtant ta langue effrenee est cause
qu'il me faut abandonner mon païs et m'en aller en exil.»
Et comme elle le voulust nier, et dist pour sa defense, N'y a il pas
trois cents Senateurs qui l'ont <p 93r>ouy comme toy? Quels
trois cents, dit-il, c'estoit une bourde que j'avois controuvee pour
t'esprouver. Ce Senateur fut homme sage, et bien advisé, qui
pour essayer sa femme, comme un vaisseau mal relié, ne versa
pas du vin ny de l'huile dedans, ains seulement de l'eau. Mais
Fulvius, l'un des familiers de C@esar Auguste, estant ja sur l'aage,
apres avoir ouy les regret et complaintes de l'Empereur, lamentant
la solitude de sa maison, et qu'apres le trespas des deux fils de sa
fille, et la relegation de Posthumius qui luy restoit seul, et pour
quelque imputation avoit esté confiné, il estoit
contrainct de laisser le fils de sa femme son successeur à
l'Empire: combien qu'il eust compassion, et qu'il fust entre-deux de
revoquer le fils de sa fille de son confinement. Fulvius ayant
entendu ces propos, les alla rapporter à sa femme, et elle
à Livia femme d'Auguste, laquelle s'en attacha bien asprement
à C@esar, s'il estoit ainsi qu'il eust de long temps
proposé de rappeller son arriere fils, pourquoy il ne le
faisoit, ains la mettoit en inimitié et en guerre avec celuy
qui luy devroit succeder à l'Empire. Le lendemain matin,
comme Fulvius luy fust venu donner le bon jour, ainsi qu'il avoit de
coustume, et qu'il luy eust dit, «Dieu te gard C@esar:» il
ne luy feit que respondre, «Dieu te face sage Fulvius.»
Fulvius entendant incontinent que cela vouloit dire, se retira tout
aussi tost en sa maison, et là faisant appeller sa femme:
«C@esar, dit-il, a bien sçeu que je n'ay pas teu son
secret, et pour ceste cause j'ay resolu de me faire mourir
moymesme.» Tu feras justice, dit-elle, veu qu'aiant si
longuement vescu avec moy, et par cy devant aiant assez
experimenté l'incontinence de ma langue, tu ne t'en es pas
donné garde: mais laisse que je me tue la premiere: et
prenant une espee, elle mesme s'en tua devant son mary. Parquoy le
joueur de com@edies Philippides feit sagement, quand il respondit au
Roy Lysimachus, qui le caressoit, et luy disoit, «Que veux-tu
que je te communique de mes biens?» «Ce que tu voudras,
Sire, pourveu que ce ne soit point de tes secrets.» Il y a
plus, que la curiosité, vice non moindre, est ordinairement
jointe au parler beaucoup: car ils desirent entendre et ouïr
beaucoup de nouvelles, à fin qu'ils en puissent conter
beaucoup, mesmement des plus secrettes. Voila pourquoy ils vont par
tout furetant et fleurant, s'ils pourront point eventer quelque
chose bien cachee, adjoustant comme une vieille surcharge de
matieres odieuses à leur babil. Ce qui fait qu'ils sont puis
apres semblables aux petits enfans, qui ne veulent lascher, et si ne
peuvent tenir la glace qu'ils ont en la main: ou, pour mieux dire,
ils mettent en leur sein et embrassent des secrets qui sont comme
des serpens, lesquels ils ne peuvent longuement retenir, ains sont
devorez et rongez par iceux. On dit que les poissons qui s'appellent
aiguilles de mer, et les viperes, crévent et se deschirent
quand elles enfantent leurs petits: aussi les secrettes paroles, en
sortant de la bouche de ceux qui ne les peuvent contenir, perdent et
ruinent ceux qui les ont revelees. Le Roy Seleucus, surnommé
Callinicos, qui est auant à dire comme victorieux, en une
battaille qu'il eut contre les Galates, perdit tous ses gens, et
toute son armee: parquoy laissant son diadéme ou bandeau
royal, et sa cotte d'armes, il se meit à fuir sur un cheval,
avec trois ou quatre autres, par chemins escartez et destournez,
tant et si longuement que les chevaux ny les hommes n'en pouvoient
plus: à la fin il arriva en la petite maisonnette d'un
païsan, où il trouva de cas d'adventure le maistre, et
luy demanda du pain et de l'eau: ce que le païsan luy bailla,
et non seulement cela, mais de tout ce qu'il peut finer aux champs
abondamment, en luy faisant la meilleure chere dont il se pouvoit
adviser: à la fin il cogneut que c'estoit le Roy, et fut si
joyeux de ce que la fortune l'avoit adressé en sa maison, se
trouvant en telle necessité, qu'il ne sceut contenir sa joye,
ny seconder le Roy, lequel ne demandoit que d'estre incogneu, et de
se dissimuler, et contrefaire: si le conduisit jusques à
l'addresse du chemin, là où en prenant congé il
luy dit, A dieu Sire Seleucus. Le Roy luy tendant la main, et
<p 93v>le tirant à luy, comme s'il l'eust voulu
baiser, feit signe secrettement à l'un de ses gens, qu'il luy
coupast la teste de son espee:
Lors en parlant la teste luy trencha,
Et son clair sang sur la poudre espancha.
là où s'il eust peu contenir sa langue pour un peu de
temps, que le Roy puis apres eut meilleure fortune, et redevint
grand et puissant, il luy eut à mon advis sçeu
meilleur gré, et fait plus de bien pour sa
taciturnité, que pour sa courtoisie, et toute sa bonne chere:
et toutefois cestuy-cy encore avoit quelque couleur pour defendre
son incontinence de langue, à sçavoir son esperance,
et la bonne chere qu'il avoit faitte au Roy. Mais la plus part de
ses babillards se perdent eux mesmes, sans avoir aucune couverture
ny couleur de raison: comme il advint, qu'en la bouttique d'un
barbier aucuns devisoient de la tyrannie de Dionysius, qu'elle
estoit bien asseuree, et aussi mal-aisee à ruiner que le
diamant à rompre: «Je m'esmerveille, dit le barbier en
soubriant, comment vous dittes cela de Dionysius, sur la gorge
duquel je passe le rasoir si souvent.» Ces paroles estans
rapportees à Dionysius, il feit mettre le barbier en croix.
Si n'est pas sans occasion que les barbiers sont ordinairement
grands babillards: car coustumierement les plus grands truans et
faict-neans d'une ville, et les plus grands causeurs s'assemblent et
se viennent asseoir en la bouttique d'un barbier, et de ceste
accoustumance de les ouïr caqueter ils apprennent à trop
parler. Parquoy le Roy Archelaus respondit plaisamment à un
sien barbier, qui estoit grand babillard, apres qu'il luy eut
accoustré son linge à l'entour de luy, et luy eut
demandé, «Comment vous plaist-il que je face vostre
barbe, Sire?» «Sans dire mot, luy respondit le Roy.»
Un autre fut le premier qui vint dire les nouvelles de celle grande
desconfiture, que les Atheniens receurent en la Sicile: il avoit son
ouvrouër de barberie sur le port que lon appelle Piree, en la
ville d'Athenes, là où il entendit ces mauvaises
nouvelles par un esclave qui s'en estoit fuy de là: et
prenant aussi tost sa course, en abandonnant bouttique et tout, s'en
vint tout battant à la ville, aiaint grande peur que
quelqu'un ne luy ostast cest honneur, d'avoir le premier
apporté la nouvelle de ceste malheureuse desfaicte à
la ville, et qu'il n'y arrivast trop tard. Soudain qu'il fut sceu
par la ville, le peuple en fut bien estonné, comme lon peult
penser, et non pas sans cause: si fut aussi tost tenuë une
assemblee de ville, en laquelle le peuple commanda que lon sceust
qui avoit apporté ceste nouvelle. Le barbier fut
amené: on l'interrogua, et il ne sceut pas seulement dire le
nom de celuy de qui il l'avoit entenduë: mais bien asseuroit-
il, l'avoir ouy dire à un certain qu'il ne cognoissoit point,
et duquel il ne sçavoit pas le nom. Le peuple commancea
à se mutiner, et à crier, «Qu'il ait la gehenne,
Qu'on luy baille les grillons à ce meschant: Il a menty, il
a controuvé cecy: Qui est l'autre qui l'ait ouy comme luy?
Qui est celuy qui le croit? Qu'on apporte une rouë.» Le
barbier est estendu dessus. Et sur ces entrefaittes voicy arriver
ceux qui apportoient certaines nouvelles de la desconfiture, en
estants eux mesmes eschappez de vistesse: ainsi chascun se departit
de l'assemblee, et se retira chez soy pour plorer sa privee perte,
laissant ce pauvre malheureux estendu sur ceste rouë, là
où il fut jusques au soir bien tard, que le bourreau le vint
deslier: et lors encore luy demanda il, s'ils avoient aussi ouy
dire,comment leur capitaine general Nicias avoit esté
tué. tant ce vice de trop parler, par accoustumance devient
inexpugnable et incorrigible. Et neantmoins tout ainsi que ceux qui
prennent medecine d'amere saveur, ou bien de mauvaise senteur
haïssent puis apres les gobelets où ils les ont
beuës: aussi ceux qui apportent mauvaises nouvelles sont
coustumierement mal voulus de ceux à qui ils les apportent:
et pourtant Sophocles subtilement distingue l'un de l'autre:
LE MESSAGER,
Est-ce en ton coeur, ou bien en ton ouyë,
<p 94r> Qu'offensé t'a ceste parole
ouyë?
CREON,
Pourquoy vas tu enquerant là où c'est
Que ton parler me touche et me desplaist?
LE MESSAGER,
Pource qu'ainsi que du faict la pensee,
Aussi du dire est l'oreille offensee.
Voyla pourquoy ceulx qui nous denoncent noz maux, nous sont aussi
odieux, comme ceux qui les nous font: et neantmoins on ne
sçauroit arrester ne retenir une langue depuis qu'elle est
une fois debordee. Advint un jour à Laced@emone, que le
temple de Juno qu'ils appelloient Chalceoecos fut pillé, et
ne trouva lon rien dedans qu'une bouteille vuyde: tout le peuple y
accourut, et fut on en grand esbahissement et grand pensement que
vouloit dire ceste bouteille. Si y eut quelqu'un des assistans qui
se prit à dire. Si vous voulez je vous declareray ce qui me
vient en l'entendement touchant ceste bouteille: j'ay fantasie que
les sacrileges ayants projecté d'executer une si perilleuse
entreprise, avoient premierement beu du jus de cigúë, et
puis avoient apporté du vin, à fin qu'ils n'estoient
pris sur le faict, ils se peussent sauver de mourir en beuvant du
vin, lequel auroit puissance d'estreindre ou de resoudre la froideur
du poison de la cigúë: ou bien, s'ils estoient surpris,
qu'ils peussent aiseement mourir, et sans grande passion, avant que
d'estre gehennez et tourmentez. Il n'eut pas plustost dit cela, que
l'assistance pensa, que l'invention d'une si subtile ruze, et de si
profonde cogitation, ne venoit point de conjecture, ains qu'il
falloit qu'il le sçeust bien d'ailleurs: et ainsi
l'environnans, l'un deça, l'autre delà, ils
commancerent à l'interroguer, Qui est tu? D'où est tu?
Qui te cognoist? Comment sçais tu ce que tu dis? brief ils le
manierent si bien, qu'ils luy feirent confesser et advouër,
qu'il estoit l'un de ceux qui avoient commis le sacrilege. Et ceulx
qui avoient occis Ibycus, ne furent ils pas aussi pris de mesme? Ils
estoient au theatre, là où ils regardoient le
passetemps des jeux: et voians une volee de grues ils dirent les uns
aux autres, voicy ceux qui vengeront la mort d'Ibycus. Or y avoit il
long temps que lon ne l'avoit point veu, et qu'on le cerchoit par
tout: au moien dequoy ceulx qui estoient assis au plus pres d'eux,
aiants bien noté ceste parole, l'allerent aussi tost
rapporter aux officiers de la justice: ainsi furent ils saisis aux
corps, et à la fin punis, non par les grues, mais par leur
importun babil, comme par une Furie qui les forcea de deceler le
meurtre qu'ils avoient commis. Car ainsi comme en nostre corps les
parties offensees et dolentes attirent tousjours à soy, et
toutes humeurs corrompues des parties voisines y fluent: aussi la
langue d'un babillard aiant tousjours fiebvre et inflammation, tire
tousjours à soy et assemble quelque chose de secret et de
caché: à raison dequoy il la fault bien remparer, et
luy mettre tousjours au devant le boulevard de la raison, qui comme
une levee empesche le flux et la glissante inconstance d'icelle,
à fin que nous ne soions plus indiscrettes bestes que les
oyes, lesquelles pour passer de la Cilicie par dessus le mont de
Taurus, qui est plein d'aigles, prennent en leur bec une grosse
pierre, comme mettans une serrure ou un frein à leur cry,
pour pouvoir passer la nuict sans cryer, et sans estre
apperceuës des aigles. Or si lon demandoit quelle personne est
la plus pernicieuse et la plus meschante du monde, je croy qu'il n'y
a homme qui ne dist, passant toutes les autres, que c'est un
traistre: et neantmoins Euthycrates, comme dit Demosthenes, couvrit
sa maison du bois qu'il eut de Macedoine: Philocrates vescut
opulemment d'une gross somme d'or et d'argent qu'il eut du roy
Philippus, et en achetta des concubines, et des poissons delicieux:
à Euphorbus et Philager, qui trahirent Eretrie, le roy donna
plusieurs belles terres: mais le babillard est un traistre gratuit
et volontaire qui ne demande point de loyer, <p 94v>et qui
n'attend pas qu'on le sollicite, ains se va presenter de luy mesme,
et ne trahit pas aux ennemis des chevaux, ou des murailles, ains
revele les secrets, soit en proces, ou en seditions civiles, ou en
menees de gouvernement, sans que personne luy en sçache
gré, car encore pense il estre bien tenu à ceulx qui
le veulent ouir: parquoy ce qu'on dit à un prodigue, qui
follement despend et dissipe le sien, tu n'es pas liberal, c'est un
vice duquel tu es entaché, tu prens plaisir à donner:
ceste mesme reprehension convient tresbien à un babillard, tu
n'es point mon amy pour me venir descouvrir cela, tu est
entaché de ce vice, tu aimes à caqueter, et à
babiller. Si ne faut pas estimer, que nous entendions dire cela pour
accuser et blasmer seulement le vice de trop parler: mais aussi pour
le guarir, et y remedier: car nous surmontons les vices et passions
de l'ame par jugement, et par exercitation, mais le jugement, c'est
à dire, la cognoissance, precede, pource que nul ne s'exerce
à fuir, et par maniere de dire, arracher les vices de son
ame, s'il ne les a en haine. Or commanceons nous à haïr
les vices, quand par raison nous entendons la honte et le dommage
qui en vient, comme nous cognoissons maintenant que ces grands
parleurs voulans estre aimez se font haïr, cuydans plaisanter
desplaisent, pensans estre bien estimez sont mocquez: qu'ils
despendent, et ne gaignent rien: qu'ils nuysent à leurs amis,
aident à leurs ennemis, et se ruinent eulx mesmes. Parquoy,
la premiere recepte et ordonnance de medecine pour corriger ce vice,
soit la consideration et declaration des malheurs, inconvenients et
infamies qui en adviennent. La seconde soit la cogitation du
contraire, c'est à sçavoir escouter, retenir, et avoir
tousjours à main les louanges et recommendations du silence,
la majesté, la mystique gravité, la saincteté
de la taciturnité, en nous representant tousjours en nostre
entendement, combien plus on a en admiration, combien plus on aime,
combien plus on repute sages ceulx qui parlent rondemtn et peu, et
qui en peu de parolles embrassent beaucoup de substance, que lon ne
fait pas ces grands causeurs, qui babillent, à langue
desbridee. Ce sont ceulx que Platon estime tant, et qu'il compare
à ceulx qui sçavent bien tirer et lancer le dard,
desquels le parler est rond, pressé et troussé, sans
que rien traine: car ainsi comme les Biscains font du fer l'acier,
en l'affinant par l'enfouir dedans la terre, et y faisant consommer
et repurger ce qu'il y a de plus gross et plus terrestre substance:
ainsi la parole des Laconiens n'a point d'escorce, ains toute
superfluité ostee, elle est aceree et trempee de certaine
efficace et vivacité: car Lycurgus addressoit et exerceoit
ses citoiens dés leur enfance à ceste force et
vehemence de parler amassé et renforceé par leur faire
observer silence, et celle grace de respondre avec une
gravité sentencieuse, et une arguce bien tournee en leurs
rencontres, laquelle ne provient d'ailleurs que de beaucoup de
taciturnité. Et pourtant sera il expedient de mettre
tousjours devant les yeux de ces grands parleurs tels mots aigus et
courts, lesquels ont ensemble et grace et gravité: comme
cestuy-cy que les Laced@emoniens manderent un jour à
Philippus de Macedoine, «Dionysius est à Corinthe.»
Et une autre fois comme il leur eust escrit, «Si j'entre dedans
la Laconie, je vous ruineray de fond en comble: ils luy
rescrivirent, Si.» Et comme un autre Roy Demetrius se
courrouceast et cryast tout hault, «Comment, les Laced@emoniens
ont ils envoyé un seul ambassadeur devers moy?»
l'Ambassadeur sans s'estonner luy respondit, «Un vers un.»
Aussi estoient ceux qui parlent peu jadis en grande estime empres
les anciens: voyla pourquoy les Amphictyons, qui estoient les
deputez pour le conseil general de toute la Grece, ne feirent point
escrire sur les portes du temple d'Apollo Pythien, l'Odyssee ou
l'Iliade d'Homere, ou bien les Cantiques de Pindare: mais bien y ont
ils fait escrire ces briefves sentences, «Cognoy toy-mesme:
Rien trop: Qui respond paye:» tant ils ont prisé un
parler simple et rond, contenant soubs peu de paroles une senten ce
bonne et bien tournee. Mais Apollo luy mesme, n'est il pas grand
amateur de <p 95r>briefveté, et succint en ses
oracles? c'est pourquoy on l'appelle Loxias, qui est à dire
oblique, pourautant qu'il aime mieulx parler peu, que clairement. Et
ceux qui sans parler donnent à entendre leurs conceptions par
signes et devises, ne sont ils pas estimez et louëz en diverses
sortes? comme jadis fut Heraclitus, lequel estant prié par
ses citoyens de leur faire quelque harangue et remonstrance,
touchant l'union et concorde civile, monta en la chaire aux
harangues, et prit en sa main un verre d'eau fresche, puis jettant
dessus un peu de farine, et la remuant avec un brin de pouliot, la
beut, et s'en alla: leur voulant donner à entendre, que se
contenter de peu, et de ce que lon trouve le premier, sans
convoitter choses superflues, est ce qui conserve et entretient les
citez en paix et en concorde. Scylurus un Roy des Tartares laissa
quatre vingts enfans, et peu avant que mourir commanda qu'on luy
apportast un faisceau de dards, qu'il bailla à tous ses
enfans, les uns apres les autres, leur commandant, qu'ils
s'efforceassent de rompre le faisceau tout entier, et apres qu'ils
eurent bien essayé, et n'en peurent venir à bout, luy
mesme les tira du faisceau les uns apres les autres, et les rompit
tous, sans peine quelconque: leur voulant par là donner
à cognoistre, que leur union et concorde seroit invincible,
maisla discorde les rendroit foibles, et seroit cause qu'ils ne
dureroient gueres. Qui doncques liroit et rememoreroit souvent
telles choses, à l'adventure ne prendroit il pas grand
plaisir à tant caqueter. Et quant à moy, un serviteur
Romain me fait grand' honte, quand je considere en moy mesme,
combien il y a de sagesse à bien adviser ce que lon dit, et
soy constamment maintenir en ce que lon a proposé. Publius
Piso l'orateur, voulant prouvoir à ce que ses gens ne luy
rompissent point la teste de leur babil, commanda à ses
serviteurs, qu'ils luy respondissent seulement à ce qu'il
leur demanderoit, et non autre chose: et quelque jour voulant
festoyer l'Empereur Clodius, commanda que lon l'allast convier, et
feit apprester un magnifique festin, comme il est à penser.
Quand l'heure du souper fut venue, et les autres conviez tous
arrivez, il ne restoit plus que l'Empereur: Si renvoya Piso par
plusieurs fois celuy de ses serviteurs qui avoit accoustumé
de le convier, pour sçavoir s'il vouloit pas venir: mais
quand il fut si tard, qu'il n'y eut plus d'apparence qu'il deust
venir, Comment, dit Pison à ce serviteur, ne l'as tu pas
esté semondre? Ouy, respondit-il. Et pourquoy donc n'est il
venu? pour ce qu'il m'a dit qu'il ne viendroit pas. Et pourquoy donc
ne me l'as tu dit incontinent? pource, respond le serviteur, que tu
ne me l'as pas demandé. Celuy là estoit serviteur
Romain: mais un Athenien contera à son maistre, en labourant
la terre, les articles du traicté de la paix: tant
l'accoustumance a d'efficace et de pouvoir, de laquelle il nous faut
maintenant parler, pour ce qu'il n'y a mors ny bride dont on peus
arrester la langue d'un babillard, et la faut domter, et luy oster
ce vice par accoustumance. Premierement doncques, quand en une
compaignie lon demandera quelque chose, accoustume toy à te
taire jusques à ce que tu voyes que personne des autres ne se
mette en avant pour en respondre: car comme dit Sophocles,
Bien conseiller et bien courir n'ont pas
Un mesme but, ny un mesme compas:
aussi n'ont pas la voix et la response, car là celuy gaigne
le pris de la course qui peut passer devant: mais icy, si un autre
a suffisamment respondu, il suffira bien en louant et approuvant son
dire, acquerir la reputation d'homme courtois et gracieux: et s'il
n'a bien ou suffisamment respondu, alors ne sera il point odieux ny
importun de luy remonstrer doulcement ce qu'il pourroit avoir
ignoré, et suppleer ce qui pourroit estre defectueux en sa
response. Mais sur tout nous devons nous bien donner garde, quand la
demande sera addressee à un autre, de ne le prevenir, et
anticiper sa response: car à l'adventure n'est il point
honneste, ny en cela, ny en autre chose, offrir et promettre
<p 95v>de soymesme, sans en estre requis, ce que lon
demande, à un autre, en le repoulsant mesmement, pource qu'il
semble que nous faisons outrage à l'un, comme ne pouvant
fournir ce qu'on luy demande: et à l'autre, comme non
sçachant s'addresser à qui luy pourroit bailler ce
qu'il cerche. Il y a plus, que celle precipitee celerité et
temerité de respondre semble estre pleine d'arrogance et de
presumption, pour ce qu'il semble que celuy qui previent ainsi la
response de l'interrogué, veuille dire, Qu'as tu que faire de
luy? Et qu'en sçait il luy? et, là où je seray,
il n'en faut demander à personne qu'à moy. Combien que
souventefois nous faisons des demandes à quelques uns, non
que nous aions grande envie d'ouyr leurs response, mais seulement
pour ce que nous les voulons entretenir, et provocquer à
deviser et discourir, comme fait Socrates à The@etetus, et
à Charmides. Le prevenir donc la response d'un autre,
destourner les oreilles, divertir les yeux et la pensee, pour le
tirer à soy, c'est autant comme si nous courions au devant
pour baiser vistements les premiers celuy qu'un autre voudroit
baiser, attendu que encore que celuy à qui on propose la
question n'y sçeust ou ne voulust respondre, si seroit il
bien seant, apres avoir fait un peu de pause, se presenter avec
toute modestie et reverence, en accommodant son dire au plus pres de
ce que lon pense que veult celuy qui fait la demande, à faire
la response, comme au nom d'un autre: car si ceux à qui la
question est addressee faillent à bien respondre, avec grande
raison on leur pardonne, et les excuse lon: mais celuy qui de
soymesme s'ingere de respondre, et oste la parole à un autre,
il est à bon droict odieux, encore qu'il die bien: et s'il
faut à bien dire, il fait que chascun se rit et se mocque de
luy. Le second poinct auquel il le faut diligemment duire et
exercer, c'est aux responses particulieres, à quoy celuy qui
se sent entaché du vice de trop parler doit bien prendre
garde, à fin que ceux qui le voudroient provocquer à
parler, pour avoir à gaudir et rire, cognoissent qu'il
respond pertinemment et à bon escient: car il y en a qui sans
besoing, seulement pour avoir leur passetemps, forgent quelques
demandes à plaisir, lesquelles ils proposent à ceste
maniere de gens pour emouvoir leur babil: pourtant y faut il bien
avoir l'oeil, et n'estre pas estourdy, ne soudain à courit
aux paroles, donnant à cognoistre que lon soit bien aise
d'avoir occasion de parler, mais considerer meurement la nature de
celuy qui propose la demande. Encore se faudroit il accoustumer
à se tenir quoy, et faire quelque intervalle de silence entre
la demande et la response, pendant lequel silence, celuy, qui a
proposé la question, y peult adjouster quelque chose, si bon
luy semble: et celuy qui est interrogué peult penser à
ce qu'il a à respondre, et non pas à l'estourdie se
ruer incontinent en langage, et presser tellement l'interroguant,
qu'on ne luy donne pas presque loisir de parachever sa demande, en
sorte que bien souvent lon responde toute autre chose que ce que lon
aura demandé: combien que la religieuse du temple d'Apollo
souventefois respond ses oracles sur l'heure, avant qu'elle en soit
requise: car ainsi que dit le Poëte, ce Dieu là
Oyt le muet qui a la bouche close,
Et sçait qu'on pense avant qu'on le propose:
mais celuy qui veult sagement respondre, doit attendre qu'il ait
conceu la pensee, et entierement cogneu l'intention de celuy qui
l'interrogue, de peur qu'il n'advienne ce que dit le commun
proverbe,
Je demandois une faucille,
Ils me respondoient d'une estrille.
encore que sans cest inconvenient-là, tousjours faut il
refrener et restraindre celle importune hastiveté et
appétit desordonné de parler, à fin que nous ne
facions penser que ce soit comme une apostume ou une fluxion
d'humeurs, de longue main amassee sur nostre langue, et que la
demande que lon nous propose nous face grand <p 96r>plaisir
de nous en descharger. Socrates avoit accoustumé de
restraindre et reprimer ainsi sa soif, apres qu'il avoit
exercé son corps, et qu'il s'estoit eschauffé à
la luicte, ou à la course, et autres tels exercices, il ne se
permettoit point de boire, qu'il n'eust respandu le premier seau
d'eau, qu'il avoit tiré du puis, à fin qu'il
accoustumast son sensuel appetit à attendre le temps opportun
de la raison. Il faut doncques noter qu'il y a trois sortes de
responses que lon fait aux interrogatoires, l'une necessaire,
l'autre civile, la tierce superflue: comme pour exemple, si
quelqu'un demandoit, Socrates est il leans? celuy qui respondroit
envis et mal volontiers, diroit: Il n'y est pas. Et s'il vouloit
encore d'avantage laconiser, et accourcir son dire, il osteroit ce,
pas, et respondroit simplement, non: comme les Laced@emoniens
feirent quelquefois à Philippus qui leur avoit escrit, s'ils
le vouoient recevoir en leur ville: Ils luy rescrivirent en grosse
lettre sur un papier, NON. Mais celuy qui voudroit respondre un
petit plus courtoisement, diroit: Il n'y est pas, car il est
allé jusques à la place du change: et qui voudroit
faire encore meilleur mesure, y pourroit adjouster, là
où il attend quelques estrangers: mais un superflu babillard,
mesmement s'il a leu Antimachus le Colophonien, dira: Il n'est pas
leans, car il est allé jusques à la place du change,
attendant quelques estrangers du païs d'Ionie, desquels
Alcibiades luy a escrit, qui maintenant est en la ville de Milet, et
demeure avec Tissaphernes, l'un des Lieutenans du grand Roy de
Perse, lequel au paravant estoit amy des Laced@emoniens, mais
maintenant pour l'amour d'Alcibiades s'est tourné du party
des Atheniens: car Alcibiades desirant retourner en son païs,
a tant fait qu'il a retourné Tissaphernes de nostre
costé. Brief, il vous deduira tout le huictiéme livre
des histoires de Thucydide, et vous noyera de langage, tant que vous
ne vous donnerez garde, qu'il y aura eu sedition en la ville de
Milet, et qu'Alcibiades sera encore une autrefois banny. C'est
doncques en quoy principalement il fault ficher le pied, et arrester
le babil: tellement que le centre et la circonference de la response
soit, ce que veult et a besoing de sçavoir celuy qui fait la
demande. Carneades n'aiant pas encore grand nom, disputoit un jour
au lieu deputé aux exercices, et pource qu'il cryoit à
pleine teste, le maistre ou concierge du lieu luy envoya dire qu'il
moderast un peu sa voix, car il l'avoit haultaine et forte.
Carneades luy repliqua, «Donne moy donc le ton et la mesure que
je doy tenir:» et l'autre ne rencontra pas mal, luy respondant,
«Le ton et la mesure est l'ouye de celuy qui dispute avec
toy.» Autant en peult on dire en ce cas, car la mesure que doit
garder celuy qui respond, c'est le vouloir de celuy qui interrogue.
D'avantage, ainsi comme Socrates commandoit, que lon evitast les
viandes qui provocquent à manger ceux qui n'ont point de
faim, et à boire ceux qui n'ont point de soif: aussi faut-il
qu'un babillard craigne et fuye les propos qui plus luy plaisent, et
desquels il aura accoustumé de parler excessivement, et aller
au devant quand il les sentira couler: comme pour exemple, gens de
guerre sont ordinairement grands conteurs de batailles et de faicts
d'armes: et pource le poëte fait souvent conter à Hector
ses vaillances et prouësses. Et ordinairement ceux qui auront
gaigné quelque gros et difficule procés, qui auront,
contre l'opinion et esperance d'un chascun, obtenu quelque grace
d'un Prince ou d'un Roy, ont ce vice comme une maladie ordinaire,
à laquelle ils sont subjects, de souventefois rememorer par
quel moyen ils seront entrez, comme ils auront esté
introduits, comment ils auront plaidé, parlé et
convaincu leurs adverses parties ou leurs accusateurs, et comment
ils auront esté louëz: car la joye est encore plus
grande babillarde, que celle vieille Agrypnie, que les poëtes
introduisent en leurs Com@edies, se resveillant tousjours elle
mesme, et se monstrant toute fresche à recommancer ses
contes: voyla pourquoy ils retombent en ses discours à tout
propos: car non seulement cela est vray que lon dit en commun
proverbe,
<p 96v> Chascun a la main, s'il peult,
Tousjours au lieu qui luy deult.
mais aussi la joye attire à soy la voix, et meine là
tousjours sa langue, pour plus appuyer et fortifier sa memoire.
Ainsi voyons nous que les amoureux passent la plus part de leur
temps à rememorer quelques paroles qui leur renouvellent et
refreschissent la memoire de leurs amours: de maniere que s'ils ne
peuvent trouver personne à qui ils en puissent conter, ils en
deviseront plus tost avec des choses qui n'ont ne sens ny ame, comme
celuy qui dit,
O tres-doulx lict, ô lampe tres-heureuse,
Bacchis te tient pour deesse amoureuse.
Combien que, à dire vray, le babillard est comme lon dit, la
ligne blanche ou le traict blanc en paroles c'est à dire, que
sans discretion indifferemment il parle de toutes choses: si est-ce
pourtant, qu'il est plus affectionné aux unes qu'aux autres,
et de celles là il se doit retirer et abstenir, pour ce que
à raison du plaisir qu'il y prent, et du contentement qu'il
en reçoit, il se pourroit laisser emmener bien au loing.
Mesme inclination ont ils à deviser des choses où ils
se sentent les plus experimentez, et plus excellents que les autres:
car estant chascun convoiteux d'honneur, et s'aimant soy-mesme, il
employe la meilleure part du jour en cela, où il a quelque
avancement, taschant à se rendre tousjours de plus en plus
excellent, comme en histoires celuy qui aura beaucoup leu, un
grammairien à parler des regles de la grammaire, un qui aura
beaucoup veu et hanté en beaucoup de païs, à
faire tousjours de nouveaux contes: voyla pourquoy il s'en faut
donner garde, car le babil y estant accoustumé, y court,
comme fait chasque beste de proye à son gibbier. En quoy lon
peut cognoistre l'excellente nature qu'avoit le Roy Cyrus, lequel ne
provocquoit jamais ses egaux d'aage à exercice auquel il se
sentist le plus fort, mais tousjours à ceux où il
estoit moins exercité qu'eux, à fin qu'il ne leur
causast desplaisir, en emportant le pris devant eux, et que luy eust
le profit d'apprendre ce qu'il sçavoir moins bien faire
qu'eux. Mais un babillard au contraire, si quelque propos vient en
avant, duquel il puisse apprendre quelque chose qu'il ne
sçavoit pas auparavant, il le repoulse et le rejette, ne
pouvant souffrir qu'on luy donne loyer pour se taire un petit, ains
tournant tout alentour, ne cessera jusques à ce qu'il ait
faict tomber le devis sur quelques vieux contes qu'il aura repassez
mille fois. Comme l'un de nos citoyens, auquel il estoit advenu de
lire deux ou trois livres d'Ephorus, rompoit les oreilles à
tout le monde, et n'y avoit compaignie ny festin qu'il ne feist
departir à force de conter la bataille de Leuctres, et ce qui
en ensuivit, de sorte qu'il en fut surnommé Epaminondas:
toutefois c'est le moindre vice du babil, et faut tascher de mettre
tousjours ces grands causeurs en tels propos, car par ce moyen leur
langage sera moins fascheux et importun, quand il desbordera en
termes de litterature. Oultre cela il sera bon aussi accoustumer
telle sorte de gens à escrire quelque chose à part:
comme Antipater le Stoïque, ne pouvant, ainsi qu'il est plus
vraysemblable, ou ne voulant contester en dispute teste à
teste alencontre de Carneades, qui avec un impetueux torrent
d'eloquence refutoit la secte des Stoïques, respondoit par
escript au dit Carneades, et emplissoit les livres de contredicts,
tellement qu'il en fut surnommé Calamoboas, qui est autant
à dire comme, grand criart par escrit: car ainsi celle
façon de combatre à l'ombre, et de deviser à
part en secret, retirant ces grands causeurs tous les jours peu
à peu de la frequence et multitude du peuple, les pourra
à la fin rendre plus compaignables et plus tolerables
à hanter: comme les chiens, apres qu'ils ont consumé
leur cholere sur les bastons ou sur les pierres qu'on leur a jettez,
en sont moins aigres et moins aspres aux hommes. Mais sur tout il
leur seroit expedient et profitable, de hanter tousjours aupres de
plus grands personnages en authorité et en aage, que eux: car
la <p 97r>honte et crainte qu'ils auroient de leur
dignité et gravité, les conduiroit par accoustumance
à se taire: et parmy ces exercices que nous avons cy devant
declarez, il faudra tousjours mesler et entre-lasser ceste
advertance, quand nous voudrons dire quelque chose, et que quelques
paroles nous couleront en la bouche, Quel propos est-ce cy qui me
vient sur la langue,et qui me presse de sortir? pourquoy a ma langue
envie de le mettre dehors? Quel bien peut-il advenir de le dire?
quel mal adviendroit-il de le taire? pour ce que la parole n'est pas
comme une pesante charge, de laquelle nous devions tascher de nous
descharger: car elle demeure encore aussi bien apres qu'elle est
ditte. Mais les hommes parlent, ou pour soy, quand ils ont besoing
de quelque chose, ou pour profiter à d'autres, ou pour se
donner du plaisir les uns aux autres, et se recreer de joyeux devis,
comme de sel, pour addoucir le travail des affaires, ou bien pour
rendre plus savoureux le repos auquel ils seront. Si donc le propos
n'est ny profitable à celuy qui le dit, ny necessaire
à celuy qui l'escoute, et s'il n'y a ny grace ny plaisir,
quel besoing est-il qu'il soit dit? car on peut aussi bien parler
comme faire en vain et sans besoing. Mais sur tout at apres tout, il
faut tousjours avoir à main et souvent rememorer ce sage mo
de Simonides, On se repent souvent d'avoir parlé: de s'estre
teu, jamais: et penser que l'exercitation est chose de si grande
efficace et de telle force, qu'elle vient à chef de tout,
attendu mesmement que les hommes mettent grande peine et grande
sollicitude, et endurent de la douleur pour chasser la toux, et le
hocquer: et la taciturnité n'a pas seulement ceste belle et
bonne proprieté que dit Hippocrates, qu'elle n'engendre point
la soif, mais aussi n'apporte-elle point de desplaisir ny de
douleur, et n'est-on point tenu d'en rendre compte.
HIPPOMACHUS maistre des exercices du corps, oyant quelques uns
qui luy louoient un homme grand et de haulte stature, qui avoit les
mains longues, comme estant bien propre pour l'escrime des poings:
ouy bien, dit-il, si la couronne, le pris du vainqueur, estoit
penduë en hault lieu, où il la fallust prendre avec la
main. Cela mesme peult on dire à ceux qui estiment tant, et
reputent si grand heur, que d'avoir force belles terres, force
grandes maisons, et grosses sommes de deniers comptans: ouy bien,
s'il falloit achetter la felicité qui fust à vendre:
et toutefois vous en verrez plusieurs qui aiment mieux estre riches
et malheureux, que bien-heureux en donnant de leur argent: mais le
repos de l'esprit vuide de tout ennuy, la magnanimité, la
constance, l'asseurance, la suffisance ne s'achette point à
pris d'argent. Pour estre riche on n'apprent pas à ne se
passionner point des richesses, ny pour posseder beaucoup de choses
superfluës, on n'acquiert pas le contentement de ne les point
desirer. De quel autre mal doncques est-ce que nous delivre la
richesse, si elle ne nous delivre point de l'avarice? Par boire on
remedie à la cupidité de boire, par manger on guarit
l'appetit de manger: et celuy qui dit,
A Hipponax donnez un vestement,
Car de froidure il gele durement,
qui luy en jetteroit sur luy plusieurs, il s'en fascheroit et les
rejetteroit: là où il n'y a quantité d'or ny
d'argent qui puisse esteindre l'ardeur du desir d'avoir, ny
l'avarice e cesse ny ne diminuë point pour posseder beaucoup
de biens. Et peut-on dire <p 97v>à la richesse ce que
lon diroit à un medecin ignorant et trompeur, Ta medecine
augmente la maladie: car depuis qu'elle prent un homme, au lieu
qu'il n'avoit besoing que de pain, de maison, et de couverture
moyenne, et de peu de viande, la premiere venuë, elle le
remplit d'une impatiente cupidité d'or, d'argent, d'ivoyre,
d'esmeraudes, de chevaux et de chiens, transportant le desir naturel
des choses necessaires en un appetit desordonné de choses
perilleuses, rares, et mal-aisees à recouvrer: car jamais
homme n'est pauvre des choses qui suffisent à la nature, ny
jamais il n'emprunte argent à usure pour acheter de la
farine, ou du fourmage, ou du pain, ou des olives: mais l'un
s'endebte pour bastir une maison magnifique, l'autre pour acheter un
champ d'oliviers qui joinct à sa terre, ou bien des terres
à froument, ou des vignes, ou des mules de Galatie,
Ou des chevaux attelez au tirage
D'un haut bruyant tout vuide carriage,
Au 15. de l'Iliade. s'est precipité en une fondriere de
contracts, d'usures, et d'hypoteques: et puis comme ceux qui boivent
apres qu'ils n'ont plus de soif, ou qui mangent apres qu'ils n'ont
plus de faim, ils revomissent tout ce qu'ils ont beu aians soif, et
tout ce qu'ils ont mangé aians faim: aussi ceux qui
appétent les choses inutiles et superfluës, ne retienent
pas celles mesmes qui sont necessaires. Voyla quels sont ceux-
là. Mais ceux qui ne despendent rien et ont beaucoup, et si
desirent encore d'avantage, font bien encore plus à
esmerveiller, qui voudra rememorer ce que souloit dire Aristippus,
que celuy qui mange beaucoup, qui boit beaucoup, et jamais ne
s'emplit, s'en va aux medecins, et leur demande quelle maladie
c'est, et quelle indisposition, et le moyen qu'il doit tenir pour
s'en delivrer: mais si un qui a cinq beaux licts en demande dix, et
qui a dix tables en achete encore autre dix, et qui a beaucoup de
terres et possessions, et beaucoup d'argent, et n'en est de rien
plus plein, ains s'estend encore à en prochasser d'autres, et
veille apres, et de tout ne se remplit jamais, celuy-là ne
pense pas avoir besoing de medecin qui le guarisse, ne qui luy
monstre de quelle cause cela luy advient. Et toutefois on pourroit
penser, que de ceux qui ont soif, celuy qui n'a point beu sera
delivré de sa soif apres qu'il aura beu: mais celuy qui boit
tousjours, et jamais ne cesse d'avoir soif, nous n'estimons pas
qu'il ait besoing de se remplir, mais plustost de se vuider et
purger, et luy ordonnons qu'il vomisse, comme n'estant pas
travaillé d'aucun defaut, mais plustost de quelque chaleur ou
acrimonie contre nature qui est en luy. Aussi entre ceux qui
acquierent, le necessiteux et indigent cessera de se travailler pour
acquerir, si tost qu'il aura acheté une maison, ou qu'il aura
trouvé un thresor, et que quelque amy l'aura secouru d'aucune
somme de deniers dont il se sera acquitté envers l'usurier:
mais celuy qui en a plus qu'il ne luy en faut, et en appéte
encore d'avantage, ce ne sera point l'or ny l'argent qui le guarira,
ny les chevaux, ny les moutons, ny les boeufs, il a besoing de se
vuider et de se purger: car ce n'est point pauvreté que sa
maladie, ains avarice et cupidité insatiable pour un faux
jugement et une perverse opinion qu'il a prise: laquelle si elle ne
luy est arrachee de l'ame, comme ce que lon avalle de travers, il ne
cessera jamais de souhaitter choses superflues, c'est à dire
de convoitter ce dont il n'a que faire. Quand le medecin entrant en
la chambre d'un patient, qu'il trouve couché de son long
dedans un lict gemissant, et ne voulant ny boire ny manger, il luy
touche et taste le poulx, il l'interrogue, et trouve qu'il n'a point
de fiebvre, C'est maladie de l'ame, dit-il: et s'en va. Aussi quand
nous verrons un homme qui seche sur le pied d'ardeur d'acquerir, qui
pleure quand il luy faut despendre un denier, qui n'espargne, ny ne
pardonne à peine ny à indignité quelconque,
prouveu qu'il en vienne du profit, encore qu'il ait force maisons,
force terres, force troupeaux de bestes, grand nombre d'esclaves et
d'habillemens, que dirons-nous quelle malade a cest homme-là,
sinon une <p 98r>pauvreté de l'ame? Car quant
à la pauvreté de biens, un amy, comme dit Menander, en
peult guarir, en luy faisant du bien: mais celle de l'ame tout tant
qu'il y a d'hommes au monde, ou qui y ont jamais esté, ne la
rempliroyent pas: et pourtant a bien dit Solon d'eux,
Les hommes n'ont fin quelconque ne terme,
A leur desir d'enrichir, qui soit ferme.
Car à ceux qui sont sages, et ont sain jugement, nature leur
a definy certaines bornes de richesses, qui sont trassees sur un
certain centre, et sur la circonference de leur necessité:
mais cela est propre et peculier à l'avarice, car c'est une
cupidité qui repugne à son assouvissement, là
où toutes autres cupiditez y aident: car jamais gourmand ne
s'absteint d'un bon morceau pour gourmandise, ny yvrongne de bon vin
pour yvrongnerie, comme les avaricieux s'abstiennent de toucher
à l'argent, pour leur avarice et convoitise d'argent: et
toutefois comment ne seroit-ce une passion furieuse et miserable, si
quelqu'un s'abstenoit de se couvrir d'un vestement pour ce qu'il
trembleroit de froid, et de toucher à du pain pour ce qu'il
mourroit de faim, et aussi de mettre la main à ses biens,
pour ce qu'il les aimeroit? Ce sont proprement les maux que descrit
Thrasonides en une Com@edie,
Elle est chez moy, et est en ma puissance
Quand il me plaist en prendre jouissance,
Et si le veux autant comme sçauroit
Celuy qui plus follement aimeroit,
Et toutefois je n'en fais jamais rien:
Ains en fermant et seellant tout tresbien,
Je compte à ceux qui ménent mon usure,
A mes facteurs, je travaille et procure
D'en amasser d'autre, à mes creanciers,
Tousjours je plaide à mes serfs et censiers.
O Apollon, cogneus tu amour doncques
Plus que le mien malheureux et fol oncques?
Sophocles enquis par quelqu'un de ses familiers, s'il pouvoit bien
encore avoir compagnie de femme: Dieu m'en gard, dit il, mon amy,
j'en suis desormais libre, estant eschappé de la servitude de
tels furieux et forsennez maistres, par le benefice de la
vieillesse. aussi est-ce chose honneste en voluptez, d'en quitter
les desirs quand et la puissance, encore qu'Alc@eus die, que jamais
ny homme ny femme ne s'en peurent guarentir. Mais cela n'est pas en
l'avarice, car comme une rude et mauvaise maistresse, elle
contrainct d'acquerir, et defend de jouir: elle en excite
l'appétit, et en oste le plaisir. Stratonicus anciennement se
mocquoit de la superfluité des Rodiens, disant qu'ils
bastissoient comme s'ils eussent esté immortels, et ruoyent
en cuysine comme s'ils eussent eu bien peu de temps à vivre:
mais les avaricieux acquierent comme magnifiques, et despendent
comme mechaniques: ils endurent les travaux d'acquerir, et n'ont pas
le plaisir d'en jouïr. L'orateur Demades vint un jour veoir
Phocion, et le trouva à table où il disnoit: et voyant
comme il se traittoit petitement et austerement, il luy dit: Je
m'esbahis, Phocion, comme te pouvant passer d'un si maigre disner,
tu prens la peine de t'entremettre des affaires publiques. Car quant
à Demades, il s'en mesloit pour avoir dequoy fournir à
son ventre: et pensant que la ville d'Athenes ne luy estoit pas
suffisant revenu pour entretenir son intemperance et dissolution,
encore tiroit-il vivres de la Macedoine: et pourtant Antipater un
jour le voyant ja tout vieux et cassé, dit plaisamment, qu'il
ne luy estoit demouré que le ventre et la langue, comme d'un
mouton qui a esté mangé en un sacrifice. Mais de toy
miserable qui est-ce qui ne s'esmerveilleroit? comment, veu que tu
peux ainsi vivre <p 98v>mechaniquement et inhumainement,
sans donner rien à personne, sans te monstrer honneste ny
liberal à tes amis, ny magnificque envers le public, tu
t'affliges ainsi durement, tu veilles les nuicts toutes entieres, tu
travailles comme un mercenaire pour de l'argent, tu caresses un
chascun pour estre institue heritier, tu te soubmets à tout
le monde pour gaigner, et si as une si orde tacquinerie de
chicheté en toy, qu'elle te pourroit dispenser de rien faire.
Lon dit qu'un Bizantin aiant surpris un adultere sur le faict avec
sa femme qui estoit fort laide, s'escria, «O miserable, quelle
necessité te contraignoit? car le douaire a forcé
Sapragoras: mais toy mal-heureux tu brouilles la chaudiere, et
attizes le feu dessoubs.» Il est necessaire que les Roys
amassent, les gouverneurs des Roys, ceux qui veulent tenir les
premiers lieux, et avoir les grands estats és grosses citez,
à tous ceux-là il est force de faire amas de deniers,
d'autant que pour parvenir à leur ambition, ou pour la pompe,
ou leur vaine gloire, ils font des festins, ils donnent à
leurs satellites, ils envoyent des presents, ils entretiennent des
armees, ils achettent des esclaves pour escrimer à outrance:
mais toy tu te donnes tant d'affaires, tu te tourmentes tu te
tourneboulles comme une toupie, pour vivre la vie d'une ouytre ou
d'une coquille, tant tu es tacquin et mechanique: tu supportes tous
travaux, et ne prens plaisir quelconque, non plus que l'asne des
estuves, qui porte tousjours le bois et le serment pour chauffer les
estuves, et demeure tousjours cendreux et enfumé, sans jamais
estre baigné, lavé, chauffé, ny nettoyé.
Et quant à ces reproches-là, c'est alencontre de celle
miserable avarice tacquine d'asne ou de formis: car il y en a une
autre sorte bestiale et farouche, qui calomnie, qui suppose de faux
testaments, qui trompe, qui se fourre par tout, et se mesle de tout,
qui compte sur ses doigts combien il y a de ses amis encore vivans,
et puis ne reçoit fruition quelconque de tous les biens
qu'elle amasse de tous costez par tant d'artifices. Tout ainsi
doncques comme nous avons en haine et abomination les viperes, les
mousches cantharides, et les tarantules, plus que les ours ny les
lions, d'autant qu'elles tuent et font mourir les hommes, sans
qu'elles s'en servent apres qu'elles les ont tuez: aussi sont plus
dignes d'estre haïs ceux qui sont meschants par avarice et
tacquinerie, que ceux qui le sont par intemperance et dissolution,
car ils ostent aux autres ce dont ils ne voudroient ny ne
sçauroient user eux-mesmes: d'où vient que ceux-
là font trefves de violence quand ils se voyent en abondance
de toutes choses, pour fournir à leurs desordonnez appetits,
comme respondit Demosthenes à ceux qui estimoient que Demades
voulust desormais cesser d'estre meschant: «C'est, dit-il,
pource qu'il est saoul maintenant, comme les lions ne chassent plus
la proye quand ils sont pleins:» mais ceux qui s'entremettent
du gouvernement de la chose publique, non pour aucune intention qui
soit ny utile ny plaisante, ceux-là n'ont jamais trefve
d'amasser et d'acquerir, ny surseance de mal faire: car ils sont
tousjours vuydes, et ne seroient pas contents quand ils auroient
tout. Mais, pourra dire quelqu'un, ils amassent et gardent pour
leurs enfans ou pour leurs heritiers. Comment est-il vraysemblable
cela, veu qu'ils ne leur voudroient pas rien donner, tant qu'ils
sont en vie? Ils sont doncques comme les rats et souris qui sont
és miniers où lon fouille l'or, car ils mangent la
mine d'or, et n'en peut-on rien tirer, sinon apres qu'ils sont
morts, et que lon en fait anatomie. Mais pourquoy est-ce qu'ils
veulent ainsi garder beaucoup d'argent et de grandes facultez
à leurs enfans, ou à leurs successeurs et heritiers?
à fin, je croy, que ces enfans et ces heritiers-là les
gardent aussi encore à d'autres, et ainsi de main en main,
comme les canaux par où lon fait venir l'eau en une
tuillerie, qui ne retiennent rien de l'eau coulante pour eux, ains
la transmettent et envoyent toute, chascun à son prochain
voisin, jusques à ce qu'il vient de dehors un calomniateur,
ou tyran, qui destruisant ce depositaire gardien, et le quassant
derive et destourne le cours de cest richesse ailleurs:
<p 99r>ou bien jusques à ce qu'il en vient un, le
plus meschant de toute la race, qui mange tout ce que les autres
auront amassé et gardé. Car non seulement,
Tousjours en tout, des esclaves mal nez
Les enfans sont pis conditionnez,
comme disoit Euripides: mais aussi des chiches avaricieux, sont
dissolus et desordonnez: ainsi que dit un jour Diogenes en se
mocquant, Qu'il valoit mieux estre le mouton que le fils d'un
Megarien: car en ce qu'il semble qu'ils les instruisent, ils les
gastent et corrompent, en leur entant leur chicheté et
avarice mechanique, comme s'ils bastissoient en eux une forte place
pour seurement garder leur hoirie et succession. Car quels
advertissements et enseignemens sont-ce qu'ils leur donnent?
Gaignez, espargnez, et pensez que lon fera autant de cas de vous,
comme vous aurez de bien vaillant: mais cela n'est pas instruire un
enfant, ains l'estressir et le couldre comme une bouge ou une
bourse, à fin qu'il puisse bien contenir ce que lon jette
dedans: excepté qu'il y a difference, par ce que la bourse
devient salle, et orde, et malsentant, quand on a mis de l'argent
dedans: mais les enfans des avaricieux, avant qu'ils ayent receu de
leurs peres et meres la richesse, sont ja tous remplis de convoitise
d'icelle, laquelle ils ont apprise d'eulx, aussi leur rendent ils
digne salaire de leur escholage, en ce qu'ils ne les aiment pas
tant, pour ce qu'ils sont certains d'amender beaucoup d'eux, qu'ils
les haïssent, pour ce qu'ils ne le tiennent pas encore: car
aians esté ainsi nourris, qu'ils n'ont appris à rien
estimer sinon les biens et la richesse, et ne se constituer autre
fruict à leur vie, sinon le beaucoup amasser, et beaucoup
posseder, ils reputent que la vie de leurs peres et meres empesche
la leur, et qu'autant de temps qu'il s'adjouste à la
vieillesse d'eux, autant s'en oste il à leur jeunesse. C'est
pourquoy pendant que leurs peres vivent, encore desrobent-ils
secrettement un peu de la volupté, et jouïssent
aucunement du plaisir de donner, leur semblant que c'est de l'autruy
qu'ils donnent à leurs amis, et qu'ils despendent à
leurs plaisirs, quand ils peuvent tirer quelque chose de dessoubs
l'aile à leurs peres, et allans ouïr les leçons
ils apprennent quelque chose: Mais quand apres le trespas de leurs
peres ils viennent à avoir les clefs et les cachets, ils
prennent toute une autre façon de vivre, un visage
refrongné, qui ne rit jamais, austere, mal-gracieux et mal-
accointable. Il n'est plus question de s'huyler, de jouër
à la paume, de luicter, d'aller ouir les philosophes au parc
de l'Academie, ou en celuy de Lyceum, mais d'interroguer des
serviteurs, de regarder des papiers, de disputer avec des receveurs
et des creanciers, estre si apres à la besongne et au soing
des affaires, que lon en perd le disner, et n'entre lon aux bains
pour s'estuver avant souper qu'il ne soit nuict toute noire: les
exercices de la personne ausquels il avoit esté nourry, se
baigner en la riviere de Dirce, tout cela est mis en arriere: voir
que si quelq'un luy dit, Voulez vous pas aller ouir la harangue d'un
tel philosophe? Comment y irois-je, respondra-il: je n'ay pas le
loisir, depuis que mon pere est mort. O miserable, que t'a-il
laissé qui vaille ce qu'il t'a osté, c'est à
sçavoir le repos, et la liberté? Mais ce n'est pas
tant luy, comme c'est sa richesse respandue alentour de toy, que te
domine, et te tient le pied sur la gorge, comme celle femme que
disoit Hesiode,
Que l'homme ardant sans torche ne tison,
Avant le temps le rent vieil et grison,
apportant commes des rides et des cheveux blancs à ton ame
avant qu'il en soit temps, les soucis, les travaux et ennuis de
l'avarice, qui suffoquent et amortissent toute la gentillesse, la
gayeté, l'honnesteté et courtoisie qui y deust entre.
Mais quoy, dira quelqu'un, n'en voyez-vous pas aucuns qui usent
largement et liberalement de leurs biens? mais nous luy respondrons,
n'oyez vous pas Aristote qui dit, que les uns n'en usent point, et
les autres en abusent, là où il ne faut ny l'un ny
l'autre: car la richesse ne fait <p 99v>à ceux-
là ny profit ny honneur, et à ceux-cy elle apporte
honte et dommage. Mais considerons un petit quel est l'usage de ces
richesses que lon estime tant, n'est-ce pas pour avoir les choses
qui sont necessaires à la nature? ceux doncques qui sont bien
riches n'ont rien d'avantage que ceux qui ont dequoy mediocrement:
et est la richesse, comme disoit Theophraste, telle que lon ne la
deust pas desrober à la verité, ny en faire si grand
cas, s'il est ainsi que Callias le plus riche homme d'Athenes, et
Ismenias le plus opulent de Thebes, usoient des mesmes choses que
faisoient Socrates et Epaminondas. Car ainsi comme Agathon renvoya
les fleutes au festin des Dames, estimant qu'à celuy des
hommes suffisoient les propos et devis des assistans: ainsi pourriez
vous rejetter et les licts de pourpre, et les tables sumptueuses, et
toutes autres choses superflues, voiant que les riches usent des
mesmes choses que font les pauvres,
Le labourage on ne delaisseroit,
Et la charrue aussi ne cesseroit:
mais bien les orfevres, les graveurs, les parfumiers et les
cuisiniers seroient chassez, quand on feroit un sobre et honneste
bannissement de toutes choses inutiles: et s'il est ainsi que les
choses requises à la nature soient communes et aux riches et
à ceux qui ne sont pas riches, et que la richesse se magnifie
et se vante des choses seulement superflues, et qu'a bon droict on
a loué Scopas le Thessalien, de ce qu'estant requis de donner
quelques utensiles de sa maison, comme luy estans superflues et
inutiles, il respondit, «Et c'est en quoy on nous repute bien-
heureux et bien-fortunez, qu'en ces choses-là superflues, non
pas és autres qui sont necessaires.» s'il est ainsi,
dis-je, voyez que ce ne soit la pompe, l'apparence et les jeux de
bastellerie que lon louë, en faisant tant de cas des richesses,
et non pas la necessité de la vie. La procession et
solennité des Bacchanales qui se fait en nostre païs, se
faisoit anciennement fort simplement et joyeusement: on y portoit
une cruchee de vin, un cep de vigne, et puis quelqu'un y trainnoit
un bouc, un autre y portoit une corbeille pleine de figures seiches,
puis apres tout on y portoit un Phallus, qui est la semblance de la
nature d'un homme: mais maintenant tout cela y est obscurcy et
negligé, tant on y porte de vaisselle d'or et d'argent,
d'habits sumptueux, tant de chariots trainnez par beaux roussins,
tant de masques: et ainsi ce qui est utile et necessaire en la
richesse, est offusqué et comblé par ce qui y est
superflu et inutile. Mais nous autres pour la plus part ressemblons
à Telemachus, lequel par faute d'experience, ou bien plus
tost à faute de jugement, aiant veu la maison de Nestor,
où il y avoit de licts, des tables, des habillements de la
tapisserie, de bon vin, ne jugea point bien-heureux le maistre de
ceste maison qui avoit si bonne provision de choses utiles et
necessaires: mais chez Menelaus aiant veu force yvoire, force or et
argent, il en fut tout ravy en ecstase d'admiration, et dit,
Tel au dedans est le Palais doré,
De Jupiter au haut ciel azuré,
Tant icy a d'infinie opulence,
Ravy je suis de la seule evidence.
Mais Socrates ou bien Diogenes eussent dit, Tant icy a de choses
malheureuses, inutiles, folles et vaines, je me ris d'en avoir
l'evidence. Que dis tu pauvre sot, là où tu devois
oster à ta femme la pourpre, et tous ses joyaux et affiquets,
à fin qu'elle ne fust plus convoiteuse des delices et
superfluitez estrangeres, tu vais au contraire embellir et orner ta
maison, comme un theatre ou un eschaffaut à jouër des
jeux, pour ceux qui y entrent. Voyla en quoy gist la beatitude et
felicité de la richesse, à en faire monstre devant
ceux qui la regardent, et en vont faire leurs contes, où ce
n'est rien du tout. Mais il n'est pas ainsi de la temperance, de la
philosophie, de la creance et cognoissance des Dieux, telle qu'il
appartient, encore qu'elle soit incogneuë à tous
<p 100r>autres, elle a tousjours sa lumiere, et sa splendeur
propre dont elle esclaire l'ame, tousjours accompaignee d'une joye
qui jamais ne l'abandonne de jouïr de son bien, soit que
quelqu'un le sçache, ou qu'il soit incognu aux Dieux et
à tous les hommes. Voyla que c'est de la vertu, de la
verité et beauté des sciences, comme de la Geometrie,
et de l'Astrologie, à quoy il ne fault pas comparer les
bagues, carquans et colliers de la richesse qui ne sont que
spectacles, et parements de femmelettes, S'il n'y a personne qui la
contemple et qui la regarde, la richesse à la verité
est aveugle, et ne rend clarté aucune. Car si l'homme riche
mange à part avec sa femme et quelques uns de ses familiers,
il ne se travaillera d'avoir des mets exquis, table friande, ny
vaisselle doree, ains se servira de la premiere trouvee: sa femme ne
sera point paree de joyaux d'or ny de robbe de pourpre, ains en son
simple accoustrement aupres de luy. Mais quand il fait un festin,
c'est à dire, quand le theatre, la pompe, le spectacle
s'assemble, c'est à dire, que les jeux de la richesse se
joüent, alors on tire des navires les beaux flascons, on met en
avant les riches tables, on accoustre les lampes d'argent, on fait
escurer les coupes, on change les eschansons, on revest tout le
monde, on remue toutes choses, l'or, l'argent, les pierres
precieuses, brief on declare simplement que lon est riche: mais
encore qu'il soupast seul, il auroit besoing de temperance et de
contentement.
CE qui feit que les Grecs premierement se remirent de leurs
differents à des juges estrangers, et introduisirent en leurs
païs des jugements forains, fut la desfiance qu'ils eurent de
la justice les uns des autres, comme estant la justice chose
necessaire à la vie humaine, mais qui ne croissoit point chez
eux: N'est-il point ainsi de quelques questions de philosophie,
lesquelles iceux philosophes, pour la diversité d'opinions
qui est entre eulx, evocquent à la nature des bestes brutes,
comme à une ville estrangere, et en remettent la decision et
le jugement à leurs passions et affections naturelles, comme
n'estans point sujettes à faveur, ny à corruption ne
concussion? Ou bien, est-ce point un commun reproche à la
malice des hommes, qu'il faille que nous estans en different des
plus grandes et plus necessaires choses de la vie humaine, allions
cercher au naturel des chevaux, des chiens et des oyseaux, comment
nous nous devons marier, comment nous devons engendrer, et comment
nous devons nourrir et eslever nos enfans? et comme si la nature
n'en avoit imprimé aucun indice en nous mesmes, alleguer les
moeurs et les affections des bestes brutes, et les produire en
tesmoignage, pour monstrer le desbordement et dereglement de la vie
des hommes, qui dés le commancement et à la premiere
entree se sont embrouillez et confondus: car la nature retient et
garde mieulx en icelles bestes brutes ce qui luy est propre, simple
et entier, sans le corrompre ny alterer d'aucune meslange
estrangere: là où au contraire, il semble que les
hommes en ont fait comme les parfumiers font de l'huile, par
accoustumance et par le discours de leurs raisons, ils y ont
meslé tant d'opinions et tant d'advis adjoustez de dehors,
qu'elle en est devenue variable et particuliere à chascun, et
n'a point retenu ce qui luy estoit propre et peculier. Et ne devons
pas trouver estrange si les bestes brutes suivent mieux et de plus
pres la nature, que ne font pas les raisonnables, car les plantes
mesmes la suivent encore mieux que les bestes, quoy que nature ne
leur ait donné ny <p 100v>imagination, ny affection
ou inclination aucune: aussi n'ont elles desir ny appetition
quelconque, qui bransle ny sorte hors de leur naturel, ains
demeurent, et sont arrestees, comme si elles estoient attachees aux
ceps en quelque prison, cheminans tousjours par un mesme chemin,
à sçavoir celuy auquel nature les conduit. Et quant
aux bestes brutes, elles n'ont pas ny beaucoup de discours de raison
qui addoulcit les moeurs, ny beaucoup de subtilité
d'entendement, ny fort grand desir de liberté, mais bien ont
elles des instincts, inclinations et appetitions non regies par
raison, suivant lesquelles elles s'en vont quelquefois au haut et au
loing, et courent çà et là, mais non pas
toutefois fort loing: ne plus ne moins que la navire qui est
à l'ancre, à la rade, bransle bien, mais elle ne court
pas fortune: aussi elles ne s'esloignent pas gueres de la nature, et
pourtant montrent elles la droitte voye, comme cheminans soubs le
mors et la bride, là où la raison maistresse, et qui
fait à son plaisir, en l'homme trouvant tantost une
diversion, tantost une autre, et tousjours quelque
nouvelleté, n'y laisse aucune apparente ne manifeste trasse
de la nature. Voiez premierement les mariages des bestes, comment
elles suivent en cela la nature. En premier lieu, elles ne se
soucient point des loix, qui punissent ceux qui ne se marient point,
our qui se marient trop tard, comme font les citoyens de Lycurgus et
de Solon, ny ne craignent point les infamies de ceux qui n'ont point
d'enfans, ny ne poursuivent aussi point les honneurs et prerogatives
de ceux qui en ont trois: comme plusieurs Romains se marient,
prennent femmes et engendrent des enfans, non à fin qu'ils
aient des heritiers, mais à fin qu'eux mesmes puissent estre
instituez heritiers: et plus le masle se mesle avec sa femelle, non
point en tout temps, d'autant que la fin de ceste conjonction et
mixtion n'est point la volupté, ains la generation des
enfans: à l'occasion de quoy sur la prime vere, lors que les
gracieux vents aptes à engendrer souspirent, et que la
temperance de l'air est fort à propos pour les femelles
grosses, la femelle s'approche du masle toute privee, et poulsee de
son propre desir, se rendant aggreable à sa partie, tant pour
la doulce senteur de sa chair, que pour le propre et peculier
ornement de son corps, estant tout plein de rosee et de verdure,
toute nette et pure, puis quand elle s'apperçoit d'estre
enceinte, elle se retire honnestement, et s'en va penser et prouvoir
à ce qui est necessaire, tant pour son accouchement, que pour
la nourriture et traittement du petit qu'elle fera: et certes il
n'est pas possible de bien exprimer dignement, et deduire
suffisamment les choses qu'elles font, sinon que tout se fait avec
une grande amour et dilection envers leurs petits, en prevoyance, en
patience, et en tolerance de tous labeurs. Mais nous appellons
l'abeille sage, et la celebrons comme celle qui produit le roux
miel, en flatant ainsi la doulceur d'iceluy miel, qui nous aggree,
et nous chatouille sur la langue, et ce pendant nous laissons
derriere la sapience et l'artifice des autres animaux, tant en
l'enfantement de leurs petits, qu'en la nourriture d'iceux: comme
tout premierement l'oiseau de mer, que lon nomme Alcyone, laquelle
se sentant pleine compose son nid, amassant les arrestes du poisson
que lon appelle l'aiguille de mer, et les entre-lassant l'une parmy
l'autre, et tissant en long les unes avec les autres en forme ronde
et longue, comme est un verveu de pescheur, et l'aiant bien
diligemment lié et fortifié par la liaison et
fermeté de ces arrestes, elle le va exposer au battement du
flot de la mer, à fin qu'estant battu tout bellement, et
pressé, la tissure de la superfice en soit plus dure et plus
solide, comme il se fait, car il devient si ferme, que lon ne le
sçauroit fendre avec fer ny avec pierre: et qui est encore
plus esmerveillable, l'ouverture et embouscheure dudit nid est si
proportionneement composee à la mesure du corps de l'Alcyone,
que nul autre ny plus grand ny plus petit oiseau n'y peut entrer,
non pas la mer mesme, comme lon dit, ny la moindre chose du monde.
Mais ceste charité se monstre encore d'avantage és
chiens de mer, lesquels font leurs petits tous vifs au dedans de
leur ventre, et leur donnent moien d'en sortir, et d'aller
<p 101r>courir pour trouver à se paistre, et puis
derechef les reçoivent, les enveloppent et mettent coucher
dedans leurs matrices. Et l'ourse qui est l'une des plus sauvages et
plus farouches bestes du monde, enfante ses petis sans forme ne
figure de membres quelsconques, mais elle forme avec sa langue, ne
plus ne moins qu'avec un ciseau ou autre outil, les tayes, tellement
qu'elle n'enfante pas seulement ses petis hors de son ventre, mais
elle les taille et leur donne la forme. Et le lion que descrit
Homere,
Lequel menant ses petits cercher proye
Par la forest, rencontre emmy sa voye
Quelques veneurs, et alors furieux
Il couvre tout des paupiers ses yeux,
ne vous est il pas advis, qu'il semble qu'il veuille faire
composition avec les veneurs, pour sauver la vie à ses
petits? L'amour et charité envers les petits rend hardis les
animaulx qui de leur nature sont couards, et diligents ceux qui sont
paresseux, et espargnans ceulx qui d'eulx mesmes sont goulus. Et
comme l'oiseau que descrit Homere,
Qui en son nid porte à sa geniture
Ce peu qu'il peult recouvrer de pasture,
Et est content soymesme mal traitter,
Pour ses petits grassement sustenter.
Car de sa disette il nourrit ses petits, et retient avec son bec, en
le ferrant, la becquee qu'il porte, laquelle touche presque à
son gisier, de peur que contra sa volonté il ne l'avalle:
Comme la chiene autour de la portee
Tendrette court aigrement irritee,
En abboyant si fort à l'estranger,
Qu'elle voudroit ce semble le manger.
prenant la crainte qu'elle a que lon ne face mal à ses
petits, comme un redoublement de courage. Et les perdris, quand on
les poursuit avec leurs petits perdriaus, elles les laissent voler
devant, et s'en fuir, et affinent tellement les chasseurs, qu'ils
s'arrestent à elles, se trainnans aupres d'eux, jusques
à ce qu'estans tout sur le poinct d'estre prises, elles s'en
courent un petit, et puis s'arrestent de rechef, et s'exposent en si
belle prise, qui le chasseur se persuade et prent esperance qu'il ne
leur faudra pas à ce coup, tant que se mettans ainsi en
danger pour sauver leur petits, elles attirent les chasseurs bien
loing arriere d'eux. Et les poules que nous avons tous les jours
devant les yeux, avec quelle diligence et sollicitude traittent
elles leurs poulcins, estendans leurs ailes pour en laisser entrer
les uns dessoubs, et recevans les autres qui leur montent de tous
costez sur les espaules, avec un son de voix qui tesmoigne leur joye
et leur amour envers leurs petits? et s'il se presente un chien ou
un serpent à elles seules, elles en ont grande peur et
s'enfuient: mais si elles ont les petits, elles se mettent en
defense, et combattent plus asprement que leur puissance ne porte.
Et pensons nous que la nature ait imprimé ces affections et
passions en ces animaulx-là, pour soing qu'elle eust de la
posterité des gelines, ou des chiens, ou des ours, et non
pour faire honte aux hommes, et nous picquer quand nous venons
à discourir en nous mesmes, que ces choses-là sont
exemples pour ceulx qui les suivent, et reproches pour ceux qui
n'ont aucun ressentiment d'affection, par lesquels ils accusent la
nature humaine, comme si elle seule ne s'affectionnoit point
gratuitement, et ne sçavoir aimer sinon ce dont elle tire
quelque profit? On estime beaucoup és theatres celuy qui dit
le premier,
Qui est celuy qui soit tant debonnaire,
Qu'il puisse aimer un autre sans salaire?
cela fait selon Epicurus, que le pere aime le fils, la mere son
enfant, les enfans leurs <p 101v>progeniteurs qui les ont
engendrez: mais si les animaux pouvoient parler et entendre la
parole, et que lon assemblast en un commun theatre les boeufs, les
chevaux, les chiens, et les oyseaux, on confesseroit tout hautement
au contraire, que ny les chienes n'aiment leurs petits chiens pour
aucun salaire, ny les juments leurs poulains, ny les poules leurs
petits poulsins, ains les aiment gratuitement, et naturellement, et
recognoistra lon en toutes leurs passions et affections, que cela
est bien et veritablement dit. Or seroit-il certainement trop infame
de dire, que les generations et conceptions, enfantements, et
nourritures des petits, és bestes soient actes de nature, et
offices gratuits, et au contraire és hommes prests, salaires
et arres donnees pour en tirer apres du profit. Mais ce propos n'est
ny veritable ny digne d'estre escouté, car la nature, ainsi
comme és plantes sauvages, telles que sont les vignes
agrestes, les caprifiques, les olivastres, engendre ne sçay
quels commancements cruds et imparfaicts de bons et francs fruicts:
aussi a elle donné aux bestes brutes une charité
envers leurs petits qui est imparfaitte, et ne pouvant s'estendre
jusques à la justice, ny passer plus oultre que
l'utilité et le besoing: mais au contraire l'homme estant
animal raisonnable, né à civile societé, pour
observer les loix et la justice, que la nature a mis en ce monde
pour servir et honorer les Dieux, fonder et regir les citez, et pour
y exercer tous offices de benignité et bonté, elle luy
en a baillé de belles, genereuses et fructueuses semences,
qui sont l'amour, la charité et dilection envers les enfans,
suyvans les premieres erres des principes qu'elle en avoit imprimees
en la structure et fabrication des corps humains: car la nature en
tout et par tout est exquise, aimant ses enfans, à qui rien
ne default de necessaire, et à qui on ne sçauroit
aussi rien oster comme superflu, et qui n'a rien, comme souloit dire
Erasistratus, de vain ny de frivole. Car premierement quant à
la generation de l'homme, on ne sçauroit assez dignement
exprimer sa prudence: et à l'adventure aussi ne seroit-il pas
fort honneste de toucher trop diligemment les parties secrettes, en
les appellant par les propres noms, ains vault mieux en les laissant
à part ucachees, imaginer en son entendement la
dexterité, bien-seance, et propre disposition de ces
naturelles parties-là, tant pour engendrer que pour
concevoir: la seule confection, departement et distribution du
laict, est suffisante pour clairement monstrer sa providence et sa
diligence, car ce qui demeure de sang superflu apres l'usage auquel
il est destiné, flottant par le corps de la femme au reste du
temps, se respand çà et là, e l'appesantit
fort pour la foiblesse et petitesse des esprits: mais à
certaines revolutions de jours, chasque moys, nature a
accoustumé et appris de luy ouvrir certains esgouts et
conduits par où il se vuide et escoule: en quoy faisant il
purge et allege le reste du corps, et rend la matrice, comme une
bonne terre, apte et disposee à recevoir la charrue et la
semence en son temps: mais apres qu'elle a retenu la semence qui y
a pris racine, alors elle se resserre, pource que le nombril, ainsi
que dit Democritus, est comme une ancre et un cable au fruict
conceu, qui l'arreste ferme, et le garde de vaguer par la matrice de
la mere, alors nature bousche et estouppe les canaux et ruisseaux
des purgations menstruales, et prenant le sang qui y couloit, s'en
sert pour nourrir et arroser l'enfant, qui commance desja à
se mouler, et à prendre forme et consistance, jusques
à ce qu'estant demouré certain nombre de jours
necessaires à la croissance qu'il prend au dedans, il a
besoing de sortir de ce lieu-là, pour estre nourry autrement
et en une autre place. Alors doncques, divertissant le sang plus
dextrement que ne sçauroit faire nul jardinier ny fontenier
son eau, et l'employant à autre usage, elle a comme des
cisternes ou fonteines toutes prestes à recevoir la liqueur
du sang qui y decoule, non pas sans y rien cooperer, ny sans
l'alterer, car en le recevant elles ont quant-et-quant la force de
le cuire et digerer, adoulcir et transmuer par une doulce et
gracieuse chaleur de l'esprit naturel, et tendreur delicate et
feminine, pour ce que <p 102r>le tetin au dedans a une telle
temperature et disposition. Si ne se fait pas une soudaine effluxion
du laict, ne n'y a pas des tuyaux qui les versent et respandent tout
à coup: mais le tetin s'abboutissant en une chair pleine de
petits canaux, et qui le coule et passe tout doulcement par
plusieurs petits pertuis, il exhibe un petit bout fort aisé
à la couche du petit poupin, qu'il prent fort grand plaisir
à toucher et envelopper de ses lévres. Mais pour
neant, et sans aucun fruict, auroit la nature usé de si
grande provoyance, si grand ordre, et telle diligence à
preparer ces outils, pour engendrer, nourrir et eslever l'homme, si
quant-et-quant elle n'eust imprimé és coeurs des meres
une charité, amour et dilection soigneuse envers les fruicts
qu'elles ont mis sur terre: car,
Des animaux respirans et marchans
Dessus la terre, és villes et aux champs,
Nul n'y en a si malheureux que l'homme.
Qui dira cela du petit enfant qui ne fait que naistre et sortir du
ventre de la mere, il ne faudra point à dire verité:
car il n'y a rien si imparfaict, si indigent de toutes choses, si
nud, si difforme, ne si ord et salle à voir, que l'homme, qui
le verroit au sortir à sa naissance, attendu qu'il est seul
presque à qui la nature n'a pas seulement concedé une
pure et nette entree en la lumiere de ceste vie. Car il y entre tout
souillé de sang, plein de toute ordure, ressemblant plustost
à une creature recentement massacree et escorchee, que
nouvellement nee. Il n'y a personne qui le peust toucher,
recueillir, caresser, ny embrasser, sinon celle qui par nature
l'aime. Et pourtant nature a fait descendre à bas, sous le
ventre, les tettes de tous autres animaux, mais à la femme
elle les a attachees à la poictrine, en assiette propre pour
pouvoir baiser, embrasser et caresser son enfant, en l'alaittant:
voulant par là nous donner à entendre, que l'enfanter,
nourrir et eslever, n'ont pas pour leur but aucune utilité,
mais la charité et la dilection. Et qu'il soit ainsi,
proposez vous en vostre entendement les femmes du temps
passé, qui premieres conceurent, enfanterent, et veirent un
enfant venant de naistre sur la terre: il n'avoit point encore de
loy qui leur commandast de nourrir leurs petits, ny aucune esperance
de plaisir reciproque, ou prest de nourriture que les petits leur
deussent rendre et rembourser un jour à l'advenir: plus tost
dirois-je, qu'elles devroient avoir esté rudes à leurs
enfans, pour la souvenance fresche de tant de maux, tant de perils,
et de travaux qu'elles auroient endurez à cause d'eux.
Quand les trenchez aspres et douloureux
Viennent saisir en travail dangereux
La femme grosse, alors sa delivrance
Se fait avec angoisseuse souffrance.
Les femmes disent que ce n'a pas esté Homere qui a escrit ces
vers-là, mais quelque Homeride, c'est à dire, quelque
femme qui avoit autrefois essayé le travail d'enfanter, et
qui sentoit encore en ses flancs la meslange de celle aspre, amere
et perceante douleur: et neantmoins et l'amour et la charité
naturelle,la plie et la meine tellement, qu'estant encore toute
eschauffee de sa douleur, et toute tremblante de l'angoisse de son
travail, elle n'abandonne pas son enfant, ny ne le refuit pas, ains,
se retourne vers luy, luy rit, le recueille et l'embrasse, sans
qu'elle en reçoive aucun plaisir ny aucune utilité,
ains le recueillant en peine et en labeur, l'enveloppe de langes et
de petits drappeaux, pour le tenir chaudement, n'estant pas plus
tost sortie du labeur du jour, qu'elle entre en celuy de la nuict:
et de tous ces travaux-là quel loyer, ne quel profit en
recevoient-elles ces femmes-là du temps jadis, non plus que
celles du present, attendu que les esperances en sont si longues et
si incertaines? Celuy qui a labouré la vigne en l'@equinoxe
du printemps, la vendange en celuy de l'automne, qui a semé
le blé quand les Pleïades se couchent, il le moissonne
quand elles se levent: les vaches, les juments, les gelines portent
des fruicts, dont on peut incontinent <p 102v>en peu de
temps tirer du profit: là où de l'homme la nourriture
en est laborieuse, la croissance tardive et lente, et la vertu
longue à venir, de maniere que plusieurs peres meurent avant
que de la voir en leurs enfans. Neocles ne veit jamais la victoire
de Salamine, que gaigna son fils Themistocles: ne Miltiades ne veit
oncques celle que son fils Cimon gaigna sur la riviere de Eurymedon:
Xantippus n'ouit jamais son fils Pericles orer devant le peuple, ny
jamais Ariston ne veit son fils Platon tenant eschole de
Philosophie: les peres d'Euripides et de Sophocles n'eurent oncques
la cognoissance des victoires qu'il emporterent, en faisant reciter
leurs Trag@edies: ils ne les ouirent jamais que gazouiller, et
appellers les lettres en leurs premiers ans, ou bien s'ils ont vescu
d'advantage, ils ont veu en tristesse leurs amours, leurs despenses
à faire masques et festins, et autres semblables faultes:
tellement que lon rememore et remarque avec louange ce mot qu'en dit
Evenus en un sien epigramme,
Voyez combien de douleurs et miseres
Donnent tousjours les enfans à leurs peres.
Et neantmoins pour tout cela ils ne laissent jamais à nourrir
et eslever des enfans: et plus encore ceux qui en ont moins de
besoing: car ce seroit une moquerie de penser que les riches
sacrifient aux Dieux, et facent de grandes resjouïssances,
quand il leur naist un enfant, pour ce qu'ils auront que les
nourrira en leur vieillesse, et les ensevelira apres leur mort: si
d'adventure ils n'eslevent des enfans, pour ce qu'ils ne treuvent
pas qui veuillent estre leurs heritiers. Les arenes de la mer, les
petits grains de la pouldre, ny les plumes des oiseaux, ne sont
point en si grand nombre, que sont ces prochasseurs de successions.
Danaus avoit cinquante filles, mais s'il n'en eust point eu, il eut
eu des heritiers d'avantage, et bien d'autre sorte: car les enfans
ne sçavent nul gré à leurs peres, ny ne les
servent ou honorent pas pour cela, d'autant qu'ils attendent leur
succession, comme chose qui leur est deuë: et au contraire,
vous oyez dire à ces poursuyvans qui taschent à
s'insinuer en grace des riches qui n'ont point d'enfans, pour se
faire instituer heritiers, des propos et paroles semblables à
celles-cy des poëtes comiques,
Estuvez vous peuple premierement,
Et pour un jour n'allez en jugement. Et puis,
Tenez, prenez ces trois oboles-là Mangez, humez et
avallez cela.
Et ce que Euripide dit, que
Les biens mondains font aux hommes avoir
Nombre d'amis, grand credit et pouvoir:
Cela n'est pas simplement et universellement veritable, sinon
endroit ceux qui n'ont point d'enfans. A ceulx là les riches
mesmes donnent à souper, les Seigneurs les caressent, les
orateurs et advocats plaident pour eux seuls gratis, C'est une
puissante chose que un homme riche, quand on ne sçait point
qu'il ait aucun heritier: et y a eu souvent plusieurs, qui au
paravant avoient infinis amis, et estoient honorez de plusieurs, qui
tout aussi tost qu'un fils leur est né, ont perdu tous leur
amis, tout leur credit et leur suitte tous ensemble. Ce n'est
doncques point à cause des enfans que les hommes sont en
authorité, et n'est point aussi pour cela que les peres les
aiment, ains toute ceste force là qui les fait aimer depend
de la nature, non moins és hommes que aux animaux: mais
quelquefois cest amour-là naturelle et plusieurs autres
bonnes qualitez sont aux hommes offusquees par la mauvaistié
du vice qui vient à pulluler aupres, ne plus ne moins que des
espines et brossailes bien souvent naissent parmy la bonne semence:
autrement il faudroit dire, que les hommes ne s'aimeroient pas,
d'autant que plusieurs se tuent et se precipitent eux mesmes.
Oedipus
De doigts sanglants ses paupieres leva,
<p 103r> Et ses deux yeux luy mesme se creva.
Hegesias orant feit que plusieurs des auditeurs qui l'avoient ouy
s'absteindrent tant de manger, qu'ils se feirent mourir de faim. Il
y a plusieurs sortes de tels accidents qui adviennent par permission
divine, lesquels tous sont comme les autres maladies et passions de
l'ame qui transportent l'homme hors de son naturel, ainsi comme ils
tesmoignent alencontre d'eux-mesmes: car si une truye aiant fait un
petit cochon vient à le manger, ou si une chienne aiant fait
un petit chien vient par fortune à le deschirer, il s'en
desesperent et s'en tourmentent grandement, ils en font sacrifices
aux Dieux pour divertir les sinistres presages: et reputent cela un
prodige et un monstre, comme estant chose commune à toutes
sortes de creatures, et à quoy nature mesme le convie, que
d'aimer leur geniture. Ce neantmoins, ainsi comme dedans les mines,
l'or, encore qu'il soit meslé et enveloppé de force
terre, reluit et se fait voir de loing: aussi nature és plus
depravees moeurs et passions fait voir la charité envers les
petits: car ce qui fait que les pauvres ne nourrissent et n'eslevent
pas quelquefois leurs enfans, c'est qu'ils craignent, qu'estans
nourris et eslevez moins honnestement qu'il n'appartient, ils ne
deviennent lourdauts et mal appris, destituez de toutes parties
requises à personnes d'honneur: et cuidans que
pauvreté soit le dernier et plus grand mal de l'homme, ils ne
peuvent avoir le coeur de la laisser à leurs enfans, estimans
que ce soit un tres-grand et fascheux mal.
SOCRATES demanda un jour à Memnon le Thessalien, qui
s'estimoit fort suffisant homme és lettres, et, comme dit
Empedocles, Avoir attainct au comble de sagesse, Que c'estoit que
vertu. L'autre luy respondit audacieusement et promptement, Qu'il y
avoit vertu d'enfant et de vieillard, et d'homme et de femme, et de
magistrat et de privé, et de maistre et de vallet. Voyla qui
va bien, repliqua Socrates, nous ne te demandions qu'une vertu, et
tu nous en remues tout un exaim, comme d'abeilles. ne conjecturant
pas mal, que cet homme ne cognoissoit pas une vertu, qui en nommoit
plusieurs. Mais ne pourroit-on point user de semblable mocquerie en
nostre endroict, pource que n'aiant pas encore acquis une seule
amitié certaine, nous avons peur que sans y penser nous ne
tombions en pluralité d'amis: car il semble que c'est presque
tout ainsi que si un manchot ou un aveugle avoit peur de devenir un
Briareus qui avoit cens mains, ou un Argus qui avoit des yeux par
tout le corps: et toutefois nous louons infiniement le jeune homme
qui dit un une com@edie de Menander, qu'il estime un
merveilleusement grand bien et grand heur à un homme,
Pensant avoit trouvé des biens sans nombre,
Quand d'un amy a peu recouvrer l'ombre.
Mais une des causes, entre plusiers autres, qui nous empesche
d'acquerir une amitié certaine, c'est que nous convoytons en
avoir plusiers: ne plus ne moins que les putains et folles femmes
qui se prestent souvent à plusieurs hommes, n'en peuvent
arrester ny retenir pas un, pource que les premiers se sentans
mesprisez s'en retirent: ou plus tost, ainsi comme le nourrisson de
la belle Hypsiphile estant assis dedans un pré,
<p 103v> Alloit cueillant de main tendrette
Mainte fleurette sur fleurette,
Ne pouvant son coeur enfantin
Rassasier de tel butin:
aussi chascun de nous, pour le desir de nouveauté, et
l'inconstance de se saouler incontinent d'une chose, se laisse
emporter au nouveau venu et plus freschement cogneu, qui nous tourne
comme il luy plaist, nous faisant entreprendre plusieurs
commancements ensemble d'amitié et de familiarité,
lesquels ne viennent jamais à perfection, d'autant que pour
l'amour d'un nouveau que nous poursuyvons, nous laissons aller celuy
que nous tenons. Premierement doncques commanceans à la
publique renommee de la vie des hommes, ne plus ne moins qu'à
la Deesse Vesta, que lon dit en commun proverbe, qui nous a
esté laissee de main en main touchant les constans et
parfaicts amis, prenons la longue et ancienne suitte des temps pour
tesmoing, et ensemble pour conseiller de ceste matiere: car de toute
ancienneté de memoire vous trouvez ces couples d'amis
renommees, Theseus et Pirithous, Achilles et Patroclus, Orestes et
Pylades, Pythias et Damon, Epaminondas et Pelopidas. Car
l'amitié est bien, par maniere de dire, beste de compagnie,
mais non pas de troupe, ne qui veuille estre en foule, comme les
estourneaux ou les gays: car estimer l'amy un autre soy-mesme, et
l'apeller [...] ou [...], comme qui diroit [...], c'est à
dire autre, ce n'est autre chose que mesurer l'amitié au
nombre de deux: car on ne peut acquerir ne plusieurs esclaves ny
plusieurs amis de peu de monnoye: et quelle est la monnoye
d'amitié? c'est benevolence et plaisir conjoint avec vertu,
chose si rare, qu'il n'y en a point de plus en toute la nature, de
maniere qu'il n'est possible ny d'aimer ny d'estre aimé en
perfection de plusieurs: ains comme les rivieres divisees en
plusieurs canaux et plusieurs ruisseau, en demeurent basses et
foibles: aussi nostre ame, qui est fort nee à aimer, son
affection estant departie en plusieurs, s'en affoiblit, et revient
presques à neant. C'est pourquoy les animaux qui ne font
qu'un petit, en ont l'amour plus vehemente: et Homere voulant
signifier un enfant bien aimé, l'appelle [...] et [...],
c'est à dire unique, et engendré par des pere et mere
qui n'ont que celuy-là, sans esperer d'en avoir jamais plus
d'autre. Quant est à moy, je ne voudrois point que l'amy fust
seul, mais bien qu'entre tous autres il fust uniquement et
tendrement aimé, comme l'enfant que le pere a engendré
sur la fin de ses jours, et qu'il eust mangé avec nous le
minot de sel que lon dit communément, non pas faire comme
plusieurs, qui appellent amis pour avoir beu seulement une fois
ensemble, ou avour joué à la paume, ou aux dez, ou
avoir logé en un mesme logis, amassans ainsi des amitiez des
hostelleries, ou des jeux de luicte, ou des promenemens par les
places des villes. Et quand ils voyent les matins és maisons
des riches et puissans hommes, grande tourbe et foule de gens qui
leur vont donner le bon jour, leur baiser les mains, et les
accompagner au sortir de leurs logis, ils les reputent alors bien-
heureux, comme aians beaucoup d'amis: combien qu'il voyent encore
plus grand nombre de mousches en leurs cuysines: mais ny elles ny
demeurent point, si la viande y defaut: ny eux, s'ils n'y sentent
plus de profit: pour ce que la vraye et parfaite amitié
requiert trois choses, la vertu comme honneste, la conversation
comme plaisante, et l'utilité comme necessaire: car il faut
recevoir l'amy apres l'avoir bien esprouvé, s'esjouïr de
sa compaignie, et se servir de luy à son besoing, toutes
lesquelles choses sont contraires à pluralité d'amis,
mesmement celle qui est la principale, c'est le jugement de
l'espreuve. Qu'il ne soit ainsi, voyez s'il est possible de
concerter en peu de temps des baladins, et les accoustumer à
baller tous d'un branle ensemble, ou des forsats à voguer
tous d'une cadence, ou des serviteurs à qui nous nous voulons
fier du gouvernement de nos biens, ou de l'institution de nos
enfans: <p 104r>tant s'en faut que lon puisse esprouver
plusieurs amis qui soient pour se mettre en pourpoint quant et nous,
pour combatre toute fortune, et dont chascun soit prest et
appareillé,
Te faire part de sa bonne fortune,
Et de bon coeur porter ton infortune.
Car ny les navires ne se varent point en la mer à tant de
tempestes et de tourmentes, ny on ne fiche point tant de paux
alentour des heritages que lon veult enfermer de pallissade, ny ne
clost-on point les ports de jettees et de moles contre tant ny
contre tels dangers, comme l'amitié nous promet de refuse et
de secours, quand elle est bien esprouvee, et seurement
experimentee. Les autres amis qui ne sont pas à l'espreuve de
la fortune, ne font que couler, et ceux qui les perdent (ne plus ne
moins qu'une faulse monnoye averee à la touche) gaignent
beaucoup,
Ceux qui de tels amis perdent, en rient,
Et qui en ont, de les perdre aux Dieux prient.
Ce qui n'est pas facile, ains fort fascheux à faire, de fuir
et deposer une amitié qui ennuye: ne plus ne moins qu'une
viande qui fait mal à l'estomac, et qui fasche, on ne la peut
retenir qu'elle ne face desplaisir, et qu'elle n'engendre quelque
corruption, ny aussi la rendre telle comme elle y est entree, ains
toute souillee, meslee parmy d'autres humeurs, et toute alteree:
aussi un mauvais amy, ou il demeure nous faschant et estant luy
mesme fasché, ou il sort par force avec inimitié et
malveuillance, ne plus ne moins que la cholere sort de l'estomac
quand on vomit. Pourtant ne faut-il pas legerement recevoir, ny
s'attacher d'affection facilement aux premiers qui se presentent, ny
aimer incontinent ceux qui nous poursuivent d'amitié, ains
plus tost faut que nous mesmes poursuivions ceux qui sont dignes
d'estre aimez: car il ne faut pas du tout elire ce qui se prent
facilement, pour ce que nous passons par dessus la ronce et le
gratteron qui s'attache à nous, et la rejettons, là
où nous allons cercher l'olive et la vigne: aussi n'est-il
pas tousjours expedient d'admettre en nostre familiarité
celuy qui aiseement nous embrasse, ains au contraire nous faut
affectueusement embrasser ceux que nous esprouverons utiles, et qui
meritent que lon en face compte, ainsi comme respondit jadis le
peintre Zeuxis à quelques uns qui l'accusoient de ce qu'il
estoit long à faire ses peintures: «Je confesse, dit-il,
que je demeure voirement long temps à peindre, mais aussi
est-ce pour long temps:» aussi celuy garde une amitié et
familiarité longuement, qui a demouré long temps
à l'esprouver. Or s'il n'est pas possible à l'homme
d'esprouver beaucoup d'amis sera-il facile de converser ensemble
avec plusieurs, ou s'il sera du tout impossible? et neantmoins toute
la jouissance et la fruition de l'amitié gist en la
conversation, et le plus doulx fruict consiste en s'entrefrequenter,
et hanter ensemble:
Jamais ne faut resolution prendre,
Sans l'avoir fait à ses amis entendre,
comme dit Homere: et en un austre passage, Menelaus parlant
d'Ulysses dit,
Rien n'a jamais nos plaisirs separez
Tant que tous deux mort nous a atterrez.
Mais la pluralité d'amis dont nous parlons fait tout le
contraire: car l'amitié nous serre, nous unit, et nous
estrainct par frequentes et continuelles conversations, caresses et
offices d'amitié,
Ne plus ne moins que la presure tendre
Fait le laict frais se cailler et se prendre,
comme dit Empedocles, car elle desire faire une telle union et
incorporation: là où la pluralité d'amis nous
separe, nous distraict et divertit en nous rappellant, et nous
transferant de l'un à l'autre, ne permettant pas que la
commixtion et le collement <p 104v>de la bienveuillance se
face par la familiere conversation espandue et figee, en maniere de
dire, à l'entour: et cela quant-et-quant nous apporte une
inegalité et difficulté grande aux offices et
services, qui sont convenables entre amis: car ce qui est
aisé à l'amitie, devient malaisé par ceste
pluralité,
En mesme humeur tout homme ne consent,
Autrement l'un, autrement l'autre sent.
d'autant que nos natures ne panchent pas toutes à mesmes
inclinations, ny ne sommes pas tousjours environnez de semblables
adventures, outre ce que les occasions des temps, ne plus ne moins
que les vents, seront propres à quelques actions, et
contraires aux autres. Et quand bien encore tous les amis
desireroient ensemble, mesmes services de nous, si seroit-il trop
difficile de pouvoir satisfaire et suffire à tous ceux qui
voudroient ou consulter de quelque affaire, ou traicter quelque
negoce publique, ou briguer quelque magistrat, ou recevoir et
festoyer quelque hoste estranger en leur maison: mais si en un mesme
temps ils viennent à tomber en affaires tous different, et en
toutes diverses affections, et nous requierent tous ensemble, celuy
qui veult naviger, de voyager quand et luy: celuy qui est
accusé, de luy assister en jugement: celuy qui accuse, de le
seconder: celuy qui achette ou qui vend, de luy aider à
mesnager: celuy qui se marie, à sacrifier: celuy qui fait des
funerailles, à mener deuil:
La cité est pleine d'encensements,
De chants de joye, et de gemissements.
Certes qui a tant d'amis, assister à tous il est du tout
impossible: et ne gratifier à nul, il n'y auroit point
d'apparence: et en gratifiant à un en offenser plusieurs, il
seroit aussi trop fascheux. Car,
Qui aime bien, ne veut qu'on le mesprise:
et toutefois encore support-lon plus patiemment les negligences et
oubliances des amis, et reçoit-on avec moins de courroux de
telles responses et excuses d'eux, Je t'ay oublié: ou, il ne
m'en est pas souvenu. Mais celuy qui dit, Je ne vous ay pas
assisté en vostre cause, d'autant que j'assistois à un
autre mien amy, qui avoit aussi un autre proces: ou, Je ne vous ay
pas esté visiter en vostre fiebvre, pour ce que j'estois
empesché au festin que faisoit un tel à ses amis:
alleguant pour excuser sa negligence envers son amy, sa diligence
envers d'autres, il ne satisfait pas à la plainte, mais il
augmente la jalousie. Mais la plus part des hommes ne regarde
seulement qu'à ce, que la pluralité des amitiez leur
peut apporter commodité du dehors, et ne se soucie pas de ce
qu'elle leur doit imprimer au dedans, ne se souvenant pas qu'il
faut, que celuy qui se sert de plusieurs à son besoing,
secoure aussi reciproquement ces plusieurs-là, quand il en
auront affaire. Tout ainsi doncques comme si Briareus avec ses cent
mains eust emply cinquante ventres, n'eust eu rien d'avantage que
nous qui avec deux mains en fournissons un: aussi en la
commodité de se servir de plusieurs amis y a-il
l'incommodité, qu'il se fault aussi employer pour plusieurs,
se passionner, se travailler et se tourmenter avec eux. Car il ne
faut pas adjouster foy au poëte Euripide en ce qu'il dit,
L'affection d'amitié engendree
Entre mortels doit estre moderee,
Non de leur coeur la mouëlle percer,
Ains estre aisee à prendre et à laisser,
pour la roidir et lascher, ne plus ne moins que la scote d'une voile
de navire, selon que le besoing le requerroit. Mais au contraire,
Euripide, il faudroit transporter vostre dire aux inimitiez, et
admonester que les querelles entre les hommes fussent moderees, et
qu'elles ne penetrassent pas jusques à la mouelle de l'ame:
ains que les haines fussent aisees à appaiser, et aussi les
courroux, les plaintes et doleances, et les
<p 105r>souspeçons et desfiances: et plus tost donner
ce sage admonnestment de Pythagoras, «Ne touche pas à
plusieurs en la main.» c'est à dire, ne fais pas
plusieurs amis, et n'affecte pas celle amitié populaire
commune à tous, et exposee à un chascun: laquelle
entre en un coeur avec beaucoup de passions, dont celles-cy l'estre
en esmoy pour son amy, se condouloir avec luy, se mettre en peine et
exposer en danger pour luy, ne sont pas difficiles à
supporter à hommes libres et de gentile coeur: mais le dire
du sage Chilon est veritable, lequel respondant à un qui se
vantoit de n'avoir aucun ennemy, «Il semble doncques, respondit
il, que tu n'ayes aussi point d'amy.» Car les inimitiez suyvent
incontinent de pres les amitiez, et sont entrelassees avec elles. Ce
n'est point tour d'amy de ne se ressentir pas d'une injure faitte
à son amy, ou d'une honte à luy procuree, et de
n'espouser point ses querelles: car les ennemis ont incontinent pour
suspect l'amy de leurs ennemis, et le haïssent: et, au
contraire, les amis bien souvent portent envie à leurs amis,
et ont quelque jalousie de leur prosperité, et les distraient
çà et là. Et comme l'oracle qui fut respondu
à Timesias, touchant la nouvelle colonie qu'il vouloit aller
peupler, l'appelle,
C'est un exaim d'abeilles que tu meines,
Qui deviendront tost guespes inhumaines:
aussi ceux qui cerchent un exaim, ou toute une ruchee, par maniere
de dire, d'amis, ne se donnent de garde, qu'ils tombent en une
guespiere d'ennemis: mais il y a ceste difference, que la souvenance
vindicative du mal de l'ennemy péze beaucoup plus, que ne
fait la memoire du bien de l'amy. Et qu'il ne soit vray, voyez
comment Alexandre accoustra les familiers et amis de Philotas et de
Parmenion, et Dionysius ceux de Dion, Neron ceux de Plautus, et
Tibere ceux de Sejanus, qu'ils feirent tous mourir apres les avoir
bien tourmentez à la gehenne. Tout ainsi comme les riches
joyaux de sa fille et son precieux voile ne servirent de rien
à Creon, mais le feu qui s'y prit et alluma soudainement, le
brusla luy mesme quand il accourut, et la prit entre ses bras,
tellement qu'il en mourut quand et elle: aussi il y en a qui n'ayans
receu aucun bien de la prosperité de leurs amis, sont
enveloppez en la ruine de leur adversité, et perissent quand
et eux: ce qui advient principalement aux gens de lettres, et
personnes d'honneur et de valeur, comme Theseus qui fut avec son amy
Pirithous emprisonné et puny,
Se trouva pris, et les deux pieds chargez
D'autres liens que de cuyvre forgez.
Et Thucydide escrit, qu'en la grande pestilence qui fut à
Athenes, les plus gens de bien, et qui plus faisoient profession de
la vertu, furent ceux qui plus moururent avec leurs amis malades de
peste, d'autant qu'ils ne s'espargnoient point, et alloient visiter
et traitter ceux qui leur appartenoient. Et pourtant ne faut-il pas
ainsi mettre la vertu en abandon, en la liant et attachant à
toutes heures à d'autres, ains la reserver pour une
communication reciproque à ceux qui en sont dignes, c'est
à dire à ceux qui peuvent autant aimer et autant
contribuer à la communauté: car cela est l'une des
plus grandes contrarietez et oppositions qu'il y ait contre la
pluralité d'amis, que l'amitié est comme une
generation que se fait par conformité et similitude. Car veu
que les creatures mesmes qui n'ont point d'usage de raison, qui les
veut faire mesler avec celles qui ne sont pas de leur espece, il
faut que ce soit à force, et par contraincte, d'autant
qu'elles se couchent sur leurs genoux, et s'enfuyent arriere l'une
de l'autre: là où au contraire, elles ont plaisir de
se mesler avec leurs semblables, recevans volontiers, et avec toute
douceur et facilité, celle communion: Comment est-il possible
qu'il s'engendre une bonne amitié entre gens qui sont de
moeurs toutes differentes, conditions toutes diverses, et
façons de vivre tendantes à toutes autres fins? Car
les accords de la musique, soit en voix ou en instruments, ont bien
leurs consonances <p 105v>par contrarieté de sons, se
formant ne sçay quoy de similitude et convenance du haut et
du bas: mais en ceste consonance et armonie de l'amitié il
n'y doit avoir du tout rien de dissemblable, ny d'inegal, ny de
couvert et obscur, ains doit estre composee de toutes choses
pareilles, de mesme volonté, mesme opinion, mesme conseil, et
toute mesme affection, comme si ce n'estoit qu'une seule ame
distribuee et departie en plusieurs corps. Et qui est l'homme ou si
laborieux, ou si facile à transmuer en toutes façons,
et à prendre tous visages, qui peust se former à tous
patrons, et s'accommoder à tant de natures? Et non pas se
mocquer du poëte Theognis qui nous commande,
Aies le sens du poulpe, lequel teint
Sa molle peau, puis d'un puis d'autre teint,
Prenant couleur telle comme la roche
Et la pierre est de laquelle il s'approche:
et toutefois encore les changements du poulpe ne profondent point au
dedans, ains se font seulement en la superfice du cuyr, qui en se
reserrant, ou relaschant, reçoit les defluxions des couleurs
des corps dont il approche, là où les amitiez
requierent, que les moeurs soient entierement conformes, les
passions, les propos, les estudes, et vacations, et les
inclinations. Or seroit-ce à faire à quelque Proteus,
qui ne seroit pas trop heureux, ny trop homme de bien avec, ains qui
par enchantement se transformeroit souvent, et en mesme instant,
d'une figure en une autre, pource qu'il faudroit qu'avec ceux de ses
amis qui seroient doctes et studieux il s'occupast à estudier
et à lire, avec les luicteurs qu'il se poudrast pour se
preparer à la luicte, qu'il chassast avec les chasseurs,
qu'il s'enyvrast avec les buveurs, et qu'il briguast les offices
avec les ambitieux, sans avoir aucune mansion de naturel propre
à luy. Et tout ainsi comme les Philosophes naturels tiennent,
que la substance sans figure ne couleur quelconque, qu'ils appellent
la matiere premiere, est subjecte à toutes formes, et se
tourne en toutes façons, de maniere que tantost elle brusle,
tantost elle devient liquide, maintenant elle se tient rare, et puis
elle s'espessit: aussi faudra-il qu'à ceste pluralité
d'amis il y ait une ame subjecte qui soit de plusieurs conditions,
de plusieurs affections, soupple et facile à changer d'une
sorte en une autre. Et au contraire, l'amitié demande une
nature ferme et constante, qui demeure tousjours en un mesme lieu et
en une mesme façon de faire. Voyla pourquoy c'est chose rare
et difficule à rencontrer, qu'un certain amy.
TOUS faicts humains dependent de Fortune,
Non de conseil, ny de prudence aucune, ce dit un vieux quolibet.
Comment n'y a il doncques point de justice, non plus és
affaires des hommes, ny d'equité, ny de temperance, ny de
modestie? Et a-ce esté de fortune et par fortune qu'Aristides
a mieux aimé demourer en sa pauvreté, combien qu'il
fust en sa puissance se faire seigneur de beaucoup de biens: et que
Scipion aiant pris de force Carthage, ne toucha, ny ne vit oncques
rien de tout le pillage? Et fut-ce de fortune et par fortune que
Philocrates aiant pris grosse somme d'or du roy Philippus achetta
des putains et de precieux poissons? et que Lasthenes et Euthycrates
<p 106r>trahirent la cité d'Olynthe, mesurans le
souverain bien de l'homme à la volupté de leur ventre,
et autres voluptez encores plus infames? Et fut-ce fortuitement
qu'Alexandre fils de Philippus s'absteint luy-mesme de toucher aux
femmes captives prises en la guerre, et chastia ceux qui les
voulurent forcer? Et au contraire aussi, fut-ce par fortune,
qu'Alexandre fils de Priam, à sa male destinee et malencontre
coucha avec la femme de son hoste, qui l'avoit receu chez luy, at
l'aiant ravie emplit des miseres et calamitez de la guerre l'Europe
et l'Asie? Si toutes ces choses-là ont esté faictes
par fortune, qui empeschera que lon ne die, que les chats, les
boucs, et les singes sont aussi par fortune friands, luxurieux, et
malfaisans? Mais au contraire aussi, s'il est certain qu'il y ait au
monde de la justice, de la temperance, et de la vaillance, comment
seroit il raisonnable de dire, qu'il n'y eust point de prudence? Et
s'il y a de la prudence, comment pourroit on soustenir qu'il n'y
eust point de conseil? car la temperance, comme aucuns disent, est
une sorte de prudence, et la justice a besoing d'estre assistee de
prudence: ou, pour mieux dire, nous appellons la sagesse et
prudence, qui rend les hommes bons és voluptez, continence et
temperance: et és dangers et travaux, patience et vaillance:
et és contraux et maniement des affaires, legalité et
justice. Parquoy si nous voulons que les effects de conseil et de
sagesse soient attribuez à la fortune, il faudra donc que
ceux de la justice, et ceux de la temperance, et ceux de la
vaillance luy appartiennent aussi: voire que le desrobber, le couper
bourses, et le paillarder procedera de la fortune: et brief,
quittons tout le discours de nostre raison, et nous laissons du tout
aller à la fortune, qui nous poulse, et nous chasse comme de
la poulsiere, ou de la balle çà et là, à
son plaisir. S'il n'y a doncques point de prudence, aussi n'y a il
point de conseil aux affaires, ny de deliberation, ny d'inquisition
de ce qui est utile: et resvoit doncques bien Sophocles quand il
disoit,
On trouve tout par soing et diligence,
Et tout perit en fin par negligence.
Et un autre passage, où il divise les affaires des hommes, il
dit,
Ce qui se peult enseigner, je l'appren,
Ce qui trouver, à le cercher me pren:
Et ce qu'il fault que de-la-sus descende,
En ma priere aux Dieux je le demande.
Car qu'est-ce qui se peut apprendre, et qu'est-ce qui se peut
trouver par les hommes, s'il est ainsi que tout se face en ce monde
par la fortune? quel Senat de ville, et quel conseil de Prince n'est
ruiné et destruict, s'il est ainsi que toutes choses soient
en la subjection et puissance de fortune? laquelle nous injurions,
en l'appellant aveugle, nous soubmettans comme aveugles nous mesmes
à elle: et bien le sommes nous certainement, si nous
arrachans les yeux de la prudence, nous prenons une guide aveugle
pour nous guider et conduire par la main ou cours de ceste vie.
C'est tout autant comme si quelqu'un disoit, c'est fortune que tout
le faict des voyans, non pas de la veuë ny des yeux esclairans,
comme dit Platon: ou, c'est fortune que tout le faict des oyans, non
pas une naturelle puissance de recevoir par l'oreille et le cerveau
le coup de l'air frappé. Mais ce seroit à l'adventure
bien fait, pourra dire quelqu'un, craindre de soubmettre le
sentiment à la fortune: voire-mais la nature nous a
donné la veuë, l'ouyë, le goust, l'odorement, et
autres parties du corps, avec toutes leurs facultez et puissances,
pour ministres de la sagesse et prudence: c'est l'entendement qui
voit et qui oyt, tout le reste est sourd et aveugle. Et tout ainsi
que s'il n'y avoit point de soleil, nous serions en une nuict
perpetuelle, non obstans tous les autres astres et estoiles, comme
dit Heraclitus: aussi non obstans tous les naturels sentiments, si
l'homme n'avoit l'entendement et le discours de la raison, il ne
differeroit en rien des bestes brutes en sa vie: mais maintenant ce
n'est point par fortune, ny par <p 106v>cas d'adventure que
nous le dominons et en sommes les maistres: car Prometheus, c'est
à dire le discours de la raison, en est cause, qui nous a
donné en recompense,
Pour nous porter des asnes et chevaux,
Des puissants boeufs pour aiser nos travaux,
ainsi que dit le poëte Aeschylus. Car au demourant la fortune,
ou la nature, a esté à leur naissance plus favorable
à plusieurs bestes brutes, qu'elle n'a esté à
l'hommme, pour ce que les unes sont armees de cornes, et de dents,
et d'aiguillons,
Le Herisson est armé sur l'eschine
Horriblement de mainte aigúë espine,
ce dit Empedocles: les autres sont vestues et chaussees d'escailles,
de poil, d'ongles, et de cornes dures: l'homme seul, comme dit
Platon, est abandonné de la nature tout nud, sans armes, sans
chaussure, et sans vesture:
Mais par un don tout cela s'addoulcit,
c'est par le don de la raison, du soing, et de la provoyance.
Force de corps est en l'homme debile,
Mais son esprit a le sens si habile,
Qu'il donte tous les plus fins animaux
Qui soient en mer, en terre, monts et vaux.
C'est un animal bien viste, et bien leger à la course, que le
cheval, mais c'est pour l'homme qu'il court: le chien est courageux
et aspre au combat, mais c'est pour garder l'homme: le poisson a
beaucoup de chair, et le pourceau aussi, mais c'est pour servir de
nourriture et de viande à l'homme. Qu'est-il plus grand, ny
plus espouventable à voir qu'un Elephant? mais à la
fin encore sert il de jouët à l'homme, et de spectacle
de jeux et de feste: on luy fait apprendre à danser et
à baller, et à faire la reverence. Si n'est pas en
vain, sans utilité, que nous alleguons ces exemples
là, ains à fin que par iceux nous cognoissions jusques
où la prudence esleve l'homme, au dessus de qui elle le met,
et avec quoy il surmonte et surpasse tout,
Car pour luicter ou escrimer des poings,
Ne pour courir du pied encore moins,
Sommes nous gens où n'y ait que redire.
ains en toutes ces forces-là nous sommes plus malheureusement
nez que les bestes, mais par experience, memoire, ruse et artific,
nous nous en servons d'aucunes: nous chastrons les goffres des
abeilles, nous tirons les pis des femelles, brief nous les pillons
et saccageons quand nous les prenons: tellement qu'en tout cela il
n'y a rien qu'on puisse attribuer à la fortune, ains procede
le tout de bon sens et de provoyance. D'avantage les ouvrages des
charpentiers sont faicts humains, si sont ceulx des tailleurs de
pierre, des maçons et des statuaires, en tous lesquels nous
ne voions rien qui soit fait casuellement ny fortuitement, au moins
qui soit bien fait: et si d'adventure quelquefois à un bon
ouvrier, tailleur de pierre ou maçon, il se rencontre quelque
fortune, c'est en chose petite et legere, mais les plus grands de
leurs ouvrages, et le plus grand nombre, sont achevez respectivement
par leurs arts. Ce que donne à entendre un certain poëte
par ces vers,
Marchez avant vous tourbe manouvriere
Qui adorez Minerve la guerriere,
Mere des arts, fille de Jupiter,
Avecques vos paniers à pain porter.
Car les mestiers et les arts ont pour leur patronne Minerve, qui
s'appelle autrement Ergané, comme qui diroit, ouvriere et
artisane, non pas la fortune. Bien recite lon de quelque certain
peintre, qui peignant un cheval avoit bien rencontré au
demourant, tant au portraict comme à la couleur,
excepté que celle enfleure d'escume qui <p 107r>se
concree à l'entour du mors quand il le ronge, et qui tombe de
la bouche en soufflant, ne luy plaisoit point ainsi comme il l'avoit
peinte, de sorte qu'il l'effacea par plusieurs fois, et à la
fin de despit jetta son esponge sur le tableau tout ainsi qu'elle
estoit pleine de toutes sortes de teintures: cest esponge venant
à donner à l'endroit de la bouche de cheval, y imprima
et representa merveilleusement bien ce qu'il falloit. Je ne
sçache point que lon raconte autre chose artificielle advenir
par cas de fortune. Les ouvriers usent par tout de regles, de
lignes, de mesures, et de nombres, à fin qu'en tous leurs
ouvrages il ne se trouve rien qui soit faict temerairement et
à l'adventure: et lon dit que les arts sont comme de petites
prudences, ou plus tost des ruisseaux et lambeaux d'icelle,
departies par les necessitez de la vie humaine: ainsi comme les
fables nous donnent couvertement à entendre, que depuis que
Prometheus eust divisé le feu, une estincelle envola
deçà, une autre delà: aussi les parties et
fragments de la prudence departie et decoupee en plusieurs, sont
devenues arts. C'est doncques chose merveilleuse, comment les arts
n'ont rien de commun avec la fortune, pour attaindre et parvenir
à leur propre fin: et que celle qui est la plus grande et la
plus parfaitte de toutes, celle qui est le comble et le cyme de
toute la louange et reputation de bonté que lon
sçauroit donner à un homme, ne soit du tout rien. Et
toutefois à tendre ou lascher les chordes d'un instrument, il
y a une sagesse qui s'appelle musique: et à accoustrer les
viandes y en a une autre, que nous nommons l'art de cuysiner: et
à laver les draps et vestements, une autre qui se nomme le
mestier de foulon: et puis nous enseignons aux enfans à se
vestir et à se chausser, et à prendre la viande qu'on
leur baille avec la main droitte, et avec la main gauche tenir leur
pain, comme n'estans pas jusques à ces petites choses-
là dependantes de la fortune, ains aians besoing d'advertance
et de sollicitude. Et puis les choses qui sont les plus grandes,
principales et plus necessaires pour rendre l'homme bien-heureux,
n'useront pas de la prudence, et ne participeront pas de provoyance
et du jugement de la raison? Et toutefois on ne voit point qu'il y
ait personne si deprouveuë de jugement, que aiant
destrempé de la terre avec de l'eau, la laisse là,
attendant que fortuitement et casuellement il s'en face des briques:
ny que aiant achetté de la laine et du cuir, il se seie
dessus, priant la fortune de luy en faire des vestements et des
souliers: ny que aiant amassé grosse somme d'or et d'argent,
et grand nombre d'esclaves, ny pour avoir plusieurs portes fermees
sur soy, ny pour monstrer des licts somptueusement et richement
parez, ou des tables precieuses, s'il n'a quant-et-quant la prudence
pour en bien user, qu'il estime que cela soit sa souveraine
felicité, ne que cela luy apporte une vie heureuse sans
douleur, et qui jamais ne se puisse changer. Il y eut quelquefois
un, qui contestant avec le Capitaine Iphicrates, pour le cuyder
convaincre de n'estre rien, luy demanda qui il estoit, «Car tu
n'es ne picquier, ny archer, ny rondelier:» «Non,
respondit Iphicrates, mais je suis celuy qui commande à tout
cela, et qui les mets tous en besongne.» Aussi Prudence n'est
point or, ny argent, ny gloire, ny richesse, ny santé, ny
force, ny beauté: Qu'est-ce donc? c'est ce qui sçait
bien user et se servir de tout cela, et par qui chascune de ces
choses est plaisante, honorable et profitable: et au contraire, sans
elle, desplaisante, nuisible et dommageable, destruisant et
deshonorant celuy qui les possede. Certainement c'est dequoy
sagement nous admoneste le poëte Hesiode, quand il fait que
Prometheus conseille à son frere Empimetheus,
Ne recevoir present que luy envoye
Le Dieu de ciel, ainçois qu'il le renvoye.
entendant les biens exterieurs, et de la fortune: comme s'il eust
voulu dire, Ne jouë point de la fleute, si tu n'entends rien en
la musique: ne lis point, si tu ne sçais les lettres; ne
monte point à cheval, si tu ne sçais bien t'y tenir:
aussi tout de mesme, ne prochasse point d'office et de magistrat, si
tu es un fol: ne cerche point d'estre riche, <p 107v>si tu
es avaricieux: ne te marie point, si tu aimes autre femme. Car avoir
des biens que lon ne merite point, donne occasion aux mal-advisez,
ce dit Demosthene, de faire beaucoup de folies: et l'estre-heureux
aussi plus que de raison, est occasion de devenir mal-heureux
à ceulx qui ne sont pas sages.
IL semble qu'il n'y ait point de difference entre haine et
envie, ains que ce soit tout un: car le vice, à parler en
general, a plusieurs crochets, par le moyen desquels se remuant
çà et là, il donne aux passions qui dependent
de luy plusieurs prises et attaches, pour s'entrelasser les unes
avec les autres, et comme des maladies compatissent aux
inflammations les unes des autres, car autant est fasché de
la prosperité d'autruy le mal-veuillant, comme l'envieux.
Voyla pourquoy nous estimons que benevolence soit contraire à
l'une et à l'autre, d'autant que c'est un vouloir-bien
à son prochain: et que ce soit tout un le haïr que le
porter envie, d'autant qu'ils ont intention contraire à
l'aimer. Mais pour autant que les similitudes ne font pas tant un,
comme les differences font autre et different, recerchons et
examinons ces differences là, en commançant à
la source mesme et origine d'icelles passions. La haine donques
s'engendre en nos coeurs de l'imagination et apprehension que nous
avons, que celuy que nous haïssons soit meschant, ou
generalement envers tous, ou particulierement envers nous: car
communément ceulx qui pensent avoir reçeu tort de
quelqu'un sont disposez à le haïr, et autrement on hait
et void-on mal-volontiers ceulx que lon sçait estre meschants
et coustumiers d'outrager autruy, et porte lon envie seulement
à ceulx que lon cognoist estre heureux: et pourtant semble il
que l'envie soit indeterminee, ne plus ne moins que le mal des yeux
qui s'offense de toute clarté et lueur: mais la haine est
determinee, estant tousjours fondee et appuyee sur certains subjects
au regard d'elle. Secondement le haïr s'estend jusques aux
bestes brutes, comme il y en a qui naturellement haissent les chats
et les mousches cantharides, les serpens, et les crapaus: et
Germanicus ne pouvoit souffrir ny le chant ny la veuë d'un coq:
et les Sages des Perses, qu'ils appelloient Magi, tuoient les rats
et les souris, tant pource qu'ils les haïssoient eux, comme
aussi pource qu'ils disoient que leur Dieu les avoit en horreur, car
tous les Arabes et les Aethiopiens generalement les abominent:
là où l'envier convient seulement à l'homme
contre l'homme, et n'y a point d'apparence de dire qu'il s'imprime
envie entre les animaux sauvages des unes contre les autres,
d'autant qu'ils n'ont point d'imagination, ny d'apprehension, si un
autre est heureux ou mal-heureux, ny ne sont point touchez de
sentiment d'honneur ou deshonneur, qui est ce qui plus et
principalement aigrit l'envie, là où ils se
haïssent les uns les autres, se portent inimitiez, et
s'entrefont la guerre les uns aux autres, comme desloyaux, et
ausquels il n'ont point de fiance, comme les dragons et les aigles
se guerroient, les chat-huants et les corneilles, les mauvis et les
chardonnerets: tellement que lon dit qu'encore quand on les a tuez,
leur sang ne se peult mesler ensemble, et qui plus est, si vous en
meslez, encore s'escoulera il à part, en se separant l'un
d'avec l'autre. Et est vraysemblable que la haine qui est entre le
lion et le coq procede de la peur, comme aussi entre l'Elephant et
le pourceau, car volontiers ce que les animaux craignent, ils le
haïssent: de maniere qu'encore en cela se peult assigner
difference <p 108r>entre la haine et l'envie, d'autant que
la nature des animaux en reçoit bien l'une, et non pas
l'autre. Et puis on ne peult estre envieux du bien d'autruy
justement, car pour estre heureux lon ne fait point de tort à
personne, et neantmoins c'est pour cela que lon est envié,
là où au contraire plusieurs sont haïs justement,
comme ceux que nous appellons [...] dignes de la haine publique, et
ceux qui ne les fuyent, ne les detestent, et ne les abominent:
dequoy on peult prendre pour signe, qu'il y en a qui confessent bien
en haïr plusieurs, mais ils disent qu'ils ne portent envie
à personne, car la haine des meschants est une qualité
d'homme de bien. Auquel propos on recite que Charillus, nepveu de
Lycurgus, et Roy de Laced@emone, estoit homme fort doulx et
debonnaire: dequoy quelques uns le louans, son compagnon en la
royauté leur respondit, «Et comment seroit il bon, quand
il n'est pas mauvais aux meschants?» Et Homere descrivant la
laideur et deformité du corps de Thersites, la depeint et
figure par plusieurs parties de sa personne, et par plusieurs
circonlocutions, mais la malice de ses moeurs, et perversité
de sa nature, fort briefvement, et en une seule sorte,
Haï estoit de Pelides bien fort,
Et Ulysses luy vouloit mal de mort.
comme estant une extréme meschanceté d'estre ainsi
haï de plus gens de bien. Et puis on nie fort et ferme que lon
soit envieux, et quand on en est convaincu manifestement, alors on
pretend mille couvertures et excuses, disant que lon est
courroucé à celuy à qui on porte envie, ou que
lon le craint, ou bien que lon le hait, mettant au devant de ceste
passion d'envie tout autre nom, pour la cuider cacher & couvrir,
comme estant celle passion la seule maladie de l'ame que lon doit
dissimuler. Il est doncques force que ces deux passions soient
nourries, entretenus et augmentees, comme des plantes, de mesmes
moyens, attendu mesmement que elles succedent l'une à
l'autre: toutefois nous haïssons plus ceulx que nous voyons
plus s'advancer en meschanceté, et portons envie à
ceulx qui passent plus avant en vertu: et pourtant Themistocles
estant encore jeune homme, disoit, «qu'il n'avoit encore rien
fait de notable, par ce que personne ne luy portoit envie.» Car
ainsi comme les mousches cantharides s'attachent principalement au
plus beau bled, et aux roses plus espanouies, aussi l'envie se prent
ordinairement aux plus gens de bien, et aux personnages qui ont plus
de gloire ou plus de vertu: au contraire, les meschancetez extremes
augmentent la haine contre les meschans. Qu'il soit vray, les
Atheniens eurent en telle haine et abomination les malheureux qui
par calomnie feirent mourir Socrates, qu'ils ne leur daignoient pas
allumer du feu, ny leur respondre quand ils leur demandoient quelque
chose, ny se laver aux estuves quant et eux, ains commandoient aux
serviteurs qui versoient l'eau, de jetter toute celle où ils
s'estoient lavez, comme estant pollue et contaminee, de peur d'avoir
rien commun avec eux, jusques à tant que ne pouvans plus
supporter celle grande haine publique qu'on leur portoit, ils se
pendirent et estranglerent eux-mesmes: là où bien
souvent l'excellence de vertu, et de gloire et honneur esteint
l'envie: car il n'est pas vray-semblable qu'aucun portast envie
à Cyrus ny à Alexandre, depuis qu'ils se furent faicts
seigneurs et maistres du monde: ains comme le Soleil, quand il est
droit à plomb dessus le sommet de quelque chose que ce soit,
il ne laisse point d'ombre, ou s'il en laisse, elle est fort courte
et petite, pour ce qu'il espand sa lumiere par tout: aussi quand les
prosperitez d'un homme sont parvenus à une tresgrand hauteur,
et qu'elles sont au dessus de l'envie, alors elle se retire et se
restraint, se voyant toute esclairee et enluminee: là
où au contraire, la grandeur de la fortune ou puissance des
mal-voulus, ne relasche et diminue point la malveuillance que leurs
haineux et malveuillans leur portent: qu'il soit ainsi, Alexandre,
n'eut pas un envieux, mais plusieurs ennemis et
<p 108v>malveuillans, par lesquels à la fin il fut
tué proditoirement. Semblablement aussi les adversitez sont
bien cesser les envies, mais les inimitiez non: car les hommes
haïssent tousjours leurs ennemis, encore qu'ils soient ravallez
par calamitez, là où il n'y a personne qui porte envie
à un malheureux, ains est veritable un mot que dit l'un des
Sophistes de nostre temps, «Que les hommes envieux sont bien
aises d'avoir pitié.» Tellement que c'est une des plus
grandes differences qu'il y ait entre ces deux passions, que la
haine ne se depart jamais de ceulx, sur lesquels elle est une fois
ancree, ny en bonne, ny en mauvaise fortune, là où
l'envie s'esvanouit fort en l'extremité de l'un et de
l'autre. D'avantage encore pourrons nous mieux descouvrir ceste
difference par les contraires: car on cesse les haines, inimitiez,
et malveuillances quand on est persuadé que lon n'a receu
aucun tort, ou que lon prend opinion que ceux que lon haïssoit
comme meschants, sont devenus gens de bien, ou pour le
troisiéme, quand on a receu d'eux quelque plaisir: car la
grace d'un plaisir suivant, faitte à propos, comme dit
Thucydides, encore qu'elle soit moindre, si elle est faitte en temps
opportun, dissoult bien souvent une plus griefve injure precedente.
Et de ces trois causes-là, la premiere n'efface point
l'envie, car encore qu'ils soient dés le commancement
persuadez de n'avoir point receu de tort, ils ne laissent pas de
porter envie: et les deux autres l'irritent et l'aigrissent encore
d'avantage, car ils portent encore plus d'envie à ceux qu'ils
estiment gens de bien: car encores qu'ils reçoivent du bien
et plaisir des autres bienheureux, ils en sont marris, et ne
laissent pas de leur porter envie, et pour leur felicité, et
pour leur bonne volonté, d'autant que l'un procede de vertu,
et l'autre de bonne fortune, et l'une et l'autre est bonne chose.
Parquoy il faut conclure, que l'envie est une passion diverse de la
haine, puis qu'il est ainsi que l'une s'irrite et s'aigrit de ce
dont l'autre addoulcit. D'avantage considerons un peu la fin, le but
et l'intention de l'une et de l'autre, car l'intention de
malveuillant et haineux est de malfaire à celuy qu'il hait:
et definit on ainsi ceste passion, que c'est une disposition et
volonté qui espie l'occasion de faire mal à autruy:
mais cela au moins n'est point en l'envie, car il y en a plusieurs
qui portent envie à auxuns de leurs parents et de leurs
compagnons, lesquels neantmoins ils ne voudroient pas voir perir ny
tomber en griefve calamité, mais seulement ils sont marris de
les voir en prosperité, et empeschent s'ils peuvent, leur
gloire et leur splendeur: toutefois ils ne leur voudroient pas
procurer, ny souhaitter des maulx irremediables, ny des miseres
extrémes, ains se contentent seulement de resequer et
abbaisser leur hauteur, comme d'une maison ce qui descouvre de trop
loing.
JE VOY que tu as esleu, Seigneur Cornelius Pulcher, la plus
doulce voye qui soit en l'entremise du gouvernement des affaires
publiques: en laquelle estant grandement utile au public, tu te
monstres tres gracieux et tres-courtois en privé à
ceux qui vont parler à toy. Mais pour autant que lon peult
bien trouver un païs où il n'y ait point de beste
venimeuse, ainsi comme lon escrit de Candie: mais de gouvernement et
de maniement d'affaires qui ne porte point d'envie, ny de jalousie
et d'emulation, que sont passions fort promptes à engendrer
inimitiez, jusques icy il n'en a point esté: pource que,
quand il n'y auroit autre chose, les amitiez mesmes nous
embrouillent et enveloppent en des inimitiez, ce que le sage Chilon
aiant tresbien entendu, demanda à un qui se vantoit de
n'avoir point d'ennemis, s'il n'avoit point aussi d'amis. Il me
semble qu'un homme d'estat et de gouvernement, entre autres choses
qu'il doit bien avoir estudiees, doit aussi sçavoir que c'est
que des ennemis, et diligemment escouter ce que dit Xenophon,
«Que l'homme prudent et sage sçait tirer profit et
utilité de ses ennemis.» Et pourtant aiant recueilly en
un petit traité ce qu'il me vint n'agueres en pensee de dire
en discourant sur ceste matiere, je te l'ay envoyé aux mesmes
termes: aiant eu l'oeil, le plus qu'il m'a esté possible,
à ne repeter rien de ce que j'avois paravant escrit és
preceptes du gouvernement de la chose publique, pource qu'il me
semble que je t'en voy souvent le livre en la main. Les premiers
anciens se contentoient de n'estre point blessez ny offensez des
bestes farouches et sauvages, et estoit cela la fin de tous les
combats qu'ils avoient contre elles: mais ceux qui sont venus
depuis, aians appris à en user, non seulement se gardent bien
d'en recevoir du dommage, mais qui plus est, en sçavent tirer
du profit, se nourrissans de leurs chairs, se vestans de leur laine
et de leur poil, se medecinans de leur fiel et de leur presure, et
s'armans de leurs cuyrs: tellement que desormais il est à
craindre que venans les bestes à defaillir à l'homme,
sa vie n'en deviennne sauvage, pauvre et necessiteuse. Puis que
doncques il est ainsi, que les autres hommes se contentent, et leur
suffit de n'estre point offensez par leurs ennemis, et que Xenophone
escrit, que les sages reçoivent profit de leurs adversaires,
il n'est pas raisonnable que nous le descroyons, mais il nous faut
cercher l'art et le science de pouvoir atteindre à ce bien
là, au moins à ceulx, à qui il est impossible
de vivre sans ennemis. Le laboureur ne peult pas domestiquer toute
sorte d'arbres, ny le veneur apprivoiser toutes especes de bestes:
et pourtant ont-ils cerché d'autres moyens et d'autres usages
de se valoir les uns des plantes steriles, et les autres des animaux
sauvages. L'eau de la mer est salee et mauvaise à boire, mais
elle nourrit les poissons, et est voicture propre à porter ce
que lon veut, et à aller par tout. Le Satyre voulut baiser et
embrasser le feu la premiere fois qu'il le veit: mais Prometheus luy
crya, «Boucquin, tu pleureras la barbe de ton menton, car il
brusle quand on y touche:» mais il baille lumiere et chaleur,
et un instrument servant à tout artifice, prouveu que lon en
sçache bien user. Aussi considerons si l'ennemy, qui est au
reste mal-faisant, et bien difficile à accointer et manier,
auroit point quelque endroict par lequel on le peust aucunement
toucher, si lon s'en pourroit point servir à aucune chose, et
en tirer quelque profit: car il y a bien d'autres choses et
beaucoup, qui sont fort odieuses, fascheuses et ennuyeuses à
ceux à qui elles arrivent, mais neantmoins vous voyez que les
maladies du corps ont servy à quelques <p 109v>uns
d'occasion de vivre en loisir, hors d'affaires et en repos: et les
travaux qui se sont par fortune presentez à d'autres, les ont
si bien exercitez, qu'ils en sont devenus plus robustes et plus
forts. Qui plus est, l'estre banny hors de son païs, et avoir
perdu tous ses biens, ont donné le moyen à quelques
autres de s'addonner à l'estude et à la philosophie,
comme feirent jadis Diogenes et Crates: et Zenon mesme aiant
entendue que sa navire s'estoit brisee et perie en mer, ne feit que
dire, «Tu fais bien, Fortune, de me reduire à la robbe
d'estude.» Car ainsi comme les plus sains animaux, et qui ont
les estomacs plus robustes, digerent les serpens et les scorpions
qu'ils avallent: voire qu'il y en a quelques uns qui se nourrissent
de pierres et d'escailles et coquilles, lesquelles ils cuysent et
convertissent en aliment, pour la force et vehemente chaleur de
leurs esprits: là où ces delicats, flouets et maladifs
ont envie de vomir, quand ils prennent seulement du pain et du vin:
aussi les fols gastent et corrompent s amitiez, là où
les sages sçavent user opportunément, et tirer des
commoditez mesmes des inimitiez. En premier lieu doncques, il me
semble que ce qui est en l'inimitié le plus dommageable
pourra devenir le plus profitable, qui y voudra bien prendre garde.
Et qu'est-ce que cela? c'est que ton ennemy veille continuellement
à espier toutes tes actions, et fait le guet à
l'entour de ta vie, cerchant par tout quelque moyen de te surprendre
à descouvert, pour avoir prise sur toy, ne voiant pas
seulement à travers les chesnes, comme faisoit Lynceus, ou
à travers les pierres et les tuyles, mais aussi à
travers un amy, à travers un serviteur domestique, et
à travers tous ceux avec qui tu auras familiere conversation,
pour descouvrir, autant qu'il luy sera possible, ce que tu feras,
sondant et fouillant tout ce que tu delibereras, et que tu
proposeras de faire. Car il advient souvent que noz amis tombent
malades, voire qu'ils meurent, que nous n'en sçavons rien,
pendant que nous differons de jour à jour à les aller
visiter, ou que nous n'en tenons compte: mais de nos ennemis, nous
en recerchons curieusement jusques aux songes. Les maladies, les
debtes, les mauvais mesnages avec leurs propres femmes sont plus
tost incogneus à ceux à qui ils touchent que non pas
de l'ennemy: mais principalement s'attache-il aux fautes, et est-ce
que plus il recerche à la trace. Et tout ainsi que les
vaultours volent à la senteur des corps pourris et corrompus,
et n'ont aucun sentiment de ceux qui sont sains et entiers: aussi
les parties de nostre vie qui sont mal saines, mauvaises et gastees,
sont celles qui plus esmeuvent nostre ennemy: c'est là que
sautent incontinent ceux qui nous haïssent, c'est ce qu'ils
harassent et qu'ils deschirent. Et c'est cela qui plus nous profite,
en nous contraignant de vivre regleement, et prendre bien garde
à nous, sans dire ne faire rien negligemment, à
l'estourdie, ny imprudemment, ains conserver tousjours nostre vie
comme en estroitte diette irreprehensible: car ceste reservee
caution reprimant les violentes passions des nostre ame, et
contenant la raison au logis, engendre une accoustumance, une
intention et volonté de vivre honnestement et correctement.
Car ainsi comme les citez qui par guerres ordinaires avec leurs
proches voisins, et continuelles expeditions d'armes, ont appris
à estre sages, aiment les justes ordonnances, et le bon
gouvernement: aussi ceux qui par quelques inimitiez ont esté
contraints de vivre sobrement, et se garder de mesprendre par
negligence, et par paresse, et faire toutes choses utilement et
à bonne fin, ceux-là ne se donnent de garde, que la
longue accoustumance, petit à petit, sans qu'ils s'en
apperçoivent, leur apporte une habitude de ne pouvoir plus
pecher, et embellit leurs moeurs d'innocence, pour peu que la raison
y mettre la main: car ceux qui ont tousjours devant les yeux ceste
sentence,
Le Roy Priam et ses enfans à Troye
Certainement en meneroient grand joye,
cela les divertit et destourne bien des choses dont les ennemis ont
accoustumé de se <p 110r>resjouïr et de se
mocquer. Et puis nous voions bien souvent les chantres et musiciens
és theatres, et toute autre telle maniere de gens qui servent
à faire des jeux, tous languissans, nonchallans, et non point
deliberez, ny faisans tout leur effort de monstrer ce qu'ils
sçavent quand ils jouënt à par eux: mais quand il
y a emulation et contention à l'envy contre d'autres,
à qui sera le mieux, alors non seulement ils se preparent
eux-mesmes plus attentifvement, mais aussi leurs instruments,
tastans les chordes plus diligemment, les accordans, et entonnans
leurs fleutes. Celuy donc qui sçait qu'il a son ennemy pour
emulateur se sa vie, concurrent d'honneur et de gloire, prent de
plus pres garde à soy, considere circonspectement toutes
choses, et ordonne mieux ses moeurs et sa vie. Car cela est une des
proprietez du vice, avoir plus tost honte des ennemis que des amis,
quand on peche. Et pourtant Scipion Nasica, comme quelques uns
dissent et estimassent que les affaires des Romains estoient
desormais en toute seureté, estans les Carthaginois qui leur
souloient faire teste du tout ruinez, et les Acheïens
subjuguez: mais au contraire, dit-il, c'est à ceste heure que
nous sommes en plus grand danger, aians tant faict que nous avons
osté tous ceux que nous devions reverer, et tous ceux que
nous pouvions craindre.» Adjoustez y d'avantage une response de
Diogenes fort sage, et digne d'un homme d'estat, à quelqu'un
qui luy demanda, «Comment me pourray-je bien venger de mon
ennemy?» «En te rendant, dit-il, toy-mesme vertueux et
homme de bien.» Si lon voit les chevaux de son ennemy prisez et
louez, ou ses chiens bien estimez, on en est marry: si lon voit ses
terres bien labourees, son jardin bien en ordre et bien verdoiant,
on en souspire: Que pense-tu donc qu'il fera, quand il verra que tu
te monstrera toy-mesme homme juste, sage, bon, en paroles bien
advisé, en faicts net et entier, et honneste en ton
vivre?
Cueillant le fruict du sillon de prudence
Profond empraint dedans sa conscience,
Duquel on voit germer incessamment
Sages conseils, pleins de tout ornement.
Le poëte Pindare dit, que ceux qui sont vaincus, ont la langue
liee de silence, mais non pas simplement, ne tous, ains ceux qui se
sentent vaincus par leurs ennemis en diligence, en bonté, en
magnanimité, en humanité, en bienfaicts: c'est cela
qui empesche la langue, qui ferme la bouche, qui serre le gosier, et
fait taire les hommes, comme dit Demosthenes: mais toy ne ressemble
pas aux mauvais, car il est en toy de ce faire. Si tu veux faire
grand desplaisir à celuy qui te hait, ne l'appelle pas
bougre, ny paillard, ny ruffian, ny bouffon, ny chiche ou
avaricieux, mais donne ordre que tu sois toy-mesme homme de bien,
chaste, veritable, porte toy courtoysement et justement envers ceux
qui auront affaire à toy: et si d'adventure il t'eschappe de
luy dire quelque injure, donne toy bien garde d'approcher puis apres
aucunement des vices que tu luy reproches en l'injuriant: entre au
dedans de ta conscience, considere s'il y a rien de pourry, de
gasté et de vicié en ton ame, de peur que lon ne
puisse rendre le change à ton vice, en luy respondant le
reproche pris d'une Trag@edie,
Tout ulceré il veult guarir les autres.
Au contraire, si ton ennemy t'injurie, en t'appellant ignorant,
augmente ton labeur, et prens plus de peine à estudier: s'il
t'appelle couard, excite la vigueur de ton courage, et te monstre
plus homme: s'il t'appelle luxurieux ou paillard, efface de ton ame
s'il y a aucune trace cachee de volupté: car il n'est rien si
laid qu'une injure qui se retourne contre celuy qui la dit, ne qui
desplaise et griefve plus. Comme il semble que la reverberation
d'une lumiere offense plus les yeux malades, aussi font les blasmes
qui sont retorquez et renvoyez par la verité contre le
blasonneur: car ainsi comme lon dit, que le vent Cecias, la galerne,
tire à soy les nuës, aussi la mauvaise vie
<p 110v>tire à soy les injures. Et pourtant Platon,
toutes les fois qu'il s'estoit trouvé present à voir
faire à d'autres hommes quelque chose de mal-honneste, en se
retirant à part, il souloit dire en soy-mesme, «Ne
ressemble-je point en quelque chose à cela?» aussi celuy
qui a injurié et blasmé la vie d'un autre, si tout
aussi tost il s'en va regarder et examiner la sienne propre, et la
reformer et raccoustrer, en se redressant et retournant en mieux, il
recevra quelque utilité de son injurier, qui autrement semble
estre, et est veritablement, vain et inutile. On ne se
sçauroit garder de rire s'il y a un homme chauve ou bossu qui
reproche à d'autres ces imperfections-là du corps:
aussi est-ce à la verité chose digne de mocquerie,
blasmer ou injurier un autre de ce dont on peult estre mocqué
et injurié soymesme. Comme respondit Leon le Byzantin
à un bossu qui se mocquoit de luy à cause qu'il avoit
mauvaise veuë, «Tu me reproches, dit-il, une imperfection
de nature, et tu portes la vengeance divine sur ton dos.»
Parquoy tu ne reprendras jamais un adultere estant toy-mesme un
putier, ny un prodigue estant chiche: comme Alcm@eon reprocha
à Adrastus,
Frere germain tu es d'une meschante,
Qui son mary tua de main sanglante:
que luy respond Adrastus? il ne luy reproche point le crime
d'autruy, ains le sien propre,
Et toy tu as, parricide inhumain,
Ta propre mere occise de ta main.
Et Domitius reprocha un jour publiquement à Crassus,
«N'est-il pay vray, que t'estant morte une lamproye que tu
nourrissois par delices en un vivier, tu en pleuras» Et Crassus
luy repliqua sur le champ, «N'est-il pas vray, que aiant
porté trois femmes tiennes en terre, jamais tu n'en
pleuras?» Il ne faut pas, comme le vulgaire pense, que pour
injurier autruy on soit bien né, ny que lon ait la voix
forte, ou que lon soit éhonté, ains tel que lon ne
puisse estre injurié ny taxé d'aucun vice: car il
semble qu'Apollo n'adresse à personne tant cestuy sien
commandement, «Cognoy toy-mesme,» qu'à celuy qui
veult blasmer ou injurier autruy, de peur qu'il ne leur advienne
qu'en disant à autruy ce qu'ils veulent, ils oyent qu'autruy
leur die ce qu'ils ne veulent pas: pource qu'il advient
ordinairement, ce dit Sophocles, que
Qui laisse aller sa langue injurieuse
A reprocher qualité vicieuse
De son bon gré vainement à autruy,
Le mesme il oyt puis apres malgré luy.
Voyla ce qu'il y a d'utile et de profitable à injurier
autruy: mais il n'y en as pas moins à estre injurié,
repris et blasmé de ses ennemis: et pourtant ne fut-ce pas
mal dit à Diogenes, que pour sauver un homme il faut qu'il
ait ou de bons amis, ou d'aspres ennemis: pour ce que ceux-là
par bonnes remonstrances, et ceux cy par outrageuses injures, le
retireront de mal faire. Et pour ce que maintenant l'amitié
a la voix fort gresle et foible à remonstrer franchement
à son amy, et qu'au contraire la flaterie d'icelle est grande
babillarde à louër, et muette à reprendre, il
nous reste d'ouïr la verité de nos faicts par la bouche
de nos ennemis, ne plus ne moins que Telephus, à faut de
medecin amy, fut contrainct de soubmettre son ulcere au fer de la
lance de son ennemy: aussi ceux qui n'ont point de bienveuillans qui
les osent reprendre librement de leurs fautes, il est force qu'ils
endurent patiemment la parole de leur malveuillant ennemy, qui les
chastie et reprenne de leur vice, ne prenant pas tant garde à
l'intention de celuy qui le dit, qu'au faict duquel il mesdit. Car
ainsi comme celuy qui avoit entrepris de tuer Prometheus le
Thessalien, luy donna de l'espee si grand coup sur son apostume,
qu'il la luy couppa en deux, et luy sauva par ce moien la vie,
l'apostume estant crevee: aussi bien souvent une injure ditte par
courroux, ou par malveuillance, est cause de guarir un mal incogneu,
ou duquel on ne faisoit compte. Mais <p 111r>la plus part de
ceux qui se sentent injuriez, ne regardent pas si le vice qu'on leur
obiice est en eux, mais s'il y en a point quelque autre en celuy qui
le leur obiice: et comme les luicteurs ne secouënt pas la
poulciere dont ils sont saupoudrez, si ne font-ils pas eux les
injures dont ils sont diffamez, ains s'entrepoudrent l'un l'autre,
et puis en se saboulant s'entresouillent et s'entresalissent l'un
l'autre: là où il faudroit que celuy qui se sent
injurié de son ennemy, taschast d'oster plus tost le vice
dont il seroit diffamé, que non pas la tache de sa robbe
qu'on luy auroit monstree. Et encore que lon eust dit injure qui ne
fust pas veritable, si faudroit-il neantmoins recercher l'occasion
dont pourroit estre procedé un tel opprobre, se donner de
garde et craindre, qu'en n'y pensant pas, on eust commis aucun
peché semblable, ou approchant de celuy que lon auroit
obiicé. Comme Lacydes le Roy des Argiens, pource qu'il
portoit sa perruque curieusement accoustree d'une certaine sorte, et
que son alleure estoit trop molle et delicate, fut
souspeçonné d'estre impudique: si fut bien
Pompeïus, pour ce que quelquefois il grattoit sa teste d'un
doigt seulement, combien qu'il fust fort esloigné d'estre
lascif ny effeminé. Et Crassus fut accusé de converser
charnellement avec l'une des religieuses vestales, pource qu'il
avoit envie de recouvrer d'elle un beau lieu de plaisance qu'elle
avoit, et pour ceste cause parloit souvent à elle à
part, et luy faisoit la court: et une autre vestale, nommee
Posthumia, pour ce qu'elle rioit trop facilement, et parloit un peu
trop librement avec les hommes, fut tellement mescreuë de
forfaire à son honneur, que son proces criminel luy en fut
faict, par lequel elle fut absoulte: «Mais le souverain Pontife
Spurius Minucius, en luy prononceant sa sentence d'absolution
l'admonesta, de n'user plus desormais de paroles moins honnestes que
sa vie.» Themistocles semblablement, encore qu'il en fust
innocent, vint en souspeçon d'avoir esté traistre
à la Grece, d'autant qu'il avoit amitié avec
Pausanias, qu'il luy escrivoit souvent, et envoyoit souvent devers
luy. Quand doncques on aura dit quelque chose qui ne sera pas
veritable, il ne le faudra pas mespriser ny contemner, pour ce que
lon sçaura bien qu'il sera faux, ains faudra examiner et
enquerir, que c'est que nous aurons dit ou fait, ou nous, ou
quelqu'un de deux que nous aimons, ou avec qui nous hantons, qui ait
peu bailler aucune verisimilitude à la calomnie controuvee,
car si les inconveniens de fortune adversaire enseignent aux autres
ce qui leur est utile, comme Merope dit un une trag@edie,
Fortune aiant pour son salaire pris
Ce qui m'estoit de plus cher et grand pris,
M'a enseigné d'estre cy apres sage:
qui nous empeschera d'user d'un maistre que ne couste rien, c'est un
ennemy, pour apprendre ce qui nous peut grandement profiter, et que
nous ne sçavons pas: car un ennemy sent beaucoup de choses
plus promptement que ne fait un amy, pourautant que l'amant, ainsi
que dit Platon, est aveugle à l'endroit de ce qu'il aime,
là où en celuy qui nous hait, outre la
curiosité qu'il a de recercher nos imperfections, il a encore
l'envie de les dire et publier. Il y eut un des ennemis de Hieron,
qui en querellant luy reprocha qu'il avoit l'halene puante: parquoy
si tost qu'il fust arrivé en son logis, il en tansa sa femme,
luy disant: «Et comment, pourquoy ne m'en avez vous
adverty?» Elle, qui estoit simple et chaste, luy respondit,
«Je pensois que tous hommes sentissent ainsi.» Voyla
comment nous sçavons plus tost les choses qui sont
grossieres, corporelles, et notoires à tout le monde, par nos
ennemis, que par nos familiers et amis. Oultre cela il n'est pas
possible de contenir sa langue, qui n'est pas petite partie de la
vertu, et la rendre tousjours obeïssante et subjette à
la raison, sans avoir de tout poinct donté et asservy par
exercitation, par labeur et longue accoustumance, les plus mauvaises
passions de l'ame, comme la cholere: car une parole qui eschappe
contre la volonté, que lon voudroit bien retenir, comme dit
Homere,
<p 111v> Un mot volé hors du pourpris des
dents.
et les propos qui sortent de la bouche d'eux mesmes fortuitement,
adviennent le plus souvent, et principalement aux esprits qui ne
sont pas bien mattez et bien exercitez, qui glissent et s'escoulent
par une impuissance de cholere, un entendement non rassis, et une
trop licentieuse façon de vivre: et puis pour une parole, qui
est la plus legere chose du monde, ainsi que dit le divin Platon, et
les Dieux et les hommes leur font payer une tresgriefve et
trespesante peine: là où le silence non seulement
n'altere point, comme dit Hippocrates, mais aussi n'est point
subject à rendre compte, ny à payer amende, mais qui
plus est en tolerance d'injures, y a ne sçay quoy de la
gravité de Socrates, ou plus tost de la magnanimité
d'Hercules, s'il est vray ce que dit le poëte,
Il ne faisoit de paroles hargneuses
Non plus de cas que de mousches fascheuses.
Il n'y a doncques rien plus grave ne plus beau, que d'ouir un ennemy
injurieux, disant injure, sans aucunement s'en passionner,
Ainsi qu'au long d'un haut bruyant rocher
Sans s'esmouvoir navigue le nocher.
Mais encore est-ce plus grand exercice de patience, s'accoustumer
à ouir sans mot dire son ennemy mesdire et injurier, car y
estant accoustumé vous supporterez facilement le courroux de
vostre femme qui tansera, et endurerez sans vous troubler les
paroles d'un amy, ou bien d'un frere, un peu trop aspres et trop
aigres: et s'il advient que pere ou mere vous tansent ou vous
battent, vous le souffrirez aiseement, sans vous en alterer ny
courroucer. Car Socrates s'accoustumoit à supporter en sa
maison sa femme Xantippe, qui estoit cholere, et avoit mauvaise
teste, à fin que plus aiseement et patiemment il conversast
avec les autres: mais il vaut beaucoup mieux exerciter et
accoustumer sa cholere à demourer quoyë, et à ne
se point esmouvoir, ny perdre patience en s'oyant outrager par les
brocards, injures, reproches, outrages, courroux et malignitez des
ennemis et estrangers, que non pas de ses domestiques. Voyla comment
on peut monstrer mansuetude et patience és inimitiez, mais
simplicité, magnanimité et bonté, se peuvent
mieux faire veoir és amitiez: «Car il n'est pas tant
honneste faire bien à ses amis, comme deshonneste de ne les
secourir pas quand ils en ont besoing.» Laisser à
prendre vengeance de son ennemy, quand l'occasion s'en presente,
c'est humanité, mais avoir compassion de luy, quand il est
tombé en adversité, le secourir quand il nous en
requiert, monstrer une bonne volonté envers ses enfans, et
affection de secourir sa maison estant en affliction, celuy qui
n'aime ceste benignité, et ne louë ceste
bonté,
A le coeur de noire teinture,
Battu d'acier à trempe dure,
Ou bien forgé de diamant.
C@esar commanda que les statues erigees à l'honneur de
Pompeïus, aians esté abbatues, fussent redressees:
dequoy Ciceron le louant, luy dit, «En relevant les images de
Pompeïus, C@esar, tu as affermy les tiennes.» Et pourtant
ne faut-il point etre chiche de louange et d'honneur à
l'endroit de son ennemy, quand il a fait choses qui justement le
merite, car cela rapporte plus grande louange à celuy qui la
donne: et s'il advient aussi au contraire qu'on le blasme,
l'accusation en a bien plus de foy, comme procedant non de la haine
de la personne, mais de la reprobation de son faict. Mais ce qui est
encore plus utile et plus beau que tout cela, c'est que celuy qui se
sera accoustumé à louer ses ennemis bienfaisants, et
à n'estre point marry ny desplaisant quand quelque
prosperité leur adviendra, plus il le fera, et plus il
s'esloignera de ce vilain vice de porter envie à la bonne
fortune de ses amis, ny à ses familiers acquerans honneur. Et
y a il <p 112r>exercitation au monde qui peust apporter une
plus profitable habitude à nos ames, ou une disposition
meilleure, que celle qui luy oste ceste perverse emulation de
jalousie, et ceste inclination à l'envie? Car tout ainsi
comme en une cité il y a plusieurs choses necessaires, mais
mauvaises pourtant, lesquelles depuis qu'elles ont une-fois pris
pied et force de loy par coustume, il est bien mal-aisé de
les oster, encore qu'elles facent du dommage: aussi l'inimité
introduisant en nostre coeur quand et elle la haine, l'envie, la
jalousie, l'aise du mal d'autruy, et la souvenance des offenses
passees, elle les y laisse encore apres qu'elle en est sortie: et
outre ces vices-là, la finesse encore, la tromperie,
l'embusche, l'aguet et surprise, qui ne semblent pas estre
mauvaises, ny injustes contre l'ennemy, depuis qu'elles y sont une
fois imprimees, y demeurent fichees, sans que jamais lon s'en puisse
desfaire, de sorte que lon vient à en user contre les amis
mesmes, si lon ne s'en donne de garde contre les ennemis. Si
doncques Pythagoras faisoit sagement de s'accoustumer jusques aux
bestes brutes à s'abstenir de cruauté et d'injustice,
en prisant les oyseleurs et preneurs d'oyseaux de les laisser aller
apres qu'ils les avoient pris, et achettant les traicts de rets des
pescheurs, et puis leur commandant de les rejetter en la mer, et
interdisant de tuer aucune beste privee: Il est certainement
beaucoup plus venerable et plus digne és querelles, debats et
contentions que lon a contre les hommes, qu'un genereux ennemy,
juste, et non point traistre, reprime les meschantes, malicieuses,
lasches et cauteleuses passions de l'ame, et les mette soubs les
pieds, à fin que puis apres és affaires qu'il aura
à demesler et traicter avec ses amis, elles ne bougent et
s'abstiennent de faire aucun tour de finesse et de tromperie.
Scaurus estoit ennemy et accusateur de Domitius, et y eut un des
serviteurs dudit Domitius, qui avant le jugement du procés
s'en alla devers luy, disant qu'il luy vouloit descouvrir quelque
chose qu'il ne sçavoit pas, laquelle luy serviroit en son
plaidoyer contre son maistre: Scaurus ne le voulut point ouir
parler, ains le feit prendre, et le renvoya lié et
garroté à son maistre. Caton le jeune accusoit
Mur@ena, d'avoir corrompu et achetté les voix du peuple, pour
parvenir au consulat, et alloit recueillant çà et
là les preuves, et selon la coustume des Romains, il y avoit
de la part de l'accusé des gardes qui le suivoient partout,
regardans et observans ce qu'il faisoit pour l'instruction de son
procés: ces observateurs luy demandoient bien souvent s'il
recercheroit rien ce jour-là, et s'il negocieroit rien
appartenant son accusation: s'il disoit que non, ils luy
adjoustoient telle foy, qu'ils s'en alloient. Or et bien cela un
indice tres-grand de l'opinion que lon avoit de sa justice: mais
encore plus grand et plus beau tesmoignage est il de ce, que si nous
nous accoustumons à user de la justice envers les ennemis
mesmes, jamais nous ne nous porterons injustement, finement, ny
cauteleusement envers nos amis. Mais pour ce qu'il fault que toutes
allouettes, comme dit Simonides, aient la houppe sur la teste, et
que la vie de tous hommes porte je ne sçay quoy de jalousie,
d'envie, d'emulation, et de contention entre amis de vaine cervelle,
ce dit Pindare: ce ne seroit pas peu de fruict, ny legere
utilité, si lon apprenoit à faire les vuidanges de
telles passions sur ses ennemis, pour en divertir les esgouts, par
maniere de dire, et les cloaques, le plus loing que lon pourroit des
familiers et amis. Dequoy il semble que s'advisa anciennement un
sage homme d'estat nommé Demus en l'Isle de Chio, lequel en
une sedition civile estant de la partie qui estoit demouree
superieure, conseilla à ceux de son party de ne chasser pas
de la ville tous leurs adversaires, ains y en laisser quelques uns:
«de peur, dit-il, que nous ne commancions à exercer nos
querelles contre les nostres mesmes, quand nous n'aurons plus
d'ennemis à qui quereller:» aussi quand nous despendrons
et employerons ces vicieuses passions-là contre nos ennemis,
elles fascheront moins nos amis. Car il ne faut pas que le potier
porte envie au potier, comme dit Hesiode, ny le chantre au
<p 112v>chantre, ny que le voisin ait jalousie de son
voisin, le cousin du cousin, ny le frere du frere,
s'efforçant de devenir riche et de bien faire ses besongnes:
mais s'il n'y a moyen autre de se desfaire totalement de
contentions, envies, jalousies et emulations, accoustume toy au
moins à estre marry de l'heureux success de tes ennemis,
aiguise et acere la pointe de ton emulation contre ceux-là
car ainsi comme les bons jardiniers ont opinion qu'ils rendent les
roses et les violettes meilleur en semant aupres des aulx et des
oignons, pour ce que tout ce qu'il y peut avoir de forte et de
puante odeur au suc dont elles sont nourries, se purge en ceux-
là: aussi l'ennemy recevant et tirant à soy toute
l'envie et la malignité, nous rendra plus traictables et plus
gracieux envers nos amis en leurs prosperitez: pourtant sera ce
contre eux qu'il faudra estriver et combattre de l'honneur, des
offices et magistrats, et des justes moyens de faire ses besongnes
et acquerir des biens, non seulement estans marris de les en voir
avoir d'avantage que nous, mais aussi observans en quoy et par quels
moyens ils en ont plus, pour s'esvertuer par sollicitude, par
travail, par espargne, et par entendre bien à soy, de les
surpasser, comme Themistocles disoit, que la victoire de Miltiades,
qu'il avoit gaignee en la plaine de Marathon, ne le laissoit point
reposer. Car celuy qui pense que son ennemy le surmonte en dignitez
et charges publiques, en plaidoyers de grandes causes, et en
maniement d'affaires, ou en credit et authorité envers les
princes et seigneurs, et au lieu de s'esvertuer à
entreprendre quelque chose, et à estriver encontre luy, se va
tapir et se ranger d'envie à perdre courage entierement, il
monstre qu'il est saisy d'une envie oyseuse et paresseuse seulement:
mais celuy qui ne sera pas aveugle alendroit de celuy qu'il
haïra, ains considerera et regardera de juste oeil toute sa
vie, ses moeurs, ses propos, et ses faicts, il verra que la plus
part des choses ausquelles il porte envie ont esté acquises,
de ceulx qui les ont par diligence, prudence, et toutes vertueueses
actions, et tendant tout son espra à cela, il exercera et
aiguisera son ambition et son desir d'honneur, et au contraire
rejettera arriere de son coeur toute fetardise et langueur. Et si
d'aventure nos ennemis auront acquis en court, ou envers le peuple,
au maniement des affaires quelque authorité et credit
indigne, par flaterie ou par tromperie, ou par plaiderie, ou par
concussion d'argent prise salement, cela ne nous faschera point,
ains au contraire nous resjouïra, quand nous viendrons à
opposer alencontre nostre liberté, la purité et
netteté de nostre vie, et nostre innocence, à laquelle
on ne sçauroit rien reprocher: car tout tant d'or qu'il y a
dessus et dessoubs la terre, ce dit Platon, n'est pas comparable
à la vertu, et fault tousjours avoir à main la
sentence de Solon,
Plusieurs meschants deviennent riches gens,
En plusieurs bons demeurent indigens,
Mais toutefois changer nostre bonté
Nous ne voudrions à leur meschanceté:
Car la vertu est tousjours perdurable,
Et la richesse incertaine et muable,
Aussi peu certes voudrions nous eschanger les acclamations d'une
multitude populaire, en un theatre, saoulee à nos despens, ny
les honneurs et faveurs de seoir les premiers à table chez
les favorits, ou les amis, ou les lieutenants, et gouverneurs des
Roys, car rien n'est desirable ny honneste qui procede de cause
deshonneste: mais celuy qui aime, comme dit Platon, est tousjours
aveugle à l'endroit de ce qu'il aime, et remerquons plus tost
les faultes et impertinences que font nos ennemis: mais il ne fault
pas ny que le plaisir de les voir faillir demeure oyseux, ny le
desplaisir de les voir bien faire, inutile: ains faire compte et
recueiller des deux, qu'en nous gardant de l'un, nous deviendrons
meilleurs: et en imitant l'autre, pour le moins nous ne serons pas
pires qu'eulx.
IL n'est pas possible que lon se cognoisse, ny que lon se
sente profiter en vertu, si ce profit et amendement n'améne
à la journee quelque diminution de vice et de follie, et si
le vice nous aggravant tout à l'entour de pesanteur egale
nous retient tousjours à bas,
Comme le plomb tire à fond le filé:
ne plus ne moins qu'en l'art de la musique, ou de la grammaire, on
ne sçauroit jamais combien on avanceroit si lon ne voyoit
qu'en estudiant on vuydast et espuisast tousjours quelque partie de
l'ignorance de ce que traictent ces arts là et que l'on
sçeust tousjours aussi peu que devant: ny la cure que le
medecin employe à penser un malade ne luy bailleroit aucun
sentiment de difference, si elle n'apportoit quelque meilleur
portement, et quelque allegement par la diminution de la maladie
s'en allant peu à peu, jusques à ce que la disposition
contraire fust entierement restituee, et le corps retourné de
tout poinct en sa santé et sa force premiere. Mais tout ainsi
comme en ces choses là on n'y amende point, si ceux qui y
amendent n'en apperçoivent l'amendement et le changement par
la diminution de ce qui leur pesoit, se sentans aller au contraire,
ne plus ne moins qu'en une balance, à mesure que l'un des
plats monte, l'autre descend: aussi en ceux qui font profession de
la philosophie, il ne faut point conceder, qu'il y ait amendement,
ny sentiment aucun d'amendement, si l'ame ne se despouille peu
à peu, et ne se purge tousjours de sa follie, et qu'il faille
que elle soit tousjours saisie d'un souverain mal, jusques à
ce qu'elle ait attainct le souverain et parfait bien: car par ce
moyen il s'ensuyvroit, si en un instant et en un moment d'heure le
sage passoit d'une extréme meschanceté en une
supréme disposition de vertu, qu'il auroit tout à coup
en un moment fuy le vice entierement, duquel il n'auroit peu en long
temps oster de soy la moindre partie. Combien que vous sçavez
que ceulx qui tiennent telles opinions extravagantes, se donnent
à eux mesmes beaucoup d'affaires, et se trouvent en de
grandes perplexitez quand on leur allegue le passé, si nul
d'eux n'a point cognu quand il est devenu sage, et s'il ignore ou
doute que cest accroissement se soit faict par espace de long temps,
en ostant de l'un et adjoustant à l'autre, comme un arriver
tout bellement à la vertu, sans que lon s'en
apperçoive: et s'il se faisoit une si grande et si soudaine
mutation, que celuy qui estoit au matin tres-vicieux se trouvast au
soir tres-vertueux, et s'il estoit jamais advenu à aucun tel
changement, que s'estant endormy fol, il se fust esveillé
sage, et qu'il eust ainsi parlé aux follies et tromperies
qu'il avoit hyer, et qu'il auroit aujourd'huy chassee de son
ame,
Allez vous-en arriere de moy songes,
Vous n'estiez rien que decevans mensonges.
Seroit il possible que quelqu'un n'eust senty une si grande et
soudaine mutation qui se seroit faitte dedans luy mesme, et une
sapience qui tout à coup luy auroit ainsi illuminé et
esclairé l'ame? quant à moy, il me semble qu'un homme
qui auroit esté transmué par les Dieux, à sa
requeste, de femme en homme, comme lon dit de Caeneus, ignoreroit
plus tost ceste metamorphose et transmutation, que non pas estant
rendu temperant, prudent et vaillant, de dissolu, fol, et couard
qu'il estoit au paravant, et estant transporté d'une vie
bestiale en une celeste et divine, il en ignorast le poinct de
l'instant auquel se seroit fait un tel changement. Mais il a bien
esté dit anciennement, qu'il falloit accommoder la pierre
à la regle, et non pas la regle à la pierre:
<p 113v>et ceux cy ne voulans pas accommoder leurs opinions
aux choses, ains à toute force contraindre les choses, contre
toute nature, de se conformer et accorder à leurs opinions,
et suppositions, ont remply la philosophie de grandes perplexitez,
mesmement de ceste cy qui est tres-grande, comprenant tous hommes
ensemble soubs le vice, excepté un seul, celuy qui est
parfait: laquelle sauvage supposition a fait, que ce mot de
amendement leur semble un aenigme, et une fiction bien peu distante
d'extréme resverie, et que ceux qui par le moyen de cest
amendement, sont delivrez de toutes passions ensemble et de tous
vices, ils les tiennent pour aussi malheureux, que ceux qui ne sont
exemptez d'aucun des plus enormes vices du monde: et toutefois ils
se refutent et se condamnent eux mesmes, car és disputes de
leurs escholes ils mettent l'injustice d'Aristides pareille à
celle de Phalaris, et la timidité de Brasidas à celle
de Dolon, et l'ingratitude de Melitus en rien qui soit different de
celle de Platon: et toutefois en leur vie, et en maniement
d'affaires, ils fuyent et declinent ceux là comme gens de
mauvais affaire: et se servent de ceux cy, et se fient à eux
de leurs plus importans negoces, comme à personnes d'honneur
et de valeur. Mais nous qui voyons qu'en tout genre de mal,
principalement au desordre et debauchement de l'ame, il y a
tousjours plus et moins, et que c'est en quoy different les
amendements, selon que la raison petit à petit enlumine,
purge et nettoye l'ame, en diminuant la meschanceté, comme
l'ombre et l'obscurité, estimons qu'il n'est point hors de
raison d'asseurer que lon en sent la mutation, bien qu'elle sorte
comme d'un fond obscur, mais elle conte et estime combien elle va
droit en avant, ne plus ne moins que ceux qui courent avec voiles
par l'infinie estendue de la mer, en observant ensemble la longueur
du temps, et la force du vent qui les poulse, viennent à
mesurer le chemin qu'ils ont faict, combien il est vraysemblable,
qu'en tant de temps, et estans portez par une telle puissance de
vent, ils en aient passé: aussi en la philosophie on peut
prendre conjecture de l'amendement et avancement, que lon aura
gaigné par l'assiduité et la continuation de tousjours
marcher, sans souvent s'arrester au milieu du chemin, et puis
recommancer ou saulter, ains tousjours aller uniement, et egalement
tirer en avant, et passer oultre avec la guide de la raison: car ce
precepte là Si tu vas peu avecques peu mettant,
Et plusieurs fois ce peu-là repetant,
n'a pas seulement lieu, et n'est pas seulement bien dit, pour
augmenter les sommes de deniers, mais aussi pour toutes autres
choses, et mesmes pour accroissement de la vertu, par ce que la
raison en prent une accoustumance, qui est de grande force et
efficace: là où les intermissions inegales, et
mousses, ou tiedes affections de ceux qui se mettent à la
philosophie, ne font pas seulement des pauses et des arrests de
l'amendement, comme quand on se repose par le chemin, mais qui pis
est, des relaschement et reculements en arriere, pour ce que le vice
qui est tousjours au guet, leur vient courir sus, aussi tost comme
il sent qu'ils se laschent un peu en oysiveté, et les fait
rebourser chemin. Car les mathematiciens appellent les planetes
stationaires, et disent qu'elles s'arrestent quand elles cessent
d'aller en avant: mais à profiter en philosophie, c'est
à dire, en correction de moeurs et de vie, il n'y peult avoir
intervalle d'amendement, ny pause et cessation aucune, pour ce que
la nature estant en un perpetuel mouvement, veult tousjours qu'on la
poulse en la meilleure part, ou autrement elle se laisse emporter,
comme une balance, en la pire. Si doncques suivant l'oracle qui fut
respondu par Apollo à ceux de Cirrha, que s'ils vouloient
vivre en pais les uns avec les autres, ill falloit qu'ils feissent
la guerre sans cesse jours et nuicts au dehors: aussi si tu sens en
toy-mesme que tu ayes combattu jour et nuict continuellement contre
le vice, ou non gueres souvent abandonné ta garnison, ny
reçeu ordinairement <p 114r>de luy des heraults et
messagers, qui sont les voluptez, les negligences, et les amusemens
à traicter de paix, il est vraysemblable, que tu peus lors
asseureement et hardiment passer oultre. Mais encore qu'il y eust
des interruptions de vivre philosophiquement, prouveu que les
derniers fussent tousjours plus rares, et les reprises plus longues
que les premieres, ce seroit un signe qui ne seroit pas mauvais,
d'autant qu'il tesmoigneroit que par labeur et exercitation la
paresse s'en iroit peu à peu chassee: comme le contraire
aussi seroit mauvais signe, qu'il y eust plusieurs intermissions, et
pres l'une de l'autre, pource que cela monstreroit que la chaleur de
l'affection premiere s'en iroit peu à peu aneantissant et
refroidissant. Car tout ainsi comme la premiere boutee que fait le
germe du roseau, aiant force de poulser grande, produit une longue
tige droicte, egale et unie du commancement, pour ce que'elle ne
trouve rien qui l'arreste, ne qui la repoulse: et puis apres, comme
si elle se lassoit au hault par une defaillance de courte haleine,
elle est souvent retenue par plusieurs noeuds, non gueres distans
l'un de l'autre, comme si l'esprit qui poulse contremont trouvoit
quelque empeschement qui le rabbatist, et qui le feist trembler:
aussi tous ceulx presque qui d'entree font de grands eslans en
l'estude de philosophie, et puis un apres trouvent souvent des
empeschements et des divertissements, ceux-là, sans sentir
aucune difference de mutation en mieux, à la fin se lassent,
quittent tout, et demeurent tout court, là où aux
autres des ailes leur naissent, et pour le fruict qu'ils sentent
donnent à travers toutes excuses, et fendent tous
empeschements, comme une presse de gens qui leur voudroient
empescher le passage par force, et bonne affection de venir à
chef de leur entreprise. Tout ainsi doncques comme s'esjouir de voir
une belle creature presente n'est pas signe d'amour commanceant,
pour ce que cela est commun à toutes gens, mais bien sentir
un regret, et estre marry quand on en est separé: aussi y en
a il plusieurs qui prennent plaisir à la philosophie, et qui
semblent s'attacher fort gaillardement à l'estude, mais s'il
advient qu'ils soient un peu retirez de là par autres negoces
et affaires, ceste premiere affection qu'ils avoient prise
s'evanouit, et ne s'en soucient gueres: mais celuy qui est attaint
au vif de la pointure d'amour de la philosophie, semblera
moderé et non trop eschauffé en le frequentant
à l'estude, et conferant avec luy de la philosophie, mais
quand il en sera distraict et retiré arriere, on le verra
bruslant, impatient, et se faschant de tous autres affaires, et de
toutes autres occupations, jusques à oublier ses propres
amis, tant il aura un passionné desir de la philosophie. Car
il ne fault pas se delecter des lettres et de la philosophie, comme
lon fait des senteurs et des parfums, en les trouvant beaux et bons
tant comme ils sont presents, et puis quand on les a ostez, ne les
regretter plus, et ne s'en soucier point, ains faut qu'elles
impriment en nos ames une passion semblable à la soif, et
à la faim, quand on nous en distraict, si nous y voulons
profiter à bon escient, et y appercevoir amendement, quelque
occasion que ce soit qui nous en distraye, ou mariage, ou richesse,
ou amitié, ou quelque voyage de guerre qui surviene: car
d'autant que plus grand sera le fruict que lon en aura appris,
d'autant sera plus grief le regret de ce que lon en aura
laissé. A ce premier signe d'amendement joinct un autre tres-
ancien, qui est tout un ou bien pres de là, c'est celuy que
descrit Hesiode quand on ne trouve plus la voye trop aspre ny roide,
ains facile, plaine et unie, comme estant applanie par
l'exercitation, et que la lumiere y commance à reluire
clairement au lieu des perplexitez, fourvoyemens en tenebres, et des
repentances esquelles encourent bien souvent ceux qui se mettent
à la philosophie du commancement, ne plus ne moins que ceux
qui laissent un païs qu'ils cognoissent bien, et ne voyent pas
encore celuy auquel ils tendent. Car aians abandonné les
choses communes, et qui les estoient familieres, devant qu'avoir
cogneu les meilleurs, et en avoir jouy, en cest intervalle du milieu
ils sont fort travaillez, tellement qu'aucuns retournent
<p 114v>arriere: comme lon dit que Sextius gentil-homme
Romain, aiant abandonné les honneurs, offices, et magistrats
de la ville de Rome, pour l'amour de la philosophie, et puis se
trouvant en l'estude d'icelle tourmenté, et ne pouvant mordre
en ses discours et raisons du commancement, fut pres de se jetter
d'une fuste dedans la mer. Semblable chose recite lon de Diogenes le
Sinopien, quand il commença de se donner à la
philosophie, c'estoit un jour de feste solennelle que les Atheniens
faisoient des festins publiques, des jeux és Theatres, des
assemblees les uns avec les autres, des danses et des masques toute
la nuict: et luy en un coing de la place, s'estant enveloppé
comme pour y dormir, tomba en des imaginations qui luy mettoient le
cerveau sans dessus-dessoubs, et luy affoiblissoient fort le cueur,
en discourant que, sans aucune necessité qui le contraignist,
il s'estoit allé volontairement jetter en une vie laborieuse,
estrange et sauvage, s'estant segregé de tout le monde, et
privé de tous biens. Sur ces entrefaites il apperceut une
petite souris qui venoit ronger les miettes qui luy estoient tombees
de son gros pain, et qu'alors il reprit coeur, et dit en soy-mesme,
comme se reprenant, et blasmant sa foiblesse de courage: «Que
dis-tu Diogenes? voyla une creature qui vit encore et fait grand'
chere de ton relief, et toy, lasche que tu es, as regret à ta
vie, te lamentes de ce que tu n'es pas saoul et yvre comme ceulx-
là couché en licts mols, delicats, et richement
parez.» Quand donc telles tentations de divertissements ne
reviennent pas souvent, et que la raison s'esleue incontinent
alencontre, que les rembarre, et au retour comme de la chasse de ses
ennemis dissoult aiseement tout le nuage de desespoir et de
languissant ennuy, qui s'estoit concreé en l'entendement,
alors se peut on asseurer qu'il y a certain profit et amendement.
Mais pour autant que les occasions qui esbranlent les hommes qui
s'addonnent à la philosophie, et quelquefois les font
retourner en arriere, non seulement naissent et prennent force en
eux-mesmes à cause de leur infirmité: mais aussi les
poursuittes et instances que leur en font leurs amis à bon
escient, les attaches que leur en donnent leurs adversaires par
maniere de risee et de mocquerie, attendrissent, amollissent et
ployent leurs coeurs, voire jusqus à en avoir dechassé
de tout poinct quelques uns hors de la philosophie, ce ne sera pas
un mauvais signe d'avancement si lon supporte cela doucement, sans
s'esmouvoir, ny se chattouiller, de leur ouir raconter par nom et
par surnom aucuns de leurs compagnons qui sont parvenus en grand
credit et à grands biens aux cours de quelques Princes, ou
qui ont eu de gros mariages des femmes qu'ils auront espousees, et
qui sont allez avec une grande et honorable compagnie de gens en la
place et au palais, pour quelque office, ou bien pour plaider
quelque noble cause de grande consequence: car celuy qui ne s'esmeut
ny ne s'estonne ou lasche point pour ouir toutes ces emorches
là donne certainement à cognoistre qu'il est pris et
arresté comme il fault de la philosophie, car il n'est pas
possible de se garder de convoitter ce que les autres adorent, sinon
à ceux qui n'admirent rien que la vertu: car de braver et
faire teste à des hommes, il eschet à aucuns par
cholere, et à d'autres par folie, mais de mespriser et
rejetter ce que les autres estiment jusques à admiration, il
n'est homme qui le sceust faire sans une grande, vraye et constante
magnanimité: d'où vient que se comparans aux autres en
cela, ils s'en glorifient, comme fait Solon quand il dit,
Plusieurs meschants deviennent riches gens,
Et plusieurs bons demeurent indigens,
Mais toutefois changer nostre bonté
Nous ne voudrions à leur meschanceté:
Car la vertu est ferme et perdurable,
Et la richesse incertaine et muable.
et Diogenes comparoit son passage de la ville d'Athenes en celle de
Corinthe, et de <p 115r>celle de Corinthe à celle de
Thebes, aux mutations de sejour que faisoit le grand Roy de Perse,
lequel passoit la saison du printemps à Suse, celle de
l'hyver en Babylone, et l'esté en la Medie. At Agesilaus
oyant nommer le Roy de Perse, le grand Roy: «Pourquoy, dit-il,
est-il plus grand que moy, si ce n'est qu'il soit plus juste?»
et Aristote escrivant à Antipater touchant Alexandre le
grand, luy mande: «Q'il ne luy appartenoit pas à luy
seul de s'estimer grand, pour ce qu'il dominoit beaucoup de
païs: mais aussi à quiconque avoit droicte et saine
opinion des Dieux.» Et Zenon voiant que Treophrastus estoit en
grand estime, pour ce qu'il avoit beaucoup d'auditeurs, dit:
«Son auditoire est plus grand que le mien, mais le mien est
mieux d'accord.» Quand doncques tu auras ainsi estably et
fondé en ton coeur l'affection qu'il faut porter à la
vertu, au pris des choses exterieures, et versé hors de ton
ame toutes envies, toutes jalousies, et tout ce qui chattouille, ou
qui rebute plusieurs de ceux qui commancent à philosopher,
cela te sera un grand indice et argument de profiter et avancer en
la philosophie: aussi n'en sera-ce pas un petit, que la mutation des
propos autres que lon ne souloit tenir: car tous ceulx qui
commancent à estudier en philosophie, à parler
universellement, cerchent plus ceux qui ont de la gloire et de
l'apparence, les uns se juchant en hault, comme les coqs et les
poules, à la splendeur et hauteur des choses naturelles, pour
ce qu'ils sont legers et ambitieux de leur inclination naturelle:
les autres prenans plaisir ainsi comme les jeunes leurons, ce dit
Platon, à tirer et deschirer tousjours quelque chose, s'en
vont droict aux disputes, aux questions et arguts de la Dialectique,
et la plus part en prennent provision pour passer oultre, jusques
à la Sophistique. Il y en a qui vont çà et
là faisans amas des beaux dicts, notables sentences et belles
histoires des anciens, comme Anacharsis disoit qu'il ne voyoit point
que les Grecs usassent de leurs deniers monnoyez à autre
usage qu'a jetter et compter: aussi ne font ceux-là autre
chose que compter et mesurer leurs beaux propos sans en tirer autre
commodité ne profit. Et comme Autiphanes, l'un des familiers
de Platon en se jouant disoit, qu'il y avoit une ville là
où les paroles se geloient en l'air incontinent qu'elles
estoient prononcees, et puis quand elles venoient à se fondre
l'esté, les habitans entendoient ce qu'ils avoient
devisé et parlé l'hyver: aussi la plus part, disoit-
il, de ceulx qui viennent ouir jeunes les discours de Platon,
à peine les entendent-ils jusques bien tard, quand ils sont
devenus tous vieux: aussi leur en prent-il de mesme envers toute la
philosophie, jusques à ce que le jugement aiant pris une
fermeté de resolution saine et rassise, vient à donner
dedans les discours qui peuvent imprimner en l'ame une affection
morale, et une passion d'amour, et à cercher ces propos-
là, dont les traces tendent plus tost au dedans que non pas
au dehors comme dit la fable d'Aesope. Car ainsi comme Sophocles
disoit en se jouant, qu'il vouloit changer la hautesse de
l'invention d'Aeschylus, puis sa fascheuse et laborieuse
disposition, et en tiers lieu l'espece de son elocution et de sa
diction, qui est tresbonne, et pleine de douces affections: aussi
les estudians en Philosophie, quand ils sentiront qu'ils ne
s'arresteront plus aux choses artificiellement et ingenieusement
escrittes par ostentation, ains passeront aux morales, et qui
touchent au vif les affections, c'est lors qu'ils commanceront
à profiter veritablement et à bon escient. Considere
donc non seulement en lisant les oeuvres des poëtes, ou en les
oyant lire, premierement si tu ne t'attacheras point plus tost aux
paroles qu'a la sentence, et ne te jetteras point plus tost à
ce qui est subtil et aigu, qu'à ce qui est utile, profitable
et charnu: mais aussi en versant dedans les escripts des
poëtes, et en prenant en main quelque histoire, observe bien si
tu laisses point eschapper aucune sentence bien ditte, pour reformer
les moeurs ou alleger quelque passion: car comme Simonides dit, que
l'abeille hante les fleurs pour en tirer le roux miel, là
où les autres en aiment seulement la couleur et la senteur,
et n'en veulent, ny n'en prennent autre chose: aussi là
où les autres <p 115v>versent en la lecture des
poëtes pour plaisir seulement, et par maniere de jeu, celuy qui
trouve quelque chose digne d'estre notee, et en fait un recueil,
semble desja recognoistre de premier front le bien, par une
familiarité et amitié de longue main prise avec luy,
comme son domestique: car ceux qui lisent les oeuvres de Platon et
de Xenophon, pour la beauté du stile seulement, sans y
cercher autre chose que la purité du langage naïfvement
Attique, comme s'ils allient recueillant ce peu de rosee et de
bourre qui vient dessus les fleurs, que diriez vous de ceux-
là, sinon qu'ils aiment des drogues medicinales la belle
couleur, ou la doulce senteur seulement, mais au demourant la
proprieté de purger le corps, ou d'appaiser une douleur
qu'elles ont, ils ne la cognoissent point, et ne s'en veulent point
servir? Au demourant ceux qui passent encore plus avant en ce
profit, non seulement tirent utilité des escripts et des
paroles, mais aussi des spectacles et des choses qu'ils voient, et
en tirent ce qui leur est propre et commode: comme lon escrit
d'Aeschylus, et de plusieurs autres semblables: car Aeschylus estant
un jour present à voir és jeux Isthmiques un combat de
deux champions combattans à l'escrime des poings, comme l'un
deux eust receu un grand coup bien assené, tout le theatre
s'escria: luy, poulsant du coude un nommé Ion natif de Chio,
«Voys-tu, dit-il combien peult l'accoustumance et exercitation?
le frappé ne dit mot, et les regardans crient.» Et
Brasidas aiant trouvé une souris parmy des figues seiches,
qui le mordit au doigt, il la secoua en terre, et puis dit en
luymesme, «O Hercules, voyez-vous comment il n'y rien si petit
ne si foible, que s'il oze se defendre, ne trouve moyen de sauver sa
vie!» Et Diogenes aiant veu un qui buvoit dedans le creux de sa
main, jetta le gobelet qu'il portoit en sa besace: tant
l'accoustumance et l'exercitation, qui bien l'a continuee, et y a
esté diligent, rend les personnes promptes à remarquer
et à recevoir de tous costez choses qui servent à la
vertu: ce qui se fait encore plus quand ils meslent les paroles
avecques les actions, non seulement en la sorte que dit Thucydides,
apprenans et s'exercitans entre les perils, mais aussi contre les
voluptez, contre les querelles et altercations és jugements,
és defenses des causes, és magistrats, comme donnans
preuve des opinions qu'ils tiennent, ou plus tost par leurs
deportemens enseignans quelles opinions on doit tenir. Car ceux qui
apprennent encore, et neantmoins s'entremettent d'affaires, et qui
ne font qu'espier s'ils pourront desrober quelque chose de la
philosophie pour l'aller incontinent prescher, comme charlatans, ou
au milieu d'un place, ou en une assemblee de jeunes gens, ou
à la table d'un Prince, il ne faut non plus estimer que ces
manieres de gens-là facent actes de philosophes, que ceux qui
vendent les drogues medicinales et les simples facent actes de
medecins: ou pour mieux dire, ce contrefaiseur-là de
philosophe ressemble proprement à l'oyseau que descrit
Homere, qui porte incontinent en sa bouche, tout ce qu'il prendre,
à ses disciples, comme à des petits qui sont encore
dedans le nid sans plumes,
Et ce pendant il meurt de faim luy-mesme:
ne prenant rien de ce qu'il apporte pour s'en valoir et nourrir, ou
ne digerant rien de ce qu'il prent. Et pourtant faut-il bien prendre
garde si nous faisons un discours que ce soit quant à nous,
pour en user en nous mesmes: et quant aux autres, que ce ne soit
point pour une vaine gloire, ny pour ambition de nous monstrer, mais
en intention d'apprendre ou d'enseigner quelque bonne chose: et sur
tout faut aussi bien observer, si toute opiniastreté, et
toute contentieuse animosité en dispute, est en nous amortie,
et si nous avons desormais desisté d'inventer ambitieusement
des raisons pour confondre noz adversaires, ne plus ne moins que les
champions de l'escrime des poings, à qui on lie de grosses
courroys alentour des bras, et des boules dedans les mains, prenans
plus de plaisir à assener un bon coup, et à ruer par
terre nostre compagnon, que non pas à apprendre ny enseigner:
car la douceur et debonnaireté <p 116r>en cela, de ne
vouloir jamais attacher une conference avec intention de vaincre en
combattant, ny la rompre en courroux, ny par maniere de dire, fouler
aux pieds l'adversaire quand on l'a vaincu, ou estre desplaisant
quand on a esté vaincu, ce sont signes d'homme qui a
suffisamment ja profité: ce que monstra bien un jour
Aristippus aiant esté pressé de si pres en quelque
dispute, qu'il ne sçeut que respondre sur le champ a un
sophiste audacieux, mais au demourant homme ecervelleé et
sans jugement: car le voyant fort joyeux et fort enflé de
vaine gloire, pour l'avoir ainsi rengé à ne
sçavoir que dire, «Je m'en vois, luy dit-il, vaincu pour
ce coup, mais je dormiray plus souefvement que toy qui as
vaincu.» Nous pouvons encore nous esprouver et sonder nous
mesmes quand nous haranguons publiquement, si ne pour voir en
l'audience plus de gens que nous n'en avions attendu, nous ne
restivons point de peur, ny au contraire nous ne laschons point
nostre courage pour y en avoir moins que nous n'avions
esperé, ny là où il est besoing de haranguer
devant un peuple ou devant un magistrat, nous perdons l'occasion de
ce faire pour n'avoir pas bien premedité et mis par escript
ce que nous devrions dire, comme lon recite de Demosthenes et
d'Alcibiades: car Alcibiades estant tres-ingenieux et prompt
à inventer les choses, estoit craintif à les dire, et
se troubloit quand il venoit à les exposer, car bien souvent
au milieu de son dire il cerchoit le mot propre à exprimer sa
conception, ou quelque parole qui luy estoit eschappee de la
memoire, que le faisoit demourer tout court en parlant. Et Homere ne
feignit point de mettre hors le premier de ses vers defectueux en
mesure, tant il avoit d'asseurance de la perfection et bonté
des autres, pour la suffisance en l'art poëtique: tant plus
est-il vraysemblable que ceux qui n'ont rien devant les yeux,
où ils aspirent, que la vertu et le devoir seulement, se
servent de l'occasion du temps, et de l'occurrence des affaires,
sans se soucier que lon applaudisse à leur beau parler, ne
qu'on les siffle, ou qu'on leur face bruit pour le trouver mauvais:
si ne faut pas prendre garde aux paroles seulement, mais aussi aux
actions, s'il y a plus de profit que de parade, et plus de
verité que d'apparence et d'ostentation. Car si le vray amour
de fille ou de femme ne demande point de tesmoings, ains jouïst
de son contentement à par soy, encore que secrettement et
sans le sçeu de personne il accomplisse son desir, combien
plus est-il croyable que celuy qui est amoureux de
l'honnesteté et du devoir, hantant familierement par ses
actions avec la vertu, et en jouïssant, sente sans en mot dire
un grand et haut contentement en soy-mesme, ne demandant autres
auditeurs ny autres spectateurs que sa conscience propre? comme
celuy qui appelloit sa chambriere en sa maison, et crioit tout haut,
«Dionysia regarde comment je ne suis plus glorieux ne
superbe:» aussi celuy qui a fait quelque chose honeste et
vertueuse, et puis la va conter et la porte monstrer par tout, il
est tout evident que celuy-là regarde encore dehors, et est
tiré de la convoitise de vaine gloire, et n'a point encore
veu à nud et au vray la vertu, ains seulement en dormant et
en songe en a pensé entrevoir quelque umbre et quelque image,
puis qu'il expose ainsi en veuë ce qu'il a faict, comme un
tableau de peinture. Celuy doncques qui profitera, non seulement
quand il aura donné quelque chose à un sien amy, ou
fait quelque bien à un sien familier, n'en dira rien: mais
aussi quand il aura donné sa voix ou sa balotte juste entre
plusieurs autres injustes, ou quand il aura fermement resisté
en face au propos deshonneste de quelque homme riche, ou de quelque
seigneur et magistrat, ou qu'il aura refusé quelques presens,
voire jusques à là, s'il a eu soif la nuict, et qu'il
se soit gardé de boire, ou qu'il ait rebouté le baiser
de quelque belle fille ou femme qui l'en ait pressé, comme
feit Agesilaus, il le retiendra en soymesme, et n'en dira jamais
rien: car celuy-là qui se contente de se prouver à
soy-mesme, non par mespris des autres, mais pour l'aise et le
contentement qu'il en a en sa conscience, estant suffisant tesmoing
et spectateur des choses bien et louablement faittes, monstre que la
<p 116v>raison est logee chez luy, et y a pris pied et
racine, et comme dit Democritus, qu'il s'accoustume à prendre
plaisir de soymesme: ainsi comme les laboureurs voyent plus
volontiers les espics qui panchent et se courbent contre la terre,
que ceux qui pour leur legereté sont hauts et droits,
d'autant qu'ils les estiment vuides de grain, et qu'il n'y a presque
rien dedans: aussi entre les jeunes gens qui se donne à la
philosophie, ceux qui sont les plus vuides et qui ont moins de pois,
ceux-là ont du commancement l'asseurance, la contenance, le
port, le visage plein de mespris et de contemnement de toutes
choses: et puis quand ils se commancent à remplir, et
à amasser du fruict des discours de la raison, ils ostent
alors ceste mine superbe, et ceste vanité d'apparence
exterieure. Ne plus ne moins que les vaisseaux où lon met
quelque liqueur, à mesure que la liqueur y entre, l'air vain
en sort: aussi à mesure que les hommes se remplissent de
biens certains et veritables, la vanité leur cede, et toute
hypocrisie s'en va, l'enfleure en devient plus molle, et cessans de
s'attribuer beaucoup pour la grande barbe et la robbe longue, ils
transferent l'exercitation des choses exterieures au dedans de
l'ame, usans d'amertume et de morsure de reprehension,
principalement encontre eux mesmes, et au demourant devisent et
parlent avec les autres plus gracieusement: et quant au nom de
philosophie, et à la reputation de philosophes, ils ne
l'usurpent plus comme ils faisoient au paravant, ains si d'adventure
quelque gentil jeune homme est appellé par un autre de ce
nom-là, il respondra en soubriant tout doucement, et
rougissant de honte,
Je ne suis pas un des celestes Dieux,
Pourquoy pareil me faittes vous à eux? Car ainsi que
dit Aeschylus,
La jeune femme à qui l'oeil estincelle,
Me fait juger qu'elle n'est plus pucelle:
mais le jeune homme qui a commancé à gouster le profit
en l'exercice de la philosophie, ces accidents que descrit Sappho le
suyvent,
Quand je te voy,
Soudainement je m'apperçoy,
Que toute voix defaut en moy,
Que ma langue n'a plus en soy
Rien de langage.
Une rougeur de feu volage
Me court soubs le cuyr au visage.
Vous prendriez plaisir à veoir sa contenance rassise, son
regard doux, et desireriez de l'ouir parler. Car ainsi comme ceux
qui sont profés en la confrairie des mysteres, s'assemblans
du commancement en foule et en tumulte, s'entre-heurtent et poulsent
les uns les autres, mais quand on vient à faire le service
divin, et à monstrer les choses sacrees, ils sont alors
attentifs, avec crainte et avec silence: aussi au commancement de
l'estude de philosophie et à l'entree de la porte, vous y
verrez beaucoup de bruit, de tumulte, d'insolence et de caquet, pour
ce que la plus part se jette dedans brusquement et violentement,
pour l'envie qu'ils ont d'en acquerir reputation et honneur: mais
celuy qui est une fois entré dedans, et qui a veu celle
grande lumiere, comme si le repositoire des choses sainctes luy
estoit ouvert, alors prenant une toute autre contenance, un silence
et un esbahissement, il devient humble, souple, et modeste, suivant
la raison comme Dieu: et me semble que lon leur peut bien appliquer
et accommoder ce que Menedemus en jouant disoit, C'est que plusieurs
venoient aux escholes à Athenes, qui du commancement estoient
sages, puis devenoient amateurs de sagesse, car cela signifie ce mot
de Philosophe: et puis de Philosophes devenoient Sophistes, et
à la fin par succession de temps se trouvoient Idiots, c'est
à dire, gens de tout ignorans: car d'autant que plus ils
approchent de la <p 117r>raison, d'autant diminuent-ils plus
de l'opinion de soymesme, et de la presumption. Or entre ceux qui
ont besoing du secours du medecin, les uns qui n'ont mal qu'aux
dents, ou au doigt, eux-mesmes vont devers ceux qui les pensent, et
ceux qui ont fiebvres les appellent à la maison, et les
prient de leur vouloir estre en aide: mais ceux qui sont tombez en
une fureur de melancholie, ou en une frenesie, et alienation
d'entendement, ne les veulent pas quelquefois recevoir, encore
qu'ils viennent d'eux mesmes, ains les fuyent et les chassent,
estans si fort malades, qu'ils ne sentent pas leur mal: aussi entre
ceux qui pechent et qui faillent, ceux-là sont incurables et
incorrigibles, qui se courroucent amerement, et haïssent
mortellement ceux qui leur remonstrent et qui les reprennent: et
ceux qui les endurent, et qui les reçoivent sont en meilleur
estat et plus beau chemin de recouvrer guarison: mais ceux qui se
baillent eux-mesmes à ceux qui les reprennent, qui confessent
leur erreur, et qui descouvrent eux-mesmes leur pauvreté,
n'estans pas bien aises qu'on ne sçache rien, ny contents
d'estre secrets, ains l'advouënt, et prient ceux qui les en
reprennent, et qui les admonestent de leur y donner remede, cela
n'est pas un des pires signes de profit et amendement, suyvant ce
que souloit dire Diogenes, «Que celuy qui se veut sauver et
devenir homme de bien, il a besoing d'avoir ou un bon amy, ou une
aspre ennemy, à fin que ou par amour de remonstrance, ou par
force de justice, il se chastie de ses vices.» Mais tant que
lon fait gloire de monstrer au dehors une souillure de robbe, ou une
tache de vestement, ou un soulier rompu, et que par une façon
d'humilité presumptueuse on se mocque de soymesme, de ce que
lon sera d'adventure, ou petit, ou courbé et bossu, pensant
faire une gallanterie, et ce pendant on couvre et cache les ordures
de sa vie, et villanies de ses moeurs, les envies, les malignitez,
l'avarice, les voluptez, comme des ulceres et apostumes, ne
souffrant pas que personne y touche, non pas qu'on les voye
seulement, pource qu'on craint d'en estre repris, certainement on a
fait peu de profit, ou plus tost à vray dire, rien du tout.
Mais celuy qui donne à travers, et qui peut ou qui veut
principalement se penser soymesme, et se faire douloir, et sentir
regret quand il a failly, ou sinon, à tout le moins qui
endure patiemment qu'un autre par ses reprehensions et remonstrances
le nettoye et le purge, celuy-là certainement semble
haïr la meschanceté, et avoir envie de s'en desfaire: je
ne veux pas dire qu'il ne faille avoir honte, et fuir d'estre
estimé et tenu pour meschant, mais celuy qui a en haine la
substance de la meschanceté, plus que non pas l'infamie,
celuy-là ne feindra point de faire dire mal de soy, et d'en
dire luy-mesme, prouveu qu'il voye qu'il soit pour en devenir
meilleur. A quoy lon peut appliquer une gentille parole que dit un
jour Diogenes, à un jeune homme, lequel s'estant
apperçeu que Diogenes l'avoit veu en une taverne, s'en estoit
vistement fuy plus au dedans de la taverne: «Tant plus, luy
dit-il, que tu fuis au dedans, tant plus avant és-tu en la
taverne:» aussi peut on dire des vicieux, que tant plus ils
nient leur vice, tant plus se fourrent-ils avant au dedans du vice,
comme les pauvres qui contrefont les riches, en son de tant plus
pauvres pour leur vanité. Mais celuy qui profite
veritablement, a pour exemple ce grand personnage Hippocrates,
lequel publia luy-mesme, et escrivit ce qu'il avoit ignoré
touchant les coustures de la teste de l'homme en l'anatomie, faisant
ce compte que ce seroit bien chose hors de toute raison, que ce
grand personnage-là ait bien voulu publiquement prescher sa
faute, de peur que les autres ne tombassent en pareil erreur, et que
celuy qui se veut sauver soy-mesme ne peust endurer qu'on le
reprist, ne confesser son ignorance et sa mauvaistié. Au
demourant les regles et preceptes que donnent Bion et Pyrron en cest
endroit, ne sont pas, à mon advis, signes d'amendement, mais
plus tost de quelque autre plus grande et plus parfaitte habitude de
l'ame. Car Bion disoit à ses familiers et disciples, qu'ils
estimassent avoir profité alors quand ils auroient acquis
tant de constance, <p 117v>qu'ils entendroient aussi
patiemment ceux qui les outrageroient et injurieroient, que ceux qui
leur diroient,
Amy passant certes tu n'as point chere
D'estre homme fol, ny de mauvais affaire:
A dieu te dis, priant la Deité
De te donner toute prosperité.
Et Pyrron, ainsi comme on trouve par escript, estant dedans une
navire, en une dangereuse tourmente de mer, monstra à
quelques uns de ses disciples qui estoient avec luy, un petit cochon
qui mangeoit fort gouluëment de l'orge que lon avoit respandu
parmy la navire, leur disant qu'il falloit par la raison et
l'exercice de la philosophie acquerir une constance ainsi
impassible, pour ne s'esmouvoir ny ne se troubler point d'aucuns
accidents de la fortune. Or voyez donc encore plus, quelle estoit la
regle de Zenon, car il vouloit que chascun print garde à ses
songes, pour cognoistre s'il profitoit ou non, si lon prenoit point
plaisir en songeant à quelque chose deshonneste, ou s'il
estoit point advis que lon endurast, ou que lon feist rien qui fust
villain, ou qui fust injuste, voulant que lon veist, comme en un
calme du tout tranquille, sans aucune agitation, au fond clair et
net, la partie imaginative et passive de l'ame totalement applanie
et regie par la raison: ce que Platon au paravant, à mon
advis aiant entendu, nous a representé et figuré ce
que fait la partie imaginative et sensitive en une ame de nature
tyrannique la nuict en dormant, comme elle s'efforce quelquefois
d'avoir compagnie charnelle avec sa propre mere, et comme il luy
prent des appetits de manger des choses estranges, et comme lors
elle se laisse aller à toutes ses sensualitez et
concupiscences de chose que la loy, de honte ou par crainte,
empesche et reprime de jour. Tout ainsi doncques comme les bestes de
selle ou de voicture qui sont bien apprises, encore que celuy qui
leur commande leur lasche la bride, ne se destournent point pour
cela, ny ne sortent point de leur chemin, ains tirent tousjours
avant comme elles ont accoustumé, ordonneement, sans se
destracquer ny laisser leur train ordinaire: aussi ceux à qui
la partie sensuelle de l'ame est rendue se obeïssante, si
privee et si bien disciplinee par la raison, que non pas en songe
mesme, ny en maladie, elle ne laisse ses appetits se desborder,
jusques à commettre choses qui soient reprises et punies par
les loix, elle retient et conserve en memoir sa bonne discipline et
accoustumance, laquelle donne force et grande efficace à la
diligence de prendre garde à soy. Car si elle a
accoustumé par exercitation de resister aux passions et
tentations, de tenir le corps et les parties d'iceluy soubs bride en
sa subjection, tellement qu'elle engarde les yeux de jetter des
larmes par pitié, le coeur de tressaillir de peur, les
parties naturelles de se mouvoir et donner fascherie aupres de
belles personnes, comment ne seroit-il plus vraysemblable, que
l'accoustumance et exercitation prenant à domter ceste
sensuelle partie de l'ame, ne la polisse, unisse, et reforme,
reprimant et contenant ses imaginations et ses mouvements, jusques
aux songes mesmes? Comme lon raconte du philosophe Stilpon, qu'il
luy fut advis une nuict en songeant, que Neptune se courrouceoit
à luy de ce qu'il ne luy avoit pas sacrifié un boeuf,
comme avoient accoustumé de faire les autres presbtres
paravant luy: Et que luy ne s'estant point estonné de ceste
vision, luy respondit, «Que dis-tu, Sire Neptune? te viens-tu
icy plaindre, comme un enfant qui pleure de ce qu'on ny luy a pas
donné assez grand' part, de ce que je ne me suis pas
endebté d'argent pris à usure, pour emplir toute ceste
ville de la senteur de rosty, ains t'ay fait un sacrifice mediocre
de ce que j'ay peu avoir de ma maison?» et qu'il luy fut advis
que Neptune se prit à rire de ceste response, et qu'en luy
tendant la main il luy promeit, que ceste annee-là il
envoyroit grand foison de loches de mer aux Megariens, pour l'amour
de luy. Ceux doncques à qui en dormant il ne monte
<p 118v>point au cerveau d'illusions qui ne soient doulces,
claires, sans douleur, non point espouventables, ny aspres ou
malignes et tortueuses, lon dit que ce sont certaines reflexions de
lumiere qui rejallissent de l'amendement en la philosophie:
là où les furieux appetits, les frayeurs, les fuittes
lasches, les aises excessives d'enfans, les regrets et lamentations,
à cause des visions et illusions pitoyables et estranges,
sont comme les brisements des flots de la mer, qui se rompent contre
le rivage, et les undes de l'ame, laquelle n'a pas encore chez soy
sa perfection rassise: ains se va à la journee formant par
bonnes loix et sages enseignements, desquels se trouvant le plus
esloignee quand elle dort, alors elle se laisse de rechef aller, et
envelopper aux passions. Or si cela appartient à ce profit et
avancement duquel nous parlons, ou bien à une autre habitude,
aiant ja acquis plus grande force et plus ferme constance, non
subjette à estre esbranlee és lettres, je te le
laisseray considerer en toy-mesme. Comme ainsi soit doncques, que la
totale impassibilité, pour ainsi parler, c'est à dire,
l'estat de l'ame si parfaict qu'elle soit vuide de toutes passions,
est chose grande et divine, et qu'en un relaschement et
addoucissement des passions, consiste ce profit et amendement que
nous traittons, il faut en comparant chascune d'icelles passions
à soy-mesmes, et puis les unes aux autres, juger de la
difference qu'il y a entre les deux. Nous confererons chascune
passion à soy-mesme, en observant si nos cupiditez sont plus
doulces et moins violentes qu'elles n'estoient au paravant, autant
de nos peurs, autant de nos choleres: si nous ostons soudain avec la
raison ce qui les souloit allumer et enflammer: si nous conferons
les unes avec les autres, en considerant si nous avons maintenant
plus de honte que de crainte, si nous sentons en nous emulation et
non envie, si nous convoittons plus l'honneur que les biens, et
brief si nous pechons plus en l'extremité de l'armonie
Doriene, qui est grave et devote, ou en la Lydiene, qui est
gaillarde et joyeuse, comme les chantres, tenants plus du lourd et
du rude, en nostre maniere de vivre, que du mignon et delicat: si
nous sommes plus lents en nos actions ou plus estourdis: si nous
admirons plus outre le devoir, les propos des hommes, et eux-mesmes,
ou si nous les mesprisons: pour ce que tout ainsi comme c'est un bon
signe, quand les maladies se divertissent és parties du
corps, qui ne sont pas les nobles, ny les principales: aussi semble
il que quand le vice de ceux qui sont en estat de profit et
d'amendement se change en passions plus douces, c'est commancement
de s'effacer petit à petit. Or les Ephores des
Laced@emoniens, qui estoient comme les contrerolleurs de tout
l'estat de Laced@emone, demanderent au Musicien Phrynis, qui avoit
adjousté deux chordes de nouveau à la lyre, s'il
vouloit qu'ils coupassent de celles du haut, ou de celles du bas:
mais quant à nous, nous avons besoing d'estre retrenchez et
par haut et par bas, si nous voulons reduire nos actions au milieu
en une mediocrité: et ce profit et acheminement à la
perfection est, ce qui relasche les extremitez, et emousse les
points des passions,
En quoy les fols sont par trop vehements,
ce dit le poëte Sophocles. Or avons nous desja dit au paravant,
qu'il nous faut appliquer le jugement aux choses, et ne laisser pas
les paroles demourer toutes nues en l'air: ains faire qu'elles
deviennent effects, et que cela est le propre du profit et
amendement que nous cerchons, dequoy l'un des premiers indices sera
l'affection de vouloir ensuyvre et imiter ce que lon entendra louer,
et estre prompts et deliberez à executer ce que lon aura en
estime et que lon prisera, comme aussi au contraire, ne vouloir pas
seulement ouir parler de ce que lon blasmera et mesprisera. Car il
est bien vraysemblable, que tous les Atheniens louoient et prisoient
la hardiesse et prouesse de Miltiades: mais Themistocles, qui
disoit, que la victoire et le trophee de Miltiades ne le laissoit
pas dormir, ains l'esveilloit la nuict, il est tout evident qu'il ne
le louoit et prisoit pas seulement, ains qu'il le desiroit imiter et
en faire autant: ainsi <p 118v>faut il estimer, que
l'amendement n'est pas encore grand, quand il imprime en nous une
affection de louër, priser et estimer seulement ce que les gens
de bien font, sans aucune emotion et incitation à les vouloir
par effect imiter. Car l'amour mesme charnel, s'il n'y a un peu de
jalousie meslé parmy, n'est point actif, ny la louange de
vertu n'est ardente ny produisante effects, si elle ne poingt au
vif, et n'aiguillonne le coeur d'un zele, au lieu d'envie, de
vouloir ressembler aux gens de bien, et de desirer remplir ce qu'il
s'en faut que nous n'arrivions à leur perfection: car il ne
faut pas que le coeur de celuy qui philosophe à bon escient,
soit renversé sans-dessus-dessoubs par les paroles seulement,
comme disoit Alcibiades, jusques à faire sortir les larmes
des yeux: ains faut que celuy qui profite veritablement, se
comparant soy-mesme aux oeuvres et actions de l'homme de bien,
parfaict en la vertu, sente tout ensemble en son coeur desplaisir de
ce qu'il se verra court et defectueux, et plaisir de l'esperance et
du desir qu'il aura de se rendre bien tost egal à luy, estant
remply d'une bonne affection et volonté non oysifve, selon la
similitude de Simonides,
Comme un poulain suit la jument qu'il tette,
desirant en maniere de dire s'unir du tout et incorporer par
imitation à celuy qu'il estime homme de bien. Car cela est
une affection peculiere et propre à celuy qui profite
veritablement, de ceux dont il estime les oeuvres aimer et cherir
les conditions et les moeurs, et avec une bienveuillance rendant
tousjours honneur de paroles à leur vertu, essayer de s'y
conformer, et se rendre semblable à eux: mais où il y
a ne sçay quoy d'envie, d'estrif et de contestation
alencontre des plus excellents, sçachez que cela procede d'un
coeur ulceré de la jalousie de quelque authorité et
puissance, et non pas d'amour ou d'honneur qu'il porte à la
vertu. Quand doncques nous commancerons à aimer les gens de
bien en telle sorte, que non seulement nous estimerons bien-heureux
l'homme temperant, comme dit Platon, et bien-heureux ceux qui sont
ordinaires auditeurs des beaux discours, qui journellement procedent
de sa bouche: mais aussi que nous aimerons et admirerons sa
contenance, son port, sa marche, son regard, son rire: et que nous
voudrons volontiers, par maniere de dire, nous conjoindre et coller
à luy, alors pourrons nous certainement asseurer, que nous
profitons en la vertu. Et encore plus si nous ne les admirons pas
seulement en leurs prosperitez, ains comme les amoureux treuvent
bien seante une langue grasse, ou une palle couleur en ceux qu'ils
aiment pour leur beauté, de sorte que Panthea par ses larmes
et son triste silence, toute affligee qu'elle estoit, et esploree
pour le dueil de la mort de son mary, saisit Araspes de son amour:
aussi nous ne refvirons point de peur ny le bannissement
d'Aristides, ny la prison d'Anaxagoras, ny la pauvreté de
Socrates, ny la condamnation de Phocion, ains reputerons avec tout
cela leur vertu aimable et desirable, et courrons droict à
elle pour l'embrasser par imitation, aiants tousjours en la bouche,
à chascun de leurs accidents, ce beau mot d'Euripides,
Que tout sied bien à un coeur genereux.
Car il ne fault pas craindre que rien de bon et d'honneste peust
jamais plus divertir ceste inspiration divine de si vehemente
affection, que non seulement elle ne se fasche point des choses qui
semblent aux hommes les plus miserables et plus calamiteuses, ains
au contraire elle les admire et les desire imiter. Et puis ceulx qui
ont ja reçceu telle impression en leur coeur, prennent une
autre façon de faire que quand ils vont commancer quelque
entreprise, ou qu'ils entrent en l'administration de quelque office
et magistrat, ou quand il leur survient quelque sinistre accident,
ils se representent alors devant leurs yeux ceulx qui sont ou qui
autrefois ont esté gens de bien, et discourent ainsi en eux
mesmes, Qu'est-ce qu'eust fait Platon en cest endroict? Qu'est-ce
qu'eust dit Epaminondas? Quel se fust icy monstré Lycurgus ou
Agesilaus? <p 119r>en s'accoustrant, et se reformant
à leurs moeurs, ne plus ne moins que devant un miroir, en
rhabillant quelque parole qu'ils auront trop peu genereusement
proferee, ou en resistant à quelque passion. Ceulx qui
sçavent les noms de ces demy-dieux que lon appelle Dactyles
Ideiens, en usent comme de preservatifs alencontre des soudaines
frayeurs, en les nommant par leurs noms, les uns apres les autres:
mais le souvenir et le penser aux grands et vertueux personnages
soudain se representant, et embrassant ceux qui sont en voye de
perfection, en toutes passions et toutes perplexitez où ils
se puissent trouver, les maintient droicts, et les engarde de
tomber: et pourtant te soit encore cela un signe d'homme qui va
profitant en la vertu. Et oultre cela ne se troubler pas trop fort,
ny ne rougir pas de honte, n'essayer point à se cacher, ou
à rhabiller sa contenance ou quelque autre chose dessus sa
personne, quand il se presente soudainement à l'improuveu
quelque grand et sage personnage, ains s'asseurer, et aller droict
à luy le visage ouvert, sent sa conscience bien asseuree,
comme Alexandre voyant un messager qui accouroit à luy avec
une face riante, et luy tendoit la main de tout loing, luy dit:
«Quelle bonne nouvelle me sçaurois-tu plus apporter mon
bel amy, si tu ne me venois dire, qu'Homere fust
ressuscité?» estimant qu'a ses faicts et gestes ne se
pouvoit plus adjouster aucune grandeur, sinon l'estre consacrez
à l'immortalité par les escripts de quelque noble
esprit. Mais un jeune homme qui va tous les jours de mieux en mieux
composant ses moeurs, n'aime rien plus que se monstrer tel qu'il est
aux hommes de bien et d'honneur, et de leur faire veoir entierement
sa maison, sa table, sa femme, ses enfans, son estude, ses propos ou
prononcez, ou mis par escript: de sorte qu'il a regret toutes les
fois qu'il luy souvient ou de son pere ou de son maistre trespassez,
de ce qu'ils ne l'ont veu en l'estat et la disposition qu'il est, et
ne souhaiteroit, ny ne requerroit rien tant aux Dieux, que qu'ils
peussent de rechef retourner en vie, pour estre spectateurs de sa
vie et de ses actions: comme au contraire aussi, ceux qui ont
esté paresseux de bien faire, et son corrompus en leurs
moeurs, ne peuvent voir sans frayeur et sans tremblement ceux qui
leur appartiennent, non pas en songe seulement. Adjoustez encore, si
bon vous semble, à ce que nous avons dit, de ne reputer plus
aucune faulte ny aucun peché petit, ains s'en donner de garde
soigneusement, et les fuir tous. Car tout ainsi que ceux qui
desesperent de pouvoir jamais devenir riches, ne font aucun compte
de petite despense, pource qu'ils pensent que de petite espargne
adjoustee à peu de chose ne se peult pas faire grand amas: et
au contraire, l'esperance qui se voit approchee bien pres du but de
la richesse, augmente sa convoitise d'avoir de tant plus qu'elle
s'en sent plus prochaine: aussi au fait de la vertu, celuy qui ne se
laisse pas beaucoup aller à tels langages, «Et bien que
sera ce quand il s'en faudra cela? et, Pour ceste heure je feray
ainsi, une autrefois je feray mieux:» ains est tousjours au
guet, se mescontentant fort et se courrouceant, si jusques aux
moindres faultes le vice se coulant par dessoubs y suggere aucune
couleur d'excuse et aucun pardon, celuy la monstre manifestement
qu'il a maison nette, et qu'il n'y veult plus endurer la moindre
ordure du monde: mais n'estimer et n'avouër rien de grand en
infamie, nous rend faciles et paresseux aux choses petites. Car ceux
qui bastissent une haye ou une pallissade, ou bien une closture de
maçonnerie, mettent en oeuvre toute sorte de bois qui leur
vient en main, et toute pierre qu'ils rencontrent au devant d'eux,
voire jusques à une coulomne quarree qui sera tombee de
dessus un sepulchre: ainsi font les meschans qui assemblent l'un sur
l'autre, et amassant en un monceau toute sorte de gaing, et toutes
especes d'actions les premieres venues: mais ceux qui profitent en
la vertu, qui ont desja planté et asis les fondement
doré de bonne vie, comme d'un sainct temple ou d'un palais
royal, ny reçoivent rien à bastir dessus
temerairement, ains y adjoustent et y appliquent toutes choses avec
le plomb et la regle de la raison. C'est pourquoy
<p 119v>nous estimons que Polycletus faiseur d'images
souloit dire, que le plus fort à faire et les plus difficile
de leur besongne estoit, quand la terre estoit venue jusques
à l'ongle, c'est à dire, que la difficulté plus
grand de la perfection gist à la fin.
L'IGNORANCE et faulte de bien sçavoir que c'est que des
Dieux, s'estant dés le commancement mespartie en deux
branches: l'une se rencontrant avec des moeurs dures, comme en un
païs rude, y engendra l'Impieté: l'autre avec des moeurs
tendres, comme en païs mol, y imprima la Superstition. Or est
il que tout erreur de jugement, mesmement en telle matiere, est
chose mauvaise, mais avec celuy de la superstition, il y a une
passion conjoincte, qui est bien pire, pour ce que toute passion est
comme une deception qui nous tient en fiebvre: et tout ainsi comme
les desboistements de membres mis hors de leurs lieux, qui se font
avec blesseur sanglante, sont les plus dangereux, aussi sont les
distorsions de l'ame conjoinctes avec passion. Comme, pour exemple,
si quelqu'un pense, que de petits corps indivisibles que lon appelle
Atomes, et le vuide, soient les principes de l'univers, c'est une
faulse opinion qu'il a, mais elle ne luy engendre point d'ulcere,
elle ne luy donne point de fiebvre, ny ne luy cause point de douleur
qui le tourmente: et au contraire, si quelqu'un estime que la
richesse soit le bien souverain de l'homme, ceste faulseté
d'opinion a une rouille et verm qui luy ronge l'ame, qui le
transporte hors de soy, et ne le laisse point reposer, elle le
poingt de furieux aiguillons, elle le precipite, par maniere de
dire, du hault des rochers, luy serre la gorge, et luy oste toute
liberté de franchement parler: ou bien, si quelques uns ont
opinion, que le vice et la vertu soient substances corporelles, et
materielles, c'est à l'adventure une trop grosse et trop
lourde ignorance, mais non pas digne d'estre lamentee ny deploree.
Mais si ce sont de tels jugements, et de telles opinions,
O miserable et chetifve vertu,
Or rien que vent et langage n'est tu,
Et comme estant une reale essence
Je t'exerçois en toute reverence,
Laissant le train d'injustice tenir,
Qui à tous biens fait l'homme parvenir,
Et rejettant intemperance arriere,
Celle qui est de tous plaisirs la mere:
ce sont celles dont on doit avoir pitié ensemble, et s'en
courroucer, d'autant qu'elles engendrent plusieurs maladies, et
plusieurs passions, comme des vers et des tignes, dedans les ames
où elles penetrent: aussi pour venir à celles dont
à present il est question, l'impieté de l'atheiste est
un faulx et mauvais jugement qui luy fait croire qu'il n'y a point
de nature souverainement heureuse et incorruptible, et le conduit
par ceste mescreance, à n'en sentir point aussi de passion:
car sa fin, de n'estimer point qu'il y ait de Dieu, c'est de ne le
craindre point aussi: mais la Superstition, ainsi
<p 120r>comme la proprieté du nom Grec qui signifie
crainte des Dieux, le donne clairement à cognoistre, est une
opinion passionnee et une imagination, laquelle imprime en
l'entendement de l'homme une frayeur qui abbat et atterre l'homme,
estimant bien qu'il y ait des Dieux, mais qui soient malfaisans,
nuisibles et dommageables aux hommes, de maniere que l'atheiste ne
s'émeut aucunement envers la Deité, là
où le superstitieux se mouvant et affectionnant envers elle
autrement qu'il ne fault, se destort et fourvoye: ainsi l'ignorance
fait à l'un descroire la nature qui est cause de tout bien,
et à l'autre croire qu'elle soit cause de mal: tellement que
l'impieté vient à estre un faulx jugement de Dieu, et
la superstition une passion procedant d'un faulx jugement. Or est-il
bien vray, que toutes les maladies et passions de l'ame sont laides
et mauvaises, mais toutefois si y a il en quelques unes je ne
sçay quoy d'eslevé et de hault, procedant de
legereté: et n'y en a pas une en maniere de parler, qui soit
destituee d'un mouvement actif, ains est le commun blasme que lon
donne à toutes passions, qu'avec leurs aiguillons actifs,
elles pressent et violentent si fort la raison, qu'elles la forcent,
excepté la peur seule, laquelle n'estant pas moins, destituee
de raison que d'asseurance, a un estourdissement et alienation de
bon sens, oyseuse, morte, sans exploict ny effect quelconque. C'est
pourqoy elle est par les Grecs appellee quelquefois Deima, qui
signifie lien, et quelquefois Tarbos, c'est à dire, trouble,
pource qu'elle tient l'ame liee sans pouvoir rien faire, et toute
perturbee: [...]. [...]. mais entre toutes les sortes de peur, la
plus confuse et la plus esperduë est celle de la superstition.
Celuy qui ne navigue point ne craint point la mer, ny celuy qui ne
suit point les armes ne doubte point la guerre, ny les voleurs et
espieurs de chemins celuy qui ne bouge de sa maison, ny le
calomniateur celuy qui n'a rien, ny l'envie celuy qui n'a point
d'estats, ny le tremblement de terre celuy qui habite en la Gaule,
ny le tonnerre celuy qui demeure en Aethiopie: mais celuy qui craint
les Dieux, craint toutes choses, la terre, la mer, l'air, le ciel,
les tenebres, la lumiere, le bruit, le silence, les songes. Les
serfs oublient la dureté de leurs maistres quand ils dorment:
le sommeil allege les ennuis de ceulx qui sont en prison, les fers
aux pieds: les inflammations des playes, les ulcere malings, qui
mangement cruellement les membres tous vifs, les angoisseuses
douleurs donnent quelque relasche aux patients ce pendant qu'ils
sont endormis, ainsi que dit le poëte Tragique,
O gracieux dormir, allegement
Doux aux travaux des malades, comment
Tu m'est venu au besoing secourable,
A ma douleur relasche desirable!
La superstition ne permet pas aux superstitieux de pouvoir dire
cela, car elle seule ne fait point de trefves avec le sommeil, ny ne
permet point à l'ame de pouvoir au moins aucunefois respirer,
ny se rasseurer, en rejettant arriere d'elles ces mauvaises et
fascheuses opinions qu'elle a de Dieu: ains comme si le dormir des
superstitieux estoit un enfer, et le lieu des damnez, elle leur
suscite des imaginations horribles, et des visions terribles et
monstrueuses des diables et des furies qui tourmentent la miserable
ame, et la chassent hors de son repos par ses propres songes,
desquels elle se flagelle et s'afflige elle mesme, comme si elle le
faisoit par les estranges et cruels commandements de quelque autre:
mais encore le pis est puis apres, que quand ils sont esveillez et
levez, ils ne mesprisent pas ce qu'ils ont songé, ny ne s'en
mocquent pas, et ne s'apperçoivent pas, qu'il n'y a rien de
veritable en toutes ces visions qui les ont tourmentez: ains estans
sortis de l'ombre de ces faulses illusions, où il n'y a mal
quelconque, ils se deçoivent eulx-mesmes à bon
escient, et se tourmentent, et despendent infiniement en des
magiciens, diseurs de bonne adventure, triacleurs et hommes abuseurs
et affronteurs, qui leur vont disant, Si d'adventure tu crains
quelque <p 120v>vision nocturne, ou que tu aies esté
travaillé de Proserpine terrestre, appelle la vieille qui te
paistrit le pain, et te plonge dedans la mer, et te tiens assis
contre terre tout le long d'un jour.
O Grecs aians trouvé des maulx barbares,
par ceste superstition se souiller de fange, se veautrer en la
bourbe, chommer les sabbats, se jetter en terre villainement la face
contre bas, se tenir assis en public sur la terre, faire d'estrange
et extravagantes adorations! Anciennement quand un joueur de cithre
commançoit à sonner, on luy commandoit qu'il chantast
de bouche juste, au moins ceux qui vouloient entretenir la musique
legitime, à fin qu'il ne dist rien de de deshonneste: mais il
est bien plus raisonnable que nous prions les Dieux de bouche
droicte et juste, et non pas en visitant les entrailles des hosties
immolees, prendre garde si la langue en est pure et droicte, et ce
pendant destordre la nostre, et l'infecter de noms peregrins,
estrangers, et la contaminer de mots barbaresques, en offensant les
Dieux, et violant la dignité de la religion receuë et
authorisee en nostre païs. Mais le poëte Comique a dit
plaisamment en quelque passage, parlant de ceux qui dorent et
argentent les chalits de leurs licts, Pourquoy te rends tu cher le
dormir, qui est le seul bien que les Dieux nous donnent
gratuitement? aussi pourroit on dire à bon droict au
superstitieux, que les Dieux nous ont donné le sommeil pour
une oubliance et un repos de nos maulx, pourquoy en fais tu une
gehenne perpetuelle et douloureuse de ta malheureuse ame, qui ne
peult refuir ny avoir recours à un autre sommeil? Heraclitus
disoit, que les hommes pendant qu'ils veillent n'ont qu'un monde
commun à tous, mais quand ils dorment, que chacun d'eux s'en
va au sien propre: mais le superstitieux n'a point de monde commun,
car ny quand il veille il n'use point de sage discours qui
l'asseure, ny quand il dort il n'est jamais sans quelque chose qui
le tourmente: car la raison sommeille, et la peur veille tousjours,
et jamais ne s'en peult sauver ny s'en desfaire. Le Tyran Polycrates
estoit redouté en Samos, Periander à Corinthe, mais
nul ne les craignoit plus depuis qu'il venoit en une ville franche,
estant regie par gouvernement populaire: là où celuy
qui redout l'empire des Dieux, comme une tyrannie severe et
inexorable, où se retirera il? où s'enfuira-il? Quelle
terre trouvera-il où il n'y ait point de Dieu? quelle mer? En
quelle partie du monde pourras-tu devaller, pauvre homme, ny te
cacher pour t'asseurer que tu sois hors de la puissance des Dieux?
Il y a loy pour les pauvres esclaves qui sont si durement traictez
de leur maistre, qu'ils n'esperent pas jamais en pouvoir obtenir
liberté, qu'ils peuvent requerir d'estre vendus à un
autre, et changer de maistre qui leur soit plus doulx et plus
gracieux: mais la superstition ne nous donne point moyen de changer
de Dieux, et ne sçauroit on trouver espece de Dieux que le
superstitieux ne craigne, attendu qu'il craint les Dieux tutelaires
du païs, et les Dieux de la naissance: Il redoute les Dieux
salutaires et sauveurs, il tremble de frayeur quand il pense
à ceux à qui nous demandons richesse, abondance de
biens, concorde paix, heureux succes de nos dicts et de nos faicts.
Et puis ceux-cy estiment qu'estre serf soit une calamité
grande, en disant,
C'est grand malheur à homme et femme d'estre
Serfs, mesmement de miserable maistre.
et combien plus griefve et plujs miserable servitude estimez vous
que seuffrent ceux qui ne s'en peuvent fuir, qui ne peuvent evader,
ny se departir et retirer? le serf a les autels, ausquels il peut
recourir, et y a beaucoup de temples, de la franchise desquels on
n'ozeroit enlever les voleurs mesmes: les ennemis qui s'enfuient
apres une desfaicte, s'ils peuvent embrasser une statue des Dieux,
ou se jetter dedans une eglise, ils sont asseurez de leur vie: mais
le superstitieux, ce que plus il fremit, que plus il craint et
redoute, c'est ce en quoy mettent leur esperance ceux qui ont peur
de plus cruelles <p 121r>peines que lon face souffrir aux
hommes. Ne vous donnez pas peine de tirer par force un superstitieux
des temples des Dieux, c'est là où plus aigrement il
est affligé et tourmenté. Qu'est-il besoing de dire
davantage? la mort est fin de la vie à tous hommes, mais non
pas de la superstition, car elle estend ses bornes et limites au
dela de l'extremité de la vie, faisant sa peur plus longue
que sa vie, et attachant à la mort une imagination de maulx
immortels: et lors qu'elle achéve tous ses ennuys et travaux,
elle se persuade qu'elle en doive commancer d'autres qui jamais
n'acheveront: les profondes portes de je ne sçay quel Pluto
dieu des enfers s'ouvrent, des fleuves de feu cruel, et les creuses
baricaves de la riviere de Styx se descouvrent, et se desploient des
tenebres pleines de plusieurs apparitions d'ames et d'esprits,
representans des figures horribles à voir et des voix
piteuses à ouïr: des juges, et des bourreaux, des
abysmes et des cavernes creuses, pleines de toutes sortes de
gehennes et de tourments. Ainsi la miserable superstition, pour
craindre par trop, sans propos, ce qu'elle imagine estre mauvais, ne
se donne garde qu'elle se soubs-met à tous les maulx du
monde: et pour ne sçavoir eviter de se passionner de la
crainte des Dieux, elle se forge l'attente de maulx inevitables
encore apres sa mort. L'impieté de l'atheïste n'a rien
de tout cela: il est bien vray que son ignorance est bien
malheureuse, et que c'est une grande calamité à l'ame
que de mal veoir, ou du tout estre aveugle, en si grandes et si
dignes choses, aiant le principal et le plus clair de ses yeux
esteinct, qui est la cognoissance de Dieu, mais au moins ceste
crainte passionnee, cest ulcere de conscience, ceste combustion
d'esprit, et ceste servile abjection, n'est point conjoincte
à son opinion. Platon escrit que la musique a esté
donnee aux hommes par les Dieux, pour les rendre modestes, gracieux,
et bien conditionnez, non pas pour delices ny pour une
volupté, ny un chatouillement d'oreilles, pource qu'il
advient aucunefois, à faulte des Muses et des Graces, grande
confusion et desordre és accords et consonances de l'ame, qui
se desbauche quelquefois outrageusement par intemperance, ou par
nonchalance, et la musique survenant là-dessus les rameine et
les remet derechef tout doulcement en leur ordre et en leur lieu:
car, comme dit le poëte Pindare,
Ceux qui ne sont point des esleus
Du grand Jupiter bien-voulus,
Trouvent la voix melodieuse
Des Muses mesmes odieuse.
Voire et s'en aigrissent et courroucent: comme lon dit que les
Tigres, si on leur sonne des tabourins alentour d'elles, en entrent
en fureur, et s'en tourmentent tant, que finablement elles s'en
deschirent elles mesmes. Il y a doncques moins de mal en ceulx qui
par surdité, ou autre dureté et debilitation de
l'ouyë, n'ont aucune passion ne sentiment de la musique.
C'estoit un grand malheur à Tiresias de ne voir point ses
enfans ny ses familiers, mais bien plus grief et plus grand fut-ce
à Athamas et à Agavé de penser, en les voyant,
voir des lions, ou des cerfs: et quand Hercules devint
enragé, il luy eust mieux valu ne voir, ny ne sentir point
ses enfans, que de faire à ceux qu'il aimoit plus au monde,
ce qu'il eust sçeu executer alencontre de ses plus mortels
ennemis. Ne te semble-il pas maintenant, qu'il y ait une semblable
difference entre les atheïstes et les superstitieux? les
atheïstes ne voyent point les Dieux du tout, les superstitieux
les voyent autrement qu'il ne faut: les atheïstes se persuadent
qu'il n'y en a point nullement: les superstitieux estiment
effroyable ce qui est bening, cruel comme un tyran ce qui est doulx
comme un pere, nous portant dommage ce qui a tout soing de nostre
bien et profit, aspre et farouche en courroux ce qui est sans
cholere: et puis ils adjoustent foy à des fondeurs de bronze,
à des tailleurs de pierre, et à des imagiers et
mouleurs en cire, qui leur representent les Dieux avec semblance de
corps humains, et les forment, les accoustrent, et les adorent
<p 121v>tels: et ce pendant ils mesprisent les philosophes,
et les graves hommes de gouvernement, qui preuvent et monstrent que
la majesté de Dieu est accompagnee de bonté, de
magnanimité, de benevolence et de soing de nostre bien,
tellement qu'il en demeure aux uns une privation de tout sentiment,
et une mescreance des causes d'où procedent tous biens, et
aux autres une desfiance et une crainte de ce qui ne fait que
profiter et aider. Et en somme, l'impieté de l'atheïste
est, ne sentir aucune passion envers la divinité, à
faute d'entendre et de cognoistre ce qui est souverainement bon: et
la superstition est un amas de diverses passions
souspeçonnant que ce qui est bon de nature soit mauvais: car
les superstitieux craignent les Dieux, et neantmoins recourent
à eux: Ils les flatent, et leur disent injures: Ils les
prient et les accusent. C'est chose commune aux hommes de n'estre
jamais heureux en toutes choses, car comme dit Pindare parlant des
Dieux,
Ceux-là ne sont ny à vieillesse,
Ny à maladifve foiblesse,
Ny à autres maulx asservis,
Tousjours en liesse ravis,
Pour ne craindre point le passage
D'Acheron au bruyant rivage.
Mais les passions et affaires des hommes sont entremeslez de divers
accidents et adventures, qui tournent tantost en une sorte, et
tantost en une autre. Voyons doncques quel est l'atheïste
premierement és choses qui adviennent oultre son gré,
et considerons un peu son affection et disposition en telles
occurrences. S'il est au demourant homme modeste et temperé,
il supportera sa fortune patiemment sans mot dire, et cerchera aide
et confort de là où il pourra: mais s'il est vehement
de nature, et qu'il porte impatiemment son malheur, il rejettera et
fondera toutes ses plaintes et lamentations sur la fortune et
casuelle adventure, et criera qu'il n'y a rien qui soit
gouverné par justice ny par providence és choses
humaines, ains que tout y va temerairement et confusément en
perdition. Mais la façon du superstitieux n'est pas telle,
car l'accident à luy survenu sera le moindre de ses maux,
ains demourant assis sans prouveoir à rien, se bastira sur sa
douleur d'autres afflictions grandes et griefves, et dont il ne se
pourra desfaire, et se remplira luy-mesme de peurs, de frayeurs, de
souspeçons, et de troubles et perturbations, s'attachant en
toutes ses plaintes et lamentations à la providence divine:
car il n'accuse de ses malheurs ny l'homme, ny la fortune, ny
l'occasion, ny soymesme, ains attribue le tout à Dieu, et dit
que c'est de là que luy descend et luy court sus une
influence celeste de tout malheur, preschant qu'il n'est pas homme
malheureux, mais haï et mal-voulu des Dieux, et qu'il est
meritoirement puny, affligé, et tourmenté par la
providence divine. Si l'atheïste devient malade, il discourt en
luy-mesme, et se ramene en memoire s'il a point trop mangé,
ou trop beu, ou s'il a point fait quelque autre desordre en son
vivre, s'il a point travaillé excessivement ou s'il a point
changé d'air qui luy fust familier en autre fort estrange et
trop different du sien naturel. Et si d'adventure il luy est survenu
quelque desastre en matiere de gouvernement de la chose publique,
qu'il ait encouru quelque disgrace et mauvaise reputation envers le
peuple, ou s'il a esté calomnié envers le prince, il
en va recercher la cause en luymesme, et és choses qui sont
alentour de luy,
Où ay-je esté, qu'ay-je fait, ou mesfait?
Qu'ay-je oublié que je deusse avoir fait?
Mais le superstitieux dira, que toute maladie de son corps, perte de
biens, mort d'enfans, toute adversité et toute malencontre en
affaires de gouvernement, seront autant de coups de l'ire des Dieux,
et d'assaults de la justice divine, tellement qu'il n'osera pas se
secourir soymesme, ny destourner son malheur, ou bien remedier
à son <p 122r>inconvenient, non pas mesme s'y
opposer, de peur qu'il ne semble se vouloir attacher à
combatre contre les Dieux, ou leur resister quand ils le veulent
chastier: en sorte que s'il est malade, il chassera hors de sa
chambre le medecin qui le viendra visiter: s'il est en deuil, il
sera fermer sa porte au philosophe qui le viendra consoler et
reconforter: Laisse moy mon amy, dira-il, payer la peine que j'ay
meritee, meschant, malheureux et maudit homme, haï des Dieux et
demy-dieux, que je suis. On peut bien a un homme qui ne croit point
et ne se persuade point qu'il y ait de Dieu, qui au demourant est
oultré de douleur, et se tourmente desespereement, luy
essuyer la larme de l'oeil, luy faire touzer ses cheveux, luy oster
sa robbe de deuil. Mais le superstitieux, comment luy parlerez-vous?
comment luy donnerez-vous secours? Il sera en sa douleur dehors de
sa maison, affublé d'un sac, ou ceint sur les reins de
quelques meschants haillons tous deschirez, souvent il se veautrera
tout nud dedans la fange, il confessera et declarera je ne
sçay quels pechez et fautes qu'il aura commises, comme qu'il
aura beu ou mangé cecy ou cela, ou qu'il aura esté
quelque part où Dieu luy defendoit d'aller: et s'il est le
mieux qu'il sçauroit estre pour superstitieux, et que sa
superstition soit doulce, pour le moins sera-il en sa maison assis
avec force sacrifices que lon fera autour de luy, force aspersions:
et les vieilles qui luy viendront attacher, et pendre au col, ne
plus ne moins qu'a un pau fiché, comme disoit Bion, tous les
brevets, et sorcelleries et sottises qu'elles auront en main. On lit
que Teribasus quand les Perses le voulurent prendre prisonnier, meit
le main à son cymeterre qui estoit fort et roide, et se
defendit vaillamment: mais si tost qu'ils luy crierent et
protesterent, que c'estoit par commission et commandement du Roy
qu'ils le vouloient prendre, il jetta incontinent son espee, et
bailla ses deux mains à lier. N'est-ce pas chose du tout
semblable à ce que nous disons? Les autres combattent
alencontre des adversitez, et repoulsent les afflictions, faisant
tout ce qui est en eux pour les evader, et pour destourner ce qu'ils
ne voudroient pas veoir advenir: Mais le superstitieux ne veut
escouter personne, ains dit en luy-mesme à par soy: ô
miserable, tout ce malheur te vient de la providence divine, et par
le commandement de Dieu. Il rejette toute esperance, il s'abbandonne
luy-mesme, il fuit et repoulse ceux qui le veulent secourir. Il y a
beaucoup de maux qui d'eux-mesmes sont mediocres, que les
superstitieux rendent mortels. L'ancien Roy Midas estant
troublé et fasché pour quelques songes qu'il avoit
songez, à la fin se desespera, tellement qu'il se feit
volontairement mourir, en beuvant du sang de taureau: et Aristodemus
Roy des Messeniens, en la guerre qu'il eut contre les Messeniens,
estant advenu que les chiens hurlerent comme des loups, et que
alentour de son autel domestique il estoit creu de l'herbe qui
s'appelle chiendent, et que ses devins luy dirent qu'ils redoutoient
fort ces signes-là, il en conceut en son coeur une si grande
tristesse, et en entra en si grand desespoir, qu'il se desfeit luy-
mesme. Et eust à l'adventure mieux valu que Nicias se fust
ainsi delivré de sa superstition, comme feirent Midas et
Aristodemus, que pour la crainte de l'ombre de l'eclipse de la lune,
attendre que l'ennemy le vint envelopper et enceindre tout à
l'entour, et au bout du jeu tomber vif entre les mains de ses
ennemis, qui le feirent mourir honteusement avec quarante mille
hommes Atheniens, qui furent ou mis à l'espee, ou pris
prisonniers: car l'opposition de la terre se rencontrant
diametralement entre la Lune et le Soleil n'estoit pas à
craindre ny à redouter en temps où il estoit besoing
se servir de ses pieds, mais bien estoient dangereuses les tenebres
de la superstition, de troubler et confondre le jugement de celuy
qui y estoit tombé, en temps mesmement qui avoit plus besoing
de bon sens et de bon entendement.
Desja la mer commance à se froncer
De pers sillons, et à se courroucer:
Desja la nue alentour environne
<p 122v> Le haut des monts de venteuse
couronne,
En se levant tout' droitte contre mont.
Cela est un signe de tempeste: ce que voyant le bon pilote, prie
bien aux Dieux de luy faire la grace d'en eschapper, et invoque
à son aide ceux que lon appelle Salutaires: mais cependant,
en faisant ses prieres, il prent en main le timon, il baisse
l'antenne, et tasche en amenant la maistresse voile, à se
jetter hors de la mer tenebreuse. Hesiode commande, avant que le
laboureur commance à labourer ou semer,
Faire ses veuts à Jupiter terrestre,
Et à Ceres la deesse champestre:
mais c'est an aiant la main sur le manche de la charrue. Et Homere
fait que Ajax, estant sur le poinct de combattre teste à
teste contre Hector, admoneste les Grecs de faire priere aux Dieux
pour luy: mais que cependant qu'ils prient, luy s'arme tresbien de
toutes pieces. Et Agamemnon apres avoir recommandé aux
soudards Grecs,
Chascun sa lance aiguise et tiene preste,
Et son escu ainsi qu'il faut appreste: alors il requiert
à Jupiter,
O Jupiter donne moy ceste grace,
Que de Priam la cité je terrace.
Car Dieu est esperance de vertu, non pas excuse de lascheté.
Mais les Juifs estant la solennité de leurs grands sabbats,
combien que les ennemis plantassent les eschelles et gaignaissent
leurs murailles, demeurerent assis en robbe de deuil en leurs
maisons, et ne s'en leverent jamais de leurs sieges, ains
demeurerent liez et enveloppez en leur superstition comme dedans une
seinne. Voyla quelle est la superstition és occurrences des
temps et affaires qui ne succedent pas à gré, ains au
rebours de nostre volonté, c'est à dire en
adversité: mais elle n'est de rien meilleure que
l'atheïsme és succes qui adviennent à souhait et
en prosperité. Il n'est rien si joyeux entre les hommes, que
les solennitez des festes, et les festins qui se font és
sacrifices pres des temples, les confrairies où lon est
purifié de ses pechez, et ceremonies du service des Dieux,
où lon les prie et les adore. Or considerez quel est
l'atheïste en ces endroits-là: il se rira d'un ris
furieux, et, comme lon dit communement, Sardonien, de voir les
choses que lon y fait: et quelquefois dira tout bas en l'oreille de
ses plus familiers qui seront à l'entour de luy, Ceux-
là sont bien hors du sens et enragez, qui estiment que telles
choses soient aggreables aux Dieux: au reste il n'aura mal du monde.
Mais le superstitieux voudroit bien, et ne peut, se resjouïr,
ny prendre plaisir, et est son ame comme la ville que descrit
Sophocles,
Pleine de chants, parfums, encensements,
Pleine de pleurs, et de gemissements.
Il pallit de peur, et a sur sa teste un chapeau de fleurs: il
sacrifie, et tremble de crainte: il fait sa priere d'une voix
tremblante: il met de l'encens dedans le feu, et la main luy branle:
et brief, il rend le dire de Pythagoras inepte et vain, lequel
souloit dire, «Que nous sommes lors plus gens de bien, quand
nous allons devers les Dieux:» car c'est alors que les
superstitieux sont plus miserables, et plus malheureux, quand ils
entrent dedans les temples et sanctuaires des Dieux, comme si
c'estoient des cavernes d'ours, ou des trous de dragons, ou des
creux de monstres marins. C'est pourquoy je m'esmerveille de ceux
qui appellent la mescreance et le peché des Atheistes,
impieté, et non pas la superstition. Et toutefois Anaxagoras
fut accusé d'impieté pour autant qu'il avoit dit, que
le Soleil estoit une pierre, et jamais homme n'appella les
Cimmeriens impieux, pour ce qu'ils estiment qu'il n'y ait point
totalement de Soleil. Que me dis-tu? celuy qui estimera qu'il n'y
ait point de Dieux sera tenu pour impieux et excommunié, et
celuy qui estime qu'il y en ait de tels comme le superstitieux les
juge, n'a-il pas des opinions beaucoup plus impieuses et plus
meschantes? Quant <p 123r>à moy j'aimerois mieux que
les hommes dissent de moy, que Plutarque ne fut jamais ny n'est
point aucunement, que s'ils disoient, Plutarque est un homme
inconstant, variable, cholere, et vindicatif pour la moindre
occasion du monde, despit et chagrin. Si vous conviez les autres
à souper, et que vous le laissiez: si estant empesché,
vous ne venez au devant de luy à la porte: si vous faillez
à le saluër, il vous mangera le corps, en vous mordant
à belles dents, il prendra un vostre petit enfant, et le vous
gehennera, il aura quelque mauvaise beste sauvage qu'il envoyera
dedans vos terres, et gastera tous vos fruicts. Le musicien
Timotheus chantoit un jour en plein theatre à Athenes les
louanges de Diane, en l'appellant, comme font les poëtes,
furieuse, forsennee, transportee, enragee. Et Cinesias un autre
jouëur d'instruments se levant d'entre les spectateurs, luy dit
tout haut, Que pleust aux Dieux que tu eusses une telle fille: et
neantmoins les superstitieux estiment de semblables choses, voire
encore pires, de Diane, A la miene volonté que tu entrasses,
soit que tu vinsses de faire pendre quelqu'un, ou de tyranniser
femmes grosses en travail d'enfant, ou d'en faire avorter, encore
toute souillee de sang, ou des carrefours, tirant apres toy tes
purifications, accompagnee du maling esprit. Et si n'ont de rien
meilleur sentiment, ny plus honneste jugement d'Apollo, de Juno, ny
de Venus, pour ce qu'ils les craignent et redoutent tous. Et
neantmoins, quelle injure plus outrageuse avoit ditte Niobe de
Latone, que cela que la superstition persuade aux fols d'elle? c'est
à sçavoir, qu'elle estant irritee des paroles
outrageuses que Niobe luy avoit dittes, luy feit tuer à coups
de flesches six fils et six filles, ja tous estans en aage de
marier, tant elle estoit insatiable des maux d'autruy, et
irreconciliable. Car quand bien il seroit ainsi, que celle Deesse
eust de la cholere, qu'elle haïst les meschants, et qu'elle
fust marrie d'ouir mal dire de soy, et qu'elle ne se fust pas plus
tost mocquee de la sottise et ignorance humaine, ains s'en fust
courroucee, plus tost eust elle deu descocher ses flesches sur ceux
qui vont faulsement mettant en avant qu'elle soit si amerement
vindicatifve, et qui vont disant et escrivant telles choses d'elle.
Nous abominons et detestons la cruauté d'Hecuba, comme estant
barbare et bestiale, quand elle dit au dernier livre de
l'Iliade,
Je mangerois volontiers sa fressure
A belle dents, sans lascher la morsure:
et les superstitieux estiment que la deesse de Syrie, si quelqu'un
mange des anchois ou des mandoles, qu'elle luy mange le gras des
jambes, elle luy emplit le corps d'ulceres, et luy fait pourrir le
foye. Comment si c'est meschamment fait de mesdire des Dieux, ne
sera-ce pas aussi meschamment fait d'en mal penser et mal estimer?
veu mesmement que c'est l'opinion de l'injuriant, qui fait reputer
sa parole injurieuse: car nous ne detestons l'injure que pour autant
qu'elle est signe d'une maligne volonté, et reputons nos
ennemis ceux qui disent mal de nous, comme gens ausquels il ne nous
faut pas fier, et qui ont envie de nous mal faire. Voyez quel
jugement les superstitieux ont des Dieux, quand ils les estiment
estourdis, desloyaux, muables, vindicatifs, cruels, chagrins, et
choleres: dont il s'ensuit necessairement qu'ils les haïssent,
et qu'ils les craingnent, et ne peut estre autrement, puis qu'ils se
persuadent que les plus grands maux qu'ils aient oncques endurez par
le passé, et qu'ils soient encore pour endurer à
l'advenir, leur sont arrivez par eux: et s'il est ainsi qu'ils les
haïssent et qu'ils les craignent, ils sont doncques leurs
ennemis: et si ne faut pas trouver estrange cela, veu qu'ils les
prient, qu'ils les adorent, qu'ils leur sacrifient, et qu'ils ne
bougent ordinairement des Eglises: car nous voyons que lon fait la
reverence aux tyrans, on les saluë, on leur fait la court, on
erige en leur honneur des statues d'or ou d'argent, mais ce pendant
on ne laisse pas à les haïr de mort secrettement, bien
qu'on sacrifie en apparence pour eux. Hermolaus faisoit la court
à Alexandre, Pausanias <p 123v>estoit l'un des garde-
corps de Philippus, et Ch@ereas de Caius, mais chascun de ceux
là en allant apres eux disoit en soy-mesme,
Certainement si j'avois la puissance,
De toy tyran je ferois la vengeance.
Ainsi l'atheïste pense qu'il n'y ait point de Dieux, et le
superstitieux veut qu'il n'y en ait point, mais il le croit partant
malgré luy, d'autant qu'il a peur de mourir: mais s'il
pouvoit, comme Tantalus, sortir de dessoubs ceste grosse pierre qui
luy pend sur la teste, aussi luy se descharger de ceste peur qui ne
le presse pas moins, il aimeroit bien cherement, et trouveroit
bienheureuse la disposition et condition de l'atheïste, comme
un franchise et liberté. Or maintenant l'atheïste ne
tient rien du monde de la superstition, et au contraire le
superstitieux de volonté estant atheïste, est plus
couard et plus foible que de pouvoir croire et se persuader des
Dieux ce qu'il voudroit bien. Et puis l'atheïste ne donne
jamais cause ny occasion de naistre à la superstition,
là où la superstition donne commancement à
l'atheïsme, et puis quand il est né, encore luy donne
elle excuse, non pas vraye ny honneste, mais au moins qui luy sert
de quelque couleur et couverture: car les sages hommes anciens
voyans qu'il n'y avoit rien que lon sçeust reprendre au ciel,
ny negligence, ou desordre et confusion quelconque au mouvement des
astres, ny aux saisons de l'annee, ny à leurs revolutions, ny
au cours du soleil alentour de la terre, qui est la cause du jour et
de la nuict, ou à la nourriture des animaux, et generation
des fruicts annuels de la terre, pour ces considerations et autres
semblables, ils ont à bon droict condamné de tout
poinct l'impieté des atheïstes. Mais les faicts et
oeuvres de la superstition, ses passions dignes de mocquerie, ses
paroles et ses mouvements, ses charmes et sorcelleries, ses courses
çà et là, ses battemens de tabourins, ses
impures purifications, ses ordes et salles sanctifications, ses
barbares et illicites corrections, deschirements et lacerations du
corps, toutes ces choses-là donnent occasion à aucuns
de dire, qu'il est meilleur qu'il n'y ait du tout point de Dieux,
que qu'il y en ait qui reçoivent ou approuvent tous ces abus-
là, ne qui y prennent plaisir, ne qui soient si outrageux,
que se courroucent de si peu de chose, ne si malaisez à
appaiser. N'eust-il pas esté meilleur pour ces Gaulois ou
Tartares-là du temps jadis, de n'avoir jamais eu aucun
pensement ny imagination, ny lecture ou cognoissance des Dieux, que
de penser qu'il y en eust qui se delectassent de sang humain
respandu, ny de croire que le plus sainct et le plus parfaict
sacrifice fust de couper la gorge à des hommes? N'eust-il pas
mieux valu pour les Carthaginois, qu'aiants eu Critias ou Diagoras
pour legislateurs dés le commancement, ils eussent
estimé qu'il n'y eust eu ne Dieux ne diables au monde, que de
sacrifier à Saturne ce qu'ils luy sacrifioient? non pas comme
dit Empedocles reprenant ceux qui immolent des animaux aux
Dieux,
Le pere mesme entre ses mains levant
Son propre fils en autre corps vivant,
Changé de forme aux celestes l'immole,
Faisant ses voeus, tant il a teste folle:
mais sachans, cognoissans et voyans, eux mesmes immoloient leurs
propres enfans, et ceux qui n'en avoient point en achettoient des
pauvres, comme si c'eussent esté des agneaux, ou des
chevreaux, et falloit que la mere propre qui les avoit vendus
assistast au sacrifice, sans monstrer apparence quelconque de
s'esmouvoir à pitié, et sans plorer ne souspirer,
autrement elle perdoit le pris et l'argent de son fils, et
neantmoins son enfant ne laissoit pas pour cela d'estre
sacrifié: d'avantage à l'entour de la statue à
qui se faisoit ce sacrifice, tout estoit plein de joueurs de
fleutes, de aubois, et de tabourins, à fin que lon n'ouist
point le cry de l'enfant. Or si des diables ou des geants, aiants
chassé les Dieux, avoient usurpé l'empire et la
seigneurie de ce monde, de <p 124r>quels autres sacrifices
se resjouïroient ils, ne quelles autres offrandes pourroient
ils demander aux hommes? Amestris la mere du Roy Xerxes enfouit en
terre douze hommes vivans, dont elle faisoit offrande à
Pluton, pour cuider allonger sa vie: combien que Platon die, que ce
Dieu Pluton estant humain, sage et riche, et retenant les ames par
doulces paroles, et gracieuses remonstrances, en a esté
appellé par les Grecs, Ades, qui vaut autant à dire
comme plaisant. Et Xenophanes voyant que les Aegyptiens se battoient
et frappoient leurs poitrines en leurs festes, et se lamentoient
és jours de leurs solennitez, les admonesta bien
pertinemment: «Mes amis, si ceux-cy dont vous solennisez les
festes sont Dieux, ne les lamentez point: et s'ils sont hommes, ne
leur sacrifiez point.» Mais il n'y a rien si plein de toutes
sortes d'erreurs, il n'y a maladie si meslee de diverses passions,
et contraires opinions et repugnantes les unes aux autres, comme est
celle de la superstition: pourtant la faut il fuir, mais que ce soit
seurement et utilement, non pas comme ceux qui fuyent la surprise
des brigants ou des bestes cruelles et sauvages, ou le feu, qui sont
si esperdus et si transportez de frayeur, qu'ils ne sçavent
qu'ils font, ne là où ils vont, et en fuyant ainsi
follement et indiscrettement, se vont jetter en des destours,
où ils rencontrent des abysmes de baricaves et des precipices
de roches coupees. Aussi y en a il qui fuyans la superstition, se
vont ruer et precipiter en la rude et pierreuse impieté de
l'atheïsme, en sautant par dessus la vray Religion, qui est
assise au milieu entre les deux.
Tu n'as dequoy aucunement te plaindre,
Si tu ne veus le simuler et feindre.
Ce seroit à nous trop grand simplesse si nous ne demandions
au moins à nostre chair, que c'est qu'elle a, et à
nostre ame, si pour le malheur advenu elle en est devenue pire, ains
qu'il nous fallust avoir des estrangers, qui nous enseignassent
nostre mal et douleur, en plorant et se lamentant avec nous. Et
pourtant quand nous sommes à part seuls, nous devons examiner
nostre coeur sur tous et chascun des mauvais accidents, comme si
c'estoient fardeaux: car le corps est aggravé seulement par
<p 124v>la pesanteur du fardeau qu'on luy charge, mais l'ame
bien souvent d'elle mesme adjouste la pesanteur aux affaires. La
pierre de sa nature est dure, la glace de sa nature est froide, et
n'apporte pas de dehors casuellement, l'une la dureté, ny
l'autre la froideur glacee: mais les bannissemens, les rebuts, et
pertes d'honneurs, comme au contraire aussi les honneurs, les
magistrats et les preeminences, qui ont puissance de nous resjouir
ou attrister, selon la mesure, non de leur propre nature, mais de
nostre jugement, un chacun se les rend ou pesans, ou legers, et
faciles à porter: et au contraire, d'où vient que
Polynices respond ainsi à la demande qui luy est faitte par
sa mere,
Quoy donc, est il un grand mal arrivé,
A qui se void de son païs privé? Polynices,
Ouy tresgrand, et en experience
Plus qu'exprimer ne sçauroit eloquence.
Mais au contraire Alcman, ainsi comme dit celuy qui a fait cest
Epigramme,
Sardis estoit jadis la demourance
De mes parents, là où je pris naissance,
Et fus nourry, appellé Macelas,
A la façon du païs, où Celsas:
Robbe et joyaux de fin or je portoye,
Et le plaisant tabourin je battoye;
Mais maintenant Alcman je suis nommé,
L'un des bourgeois de Sparte renommé,
Aiant appris les Muses de la Grece,
Qui m'ont rendu en gloire et alaigresse
Plus triomphant que ne fut onc Gyges,
Ny le tyran qui eut nom Dascyles.
Car l'opinion rend une mesme chose à l'un utile, comme bonne
monnoye qui a cours, et à l'autre inutile: mais supposons que
l'exil et bannissement soit chose griefve à supporter, comme
plusieurs le disent et le chantent: aussi y a il entre les choses
que lon mange quelques unes qui sont ameres ou aigres, et qui
poignent le sentiment, mais en les meslant parmy quelques unes des
doulces et gracieuses, nous leur ostons ce qu'elles ont de
desaggreable à la nature: aussi y a il des couleurs qui
offensent la veuë, tellement qu'elle s'en esblouit et s'en
trouble, tant elles sont esclattantes, aspres et brillantes. Si
doncques pour remedier à la dureté malaisee de telles
couleurs, nous avons inventé d'y mesler de l'ombre, ou bien
nous destournons nos yeux à regarder quelque couleur
verdoyante et delectable: le mesme pourrons nous aussi semblablement
faire des sinistres accidents de la fortune, en meslant parmy les
bonnes et desirables qualitez qui sont en toy maintenant, abondance
de biens, nombre d'amis, repos d'affaires, n'avoir besoing de chose
quelconque necessaire à la vie humaine. Je ne pense pas qu'il
y ait Sardianien qui n'aymast mieux, et ne fust plus content,
d'avoir les biens que tu as, voire en exil, et hors de sa maison, en
païs estranger, que comme les ouystres, qui sont collez et
attachez à leurs coquilles, n'avoir autre bien que de jouir
en paix, sans fascherie, de ce qu'il a en sa maison. Ne plus ne
moins doncques, qu'en certaine Com@edie il y a quelqu'un qui
admoneste son amy estant tombé en adversité, d'avoir
bon courage, et de combattre la fortune: et l'autre luy demande,
«En quelle maniere?» Il luy respond, «En
philosophe,» c'est à dire, en homme sage, armé de
patience. Aussi nous maintenant en ceste adversité
combattons-la de patience, ainsi qu'il appartient à homme
sage: car comment est-ce que nous nous defendons de la pluie?
comment est-ce que nous nous vengeons de la bise? En cerchant le
feu, en nous mettant dedans une estuve, en faisant provision de
robbe et de couverture: nous ne demourons pas assis à nous
mouiller à loisir <p 125r>quand il pleut, ny ne
plorons pas sans nous mettre au couvert et à l'abry: aussi en
ce qui s'offre presentement, as tu moyen, plus que nul autre, de
refaire et reschauffer ceste partie de ta vie, qui semble un peu
refrodie, attendu que tu n'as besoing quelconque de tous autres
secours, prouveu que tu en veuilles user par raison. Car les
ventoses que les medecins appliquent, tirans du corps humain ce
qu'il y a de plus mauvais sang, allegent et conservent au reste le
demourant: mais les hommes chagrins de nature, hargneux et subjects
à se plaindre continuellement, à force de ramasser
tousjous en leur entendement ce qu'il y a de plus mauvais en leur
fortune, et de le rememorer souvent, en s'attachant ordinairement
à leurs ennuis, se rendent inutile cela mesme qui est utile,
et au temps qu'il peut le plus profiter: car les deux tonneaux
qu'Homere dit estre au ciel pleins des destinees des hommes, l'un
des bonnes, et l'autre des mauvaises, ce n'est pas Jupiter qui seant
en son throne les distribue, et qui envoye aux uns des adventures
doulces, et tousjours meslees de quelque bien, et aux autres, par
maniere de dire, des ruisseaux continuels de pures miseres et maux:
mais entre nous ceux qui sont sages, et qui ont bon entendement,
espuisent de leurs bonnes adventures ce qu'il y peult avoir de
mauvais meslé parmy, et par ce moyen rendent la vie plus
joyeuse et plus aisee à avaller, en maniere de dire:
là où au contraire vous diriez, que la plus part des
hommes passent leurs fortunes par une couloire, aux trous de
laquelle s'attachent et s'arrestent les mauvaises, et les bonnes
s'escoulent à travers. Pourtant fault, encore que nous soyons
tombez en quelque inconvenient, qui à la verité soit
mauvais et fascheux, induire par dessus quelque resjouissance et
quelque gayeté de ce que nous avons d'ailleurs et qui nous
demeure de bien, en rabotant et polissant, s'il faut ainsi parler,
ce qui est rude et aspre, par ce qui est doulx et gracieux: mais
quant aux accidents qui de leur nature n'ont rien de mauvais, et
où tout ce qui nous travaille est entierement feint et
controuvé par une vaine opinion et folle imagination, il
fault faire comme nous faisons aux petits enfans qui craignent les
masques, nous les leur approchons de pres, et les manions devant
eux, tant que nous les accoustumons à n'en faire plus de
compte: aussi en y touchant de pres, et y arrestant le discours de
nostre entendement à le bien considerer, et descouvrir ce
qu'il y a de faulse apparence, de vanité et de feinte
Trag@edie, comme est l'accident qui de present t'est arrivé,
d'estre banny de ton païs, selon l'erreur de la commune
opinion. Car par nature il n'y a point de païs distingué
non plus que de maison, ny d'heritage, ny de boutique de serrurier
ou de chirurgien, comme disoit Ariston: ains est chascune de ses
choses-là ou plus tost s'appelle et s'estime propre à
celuy qui y habite et qui s'en sert: car l'homme ainsi que disoit
Platon, n'est pas une plante terrestre qui ait ses racines fichees
en terre, ne qui soit immobile, ains est celeste, la teste en estant
la racine, de laquelle le corps s'esleve droict contremont devers le
ciel. Voyla pourquoy Hercules disoit en une Trag@edie,
Quoy qu'on me face Argien ou Thebain,
Point ne me vante estre de lieu certain,
Toute cité de Grece est ma patrie.
Mais Socrates disoit encore mieulx, qu'il ne pensoit estre ny
d'Athenes, ny de la Grece, mais du monde, comme qui diroit Rhodien
ou Corinthien, d'autant qu'il ne se seroit enfermé dedans les
limites des promontoires de Sunium ou de T@enarus, ou des montagnes
Ceraunienes.
Vois tu ce hault infiny firmament,
Qui en son sein liquide fermement
Tient la rondeur de la terre embrassee?
Ce sont les bornes de nostre païs, et n'y a nul qui au dedans
d'icelles se doive estimer banny, ny pelerin ou estranger: là
où il y a mesme feu, une mesme eau, un mesme
<p 125v>air, mesmes magistrats, mesmes gouverneurs, et
mesmes presidents, le Soleil, la Lune, l'estoille du jour, mesmes
loix pour tous, soubs un mesme ordre, et soubs une mesme conduitte,
le solstice d'hyver, le solstice d'esté, l'equinocce, les
Pleiades, l'estoille d'Arcturus, la saison de semer, la saison de
planter, un mesme Roy et mesme prince de tout ce qui est, Dieu,
aiant en sa main le commancement, le milieu, et la fin de tout
l'univers, marchant droictement et se promenant par tout, selon
nature, tousjours accompagné de droicture et de justice, qui
venge ceulx qui transgressent aucun poinct de la loy divine, de
laquelle nous autres usons envers tous autres hommes, comme envers
nos citoyens. Mais que tu n'habite point en la ville de Sardis cela
n'est rien: car aussi tous les Atheniens n'habitent pas au bourg de
Colyttus, ny tous les Corinthiens en la rue de Cranium, ny tous les
Laconiens en la villette de Pittane. Est-ce à dire que tous
les Atheniens qui passerent de la ville de Melite en celle de
Dromide fussent tous estrangers, ou bien sans païs, attendu que
là ils solennizent encore le mois de leur transmigration, et
y font un solennel sacrifice qu'ils appellent Metagitnia, en memoire
de leur transition à autre voisinage, qu'ils receurent fort
aiseement, enjoye, et avec contentement? Je croy que tu ne le
voudrois pas dire. Quelle partie doncques de la terre habitable, ou
bien de l'universelle, est loing l'une de l'autre, veu que les
Mathematiciens preuvent et demonstrent par raison, que le total
d'icelle ne tient lieu que d'un poinct qui n'a nulle dimension au
regard du firmament? Mais nous, comme des formis chassez hors de
leur formilliere, ou des abeilles jettees hors de leur ruche, nous
desconfortons et nous trouvons tous estranges, par ce que nous ne
sçavons pas nous attribuer et estimer propres à nous
toutes choses, comme elles le sont, combien que nous nous mocquions
ordinairement de la sottise de ceux qui disent, que la Lune
d'Athenes soit meilleure que celle de Corinthe: et cependant nous
sommes en mesme erreur de jugement, quand estant hors du lieu de
nostre demourance nous mescognoissons la terre, la mer, l'air, et le
ciel, comme estans autres et tous differents que ceux que nous avons
accoustumez: Car la nature nous laisse aller par le monde tous
libres et desliez: mais nous mesmes nous lions, nous emprisonnons et
emmurons, en nous estraignant et reduisant à peu de petite et
estroicte place. Et puis nous nous mocquons des Roys de Perse, de ce
qu'ils ne boivent jamais autre eau que de celle de la riviere de
Choaspes, par ceste maniere de faire se rendent toute la terre
habitable au demourant sterile d'eau pour eux: et quand nous sommes
remuez de lieu à autre, regrettant ou la riviere de Cephisus,
ou celle d'Evrotas, ou la montagne de Taugetus, ou de Parnassus,
nous nous rendons tout le demourant de la terre inhabitable, comme
un desert où il n'y ait point de ville pour nous. Et au
contraire, quelques Aegyptiens par une cholere ou trop grande
dureté de leur Roy, s'estans transportez en Aethiopie, comme
leurs parents et amis les priassent et admonestassent de s'en
retourner vers leurs femmes et leurs enfans, en descouvrant leurs
parties naturelles, un peu bien effronteement, ils respondirent,
qu'ils n'auroient point de faulte de femmes ny d'enfans, tant qu'ils
auroient ces outils là quand et eux: mais on peult bien plus
honnestement et plus gravement dire, que celuy auquel en lieu qu'il
soit ne default commodité des choses qui luy sont necessaires
pour sa vie, là ne pourroit on dire que celuy la soit hors de
son païs, sans ville, ny sans feu, ne lieu, ne qu'il y soit
estranger, prouveu qu'il ait l'oeil et l'entendement à cela
qui le gouverne, et luy serve comme d'une ancre, à fin qu'il
se puisse servir de tout port, et de tout haute où il
abordera: car quand on a perdu ses biens, il n'est pas facile
soudainement en ramasser d'autres: mais toute ville est le païs
de celuy qui s'en sçait bien servir, et qui a des racines qui
puissent vivre et se nourrir par tout, et prendre pied en tout lieu,
telles que les avoit Themistocles, ou Demetrius le Phalerien, lequel
apres avoir esté banny d'Athenes, se trouva le premier homme
de la court du Roy <p 126r>Ptolom@eus en Alexandrie:
là où non seulement il eu abondance de tous biens pour
luy, mais qui plus est, envoya des presens aux Atheniens: et
Themistocles estant nourry et entretenu par la liberalité du
Roy de Perse en estat de Prince, dit, ainsi que lon raconte,
à sa femme et à ses enfans, «Nous estions perdus,
si nous n'eussions esté perdus.» Pourtant Diogenes
surnommé le Chien, respondit pertinemment à un qui luy
reprochoit que les Sinopiens l'avoient banny du païs de Pont:
«Et moy, dit-il, je les ay confinez dedans le païs de
Pont, à la charge qu'ils ne partent jamais des rivages et des
falaises de la mer majour, qui est Pont Euxine.» Et Stratonicus
estant en l'isle de Seriphe, qui est fort petite, demanda à
son hoste, pour quel crime on punissoit de bannissement les
malfaicteurs en leur païs: et comme il luy eust respondu, que
c'estoit pour crime de faulx: «Et que ne fais-tu donc quelque
faulseté, luy repliqua il, à fin que tu sortes de
ceste estroicte prison?» là où, ce disoit un
poëte Comique, «on cueille les figues avec des
fondes,» et là où lon a à foison de toutes
necessitez. Car si tu veux bien considerer la verité sans
vaine opinion, celuy qui a une ville affectee, est estranger et
pelerin de toutes les autres: Car il n'est pas honneste ny
raisonnable, qu'abandonnant la sienne propre, il aille habiter
celles des autres. «Sparte t'est escheute en ton sort, honore
la:» quoy qu'elle soit ou de peu de renom, ou mal saine: et
encore quelle soit travaillee de seditions civiles, ou d'autres
turbulents affaires: mais celuy à qui la fortune a
osté celle qui luy estoit propre, à celuy-là
elle abandonne celle qui luy plaira. Ce beau precepte des
Pythagoriens seroit bien sage et bien utile à prattiquer en
cest endroit, «Choysi la voye qui est la meilleur,
l'accoustumance te la rendra aggreable et plaisante:» choysi la
meilleure et la plus plaisante ville, le temps te la rendra ton
païs, qui ne te distraira point de tes affaires, ne te faschera
point, ne te commandera point: contribue, va en ambassade à
Rome, reçoy le capitaine en ta maison, prens une telle
charge. Celuy qui ramenera bien tout cela en sa memoire, prouveu
qu'il ait entendement, et qu'il ne soit point aveuglé de
vanité, il eslira et souhaittera d'estre banny, voire quand
bien ce seroit à la charge d'aller habiter en la petite Isle
de Gyare, ou en celle de Cinare sterile, et où les arbres et
plantes ne peuvent croistre, sans y avoir regret et sans se
plaindre, ne dire les paroles que disent les femmes en
Simonides,
Le bruit tonnant de la mer tourmentee
A l'environ me ceint espouventee:
ains plus tost discourant à par soy, ce que jadis Philippus
le Roy de Macedoine dit, estant tombé de son long à la
renverse, au lieu où s'exerçoit la luicte, et se
retournant comme il eut veu la forme et figure de son corps imprimee
en la poulsiere, «ô Hercules, dit-il, combien peu de
terre il nous fault par nature, et neantmoins nous convoitons tout
le monde habitable.» Je pense que tu as veu quelque fois l'Isle
de Naxe, ou bien celle de Thurie qui n'est pas loing d'icy, c'estoit
le domicile d'Orion anciennement, et l'autre avoit jadis pour ses
habitans Ephialtes et Otus. Et Alcm@eon feit sa demeurance sur la
vase que le fleuve d'Achelous avoit nouvellement amassee, apres
qu'elle fut un peu affermie et deseichee, fuyant, comme disent les
poëtes, la poursuitte des furies: mais quant à moy, je
me doute que pour fuir les magistrats et offices d'une Republique,
les seditions, brigues et calomnies furiales, que lon y endure, il
eust choysi un bien plus petit lieu pour son habitation, moyennant
qu'il y eust peu vivre en seureté et en repos, loing de tous
affaires. Et Tiberius C@esar vescut les sept ans derniers de sa vie,
jusques à sa mort, en la petite Islette de Caprees: tellement
que le temple et throne Imperial de la terre habitable, restraint au
coeur d'un seule homme, par maniere de dire, fut tant de temps en ce
seul lieu là, sans en sortir nulle part ailleurs: mais quand
à celuy-là, les soucis, cures et ennuys de l'empire
luy estans respandus sur la teste, et accourans à luy de tous
costez, ne luy laissoient pas nettement <p 126v>et sans
tourmente, jouir de son repos insulaire: mais celuy qui peult,
entrant en une petite Isle, se delivrer de grands travaux, celuy
là est miserable s'il ne dit souvent à par soy en luy
mesme, et ne chante maintefois ces vers de Pindare,
Petit nombre de beaux Cypres
Aime, et laisse les grands forests
Qui sont en Crete, à l'entour d'Ide:
J'ay peu de champ ras et tout vuide
D'arbres, si peu est spacieux,
Mais aussi de deuil soucieux
Est mon ame du tout exempte,
Et procés point ne la tourmente:
aussi ne seras tu point subject à brigues et seditions
civiles, ny à mandements de gouverneurs, ny à charges
et administrations en affaires publiques, dont on ne se
sçauroit excuser. Et veu qu'il semble que Callimachus ait
bien rencontré, disant qu'il ne fault pas mesurer la sapience
au cordeau Persien, à sçavoir-mon, si mesurans la
felicité aux cordes et aux lieuës Persiennes, nous nous
devrons plaindre et lamenter comme malheureux, quand nous habiterons
une petite Islette, qui n'aura que deux cents stades de tour, et non
pas quatre journees de navigation comme la Sicile? car de dequoy
sert le païs grand et large à la felicité, et
à rendre un homme heureux? n'entens-tu pas Tantalus, qui en
une Trag@edie dit ainsi, -de Berecynthe
Les plaines ont de long douze journees,
Qui tous les ans par moy sont engrainees?
Et puis un peu apres il dit,
Mon ame estant du hault ciel devallee
En ceste basse et terrestre vallee,
Me parle ainsi, Garde toy d'adorer
Par trop ce monde, et de t'en amourer.
Et Nausithous abandonnant Hesperie aux larges campagnes, pource
qu'elle estoit trop voisine des Cyclopes, et s'en allant demourer en
une Isle arriere des autres hommes, sans avoir conversation
quelconque avec eulx,
Loing des humains au milieu de la mer,
prepara une tresdoulce vie à ses citoyens. Au temps jadis les
enfans de Minos habiterent premierement les Isles Cyclades, et
depuis ceux de Codrus et de Neleus les teindrent, esquelles les fols
bannis maintenant estiment estre griefvement punis quand on les y
confine: et toutefois quelle Isle y a il destinee aux confinements
des bannis qui ne soit plus large que la possession et le champ de
Scillontie, dedans lequel Xenophon apres le tant renommé
voyage de Perse passa heureusement sa vieillesse: et l'Academie, qui
n'estoit qu'un petit verger, qui ne cousta d'achapt que trois mille
drachmes, 300 escus. estoit l'habitation de Platon, de
Xenocrates et de Polemon, qui là tenoient leurs escholes, et
y demouroient tout le temps de leur vie, excepté un seul jour
tous les ans, auquel Xenocrates descendoit jusques à la ville
pour voir le passetemps des jeux, aux festes de Bacchus, quand on
jouoit de nouvelles trag@edies, pour honorer la feste, comme lon
disoit: et Theophrastus natif de Chio, reproche mesme à
Aristote, que pour vivre en la court de Philippe et d'Alexandre, il
aimoit mieux demourer sur la bouche de la riviere de Borborus, que
non pas en l'Academie: car Borborus est une petite riviere, qui
passe au long de la ville de Pella en Macedoine. Et le poëte
Homere par expres nous recommande les Isles, en les celebrant et
honorant de divines louanges,
Il arriva à Lemnos la belle Isle,
Où du divin Thoas estoit la ville. Et,
<p 127r>Ce que les Dieux l'heureux sejour Lesbos
Contient dedans tout son pourpris enclos.
Et, Apres qu'il eut la haulte Scyros prise,
Ville de Mars aux armes bien apprise.
Et, Les habitans des Eschinades sainctes
Dulichios, Isles toutes enceinctes
De hault mer d'Elide vis à vis.
Aussi dit-on que des hommes illustres le plus devot Aeolus habitoit
en une Isle, le plus sage Ulysses en un autre, le plus vaillant
Ajax, le plus courtois aux passans et estrangers Alcinous: et Zenon
le philosophe aiant nouvelles qu'une navire, qui luy estoit de tous
ses biens demouree seule, estoit perie en mer, avec toute la
marchandise qui estoit dedans, «Tu fais (dit-il) bien, Fortune,
de me ranger et reduire à la robbe d'estude et à la
vie philosophique.» Aussi pense-je qu'un homme qui ne seroit
pas du tout estourdy de vaine gloire, ny transporté
d'ambition populaire, ne pourroit justement se plaindre de la
fortune, quand il seroit rangé en une Isle, ains l'en
remercieroit de ce qu'elle luy auroit osté toute angoisse
d'esprit, tout rompement de teste, toute subjection d'aller errant
çà et là par le monde, de s'exposer aux perils
de la mer, et aux crieries et rabrouements d'une multitude de
peuple, et l'auroit reduit à une vie stable, tranquille,
pleine de repos, n'estant distrait d'aucune superfluë
occupation, ains vivant proprement et veritablement à soy:
car qui est l'Isle qui n'a une maison, un promenoir, une estuve, des
poissons, des liévres, qui veult prendre son passe-temps
à les pescher, et chasser? Qui plus est, tu peux souvent
jouïr à coeur saoul du repos et loysir dont les autres
sont affamez, car ailleurs les calomniateurs, et les curieux
recerchans toutes nos actions, et nous espians, soit que nous jouons
aux dez, ou que nous nous tenions cachez chez nous, nous tirent par
force de nos maisons de plaisance, et de nos jardins, pour aller
respondre et comparoir en justice, ou bien nous entrainnent par
force en court: là où à celuy qui est
confiné en une Isle, il n'y a personne qui luy aille rompre
la teste, personne qui luy aille demander, personne qui luy emprunt,
nul ne le prie de venir respondre pour luy, nul de luy aider
à conduire sa brigue. Il n'y a seulement que les meilleurs de
ses amis, et de ses plus affectionnez parents, qui pour l'amour
qu'ils luy portent, et pour desir de le voir, montent sur mer pour
l'aller visiter: tout le reste du temps et de la vie luy demeure
franc et quitte, sans qu'on luy puisse violer ny troubler, à
qui sçait et qui veult user de son repos. Mais celuy qui
louë ou repute heureux ceux qui vont courant par le monde hors
de leurs maisons, et qui passent la plus part de leur vie, ou par
les hostelleries, ou dedans les navires de passage, il resemble
proprement à celuy qui jugeroit les planettes et estoilles
errantes plus heureuses, que non pas les autres fixes: et toutefois
chacune planette tourne tousjours en son ciel propre, comme en une
Isle, gardant tousjours l'ordre de sa revolution: Car, comme disoit
Heraclitus, le Soleil mesme ne oultrepassera jamais ses bornes,
autrement les Furies, qui servent et secondent la justice, le
rencontreront. Mais toutes ces raisons là, et autres
semblables, mon bon amy, alleguons les et les chantons à
ceux, qui estans releguez ou confinez en une Isle, ne peuvent
prattiquer ny hanter en autre lieu quelconque,
Ceux qui des flots de l'escumeuse mer
Contre leur gré se voient enfermer:
mais à toy, à qui un seul lieu n'est pas donné
et assigné pour habiter, ains un seul est defendu,
l'exclusion d'une seule ville est l'ouverture de toutes les autres.
Et si quelqu'un nous obiice, Voire mais nous ne tenons plus de
magistrats, nous n'allons plus au Senat, nous ne presidons plus aux
jeux publiques: Nous luy opposerons, aussi ne sommes nous plus en
brigues, aussi ne despendons nous plus, aussi ne sommes
<p 127v>nous plus subjects à aller faire la court aux
portes des Gouverneurs, et ne nous chault maintenant à qui
par sort soit escheut le gouvernement de nostre province, s'il est
cholere, s'il est fascheux: ains comme Archilochus ne faisant compte
des fertiles terres à bleds et à vignes, qui sont en
l'isle de Thasos, la diffamee, pour ce qu'elle est aspre et bossue,
disant,
Comme le dos d'un asne elle est pointuë,
De sauvageaux couverte et revestuë.
Aussi nous, jettans nos yeux et les fichans sur cela seulement qui
est le plus vil en un exil, nous ne nous arrestons pas à
considerer le repos, le loisir et la liberté qui nous en
provient. Et toutefois on beatifie et repute bien-heureux les Roys
de Perse de ce qu'ils passent leur hyver en Babylone, leur
esté en la Medie, et la plus doulce partie du printemps en
Suse: et celuy qui est hors de son païs peult durant la
sollenité des mysteres demourer en la ville d'Eleusine,
durant les Bacchanales se festoyer en Argos, quand on jouë les
jeux Pythiques s'en aller en la ville de Delphes, quand on celebre
les Jeux Isthmiens passer à Corinthe, s'il est homme qui
prenne plaisir à voir diversité de spectacles, sinon
se tenir quoy, se promener, lire, reposer et dormir, sans que
personne vienne interrompre son sommeil: et ce que souloit dire
Diogenes, Aristote disne quand il plaist à Philippus, et
Diogenes quand il plaist à Diogenes, sans qu'il y ait
affaire, ny magistrat, ny Gouverneur et Capitaine qui interrompe sa
façon ordinaire de vivre. C'est pourquoy vous trouverez peu
des plus sages et plus prudents hommes qui aient esté
ensepvelis en leurs païs, ains la plus part, sans que
necessité quelconque les y forceast ny contraignist, ont
volontairement levé l'ancre, et s'en sont allez surgir en
autruy port, pour y passer leur vie: et sont les uns allez d'Athenes
ailleurs, et les autres venus d'ailleurs à Athenes: car qui
a oncques dit une telle louange de son païs comme a fait
Euripide?
Premierement un peuple nous ne sommes
Venu d'ailleurs icy estranges hommes,
Ains de tout temps au païs mesme nez:
Tous autres gens ont esté promenez,
Comme osselets que çà et là lon
jette,
Chassez puis d'une et puis d'une autre assiette.
Et s'il nous fault d'avantage exalter,
Nous avons l'air que nous pouvons vanter
D'estre si bien temperé, qu'en froidure
Ny en chaleur point d'exces il n'endure:
Et si la Grece ou l'Asie produit
Gibbier aucun delicat, ou bon fruict,
Au doux appast de cest air se vient rendre,
Tant qu'il nous est facile de le prendre.
Et toutefois celuy qui avoit escrit toutes ces belles louanges-
là de son païs, s'en alla en Macedoine, et vescut en la
court du Roy Archelaus.
Aeschylus fils d'Euphorion natif
D'Athenes est soubs ce tombeau captif,
Inhumé pres Gele la fromenteuse.
Car luy aussi se partit de son païs, et s'en alla habiter en
Sicile, comme aussi feit Simonides devant luy. Et ce tiltre, C'est
l'histoire d'Herodote Halicarnassien, il y a plusieurs qui le
corrigent et escrivent, d'Herodote Thurien, pour ce qu'il s'alla
tenir en la ville de Thuries, et fut participant de celle colonie.
Mais le divin esprit et celeste Homere en la science des Muses,
Decorateur de la guerre Troyenne,
<p 128r>qui a fait que tant de citez se debattent à
qui l'aura, et s'attribuent sa naissance, sinon qu'il n'en louë
pas une seule? et puis nous voyons que par tout on fait tant et de
si grands honneurs à Jupiter hospital. Et si quelqu'un me
dit, que tous ces personnages-là ont esté ambitieux,
et qu'ils cerchoient gloire et honneur, retire toy devers les sages
et aux escholes de sapience à Athenes, ramene en ta memoire
ceux qui ont esté anciennement renommez en l'eschole du
Lyceum, en l'Academie, en la Stoïque, au Palladium, en l'Odeum
qui estoit l'eschole de la musique: si tu aimes et as en estime la
Peripatetique par dessus toutes les autres, Aristote, qui en a
esté le prince, estoit natif de la ville de Stagires en
Macedoine, Theophraste natif d'Eressu, Straton de Lampsaque, Glycon
de Troade, Ariston de Chio, Critolaus de Phasele: si tu admires plus
la Stoïque, Cleanthes estoit d'Asses, Zenon Citieïen,
Chrysippus de Soles, Diogenes de Babylone, Antipater de Tarse: et
Archedemus, qui estoit natif d'Athenes, s'en alla demourer entre les
Parthes, et laissa en Babylone une succession de philosophie
Stoïque. Qui a-ce doncques esté qui les a tous chassez
de leur pais? nul: ains ont esté eux-mesmes qui ont par tout
cerché leur repos, duquel mal-aiseement peuvent jouïr en
leur maison ceux qui ont quelque authorité ou quelque
reputation: tellement qu'ils nous ont bien enseigné leurs
autres sciences en leurs livres, mais ce poinct de vivre en repos,
ils le nous ont monstré par effect et par leur exemple. Car
encore à present les plus illustres et les meilleurs
Philosophes vivent en païs estranges et hors de leurs maisons,
non qu'ils y aient esté transportez par autruy, mais par ce
que il s'y sont transportez d'eulx-mesmes, en fuyant les
empeschements, destourbiers et occupations que nous apportent nos
païs. Qu'il soit ainsi, la plus part des plus belles et des
plus approuvees et louees compositions que les anciens aient
faittes, ce a esté moyennant l'exil où ils estoient,
que les Muses leur ont inspiré le sçavoir de les
faire. Thucydides Athenien escrivit la guerre des Peloponesiens, et
des Atheniens en la Thrace en un lieu qui s'appelloit la Forest
fossoyee, Xenophone escrivit son histoire au lieu de Scillonte qui
est en la province d'Elide, Philistus en Epire, Tim@eus qui estoit
natif de Taurominium en Sicile, à Athenes: Androtion
Athenien, à Megares: Bacchylides le poëte, au
Peloponese. Tous ceux-là et plusieurs autres encore, pour
estre sortis de leurs païs, ne se sont pas descouragez, ny ne
se sont pas desesperez, ains ont monstré la vivacité
de leurs bons esprits, aiants pris de la fortune leur bannissement,
comme une occasion propre à ce faire, pour laquelle
maintenant encore apres leur mort ils sont renommez, par tout:
là où, au contraire, il n'est demouré aucune
memoire maintenant de ceux qui par leurs brigues et menees les ont
chassez. Et pourtant merite d'estre mocqué celuy qui estime
qu'il y ait quelque note d'infamie, conjoincte et adherente au
banissement. Comment dis-tu cela? Doncques Diogenes est infame,
lequel Alexandre le grand voiant assis au soleil s'approcha de luy,
et luy demanda, s'il avoit besoing d'aucune chose: l'autre luy
respondit, que non, sinon qu'il s'ostast un petit de devant son
soleil: tellement qu'Alexandre esbahy de ceste grandeur et hautesse
de courage, dit alors à ceux-là qui estoient autour de
luy, Si je n'estois Alexandre, je serois Diogenes. Doncques Camillus
estoit infame pour avoir esté chassé de Rome, de
laquelle maintenant il est appellé le second fondateur: et
Themistocles pour estre banny ne perdit pas la gloire qu'il avoit
acquise entre les Grecs, mais au contraire y adjousta celle qu'il
avoit acquise entre les Barbares: et n'y a homme qui soit de si bas
coeur et si peu soucieux d'honneur, qu'il n'aimast mieux estre
Themistocles tout banny, que non pas Leobates celuy qui l'accusa et
qui le feit bannir: et Ciceron qui fut dechassé, que non pas
Clodius qui le chassa: ou Timotheus qui fut contrainct d'abandonner
son païs, que Aristophon son accusateur qui le luy feit
abandonner. Mais pourautant que l'authorité d'Euripides en
esmeut plusieurs, ausquels <p 128v>il semble qu'il a
allegué de bien puissants arguments à la condamnation
et diffamation du bannissement, voyons que c'est qu'il en dit, en
demandant et respondant.
JOCASTA,
Quoy donc, est-il si grand mal arrivé
A qui se sent de son païs privé?
POLYNICES,
Ouy tres-grand, et en experience,
Plus qu'exprimer ne sçauroit eloquence.
JOCASTA,
Comment cela? qu'est-ce qui griefve plus
Ceux-là qui sont de leurs païs exclus?
POLYNICES,
Ce qui plus griefve, est que le banny n'ose
Pas librement parler de toute chose.
JOCASTA,
Celuy est serf qui n'ose franchement
Se declarer de tout son pensement.
POLYNICES,
On est contraint d'endurer soubs feintise,
Des plus puissans l'ignorance et sottise.
Ceste sentence n'est ny bonne, ny veritable: car premierement ce
n'est point un serf qui n'ose franchement declarer tout ce qu'il
pense, ains plus tost un homme sage et prudent, qui tient sa langue
en temps et affaires qui recquierent taciturnité et silence,
ainsi comme luy mesme le dit ailleurs plus sagement et mieux,
Taire où il faut, et où il loist parler.
Et puis on n'est pas contraint de supporter l'ignorance des plus
forts seulement quand on est hors de sa maison, mais bien souvent et
encore plus, quand estant dedans on craint d'estre calomnié,
ou forcé et violenté par ceux qui ont injustement le
credit et l'authorité és villes: et qui plus est
manifestement faux, il ose à ceux qui sont hors de leur
païs la liberté de franchement parler: et m'esmerveille
s'il trouvoit que Theodorus fust sans franchise et liberté de
parler, attendu que comme le Roy Lysimachus luy dist, «Ceux de
ton païs t'ont chassé et banny pour ta mauvaise
langue,» «Ouy, respondit-il, pour ce qu'ils ne me
pouvoient plus porter,» non plus que Semelé Bacchus:
combien qu'il luy eust monstré dedans une cage de fer
Telesphorus, auquel il avoit fait arracher les yeux, couper le nez
et les oreilles, et tronçonner la langue, en luy disant,
«Voyla comment j'accoustre ceux qui me font desplaisir Quoy?
Diogenes n'avoit-il point de liberté, lequel estant
allé au camp de Philippus, sur le poinct qu'il estoit prest
à donner la bataille aux Grecs, fut pris et mené
devant le Roy comme espion, qui estoit venu pour espionner le camp:
«Ouy vrayement, dit-il, je suis venu voirement pour visiter ton
insatiable cupidité de dominer, et ta folie, veu que tu
t'apprestes pour hazarder en un moment d'heure, non seulement ta
couronne, mais aussi ta personne.» Et Hannibal estant banny de
Carthage ne parla-il pas librement au Roy Antiochus, quand il luy
conseilla, l'occasion s'estant presentee de donner la battaille aux
Romains, et le Roy aiant fait sacrifice aux Dieux luy respondit, que
les entrailles des hosties ne luy permettoient pas de ce faire.
«Et comment,» luy repliqua-il, en le reprenant: «Tu
veux doncques faire ce qu'une chair morte te dit, et non pas ce que
te conseille un homme sage?» Mais non pas les Geometres mesmes,
et ceux qui usent de demonstrations lineaires, ne perdent pas pour
estre bannis la liberté de dire franchement ce qui est de
leur art et science: car pourquoy cela, s'ils sont gens de bien et
d'honneur? mais la couardise et lascheté de coeur
<p 129r>est celle qui par tout empesche la parole, lie la
langue, serre le gosier, et fait taire les hommes. Mais voyons ce
qui suit apres en Euripide.
JOCASTA,
Mais comme on dit, esperance de mieux
Paist les chetifs qui sont hors de chez eux.
POLYNICES,
Ils ont beaux yeux, et la veuë loingtaine,
Pour veoir de loing une attente incertaine.
Cela encore est un blasme et reprehension de folie, et non pas du
bannissement, car ce ne sont pas ceux qui ont appris, et qui
sçavent s'accommoder à ce qui se presente, mais ceux
qui sont tousjours suspendus en l'attente de l'advenir, et qui
souhaittent tousjours ce qu'ils n'ont pas, qui sont emportez
tousjours çà et là sur l'esperance, comme sur
un radeau, encore qu'ils ne soient jamais sortis des murailles de
leur ville.
JOCASTA,
Les alliez de ton pere, et amis,
A ton besoins ont-ils secours omis?
POLYNICES,
Garde toy bien de tomber en affaire,
Peu sont amis en fortune contraire.
JOCASTA,
Le noble sang dont tu es descendu,
Ne t'a-il pas par tout honneur rendu?
POLYNICES,
Il faut mauvais en necessité estre,
Mal me donnoit ma noblesse à repaistre.
Ces paroles de Polynices ne sont pas seulement faulses, mais
ingrates, quand il dit, que la noblesse ne treuve pas qui l'honore,
ne qui se monstre amy en exil, veu que luy estant banny hors de son
païs fut tant honoré, qu'on luy donna en mariage une
fille de Roy, et qu'il assembla une si grosse et puissante armee de
ses alliez, amis et confederez à l'aide desquels il retourna
en armes dedans son païs, ainsi comme luy-mesme le confesse un
peu apres,
Plusieurs Seigneurs des Myceneïens,
Plusieurs aussi Princes Danaïens,
Sont avec moy pour un plaisir me faire
Qui peu me plaist, mais il est necessaire:
Aussi peu recevables sont les paroles de la mere qui se lamente,
Point allumé la torche conjugale
Je n'ay devant ta feste nuptiale,
Et d'Ismenus on ne porta de l'eau,
Lors que tu fus faict espousé nouveau.
Mais au contraire, elle se devoit resjouir et estre fort contente
d'entendre, que son fils estoit si hautement marié en maison
Royale: mais en se lamentant qu'elle n'avoit point allumé la
torche nujptiale, et que la riviere d'Ismenus n'avoit point fourny
l'eau à ses nopces, comme s'il n'y eust point eu de feu ny
d'eau en la ville d'Argos pour les nouveaux mariez, elle attribue
à l'exil les maux de vanité et de folie. Mais on me
dira, que c'est une note reprochable que d'estre banny: ouy bien
empres les fols, qui font un reproche d'estre pauvre, ou d'estre
chauve, ou d'estre petit, ou bien d'estre estranger ou passager:
mais ceux qui ne se laissent point aller et transporter à ces
vaines persuasions-là, ont en estime et admiration les gens
de bien, encore qu'ils soient pauvres, encores qu'ils soient
estrangers, et encore qu'ils soient bannis. Ne
<p 129v>voyons nous pas que tout le monde revere et honore
le temple de Theseus, aussi bien que celuy de Parthenon, qui est de
Minerve, et celuy d'Eleusinium, qui est de Ceres et de Proserpine?
Et toutefois Theseus fut banny d'Athenes, par le moyen duquel la
cité d'Athenes est aujourd'huy habitee, et perdit la ville
qu'il n'avoit point euë d'un autre, mais qu'il avoit luy-mesme
fondee. Et que demeure-il d'honorable en Eleusine, si nous
deshonorons et avons honte d'Eumolpus, qui se transportant de la
Thrace icy, monstra jadis, et monstre encore aujourd'huy, aux Grecs
la religion des mysteres? Et Codrus, de qui estoit-il fils, qui
devint Roy d'Attique n'estoit-il pas fils de Melanthus banny de
Messine? Ne trouves-tu pas louable la response que feit Antisthenes
à un qui luy disoit, «Ta mere est Phrygiene:»
«Aussi, respondit-il, l'est celle des Dieux.» Si donc lon
te reproche que tu es banny, que ne respons-tu, aussi l'estoit le
pere d'Hercules le grand conquerant, et le grand pere de Bacchus,
qui fut envoyé pour cercher Europe, et ne retourna jamais
depuis en son païs, estant natif de la Phoenicie, ains estant
arrivé à Thebes hors de son païs, engendra
Bacchus Evius qui errantes
Incite à fureur les Bacchantes,
Qui veut estre honoré de jeux,
Et de service furieux.
Et quant à ce que Aeschylus a voulu entendre par ces paroles
couvertes, ou plus tost qu'il a monstré de loing, quand il
dit,
Sainct Apollo le Dieu du ciel banny,
je le passe soubs silence à bouche close, comme dit Herodote.
Et Empedocles au commancement de sa philosophie,
Il y a loy de necessité stable,
Decret des Dieux ancien immuable,
Depuis qu'un homme a maculé ses mains
Du sang à tort espandu des humains,
Que les D@emons de tresfort longue vie,
Le vont chassans hors de la compagnie
Des bien-heureux pour un temps infiny,
Par ceste loy je suis ores banny
D'avec les Dieux, errant parmy le monde.
Ce n'est pas de luy seul, mais de nous tous apres luy, qu'il nous
declare tous en ce monde passagers, estrangers et bannis. Car ce
n'est point le sang, ce dit-il, ny l'esprit vital congelé qui
nous a, ô hommes, donné la substance de l'ame, et le
principe de vie, ce n'est que le corps qui en est composé
terrestre et mortel: mais la generation de l'ame qui vient
d'ailleurs icy bas, il la desguise du plus gracieux nom qu'il peut,
l'appellant un bannissement et relegation hors de son païs,
mais à la vraye verité elle vague et erre, chassee par
les divines loix et statuts, jusques à ce qu'elle vienne
à estre attachee à un corps, ne plus ne moins que
l'ouystre à quelque roc, en une Isle fort battue des vents et
des undes de la mer tout à l'entour, pour ce qu'elle ne se
recorde, ny ne se souvient point de quel honneur, et de quelle
beatitude elle ext transferee, qui n'est pas comme de Sardis
à Athenes, ou de Corinthe en l'isle de Lemnos, ou de Scyros,
mais pour avoir changé la demeure du ciel et de la lune
à la terre et à la vie terrestre, là où
elle se courrouce, et trouve estrange si elle change un petit lieu
à un autre, comme un chetifve plante qui se seiche quand on
la transplante, combien qu'encore à une plante une sorte de
terre luy est plus sortable et plus convenable qu'une autre, comme
celle où elle se nourrist et germe mieux: mais, au contraire,
il n'y a lieu qui oste à l'homme sa felicité, non plus
que la vertu de force et de prudence. Car Anaxagoras en prison mesme
composoit et escrivoit sa quadrature <p 130r>du cercle: et
Socrates en avallant le poison dont il mourut, philosophoit, c'est
à dire, exerçoit l'estude de sapience, et exhortoit
ses familiers à y estudier, lesquels admiroient sa constance:
là où, au contraire, Phaëton et Icarus, qui,
comme les poëtes disent, monterent au ciel, par leur folie et
imprudence tomberent en de tresgriefves calamitez.
PLATON en ses loix ne permet point que lon puisse aller
prendre de l'eau chez son voisin, que premierement, on n'ait
fouillé et creusé dedans son fond jusques à
l'argille, et que lon n'ait fondé et esprouvé, que le
lieu n'engendre point d'eau, pour ce que l'argille, ou terre
à potier, estant de sa nature grasse, solide et forte,
retient l'humidité qu'elle reçoit, et ne la laisse pas
escouler ny percer: et fault qu'il soit loisible de prendre de l'eau
chez l'autruy, quand il n'y a ordre ny moyen d'en pouvoir trouver
sur le sien, pour ce qu'il faut que la loy prouvoye à la
necessité, non qu'elle favorise à la lascheté.
Mais il faudroit qu'il y eust aussi une ordonnance touchant
l'argent, qu'il ne fust loisible d'en emprunter à usure, ny
d'aller fouiller aux bourses, comme aux puits ou fontaines,
d'autruy, que premierement on n'eust chez soy cerché et
fondé tous les moyens d'en recouvrer, et par maniere de dire,
recueilly et amassé tous les esgouts et toutes les sources,
pour essayer si lon en pourroit tirer ce qui nous seroit utile et
necessaire: mais au contraire plusieurs y en a, qui pour fournir
à leurs folles despenses, à leurs delices et
superfluitez, ne se servent pas de ce qu'ils ont, ains en prennent
de l'autruy à grands frais, sans qu'il leur soit necessaire:
ce qui est bien aisé à juger par ce, que les usuriers
ne prestent ordinairement point à ceux qui sont necessiteux,
ains à ceux qui veulent acquerir et avoir quelque chose qui
leur est superflue, et ne leur fait point de besoing, tellement que
ce que lon croit et preste à qui emprunte, est un tesmoignage
qui preuve suffisamment qu'il a dequoy: là où il
falloit au contraire, puis qu'il avoit bien dequoy, qu'il se gardast
donc d'emprunter. Pourquoy vas tu faire la court à un
bancquier, ou à un marchand? emprunte de ta table propre: tu
as des flascons, des plats, des bassins d'argent, employe les en ta
necessité, et au reste la gentille ville d'Aulide, ou celle
de Tenedos te remeublera ta table de belle vaisselle de terre, qui
est plus nette que celle d'argent: elle ne sent point la forte et
fascheuse senteur de l'usure, comme une rouille, qui tous les jours
de plus en plus souille et sallit ta sumptueuse magnificence, elle
ne te fera point tous les jours souvenir des Kalendes et des
nouvelles lunes, qui de soy estant le plus sainct et plus
sacré jour de tout le moys, est rendu le plus haï, et le
plus maudit, à cause des usures. Car quant à ceux qui
aiment mieux mettre leurs biens en gage, et les hypotequer pour
avoir de l'argent à usure dessus, que de les vendre à
faict, Jupiter mesme possessoire ne les guarentiroit pas: ils ont
honte de recevoir le pris et valeur de leurs biens, et n'ont point
de honte d'en payer l'usure: et toutefois ce grand sage homme
Pericles feit faire l'accoustrement de la statue de sa Pallas, qui
estoit de fin or, pesant jusques aux pois de guarante talents, en
sorte qu'il se pouvoit mettre et oster quand il vouloit: à
fin, disoit il, que quand il nous viendra un affaire pour la guerre,
nous nous en puissions servir, pour puis apres le faire remettre de
pris et valeur non moindre que devant: ainsi devons nous en nos
affaires, comme un une place assiegee, n'admettre ny recevoir jamais
au dedans garnison d'un usurier ennemy, ny endurer devant nos yeux,
que lon baille <p 130v>nos biens pour demourer en
perpetuelle servitude, ains plus tost retrencher de nostre table ce
qui n'y est point necessaire ny utile, et semblablement de nos
licts, de nos coches, de nostre despense ordinaire, pour nous
maintenir nous mesmes francs et libres, en esperance de remettre
puis apres ce que nous aurons retrenché, si la fortune nous
dit bien. Les Dames Romaines baillerent jadis leurs bagues et joyaux
d'or, dont fut faitte la coupe, que lon envoya pour offrande au
temple d'Apollo Pythien en la ville de Delphes: et celles de
Carthage couperent elles mesmes leurs propres cheveux pour en faire
des cordes à guinder les engins de batterie dont on defendoit
leur ville assiegee: et nous, comme si nous avions honte de nous
pouvoir passer d'autruy, nous allons asservir nous mesmes par
engagements et obligations! là où il vaudroit beaucoup
mieux qu'en nous restraignant, et reserrant à ce qui nous
seroit utile, nous bastissions un temple de franchise pour nous,
pour nos femmes, et pour nos enfans, de nostre vaisselle que nous
fondrions, ou que nous vendrions. La deesse Diane en la ville
d'Ephese donne franchise et sauvegarde aux debteurs, qui peuvent
recourir en son temple, contre leurs creanciers: mais celuy de
l'espargne et de despense mesuree, dedans lequel ne peuvent entrer
les usuriers, pour en ravir et emmener aucun debteur prisonnier, est
tousjours arriere ouvert aux sages, et leur donne long et large
espace de repos joyeux et honorable. Car ainsi comme la prophetisse
qui rendoit les oracles au temple d'Apollo Pythien, au temps des
guerres Medoises, respondit aux Atheniens, que pour eux sauver Dieu
leur donnoit un mur de bois, et eux abandonnans leurs heritages,
leur ville, leurs maisons et tous leurs biens, eurent recours aux
navires pour sauver leur liberté: aussi nous donne Dieu une
table de bois, vaisselle de terre, et robbe de gros drap, si nous
voulons vivre et demourer en liberté,
N'ayez esmoy d'avoir chariots dorez
Par gros roussins portans cornes tirez,
car quoy qu'ils soient vistes, les usures les atteignent bien, qui
vont encore plus viste: ains plus tost avec un asne le premier venu,
et avec un meschant cheval de bast, fuy l'usurier ennemy cruel et
tyrannique, lequel ne te demande pas le feu et l'eau, comme jadis
faisoit le barbare Roy de Perse, ains qui pis est, touche à
ta liberté, blesse ton honneur par affiches, mettant tes
biens en cryee: si tu ne le payes, il te moleste: si tu as dequoy le
payer, il ne le reçoit pas s'il ne luy plaist: si tu vends,
il veut avoir les choses à non pris, si tu ne vends, il t'y
contraint: si tu le mets en justice, il te parle d'appointement, si
tu luy jures de le payer, il te commande: si tu vas à sa
porte pour parler à luy, il te la ferme: si tu demeures en
ton logis, il vient battre à ta porte, et ne bouge de chez
toy. Dequoy servit aux Atheniens l'ordonnance de Solon, par laquelle
il ordonna, que pour debte civile on n'obligeroit plus le corps? car
ils sont serfs à tous les banquiers: mais encore non pas
à eux seuls, car il n'y auroit pas trop grand mal, mais
à leurs esclaves superbes, insolents, barbares, oultrageux,
tels proprement comme Platon escrit que sont les diables et
bourreaux emflammez aux enfers, qui tourmentent les ames des
meschants. Car ainsi ces malheureux usuriers font du palais,
où se rend la justice, un enfer pour les pauvres debteurs,
les plumans et devorans jusques aux os à coups de bec et de
griffes, qu'ils leur mettent dedans la chair comme des vautours
affamez: aux autres leur estans tousjours dessus, ils empeschent de
toucher à leurs propres biens quand ils ont serré
leurs bleds, et fait vendanges, ne plus ne moins qu'à
Tantalus. Et comme le Roy Darius envoya contre la ville d'Athenes
ses lieutenans Datis et Artaphernes, avec des chaines et des cordes
dont ils devoient lier les prisonniers qu'ils prendroient: aussi ces
usuriers apportans en la Grece des layettes pleins de
sçedules, de brevets, et de contraux obligatoires, ne plus ne
moins que des fers et des manottes à enserrer les pauvres
criminels, s'en vont <p 131r>par les villes, où ils
sement en passant non de bonne et profitable semence, comme faisoit
jadis Triptolemus quand il alloit par tout enseignant l'usage de
semer le bled, mais des racines et graines de debtes qui produisent
infinis travaux, et intolerables usures, dont on ne peut jamais
trouver le bout, lesquelles mangeans, et estendans leurs branches
par tout, font à la fin plier les villes soubs le faix, tant
qu'elles les suffoquent. On dit que les liévres nourrissent
un petit levraut, en portent un autre dedans le ventre prest
à sortir, et enchargent encore d'un autre: mais les usures de
ces barbares icy meschans usuriers, enfantent devant que de
concevoir, car en baillant leur argent ils le redemandent tout
incontinent, et en le posant ils le levent, et rebaillent à
usure ce qu'ils prennent et reçoivent pour avoir
baillé à usure. On dit des Messeniens,
En ceste ville y a porte sur porte,
Et puis encore une autre arriere porte:
mais on pourroit encore mieux dire contre les usuriers,
Ils vont mettant usure sur usure,
Puis autre usure encore sans mesure.
tellement qu'ils se mocquent des philosophes naturels, qui tiennent
que rien ne se peut faire de rien, et de ce qui n'est pas: car chez
eux usure se fait et s'engendre de ce qui n'est pas et qui ne fust
jamais. Ils estiment que ce soit chose reprochable et honteuse, que
prendre des gabelles et daces publiques à ferme, ce que les
loix permettent nonobstant: et eux au contraire, contre toutes loix
du monde font payer la dace de ce qu'ils prestent à usure, ou
plus tost, s'il faut dire verité, en prestant à usure
ils fraudent de male-foy leur debteur, car le pauvre debteur, qui
reçoit moins qu'il n'a escrit par son obligation, est
trompé faulsement, et de male-foy. Et toutefois les Perses
estiment, que mentir soit le second peché, et le premier
devoir, pour autant que le mentir advient le plus souvent à
ceux qui doivent. Or n'y a il gens au monde qui mentent plus que
font les usuriers, ne qui usent plus de male-foy en leurs papiers
journaux, là où ils escrivent qu'ils ont tant
baillé à un tel, à qui ils ont moins
baillé: et si la cause mouvante de leur menterie est belle
avarice, et non pas indigence ny pauvreté, ains une miserable
cupidité de tousjours plus avoir, la fin de laquelle ne leur
tourne ny à plaisir, ny à profit, quant à eux,
mais bien à la perte et ruine de ceux à qui ils
tiennent tort: car ils ne labourent point les terres qu'ils ostent
à leurs debteurs, ny n'habitent és maisons dont ils
les chassent, ny ne mangent sur les tables qu'ils leur emportent, et
ne vestent les habillements dont il les despouillent: ainsi le
premier est destruict, le second s'en va apres alleché par le
premier, d'autant que c'est comme un feu grejois, qui mange en
s'augmentant tousjours de la perte et ruine de ceux qui tombent
dedans, les devorant tous les uns apres les autres: et l'usurier qui
entretient ce feu, le soufflant et l'enflammant à la perte de
tant de gens, n'en a rien de fruit d'avantage, sinon que par
intervalle de temps il prent son livre de raison, et y lit combien
il a fait vendre de pauvres debteurs: combien il an a
depossedé de leurs heritages et de leurs biens, d'où
est venu, et où est allé en tournant, virant, et
tousjours croissant son argent. Et ne pensez pas que je die cela
pour guerre ou inimitié aucune que j'aye juree contre les
usuriers,
Car ny mes boeufs, ny mes chevaux aussi
Ils n'ont jamais emmenez, Dieu mercy:
mais seulement pour monstrer à ceux qui empruntent facilement
argent à usure, combien il y a de villanie et de honte en
cela, et comment cela ne procede que d'une extréme folie,
paresse et lascheté de coeur. Car si tu as dequoy, n'emprunte
pas, puis que tu n'en as point de besoing: et si tu n'as rien,
n'emprunte pas, pource que tu n'auras pas moyen de payer. Mais
considerons un peu l'un et l'autre à part. L'ancien Caton
disoit à un vieillard qui se gouvernoit mal, «Mon amy,
veu que la vieillesse a <p 131v>de soy-mesme tant de maulx,
comment y vas tu encore adjoustant le reproche et la honte de
meschanceté?» aussi pouvons nous dire, Veu que la
pauvreté a de soy-mesme tant et tant de miseres, n'y va pas
encore accumulant les angoisses d'emprunter, et de devoir: n'oste
point à la pauvreté le seul bien qu'elle a pardessus
la richesse, c'est qu'elle n'a soucy de rien: autrement tu tomberas
en la mocquerie du commun proverbe qui dit,
Je ne puis pas une chévre porter,
Vous me baillez un boeuf à supporter.
Tu ne peux pas porter la pauvreté, et tu te vas encore
surcharger d'un usurier, qui est un fardeau insupportable à
celuy mesme qui a bien dequoy. Dequoy voulez vous doncques que je
vive? Demandes tu cela aiant des mains, aiant des pieds, aians la
voix, brief estant homme, de qui le propre est d'aimer et estre
aimé, faire plaisir et en recevoir? ne peux tu pas enseigner
les lettres, conduire de jeunes enfans, garder une porte, voiager
sur mer, servir en une navire? Il n'y a rien de tout cela qui soit
plus honteux, ny plus fascheux à faire, que d'ouir, Paye moy,
rend moy mon argent. Rutilius ce riche Romain s'approchant un jour
de Musonius le philosophe, luy dit en l'oreille, «Jupiter
sauveur, que vous autres philosophes faites profession d'imiter et
ensuivre, n'emprunte point d'argent à usure.» Musonius
en riant luy respondit promptement, «Non, ny n'en preste point
aussi.» Car ce Rutilius qui prestoit à usure reprochoit
à l'autre qu'il empruntoit à usure, qui estoit une
folle arrogance Stoïque. Quel besoing est il que tu allegues
Jupiter sauveur, veu que lon peult recorder le mesme par choses qui
sont toutes familieres et toutes apparentes? Les arondelles, les
fourmis n'empruntent point à usure, à qui nature n'a
point donné de mains, point de discours, point de raison,
point d'art n'y de mestier, là où elle a doué
l'homme de tant et de si grand entendement, que non seulement il se
sçait nourrir soy-mesme, mais oultre mourrir des chevaux, des
chiens, des perdris, des liévres, des geais: pourquoy
doncques te condamnes tu toy-mesme d'estre plus beste qu'un geay,
plus muet que la perdris, plus lasche qu'un chien, que tu ne
sçaches trouver aucun homme qui te face du bien, en luy
faisant la court, en le resjouïssant, en le gardant et en
combattant pour luy? Ne vois tu pas que la mer et la terre
produisent tant de choses pour l'usage de l'homme? J'ay veu le bon
homme Mycilus, disoit Crates, qui cardoit la laine, et sa femme
quand et luy qui la filoit, fuians et combattans la faim à
toute outrance. Le Roy Antigonus aiant esté une espace de
temps sans voir le philosophe Cleanthes, et le rencontrant un jour
en la ville d'Athenes luy demanda, «Tournes tu encores la meule
du moulin, Cleanthes?» «Ouy Sire, respondit Cleanthes, je
la méne encore, et le fais pour gaigner ma vie, et ne me
departir point de la philosophie Combien estoit grand et genereux le
courage de ce personnage-là, qui venant de la meule, avec la
mesme main qui venoit de tourner la meule, et paistrir la paste,
escrivoit de la nature des Dieux, de la Lune, des estoilles, du
Soleil? Et puis il nous semble que ces oeuvres-là soient
serviles. Et cependant, à fin que nous soions libres (Dieu le
sçait) nous empruntons de l'argent à usure, et pour en
avoir, nous flatons des personnes serviles, nous leur payons tribut,
et leur faisons des presens, nous leur faisons la court, et leur
donnons à disner, non par pauvreté (car personne ne
preste à un pauvre) mais par nostre superfluité:
pource que si nous estions contents des choses necessaires à
la vie humaine, il n'y auroit point d'usuriers au monde, non plus
que de Centaures ou de Gorgones: car les delices et la
superfluité ont engendré les usuriers, aussi bien que
les orfevres, les argentiers, les parfumeurs, et les teinturiers:
nous ne devons point le pris du pain et du vin, mais bien de belles
terres et maisons, de grand nombre d'esclaves, de beaux mulets, de
parement de sales et de riches tables, et de toutes folles et
excessives despenses, que nous faisons bien souvent, pour donner
passetemps au <p 132r>peuple, pour une vaine ambition, de
laquelle nous ne recevons bien souvent autre fruict, qu'ingratitude:
et celuy qui y est une fois enveloppé, demeure debteur pour
tout le reste de sa vie, changeant de picqueur, tantost d'un,
tantost d'autre: ne plus ne moins que le cheval depuis qu'il a une
fois receu le mors en sa bouche, et la selle sur le dos, il n'y a
plus ordre qu'il s'en puisse fuir és beaux pasturages et
belles prairies, dont il est party, ains va errant çà
et là, ainsi comme les D@emons et malings esprits
qu'Empedocles escrit avoir esté chassez du ciel par les
Dieux,
Dedans la mer le ciel en bas les jette,
La mer sur terre arriere les rejette,
La terre apres au Soleil radieux,
Et le Soleil puis les renvoye aux cieux.
aussi tombent ils entre les mains d'un usurier ou bancquier, tantost
Corinthien, tantost d'un autre de Patras, et tantost d'un d'Athenes,
l'un apres l'autre, jusques à ce qu'estans deceus et trompez
de tous, ils se trouvent finablement tous dissipez et decoupez en
usures. Car ainsi comme celuy qui est embourbé, se doit ou du
tout lever pour sortir du bourbier, ou du tout ne bouger d'un lieu,
pour ce que celuy qui se deméne et se tourne et vire en la
bourbe, ne fait autre chose que souiller de plus en plus son corps:
aussi ceux qui ne font que changer de bancque, et que faire
transcrire leur nom du papier d'un usurier en celuy d'un autre, se
chargeans tousjours les espaules, et s'embrouillans de nouvelles
usures, deviennent tousjours de plus en plus chargez: resemblans
proprement aux personnes malades de cholere, qui ne veulent pas
prendre medecine pour se guarir à faict, ains continuent
tousjours à oster ce qui et degoutté d'humeur
cholerique, et puis à en amasser de l'autre d'avantage, et
payent à toutes saisons de l'annee les usures, avec griefves
douleurs et angoisseux tranchez, et n'en ont pas plus tost
payé l'une, que l'autre coule et distille incontinent apres,
ce qui leur apporte un mal de coeur et douleur de teste: là
où il falloit qu'ils donnassent ordre à s'en nettoyer
du tout, à fin d'en demourer francs et quittes. Je parle
maintenant à ceux qui ont bien de quoy, et qui sont trop
lasches et paresseux, et vont disant, Comment, demeureray-je
doncques sans vallets, sans feu, ne sans lieu, et sans retraitte?
c'est tout ainsi, comme si un malade d'hydropisie et enflé
comme un tonneau disoit au medecin: Comment voulez vous donc que je
devienne gresle, maigre et menu? pourquoy non, prouveu que tu sois
sain? ainsi vault il mieulx que tu demeures sans vallet, que tu
deviennes vallet toy-mesme, et que tu demeures sans heritages plus-
tost que tu deviennes toy-mesmes heritage d'autruy. Escoute un peu
le devis de deux vautours, comme disent les fables: l'un vomissoit
si fort qu'il disoit, «Je croy que je vomiray jusques à
rendre mes entrailles:» et son compagnon luy respondoit,
«Quel mal y aura il? car aussi bien ne rendras tu pas les
tiennes, mais celles d'un trespassé que nous devorasmes
l'autre jour:» aussi un endebté ne vend pas sa terre ne
son heritage, ny sa maison, ains celle de l'usurier qui luy a
presté argent, à qui la loy adjuge le droict et la
possession d'iceulx. Voire mais, mon pere, dira il, m'a
laissé cest heritage. Je croy bien, aussi t'avoit il
laissé la liberté et la bonne renommee, dequoy tu dois
faire plus de compte, et en avoir plus de soing. Celuy qui t'a
engendré a fait ton pied et ta main, et neantmoins s'il
advient qu'ils soient estiomenez, encore donneras-tu de l'argent au
chirurgien qui te les coupera. Calypso avoit bien vestu Ulysses
d'une robbe sentant comme bausme, retenant l'odeur du corps d'une
Fee immortelle, present qu'elle luy feit, à fin qu'il eust
à tout jamais memoire de l'amitié qu'elle luy avoit
portee: mais depuis que sa navire fut brisee, et qu'il se trouva
à fond, ne pouvant revenir sur l'eau, à cause de sa
robbe trempee qui le tiroit à bas, il la despouilla tresbien,
et la jetta là, et se ceignant le corps tout nud d'un linge
se sauva à nage, jusques en terre, là où quand
il fut hors de danger, et qu'il fut apperçeu,
<p 132v>il n'eut depuis faulte ny de vestements ny de
nourriture. Et n'est ce pas proprement une vraye tempeste, quand
l'usurier apres quelque temps vient assaillir les miserables
debteurs en leur disant, Paye?
Disant ces mots les nues il amasse,
Et la grand' mer de vagues il harasse,
De l'Orient, et du Midy tonnant,
Le vent se leve encontre le Ponant.
ces vents sont les usures, et les usures des usures, qui roulent les
unes sur les autres, et luy accablé d'elles, qui le
retiennent de leur pesanteur, ne se peult sauver à nage, ny
eschapper, ains est à la fin tiré à fond avec
ses amis, qui l'ont plegé et respondu pour luy, tant qu'il y
perit. Crates le philosophe Thebain feit bien autrement, car ne
devant rien, et n'estant pressé d'aucun creancier pour payer,
seulement se faschant des cures et soucis du mesnage, et de la
solicitude qu'il falloit avoir pour gouverner son bien, laissa un
patrimoine qu'il avoit de la valeur de huict talents, quatre mille
huict cents escus, et chargeant la besace avec la robbe de bureau,
s'en fuit en la franchise de pauvreté et de philosophie.
Anaxagoras laissa ses terres en friche. Mais quel besoing est il
d'alleguer ceux là? veu que Philoxenus un chantre, estant du
nombre de ceux qui avoient esté envoyez pour peupler une
nouvelle ville et nouvelle terre en la Sicile, luy estant
escheuë une bonne maison en sa part, et grand moyen d'y vivre
bien à son aise, voyant que les delices, la volupté,
l'oysiveté, sans aucun exercice de lettres regnoient en ce
quartier là, «Par les Dieux, dit-il, ces biens icy ne me
perdront point, mais bien moy eux:» et laissant à
d'autres le partage qui luy estoit escheu à son sort, remonta
sur mer, et s'en retourna à Athenes. Là où ceux
qui sont endebtez endurent et supportent que lon les taille, que lon
les angarie, et que lon les gehenne, comme des esclaves que lon fait
fouiller aux mines, nourrissans ainsi que le Roy Phineus, des
Harpyes qui ont des ailes. Et les usuriers leur envolent et
ravissent des mains leur propre nourriture, encore n'ont ils pas
patience d'attendre la saison, car ils achettent leurs bleds avant
qu'ils soient moissonnez, et font marché de l'huyle avant que
l'olive soit meure: et du vin semblablement, Je le retien, dira-il,
pour tel pris, et quant-et-quant il le luy baille par escript: et ce
pendant le raisin est encore pendant à la vigne, attendant la
moys de Septembre, que l'estoille d'Arcturus se léve pour
faire vendange.
AMBRASSER un amour commun, et recercher ou accepter et
entretenir une amitié qui peult estre utile et fructueuse
à plusieurs en particulier, et encore plus en commun, c'est
le faict d'hommes sages, honnestes, et affectionnez au bien public,
non pas, comme quelques uns estiment, ambitieux et convoiteux
d'honneur: mais au contraire, celuy-là doit estre
reputé ambitieux, ou bien pusillanime, qui fuit et a peur que
lon ne l'appelle courtisan, poursuyvant et caressant les Princes et
grands seigneurs. Car que dira le seigneur qui sera guerissable,
desireux d'apprendre, et ne demandera que d'accointer quelque
philosophe? Quoy, faudra-il doncques que je devienne un Simon le
Savetier, ou un Dionysius maistre d'Eschole, au lieu d'un Pericles
ou d'un Caton, à fin que ce philosophe devise avec moy, et
qu'il s'approche de moy, comme Socrates faisoit jadis avec ceux-
là? au contraire, Ariston de Chio estant repris et
blasmé par les Sophistes de son temps, de ce qu'il devisoit
à tous ceux qui le vouloient ouir: «A la mienne
volonté, dit-il, que les bestes mesmes peussent entendre les
propos qui excitent les coeurs à aimer la vertu.» Et
nous fuirons les moyens et occasions de hanter et deviser avec les
grands personnages et puissans seigneurs, comme si c'estoient hommes
farouches et sauvages? La parole et doctrine de la philosophie n'est
point un tailleur d'images pour faire des statuës mornes et
muettes, sans sentiment quelconque, à poser dessus un
soubassement, comme dit Pindare, ains veult rendre les coeurs des
hommes qu'elle touche actifs et vifs: elle leur imprime des eslans
de bonne volonté qui les incitent, des jugements qui les
tirent à toutes choses profitables au public, des intentions
desireuses de toute honnesteté, un courage grand et hault
avec asseurance et bonté: toutes lesquelles parties font que
les hommes entendus au fait de gouvernement sont plus aises de
deviser, converser et hanter avec les personnes de grande puissance
et authorité, et non sans cause: car le medecin excellent et
gentil prendra tousjours plus de plaisir à medeciner un oeil
qui voit pour plusieurs, et qui en garde plusieurs: aussi le
philosophe sera plus affectionné à prendre soing de
cultiver un esprit et une ame qui doit estre vigilante, qui doit
estre sage, prudente et juste pour plusieurs. Et s'il est entendu en
la science de trouver, assembler et conduire les eaux, ainsi comme
lon dit que Hercules l'estoit, et plusieurs autres anciens, il ne
prendra ja plaisir d'aller en quelque coing de desert, loing de la
frequence des hommes, pres le rocher du corbeau, comme dit le
poëte, creuser celle mare des porchers Arethuse, ains
s'estudiera de descouvrir les sources vifves de quelque ruisseau ou
riviere, pour abbruver une grosse ville, ou un camp, ou pour arroser
les jardins et vergers de quelque Roy: suyvant quoy nous oyons
qu'Homere appelle Minos Oaristes de Jupiter, c'est à dire,
ainsi que Platon mesme l'interprete, familier et disciple: Car il
n'entendoit pas que les disciples des Dieux fussent personnes
privees, casaniers, vivans en oysiveté en leur maison sans
rien faire, ains Princes et Roys, lesquels estans sages, prudens,
justes, debonnaires et magnanimes, tous ceux qui auroient à
vivre soubs eux, et à estre commandez par eux, en seroient
beneicts et bienheureux. Il y a une herbe que lon appelle Eryngium,
le chardon à cent testes, laquelle a ceste proprieté,
que depuis qu'une chévre la prent en sa bouche, elle
s'arreste tout court, et tout le troupeau aussi semblablement,
jusques à ce que le chevrier la luy vienne oster:
<p 133v>les defluxions aussi qui procedent des hommes de
grande puissance et grande authorité, comme sont les Roys,
ont pareille vistesse et celerité, laquelle se dilate en un
moment, et comme un feu saisit et gaigne ce qui est voisin à
l'environ. Et puis si la parole et remonstrance d'un Philosophe
s'addresse à un homme privé, qui aime à vivre
en repos, et se borne luy-mesme comme d'un centre et d'une
circonference geometrique, d'avoir ce qui luy est necessaire pour
l'entretenement de sa personne, elle ne se distribue point à
d'autres, ains aiant composé en luy seul une grande
tranquillité, et grand calme de toutes perturbations, elle se
fene, vieillit et se termine incontinent: mais au contraire, si elle
remonstre à un magistrat, un homme de gouvernement, un homme
d'affaires, et qu'elle remplisse de vertu et de bonté, par le
moyen d'un seul elle fait du bien à infinis: comme Anaxagoras
qui se teint avec Pericles, Platon avec Dion, Pythagoras avec les
Princes et Seigneurs de l'Italie, et Caton luy-mesme partant du camp
navigua en Asie pour voir Athenodorus: Scipion envoya querir
Pan@etius, quand le Senat le commeit et deputa pour aller visiter et
syndiquer quelle justice ou injustice regnoit par le monde, ainsi
que dit Possidonius. Que devoit doncques alors dire Pan@etius? Si tu
estois un Castor ou un Pollux, ou quelque autre tel homme
privé, voulant fuir la frequence des villes, et te retirer en
quelque coing d'eschole à part, pour illec à loisir et
en plein repos coudre et descoudre, plier et desplier les
syllogismes des Philosophes, j'eusse volontiers accepté
l'offre que tu me fais, et fusse allé demourer avec toy: mais
pour ce que tu es le fils de Paulus Aemylius, qui a esté par
deux fois Consul, et arriere-fils de Scipion l'Affricain, celuy qui
desfeit Hannibal de Carthage, je ne deviseray point avec toy. Et de
dire maintenant qu'il y a double raison et parole, l'une interieure
ou mentale, que lon dit estre don de Mercure, surnommé
Hegemon, c'est à dire guide: et l'autre proferee, qui est
messagere et instrumentale pour donner à entendre ses
conceptions, cela est tout rance et moisy de vieillesse, et doit
estre compris dessoubs cest ancien proverbe, «Je sçavois
cela devant que Theognis fust né.» Mais toutefois encore
ceste distinction-là ne fait rien contre ce que nous disons:
car de l'une et de l'autre parole, tant de celle qui demeure en la
pensee, que de celle qui se prononce et se profere dehors, la fin
est amitié de l'une envers soy-mesme, et de l'autre envers
autruy: car celle-là tendant au but de la vertu par les
enseignements de la philosophie, rend l'homme accordant tousjours
avec soy-mesme, ne se plaignant jamais, ny se repentant de rien,
plein de paix, plein d'amour et de contentement de soy-mesme,
Ses membres n'ont nulle sedition
Estrange entre-eux, nulle dissension,
nulle passion rebelle et desobeïssante à la raison, nul
combat de volonté contre volonté, nulle repugnance de
discours à discours. Il n'y a point d'amertume turbulente,
meslee avec joye, comme sur les confins de desir, de repentance et
regret, ains y sont toutes choses uniement doulces, paisibles et
amiables, et font que chascun jouïssant de tant et tant de
biens se contente et s'esjouist de soy-mesme. Et quant à
l'autre sorte de raison et de parole proferee, Pindarus dit que la
Muse n'estoit point anciennement avaricieuse, aimant le gain, ny
mercenaire, et croy qu'encore ne l'est elle pas maintenant, mais par
l'ignorance et nonchalance des hommes ne se soucians de bien ny
d'honneur, Mercure, qui paravant estoit gratuit et commun, est
devenu traffiqueur, ne voulant rien faire sans estre payé:
car il n'est pas vraysemblable que Venus se soit jadis mortellement
courroucee à l'encontre des filles de Prospolus, pour ce que
ce furent-elles qui les premieres machinerent de semer* des haines
et inimitiez entre les jeunes hommes, *Aucuns lisent [...],
charmes et sorcelleries abominables: les autres lisent en ce lieu
[...], et faudroit le rendre, semer des haines et inimitiez entre
les jeunes hommes. et que Vrania, Clio et Calliopé se
contenyent ou prennent plaisir à ceux qui corrompent la
dignité des lettres pour de l'argent, ains m'est advis que
les oeuvres et les dons des Muses doivent estre encore plus amiables
et plus <p 134r>gracieux, que non pas ceulx de Venus, car
l'honneur que d'aucuns se proposent pour la fin et le but du
sçavoir et des lettres, a esté tenu cher, pour ce que
c'est un principe et un seminaire d'amitié: mais qui plus
est, le commun des hommes mesure l'honneur à la
bienveuillance, estimans que nous ne louons seulement que ceux-
là que nous aimons. Mais ceux-là font comme Ixion, qui
poursuivant d'amour la deesse Juno tomba en une nuee: aussi au lieu
d'amitié ils embrassent honneur, image vaine, tromperesse,
pompeuse, vagabonde et incertaine: mais l'homme de bon sens et de
bon jugement, s'il s'entremet d'affaires et du gouvernement de la
chose publique, il ne convoitera d'honneur sinon autant qu'il en
aura de besoing pour entretenir son authorité et son credit,
à fin que lon se fie en luy au maniement des affaires: car il
n'est ny plaisant ny facile de profiter à ceux qui ne le
veulent pas, et la disposition de le vouloir procede de se fier: ne
plus ne moins que la lumiere est plus le bien de ceux qui voyent,
que de ceux qui sont veuz: aussi est l'honneur plus utile à
ceux qui sentent qui en est digne, qu'à ceux qui ne sont pas
mesprisez, Mais celuy qui ne se mesle point d'affaires, qui vit avec
soy-mesme, et constitue son bien à vivre à part en
loisir et en repos, saluë de loing la vaine gloire et
populaire, dont jouïssent les autres qui versent en la
veuë des peuples, et en pleins theatres: tout ainsi
qu'Hippolytus, qui estoit chaste, salüoit de loing la deesse
Venus: mais celle qui procede des gens de bien et d'honneur, il ne
la refuse ny ne la mesprise pas. Quand il est question
d'amitié, il ne faut pas cercher à l'avoir et
contracter seulement avec ceux qui ont les biens, la gloire, le
credit et l'authorité de grands seigneurs, mais aussi ne
faut-il pas fuir ces qualitez-là, quand elles sont
conjoinctes avec une nature doulce et des moeurs moderees. Le
philosophe ne cerche pas les beaux et bien formez jeunes hommes,
ains ceux qui sont dociles, bien conditionnez et convoiteux de
sçavoir: mais aussi s'ils ont et beauté de visage, et
bonne grace, et fleur de jeunesse, cela ne luy fera pas peur de s'en
approcher, ny les beaux traicts de visages ne le chasseront pas
d'aupres de ceux qu'il sentira dignes que lon en prenne soing et que
lon y employe sa peine: aussi quand la puissance, la richesse, et
l'authorité de Prince se trouvera en un homme de bonne
nature, gracieux et honneste, il ne laissera pas de l'aimer et de le
caresser pour cela, ny ne craindra pas qu'on l'appelle courtisan ny
caressant les grands.
Ceux qui par trop fuyant Venus estrivent,
Faillent autant que ceux qui trop la suivent:
ainsi en est-il de l'amitié des Princes et des grands
seigneurs: parquoy le philosophe qui ne se meslera point d'affaires,
ne les fuira point, mais le civil qui s'empeschera du maniement de
la chose publique, les recerchera, non les faschant pour se faire
ouyr, ny leur chargeant les oreilles de contes importuns de Sophiste
qui se veut monstrer, mais s'accommodant volontiers à les
hanter, passer le temps, et deviser avec eux quand ils le veulent.
-de Berecynthe
Les plaines ont de long douze journees,
Qui tous les ans par moy sont engrenees.
Celuy qui dit cela, s'il eust autant aimé les hommes, comme
il aimoit le labourage, eust plus volontiers cultivé et
ensemencé celle terre qui pouvoit nourrir si grande multitude
d'hommes, que la petite mestairie d'Antisthenes, qui à peine
pouvoit suffire à saupoudrer Autolycus quand il alloit
luicter. Et toutefois Epicurus, qui mettoit le souverain bien de
l'homme en un tres-profond repos, comme en un port couvert de tous
les vents et de toutes les vagues du monde, dit, que le faire bien
à autruy est non seulement plus honneste que le recevoir bien
d'autruy, mais encore plus plaisant, car il n'y a rien qui engendre
tant de joye que fait la Grace, c'est à dire, la beneficence:
et avoit bon jugement celuy qui imposa les noms aux trois Graces,
Aglaïa, Euphrosyné, et <p 134v>Thalia, car
certainement la joye et le contentement est bien plus grand et plus
net en celuy qui donne la grace, qu'en celuy qui la reçoit.
Voyla pourquoy plusieurs souvent rougissent de honte quand on leur
fait du bien, là où lon est tousjours bien aise quand
on en fait. Or font bien à tout un peuple ceux, qui rendent
gens de bien ceux dont le peuple ne se peut passer: comme, au
contraire, ceux qui gastent et corrompent les Princes, les Roys, et
les Seigneurs, comme font les flateurs, les calomniateurs et faux
accusateurs, sont en abomination de tous, et punis par tous, comme
ceux qui jettent un poison mortel, non en une coupe, ains en une
fontaine qui coule en public, de laquelle ils voyent que tout le
monde boit. Tout ainsi doncques comme Eupolis dit, en se mocquant
des flateurs poursuivans de repeuë franche du riche Callias,
qu'il n'y avoit ny feu, ny fer, ny cuyvre qui les peust engarder
d'aller souper chez luy: mais les mignons et favoris d'un tyran
Apollodorus, ou d'un Phalaris, ou d'un Dionysius, apres le deces de
leurs maistres on les gehenna, on les escorcha, on les brusla, et
les meit-on au rang des hommes maudits et damnez, pour ce que ceux
là ne faisoient tort qu'à un seul, et ceux-cy en
outrageoient plusieurs, en en depravant un tout seul, qui estoit le
Seigneur: aussi ceux qui demeurent ou hantent avec des hommes
privez, ils les rendent bien contents, innocents, doux et gracieux
en eux-mesmes, mais celuy qui à un seigneur et magistrat oste
une mauvaise condition, ou luy dresse sa volonté et son
intention là où il faut, celuy-là philosophe
pour le public, et corrige le moule et le patron auquel tous les
subjects sont formez et gouvernez. Les citez et republiques bien
policees decernent et deferent honneur et reverence aux presbtres,
pource qu'ils prient et demandent aux Dieux des biens, non pour eux
seuls, ny pour leurs parents et amis seulement, mais universellement
pour tous les citoyens: et toutefois les presbtres ne rendent pas
les Dieux bons, ny donneurs de biens, mais estants tels d'eux
mesmes, ils les prient et reclament: mais les Philosophes qui vivent
et conversent avec les Princes et Seigneurs, les rendent plus
justes, plus moderez et plus affectionnez à bien faire: au
moyen dequoy il est vraysemblable qu'ils en reçoivent aussi
plus d'aise et plus de contentement. Et m'est advis, quant à
moy, qu'un ouvrier qui fait les luts et lyres, prendra plus de
plaisir à faire une lyre, quand il sçaura que celuy
qui la possedera en edifiera les murailles de la ville de Thebes,
comme jadis feit Amphion: ou en appaisera une grande sedition, comme
fut celle des Laced@emoniens que Thaletas le Candiot pacifia, en
chantant sur la lyre, et les addoulcissant. Et semblablement aussi
un charpentier, faisant le gouvernal et timon d'une galere, sera
plus resjouy, quand il entendra que ce timon servira à
gouverner la galere capitainesse, dedans laquelle Themistocles
combattra contre les Perses pour la defense de la liberté de
la Grece, ou bien celle de Pompeius, avec laquelle il desfeit en
bataille navale l'armee des Pirates. Que cuydez-vous doncques que le
philosophe pensera de sa parole et de sa doctrine, quand il viendra
discourir en luy-mesme, que celuy qui la recevra, estant homme
d'authorité, Prince ou grand Seigneur, fera un bien public,
par ce qu'il rendra le droict justement à un chascun, il fera
de bonnes loix et ordonnances, il punira les meschants, et avancera
les gens de bien et d'honneur. Il m'est advis certainement qu'un
gentil charpentier et faiseur de navires fera plus volontiers un
timon, quand il sçaura qu'il servira à regir la grande
nave d'Argo renommee par tout: et semblablement qu'un charron ne
mettra pas si volontiers la main à faire une charrue ou un
chariot, qu'il fera les aixieux sur lesquels il sçaura que
Solon devra engraver ses loix. Or les discours, et raisons des
Philosophes, si une fois elles sont bien et fermement imprimees
és ames des grands personnages, qui ont le gouvernement des
estats en main, et qu'elles y prennent pied, elles ont force et
efficace de vives loix. Ce fut pourquoy Platon navigua en Sicile,
esperant que les sentences de sa philosophie vaudroient
<p 135r>loix, et produiroient de bons et profitables effects
és affaires de Dionysius, mais il trouva que Dionysius estoit
comme une de ces tablettes ja toute pleine de ratures et de
souillures, qui ne pouvoit plus laisser la teincture de la tyrannie,
pour ce qu'elle avoit desja percé et penetré jusques
au fond, et ne se pouvoit plus effacer: là où il faut
que ceux qui sont pour faire leur profit de bons advertissements,
soient encore en mouvement.
LES habitans de la ville de Cyrene prierent une fois Platon de
leur donner par escript de bonnes loix, et de leur dresser et
ordonner le gouvernement de leur estat: ce qu'il refusa de faire,
disant qu'il estoit bien malaisé de donner loix aux
Cyreniens, qui estoient si riches et si opulents: car il n'est rien
si hault à la main, si farouche, ne si malaisé
à domter et manier, qu'un personnage qui s'est
persuadé d'estre heureux. Voyla pourquoy il est bien
difficile de conseiller les Princes et seigneurs, comment ils se
doivent gouverner, car ils craignent de recevoir et admettre la
raison, comme un maistre qui leur commande, de peur qu'elle ne leur
oste ou retrenche ce qu'ils estiment le bien de leur grandeur et
puissance, en les assubjettissant à leur devoir: c'est pour
ce qu'ils n'entendent pas le discours de Theopompus le Roy de
Sparte, qui fut le premier qui introduisit à Sparte les
Ephores, et les mesla au gouvernement avec les Roys: car comme sa
femme luy reprochast, qu'il laisseroit à ses enfans
l'authorité et puissance Royale moindre qu'il ne l'avoit
euë de ses predecesseurs: mais plus grande, luy respondit-il,
d'autant qu'elle sera plus asseuree: car relaschant un peu ce qui
estoit en la royauté trop roide et trop vehement, il evita
par un mesme moyen et l'envie et le peril: et toutefois ce
Theopompus-là derivant de son authorité comme d'une
grande riviere un petit ruisseau, autant comme il en donna aux
Ephores, autant s'en osta-il à soymesmes: mais la raison et
remonstrance de philosophie estant logee avec le Prince pour luy
assister et le conserver, luy ostant de sa puissance comme de
l'embonpoint ce qu'il y a de trop, luy laisse ce qui est sain. Mais
la plus part des Princes et grands Seigneurs qui ne sont pas sages,
resemblent aux ignorants tailleurs d'images, lesquels ont opinion
que les statuës enormes et excessives qu'ils taillent, que lon
appelle Colosses, sembleront vastes et grandes, s'ils les font bien
escarquillees de jambes, et bien estendues de bras, avec une bouche
qui babille bien grand: car semblablement aussi ceux-cy avec une
voix grosse, un visage renfrongné, un regard fier, une
fascheuse conversation, et un vivre à part, sans communiquer
avec personne, cuident contrefaire la gravité, grandeur et
dignité qui est requise en un Seigneur, mais ils ne different
en rien de ces Colosses-là, qui par le dehors ont la
representation de quelque Dieu ou demy-dieu, mais par le dedans sont
pleins de terre, de pierre et de plomb: il n'y a difference, sinon
que la pesanteur de ces enormes statuës-là les maintient
aucunement droittes, sans pancher ne çà ne là:
mais ces ignorants princes et seigneurs-cy, pour ce qu'ils ne sont
pas bien au dedans dressez à plomb, souventefois sont
esbranlez, et quelquefois du tout renversez: car venans à
bastir leur puissance et licence haute sur une base qui n'est pas
bien dressee à plomb, ne mise au niveau, ils panchent et
versent en leur ruine avec elle. Mais il faut que comme la reigle
estant elle mesme droitte, et non gauche ny tortuë, dresse et
rend droittes toutes autres choses, les faisant à soy
semblables, en s'approchant et appliquant <p 135v>quant
à elles: semblablement aussi, que le Prince aiant estably et
dressé premierement en soymesme sa principauté, c'est
à dire, apres avoir bien composé sa vie et ses moeurs,
alors il accommode et applique à soy ses subjects, pour les
rendre aussi droits. Car ce n'est pas affaire à celuy quy
tombe, de redresser: ny à celuy qui ne sçait rien,
d'enseigner: ny à celuy qui est desordonné,
d'ordonner: ny à celuy qui est dereiglé, de ranger, ny
à celuy qui ne sçait obeïr, de commander: mais la
plus part des hommes se trompans en cela, estiment que le premier et
principal bien qu'il y ait à commander, soit de n'estre point
commandé: comme faisoit le Roy de Perse, qui estimoit que
tous ses subjects luy estoient esclaves, excepté sa femme
seule, de laquelle plus que d'autre il devoit estre seigneur. Mais
qui sera-ce doncques qui commandera au Roy et au Prince? Ce sera la
loy, qui est Royne de tous, et mortels et immortels, comme dit
Pindare, non pas une loy escrite dehors en quelques livres, ou
dessus quelque bois: mais la raison vive imprimee en son coeur,
tousjours demourant avec luy, tousjours le conservant, et jamais ne
l'abandonnant sans conduite: car le Roy de Perse avoit un de ses
chambellans ordonné à cest office, pour luy venir dire
tous les matins entrant en sa chambre, «Leve toy Sire, et
prouvoy aux affaires, ausquels Mesoromasdes, c'est à dire le
grand Dieu, t'a ordonné pour prouveoir:» mais à
l'endroit d'un sage prince et bien appris, c'est la raison qu'il a
au dedans qui luy sonne tousjours cela à l'oreille. Polemon
disoit, que l'amour estoit une entremise des Dieux à
l'endroit des jeunes gens, dont ils avoient soing, et qu'ils
vouloient sauver: mais plus veritablement pourroit-on dire, que les
Princes sont ministres des Dieux, pour prouveoir aux affaires et au
salut des hommes, à fin que des biens qu'ils leur donnent,
ils soient distributeurs des uns, et conservateurs des autres.
Vois tu ce haut infiny firmament,
Qui dans son sein liquide fermement
De tous costez la terre ronde embrasse?
C'est luy qui influe les principes des semences convenables, et puis
la terre les produit en estre, et sont les unes accreues par les
pluyes, les autres par les vents, les autres eschaussees par les
astres et par la lune: mais c'est le Soleil qui regit et gouverne
tout, et leur inspire le gracieux attraict d'amour, aussi de tous
tant de grands biens, dons et presens que les Dieux font aux hommes,
il n'y a moyen d'en jouïr ny user droittement sans loy, sans
justice, ny sans prince et magistrat. La justice est la fin de la
loy, la loy oeuvre du prince, et le prince image de Dieu, qui tout
regit et gouverne n'aiant besoing ny de Phidias qui le taille, ny de
Polycletus, ny de Myron, ains luy-mesme se formant au moule et
patron de Dieu, par le moyen de la vertu, statue la plus plaisante
et la plus excellente que lon sçauroit jamais veoir. Et comme
Dieu a colloqué au ciel pour un bel image de sa
divinité le Soleil et la Lune, telle representation et telle
lumiere est en une cité et en un royaume, le Prince, tant
qu'il a au coeur la crainte de Dieu, et l'observation de la justice
emprainte, c'est à dire, qu'il a la raison divine en son
entendement, non pas le tonnerre en la main, ny la foudre, ny le
trident, comme il y a de fols princes, qui se font mouler et
peindre, rendans leur folie odieuse d'affecter ce à quoy ils
ne peuvent atteindre: car Dieu hayt et punit ceux qui veulent imiter
le tonnerre, la foudre, les rays du Soleil, et choses semblables: et
au contraire, ceux qui sont zelateurs de sa vertu, et qui taschent
à se conformer à sa clemence et bonté, il les
aime et avance, et leur donne part de sa verité, de sa
justice, clemence et legalité. Lesquelles qualitez sont
telles, qu'il n'y a rien plus divin au monde, non le feu, ny la
lumiere, ny le cours du Soleil, non le lever et coucher des
estoilles, non pas mesme l'eternité, ny l'immortalité,
car Dieu n'est pas benict ny heureux pour la longueur et duree de sa
vie, mais pour ce qu'il est prince de toute vertu, c'est cela qui
est la divinité, et la beauté, ce qui est regy par
elle. <p 136r>Anaxarchus pour reconforter et consoler
Alexandre, lequel se desesperoit pour le meurtre qu'il avoit commis
en la personne de Clytus, luy dit, que Dicé et Themis, c'est
à dire justice, equité et droitture, sont les
assesseurs de Jupiter: pour monstrer, disoit-il, que tout ce qui est
fait par le Prince, est juste, equitable et droitturier:
péchant en cela griefvement, lourdement et pernicieusement,
de vouloir remedier au regret que ce prince sentoit pour le
peché qu'il avoit commis, en luy donnant asseurance d'en
faire encore d'autres semblables. Et s'il est en cela loisible
d'amener sa conjecture, Jupiter n'a point justice et equité
pour ses assesseurs, mais luy mesme est la justice et
l'equité, et la plus ancienne et plus parfaitte loy qui soit:
ainsi parlent, escrivent et enseignent tous les anciens, que Jupiter
mesme ne sçavroit bien commander sans justice: laquelle est
vierge, selon que dit Hesiode, non violee ny contaminee, ains
tousjours logee avec honneur, pudicité et simplicité.
Voyla pourquoy les anciens appellent les Roys reverends et
venerables. Car il est convenable que ceux qui moins ont de crainte,
aient plus de honte et d'honneur. Or faut il que le Prince craigne
plus tost de mal faire que de mal recevoir, comme estant l'un cause
de l'autre: et est celle crainte benigne et genereuse, propre et
peculiere à un bon prince, craindre que ses subjects, sans
qu'il le sçache ne soient offensez et foulez,
Ne plus ne moins que les chiens genereux
Veillent aupres des brebis, non pour eux,
Sentant venir quelque beste sauvage,
Autour du parc, pour y faire carnage.
Et n'est pas pour eux qu'ils craignent, mais pour ceux qu'ils
gardent, comme Epaminondas, s'estans les Thebains laissez aller
à boire dissoluëment et faire grand' chere en une feste,
luy seul alloit revisitant les armes et les murailles, disant qu'il
jeunoit et veilloit, à fin que les autres peussent à
seureté boire et dormir. Et Caton en la ville d'Utique feit
cryer à son de trompe, que à tous ceux qui s'estoient
sauvez de la desfaitte, il donneroit moyen de s'en aller par la mer:
et les aiant tous embarquez, apres avoir fait priere aux Dieux de
leur donner bon voyage, luy retournant en son logis, se tua
soymesme, monstrant en cest exemple ce que le prince doit craindre,
et qu'il doit mespriser. Au contraire, Clearchus le tyran de Pont
s'enfermoit dedans un coffre pour dormir, comme un serpent dedans
son creux: et Aristodemus le tyran d'Argos montoit en une petite
chambrette suspendue, dont l'huys estoit une trappe, sur laquelle il
mettoit son lict, là où il se couchoit avec sa
concubine: et la mere d'elle quand il estoit monté venoit
oster l'eschelle d'à bas, et puis le matin la rapportoit.
Comment pensez vous que ce tyran-là devoit trembler de
frayeur quand il estoit dedans un plein theatre, ou dedans le
palais, où lon exerçoit la justice, ou dedans le
conseil, ou en un festin, veu qu'il faisoit de sa chambre une
prison? «A la verité aussi, les bons Princes craignent
pour leurs subjects, et les Tyrans craignent leurs subjects:»
et pour ce d'autant que plus ils augmentent leur puissance, autant
augmentent ils aussi leur crainte: car de tant qu'ils commandent
à plus grand nombre d'hommes, de tant en craingnent ils aussi
plus grand nombre. Car il n'est pas vraysemblable, ne bien seant
avec, à la majesté divine, ce que aucuns philosophes
ont voulu dire, que Dieu est invisiblement meslé parmy la
matiere premiere qui seuffre toutes choses, et qui reçoit
mille contraintes et mille cas fortuits, et des changements
innumerables, ains reside la haut, assis et colloqué en la
nature, qui est tousjours une et tousjours en mesme estat sur des
saincts fondements, comme dit Platon, fait et parfait ce qui est
droit selon nature, se promenant par tout. Et comme le Soleil au
ciel, qui est son tres-bel image, se laisse veoir dedans un miroir
à ceux qui ne le peuvent regarder, luy mesme aussi a il
laissé és villes, et parmy les hommes, une autre
image, c'est la lumiere de justice et de droitte raison qui
l'accompagne, laquelle les hommes <p 136v>sages et heureux
descrivent et peignent des sentences de la philosophie, en se
conformant à ce qui est le plus beau en ce monde, et n'y a
rien qui imprime és ames et esprits des hommes une telle
disposition, que la raison tiree et apprise de la philosophie,
à fin qu'il ne nous advienne comme il feit à Alexandre
le grand, lequel aiant veu et consideré Diogenes en la ville
de Corinthe, comme il estoit genereux, estima beaucoup et admira la
grandeur de courage et magnanimité de ce personnage, jusques
à dire, «Si je n'estois Alexandre, je serois
Diogenes:» quasi par maniere de dire se faschant de sa
richesse, de sa splendeur, et de sa puissance, comme estant
empeschemens et destourbiers de sa vertu, et portant envie à
sa cappette, et à sa besace, d'autant que par icelles
Diogenes estoit invincible et imprenable, non pas comme luy qui ne
l'estoit que par le moyen des armes, des chevaux, et des picques:
car il pouvoit en se gouvernant par vraye raison philosophique estre
de disposition et affection Diogenes, et demourer d'estat et de
fortune Alexandre, voire tant plus estre Diogenes d'autant qu'il
estoit Alexandre: comme aiant contre une grosse tourmente, agitee de
forts vents, et de vagues impetueueses, besoing de chable et d'ancre
plus forte, et de gouverneur et pilote plus grand: car és
hommes petits, qui ont peu ou point de puissance, comme sont les
privez, la folie est innocente, et ne font point de mal quand ils
sont fols, pour ce qu'ils ne peuvent: comme és mauvais songes
il y a je ne sçay quoy de douleur qui fasche l'ame quand elle
ne peut pas venir à bout de mettre à execution ses
cupiditez: mais où la puissance est conjoincte avec la
mauvaistié, elle adjouste aussi douleur à ses passions
et affections. Et est bien veritable ce que souloit dire le tyran
Dionysius, car il disoit, que le plus grand plaisir et contentement
qu'il sentist de sa domination tyrannique, estoit, que ce qu'il
vouloit, soudainement estoit fait,
«Comme il fut dit, il fut aussi tost fait.
ainsi la mauvaistié et le vice prenant sa course legere par
la carriere de la puissance poulse et presse toute violente passion,
faisant que une cholere devient aussi tost achevee, que celuy qui
est tombé en suspicion perit, et celuy qui est
calomnié est perdu. Mais comme les naturels tiennent, que
l'esclair sort de la nue apres le tonnerre, encore qu'il apparoisse
devant, comme le sang sort de la playe, par ce que l'oreille
reçoit le son, et la veuë va au devant de l'esclair:
aussi à l'endroit de tels seigneurs les punitions precedent
les accusations, et les condamnations vont devant les
probations,
«Car le courroux ne peut là plus durer,
Non plus que l'ancre en tourmente asseurer
La nave estant fichee dans le sable,
Qui ne tien coup, et ne demeure stable:
Si le pois de la raison ne reprime et n'arreste la puissance faisant
le Prince et seigneur ainsi comme fait le Soleil, lequel alors qu'il
est plus hault elevé en la partie Septentrionale, c'est lors
que plus lentement il chemine et moins il se remue, rendant son
cours plus asseuré par la tardité: car il n'est
possible que les vices demeurent couverts et cachez és hommes
qui ont grande puissance, ains comme ceux qui sont subjects au mal
caduque, soudain que quelque froid les prend, ou qu'ils tournent un
peu, il vient incontinent un esblouissement et un chancellement, qui
descouvre et fait veoir leur mal: aussi les ignorants et mal appris,
soudain que la fortune les a un petit eslevez en biens, en
richesses, en estats et authoritez, incontinent elle fait veoir leur
cheute, et ruine: ou, pour mieux le donner à entendre, comme
lon ne cognoist pas le vice et la faute des vaisseaux quand ils sont
vuides, mais quand vous y versez quelque liqueur, alors vous voyez
par où ils coulent et s'en vont: aussi les ames pourries et
gastees ne peuvent contenir leur authorité et puissance, ains
coulent dehors par <p 137r>leurs cupiditez, leurs choleres,
leurs vanitez, et leurs impertinences. Et qu'est-il besoing de
s'estendre à discourir cela plus amplement, veu que l'on
calomnie és grands et illustres personnages jusques aux
moindres fautes qu'ils ont euës? on reprochoit à Cimon
qu'il aimoit le bon vin, à Scipion qu'il aimoit à
dormir, et accusoit on Lucullus de ce qu'il tenoit table trop
sumptueuse et trop friande.
AIANT vendu le sien corps pour un douaire, ** comme dit
Euripides, bien peu de bien, et encore mal asseuré et
incertain: mais à celuy qui ne passe pas par dessus de la
cendre, ains à travers un feu, par maniere de dire, royal, et
qui est bruslé tout à l'entour, qui est
continuellement à la grosse et courte haleine, en peur et en
crainte, plein de sueur, s'en court jusques dela la mer pour
gaigner, elle luy donne à la fin une richesse de Tantalus, de
laquelle il ne jouira jamais, pour les continuelles occupations,
esquelles il s'enveloppe. Or feit jadis sagement ce grand riche
homme Sicyonien qui nourrissoit des haras de chevaux, quand il donna
à Agamemnon Roy des Acheïens une belle jument coursiere
fort viste, pour estre dispensé
De n'aller point à Troye la venteuse,
Ains demourer loing de guerre douteuse
Chez soy en paix et toute volupté,
Car il avoit de tous biens à planté.
à fin que demourant en sa maison il se veautrast à son
aise en profonde richesse, et se donnast du bon temps à
loisir, sans aucune fascherie. Mais nos courtisans d'aujourd'huy, et
ceulx qui se veulent faire estimer gens d'affaires, n'attendent pas
qu'on les appelle, ains se vont d'eulx mesmes jetter la teste
baissee és courts des princes et és grosses maisons,
là où il fault qu'ils veillent et facent le guet en
grand travail, pour gaigner ou un cheval, ou une chaine, ou quelque
tel present:
Et ce pendant, la face deschiree
En sa maison sa femme est demeuree,
Et la maison achevee à demy,
pendant que son mary est trainné çà et
là errant, vagabond par le monde, tiré de quelques
esperances, qui à la fin bien souvent le trompent, et luy
font honte. Et si d'adventure il obtient quelque chose de ce qu'il
desire, apres avoit esté bien tourneboulé sans dessus-
dessoubs, jusques à en avoir la teste toute estourdie de
virer ainsi au rouët de la fortune, il demande à s'en
eschapper, et appelle bien-heureux ceulx qui demeurent en vie
privee, sans s'exposer aux perils: et ceulx-cy, au contraire, le
reputent luy bien-heureux, d'autant qu'ils le voient preferé
à eulx. Voyla comment le vice dispose tous hommes à
toutes sortes de malheurs, estant un parfait ouvrier de
malheureté, de maniere qu'il n'a besoing ne d'instruments ny
de ministres. Les autres tyrans qui s'estudient à rendre
miserables ceulx qu'ils tourmentent, ils nourrissent des bourreaux
et des gehenneurs, ils inventent des fers chaulds à brusler,
des grillons: mais le <p 137v>vice sans aucun appareil
d'outils, aussi tost qu'il s'attache à l'ame, il la brise et
l'accable et ruine, il remplit de douleur, de lamentations, de
rancune, de regrets et repentance l'homme. Qu'il soit ainsi, on voit
plusieurs qui endurent qu'on leur coupe la chair et les membres,
sans qu'ils dient mot, et endurent patiemment quand on les
fouëtte, et quand leurs maistres, ou bien des tyrans leur
donnent les grillons, vous ne leur entendrez pas jetter un seul cry,
d'autant que l'ame avec la raison, comme avec la main, reprimant la
voix, la garde de sortir: là où, au contraire, vous ne
sçauriez jamais faire demourer quoy un courroux, ny commander
à un deuil qu'il se taise: ny arrester un qui est surpris de
peur, ny un qui se repent de regret, qu'il ne crie, qu'il ne se tire
par les cheveux, et qu'il ne frappe sa cuisse, tellement que le vice
est plus violent que n'est ny le feu, ny le fer. Or les villes et
citez, quand elles font à sçavoir par affiches,
qu'elles veulent faire edifier quelques navires ou quelques statues
de grandeur excessive que lon appelle Colosses, elles escoutent les
ouvriers disputans les uns contre les autres de la manufacture, et
entendent leurs raisons, et voient leur modelles, puis elles elisent
celuy d'entre eux qui fera le faict à moins de couste, mieux
et plus promptement. Or posons le cas doncques que nous publions par
affiches à faire et rendre un homme et une vie mal-heureuse,
et qu'il se presente pour entreprendre le marché, d'un
costé la Fortune, et le Vice de l'autre: l'une, à
sçavoir la fortune, pleine d'outils de toute sorte, et d'un
appareil de grands frais, pour construire une vie miserable et
malheureuse: comme pourroint estre voleries de brigands, des
guerres, des inhumanitez de tyrans, des tempestes de mer, des
fouldres de l'air, qu'elle traineroit apres elle, de la cigúe
qu'elle broyeroit, des espees qu'elle apporteroit, des calomniateurs
qu'elle soudoyeroit, des fiévres qu'elle allumeroit, des fers
et manotes qu'elle feroit sonner, et des prisons qu'elle bastiroit
à l'entour, encore que la plus part de tout cela procede plus
tost du vice que de la fortune: mais pourtant supposons que tout
cela procede de la fortune, et que la malice, et le vice estant au
pres tout nud, et n'aiant besoing de chose quelconque hors de soy
alencontre de l'homme, interrogue la fortune comment elle entend de
rendre l'homme malheureux, failly de coeur: Menasses-tu l'homme de
le rendre pauvre, Fortune? Metrocles se mocquera de toy, qui l'hyver
dormoit parmy les moutons, et l'esté dedans les cloistres et
portiques des temples: et par ainsi estrivoit de la felicité
alencontre du grand Roy de Perse, lequel passoit son hyver en Perse,
et son esté en la Medie, Ameneras-tu la servitude, les fers
et manotes, et l'estre vendu comme esclave? Diogenes le mesprisera,
lequel estant exposé en vente par les brigands qui l'avoient
pris, cryoit luy-mesme à l'encan, Qui veult achetter un
maistre? Broyes tu une coupe de poison? n'en baillas tu pas autant
à boire à Socrates? et luy tout doulcement et
facilement sans restiver de peur, ne rien changer de contenance ny
de couleur, l'avalla: et quand il fut mort les survivans le jugerent
bien-heureux, comme celuy qui en l'autre monde s'en alloit vivre
d'une vie divine. Me presenteras-tu le feu? voire mais Decius le
Capitaine des Romains t'a pieça prevenu, quand au milieu des
deux armees il feit dresser un grand feu, où il se brusla
luy-mesme en holocauste à Saturne, comme il avoit voué
pour le salut et la prosperité de l'Empire Romain. Et les
honnestes femmes des Indiens, qui aiment mieux leurs marys,
combattent et estrivent ensemble pour le feu, et celle qui gaigne la
victoire est bruslee avec le corps de son defunct mary, laquelle
toutes les autres jugent et estiment bien-heureuse. Et quant aux
sages de pardela, il n'y en a pas un qui soit reputé homme
sainct, ne bien-heureux, si estant encore vivant, en son bon sens et
sain entendement, il ne separe son ame de son corps avec le feu, et
qu'il ne sorte tout pur et net de la chair, en aiant consumé
tout ce qu'il y avoit de mortel. Ouy mais d'une maison plantureuse
et d'une richesse grande, d'une table friande et sumptueuse, tu me
reduiras à la besace, à la petite cappette, et
à <p 138r>demander mon pain ordinaire: toutes ces
choses-là furent les principes et causes de la
felicité de Diogenes, et de liberté et de gloire
à Crates. Mais tu me feras clouër en croix, ou bien
empaler au bout d'un pieu. Et que peult il chaloit à
Theodorus s'il pourrira dessus ou dessous la terre? Ce sont les plus
heureuses sepultures des Tartares, et des Hyrcaniens, l'estre
mangé des chiens: et entre les Bactrianiens, par les loix du
païs ceux-là sont estimez avoir plus heureuse fin, quand
les oiseaux les mangent apres qu'ils sont morts. Qui sont doncques
ceux que tels accidents rendent mal-heureux? Ce sont les lasches de
coeur, delicats, ecervellez, non exercitez és affaires du
monde, et qui tousjours ont retenu les opinions qui leur ont
esté imprimees dés leur enfance. La fortune doncques
seule n'est pas ouvriere parfaitte de malheur et infelicité,
si elle n'a la malice et le vice qui luy aide. Car tout ainsi comme
un filet sie l'os qui a esté longuement trempé dedans
du vinaigre et de la cendre, et comme les ouvriers courbent et
forment en telle façon qu'ils veulent l'yvoire, apres qu'ils
l'ont mollifié et detrempé avec de la biere, autrement
ils n'en peuvent venir à bout: aussi la fortune blesse et
cave ce qui est desja gasté et amolly de soy-mesme, quand la
malice y survient d'avantage. Et tout ainsi que le poison
appellé Pharicum,* autrement Napel ou Aconit, ne nuit
à personne des autres, et ne fait point de mal à ceux
qui le touchent, et qui le portent quant et eux: mais s'il touche
tant soit peu à un qui soit navré, il le fait
incontinent mourir par la playe et blesseure qui reçoit son
influxion: *Voyez Dioscoride Livre 6. Chap. 19. aussi celuy
duquel la fortune sera pour ruiner et gaster l'ame, devra avoir au
dedans de sa propre chaire quelque ulcere, quelque apostume, et
quelque mal pour rendre les accidents, qui luy surviendront de
dehors, miserables et lamentables. Le vice donc est-il point tel,
qu'il ait besoing de la fortune pour produire malheureté? De
quel costé cela? la fortune ne fait-elle pas soulever la
tempeste et tourment en la mer? ne ceinct-elle pas les pieds des
montaignes, des aguets et embusches des larrons? ne jette-elle pas
par grande impetuosité la gresle dedans les champs fertiles
& fructueux? mais la malice ne suscite-elle pas un Melitus, un
Anytus, un Callixenus, calomniateurs? n'oste-elle pas les biens?
n'empesche elle pas les hommes d'estre chefs d'armees pour les
rendre malheureux? Mais elle les fait lasches, elle leur amasse de
grandes successions en terre, elle les accompagne par mer, elle est
tousjours apres, les desechant de cupiditez, les enflammant de
cholere, les accablant de superstitions, les attirant par les
cupiditez des yeux.
Il n'y a ny commancement, ny fin.
IL n'y a celuy qui ne die de bouche, que parler de soy-mesme
en se donnant la louange d'estre ou de valoir quelque chose, amy
Herculanus, ne soit fort odieux, et mal seant à toute
personne bien apprise: mais de faict il y en a bien peu qui se
gardent de tomber en ceste impertinence et importunité
là, non pas de ceulx mesmes qui la reprennent. Car Euripides
disant,
Si la parole il falloit achetter,
Nul ne voudroit ses louanges conter,
Mais à raison qu'on en peult de l'air prendre
Tant que lon veult, sans aucun pris en rendre,
Chascun disant de soymesme se plaist
Ce qui est vray et ce qui pas ne l'est
Pour ce que rien le parler ne luy couste:
il use d'une tres odieuse et importune vanterie, en cela mesmement
qu'il va entrelasser parmy des accidents et affaires tragiques, un
propos de soy-mesme qui n'appartient rien à la matiere
subjecte. Semblablement Pindarus aiant dit en un lieu,
Qui se vante importunément
Est fourvoyé d'entendement,
ne cesse jamais toutefois de magnifier sa suffisance en la
poësie, qui est grande certainement, et bien digne de louange,
il n'ya personne qui le nie: mais ceux qui sont couronnez és
jeux et combats sacrez, sont declarez victorieux par la voix
d'autruy, pour oster la fascherie que porte avec soy le parler de
soy-mesme: et à bon droict avons nous à contrecoeur la
vaine gloire de Timotheus, en ce qu'il escrit luy-mesme touchant la
victoire qu'il obteint alencontre de Phrynis, Tant tu fus heureux
Timothee lors que la herault proclama à haulte voix, Timothee
le Milesien a vaincu le fils de Carbon le plieur de voix. Car cela
n'a point de grace et est contre toute façon honneste de
trompetter ainsi soy-mesme sa victoire, par ce qu'il est bien vray
ce que disoit Xenophon, que la plus plaisante audition que l'homme
sçauroit entendre est, d'ouir reciter ses louanges par un
autre: mais la plus fascheuse aussi aux autres est, d'ouir que luy-
mesme les recite. Car premierement nous estimons effrontez et
impudents ceulx qui se louënt eux mesmes, attendu qu'ils
devroient estre honteux quand d'autres les louëroient en leur
presence. Secondement, nous les reputons injustes en ce, qu'ils se
donnent à eulx mesmes ce qu'ils devroient recevoir des mains
des autres. Tiercement, si nous nous taisons quand nous entendons un
qui se louë soy-mesme, il semble ou que nous en soions marris,
ou que nous luy portions envie: ou si nous craignons cela, nous
sommes contraincts de confirmer nous mesmes ces louanges, et porter
tesmoignage à la chose dont il est question, contre ce que
nous en pensons, ce qui est plus convenable à une vile
flaterie, qu'à vray honneur, d'avoir le coeur de louër
aucun en sa presence. Mais encore que cela soit veritable, et que la
chose aille ainsi, si peult il advenir des occurrences qu'un homme
d'honneur s'entremettant des affaires de la chose publique, pourra
se hazarder à parler de soy mesme à son advantage: non
pour aucun honneur ou plaisir qu'il en pretende, mais pour ce que
l'occasion ou l'action qui se presente, requiert qu'il parle de soy-
mesme, comme il feroit de quelque autre chose veritable: mesmement
quand les choses faittes ou advenues sont bonnes et honnestes, il ne
faut point qu'il feigne de dire hardiment, qu'il en a fait autrefois
de semblables: car ceste louange-là apporte un beau et bon
fruict, c'est que d'icelle, comme d'une graine et semence, plusieurs
<p 139r>autres et plus grandes louanges en procedent: car
l'homme de bien ne demande et n'aime pas l'honneur comme un salaire,
ou un reconfort et recompense de ses vertueuses actions, mais pour
ce que l'estre creu et avoir reputation d'homme de bien, et qu'on se
fie en luy, luy donne les moyens de faire plusieurs autres plus
grandes et plus belles actions: car il est et plaisant et facile de
faire bien à ceux qui vous aiment et se fient en vous, et au
contraire il est impossible ou bien mal-aisé, se servir de la
vertu et l'employer envers ceux qui vous calomnient ou vous ont pour
suspect, en forceant ceux qui fuyent les occasions de recevoir aucun
bien ne plaisir de vous. Il nous fault doncques considerer, s'il y
auroit point d'autres occasions pour lesquelles l'homme de bien et
d'honneur se pourroit louër soy-mesme, à fin que ne le
redoutant pas par trop, comme chose vaine et odieuse, nous ne
faillions à nous servir de quelque utilité et
commodité qu'il y pourroit avoir. Or est bien vaine la
louange de ceux qui se louënt eux-mesmes, à fin qu'ils
soient louëz des autres: et la mesprise-lon plus que nulle
autre, pour ce qu'il semble qu'elle procede d'une ambition et d'un
appetit importun de vaine gloire seulement. Car ainsi comme ceux qui
n'ont dequoy manger, sont contraincts de manger de leur propre corps
contre la nature, et cela est l'extremité de famine: aussi
ceux qui sont affamez d'honneur et de louanges, s'ils ne treuvent
des autres qui les louënt, ils se louënt eux-mesmes: ce
qui de tant plus est laid, qu'il semble que par un amour de vaine
gloire, ils y adjoustent encore et y contribuent du leur. Mais
encore quand ils ne le font pas simplement et ne cerchent pas
à estre louëz à par-eux, ains par une @emulation
et jalousie de la louange d'autruy, ils vont comparant leurs faicts
et actions comme pour offusquer et obscurcir celles des autres,
alors oultre la vanité il y a de l'envie et de la
malignité: car on dit en commun proverbe, que celuy est
curieux et importun, qui met le pied en la danse d'autruy: mais de
s'aller jetter à travers les louanges des autres par une
jalousie et envie, en rompant le propos pour parler de soy-mesme,
c'est chose dont il se fault non seulement bien garder, mais aussi
ne souffrir pas que d'autres nous louënt à l'enuy, ains
gracieusement ceder l'honneur à ceux qui seront dignes
d'estre louëz et honorez, et si d'adventure ils en sont
indignes et ne le meritent pas, encore ne fault-il point que nous
les privions des louanges qu'on leur donne en y interposant les
nostres, ains plus tost ouvertement les convaincre, et monstrer par
vives raisons que c'est à tort que lon leur fait tant
d'honneur. Et quant à cela, il n'y a point de doubte qu'il ne
faille ainsi faire. Mais on se peut louër soy-mesme sans
reprehension, Premierement si on le fait en respondant à une
calomnie et imputation qui auroit esté mise sus, comme fait
Pericles en Thucydide, là où il dit, «Et
neantmoins, Seigneurs Atheniens, vous vous courroucez à moy,
qui me puis bien vanter d'estre tel, que je ne cede à autre
homme qui qu'il soit, ny quant à prevoir et cognoistre ce qui
est utile pour la Chose publique, ny quant à le bien dire et
donner à entendre, ny quant à aimer le bien public, et
ne se laisser point gaigner à l'avarice.» Car non
seulement il evita le blasme de vanité, d'arrogance et de
presumptueuse ambition, en parlant ainsi magnifiquement de soy-mesme
en tel endroit: ains, qui plus est, il monstra parmy la grandeur et
magnanimité de la vertu, laquelle pour ne s'abbaisser point
rabaisse et tien soubs sa main l'envie: tellement que les hommes qui
l'oyent ainsi parler, ne veulent plus s'amuser à peser et
juger si son dire est veritable, ains sont emportez et ravis d'aise
et de joye, d'ouyr telles magnanimes vanteries, quand elles sont
veritables et certaines, comme le tesmoignent les effects que lon en
voit advenir. Car les Thebains, estans leurs capitaines accusez de
ce que le temps de leur office expiré, ils ne s'en estoient
pas incontinent retournez, selon les loix du païs, ains
estoient entrez en armes dedans la Laconie, avoient repeuplé
la ville de Messene, à peine absolurent Pelopidas, qui plioit
à telles objections, et les supplioit: Et au contraire,
Epaminondas <p 139v>qui vint à raconter
magnifiquement les braves choses qu'il avoit faittes en ce voyage,
et en ce temps-là, jusques à dire finablement q'il
estoit prest et content de mourir, prouveu qu'ils voulussent
confesser, que malgré eux, et contre leur volonté, il
avoit pillé et saccagé la Laconie, avoit
repeuplé la ville de Messene, et remis en une ligue toutes
les villes de l'Arcadie: ils n'eurent pas le coeur de prendre
seulement les ballotes en main pour donner sentence contre luy, ains
se departirent de l'assemblee, en louant grandement sa haultesse de
courage, et s'esjouissant et riant d'avoir ainsi ouy parler ce
personnage. Pourtant ne faut-il pas du tout reprendre Stenelaus de
ce qu'il dit en Homere,
Nous nous vantons de valoir beaucoup mieux
Que jamais n'ont valu nos peres vieux:
si nous nous souvenons de ce qui precede un peu au paravant,
O fils du preux Tydeus et vaillant,
Comment de peur est ainsi tressaillant
Ton foible coeur, que ton oeil par tout quiere
A te tirer de la battaille arriere?
car ce n'estoit pas luy à qui ceste parole picquante
s'addressoit, ains repliquoit pour son amy, qu'il sentoit
injurié: et pourtant la juste cause luy donnoit
liberté de parler ainsi bravement de soy-mesme. Les Romains
se fascherent d'ouyr tant souvent repeter à Ciceron les
louanges des choses qu'il avoit faittes à l'encontre de
Catilina: et au contraire, quand Scipion leur dit en publique
assemblee, qu'il ne leur estoit pas bien seant vouloir juger de
Scipion, veu que par son moyen ils estoient parvenus à ceste
grandeur de juger de tout le monde, ils meirent des chappeaux de
fleurs sur leurs testes, et monterent avec luy au Capitole pour
sacrifier et rendre graces à Jupiter: l'un et l'autre avec
raison, car l'un repetoit ainsi souvent ses louanges sans aucun
besoing qu'il en fust, pour se glorifier: et à l'autre le
peril luy ostoit la haine, et l'envie de s'en magnifier. Si ne
convient pas ceste vanterie et ceste gloire de se magnifier,
seulement à ceux qui sont accusez et appellez en justice de
leur vie ou de leur honneur, ains à tous ceux qui sont en
adversité plus tost qu'en prosperité, pource qu'il
semble que ceux-cy ambrassent, par maniere de dire, la gloire, et
prennent plaisir à la jouyr, gratifians en cela à leur
ambitieux desir: et ceux-là pour la qualité de leur
temps sont bien esloignez de toute suspicion d'ambition, et se
roidissent encontre la fortune, estayans le mieulx qu'ils peuvent la
generosité de leur courage, en evitant totalement la bassesse
de sembler mendier compassion, ny d'estre ravallé de courage,
et se lamenter en leur mesadventure. Tout ainsi doncques comme nous
estimons fols et glorieux ceux qui en se promenant se rehaussent et
dressent le col, et au contraire nous louons ceux qui se redressent
et relevent le plus qu'ils peuvent en escrimant des poings, ou en
combattant: aussi un homme qui estant renversé par la fortune
se releve sur ses pieds, et se redresse pour luy faire teste, et au
lieu de se monstrer pitoyable suppliant et lamentable, par une
parole avantageuse se monstre brave et hault en courage, en est
trouvé non superbe ne presumptueux, ains au contraire, grand
et invincible: comme le poëte Homere depeint Patroclus, modeste
et gracieux en paroles, quand il a fait vaillamment et heureusement:
et au contraire, à sa mort il le descrit parlant bravement et
haultainement,
Si tels esté comme je suis ils eussent,
Encontre moy presentez ils se fussent.
Et Phocion, qui au demourant avoit tousjours esté fort
gracieux et modeste, apres qu'il se veit condamné, il donna
à cognoistre sa magnanimité en plusieurs autres
choses, et mesmement en ce qu'il dit à l'un de ceux qui
estoient condamnez à mourir quant et luy, qui se tourmentoit
et complaignoit, Que dis-tu pauvre homme? <p 140r>ne te
tiens-tu pas bien-heureux de mourir avec Phocion? Autant doncques,
voire plus encore, est-il permis à l'homme d'estat, à
qui lon fait tort, de dire quelque chose avantageusement de soy,
à ceux qui se monstrent ingrats envers luy, comme Achilles
ailleurs rendoit bien à Dieu la gloire du success des
affaires, et parloit modestement quand il disoit,
Si Jupiter la grace nous ottroye
Que ruïner puissions la grande Troye.
mais ailleurs, là où on luy fait tort et injure, il
desploye sa langue à parler haultainement en courroux,
Avec mes gens, et mes vaisseaux, j'ay pris
Douze citez. et en un autre lieu,
Ils ne pourront supporter la lueur
De mon armet approchant pres du leur.
Car là où la braverie est partie de la justification,
alors il est loisible et permis d'en user: suyvant laquelle
doctrine, nous voyons que Themistocles, pendant qu'il feit les
grands services à son païs, jamais ne dit ny ne feit
rien de superbe, mais lors qu'il veit que les Atheniens estoient
saouls de luy, et qu'ils n'en faisoient plus de compte, il ne
faignit pas de leur dire, «O pauvres gens, pourquoy vous
lassez-vous de recevoir souvent des bienfaicts de mesmes
personnes?» Et une autre fois, «En temps de pluye et
d'orage vous recourez à moy, comme à l'abry d'un
arbre: et puis quand le beau temps est revenu, vous en arrachez
chascun une branche en passant.» Ceux-là doncques se
sentans d'ailleurs oultragez rememoroient ainsi leurs bons services
et beaux faicts à ceux qui en estoient mescognoissans: mais
celuy qui se sent repris et blasmé des meilleurs choses qu'il
ait faittes, est bien à excuser, et ne luy peult on attacher
aucun blasme, si luy-mesme se met à louër ce qu'il a
fait: d'autant qu'il semble qu'il ne le die pas par reproche, mais
pour respondre à ce dont on le calomnie. Qu'il soit ainsi,
cela donna une honneste liberté à Demosthene de parler
à son avantage, et si empesche qu'on ne se lasse, et ne se
saoule des louanges que luy-mesme se donne par toute l'oraison qu'il
escrivit de la couronne, là où il se glorifie de ce
qu'on luy imputoit, à sçavoir des ambassades qu'il
avoit faittes, et des decrets qu'il avoit mis en avant pour la
guerre. Aussi n'est pas logé loing de là, et a bonne
grace le renversement de l'objection, quand on monstre, que le
contraire de ce dont on est chargé et imputé, est
meschant et deshonneste, comme feit l'orateur Lycurgus à
Athenes, respondant à ceux qui luy reprochoient, qu'il avoit
donné argent à un calomniateur pour se racheter de la
vexation de sa calomnie: «Et bien, dit-il, Quel citoyen vous
semble-il que je sois, veu qu'en si long temps qu'il y a que je
m'entremets du gouvernement des affaires de la Chose publique, je
suis convaincu devant vous, d'avoir plus tost donné que pris
de l'argent injustement?» Et Ciceron, comme Metellus luy
reprochast, qu'il avoit plus affligé et perdu d'hommes par
son tesmoignage, qu'il n'en avoit sauvé par son eloquence:
«Et qui est celuy, dit-il, qui ne die, qu'il y a plus en moy de
foy et de preud'hommie, qu'il n'y a d'eloquence, et de force de bien
dire?» Et ces passages de Demosthene, «Qui est celuy qui
ne m'eust justement condamné à mourir, si je me fusse
efforcé de contaminer seulement de parole les honneurs et
tiltres glorieux que ceste cité a? Et que pensez-vous
qu'eussent dit ces meschans hommes icy, si lors que je discourois
ces choses par le menu, les villes s'en fussent allees?» Brief
toute la harengue pour la couronne coule fort dextrement ses
louanges, et les adjouste aux oppositions, et solutions des
objections qu'on luy mettoit sus: toutefois il est bien à
remarquer en ceste mesme oraison-là, comme artifice tres-
utile, qu'en meslant parmy les propos qu'il tient de soy les
louanges aussi des escoutans, il rend tout son parler exempt
d'envie, et de la haine qui accompaigne ordinairement ceux
<p 140v>qui monstrent de s'aimer trop soy-mesme: quels se
monstrerent alors les Atheniens envers ceux d'Euboee, quels envers
ceux de Thebes, combien de bien feirent-ils aux habitans de la
Cherronese, combien à ceux de Byzance, en disant que luy n'en
estoit que le ministre: Car l'auditeur secrettement ainsi
gaigné par ses propres louanges, en reçoit plus
volontiers, et avec plaisir, le dire de l'Orateur, et est bien-aise
d'ouïr reciter et referer à un autre ce que luy-mesme a
bien fait, et à ceste aise-là suit incontinent
conjoinct l'avoir en admiration et amour ceux, par le moyen desquels
il a bien fait. Suyvant lequel propos Epaminondas dit un jour
publiquement, comme un sien envieux Meneclidas en se mocquant luy
reprochast, qu'il se magnifioit plus que n'avoit oncques fait le Roy
Agamemnon: «Mercy à vous, Seigneurs Thebains, avec
lesquels seuls j'ay en un jour subverty et ruïné la
domination des Laced@emoniens.» Et pourtant que la plus part
des hommes repugnent ordinairement en leurs coeurs, et se faschent
fort contre celuy qui se louë soy-mesme, et ne font pas de
mesme contre celuy qui louë un autre, ains en sont bien souvent
aises, et confirment telles louanges par leur tesmoignage, aucuns
ont accoustumé en louant dextrement et opportunément
ceux qui aiment, et qui font de mesmes choses, et qui bref sont de
mesmes conditions et mesme humeur que eux, de s'insinuer en la bonne
grace des auditeurs, et les attirer à eulx, pource qu'ils
recognoissent incontinent au disant, encore qu'il parle de quelque
autre, une semblance de vertus, qui merite toute pareille louange.
Car ainsi comme celuy qui reproche à un autre les vices,
desquels il est luy-mesme taré, se fait plus d'injure
à soy-mesme, qu'à l'autre auquel il les reproche:
aussi les gens de bien honorans les gens de bien, remettent ceux qui
les cognoissent en memoire, tellement que tout aussi tost ils leur
vont criant: «Et vous, n'estes-vous pas tout de mesme?»
Voyla pourquoy Alexandre honorant Hercules, et Androcopus Alexandre,
ont fait qu'eux-mesmes ont esté honorez par leurs semblables:
et à l'opposite, Dionysius se mocquant de Gelon, en disant
qu'il avoit esté gelos, c'est à dire, la risee et la
mocquerie de la Sicile, ne s'appercevoit pas, que par envie qu'il se
sucitoit, il ruïnoit et demolissoit la grandeur et la
dignité de sa seigneurie. Il fault donc que l'homme d'estat,
encore ailleurs entende et prattique bien ces regles-là: mais
si quelquefois il est contrainct de se louër soy-mesme, il
rendra ceste sienne louange beaucoup plus supportable, quand il ne
se l'attribuera pas toute, ains comme si la gloire luy estoit charge
pesante, il s'en deschargera d'une partie sur la Fortune, et d'une
autre sur Dieu: et pourtant fait Homere sagement parler
Achilles,
«Puis que les Dieux m'ont donné ceste grace
D'avoir occis l'ennemy sur la place.
et sagement feit aussi Timoleon à Syracuse, qui apres ses
beaux faicts dedia un autel à l'heureuse adventure, et
consacra sa maison à la bonne fortune: et tressagement feit
aussi Python Aenien, lequel estant venu à Athenes apres avoir
tué le Roy Cotys, comme les Orateurs feissent à l'envy
les uns des autres, à qui plus haultement louëroit sa
prouësse devant le peuple Athenien, et que luy se fust apperceu
que quelques-uns luy en portoient envie, et en estoient marris: il
dit en passant, «Seigneurs Atheniens, ce a esté quelque
Dieu qui l'a fait, et je luy ay presté mes mains.» Aussi
osta Sylla l'envie à ses faicts, en louant souvent sa bonne
fortune: et finablement en se surnommant Faustus, c'est à
dire, le bien fortuné: car les hommes aiment mieulx sembler
estre vaincus par la fortune, que par la vertu, pource qu'ils
reputent l'un estre bien non appartenant au vainqueur, et l'autre
default propre à eux, et qui procede d'eux. C'est pourquoy
lon dit que les loix de Zaleucus pleurent infiniement aux Locriens,
d'autant qu'il leur donnoit à entendre que la deesse Minerve
s'apparoissoit à chasque coup à luy, et luy enseignoit
et dictoit les loix qu'il leur donnoit, <p 141r>et qu'il n'y
en avoit pas une qui fust de son conseil ny de son invention. Or
est-il à l'adventure necessaire d'inventer ces remedes et ces
adoucissemens-là, alencontre de ceux qui sont de nature
fascheux ou envieux: mais encore envers ceux qui sont de bonne sorte
et modestes il ne sera pas impertinent d'user de corrections des
louanges, si d'adventure quelqu'un en nostre presence nous louë
d'estre ou sçavans, ou riches, ou de grand credit, en le
priant de ne dire point cela de nous: mais bien si nous sommes bons,
à nully mal-faisans, et profitables à plusieurs: car
qui fait ainsi, n'accumule pas louanges sur louanges, ains la
transfere d'une chose à une autre: et ne semble pas qu'il
prenne plaisir à s'ouyr louër, ains plus tost d'estre
marry de ce qu'on ne le louë pas ainsi qu'il faut, ny pour ce
qu'il faut: et cacher et obscurcir les qualitez moindres soubs les
plus grandes et meilleurs, non tant pour vouloir estre loué,
que pour enseigner comment il faut louër: car ceste maniere de
dire, Ce n'est pas de pierres que j'ay fortifié ceste ville,
ny de murailles de brique: mais si vous voulez considerer dequoy et
comment je l'ay fortifiee, vous trouverez que c'est d'armes, de
chevaux, et de confederez et alliez: cela tire sur ceste regle-
là, et encore plus ce que dit Pericles sur la fin de ses
jours. Car ainsi comme il achevoit sa vie, et se portoit fort mal,
ses parents, amis et familiers se prirent à rememorer les
charges qu'il avoit euës, les expeditions qu'il avoit faittes,
la puissance grande qu'il avoit euë, les victoires, les
trophees, les villes et citez qu'il avoit conquises aux Atheniens,
et luy se soublevant un petit en son seant, les reprit et blasma
grandement de ce, qu'ils alleguoient des louanges qui estoient
communes à plusieurs, et aucunes qui estoient plus tost
deuës à la fortune, que non pas à la vertu: et
ce-pendant ils obmettoient ce qui estoit le plus grand et le plus
beau, et qui estoit plus propre à luy: c'est que par luy nul
citoyen n'avoit jamais porté le deuil, ne pris robbe noire.
Cest exemple donne le moyen et à un Orateur s'il est bon, et
qu'on le louë de la force de son eloquence, de transferer la
louange à sa vie, et à ses meurs: et à un
Capitaine que lon estimera pour sa grande experience et son heur au
faict des armes, de parler franchement de sa justice et de sa
clemence: ou au contraire, si d'adventure il y en a qui luy donnent
des louanges excessives, comme bien souvent il s'en trouve qui
disent, en flattant, des propos qui ne servent qu'à exciter
envie,
Je ne suis point du nombre des haults Dieux,
Pourquoy vas-tu me comparant à eux?
mais tu me cognois à la verité pour tel que je suis,
louë ce, que je suis incorrompable, que je suis temperant, que
je suis raisonnable et humain: car l'envie concede volontiers
à qui refuse les plus grandes louanges, celles qui sont
moindres et plus modestes, et ne prive pas de veritable louange ceux
qui ne reçoivent pas les faulses et vaines. Et pourtant ne se
faschoient point les hommes d'honnorer les Princes et les Roys, qui
ne cerchoient pas à se faire appeller Dieux, ou enfans des
Dieux, ains Philadelphes, c'est à dire aimans leurs freres et
soeurs: ou Philometores, aimans leurs meres: ou Evergetes,
bienfaicteurs: ou Theophiles, c'est à dire aimans les Dieux,
qui sont belles et honnestes appellations, propres aux hommes, et
aux bons princes, comme au cas pareil, on ne peut endurer patiemment
ceux qui en escrivant ou en lisant se donnent le tiltre de Sages, et
est-on bien aise d'ouyr ceux qui se nomment amateurs de sagesse, ou
qui disent qu'ils profitent en l'estude de sapience, ou telle chose
semblable, qui est modeste et non subjecte à aucune envie.
Là où ces ambitieux et Sophistes, qui reçoivent
et seuffrent qu'on leur die ces paroles, qu'ils ont harengué
divinement, celestement, et magnifiquement, perdent outre cela, le
modestement, et humainement: et toutefois, ainsi comme ceux qui ne
veulent pas fascher ny donner peine à ceux qui ont mal aux
yeux, parmy des couleurs fort brillantes et fort vifves entremeslent
quelque peu d'ombrage: aussi aucuns recitans leurs louanges, non
totalement reluisantes et claires sans aucune meslange, ains y
entremeslans quelques <p 141v>imperfections ou defectuositez
et fautes, lesquelles deschargent par ce moyen de ce qui cause haine
et envie: comme Epeus aiant parlé fort avantageusement, et
s'estant vanté bravement de sa vaillance en l'escrime des
poings,
A coups de poing son corps je creveray,
Et tous ses os je luy desbriseray: il va dire apres,
Car de combat autre je ne demande.
Mais à l'adventure est celuy-là digne de mocquerie,
qui pour excuser une braverie d'escrimeur et champion de luicte,
advouë et confesse qu'il est lasche et couard: et au contraire
est adroit, de bon jugement, et de bonne grace, celuy qui allegue
contre soy-mesme quelque oubliance, quelque ignorance, ou quelque
desir d'ouyr et d'apprendre, comme Ulysses quand il dit,
Mais le mien coeur desiroit escouter,
Et commandois de me desgarroter
En leur guignant des yeux et de la teste. Et en un autre
lieu,
Mais point de foy je ne leur adjousté,
Comme beaucoup meilleur il eust esté,
Pour le geant voir dedans son repaire,
Pensant qu'il deust quelque present me faire.
Et brief toutes sortes de fautes, prouveu qu'elles ne soient pas par
trop deshonnestes, ny par trop lasches, estans adjoustees à
des louanges, leur ostent la haine et l'envie. Et y en a plusieurs
qui en entre-jettant une confession et adveu de pauvreté ou
de faute d'experience, ou de noblesse, parmy des louanges, les
rendent moins enviees et moins odieuses: ne plus ne moins
qu'Agathocles beuvant aux jeunes hommes qui estoient de sa compagnie
en vases d'or et d'argent ingenieusement ouvrez, en faisoit apporter
sur sa table d'autres de terre, leur disant, «Voyla que c'est
de perseverer à travailler, prendre peine et se hazarder
à faire vaillamment: car par cy devant nous faisions de ces
pots-là (monstrant ceux de terre:) et maintenant nous en
faisons de ceux-cy (monstrant ceux d'or et d'argent.)» car il
avoit esté nourry en la boutique d'un potier de terre, tant
il estoit pauvre et de bas lieu yssu: maid depuis il se feit Roy de
toute la Sicile presque. Voyla doncques les remedes que lon peult
appliquer de dehors, quand on est contrainct de parler de soy-mesme:
mais il y en a d'autres qui sont dedans ceux mesmes qui se
louënt, comme Caton disoit qu'on luy portoit envie de ce qu'il
ne faisoit compte de ses propres affaires, et qu'il veilloit toutes
les nuicts pour le salut de la patrie: à quoy ressemblent
aussi ces passages,
Quelle sagesse y a-il en moy, veu
Que je pourrois de charge desprouvèu,
Comme un soldat simple de l'exercite,
De tout travail et de tout soucy quitte,
Participer à la fortune, autant
Que le plus sage et plus s'entremettant? Et cest autre,
Je crains d'avoir jetté la grace au vent
De mes travaux endurez cy devant,
Et toutefois je ne repoulse encores
Arriere ceux qui se presentent ores.
Car les hommes communément portent envie à ceux qui
ont la gloire et la vertu gratis, ou sans qu'il leur couste gueres,
ne plus ne moins que si c'estoit une maison ou un heritage, mais non
pas à ceux qui l'ont achettee bien cherement avec grands
labeurs et grands perils. Et pourautant qu'il ne faut pas seulement
ne fascher point les escoutans, ny se faire envier en se louant,
ains faut tascher à servir et profiter en ce faisant,
à fin qu'il ne semble pas que nous facions cela, mais autre
effect par cela: <p 142r>considerez premierement quand
quelqu'un s'est loué soy-mesme, s'il l'a point fait pour une
exhortation, pour exciter une jalousie et une emulation, comme feit
Nestor, lequel en racontant ses prouësses et vaillances
encouragea Patroclus, et les autres neuf chevaliers à
entreprendre le combat d'homme à homme contre Hector: car
l'exhortation, qui a la parole de l'oeuvre quant et quant, et
l'exemple avec la pointure d'emulation, est vive, et aiguillonne
merveilleusement: et avec le courage et l'affection apporte
l'esperance de pouvoir venir à bout, comme de chose qui n'est
pas impossible: et pource des trois danses qui estoient en
Laced@emone, celles des vieillards disoit,
Nous avons esté jadis
Jeunes, vaillans et hardis.
celle des enfans,
Et nous un jour le serons,
Et tous vous surpasserons.
et celle des jeunes hommes,
Nous le sommes à l'espreuve,
Qui voudra, vienne, et l'espreuve.
En quoy feit sagement et en homme bien entendu au faict de
gouvernement le legislateur qui les institua, de proposer aux jeunes
gens des exemples familiers, et pres d'eux, par ceux mesmes qui les
avoient executez: ce neantmoins encore n'est-il pas mauvais
aucunefois de se vanter, et hautainement et magnifiquement parler de
soy-mesme, pour estonner et reprimer un petit, ou bien pour ravaller
et tenir bas un brave audacieux, comme fait le mesme Nestor en un
autre endroit,
J'ay en mes jours hanté des personnages,
Qui valoient mieux en faicts et en langages
Que vous, desquels estimé mal-appris
Je ne fus oncq, ny tenu en mespris.
Ainsi parla aussi Aristote à Alexandre, disant qu'il estoit
loisible et bien seant d'avoir le coeur haut, non seulement à
ceux qui tenoient beaucoup d'hommes subjects à leur
puissance: mais aussi à ceux qui avoient opinions veritables
des Dieux. Et sont ces façons-là de parler utiles
quelquefois à l'encontre des ennemis et des mal-
veuillans,
Ceux que mon bras en battaille rencontre,
Sont arrivez à mal-heureuse encontre.
Et Agesilaus parlant du Roy de Perse que lon nommoit le grand Roy:
«En quoy, dit-il, est-il plus grand que moy, s'il n'est plus
juste?» Et Epaminondas repliqua aux Laced@emoniens, qui
accusoient avec beaucoup de paroles les Thebains: «Au moins,
dit-il, vous avons nous guary du peu parler.» Mais quant
à ces façons-là de dire, elles s'adressent
à des ennemis publiques, ou particuliers mal-veuillans: et
quant aux amis et à ceux qui sont des nostres, on peut bien
aussi, en usant à propos, en temps et lieu, de hautain
langage, non seulement applattir et abbaisser ceux qui sont trop
superbes et trop braves: mais aussi au contraire eslever et exciter
ceux qui sont estonnez, effroyez et espouvantez. Car Cyrus au milieu
des armes et des dangers de la guerre, parloit hautainement, et
ailleurs non: et Antigonus, qui au demourant estoit sobre en
paroles, et modeste, en la battaille navalle qu'il donna pres l'Isle
de Co, comme l'un de ceux qui estoient autour de luy, un peu avant
la meslee, luy dist, «Sire ne vois-tu pas que les vaisseaux des
ennemis sont en beaucoup plus grand nombre que les tiens?»
«Mais moy, dit-il, pour combien de vaisseaux me comptes-
tu?» Et semble qu'Homere ait bien entendu cela: car il fait
qu'Ulysses voyant ses gens effroyez du bruit et de la tourmente qui
sortoit du gouffre de Charybdis, leur ramene en memoire la
subtilité de son engin, et sa vaillance, en leur disant,
<p 142v> Ce mal icy n'est point si dangereux
Qu'estoit celuy, quand le Cyclops hereux
Nous tournoyoit de force merveilleuse
Tout à l'entour de sa caverne creuse,
Et toutefois je vous en ay mis hors
Par ma prouësse et mes conseils accors.
car ceste façon de louange n'est point d'un advocat flattant,
ny d'un sophiste se vantant, ne qui demande un applaudissement ny
battement de mains, mais d'un personnage qui baille à ses
amis pour gage de s'asseurer sur luy, sa vertu et sa suffisance: car
c'est chose de grande importance pour le salut, en temps dangereux,
que la reputation et la fiance que lon a d'un homme qui a
l'authorité et la suffisance de bon Capitaine. Or avons nous
desja par cy devant deduit, que ce n'est point chose convenable ne
bien seante à homme d'estat et d'honneur, que de s'opposer
à la gloire et la louange d'autruy: toutefois là
où une faulse et perverse louange porteroit nuysance et
dommage, en apportant emulation de mal-faire, et une mauvaise
volonté et intention en choses de grande consequence, il ne
seroit pas inutile de repoulser arriere, ou plus tost de divertir
l'auditeur à choses meilleurs, en luy faisant veoir la
difference. Car on se contenteroit bien à mon advis de veoir
que les hommes s'absteinssent volontairement du vice, quand ils le
verroient blasmé et vituperé: mais si au lieu de le
vituperer on le voyoit louër, et si outre le plaisir et le
profit qu'il apporte communément quant et soy, on y
adjoustoit encore le tenir en honneur et en reputation, il n'y
auroit si forte ne si heureuse nature, de laquelle il ne vint au
dessus. Et pourtant fault-il que l'homme de bien et de gouvernement
face la guerre non aux louanges des hommes, mais aux louanges des
choses, si ainsi est qu'elles soient mauvaises: car ce sont celles
qui corrompent les meurs, pour ce que avec telles louanges entre la
volonté de imiter et ensuyvre telles actions deshonnestes,
comme si elles estoient belles et honnestes: mais on les advere pour
telles qu'elles sont, quand on les met au parangon vis à vis
des honnestes et veritables louanges. On dit que Theodorus le joueur
de Trag@edies dit un jour à Satyrus joueur de Com@edies, que
ce n'estoit pas grande merveille de faire rire les spectateurs, mais
bien de les faire pleurer et crier: aussi pourroit un sage
philosophe dire à ce mesme Theodorus, mais au contraire ce
n'est pas chose grande ne digne, de faire pleurer ny crier les
spectateurs, mais bien de leur oster toute occasion de se douloir et
de pleurer: car celuy qui se louë en ceste sorte, profite
à l'auditeur, et luy change son jugement, ainsi comme feit
Zenon parlant du grand nombre des auditeurs de Theophraste: «Sa
danse, dit-il, est plus grande que la mienne, mais la mienne est
mieux accordee.» Et Phocion, comme Leosthenes eust encore la
vogue, estant interrogué par les harengueurs, Quel bien il
avoit jamais fait à la Republique: il leur respondit, Non
autre, dit-il, sinon que ce-pendant que j'ay este gouverneur et
capitaine, jamais vous autres messieurs n'avez fait aucune oraison
funebre, ains avez enterré tous vos citoyens qui sont morts,
és sepultures de leurs ancestres: et Crates escrivit et
opposa fort gentilment à ces vers de la sepulture de
Sardanapalus,
Demouré m'est seulement ce que j'ay
Paillardé, beu, yvrongné, et
mangé:
Demouré m'est seulement ce que j'ay
En mon vivant appris, sçeu, et jugé
Des beaux secrets des Muses que j'aimoye.
Car ceste maniere de louanges est belle, honneste et utile,
enseignant à aimer et estimer les choses qui sont utiles and
profitables, non pas celles qui sont vaines et superflues: parquoy
cest advertissement soit joinct aux autres, sur le subject de la
question proposee <p 143r>Mais il reste maintenant à
dire, ainsi que la suitte du propos le requiert et nous en
admoneste, comment chascun pourra eviter la fascherie de se
louër importunément soy-mesme: car le parler de soy
sortant d'une si forte garnison, que l'amour de soy-mesme, advient
bien souvent à ceux mesmes qui sont les plus modestes et plus
esloignez de vaine gloire. Et tout ainsi que l'un des preceptes de
santé est, fuir et eviter totalement les lieux mal-salubres
et maladifs, ou pour le moins prendre plus soigneusement garde
à soy quand on y est: aussi y a-il certains temps, et
certains propos fort glissants, esquels on se laisse facilement
couler à parler de soy, à la moindre occasion du
monde. Premierement ceux qui de nature sont ambitieux, quand ils
oyent louër autruy, communément s'avancent à
parler d'eux mesmes, et leur prend un appetit de gloire, et un
eslancement qu'ils ne peuvent retenir, leur chattouillant et
grattant une demangeaison qu'ils ont de se louër, mesmement si
celuy que lon louë devant eux, se rencontre ou egal en merite,
ou inferieur à eux: car ainsi comme ceux qui ont faim sont
encore plus irritez, et leur appetit d'avantage provoqué,
quand ils en voyent d'autres manger devant eux, aussi la louange
d'autruy enflamme de jalousie ceux qui sont subjects à la
convoitise d'honneur et de gloire. Secondement, le recit des choses
que lon a heureusement et à souhait executees, poulse
ordinairement ceux qui les racontent, en des vanteries et braveries
pour la joye qu'ils en ont: car depuis qu'ils sont une fois tombez
en propos des victoires qu'ils ont euës à la guerre, ou
des entreprises qu'ils ont heureusement conduittes à chef en
matiere de gouvernement, ou des discours qui leur ont bien
succedé, ils ne se peuvent contenir ny moderer: à
laquelle maniere de parler de soy-mesme on voit principalement estre
subjects les gens de guerre et gens de marine, plus qu'autres: et
advient aussi cela coustumierement à ceux qui reviennent de
la court des grands Princes, ou des lieux où il s'est fait
quelques grands exploits et affaires. Car en faisant mention des
Princes et grands Seigneurs, ils y entrelassent ordinairement
quelques paroles qu'ils auront dittes à leur avantage, et ny
cuydent pas se louër eux-mesmes en disant cela, ains seulement
reciter les louanges que d'autres auront dittes d'eux: et y en a qui
pensent que les escoutans ne s'en apperçoivent point, quand
ils racontent les ambrassements, recueils, et les caresses que les
Roys, les Empereurs, et tels grands personnages leur ont faicts,
comme s'ils ne recitoient pas leurs propres louanges d'eux, mais les
courtoisies et demonstrations de la bonté et humanité
des autres: et pourtant faut-il bien attentifvement prendre garde
à soy, quand on louë quelqu'un, que les louanges qu'on
luy donne soient pures et nettes, sans aucune suspicion de s'aimer
obliquement, et parler de soy-mesmes, à fin qu'il ne semble
point que nous louons, comme dit Homere,
Patroclus soubs couleur et couverture,
mais que nous entendons nous louër nous mesmes à travers
luy. Qui plus est, les blasmes mesmes et les reprehensions sont
quelques fois bien dangereuses à faire chopper et desvoyer
ceux qui se deulent un petit de la vaine gloire: en laquelle maladie
encourent souvent les vieilles gens, quand ils se mettent à
reprendre les autres et à blasmer les mauvaises façons
de faire, et les fautes d'autruy, en se magnifiant eux-mesmes, comme
aiants esté admirables en l'opposite de ce dont ils accusent
les autres: mais à ceux-là le fault-in conceder,
mesmement s'ils ont avec l'aage la reputation de longue main acquise
de gens de bien et d'honneur: car ce n'est pas chose inutile, ains
qui donne grande emulation et envie d'acquerir pareils honneurs
à ceux qui sont ainsi chastiez par eux: mais tous autres se
doivent bien garder, et craindre ce destournement-là: car
estant de soy-mesme autrement fascheux et presque intolerable le
blasmer autruy, et où lon doit extre bien reservé et
retenu, celuy qui mesle sa louange propre avec le blasme d'autruy,
et qui va cerchant gloire en l'infamie d'autruy, <p 143v>est
odieux infiniement, et totalement importun et insupportable, voulant
estre honoré de ce qu'il deshonore les autres. Davantage
comme ceux qui sont de nature prompts et enclins à rire,
doivent fort eviter et fuir les chatouillemens et frottemens legers
par dessous les aixelles, et autres telles parties du corps,
où il y a moins de poil, lesquelles se laissant aller, et se
fondant à tels attouchements, esmeuvent et excitent quant-et-
quant la passion risible: aussi peult-on donner cest advertissement
à ceux qui se laissent trop passionneement emporter à
la convoitise de gloire, de s'abstenir de se louër eux-mesmes,
quand autres les louëront. Car il faut que celuy qui se sent
louër, rougisse de honte, non pas effronteement l'escouter, et
qu'il reprenne ceux qui disent quelque grande chose d'eux, non pas
qu'il le reprenne d'en avoir trop peu dit: ce que plusieurs font,
qui suggerent eux-mesmes et entassent d'autres faicts magnanimes et
prouësses qu'ils auront faittes, jusques à ce qu'ils
gastent et la louange qu'ils se donnent eux-mesmes, et celle que
leur donnent les autres. Or y an a-il qui se flattans eux-mesmes se
chatouillent et s'emplissent de vent, les autres malignement tirent
à les faire parler d'eux-mesmes, les autres les interroguent
et leur font des demandes pour plus avant les faire entrer és
filets, et avoir plus de matiere de rire: comme le soldat glorieux
en une Com@edie de Menander,
Seigneur comment eustes-vous ce coup-là?
LE SOLDAT.
D'un javelot. Pour Dieu comment cela?
Sur une eschelle en montant à mont contre
Une muraille. Or le coup je leur monstre
Quant est de moy à mon meilleur esciant:
Mais eux de moy se mocquoient en riant.
En toutes ces sortes-là doncques se faut-il bien donner
garde, le plus que lon peut, et de sortir hors des bornes avec les
louanges, et de se laisser aller aux interrogatoires: et pour s'en
mieux retenir et donner de garde, le meilleur moyen est d'observer
de pres ceux qui se louent eux-mesmes, en se representant et
ramenant en memoire, comme c'est chose fascheuse et desplaisante
à tout le monde: et comme il n'y a propos qui soit plus
odieux, ne plus moleste à ouyr: car sans que nous puissions
dire quel autre mal nous fait celuy qui se louë soy-mesme, nous
faisons tout ce que nous pouvons pour nous en despestrer, et
respirer arriere à nostre aise, comme estant un fardeau, qui
de soy et de sa nature charge par trop: tellement qu'il est
intolerable et insupportable mesme à un flatteur, et un
poursuivant de repeuës franches, voire aiant necessité:
et disent qu'ils payent bien cherement leur escot, quand il leur
fault avoir la patience d'ouyr un riche, ou prince, ou gouverneur,
ou Roy, qui qu'il soit, qui se louë luy-mesme: comme le bouffon
qui dit en Menander,
Il m'emmaigrit à la table, il m'assomme,
Quand il me faut endurer d'ouyr comme
A la soldate il rencontre aigúment
Le franc archer malheureux garniment.
Car veu que cela ne se dit pas seulement contre les soldats, et
contre les glorieux de nouveau enriches, qui ont accoustumé
de faire de beaux contes bien dorez, mais aussi contre les
philosophes, les sophistes et rhetoriciens, et les capitaines enflez
de presumption, et parlant d'eux-mesmes hautainement: si nous nous
voulons souvenir, que les propres louanges que l'homme se donne,
sont tousjours accompagnees du blasme et vitupere que les autres luy
en donnent, et que la fin de ceste vaine gloire est
communément honte et infamie, et que fascher ceux qui les
escoutent, comme dit Demosthene, leur en demeure, et non pas estre
tenus ny reputez pour tels <p 144r>qu'ils se disent, nous
nous garderons bien de parler de nous mesmes, si ce n'est qu'un
grand profit en doive advenir, ou à nous ou à ceux qui
nous escoutent.
HOMERE aiant consideré les divers genres des animaulx
mortels, et les aiant comparez les uns aux autres, tant en la duree
qu'en l'entretenement de leurs vies, a exclamé, qu'il n'y en
avoit pas un si miserable que l'homme, de tous ceulx
Qui sur la terre ou marchent ou respirent,
adjugeant une malheureuse principaulté à l'homme,
qu'il n'y en a point qui le passe en superiorité de tous
maulx. Mais nous supposans que l'homme ait desja emporté la
victoire de misere, et soit declaré le plus calamiteux de
tous les autres animaulx, le voulons comparer à soy-mesme, en
collation de ses propres maulx, les divisans en ame et en corps, non
point en vain, sans aucun fruict, ains fort pertinemment, à
fin que nous sçachions, si c'est par nostre ame, ou par
nostre corps, que nous vivons plus miserablement: car la maladie
s'engendre en nostre corps par la nature, et le vice et la
meschanceté en l'ame est premierement action, et puis apres
devient passion: si n'est pas petite consolation de sçavoir,
que ce qui est le pire est curable, et plus leger ce que lon ne
peult fuir. Or le regnard d'Aesope plaidant à l'encontre du
leopard touchant la varieté de leur peau, apres que le
leopard eut monstré la sienne, qui à l'oeil estoit
bien mouchetee et tavelee de belles marques, là où
celle du regnard avoit un roux salle et mal-plaisant à veoir:
«Voyre-mais, dit il, Sire juge, si tu regardes le dedans, tu me
trouveras mieulx tavelé et mieulx moucheté que ce
leopard icy,» voulant entendre sa ruse et finesse de se tourner
en diverses sortes selon le besoing. Disons doncques aussi en nous
mesmes: O homme, ton corps produit bien plusieurs maladies et
plusieurs passions par nature de soy-mesme, et plusieurs en
reçoit aussi qui luy adviennent de dehors: mais si tu ouvres
le dedans de toy, tu y trouveras un amas et une conserve, comme dit
Democritus, de plusieurs bien divers et differents maulx, lesquels
n'y sont point coulez de dehors, ains y ont leurs sources
originaires saillantes de la mesme terre, lesquelles le vice, qui
est abondant et riche de passions, poulse en avant: et d'autant que
les maladies qui sont au corps et en la chair, se cognoissent par
les inflammations, et par la couleur, quand le visage rougit ou
pallit plus que de coustume, une chaleur extraordinaire, une
lassitude sans cause apparent les descouvre: mais celles de l'ame
trompent bien souvent ceulx mesmes qui les ont, lesquels ne pensent
pas que ce soient maladies: et d'autant sont elles pires, qu'elles
ostent aux patiens le sentiment de leur mal: car le discours de la
raison quand il est sain, sent les maladies du corps: mais és
maladies de l'ame, luy mesme estant malade n'y a point de jugement
de ce qu'il souffre: car cela mesme qui doit juger souffre, et faut
estimer que la premiere et principale maladie de l'ame, c'est la
follie, pour raison de laquelle le vice est irremediable et
incurable en plusieurs, avec lesquels il habit, il vit, et meurt:
car le commancement de la guarison d'une maladie c'est le sentiment
qui conduit le patient à cercher ce qui le peult secourir,
mais celuy qui pour ne croire point qu'il soit malade, ne cognoist
pas ce dont il a besoing, encore que ce qui le peult guarir se
present à luy, il le refuse: car mesme entre
<p 144v>les maladies corporelles, cella-là sont les
pires qui prennent avec privation de sentiment, comme un subet ou
lethargie, une phrenesie, une epilepsie ou hault mal, une apoplexie,
les fiévres ardentes qui augmentent l'inflammation, jusques
à mettre l'homme en resverie et luy faire perdre
l'entendement, en luy troublant le sens, comme d'un instrument de
musique,
Touchant du coeur les chordes plus cachees,
Qui ne devroient pour rien estre touchees.
Voyla pourquoy les medecins veulent et souhaittent en premier lieu,
que l'homme ne soit jamais malade, ou s'il l'est, au moins qu'il
n'ignore pas qu'il soit malade, ains le sente bien: ce qui advient
presque ordinairement à toutes les maladies de l'ame: car ny
ceulx qui sont fols et esventez, ne ceulx qui sont dissolus et
desordonnez, ne ceulx qui sont injustes, ne pensent pas pecher ny
faillir, ains y en a quelques uns mesmes qui pensent bien faire. Il
n'y eut jamais homme qui estimast que la fiévre fust
santé, ny l'estre phthisique fust estre bien dispos, ny que
la goutte aux pieds fust estre bien enjambé, ny que pallir
fust rougir: là où ils appellent la cholere vaillance,
l'amour amitié, l'envie @emulation, couardise prudence. Et
puis ceux-là appellent les medecins quand ils se sentent
malades, car ils sentent bien dequoy ils ont besoing, mais ceux-cy
fuyent les sages et sçavans, pource qu'ils cuident bien faire
en ce qu'ils font mal. Par ceste mesme raison-là nous disons
que l'Ophthalmie, c'est à dire le mal des yeux, est moindre
maladie, que la Manie, qui est la rage et fureur: et la Podagre, qui
est la goute aux pieds, que la Phrenesie, qui est une apostume
dedans le cerveau: car celuy-là sent son mal, et criant
envoye querir le medecin: venu qu'il est, il luy monstre son oeil,
il baille sa vene à ouvrir, sa teste à entamer:
là où nous oyons Agavé és Trag@edies, si
transportee hors de son bon sens par sa rage et manie qui la tient,
qu'elle descognoist les personnes qui luy sont les plus cheres, en
disant,
Ce jeune fan que nous venons
De massacrer, nous amenons
De la montagne en ceste place,
Heureuse en a esté la chasse.
Car celuy qui est malade de corps se rend incontinent, se couche
dedans le lict, et endure patiemment que lon le medecine, et que lon
le panse et si d'aventure il s'est tourmenté et demené
en son lict, de maniere qu'un peu d'emotion luy en soit venue, le
premier des assistans qui l'advertira et luy dira doulcement,
Demeure quoy dedans ton lict pauvre homme,
il l'arreste et le retient: mais à l'opposite ceulx qui sont
surpris des passions de l'ame, c'est lors que plus ils travaillent,
c'est lors que moins ils reposent: car les eslans et emotions sont
les causes mouvants et principes des actions, et les passions sont
vehemences de telles motions. Voyla pourquoy elles ne laissent point
reposer l'ame, ains lors que plus l'homme auroit besoing de
patience, de silence, de retraitte en soy-mesme, c'est lors que plus
elles le tirent en lumiere, c'est lors que plus se descouvrent les
choleres, les opiniastretez, les amours, et les ennuys, le
contraignans de faire plusieurs choses contre les loix, et d'en dire
plusieurs mal convenables au temps. Tout ainsi donc comme plus
dangereuse est la tourmente qui empesche la navire de surgir et
prendre port, que celle qui ne permet pas sortir du port, et faire
voile: aussi les tourmentes de l'ame sont les pires, qui ne
permettent point à l'homme de se recueillir, ny de rasseoir
le discours de sa raison, qui est troublé, et renversé
sans dessus dessoubs, sans pilote et sans chable, ny amare en
tourmente, errans sans guide çà et là, et qui
est emporté malgré luy en courses temeraires et
mortelles, tant qu'à la fin il s'en va tomber en quelque
effroyable naufrage, là où il brise sa vie: tellement
que pour ces raisons et autres semblables, je conclus qu'il est pire
d'estre malade de l'ame, <p 145r>que non pas du corps: car
les corps malades ne font que souffrir seulement, mais les ames
souffrent mal et en font tout ensemble. Quel besoing doncques est-il
d'alleguer pour exemple les autres passions, veu que l'occasion du
temps qui se presente maintenant, nous en refreschit la memoire?
Voyez-vous toute ceste foule de peuple, qui se poulse et se presse
à l'entour de la tribune et par toute la place? ne sont-ils
pas tous venus en ce lieu pour sacrifier ensemble aux Dieux
tutelaires, protecteurs de ce païs, et pour participer en
commun à mesmes religions et mesmes sainctes cerimonies? ne
sont-ils pas venus pour faire ensemble offrande à Jupiter
Ascreïen des primices des fruicts de la Lydie, et pour
solenniser à l'honneur de Bacchus, durant les sainctes nuicts
sa feste enjouee en danses et mommeries accoustumees? Et neantmoins
comme par accés et retours anniversaires, la force de la
maladie venant à aigrir et à irriter l'Asie, ils
viennent icy à s'entre-choquer en des plaids et procez
ordinaires: et y a un monde d'affaires, comme plusieurs torrents,
qui confluent ensemble tout à un coup sur une mesme place,
qui est enflee et grouillante d'une multitude infinie de gens, se
perdans eux-mesmes et les autres. De quelles fiévres ou
frissons procedent tels effects? de quelles tensions ou remissions,
augmentations ou diminutions, ou intemperature de chaleur, de
quelles superfusions d'humeur viennent-ils? Si vous interroguez
chacune cause, comme si c'estoient des hommes, d'où elles
procedent, dont elles viennent, vous trouverez que l'une est
engendree par une cholere superbe, l'autre par une furieuse
opiniastreté, l'autre par une injuste cupidité.
APRES la cerimonie de mariage usitee en ce païs, que la
presbtresse de Ceres vous a appliquee, en vous enfermant ensemble,
il m'est advis que le discours qui viendroit à seconder et
favoriser ceste vostre conjonction, en vous instruisant de bons
enseignements et sages advertissements nuptiaux, ne vous seroit
point inutile, et se trouveroit bien conforme à la coustume
et cerimonie que lon observe aux nopces en ce païs. Les
Musiciens entre leurs chansons qu'ils chantent avec les haubois, en
ont une sorte qu'ils appellent Hippothoros, qui vault autant
à dire comme, Saille-juments, aians opinion que cela est un
aiguillon qui incite les chevaux à saillir les juments. Mais
la philosophie aiant plusieurs beaux et bons discours, en a un qui
fait autant à estimer que nul autre, par lequel instruisant
et enchantant ceux qui conviennent en un lien pour user tous les
jours de leur vie ensemble, elles les rend plus souples, plus
gracieux et plus traittables l'un à l'autre. Parquoy je vous
ay fait un recueil de preceptes et advertissements que vous avez
souventefois ouis, aians tous deux esté nourris en l'estude
de la philosophie, et les ay reduits à certains articles en
peu de paroles, à fin qu'ils en soient plus aisez à
retenir, dont je vous fais un present à tous deux: en priant
aux Muses, qu'elles veuillent assister et accompagner en vostre
endroit la deesse Venus, pource que ce n'est pas moins leur office
de mettre bon accord et bonne consonance en un mariage, par le moyen
du discours de la raison et l'harmonie de la philosophie, que de
bien accorder une cithre ou une lyre. C'est pourquoy les anciens ont
voulu que l'image de Venus fust colloquee joignant celle de Mercure,
comme voulans par là <p 145v>donner à
entendre, que le plaisir de mariage avoit besoing de l'entretien
d'une bonne et sage parole: encore mettoient-ils avec ces deux
images-là, celles des Graces et de la deesse d'eloquence
Suadele, à fin que les conjoincts par mariage eussent
gracieusement ce qu'ils voudroient l'un de l'autre, non pas en
hargnant et noisant l'un contre l'autre.
Solon vouloit que la nouvelle mariee mangeast de la chair de
coing premier que de se coucher aupres de son mary: signifiant,
à mon advis, par ceste cerimonie, qu'il faut premierement que
la grace de la bouche, c'est à dire l'haleine, et la parole,
soit doulce, plaisante et agreable.
Au païs de Boeoce la coustume est, que le jour des
nopces, quand on met le voile nuptiale à l'espousee, on luy
met aussi sur la teste un chappeau du ramage d'asperge sauvage, pour
ce que celle plante d'une tres-poignante espine produit un tres-doux
fruict: aussi la mariee, prouveu que le mary ne s'ennuye, et ne se
rebute point pour la premiere difficulté et fascherie qu'il
y a en mariage, luy apportera puis apres une tres-douce et tres-
amiable compagnie: mais ceux qui ne peuvent supporter les premieres
hargnes et riottes des filles, ressemblent proprement à ceux
qui quitteroient la grappe de raisin à un autre, pour autant
qu'ils l'auroient veuë qu'elle n'estoit que verjus. Et
plusieurs nouvelles mariees qui prennent à dédaing
leurs marits, à cause des premieres rencontres, font tous ne
plus ne moins que celuy, qui aiant ja reçeu la picqueure de
l'abeille, en jette par despit la goffre du miel qu'il tenoit en sa
main. Parquoy il fault que ceux qui sont conjoincts ensemble par
mariage, aient soigneusement l'oeil à eviter du commancement
toutes occasions de discord et de dissension, considerans que les
pieces de bois qui sont assemblees et collees freschement ensemble,
se desjoignent et desunissent facilement et pour la moindre occasion
du monde: mais au contraire, quand les jointures sont bien soudees
et asseurees par long traict de temps, à peine les peut-on
plus desjoindre ne separer avec le feu ny avec le fer.
Tout ainsi comme le feu se prend aiseement à de la
balle et au poil de liévre, mais aussi s'estaint-il encore
plus tost, si lon n'y met soudainement quelque matiere propre
à le nourrir et entretenir: aussi faut-il estimer que l'amour
des nouveaux mariez qui n'est allumé que de la chaleur de
jeunesse et de la beauté du corps seulement, n'est pas ferme
ne durable, s'il n'est fondé en conformité de bonnes
et honnestes moeurs, et qu'il ne tiene de la prudence, engendrant
une vive affection reciproque de l'un envers l'autre.
La pescherie que lon fait de poisson avec des appasts
empoisonnez est bien soudaine à prendre, et prompte à
arrester le poisson, mais elle le rend mauvais et dangereux à
manger: aussi les femmes qui composent certains bruvages d'amour, ou
quelques autres charmes et sorcelleries pour donner à leurs
marits, et qui les attrayent ainsi par allechemens de
volupté, il est force qu'elles vivent puis apres avec eux
insensez, estourdis, et transportez hors de leur bon sens. Ceux que
l'enchanteresse Circé avoit ensorcellez, estans devenus
pourceaux et asnes, ne luy pouvoient plus donner de plaisir ny de
rien servir, là où elle aimoit extremement Ulysses qui
estoit sage, et se portoit en homme de bon entendement envers elle.
Mais celles qui aiment mieux estre maistresses de leurs marits
insensez, que leur obeïr estans sages, ressemblent proprement
à ceux qui aiment mieulx conduire et mener des aveugles, que
suyvre des voyans et cognoissans. Elles ne veulent pas croire que
jamais la Royne Pasiphaé ait aimé un taureau, aiant un
Roy pour mary, et neantmoins elles en voyent aucunes qui se faschent
de leurs marits, lesquels sont personnes honnestes et graves, et
s'abandonnent à d'autres qui sont tous composez de luxure, de
dissolution et d'ordure, comme chiens ou boucs.
Il y a des hommes si foibles ou si mal-adroits, qu'ils ne
peuvent pas monter dessus <p 146r>leurs chevaux estans
debout, et pource leur enseignent-ils à se mettre à
genoux et à se baisser: aussi se treuve-il des marits, qui
aiants espousé des femmes riches et de nobles maison,
n'estudient pas à se rendre eulx plus honnestes et meilleurs,
ains à rabaisser leurs femmes, se persuadans qu'ils en
viendront mieux à bout, quand ils les auront abbaissees et
ravallees: là où il faut entretenir comme la juste
hauteur du cheval, aussi la dignité de la femme, et en l'une
et l'autre sçavoir bien user de la bride comme il appartient.
Nous voyons que la Lune plus elle est esloignee du Soleil,
plus elle est claire et plus elle se monstre, et qu'au contraire
elle a moins de lumiere et se cache tant plus elle s'en approche:
mais il faut que la femme sage face tout le contraire, qu'elle se
face voir aupres de son mary, et qu'elle se tiene close, et garde la
maison, quand son mary n'y est pas.
Herodote n'a pas bien dit, que la femme despouille la honte
avec la chemise, car au contraire celle qui est honneste, en
despouillant sa chemise se vest de honte: et est le plus certain
signe que lon sçauroit avoir, que les conjoincts par mariage
s'entr'aiment bien reciproquement, quand plus ils se portent de
reverence l'un à l'autre.
Ainsi comme si lon prend deux sons qui soient d'accord, lon
entend tousjours plus celuy du bas: aussi en une maison bien reglee
et bien ordonnee tout se fait bien du consentement des deux parties,
mais il apparoist tousjours que c'est de la conduite, du conseil, et
de l'invention du mary.
Le Soleil, ce disent les fables, surmonta le vent de bise: car
tant plus qu'il s'efforçoit d'oster par force la robbe
à l'homme, et que pour ce faire il souffloit plus
violentement, d'autant plus l'homme se serroit, et restraignoit son
habillement: mais quand le Soleil vint à estre chaud apres le
vent, l'homme se sentant eschauffé, despouilla sa robbe, et
puis apres bruslant de chaud, il osta son saye et tout. La plus part
des femmes en fait tout de mesme: car quand elles voyent que leurs
marits leur veulent oster d'authorité et par force les
delices et la superfluité, elles combattent alencontre, et en
sont marries: et au contraire s'ils leur remonstrent avec la raison,
elles l'ostent d'elles mesmes tout paisiblement, et le supportent
patiemment.
Caton priva un Senateur Romain de la dignité
Senatoriale, d'autant qu'en presence de sa fille il avoit
baisé sa femme: cela fut bien un peu trop violent: mais s'il
est laid, comme il est, de s'entre-baiser, ambrasser et accoller en
presence d'autres, comment n'est-il encore plus laid et plus
deshonneste, s'entre-injurier et s'entre-tanser l'un l'autre? se
jouer à part en secret avec sa femme, et la caresser, et puis
en public la tanser, la blasmer et picquer de rudes et aigres
paroles devant le monde?
Comme un miroir, pour estre bien doré et enrichy de
pierres precieuses, ne sert de rien s'il ne represente bien au vif
la face de celuy qui se mire dedans: aussi ne plaist point une femme
pour avoir beaucoup de biens, si elle ne rend sa vie semblable, ses
moeurs et conditions conformes à celles de son mary. Si le
miroir fait un visage triste et morne à un qui est joyeux et
gay, ou au contraire riant et enjoué à une personne
qui est melancholique ou marrie, il est faulx, et ne vaut rien:
aussi est une femme mauvaise et importune, qui fait de la
renfrongnee quand son mary a envie de se jouër à elle,
et de la caresser: ou à l'opposite qui veult rire et
jouër alors qu'elle voit son mary en affaire, et bien
empesché: car l'un est signe qu'elle est fascheuse, l'autre
qu'elle mesprise les affections de son mary: là où il
fault, ainsi que disent les Geometriens, que les lignes et les
superfices ne se meuvent point par elles, mais au mouvement des
corps: aussi que la femme n'ait nulle propre et peculiere passion ou
affection à elle, ains qu'elle participe aux jeux, aux
affaires, aux pensements, et aux ris de son mary.
Ceux qui ne prennent pas plaisir de voir leurs femmes boire et
manger librement <p 146v>en leur presence, leur enseignent
à se saouler gouluëment à part, quand elles sont
seules: aussi ceux qui ne s'esjouissent pas gayement avec leurs
femmes, et ne se jouent et ne rient pas priveement avec elles, leur
enseignent de cercher leurs plaisirs et voluptez à part.
Les Roys de Perse quand ils souppent ou mangent à leur
ordinaire, ont leurs femmes espousees assises aupres d'eux à
la table: mais quand ils veulent jouer et boire d'autant jusques
à s'enyvrer, ils renvoyent leurs femmes en leurs chambres, et
font venir leurs concubines, et leurs chanteresses et baladines: et
font bien en cela, qu'ils ne veulent point que leurs femmes
legitimes voyent ne participent en rien de leurs yvrongneries, et de
leurs dissolutions. S'il advient doncques qu'un homme privé
subject à son plaisir, et mal-conditionné commette
quelque faute avec une sienne amie ou avec une chambriere, il ne
faut pas que sa femme pour cela se courrouce, ne qu'elle s'en
tourmente: mais plus tost qu'elle estime, que c'est pour la
reverence qu'il luy porte, qu'il ne veult pas qu'elle soit
participante de son yvrongnerie, de son orde luxure et intemperance.
Quand les Roys aiment la musique, ils sont cause que de leur
regne il se fait plusieurs bons Musiciens: semblablement ceux qui
aiment les lettres, font plusieurs hommes lettrez, ceux qui aiment
les exercices de la personne, rendent plusieurs de leurs subjets
bien adroits et dispos: Aussi un mary qui n'aime que le corps, fait
que sa femme n'a autre soing que de se farder: qui aime la
volupté, fait qu'elle tient de la courtisane, et devient
lubricque et lascive: et quand il aime l'honneur et la vertu, il la
rend safe, vertueuse et honneste.
Une jeune garçe Laconiene respondit à quelqu'un
qui luy demandoit, si elle avoit ja esté au mary: Non pas moy
à luy, mais bien luy à moy. C'est, à mon advis,
la maniere comme se doit comporter une femme honneste envers son
mary, de ne rejetter ny ne desdaigner point le jeux et caresses
d'amour, quand son mary les commance, ny aussi ne les commancer
point: pource que l'un tient de la courtisane effrontee, l'autre
sent sa femme superbe, et qui n'a point de grace ny d'amour.
Il ne faut point que la femme face d'amis particuliers, mais
bien qu'elle estime communs ceux de son mary. Or les Dieux sont les
premiers et les plus grands amis que puisse avoir l'homme: pource
faut-il qu'elle serve et adore ceux que son mary repute Dieux
seulement, sans en recognoistre d'autres: et au demourant qu'elle
ferme sa porte à toutes curieuses inventions nouvelles de
religions, et toutes estrangeres superstitions: car à nul des
Dieux ne peuvent estre agreables les services et sacrifices que la
femme fait à la dérobee, au desçeu de son mary.
Platon escrit que la cité est bienheureuse, et bien
ordonnee, là où lon n'entend point dire, Cela est
mien, cela n'est pas mien: pour ce que les habitans y ont toutes
choses, mesmement celles qui sont de quelque importance, communes
entre eux, autant comme il est possible: mais ces paroles-là
doivent bien encore plus estre bannies hors du mariage, sinon entant
que comme les medecins tiennent que les coups qui se donnent en la
partie gauche se sentent en la droitte, aussi la femme doit
ressentir par compassion les maulx de son mary, et le mary encore
plus ceux de sa femme, à fin que comme les noeuds prennent
leur force de ce que les bouts s'entrelassent l'un dedans l'autre,
aussi la societé de mariage s'entretiene, et se fortifie
quand l'une et l'autre des parties y apportera affection de
bienveuillance mutuelle: car la nature mesme nous mesle par nos
corps, à fin que prenant partie de l'un et partie de l'autre,
et meslant le tout ensemble, elle rende ce qui en provient commun
à tous deux: de maniere que ny l'une ny l'autre des parties
n'y puisse discerner ne distinguer ce qui est propre à elle,
ne ce qui est à autruy. Ceste communauté de biens
mesmement doit estre principalement entre ceux qui sont conjoincts
par mariage, qui <p 147r>doivent avoir mis en commun et
incorporé tout leur avoir en une substance: de sorte qu'ils
n'en reputent point une partie estre propre à eux, et une
autre à autruy, ains le tout propre à eux et rien
à autruy. Comme en une couppe où il y aura plus d'eau
que de vin, nous l'appellons vin neantmoins: aussi le bien doit
tousjours, et la maison estre nommee du nom du mary, encore que la
femme en ait apporté la plus grande partie.
Helene estoit avaricieuse, et Paris luxurieux: au contraire,
Ulysses estoit prudent, et Penelopé chaste: pourtant le
mariage de ceux-cy fut heureux, et celuy de ceux-là remplit
les Grecs et les Barbares d'une Iliade, c'est à dire, d'une
infinité de maulx et de calamitez.
Un gentilhomme Romain aiant espousé une belle, riche,
et honneste jeune Dame, la repudia: dequoy tous ses amis le
reprirent, et tanserent bien asprement: et luy tendant le pied leur
monstra son soulier, leur demandant, «Que luy faut-il? n'est-il
pas beau? n'est-il pas tout neuf? et toutefois il n'y a celuy de
vous qui sçache l'endroit où il me presse, et me
bleçe.» Voyla pourquoy il ne faut point qu'une femme se
confie ny en ses biens, ny en la noblesse de sa race, ny en sa
beauté, mais en ce qui touche de plus pres au coeur de son
mary, c'est à dire, en son entretien, en ses moeurs, et en sa
conversation, donnant ordre que toutes ces choses ne soient point
dures, fascheuses ny ennuyeuses par chascun jour à son mary,
ains plaisantes, agreables et accordantes à ses conditions.
Car tout ainsi que les medecins craignent d'avantage les
fiévres qui s'engendrent de causes occultes, assemblees de
longue main petit à petit, que celles qui viennent de causes
toutes apparentes et manifestes: aussi y a-il quelquefois de petites
hargnes, et querelles quotidianes et continuelles entre le mary et
la femme, que ceux de dehors ne voyent ny ne cognoissent pas, qui
les separent plus l'un de l'autre, et gastent plus le plaisir de
leur cohabitation, que nulle autre cause.
Le Roy Philippe de Macedoine aimoit une femme de Thessalie,
que lon mescroyoit de l'avoir charmé et ensorcelé:
parquoy la Royne Olympias sa femme feit tant qu'elle l'eut entre ses
mains: mais quand elle l'eut bien regardee, et bien consideré
comme elle estoit belle, de bonne grace, et comme sa parole sentoit
bien sa femme de bonne maison, et bien apprise: «Arriere, dit-
elle, toutes calomnies: car je voy bien que les charmes dont vous
usez sont en vous-mesmes.» C'est doncques une force
inexpugnable qu'une femme espousee et legitime, qui mettant en elle
mesme toutes choses, son avoir, sa noblesse, ses charmes voire tout
le tissu mesme de Venus, s'estudie par douceur, bonne grace et
vertu, d'acquerir l'amour de son mary.
Une autre fois la mesme Royne Olympias entendant qu'un jeune
gentilhomme espousoit une Dame de la court, qui estoit bien belle,
mais elle n'avoit pas trop bon bruit: «Cestui-cy, dit-elle, n'a
point de cervelle, car autrement il ne se fust pas marié au
rapport ny à l'appetit de ses yeux.» Or ne se fault-il
pas marier au gré de ses yeux seulement, ny au rapport de ses
doigts non plus, comme font aucuns qui comptent sur leurs doigts,
combien leur femme leur apporte en mariage, et ne considerent pas
premierement, si elle est conditionnee de sorte qu'ils puissent
vivre avec elle.
Socrates avoir accoustumé de conseiller aux jeunes
hommes qui se regardoient dedans des miroirs, s'ils estoient laids
de visage, de corriger leur laideur par la vertu, en se rendant
vertueux: et s'ils estoient beaux, de ne souiller point leur
beauté par vice: aussi seroit-il bien honneste que la Dame
mariee, quand elle tient son miroir en sa main, parlast ainsi en
elle-mesme, si elle est laide: Que sera-ce au pris, si je demeure
honneste et sage? car si la laide est aimee pour sa bonne grace, et
pour ses honnestes moeurs, ce luy est plus d'honneur, que si
c'estoit pour beauté.
Le tyran de Sicile Dionysius envoyoit des robbes et des bagues
precieuses aux <p 147v>filles de Lysander, mais Lysander ne
les voulut oncques recevoir, disant, «Ces presens feroient plus
de honte que d'honneur à mes filles.» Le poëte
Sophocles devant Lysander avoit dit une semblable sentence,
Cela chetif ne te fait point d'honneur,
Mais bien plus tost et honte et deshonneur,
Monstrant ton coeur lascif et impudique.
Car comme disoit le philosophe Crates, cela est ornement qui orne,
et cela orne la Dame qui rend plus honorable: ce que ne font pas les
joyaux d'or, les esmeraudes, ny les pierres precieuses, ny les
accoustrements de pourpre, mais tout ce qui la fait estimer
honneste, sage, humble et pudique.
Ceux qui sacrifient à Juno conjugale ou nuptiale,
n'offrent pas le fiel avec le demourant de la beste immolee, ains le
tirent dehors, et le jettent aupres de l'autel: par laquelle
cerimonie, celuy qui l'a premierement instituee, a voulu donner
à entendre, qu'en mariage il n'y doit point avoir de fiel,
c'est à dire amertume de cholere, ny de courroux quelconque:
non qu'elle ne doive estre grave et un peu austere, mais ceste
austerité doit estre comme celle du vin, utile et plaisante,
non pas amere comme celle du chicotin, ou de quelque autre drogue de
medecine.
Platon voyant le philosophe Xenocrates, qui estoit au
demourant bien vertueux et homme de bien, mais un peu de meurs trop
severes, l'admonestoit de sacrifier aux Graces: aussi estimé-
je qu'une dame honneste a encore besoing de graces envers son mary,
à celle fin que, comme disoit Metrodorus, elle vive
joyeusement avec luy, et qu'elle ne se fasche, ny ne se repente
point d'estre femme de bien: car il ne faut pas, ny que pour estre
bonne mesnagere elle mette en nonchaloir d'estre propre et nette, ny
que pour bien aimer son mary elle laisse de le caresser
courtoisement, pour ce que la conversation fascheuse d'une femme
rend son honnesteté odieuse, comme la salleté fait
aussi haïr son espargne et bon mesnage: tellement que celle qui
craint de rire devant son mary, ou de faire quelque autre
gayeté, de peur d'estre estimee affetee et effrontee, fait ne
plus ne moins que si elle laissoit de s'oindre de tout poinct, de
peur que lon ne l'estimast perfumee: ou de se laver le visage, de
peur qu'on ne la souspeçonnast fardee. Nous voyons mesmes que
les poëtes et les orateurs qui veulent eviter la fascherie
qu'il y a à lire un langage bas, vulgaire et de mauvaise
grace, s'estudient ingenieusement à retenir et esmouvoir le
lecteur et l'auditeur par la force de l'invention, de la
disposition, et naïfve representation des meurs des personnes:
aussi faut-il que l'honneste mere de famille, en bien faisant evite
toute affetterie, toute curiosité, et brief toute
façon de faire qui sente sa courtisane, ou sa femme qui se
veuille monstrer, mais bien qu'en ses jeux, ses caresses et ses
graces, dont elle users en sa conversation ordinaire avec son mary,
elle l'accoustume à l'honnesteté avec plaisir.
Toutefois si d'adventure il s'en treuve quelqu'une si austere, et si
severe de sa nature, qu'il n'y ait ordre quelconque de la pouvoir
esgayer ny resjouir, en ce cas-là il faut que le mary soit
equitable: et tout ainsi comme Phocion respondit à Antipater
qui luy commandoit une chose deshonneste et mal-seante à son
estat, «Tu ne me sçaurois avoir pour amy, et pour
flatteur ensemble:» aussi faudra-il qu'il die en soy-mesme de
sa femme qui sera pudique et severe, Il n'est pas raisonnable que je
face d'elle comme d'une femme, et comme d'une amie ensemble.
Les femmes d'Aegypte par la coustume du païs ne portoient
point de souliers en leurs pieds, à fin que cela les
accoustumast à demourer en la maison: mais au contraire la
plus part de nos femmes, si vous leur ostez les patins dorez, les
carcans, les bracelets, les callessons, les perles et les robbes de
pourpre, elles ne partiront jamais du logis.
Theano un jour en vestant sa robbe monstra d'adventure une
partie du bras: et <p 148r>quelqu'un des assistans qui
l'apperceut, se prit à dire, O le beau bras que voyla! Il est
vray, respondit-elle, mais il n'est pas commun: aussi ne faut-il pas
que le bras seulement de la dame pudique et honneste ne soit pas
commun, mais ny sa parole mesme: ains faut qu'elle se garde, et
qu'elle ait honte, autant presque de desployer sa parole,que de
descouvrir son corps devant des estrangers, pour autant que ses
meurs, ses actions et ses conditions se voyent et se descouvrent en
icelle, quand elle parle.
Phidias feit l'image de Venus aux Eliens, aiant le pied dessus
la coque d'une tortue, qui signifioit, que la femme ne se doit
partir de la maison, ains y demourer en silence: car il faut qu'elle
parle ou à son mary, ou par son mary, ne se faschant point
pour cela, si elle sonne par la langue d'autruy, comme fait le
haubois.
Les hommes riches, les Princes et les Roys en honorant les
Philosophes et gens de lettres se font honneur à eux mesmes:
mais les Philosophes qui font la court et s'asservent aux riches, ne
les rendent pas honorez pour cela, ains se rendent eux-mesmes
deshonorez. Il en prend tout de mesmes aux femmes: car quand elles
se soubmettent à leurs marits, elles en sont louees: mais
quand elles en veulent estre maistresses, cela leur est plus mal-
seant, que non pas à ceux qu'elles maistrisent. Mais il faut
que le mary domine la femme, non comme le seigneur fit son esclave
et ce qu'il possede, mais comme l'ame fait le corps, par une
mutuelle dilection et reciproque affection, dont il est lié
avec elle: comme l'ame peut bien avoir soing du corps, sans
s'asservir aux voluptez, ny aux appetits desordonnez d'iceluy, aussi
peut bien le mary dominer sa femme, en luy complaisant et la
gratifiant.
Les Philosophes tiennent, que des corps composez de plusieurs
pieces, les uns sont composez de parties distinctes et separees les
unes des autres, comme une flotte de vaisseaux, ou une armee navale:
les autres de parties conjoinctes et qui touchent les unes aux
autres, comme une maison ou une navire: les autres de parties unies
dés la naisance, croissantes et vivantes naturellement
ensemble, comme sont tous les corps des animaux. Le mariage se
rapporte presque et ressemble à tout cela: car le mariage de
ceux qui s'entre-aiment, ressemble proprement aux corps dont les
parties sont naturellement unies ensemble: celuy de ceux qui se
marient pour les grands douaires, ou pour avoir des enfans,
ressemble aux corps dont les parties s'entretouchent: et celuy de
ceux qui couchent seulement ensemble, se conforme au corps duquel
les parties sont separees et distinctes l'une de l'autre, desquels
on pourroit veritablement dire, qu'ils habitent, mais qu'ils ne
vivent pas ensemble. Or fault-il, que comme les Physiciens disent,
que les corps liquides sont ceux qui se meslent du tout en tout l'un
avec l'autre, aussi que de ceux qui sont mariez ensemble, et les
corps et les biens, et les amis, et les parents soient tous uns et
communs, meslez l'un parmy l'autre: c'est pourquoy les loix Romaines
defendent aux conjoincts par mariage de s'entrefaire donations
mutuelles, non à fin qu'ils n'aient rien l'un de l'autre,
mais à celle fin qu'ils estiment toutes choses communes
entre-eux.
Il y avoit une coustume en la ville de Leptis, qui est situee
en la Barbarie, que la mouvelle mariee le lendemain de ses nopces
envoyoit devers la mere de son mary luy demander à emprunter
un pot à mettre au feu: sa belle-mere le luy refusoit, et
respondoit qu'elle n'en avoit point, à fin que dés le
commancement la nouvelle espousee apprist, que la belle-mere tient
un peu de la marastre, et que si apres il advenoit qu'elle luy teint
quelque autre plus aspre rudesse, elle ne le trouvast point
estrange, et qu'elle ne s'en courrouceast point: aussi fault-il que
la femme de bonne heure remedie à l'occasion de ceste
ordinaire rudesse, qui n'est autre chose que la jalousie de la mere
pour l'amitié que son fils luy porte: et le remede unique de
ceste passion est, que la femme s'estudie tellement de gaigner la
bonne grace de son mary, que pour cela elle ne diminue point, ny ne
tire point à elle l'affection que le fils doit porter
à sa mere.
<p 148v> Il semble que les meres entre leurs enfans aiment
plus coustumierement les fils que les filles, comme ceux de qui
elles esperent plus de secours: et les peres au contraire, aiment
plus les filles, comme celles qui ont plus de besoing de leurs
secours: et peut estre que par l'honneur qu'ils s'entre-portent,
l'un veut sembler avoir plus d'affection et plus d'amour envers ce
qui est plus propre à l'autre: toutefois cela à
l'adventure est different, mais bien est-il seant et honneste
à la femme, de monstrer avoir plus d'inclination à
honorer et caresser les parents de son mary, que les siens propres:
et si elle a quelque ennuy, le communiquer plus tost à ceux-
là, et le celer aux siens: car ce qu'elle monstre avoir plus
de fiance en eux, fait qu'ils se fient plus en elle: et ce qu'il
semble qu'elle les aime plus, fait qu'elle est aussi plus aimee
d'eux.
Les Capitaines de Cyrus commanderent à leurs soudarts,
si les ennemis leur venoient courir sus avec grands cris, qu'ils les
receussent sans mot dire: et au contraire, s'ils venoient les
assaillir en silence, qu'eux leur courussent avec grands cris
à l'encontre: aussi les femmes de bon entendement, quand
elles voyent que leurs marits estans en cholere crient, elles se
taisent: et au contraire, s'ils ne disent mot, en parlant à
eux et les reconfortant, elles les appaisent et addoulcissent. Et
fait sagement le poëte Euripides, quand il reprend ceux qui
usent de la Lyre, et autres instruments de musique durant un festin:
«Car il falloit, dit-il, plus tost appeller la musique quand on
est en cholere, ou bien en dueil, que non pas quand on est en feste
et en joye, pour se lascher encore plus en toute
volupté:» Aussi faut-il estimer que vous commettez une
faute, quand vous allez coucher ensemble pour vous donner plaisir
l'un à l'autre, et quand vous estes en courroux, ou en
quelque different l'un contre l'autre, vous faittes deux licts et
couchez à part l'un de l'autre, et n'appellez pas lors
à vostre aide la Deesse Venus, qui sçauroit mieux que
nulle autre donner la medecine propre à telles maladies,
ainsi comme le poëte mesme Homere le nous enseigne au passage
où il fait dire à Juno,
Je finiray vos querelleux debats
Dedans un lict par amoureux esbats.
Or faut-il que le femme fuye toutes occasions de quereller avec son
mary, et le mary semblablement avec sa femme: mais principalement
faut-il bien qu'ils s'en donnent de garde lors qu'ils sont couchez
ensemble dedans le lict: car comme disoit la femme grosse preste
d'accoucher, et ja sentant les douleurs de son travail, à
ceux qui la vouloient coucher dessus son lict: «Comment est-ce
que le lict pourroit guarir ce mal, veu que ç'a esté
sur le lict qu'il m'est advenu?» Aussi les querelles, injures,
courroux, et choleres qui s'engendrent dedans le lict, il est mal-
aisé de trouver autre temps ny autre lieu qui les peust
jamais appaiser ny guarir.
Il semble que Hermione dit vray en une Trag@edie d'Euripide
quand elle parle ainsi,
Entrans chez moy femmes de mauvais nom
Ont ruiné mon los et bon renom.
mais cela n'est pas simplement quand de mauvaises femmes entrent en
une maison, ains quand elles y hantent lors que quelque noise contre
le mary, ou quelque jalousie, leur ouvrent non seulement les portes
de la maison, mais aussi les oreilles, c'est alors que la femme sage
doit fermer les oreilles et se donner bien garde de leur babil, de
peur que ce ne soit adjouster feu sur feu, et qu'elle doit bien
avoir devant ses yeux le dire du Roy Philippus de Macedoine: car on
lit qu'il respondit un jour à quelques uns de ses familiers
qui l'irritoient alencontre des Grecs, d'autant qu'ils detractoient
et mesdisoient de luy, apres en avoir receu beaucoup de bien:
«Or advisez donc qu'ils feroient, dit il, si je leur faisois du
mal.» Quand doncques telles femmes viendront à luy dire:
Comment, vostre mary vous fait injure, à vous qui l'aimez
tant, et qui luy gardez si bien loyauté de mariage: elle leur
respondra, Que me fera-il doncques si <p 149r>je commance
à le haïr, et à luy faire tort?
Un maistre aiant apperçeu son esclave fugitif, qui s'en
estoit fuy long temps y aboit, se meit à courir apres pour le
reprendre: l'esclave fuyant, se jetta dedans un moulin: et le
maistre dit en luy-mesme, En quel lieu eussé-je mieux
aimé le trouver? Aussi la femme qui par jalousie est sur le
poinct de faire divorse avec son mary, qu'elle die à par-soy
en elle mesme: En quel estat aimeroit mieux me veoir celle qui me
rend jalouse, que faisant ce que je fais, me voyant despite, en
mauvais mesnage avec mon mary, abandonnant ma maison, et le lict
mesme nuptial?
Les Atheniens font en l'annee trois labourages sacrez: le
premier est en l'isle de Scyros, en memoire de la premiere invention
de labourer la terre et de semer, dont ils ont esté
inventeurs: le second est celuy qui se fait au lieu appellé
Raria: le troisiéme celuy qui se fait tout joignant la ville,
et l'appelle lon Buzygion, en remembrance de l'invention d'atteller
les boeufs soubs le joug au timon de la charrue: mais le labourage
nuptial est plus sacré, et se doit plus sainctement observer
que tous ceux-là, en intention d'avoir lignee. C'est pourquoy
Sophocles a bien et sagement appellé Venus fructueuse:
pourtant faut-il que l'homme et la femme conjoincts par mariage en
usent fort religieusement, et sainctement, en s'abstenant
entierement de toute autre illicite et defendue conjonction, et de
labourer ou semer en lieu dont ils ne voudroient pas recueillir
aucun fruict, et dont si d'aventure il en vient, ils ont honte, et
font ce qu'ils peuvent pour le cacher.
L'orateur Gorgias en pleine assemblee des jeux Olympiques feit
une harangue aux Grecs qui y estoient assemblez de toutes parts,
pour les enhorter de vivre tous en bonne pais, union et concorde les
uns avec les autres: mais il y eut un Melanthius qui luy dit tout
haut: cestuy-cy s'ingere de nous conseiller et prescher la concorde
en public, qui ne peut pas persuader en son privé à sa
femme et à sa chambriere qu'elles vivent en pais ensemble, et
si ne sont qu'eux trois en la maison: car ce Gorgias portoit quelque
affection à sa chambriere, et sa femme en estoit jalouse:
Aussi faut-il que la famille et maison soit bien ordonnee de celuy
qui se veut mesler de donner ordre aux affaires publiques, et
à ceux de ses amis: car communément il advient que les
fautes que lon commet contre les femmes, sont plus divulguees parmy
le peuple, que celles des femmes.
On escrit que les chats se troublent de l'odeur des parfums et
des senteurs, jusques à en entrer en fureur: s'il advenoit
aussi que la femme s'offensast jusques à avoir le cerveau
troublé des parfums de son mary, il seroit bien d'estrange
nature s'il ne s'en abstenoit, ains pour un bien peu de plaisir, la
laissoit tomber en un si grand inconvenient. Or puis qu'il est ainsi
que tels accidents leur adviennent, non pas quand leurs marits se
parfument, mais quand ils s'addonnent à aimer des putains,
c'est une grande injustice à eux, que pour un bien peu de
volupté contrister, offenser, et troubler si fort leurs
femmes, et ne faire pas au moins comme ceux qui ont à
s'approcher des abeilles, lesquels s'abstiennent de toucher mesmes
à leurs propres femmes, pour ce que lon dit que les abeilles
les haïssent, et leur font plus la guerre qu'aux autres, aians
le coeur si lasche, que de se venir coucher aupres de leurs femmes
estans souillez et pollus de la compagnie d'autres quelconques.
Ceux qui gouvernent des Elephans ne vestent jamais de robbes
blanches, ny ceux qui approchent des taureaux ne prennent jamais
robbes rouges, pour autant que ces animaux-là s'effarouchent
et s'effroient de telles couleurs: et dit-on que les Tigres quand
elles entendent sonner des tabourins à l'entour d'elles, en
enragent, et se deschirent elles mesmes par fureur. Puis qu'il y a
donc des hommes qui ne trouvent pas bon, et se courroucent quand
leurs femmes portent des robbes d'escarlatte et de pourpre, et
d'autres qui sont marris d'ouyr sonner des cymbales ou des
tabourins, <p 149v>quel mal y aura-il quand les femmes s'en
abstiendront, pour ne fascher ny ne provoquer point à ire
leurs marits, et qu'elles vivront avec eux sans bruit, en repos et
en patience?
Une jeune femme dit un jour au Roy Philippus qui la tiroit par
force maugré elle: Laissez moy Sire, toutes femmes sont une
quand la chandelle est esteincte. Cela est bon à dire aux
hommes adulteres et dissolus en luxure: mais il faut pourtant que
l'honneste Dame mariee, principalement quand la clarté est
ostee, ne soit pas toute une que les autres communes femmes: ains
faut que lors que son corps ne se voit point, elle face plus
paroistre sa pudicité, son honnesteté, son amour
envers son mary, et que elle soit propre à luy seul.
Platon admoneste les vieilles gens, de se monstrer plus
vergongneux devant les jeunes que devant nuls autres, à celle
fin qu'ils leur enseignent par leur exemple à estre aussi
reverends et respectueux en leur endroit: pource que là
où les les vieux sont effrontez, il n'est pas possible
d'imprimer aucune honte ny aucune reverence aux jeunes. Or fault-il
que le mary se souvenant de ce precepte, revere sa femme plus que
toutes les autres personnes du monde: car la chambre nuptiale luy
sera une eschole d'honneur et de chasteté, ou bien
d'intemperance et de lubricité: car celuy qui prend les
plaisirs qu'il defend à sa femme, fait ne plus ne moins que
s'il luy commandoit de combattre contre des ennemis, ausquels il se
fust desja luy mesme rendu.
Au reste quant à aimer d'estre paree et bien en poinct,
toy Eurydice qui as leu ce que Timoxenus en a escrit à
Aristilla, tasche à l'imprimer en ta memoire: mais toy
Pollianus, n'estime pas que jamais ta femme s'abstiene de
curiosité, delices et superfluité, si elle
apperçoit que tu ne la mesprises pas és autres choses,
ains que tu prennes plaisir à voir et avoir de la vaisselle
bien doree, ou des cabinets bien diaprez, des mulets sumptueusement
enharnachez, et des chevaux richement equippez: car il est bien mal-
aisé de chasser les delices et la superfluité d'entre
les femmes quand on la voit regner entre les hommes.
Au demourant estant ja de l'aage pour estudier aux sciences,
qui se preuvent par raison et par demonstration, orne desormais tes
moeurs en hantant et frequentant avec les personnes qui te peuvent
servir à cela: et quant à ta femme, amasse luy de tous
costez, comme font les abeilles, tout ce que tu penseras luy pouvoir
profiter, le luy apportant toy-mesme, et en toy-mesme, fay luy en
part, et en devise avec elle, en luy rendant amis et familiers les
meilleurs livres et les meilleurs propos que tu pourras trouver,
Car tu luy es au lieu de pere et mere,
Et desormais tu luy es comme frere.
et ne seroit pas moins honorable d'ouyr une femme qui diroit
à son mary, Mon mary tu es mon precepteur, mon regent, et mon
maistre en philosophie, et la cognoissance de tres-belles et tres-
divines sciences. Car ces sciences-là et ces arts liberaux
premierement retirent et destournent les femmes d'autres exercices
indignes: car une Dame qui estudiera en la Geometrie, aura honte de
faire profession de baller: et celle qui sera ja enchantee des beaux
discours de Platon et de Xenophon, n'approuvera jamais les charmes
ny enchantements des sorciers. Et s'il y a quelque enchanteresse qui
luy promette d'arracher la lune du ciel, elle se mocquera de
l'ignorance et bestise des femmes qui se laissent persuader cela,
aiant appris quelque chose de l'Astrologie, et entendu comme Aganice
fille de Hegetor grand Seigneur en la Thessalie, sçachant la
raison des eclipses qui se font lors que la lune et au plein, et le
temps auquel elle entre dedans l'ombre de la terre, abusoit les
femmes du païs, en leur faisant à croire que c'estoit
elle qui ostoit la lune du ciel.
Il n'y eut jamais femme qui feist enfant toute seule, sans
avoir la compagnie de <p 150r>l'homme, mais bien y en a-il
qui font des amas sans forme de creature raisonnable, ressemblans
à une piece de chair, qui prennent consistence de corruption:
il fault bien avoir l'oeil à ce, que le mesme n'adviene en
l'ame et en l'entendement des femmes. Car si elles ne
reçoivent d'ailleurs les semences de bons propos, et que
leurs marits ne leur facent part de quelque saine doctrine, elles
seules à par-elles engendrent et enfantent plusieurs conseils
estrangers, et plusieurs passions extravagantes. Mais toy Eurydice
estudie tousjours aux dicts notables et sentences morales des sages
hommes et gens de bien, et ayes tousjours en la bouche les bonnes
paroles que tu as par cy devant estant fille ouyes et apprises de
nous, à celle fin que tu en resjouïsses ton mary, et que
tu en sois louee et prisee par les autres femmes, quand elles te
verront si honorablement et si singulierement paree, sans qu'il te
couste rien en bagues et joyaux. Car tu ne sçaurois avoir les
perles de ceste riche et opulente femme-là, ny les robbes de
soye de ceste estrangere-cy, pour t'en parer et accoustrer, que tu
ne les achettes bien cherement: mais les ornements de Theano, ou de
Cleobuline, ou de Gorgo femme du Roy Leonidas, ou de Timoclia soeur
de Theagenes, ou de l'anciene Claudia Romaine, ou de Cornelia de
Scipion, et de toutes ces autres Dames qui jadis ont esté
pour leurs vertus tant celebrees et renommees, tu les peux avoir
gratuitement sans qu'il te couste rien, et t'en parer et orner, de
maniere que tu en vivras heureusement ensemble et glorieusement. Car
si Sappho pour sa suffisance de mettre bien par escrit en vers, a
bien eu le coeur d'escrire à une Dame riche et opulente de
son temps,
Toute au tombeau morte gerras,
Pour ce que cueilly tu n'auras
Jamais des roses, dont fleurie
Est la montagne Pierie:
pourquoy ne te sera-il plus loisible de te glorifier et te contenter
de toy-mesme, attendu que tu ne participeras pas seulement aux
fleurs ny aux chansons, mais aussi aux fruicts que les Muses
produisement et donnent à ceux qui aiment les lettres, et la
philosophie?
CERTAINEMENT le long cours du temps, amy Nicarchus, devra
apporter grande obscurité et incertitude aux affaires, puis
que maintenant en choses si nouvelles et si recentes on t'a
inventé et controuvé des propos faux, qui toutefois
sont creus et receus pour veritables: car ny il n'avoit pas
seulement sept conviez à table en ce festin, comme vous avez
ouy dire, ains y en avoit deux fois plus, entre lesquels moy-mesme
en estoit l'un, estant familier de Periander à cause de mon
art, et hoste de Thales, car il logeoit chez moy par le commandement
de Periander: ny celuy qui vous les a comptez, n'avoit pas bien
retenu les propos qui y furent tenus, qui me fait penser que ce ne
doit point avoir esté aucun de ceulx qui furent au bancquet.
Mais puis que nous sommes à present de grand loisir, et que
la vieillesse n'est pas bien asseuré guarant pour remettre et
differer le compte à un autre temps, puis que vous en avez si
grande envie, je <p 150v>vous reciteray le tout par ordre
dés le commencement. Le festin premierement ne fut pas
preparé dedans la ville, mais au port de Lecheon, en une
grande salle à faire festes, qui là est joignant le
temple de Venus, à laquelle le sacrifice se faisoit: car
depuis le malheureux amour de sa mere, laquelle se feit elle mesme
volontairement mourir, il n'avoit jamais sacrifié à
Venus, jusques alors qu'il fut premierement incité par
quelques songes de Melissa à honorer et venerer ceste deesse.
Or avoit-on amené à chascun des conviez un coche fort
bien en poinct pour les conduire jusques au lieu, pource que
c'estoit en la saison d'esté, et estoit tout le grand chemin,
depuis la ville jusques sur le bord de la mer, plein de pouciere et
de bruit des chariots et du monde qui alloit et venoit. Thales
donques voyant à la porte de mon logis le coche que lon luy
avoit amené, s'en prit à rire, et le renvoya. Ainsi
nous nous meismes en chemin tout bellement à travers les
champs luy et moy, et pour le troisiéme Niloxenus natif de
Naucratie, homme d'honneur, et qui avoit autrefois cognu
familierement Thalus et Solon en Aegypte: et lors estoit pour la
seconde fois renvoyé devers Bias, mais pourquoy c'estoit,
luy-mesmes ne le sçavoit pas, sinon qu'il se doutoit, que
c'estoit une seconde question qu'il luy apportoit close et seellee
dedans un pacquet, pource qu'il luy estoit commandé, si Bias
ne pouvoit venir à bout de soudre laditte demande, qu'il la
monstrast lors au plus sage des Grecs. Si dit adonc Niloxenus, Ce
bancquet icy, Seigneurs, m'est un grand heur, là où je
vous trouveray tous ensemble: car je porte quant et moy à ce
festin le pacquet, comme tu voys, et le nous monstra sur l'heure. Et
lors Thales en se soubriant: Si c'est quelque question difficule
à soudre, il te fault de-rechef aller en la ville de Priene,
car Bias luy mesme te la soudra, comme il a fait la premiere. Et
quelle fut la premiere, dis-je? Il luy envoya, me respondit il, un
mouton, luy mandant qu'il luy en renvoyast la pire et la meilleure
partie de la chair, la mettant à part: et luy en tirant
à part bien et sagement la langue, la luy envoya, dont il est
à bon droit bien prisé et bien estimé. Ce n'est
pas pour celà seulement, ce dit Niloxenus, mais aussi pource
qu'il ne refuit pas l'amitié des Princes et des Roys, comme
tu fais: car Amasis admire plusieurs choses en toy, et entre autres
la maniere comme tu pris la mesure de la haulteur de la Pyramide, il
en feit fort grand compte, que sans autre manufacture quelconque, et
sans aucun instrument, dressant seulement à plomb un baston
au bout de l'ombre de la Pyramide, et se faisant deux triangles avec
la ligne que fait le rayon du Soleil touchant aux deux extremitez,
tu monstras qu'il y avoit telle proportion de la haulteur de la
Pyramide à celle du baston, comme il y avoit de la longueur
de l'ombre de l'un à l'ombre de l'autre: mais, comme j'ay
dit, tu es accusé envers luy, de porter mauvaise
volonté aux Roys: et si y a d'avantage, qu'on luy a
rapporté plusieurs sentences et responses de toy
contumelieuses aux tyrans, comme, qu'estant un jour enquis par
Molpagoras seigneur d'Ionie, quelle chose tu avois jamais veuë
qui te semblast la plus estrange: Tu respondis, un tyran vieil. Et
de rechef, en un banquet s'estant meu propos touchant les bestes
fieres, quelle estoit la pire: tu respondis, qu'entre les sauvages
c'estoit le tyran: entre les privees, le flatteur. Car les Roys,
encore qu'ils se disent estre bien differents des tyrans, ne
prennent pas plaisir à ouyr tels propos. Ceste response-
là, dit Thales, ne fut oncques miene, ains fut Pittacus qui
la feit un jour en se riant à Myrsilus. Mais quant à
moy, je ne m'esbahirois pas tant de voir un vieil tyran, comme un
vieil pilote: toutefois quant à ceste transposition du tyran
au pilote, je dirois volontiers comme ce jeune homme-là,
lequel jettant une pierre à un chien, et aiant failly le
chien, en assena sa marastre. Encore ainsi ne va il pas mal, ce dit-
il: pourtant ay-je tousjours estimé Solon tressage, lequel
refuse d'estre tyran de son païs. Et ce Pittacus icy, s'il
n'eust esté ennemy de la monarchie, jamais n'eust dit,* Qu'il
est difficile d'estre homme de bien. * Pittacus en sa vieillesse
estant contrainct de prendre la charge d'une armee, prononcea ceste
sentence.
Et Periander me semble, par maniere de dire, <p 151r>comme
s'estant trouvé saisy d'une maladie hereditaire de ceste
tyrannie, s'en revenir le mieulx qu'il peut, en usant de la
conversation salubre des gens de bien, aumoins jusques aujourd'huy,
et attirant aupres de soy compagnie de sages hommes, sans approuver
ny admettre les accourcissements des sommets que luy suade et met en
avant Thrasybulus mon concitoyen: car un tyran qui aime mieulx
commander à des esclaves qu'à des hommes entiers, me
semble proprement faire comme le laboureur, qui aimerout mieulx
recueillir des sauterelles, et des oyseaux, que non pas de bon grain
de froment et d'orge: car ces dominations et principautez
tyranniques icy ont un seul bien au lieu de plusieurs maulx, qui est
l'honneur et la gloire. S'ils commandent à de bons hommes,
c'est signe qu'ils sont eux encore meilleurs: et s'ils commandent
à de grands hommes, cela monstre qu'ils sont encore plus
grands: et s'ils ne visoient qu'à leur seureté au lieu
de l'honnesteté, ils ne devoient seulement cercher
qu'à commander à plusieurs moutons, plusieurs boeufs,
et plusieurs chevaux, non pas à plusieurs hommes. Mais ce bon
seigneur icy estranger nous a je ne sçay comment jettez en
propos qui ne sont point convenables à ce qui se presente,
laissant en arriere de dire et demander ce qui sied beaucoup mieulx
à ceux qui s'en vont à un festin. Car n'estimez-vous
pas que comme celuy 1ui fait le festin, a des apprests à
faire, aussi en a celuy qui y est convié? Les Sybarites, ce
me semble, envoyent convier les Dames un an devant, à fin
qu'elles aient tout loysir de se parer de vestements et de bagues et
joyaux pour venir au festin: quant à moy je pense que le vray
preparatif de celuy qui doit aller au souper, ainsi qu'il
appartient, a besoing de plus long temps, d'autant qu'il est plus
difficile de trouver l'ornement convenable aux moeurs et à
l'ame, que non pas au corps, qui soit exquis et utile: car l'homme
sage ne va pas au festin porter son corps comme un vaisseau pour le
remplir, ains y va en intention d'y passer le temps à deviser
à certes et en jeu, et de parler et d'ouyr selon que le temps
en apportera les occasions à la compagnie, s'ils veulent
joyeusement et plaisamment converser ensemble: car il est en luy de
rejetter une viande qui luy semblera mauvaise: et s'il ne treuve le
vin bon, avoir recours aux nymphes: là où un voisin
fascheux, ennuyeux, et mal-plaisant à la table, fait perdre
la grace et le plaisir de toute viande, de tout vin, voire et toute
la doulceur de la Musique: et si ne peult-on pas quand on veult,
revomir ceste fascherie-là, ains y an a, à qui elle
demeure toute leur vie, de maniere qu'ils ne peuvent jamais
s'entrevoir de bon oeil, comme si c'estoit une vieille
crudité d'injure et de cholere rapportee d'un festin qu'ils
n'auroient jamais peu digerer. C'est pourquoy il me semble que
Chilon feit tressagement, lequel estant hier convié à
ce festin, ne voulut jamais promettre d'y venir, que premierement il
ne sçeust qui estoient les conviez, l'un apres l'autre: car
il disoit que lon est contrainct, vueille lon ou non, de supporter
un compagnon fascheux en un navire, quand on est sur la mer, et en
un pavillon, quand on est à la guerre, pour ce qu'il est
force de naviguer et de camper avec eulx: mais de se mesler
indifferemment sans discretion avec toutes sortes de gens en un
bancquet, c'est à faire à homme qui n'a point de
jugement. Quant à la façon de faire d'Aegypte,
où ils ont accoustumé d'apporter ordinairement au
milieu d'un festin l'anatomie seiche d'un corps d'homme mort, et le
monstrer à tous les conviez, en les admonestant de se
souvenir qu'en peu de temps ils seront tels, encore que ce soit un
fort mal-plaisant et importun entremets, toutefois si a-il quelque
commodité. Car s'il ne convie la compagnie à faire
grand' chere et à se donner du plaisir, aumoins les incite-il
de s'entreporter amour et dilection les uns aux autres, les
admonestant de se souvenir que la vie estant courte de soy-mesme,
ils ne cerchent pas à la faire trouver longue par affaires
fascheux et ennuyeux. En tenant tels propos par le chemin, nous
feismes tant que nous arrivasmes: et quant à Thales, il ne se
voulut point estuver ny baigner: car je me suis desja huylé,
ce dit-il: mais il <p 151v>alla ce-pendant par tout voir les
belles allees, les loges à luicter, et le boccage qui estoit
au long de la mer fort bien planté et bien accoustré:
non qu'il s'esbahist de voir rien de tout cela, mais de peur qu'il
ne semblast mespriser en aucune chose Periander, ou desdaigner sa
nagnificence: les autres, à mesure que chascun s'estoit
lavé et huylé, les serviteurs le conduisoient en la
salle, par le portique, dedans lesquel estoit assis Anacharsis,
aiant devant soy une jeune fille, qui de ses mains luy mespartissoit
les cheveux, laquelle accourant fort franchement au devant de
Thales, il la baisa, et luy dit en riant, Fay que cest estranger,
qui est le plus doulx homme du monde, devienne beau, à fin
qu'il ne nous semble plus hydeux ny sauvage à voir: Je
demanday lors qui estoit ceste jeune fille: Comment, dit-il, ne
cognoissez-vous pas la sage Eumetis, qui est tant renommee? Le pere
luy a donné ce nom-là, mais le peuple l'appelle du nom
de son pere Cleobuline. Ne l'appellez-vous pas sage, dit adonc
Philoxenus, à cause de la vivacité de son esprit
à proposer, et sa subtilité à soudre des
questions obscures, que lon appelle @enigmes? car il y en a
quelques-uns inventez par elle, qui ont penetré jusques en
Aegypte. Non pas moy, respondit Thales, car elle n'en use que comme
de martres, pour jouër et passer le temps seulement, et s'en
esgaye avec ceux qu'elle rencontre: mais elle a un courage grand
à merveilles, un intendement digne de gouverner un estat, et
une douceur de moeurs fort agreable, de maniere qu'elle rend son
pere plus doulx et plus humain seigneur envers ses citoyens. Soit
ainsi, dit Philoxenus, et y a bien de l'apparence, à voir la
simplicité de son accoustrement, et sa naïfveté:
mais d'où vient ceste privauté, qu'elle accoustre si
amiablement les cheveux à Anacharsis? Pource, dit-il, que
c'est un homme de bien, et qui sçait beaucoup, qui luy a
raconté bien au long et bien volontiers la façon de
vivre des Tartares, et la maniere de charmer les maladies, dont ils
usent à l'endroit des malades: et croy que maintenant elle
l'accoustre et le caresse ainsi, en devisant et apprenant quelque
chose de luy. Comme nous estions desja tout aupres de la salle, nous
rencontrasmes Alexidemus Milesien, le bastard de Thrasybulus le
tyran, tout troublé et courroucé, disant je ne
sçay quoy en luy-mesme, sans que nous peussions clairement
entendre ce qu'il disoit: mais quand il apperceut Thales, il se
revint un peu, et s'arrestant tout court: Periander m'a fait, dit-
il, un grand tort, qui ne m'a pas voulu laisser partir quand je me
voulois embarquer, ains m'a contrainct par ses prieres d'attendre ce
beau souper, et puis quand j'y suis venu, il m'a donné un
lieu d'assiette deshonneste à moy, en preferant des Aeoliens,
des Insulaires, et qui non, à Thrasybulus? par où il
appert qu'il n'a cerché autre chose que le moyen de luy faire
recevoir une honte en moy qui suis envoyé de par luy, et de
le mettre à bas par un mespris et contemnement. Comment, luy
respondit Thales, tu crains donc que comme les Aegyptiens disent,
que les astres, en faisant leurs revolutions ordinaires sont une
fois haults, et puis une autre fois bas, et selon leur hauteur ou
leur bassesse deviennent pires ou meilleurs qu'ils n'estoient, aussi
que pour le lieu que lon t'a baillé tu n'en deviennes plus
ravallé et plus rabaissé: tu serois par ce moyen de
plus lasche coeur, que ce Laconien, qui aiant esté par le
maistre de cerimonies colloqué tout au plus bas et dernier
lieu de la danse, ne s'en courroucea point autrement, ains dit
seulement, «Tu as bien sceu trouver le moyen comme tu rendrois
ce lieu-cy honorable.» Quand nous somme assis à la
table, il ne faut pas regarder apres qui nous sommes assis, mais
plus tost comment nous nous accommoderons et rendrons agreables
à ceux aupres de qui nous sommes, monstrans dés
l'arrivee apparence d'avoir, ou plus tost aiants à bon
esciant dedans nous-mesmes la source et l'anse, par maniere de dire,
à prendre amitié avec eux, ne nous fascher point de
lieu qu'on nous baille, ains plus tost louër nostre bonne
fortune, de nous estre rencontrez avec si bonne compaignie: car
celuy qui se courrouce pour le lieu et assiette qu'on luy baille, se
courrouce plus tost à celuy aupres de qui il est à
table, qu'à <p 152r>celuy qui l'a convié, et
se rend odieux à l'un et à l'autre. Ce sont paroles
que cela, dit adonc Alexidemus, mais en effect je voy, que jusques
à vous autres sages cerchez bien les moyens de vous faire
honorer: et en disant cela il passa outre, et s'en alla. Et Thales
se tournant devers nous, qui nous esbahissions grandement de
l'estrange façon de faire de cest homme: C'est un fol
escervellé, ce nous dit-il, d'une bizarre nature comme vous
pourrez cognoistre par un tour qu'il feit estant encore sur le
commancement de son adolescence. On avoit apporté à
son pere Thrasybulus de l'huile de perfum fort excellente: il la
versa toute dedans une grande tasse, et du vin tout pur par dessus,
puis beut et avalla l'un et l'autre tout ensemble, engendrant
inimitié au lieu d'amitié à Thrasybulus. Cela
fait, il vint un serviteur à l'entour de la table, qui me
dit, Periander vous prie que prenant Thales avec vous, et cest
estranger aussi, vous veniez voir quelque chose que lon luy a
apportee de nouveau, pour sçavoir s'il la doit prendre comme
fortuitement advenue, ou bien comme un presage qui prognostique
quelque chose: car il s'en trouve quant à luy tout
troublé, aiant peur que ce ne soit une pollution et une
macule à son sacrifice. En disant cela il nous mena en une
maison qui respondoit sur le jardin, là où nous
trouvasmes un jeune garçon, qui sembloit estre quelque pastre
à le voir: il n'avoit point encore de barbe, et au demourant
n'estoit point laid de visage: lequel desployant un manteau de cuyr,
nous monstra un jeune tendron qu'il disoit estre né d'une
jument, duquel le hault jusques au col et aux mains avoit forme
d'homme, et tout le reste de cheval: criant au reste tout ne plus ne
moins que font les petits enfans quand il sortent du ventre de leurs
meres. Niloxenus adonc l'aiant entreveu, tourna soudain sa face de
l'autre costé, en s'escriant, O Dieu nous veuille preserver!
Mais Thales regarda le jeune garçon d'oeil fiché bien
long temps: puis en se riant, pource qu'il avoit tousjours
accoustumé de se jouer à moy, touchant mon art, il me
dit: Ne pensez-vous pas desja, Diocles, à faire quelque
expiation de ce prodige, et en empescher les Dieux qui ont le soing
de destourner les malheurs imminents, comme estant cecy un grand
prodige et un mauvais accident? Pourquoy non, luy respons-je: car je
vous advise Thales, que c'est un presage de discord et de sedition,
et ay grand peur qu'elle ne passe jusques aux mariages, et jusques
à l'acte de generation, avant que le premier courroux de la
Deesse soit appaisé, qui le nous monstre par ce second
presage comme vous voyez. Thales ne respondant rien à cela,
ains s'en riant, s'osta de là. Et comme Periander nous fust
venu au devant à la porte de la salle, et nous enquist
touchant ce que nous venions de voir, Thales me laissant, et le
prenant par la main luy dit: Quant à ce que Diocles te suade
de faire, tu le feras tout à loisir: mais quant à moy,
je te conseille de ne te servir plus dorenavant de si jeunes pastres
à garder tes juments, ou bien de leur donner des femmes. Si
me sembla que Periander fut bien fort aise de ceste parole, car il
s'en prit à rire, et ambrassant Thales le baisa. Et si croy,
dit-il en se tournant vers moy, Diocles, que ce prodige a desja son
evenement, car vous voyez le grand mal qui nous est desja advenu,
par ce que Alexidemus n'a pas voulu soupper avec nous. Quand nous
fusmes entrez dedans la salle, Thales commanceant à parler
plus hault: Et où est-ce, dit-il, que lon avoit logé
cest homme de bien qui s'est courroucé du lieu qu'on luy
avoit baillé? et luy aiant esté la place monstree,
tournant à l'entour, il s'y en alla seoir, et nous y mena
quant et luy, disant: Quant à moy, j'eusse achetté
l'occasion de manger avec Ardalus: or estoit cest Ardalus Troezenien
joueur de fleutes, et presbtre des Muses Ardalienes, dont l'ancien
Ardalus Troezenien aussi avoit donné et dedié les
images. Mais Aesope qui depuis n'agueres avoit esté
envoyé par le Roy Croesus, tant devers Periander, comme
devers l'oracle d'Apollo en la ville de Delphes, estant assis dessus
un banc bas aupres de Solon, qui estoit au dessus de luy, se prit
à dire, Un mulet de Lydie aiant veu la forme et figure de son
corps dedans une riviere, et s'esbahissant de la beauté et
grandeur d'iceluy, se meit à <p 152v>courir à
toute bride, en secouant la teste comme un cheval eschappé:
mais quand il vint à penser en luy-mesme qu'il estoit fils
d'un asne, il cessa soudainement de courir, et meit fin à son
audace et à sa braverie. Alors Chilon en son langage Laconien
luy dit, Cela s'adresse à toy-mesme, qui es tardif comme un
asne, et cours comme un mulet. Apres cela entra Melissa, qui s'alla
seoir aupres de Periander, et Eumetis s'asseit aussi pour souper.
Thales addressa sa parole à moy qui estois assis au dessus de
Bias, et me dit, Amy Diocles, que ne dis-tu à Bias, que ton
hoste Niloxenus de Naucratie est venu pardeça envoyé
par son Roy devers luy, pour luy apporter de rechef de nouvelles
questions à soudre, à fin qu'il les reçoive
estant encore sobre, et en estat d'y pouvoir bien penser? Et Bias
prenant la parole, Il y a ja long temps, dit-il, que pour me cuider
estonner il m'admoneste de ce faire: mais quant à moy je
sçay tresbien, que Bacchus est au reste un sage et puissant
Dieu, et que pour sa sapience on le surnomme Lysien, qui vault
autant à dire comme, desliant toutes difficultez: c'est
pourquoy je n'ay point de peur d'estre moins asseuré au
combat pour estre remply de luy, quand il me conviendra disputer. De
tels joyeux propos s'entrejouoient-ils l'un avec l'autre en soupant:
et voyant l'appareil du souper un peu moindre que l'ordinaire, il me
vint en pensee, comme pour festoyer et donner à souper
à des hommes sages et gens de bien, on n'en entre point en
plus grande despense, ains que plus tost on la diminue, pour ce que
lon en oste toute curiosité de viandes exquises, des parfums,
confitures et marchepans apportez d'estrange païs, et des vins
delicieux: dont Periander estant tous les jours servy en son
ordinaire pour la magnificence de son estat, de ses richesses, et de
ses affaires, neantmoins il faisoit lors gloire envers ces sages
hommes-là, de se passer à peu sobrement: car non
seulement il feit oster toute autre superfluité d'ornements
accoustumez, mais encore à sa propre femme il les feit
laisser et cacher, et la leur monstra ornee de peu d'estat, et de
modestie seulement. Apres que les tables furent ostees, et que
Melisse eut envoyé de rang à chascun des conviez son
chapeau de fleurs, nous rendismes graces aux Dieux, en leur
espanchant un peu de vin: et la menestriere aiant un peu
chanté apres graces, se retira incontinent de la salle. Lors
Ardalus appellant Anacharsis par son nom, luy demande, s'il y avoit
des menestrieres entre les Scythes: et luy sans songer luy respondit
sur le champ, Non pas seulement des vignes. Et comme Ardalus luy
repliquast, Voire-mais si y a-il des Dieux pourtant: Ouy certes,
respondit-il, il y en a voirement, et qui entendent la langue et
parole des hommes, non pas comme les Grecs, qui s'estiment plus
elegamment parler que les Scythes, et neantmoins ont opinion que les
Dieux oyent plus volontiers le son des fleutes et haubois qui sont
faits d'os et de bois, que non pas la voix et parole de l'homme. Et
que dirois-tu donc aupris, ce dit alors Aesope, si tu sçavois
ce que font aujourd'huy les faiseurs de fleutes, qui rejettent les
os des jeunes cerfs et biches, et choisissent ceux des asnes, pource
qu'ils disent que le son en est meilleur: et pourtant Cleobuline en
a fait un de ses @enigmes, sur la fleute Phrygiene
D'asne braiard jambe morte a l'ouye
Du chef ramé de grands cors resjouye.
de sorte que c'est merveille comment l'asne, qui au demourant est
une fort grosse et lourde beste, esloignee de toute douceur et
harmonie de musique, peult bailler un os ainsi delié et
propre à faire un harmonieux instrument de musique.
Certainement, dit adonc Philoxenus, c'est ce que les habitans de
Busiris nous reprochent à nous autres de Naucratie: car nous
commançons aussi desja à user des os d'asnes à
faire fleutes, et à eux il ne leur et pas loysible d'ouyr
seulement le son d'une trompette, pourautant qu'elle retire un peu
au braire de l'asne: or sçavez-vous que l'asne est fort
diffamé et haï envers les Aegyptiens, à cause de
Typhon. Apres cela chascun se taisant, Periander voyant que
Niloxenus avoit bien bonne envie de parler, mais qu'il
<p 153r>n'osoit entamer le propos, commancea à dire,
Seigneurs, je trouve bonne la coustume des villes et des magistrats
qui donnent audience, et despeschent premierement les estrangers que
leurs citoyens: et pourtant me sembleroit-il bon, que pour un peu de
temps vous reteinssiez vos propos, qui nous sont tous familiers, et
comme nez en nostre pays, et que vous donnissiez entree et audience,
comme en une assemblee de ville, à ceux que nostre bon amy
Niloxenus a apportez d'Aegypte, mesmement de la part du Roy à
Bias, et Bias en veult conferer avec vous. Et Bias suivant son dire:
Et en quel lieu, dit-il, ny avec quelle compagnie me pouvois-je plus
deliberément hazarder qu'en ceste-cy, à faire de
telles responses, s'il en est besoing? attendu mesmement que le Roy
mande expressément,que lon commance premierement à moy
à me proposer sa question, et puis que lon l'aille puis apres
de rang presentant à tous vous autres. Ainsi luy bailla lors
Niloxenus la Lettre close du Roy, et le pria de l'ouvrir, et de la
lire hault et claire devant toute la compagnie. Si estoit la
substance des Lettres telle:
Amasis le Roy d'Aegypte, à Bias le plus sage des
Grecs, salut. Le Roy d'Aethiopie est entré en contestation de
sapience alencontre de moy, et s'estant trouvé vaincu en
toutes ses autres propositions, finablement il m'a proposé un
mandement fort estrange et merveilleusement difficile à
accomplir, c'est qu'il m'a commandé, que je boive toute la
mer. Et si je puis venir à bout de soudre ceste question, je
gaigneray plusieurs villes et villages, qui sont à luy: et si
aussi je ne la puis resoudre, il fault que je luy cede les villes e
la contree Elephantine. Et pourtant apres que tu y auras bien
pensé, renvoye moy incontinent Niloxenus: et si tu as affaire
pour toy ou pour tes citoyens, je t'advise que rien ne te defaudra
de ma part.
Ces Lettres leuës, Bias n'arresta pas long temps,
ains apres avoir un peu pensé en soy-mesme, et un peu
parlé en l'oreille à Cleobulus, qui estoit assis tout
joignant luy, se prit à dire: Comment amy Naucratien, le Roy
ton maistre Amasis, qui commande à si grande multitude
d'hommes, et qui possede un si beau et si bon pays, voudra-il bien
boire toute la mer pour gaigner je ne sçay-quels meschans
villages de peu de valeur? Et Niloxenus en riant luy respondit, Je
te prie de considerer diligemment ce qu'il est possible pour y
respondre, comme s'il le vouloit. Or qu'il mande doncques à
cest Aethiopien, qu'il arreste les rivieres qui se deschargent en la
mer, jusques à ce qu'il ait achevé de boire toute
l'eau de la mer qui est à present: car c'est de celle-
là dont est fait le mandement, et non pas de celle qui sera
par cy apres. Quand il eut dit ces paroles, Niloxenus en fut si
aise, qu'il ne se peut contenir qu'il ne l'ambrassast et baisast sur
l'heure: et tous les autres louërent et approuverent aussi
semblablement son dire. Mais Chilon en se riant, O Naucratien mon
amy, dit-il, je te prie avant que la mer toute beuë perisse,
retourne t'en par mer annoncer au Roy ton maistre, qu'il ne se
travaille pas à cercher comment il pourra consumer une si
grande quantité d'eau salee, mais plus tost comment il pourra
rendre son regne bien dessallé et doux à boire
à ses subjects: car Bias est grand ouvrier, et un fort
excellent maistre de ce mestier-là: lequel quand Amasis aura
bien appris de luy, il n'aura plus besoin du bassin d'or envers les
Aegyptiens pour les contenir en obeïssance, ains le serviront
tous volontiers, et l'aimeront affectueusement, quand ils verront
qu'il sera devenu bon prince, voire et fust-il encore de plus bas et
de plus petit lieu venu qu'il n'est. Voyez Herodote du regne
d'Amasis, livre 4. Certainement, dit adonc Periander, ce seroit
chose digne que nous contribuissions tous à ce Roy de tels
presens, [...], comme parle Homere, c'est à dire par teste:
car par ce moyen l'accessoire luy sera plus utile que le principal
de son voyage, et à nous-mesmes il en reviendra un tresgrand
profit. Alors dit Chilon, Il seroit raisonnable que Solon
commançeast le propos, non seulement pource qu'il est le plus
ancien de nous tous, et qu'il est au premier lieu de la table, mais
aussi pource qu'il tient le plus <p 153v>grand et le plus
digne office, estant le premier qui a fait et estably les loix aux
Atheniens. Niloxenus adonc se tournant devers moy me dit tout bas en
l'oreille, Certainement on croit, Diocles, beaucoup de choses
à faulses enseignes, et y en a qui prennent plaisir à
controuver eux-mesmes de faulses nouvelles, touchant les grands et
sages hommes, et à en recevoir de controuvees par d'autres,
comme sont celles que lon nous a apportees jusques en Aegypte, de
Chilon, qu'il avoit renoncé à l'amitié et
hospitalité de Solon, pourautant qu'il maintenoit, que les
loix estoient muables. Cela est un propos digne de mocquerie: car il
faudroit premierement chasser Lycurgus et toutes ses loix, avec
lesquelles il a renversé tout l'ancien ordre de la republique
de Laced@emone. Solon doncques aiant un peu demouré, se print
à dire: «Il me semble qu'un Roy ou Prince souverain n'a
moyen de se rendre plus glorieux, qu'en faisant de sa Monarchie une
Democratie, c'est à dire, en communiquant son
authorité souveraine à ses subjects.» Le second
fut Bias, qui dit, «En se rendant luy-mesme le premier subject
aux loix de son païs.» Apres luy Thales dit, «Je
repute un Seigneur bien-heureux, qui peut arriver à la
vieillesse, et mourir de mort naturelle.» Le quatriéme,
Anacharsis, «s'il est seul sage.» Le cinquiéme,
Cleobulus, «s'il ne se fie à personne de ceux qui sont
autour de luy.» Le sixiéme, Pittacus, «s'il peut
tant faire que ses subjects craignent non luy, mais pour luy.»
Apres luy Chilon dit, «qu'un Prince ne doit penser à
nulle chose transitoire ne mortelle, mais eternelle et
immortelle.» Apres que tous ces sages eurent ainsi dit chascun
leur mot, nous requerions Periander, qu'il voulust aussi à
son tour dire le sien. Et luy avec un visage non gueres joyeux, mais
pensif et chagrin: Je vous diray ce qui me semble de toutes les
sentences qui ont esté dittes par ces Seigneurs, c'est
quelles desgoustent, presque toutes, l'homme de bon jugement, de
vouloir jamais commander aux autres. Et adonc Aesope, comme ce luy
qui amoit à reprendre: «Il falloit donc, dit-il, que
chascun de vous à par-soy feist cela, non pas qu'aiants pris
à conseiller un Prince, et faisant profession de luy estre
amis, se constituer comme accusateurs des Roys et des Princes.»
Et Solon luy ambrassant la teste, luy dit en riant, «Ne te
semble-il pas Aesope, que celuy rende un seigneur plus
moderé, et un tyran plus gracieux, qui luy suade, qu'il est
meilleur ne commander point, que commander?» «Et qui sera
celuy, respondit Aesope, qui te croira en cela, ny au dieu Apollo
mesme qui te rendit un tel oracle,
De celle ville est heureuse la gent
Là où ne s'oit que la voix d'un
sergent.»
Solon luy repliqua, «Aussi n'oit-on maintenant à Athenes
que la voix d'un huissier, et d'un seul magistrat, que est la Loy,
estant la ville en estat populaire: Mais toy Aesope, qui as le sens
d'entendre les voix des corbeaux, voire des geais, tu n'entens pas
cependant la tienne propre, ny ta propre parole: car tu reputes,
suivant l'oracle d'Apollo que tu as allegué, que la ville
soit tresheureuse qui n'entend qu'une voix, et ce-pendant tu
estimes, que ce soit la beauté et perfection d'un convive,
que tous les conviez y parlent, et de toutes choses.» Ouy
vrayement, dit Aesope, pource que tu n'as pas encore escrit la loy,
d'autant que c'est tout un, que les serfs n'ayent point à
s'enyvrer, comme tu en as faict à Athenes une, que les
esclaves n'ayent point à faire l'amour, ny à s'oindre
à sec. Solon se prit à rire de ceste replique: Et le
medecin Cleodemus, Il me semble, quant à moy, que c'est tout
un que de s'huyler à sec, et de causer apres que lon a bien
beu, car l'un et l'autre est fort plaisant. Et Chilon prenant le
propos, C'est pourquoy, dit-il, on s'en doit plus contregarder. Et
Aesope de rechef, Voire-mais il semble que Thales a voulu dire,
qu'il vieillira bien tost. Periander adonc se prenant à rire,
Vrayement, dit-il, nous avons tous payé la peine que nous
meritions, Aesope, de ce que nous nous sommes laissez transporter en
autres propos devant que d'avoir entendu tous ceux du Roy Amasis,
ainsi que nous avions proposé <p 154r>du
commancement. Et pource, Seigneur Niloxenus, poursuy le demourant de
sa lettre missive, et te sers de ces personnages icy, cependant que
tu les as tous ensemble. Voire-mais respondit Niloxenus, il m'est
advis que le mandement de cest Aethiopien se pourroit proprement
nommer le triste buletin, ainsi que parle Archilochus: Mais le Roy
Amasis ton hoste est bien plus gracieux en semblables questions et
plus gentil: car il luy demanda, «Quelle chose au monde estoit
la plus vieille, Quelle la plus belle, la plus grande, la plus sage,
la plus commune: et par dessus encore, Quelle est la plus
profitable, Quelle la plus dommageable, Quelle la plus puissante, et
quelle la plus facile.» Comment, l'Aethiopien respondit
doncques à chascune de ces demandes, et les solut-il toutes?
Voicy comment il respondit, ce dit Niloxenus: et vous jugerez, apres
que vous aurez ouy ses responses, s'il y satisfeit ou non: Car le
Roy mon maistre y procede si sincerement, qu'il ne voudroit pour
rien du monde ny estre trouvé calomniateur és
responses d'autruy, ny aussi faillir à estre relevé et
repris, s'il se trouvoit qu'il eust bronché et erré
és sienes. Or je vous reciteray de poinct en poinct, comment
il y respondit: «Quelle chose est la plus vieille du monde? le
Temps: Quelle la plus grande? le Monde: Quelle la plus sage?
Verité: Quelle la plus belle? la Lumiere: Quelle la plus
commune? la Mort: Quelle la plus profitable? Dieu: Quelle la plus
dommageable? le Diable: Quelle la plus puissante? Fortune: Quelle la
plus facile? ce qui plaist.» Quand ces responses eurent
esté leuës, Seigneur Nicarchus, il se feit un peu de
silence: et Thales adonc demanda à Niloxenus, si le Roy
Amasis avoit approuvé toutes ces solutions. Niloxenus feit
response, qu'il en avoit approuvé les unes, et que de
quelques autres aussi il ne s'en estoit peu contenter. Et toutefois,
adjousta Thales, il n'y en a pas une qui ne soit grandement
reprehensible, ains y a en toutes de grandes erreurs et de grandes
ignorances, comme dés le commancement: En quelle sorte peut
on soustenir que le Temps soit la plus ancienne chose du monde,
attendu qu'une partie en est desja passee, l'autre presente, et
l'autre encore à venir? car le temps qui viendra apres nous,
semble par raison devoir estre estimé plus jeune que tous les
hommes, et toutes les choses qui sont de present. Et puis d'estimer
que Verité soit sagesse, il me semble que c'est tout autant
comme qui diroit, que l'oeil et la lumiere fussent tout un: et puis
s'il estimoit que la lumiere soit chose belle comme elle l'est
aussi, comment oublioit-il le Soleil? Au demourant quant à ce
qu'il respond de Dieu et du Diable, il y a de l'arrogance et du
danger beaucoup: et de la Fortune, il n'y a apparence quelconque:
car si elle estoit si forte et si puissante comme il dit, comment se
tourneroit et se changeroit elle si facilement qu'elle fait? Ny la
mort n'est pas la plus commune chose qui soit au monde, car elle
n'est pas commune aux vivans. Mais à fin qu'il ne semble que
nous ne sçachions que corriger les autres, conferons un petit
nos sentences particulieres avec les siennes. Quant à moy, je
me presente le premier à respondre de poinct en poinct, si
Niloxenus me veult interroguer. Je vous exposeray doncques
maintenant icy par ordre les interrogatoires et responses, selon
qu'elles furent lors proposees et respondues. «Quelle chose est
ls plus vieille qui soit au monde? c'est Dieu, respondit Thales: car
il n'eut oncques commencement de naissance. Qui est la plus grande?
le Lieu car le monde contient toutes autres choses, et le lieu
contient le monde. Qui est la plus belle? le Monde: car tout ce qui
est disposé par bel ordre, est partie d'iceluy. Qui est la
plus sage? le Temps: car il a ja par cy devant trouvé tout ce
qui s'est inventé, et trouvera encore cy apres tout ce qui
s'inventera. Qui est ls plus commune? Esperance: car elle demeure
encore à ceux qui n'ont nulle autre chose. Qui est la plus
profitable? Vertu, d'autant qu'elle rend toutes autres choses utiles
en en usant bien. Qui est la plus dommageable? le Vice: car
là où il est, il perd et gaste tout. Qui est la plus
forte? Necessité: car elle seule est invincible. Qui est la
plus facile? ce qui est selon nature: <p 154v>car les hommes
se lassent des voluptez mesmes quelquefois.» Et comme toute
l'assistance eust grandement loué les responses de Thales,
Cleodemus se prit à dire: Voyla des questions qui sont
convenables à proposer, et respondre aux Princes et aux Roys,
Seigneur Niloxenus: mais ce Roy barbare d'Aethiopie, qui mande au
Roy Amasis qu'il boive la mer, auroit besoing d'une telle courte
response, que feit Pittacus au Roy Alyates, qui commandoit par
lettres quelque chose arrogamment aux Lesbiens: car il ne luy
respondit autre chose, sinon qu'il l'admonesta de manger des oignons
et du pain chaud. Si est-ce, dit Periander, que c'estoit la
façon des anciens Grecs, Seigneur Cleodemus, de se proposer
ainsi les uns aux autres de telles questions: car nous avons entendu
que jadis la coustume estoit, que les plus sçavans et plus
excellents poëtes qui fussent pour lors, s'assembloient
à certain jour à l'entour de la sepulture d'Amphidamas
en la ville de Chalcide. Cestuy Amphidamas estoit homme d'honneur et
de valeur au gouvernement de la Chose publique, et qui avoit
donné beaucoup d'affaires aux Eretriens, és guerres
qu'ils eurent contre ceux de Chalcide, touchant Lilantus, esquelles
finablement il mourut: et pour autant que les vers qu'apportoient
les poëtes, rendoient le jugement difficile et fascheux
à ceux qui estoient eleus pour juges, et que la gloire de
deux concurrents, Homere et Hesiode, tenoit les juges en grande
perplexité, pour la honte qu'ils avoient de donner leurs
sentences de deux si grands personnages, ils se tournerent à
demander les uns aux autres de telles questions, ainsi comme raconte
Lesches,
Muse dy moy ce qu'on confessera
Qui ne fut onc, ny jamais ne sera.
A quoy Hesiode respondit sur le champ promptement,
Quand les chevaux de rendon furieux,
Pour emporter les pris victorieux,
Courans entour la tombe et sepulture
De Jupiter, y rompront leur voicture.
et dit on que pour cela il fut tant estimé, qu'on luy en
adjugea le Tripié d'or. Et quelle difference y a-il, dit
adonc Cleodemus, entre ces demandes-là, et les obscures
questions de Eumetide? lesquelles ne luy sont pas à
l'adventure malseantes à inventer, par maniere de jeu, et
à proposer aux autes Dames, commes les autres s'amusent
à tissir des cordons et à faire des coëffes de
resiau: mais que des hommes d'entendement en facent aucun compte,
c'est une droitte mocquerie. A quoy il sembloit que Eumetide luy
eust volontiers repliqué quelque chose, mais elle se reteint
de honte, qui luy feit monter la couleur au visage. Et Aesope, comme
pour la revenger, se print adonc à luy respondre: Et n'est-ce
pas encore plus grand mocquerie de ne les pouvoir pas soudre? comme
est celle qu'elle nous a proposee un peu avant souper,
J'ay veu coller du cuyvre avec le feu,
Dessus le corps d'un homme en plus d'un lieu.
Nous sçaurois-tu declarer que c'est que cela? Nenny pas moy,
respondit Cleodemus, ny ne me soucie pas de le sçavoir. Et
toutefois luy repliqua Aesope, Il n'y a personne qui le
sçache mieux, ne qui le face plus que toy: et si tu le nies,
j'en croy, dit il, les cornets et ventoses. Adonc Cleodemus se prit
à rire, car il usoit plus d'appliquer des ventoses que autre
medecin qui fust de son temps, et estoit ce remede de medecine en
usage et en reputation autant que nul autre, pour l'amour de luy.
Mais Mnesiphilus Athenien familier et grand zelateur de Solon, se
prit lors à dire: Seigneur Periander, je desirerois quant
à moy, que ce devis et propos de ceste belle compagnie ne
fust point departy aux riches ny aux nobles seulement, ains qu'il
fut distribué egalement par teste, et communiqué
à tous comme le vin, ainsi qu'il se fait és citez qui
sont regies par gouvernement populaire. Ce que je dis, d'autant que
nous autres <p 155r>qui vivons en estat populaire, n'avons
aucune participation à tout ce que vous avez n'agueres dit,
touchant la principauté et le gouvernement d'un Roy: et pour
ce nous sembleroit-il raisonnable que recommanceant de rechef
à discourir vous alleguissiez chascun à son rang
quelque notable sentence touchant le gouvernement populaire,
où chascun a egale authorité, et que Solon fust de
rechef le premier qui commanceast à dire la sienne. Tous
furent alors d'advis d'ainsi le faire. Et pourtant Solon commancea
à dire: «Voire mais, amy Mnesiphile, toy et tous les
habitans d'Athenes avez ja pieça entendu quel et mon jugement
et advis touchant le gouvernement de la Chose publique: toutefois si
tu le veux encore maintenant entendre, je te dis qu'il me semble,
Que la cité est tresbien gouvernee, et maintient tresbien
l'estat et liberté populaire, en laquelle ceux qui ne sont
point outragez, haïssent autant et poursuivent asussi asprement
celuy qui a fait une oppression et outrage, que celuy qui est
outragé. Apres luy Bias dit, que le gouvernement populaire
luy sembloit estre tresbon, auquel tous les habitans redoutent la
loy comme un severe tyran. Apres lequel Thales opina disant, que
celle Chose publique luy sembloit la mieux ordonnee, où il
n'y avoit point d'hommes ny trop riches ny trop pauvres. Suivant
celuy-là Anacharsis dit, que c'estoit à son advis
celle, en laquelle toutes autres choses estans egales entre les
habitans, la precedence se mesuroit à la vertu, et le rebut
au vice. Le cinquiéme, Cleobulus, afferma, que la cité
populaire luy sembloit estre la mieux policee, en laquelle les
citoyens redoutoient plus le deshonneur que la loy. Le
sixiéme, Pittacus, celle où les meschans n'ont point
authorité de commander, et les bons si. Joignant lequel
Chilon prononcea, que celle police luy sembloit estre la meilleure,
où le peuple prestoit plus l'oreille aux loix, que non pas
aux orateurs. Et apres tous Periander le dernier donnant son
jugement, dit, qu'il luy sembloit que tous estimoient le
gouvernement populaire estre le meilleur, qui approchoit le plus
pres de celuy d'un sage Senat.» Ce propos estant achevé,
je les priay qu'ils voulussent aussi nous enseigner du mesnage,
comment il s'y falloit gouverner, pour ce qu'il y a peu d'hommes qui
soient appellez à gouverner les villes ny les royaumes, mais
du gouvernement de son mesnage, et de sa maison, chascun en a sa
part. Non n'a pas, ce dit Aesope en se riant, si vous y comprenez
Anacharsis: car quant à luy, il n'a point de maison, et si
fait gloire de n'en avoir point, ains de demourer en un chariot,
comme lon dit que fait le Soleil, qui va tournant tout à
l'entour du ciel, tantost en une contree, et tantost en une autre.
C'est pourquoy, respondit Anacharsis, le Soleil seul, ou plus que
nul autre de tous les Dieux, est franc et libre, commandant à
tous, et n'estant commandé de personne: et pourquoy il regne
et conduit luy-mesme son chariot: mais il me semble que tu n'as
jamais compris en ton entendement la grandeur et beauté
d'iceluy, combien excellent et admirable est son chariot, car
autrement tu ne l'eusses jamais en jouant, et par maniere de risee,
comparé aux nostres: au demourant il semble que tu appelles
maison ces toicts couverts de thuile et de terre cuitte, ne plus ne
moins que si tu disois que la tortue fust sa coque, et non pas
l'animal qui est dedans. C'est pourquoy je ne m'esbahis pas, si tu
te mocquas il y a quelque temps de Solon, pour ce qu'aiant veu le
palais de Croesus fort richement et somptueusement orné, il
ne jugea pas incontinent celuy qui en estoit possesseur, estre
logé heureusement et magnifiquement, pour ce qu'il vouloit
premierement estre spectateur, et veoir à l'oeil les biens
qui estoient dedans luy, plus tost qu'aupres de luy. En quoy il me
semble que tu as oublié ton regnard, lequel estant venu en
contestation alencontre du leopard, à sçavoir lequel
des deux estoit plus tavelé de diverses mouchetures, il
requit à leur juge, qu'il ne considerast pas tant les
tavelures et mouchetures exterieurs de la peau, que celles de
l'esprit au dedans, pour ce qu'il les trouveroit plus diverses: mais
tu vas regardant seulement aux ouvrages des tailleurs
<p 155v>de pierres, et des maçons, estimant que cela
seul soit la maison, non pas ce qui est dedans chascune, et qui est
domestique, comme sont les enfans, la femme, les amis, les
serviteurs, ausquels estans sages et bien conditionnez, le pere de
famille communiquant et faisant part de ce qu'il a, fust-ce dedans
un nid d'oiseau, ou dedans une formilliere, se peut dire habiter une
bonne et heureuse maison. Voyla ce que je respons à Aesope,
quant à moy, et que je contribue pour ma quotte à
Diocles: au demourant, il est raisonnable qu'un chascun de vous en
die son advis. A laquelle semonce Solon respondit, «Que celle
maison luy sembloit tresbonne, de laquelle les biens n'estoient
point acquis par moyens injustes, ny n'avoit-on point de crainte et
de souspeçon à les garder, ny de regret à les
despendre. Bias apres: en laquelle, dit-il, le maistre est tel au
dedans, par luy-mesme, comme il est au dehors par la crainte de la
loy. Et Thales: en laquelle, dit-il, le maistre est de grand loisir.
Et Cleobulus: là où il y a plus de personnes qui
aiment le maistre, que qui le craignent. Pittacus dit, que la
meilleure maison est celle qui n'a faute de chose quelconque, ny
superfluë, ny necessaire. Chilon opina, que la maison doit, le
plus qu'il est possible, ressembler à une cité
gouvernee par le commandement d'un Roy: puis y adjousta, que
Lycurgus avoit jadis respondu à un qui luy conseilloit
d'establir en la ville de Sparte un gouvernement populaire, Commance
toy-mesme le premier à mettre en ta maison l'estat populaire,
où chascun soit aussi grand maistre l'un que l'autre.»
Apres que ce propos fut aussi achevé, Eumetide sortit avec
Melisse. Et Periander prenant une grande couppe beut à
Chilon, et Chilon de rang à Bias. Et adonc Ardalus se levant
et addressant sa parole à Aesope, Ne nous veux-tu pas, dit-
il, envoyer aussi la couppe icy, veu que ceux-cy se la renvoyent
ainsi de main en main les uns aux autres, comme si ce fust le hanap
de Bathycles, sans en faire part aux autres? Et Aesope adoncques
dit, Ny ceste couppe mesme, à ce que je voy, n'est point
populaire, car il y a ja long temps qu'elle demeure devant Solon
seul. Et Pittacus appellant Mnesiphilus par son nom: Pourquoy est-
ce, dit-il, que Solon ne boit, ains contredit à ses
poëmes propres, esquels il a luy-mesme escrit,
Dame Venus est ores mon deduit,
Et de Bacchus le bruvage me duit,
Les dons aussi des Muses, car ce sont
Les poincts qui l'homme en plaisir vivre font.
Anacharsis prenant la parole luy repliqua: C'est pour autant
Pittacus, qu'il te redoute, et celle tienne rigoureuse et severe
loy, par laquelle tu as ordonné, si quelqu'un pour estre
yvre, vient à commettre une faute, quelle qu'elle soit, qu'il
fust puny au double, que s'il eust esté sobre. Et lors
Pittacus: Mais neantmoins, dit-il, tu t'es si superbement
mocqué de mon ordonnance, que n'agueres chez mon frere Libys,
d'elle-mesme, t'estant enyvré, tu en demandas le pris et la
couronne. Pourquoy non, respondit Anacharsis, veu que lon avoit
proposé pris de la victoire à qui beuroit le plus,
m'estant chargé et enyvré des premiers, n'eusse-je
voirement demandé le pris de la victoire? ou bien enseigne
moy quelle autre fin il y a de bien boire, sinon que s'enyvrer.
Pittacus s'estant pris à rire, Aesope recita une telle fable:
Le loup aiant apperceu des bergers qui mangeoient un mouton dedans
leur loge, s'approchant d'eux, «Quel bruit, dit-il, vous
meneriez, si je faisois ce que vous faittes!» Chilon adonc:
Aesope, dit-il, a eu sa revanche bien à propos, de ce que
n'agueres nous luy avons fermé la bouche, voyant que
maintenant d'autres ont rompu le propos, et osté la parole de
la bouche de Mnesiphilus, auquel on auroit demandé qu'il
respondist pour Solon. Adonc Mnesiphilus parla ainsi, Qu'il
sçavoit bien que l'opinion de Solon estoit telle, que
l'oeuvre de tout art et de toute faculté, tant humaine que
divine, estoit plus tost son effect que ce parquoy elle le fait, et
sa fin plus tost que les moyens tendans à icelle
<p 156r>fin: comme l'oeuvre d'un tissier, à mon
advis, est plus tost de faire un manteau, ou une robbe, que non pas
de disposer ses fils, et de dresser ses pesons, et d'un serrurier
souder le fer, et donner la trempe à une congnee, plus tost
que chose aucune qui soit necessaire pour cest effect, comme
d'embrazer les charbons ou preparer du chapplis de pierres. Et
d'avantage un architecte nous reprendroit bien à bon droict,
qui luy diroit, que son oeuvre fust non bastir une maison, ou une
navire, mais percer des pieces de bois, ou bien destremper du
mortier. Et les Muses se plaindroient merveilleusement, et non sans
cause, de nous, si nous estimions que leurs ouvrages fussent des
cithres ou des fleutes, et autres tels instruments de Musique, non
pas instruire les moeurs, et addoucir les passions de l'ame de ceux
qui se delectent des chansons, harmonies et accord de la musique:
Aussi doncques faut-il que nous confessions, que l'oeuvre de Venus
n'est pas l'assemblee ny la meslange des corps, ny de Bacchus
l'yvresse ny le boire vin, mais bien la resjouïssance,
l'affection, l'amitié et la familiarité, qu'ils nous
engendrent des uns envers les autres. C'est ce que Solon appelle
oeuvres divines, et c'est ce qu'il dit qu'il aime, et qu'il desire,
et qu'il poursuit estant devenu vieil: car certainement Venus est
l'ouvriere de la concorde, et mutuelle bien veuillance qui est entre
les hommes et les femmes, meslant et fondant ensemble, par le moyen
de la volupté, les ames avec les corps: et Bacchus à
plusieurs qui paravant n'avoient pas grande familiarité
ensemble, ny pas la cognoissance, seulement les uns des autres,
amollissant et humectant, en maniere de dire, la dureté de
leurs moeurs par le vin, ne plus ne moins que le fer s'amollist
dedans le feu, leur donne un commancement de commixtion et
incorporation des uns avec les autres. Il est bien vray que quand
tels personnages, comme sont ceux que Periander a icy conviez,
s'assemblent et conviennent ensemble, il n'est ja besoing de couppe
ny de verre pour les allier: car les Muses apportans au milieu de la
compagnie, comme une couppe de sobrieté le devis, où
il y a non seulement beaucoup de plaisir, mais aussi d'erudition, de
doctrine et de profit, excitent, arrosent et respandent, par le
moyen de ce discours, la joye et caresse parmy les coeurs des
assistans, en laissant bien souvent le pot au dessus de la tasse en
repos sans en user: au contraire de ce que defend Hesiode à
ceux qui sçavent mieulx boire que discourir ne deviser,
Si lon bailloit à boire par mesure
Aux autres Grecs à longue chevelure,
Ta couppe estoit pleine et raise tousjours.
Car j'entens mesmes que les anciens appelloient ces provocations
à boire, Daetron, comme Homere les appelle, et que chascun
beuvoit à certaine mesure: et puis ainsi que fait Ajax, en
departoit une portion à celuy qui estoit plus prochain de luy
à table. Apres que Mnesiphilus eut ainsi parlé, le
poëte Chersias, qui nagueres avoit esté absouls par
Periander des crimes à luy imposez, et estoit retourné
en bonne grace avec luy, à la requeste de Chilon: Je
sçaurois volontiers, dit-il, si Jupiter distribuoit à
boire aux Dieux par mesure, pource qu'ils beuvoient les uns aux
autres quand ils mangeoient avec luy, ne plus ne moins que faisoit
Agamemnon aux Princes Grecs quand ils estoient à sa table. Et
lors Cleodemus: S'il est vray, dit-il, amy Chersias, comme vous
autres poëtes le dittes, que des coulombs volans à
grande peine et grande difficulté par dessus les rochers qui
s'appellent Planetes, apportent la viande de l'Ambrosie à
Jupiter, n'estimez-vous pas que le breuvage du Nectar luy soit aussi
bien cher, bien rare et difficile à recouvrer? de maniere,
qu'il l'espargne et le donne à chascun par mesure. Ouy, et
par esgale mesure, respondit Chersias. Mais puis que nous sommes de
rechef retombez sur les propos du mesnage, qui sera celuy de vous
qui nous dira ce qui en reste à dire? car il nous reste, ce
me semble, à definir la quantité de biens qui sera
suffisante, et dont l'homme se devra contenter. Cleobulus adonc
prenant <p 156v>la parole: Quant aux sages, dit-il, la loy
leur en a prescrit la mesure: mais quant aux fols, je leur diray un
propos que j'ay autrefois ouy tenir par ma mere à un mien
frere. Car elle disoit, que la Lune un temps fut, pria sa mere de
luy faire un petit surcot, qui luy joignist bien au corps: Et
comment est-il possible, respondit la mere, que je t'en tisse un qui
te joigne bien, veu que je te voy tantost toute pleine, puis apres
en croissant, et une autre fois en decours? Aussi, amy Chersias, on
ne sçauroit definir mesure aucune certaine de biens à
un fol, ny à un vicieux: car il a besoing tantost d'une
chose, et tantost d'une autre, à cause de ses diverses
cupiditez et diverses adventures: comme le chien d'Aesope, qui
l'hyver se resserrant et se pliant en rond, pource qu'il geloit de
froid, proposa de se bastir une maison: mais au contraire,
l'esté s'estendant tout de son long en dormant, il se trouva
grand, et pensa que ce n'estoit point chose necessaire de bastire
maison, avec ce qu'il luy semble que ce ne seroit pas petite
entreprise d'en bastir une assez grande pour luy. Ne vois-tu pas
aussi Chersias, que ces gens-là font tantost les petits, et
se restraignent à bien peu de chose, comme proposans de vivre
fort estroittement et laconiquement, puis tout à un coup
s'ils n'ont tout ce qu'ils voyent, et aux privees personnes, et aux
Princes et Rois, ils se plaignent, comme s'ils estoient prests
à mourir de faim. Cela dit, Chersias se teut: et Cleodemus
adonc prenant la parole, Voire-mais nous voyons, dit-il, que vous
mesmes, messieurs les Sages, avez les biens inegalement departis
entre vous. Cleobulus respondit, C'est pourautant, homme de bien,
que la loy comme un bon tissier, nous donne à chascun ce qui
nous est bien seant, sortable et convenant: Et toy de mesme,
nourrissant, gouvernant et medicinant avec la raison tes malades, ne
plus ne moins qu'avec la prescription d'une loy, ne leur bailles pas
des ordonnances egales, mais bien convenables à un chascun.
Ardalus suivant ce propos: Comment, dit-il, y a-il doncques quelque
loy qui commande à nostre familier Epimenides, hoste de
Solon, de s'abstenir de toute autre viande, et de prendre seulement
en sa bouche un petit de la composition qui a puissance d'empescher
la faim, qu'il se compose luy-mesme, et avec cela demourer tout un
jour sans boire, ny manger, ny disner, ny souper? Ceste parole aiant
fait ouvrir les aureilles à toute l'assistance, Thales en se
jouant respondit, que c'estoit sagement fait à Epimenides, de
ne se vouloir pas travailler à moudre ny à pestrir ses
vivres, comme fait Pittacus: Car j'ay moy-mesme ouy estant en l'Isle
de Lesbos, une esclave estrangere, qui en tournant la meule
chantoit, Mouls meule mouls, car aussi bien meult Pittacus le Roy de
la grande Mytilene. Et Solon dit, qu'il s'esbahissoit d'Ardalus,
s'il n'avoit pas leu dedans Hesiode la recepte du regime de vivre,
que gardoit ce personnage-là: car c'est celuy qui a
premierement baillé les semences de telle nourriture à
Epimenides, et qui luy a enseigné de cercher
Le grand profit qu'il y a en la mauve,
Et le grand bien qui est en la guymauve.
Comment estimez-vous, ce dit Periander, que jamais Hesiode ait
pensé à cela, et non pas qu'il ait tousjours hautement
loué l'espargne et la sobrieté, et qu'il ne nous ait
pas tousjours grandement incitez aux plus simples viandes, comme
à celles qui estoient les plus plaisantes? car la mauve est
bonne à manger, et l'aphrodile doulce au goust: et quant
à ces choses-là, que les medecins appellent Alima et
Adipsa, c'est à dire, ostans la faim et la soif, j'entens que
ce sont medecines, et non pas viandes, et qu'il y entre du miel et
du formage barbaresque, et grand nombre de semences qui sont fort
aisees à recouvrer: et s'il est vray que telles drogues aient
besoing de si peu d'appareil, comment ne faudroit-il, ainsi que dit
Hesiode,
Pendre au foyer timon, soc, et charrue?
Des puissans boeufs les travaux periroient,
Les forts mulets labourer plus n'iroient.
<p 157r>Et m'esmerveille de ton hoste Solon, si aiant
n'agueres fait ceste grande cerimonie de purification aux Deliens,
il ne veit pas comme lon apportoit dedans le temple des enseignes et
memoires de l'ancienne premiere nourriture des hommes: comme entre
autres choses fort communes, et qui naissent d'elles mesmes sans
main mettre, la mauve et l'aphrodile, desquelles herbes il est
vraysemblable que Hesiode nous presente et recommande la
simplicité et utilité. Ce n'est pas pour cela tant
seulement, dit adonc Anacharsis, ains pource que l'une et l'autre de
ces herbes-là sont louees d'estre fort saines entre les
autres hortulages. Et Cleodemus, Vous avez raison, dit-il, car
Hesiode estoit entendu en medecine, comme lon peult cognoistre par
ce qu'il escrit, non impertinemment ny negligemment, du regime de
vivre: de la façon de tremper le vin, de la bonté de
l'eau, de l'usage du baing, et des femmes, du temps qu'il se fault
approcher d'elles, comment il faut poser les petits enfans qui
viennent de naistre: mais à bien juger, Aesope se devroit
plus tost et à meilleure raison advouër pour disciple
d'Hesiode, que non pas Epimenides: car le propos qu'il fait que le
Rossignol tient à l'Esparvier a donné à Aesope
le commancement de ceste belle et variable sagesse, qui fait parler
tant de langues: mais j'entendrois volontiers de Solon, pour ce
qu'il me semble qu'aiant vescu et conversé familierement par
longues annees avec Epimenides à Athenes, il est
vraysemblable que par plusieurs fois il luy a demandé, pour
quel accident ou pour quel conseil il avoit éleu et suivy
ceste si estroitte façon de vivre. Et quel besoing estoit-il,
respondit Solon, de luy demander? car il est tout manifeste, que si
le plus grand et le plus souverain bien de l'homme est, n'avoir
aucun besoing de nourriture: le second apres est, de n'en avoir
besoing que de bien peu. Je ne confesseray pas cela quant à
moy, ce dit Cleodemus, que le souverain bien de l'homme soit de ne
manger point, mesmement quand on est à table: car en ostant
la table, sur laquelle se sert la viande, on ruine l'autel des
Dieux, d'amitié et d'hospitalité: et comme Thales dit,
que la terre estant ostee de ce monde, il est force qu'il s'en
ensuive necessairement une confusion de toutes choses: aussi
pouvons-nous dire, que oster la table, c'est autant que ruiner la
maison totale, car vous ostez quant et quant le feu, garde
domestique, la deité tutelaire de Vesta, l'amiable coustume
de boire les uns aux autres en une mesme couppe, de festoyer ses
amis, de recevoir les estrangers, et traitter ses hostes, qui sont
les plus doulces et plus humaines communications et conversations
que les hommes sçauroient avoir les uns avec les autres: ou
pour mieulx dire en somme, toute la douceur de la vie humaine. Et
s'il y a occupation ou passetemps quelconque qui comprenne le
discours des actions de l'homme, desquelles le besoing de
nourriture, et la sollicitude de l'appareiller, en produit et
suscite la plus grande partie: Aussi est-ce encore une autre grande
pitié, que la destruction et ruine de l'Agriculture, car
estant ruinee elle nous rendra et laissera de rechef la terre sans
forme, non repurgee ny essartee d'arbres, et de brossailles ne
portans point de fruict, et pleine de ravage d'eaux courantes
çà et là sans ordre, à faulte d'estre
diligemment cultivee: oultre ce qu'elle perd tous les arts et toutes
les manufactures qu'elles met toutes en train, et leur donne
à toutes fondement et matiere: de maniere qu'elles reviennent
toutes à neant, si une fois la table s'en va ostee. Aussi
vont perissants les honneurs des Dieux, car les hommes ne porteront
plus que bien peu d'honneur au Soleil, et encore moins à la
Lune, comme de la lumiere seulement et de la chaleur: car qui sera
celuy desormais qui face dresser un autel à Jupiter pluvieux,
ou Ceres favorisant le labourage, ou à Neptune protecteur des
arbres? qui leur fera plus de sacrifices? comment sera Bacchus
donneur de joye, si nous n'avons plus besoing de tout ce qu'il
donne? et puis que sacrifierons-nous et qu'offrirons-nous plus aux
Dieux? dequoy leur presenterons-nous les primices? Cela
<p 157v>emporte quant et soy une subversion et confusion
generale de toutes choses. Il est bien vray que prochasser toute
sorte de voluptez, et en toutes sortes, seroit une folie, mais aussi
les refuir toutes, et en toutes sortes, seroit une sottie. L'ame
jouyra bien d'autres voluptez qui seront plus nobles et meilleures,
mais le corps n'en sçauroit trouver une à jouïr,
qui soit plus honneste que celle du boire et du manger, dont il se
nourrit, ce qu'il n'y a homme qui n'entende, et qui ne confesse: au
moyen dequoy, les hommes dressent leurs tables en public à la
lumiere, pour boire et manger joyeusement ensemble: là
où pour jouïr du plaisir de Venus, ils mettent au devant
la nuict et toutes les tenebres qu'ils peuvent, estimans que ce soit
aussi bestialement et impudemment fait de jouïr en public de
l'un, comme de non jouïr de l'autre. Aiant Cleodemus en cest
endroit entrerompu son propos, je le suivy, en disant: Ne voulez-
vous pas encore adjouster, que nous chassons le dormir quant et la
nourriture? et s'il n'y a point de dormir, aussi n'y a-il point de
songes, et par consequent s'en va aussi la plus ancienne sorte
d'oracle et de divination que nous aions: et sera la vie nostre
toute d'une façon, et par maniere de dire, l'ame pour neant
sera revestue du corps, veu que le plus grand nombre des parties
d'iceluy, et des principales, ont esté faittes et preparees
par la nature, pour servir d'instruments à la nourriture,
comme la langue, les dents, l'estomach, le foye: car il n'y a rien
en la structure du corps humain qui soit ocieux, ne qui soit
ordonné à autre usage: tellement que celuy qui n'a
point besoing de nourriture, il n'a point besoing de corps aussi:
qui est autant à dire, comme il n'a point besoing de soy-
mesme, car chascun de nous est composé de corps et d'ame.
Voyla ce que nous contribuons quant à nous, pour la defense
du ventre: au demourant si Solon ou quelque autre le veut accuser,
nous sommes prests et disposez à l'ouïr. Ouy
certainement, respondit lors Solon, de peur que nous ne soyons de
moindre entendement et jugement que les Aegyptiens, lesquels fendans
le corps de l'homme quand il est mort, le monstrent au Soleil, et en
jettent les boyaux et entrailles dedans la riviere: puis quand il
est ainsi nettoyé, ils se mettent à l'embaumer au
reste. Car à dire la verité, ces parties-là
interieures sont toute la pollution et inquination de nostre chair,
et est proprement le vray enfer de nostre corps, comme lon dit qu'il
y a au lieu des damnez tout plein de je ne sçay quelles
villaines rivieres et vents meslez ensemble avec du feu et des
morts, car nulle creature vivante ne se nourrit d'autre chose qui
soit vifve: et en tuant les creatures qui ont ames, ou destruisant
les plantes, herbes, et fruicts, qui participent aussi de vie,
entant qu'elles se nourrissent et qu'elles croissent, nous pechons
et faisons mal, par ce que tout ce qui est transmué en un
autre, perd ce qu'il estoit au paravant, et se corrompt entierement
de toute sorte de corruption pour devenir nourriture d'un autre: car
de s'abstenir seulement de manger chair, comme lon dit que faisoit
l'ancien Orpheus, c'est plus tost une subtilité, qu'une
entiere fuitte des pechez que lon commet en delices et
superfluité: mais le moyen de les fuir entierement, et de
s'en tenir de tout poinct pur et net, se terminant en parfaitte
justice, c'est avoir tout en soy, et ne desirer rien de dehors. Mais
celuy que Dieu a fait naistre de telle condition, qu'il luy est
impossible de conserver son estre ny son salut, sans le dommage et
la perte d'un autre, à celuy-là a il baillé la
nature qui le poulse à commettre injustice. Ne seroit-ce
doncques pas, mon bon amy, une belle chose, que de retrencher avec
leur injustice le ventre, l'estomach, le foye, et toutes autres
telles parties, lesquelles ne nous donnent sentiment ny appetit de
chose quelconque qui soit honneste, et qui ressemblent les unes aux
utensiles de cuisine, comme sont cousteaux et marmites, les autres
à ceux de moulin, ou à un four, ou à un puits,
ou à une mect à pestrir? Car certainement il se peult
avec verité dire, que l'ame de plusieurs est cachee et
affublee de crainte d'avoir faute dedans leurs corps, comme dedans
un moulin, tournant tousjours comme à l'entour d'une meule
apres la poursuite de quelque nourriture, ainsi <p 158r>que
nous l'avons n'agueres veu par experience en nous-mesmes: car nous
ne nous regardions, ny ne nous escoutions pas les uns les autres,
ains chascun la teste courbee contre bas servoit au besoing de sa
nourriture: mais maintenant estans les tables ostees comme tu vois,
aians chapeaux de fleurs dessus nos testes, nous prenons plaisir
à deviser d'honnestes propos ensemble, nous joyssons de la
compagnie, et passons nostre temps à loisir, apres que nous
sommes arrivez à ce poinct de n'avoir plus d'appetit, ny de
besoing de nourriture. Si doncques nous pouvions toute nostre vie
demourer en cest estat, sans avoir crainte de disette, et sans
sçavoir que c'est du desir de richesse, n'aurions-nous pas
tousjours beau loisir de hanter ensemble, et de jouyr de la
conversation les uns des autres? car il faut que vous
sçachiez que la convoitise de superfluité est
tousjours conjoincte et suit de pres le besoing de la
necessité. Mais Cleodemus est d'advis qu'il est necessaire
que lon mange, et qu'il y ait de la nourriture, à fin que les
tables soient où lon boit les uns aux autres, et sacrifie lon
encore à Ceres, et à sa fille Proserpine. C'est tout
autant comme si un autre vouloit, que les guerres et les batailles
fussent, à fin que nous aions des murailles et fortifications
de ville, des arcenaux à bastir navires, et des armeureries,
et que nous façions des sacrifices pour rendre graces de cent
hommes tuez, comme lon dit qu'il y en a un statut en la ville des
Messeniens: ou si quelque autre se courrouceoit à la
santé, disant que ce seroit grand' pitié, si pource
qu'il n'y auroit plus de malades, aussi n'auroit on plus que faire
de lict mol, ny de linceux de lin, et ne sacrifieroit on plus
à Aesculapius, ny aux Dieux qui divertissent les malheurs: et
puis la medecine avec tous ses outils et toutes ses drogues seroit
jettee en arriere, sans honneur ny credit: car quelle difference y
a il entre cecy et cela, veu que lon prent la nourriture comme une
medecine pour guarir la faim? et disent tous ceux qui se
nourrissent, qu'ils se pensent et se traictent, appliquans ce
remede, non comme plaisir agreable ou desirable, mais necessaire
à la nature. Et pourroit on compter plus de douleurs que de
voluptez qui viennent à l'homme de sa nourriture? ou pour
mieux dire, la volupté du manger a bien peu de lieu, et dure
bien petit de temps au corps de l'homme: mais l'occupation et la
fascherie qu'il y a à l'apprester, il seroit malaisé
à nombrer de combien de peines honteuses, et de combien de
travaux penibles elle nous remplit. C'est pourquoy je pense
qu'Homere regardant à toutes ces vexations là a pris
son argument pour prouver, que les Dieux ne mouroient point, par ce
qu'ils ne mangeoient point.
Ne jamais pain ils ne mangent les Dieux,
Ny jamais vin ils ne boivent és Cieulx,
Aussi sont-ils sans sang, qui est la cause
Que d'immortels le nom on leur impose.
Comme voulant donner à entendre, que le boire et manger sont
non seulement entretenement de la vie, mais aussi cause de la mort:
car de là s'amassent les maladies dedans nos corps, qui
procedent non moins d'estre trop pleins que d'estre trop vuides, et
bien souvent y a plus d'affaire à consumer et resoudre une
viande, que lon a mis dedans le corps, qu'il n'y avoit pas eu
à la recouvrer ny à l'amasser. Et tout ainsi comme si
les Danaïdes estoient en doubte de ce qu'elles feroient, et
quelle vie elles meneroient, si elles estoient delivrees de la
servitude de tascher à remplir un tonneau percé: aussi
doutons nous, si nous estions venus à ce poinct de cesser de
plus jetter et fourrer dedans ceste nostre chair insatiable, et qui
ne se peult jamais remplir, toutes sortes de viandes, et de la terre
et de la mer, que c'est que nous ferions, nous contentans de
prochasser toute nostre vie les choses necessaires, à faute
de cognoistre et sçavoir celles qui sont honnestes. Tout
ainsi doncques comme ceux qui ont esté longuement serfs,
quand ils viennent à estre delivrez de servitude, font
à eux-mesmes, et pour eux mesmes, les mesmes services qu'ils
souloient faire à leurs maistres quand ils leur
<p 158v>servoient: aussi l'ame maintenant nourrit le corps
avec grands labeurs et grandes fascheries, mais si une fois elle se
peut despestrer de ce joug de servage, quand elle se trouvera
franche et libre, elle se nourrira elle mesme, et regardera à
elle mesme et à la cognoissance de la verité, sans
avoir rien qui plus la destourne ny divertisse. Voyla ce qui fut
lors dit, amy Nicarchus, touchant la nourriture. Mais ainsi comme
Solon parloit encore, Gorgias le frere de Periander entra,
retournant de la ville de T@enarus, où il avoit esté
envoyé à cause de je ne sçay quels oracles,
pour y porter quelques ofrandes à Neptune, et luy faire
sacrifice. Nous le salüasmes tous, et Periander son frere
s'approchant de luy le baisa, puis le feit seoir aupres de luy sur
le bord du lict, et il luy raconta quelques nouvelles à luy
seul. Periander l'escoutoit, monstrant à son visage qu'il
estoit bien diversement passionné de ce qu'il entendoit, et
sembloit à son visage tantost qu'il en fust desplaisant, et
tantost qu'il en fust courroucé, aucunefois qu'il n'en peust
rien croire, et autrefois qu'il en fust fort esmerveillé.
Finablement en se riant, il nous dit, Je voudrois bien tout
presentement vous dire ce que mon frere me vient de rapporter, mais
je fais doubte de le vous raconter, pour autant que j'ay quelquefois
ouy dire à Thales, «Qu'il falloit raconter les choses
vraysemblables, mais les impossibles qu'il les falloit taire du
tout.» Bias prenant la parole: «Mais aussi est, dit-il,
ceste sage parole de Thales, Qu'il ne fault pas croire ses ennemis
des choses mesmes qui sont croyables, ny descroir ses amis des
choses mesmes qui sont incroyables: et quant à moy je pense
qu'il estime ses ennemis les meschants et les fols, et ses amis les
bons et les sages.» Je suis doncques d'advis Gorgias, que tu le
recites devant toute ceste compagnie, ou plus tost que tu le mettes
en ce nouveau genre de vers que lon appelle maintenant Dithyrambes,
pour le prononcer à haute voix, ainsi que tu me l'as
recité. Gorgias donc commancea lors à parler en ceste
maniere: Apres que nous eusmes faict nostre sacrifice l'espace de
trois jours durant, et le dernier y aiant eu une assemblee de feste
toute la nuict, avec danses et jeux au long de la marine, la Lune
reluysoit au plein sur la mer, et ne tiroit vent du monde, ains y
avoit un calme et une bonace grande, sinon que de loing on
appercevoit un peu de frizeure de la mer qui se fronçoit le
long de l'escueil, et en approchant amenoit un peu d'escume, avec un
grand bruit pour la vehemence de la vogue, tellement que toute la
multitude esmerveillee que ce pouvoit estre, s'en courut à
l'endroit du bord, où il sembloit que cela deust arriver, et
avant que lon peust par conjecture deviner que c'estoit, la vistesse
fut telle, que lon apperçeut à l'oeil que c'estoient
daulphins, les uns en foule environnans tout à l'entour, les
autres guidans la troupe au plus facile endroit et plus doulx abbord
du rivage: les autres venans apres à la queuë, comme par
honneur: au milieu de toute ceste troupe apparoissoit au dessus de
la mer ne sçay quelle masse d'un corps flottant, que lon ne
sçavoit discerner ny deviner que c'estoit, jusques à
ce que se serrans tous ensemble, et arrivans avec un elancement
à bord, ils exposerent sur le rivage un homme vivant et
mouvant, et cela fait s'en retournerent devers le promontoire
saultans et culbutans de joye et de feste, comme il sembloit, plus
qu'au paravant. Ce qu'aiant veu la plus part de ceste troupe s'en
effroya si fort, qu'ils s'enfuirent à perte d'haleine arriere
de la mer, sinon quelque petit nombre qui s'asseura d'approcher
quant et moy: là où ils recogneurent que c'estoit
Arion le joueur de cithre, qui luy-mesme disoit son nom, et estoit
aisé à recognoistre, d'autant qu'il avoit le mesme
accoustrement qu'il souloit porter quand il jouoit en public de sa
cithre: si le prit on incontinent, et l'emporta lon dedans une
tente, là où lon cogneut qu'il n'avoit mal du monde,
sinon que pour la roideur et impetuosité dont on l'avoit
apporté, il sembloit estre tout las et rompu: et là
ouysmes de luy un propos incroyable à tout le monde, fors
à nous qui en avons veu la fin: car Arion nous a
raconté qu'aiant de long temps resolu de s'en revenir
d'Italie, de tant plus mesmement que Periander luy avoit escrit
<p 159r>qu'il s'en revint: à la premiere occasion qui
se presenta d'une Carraque Corinthiene qui faisoit voile, il monta
dessus incontinent, et ne fut pas plus tost eslargy en mer, avec un
petit vent, qu'il s'apperçeut que les mariniers conspiroient
entre eulx de le tuer, dequoy le pilote mesme de la navire
l'advertit depuis secrettement, qu'ils avoient arresté de le
faire la nuict. Se trouvant doncques ainsi destitué de tout
secours, et ne sçachant qu'il devoit faire, il luy vint une
inspiration divine, de parer son corps encore vivant des ornements
dont il avoit accoustumé de s'accoustrer quand il devoit
sonner de sa cithre en un theatre, à fin qu'ils luy
servissent d'ornements funeraux à sa mort, et de chanter une
lamentation avant son trespas, pour ne se monstrer en cest endroit
moins genereux que les cygnes. Parquoy s'estant revestu de tous ses
ornaments, et aiant adverty les mariniers qu'il luy estoit pris une
envie de chanter un cantique à Apollo Pythien pour le salut
de luy, de la navire, et de tous ceux qui estoient dedans, se
dressant en pieds sur la pouppe le long du bord de la navire, et
aiant premierement sonné quelque invocation des Dieux marins,
il chanta le cantique: et comme il fut presque au milieu, le Soleil
se coucha dedans la mer, et incontinent se commancea à
descouvrir le Peloponese. Adonc les mariniers n'aians pas la
patience d'attendre la nuict toute noire, vindrent à luy pour
le tuer: luy voyant les espees nuës, et le pilote qui se
couvroit la face pour n'en rien voir, se lancea et jetta le plus
loing qu'il peut de la navire: mais avant que tout son corps
plongeast dedans la mer, les daulphins accoururent que le
soubleverent, plein de frayeur et de perturbation d'esprit: de
maniere qu'il ne sçavoit que c'estoit du commancement, mais
peu à peu sentant qu'il estoit porté bien à son
aise, et voyant une grande flotte de ces daulphins qui
l'environnoient amiablement, et succedoient les uns apres les autres
à ceste charge de le porter, comme estant un service auquel
ils estoient necessairement obligez, et qui appartenoit à
tous: et d'avantage voyant que la Carraque estant demouree bien
loing derriere, luy donnoit argument de juger qu'il alloit fort
legerement, il n'eut, ce dit-il, pas tant ny de crainte de mourir,
ny d'envie de vivre, comme d'ambition de pouvoir arriver à
port de salut, à fin que le monde cogneust qu'il estoit en la
grace des Dieux, et que luy en prist une certaine creance et ferme
fiance en eulx, voyant le ciel tout plein d'estoilles, et la Lune se
levant pure et nette avec une grande clarté, toute la mer
à l'entour de luy platte et calme, sinon que leur cours y
trassoit comme une routte et un sentier, il pensa en luy-mesme, que
la justice n'avoit pas un oeil tant seulement, ains qu'avec autant
d'yeux, comme il y avoit d'estoilles au ciel, Dieu regardoit
à l'environ tout ce qui se faisoit tant en la terre qu'en la
mer: lesquelles cogitations, dit-il luy renforceoient et
soustenoient le corps, qui autrement se laissoit ja aller au travail
et à la lassitude: et finablement, quand ils vindrent
à rencontrer le grand promontoire de T@enare hault et droict,
se donnant bien dextrement garde d'y heurter, ains tournans tout
doucement et nageans terre à terre au long de la coste, comme
s'ils eussent voulu conduire une barque entiere à
sauveté, en port de sault, il s'apperceut bien evidemment que
tout ce port avoit esté fait par la conduitte de la
providence divine. Apres qu'Arion nous eut fait tout ce discours, ce
dit Gorgias, je luy demanday là où il pensoit que la
navire devoit arriver: Je pense, respondit-il, qu'en toute sorte
elle arrivera à Corinthe, mais qu'elle estoit encore beaucoup
derriere: car s'estant jetté dedans la mer au Soleil
couchant, à son advis, il n'avoit pas fait depuis sur le dos
des daulphins moins de chemin que de trente lieues, et que depuis il
y avoit eu tousjours grande calme en la mer. Ce-neantmoins Gorgias
dit, que s'estant diligemment enquis du patron de la navire, comment
il avoit nom, et le pilote aussi, quelle enseigne portoit la navire,
il avoit envoyé par tout des batteaux, et des soudards en
tous les endroits où elle pouvoit aborder, et qu'il avoit ce-
pendant amené quant et luy Arion caché, de peur que si
les mariniers estoient premier advertis qu'il eust esté
sauvé, <p 159v>ils ne s'enfuissent çà
et là, de maniere qu'on ne les peust plus recouvrer: et
qu'à la verité tout cest evenement estoit un vray
miracle de Dieu, pource qu'il n'estoit pas plus tost arrivé
là, qu'il avoit entendu que la navire estoit entre les mains
des soudards, et les mariniers et passagers qui estoient dedans,
tous pris prisonniers. Periander adonc luy commanda qu'il se levast
incontinent, et qu'il les allast faire mettre tous en bonne et seure
prison, où personne n'allast parler à eux, ny leur
declarer qu'Arion fust sauvé. Aesope adonc se prit à
dire, Et puis vous-vous mocquez de mes geays et de mes corbeaux qui
parlent, et vous voyez que les daulphins font de si grandes
prouësses. Nous en contons un autre (dis-je) semblable, Aesope,
et y a plus de mille ans, dés le temps d'Ino et d'Athamas que
ce conte-là est escrit et passé en chose jugee et
certaine. Solon adonc prenant la parole: Or quant à cela,
dit-il, il approche des Dieux, et surpasse nostre puissance, mais
l'accident qui advint à Hesiode est humain, et non point trop
esloigné de nous, car je croy que vous en avez ouy faire le
recit. Non pas moy, respondit-il. Si est-il bien digne d'estre
entendu, poursuivit Solon. C'est qu'un certain Milesien, avec lequel
il logeoit, beuvoit, et mangeoit ordinairement, en la ville de
Locres, entretenoit secrettement la fille de leur hoste, et aiant
esté surpris sur le faict avec elle, Hesiode fut
souspeçonné d'avoir bien sçeu la forfaicture
dés le commancement, et d'avoir aydé à la
couvrir, sans que toutefois il en fust coulpable en sorte du monde,
ains luy en sçavoit-on mauvais gré, et l'en
calomnioit-on à grand tort, tant que les freres de la fille
luy aiant dressé embusche aupres de Nemee en Locride, le
tuerent, et quant et luy son serviteur, qui avoit nom Troïlus:
les corps furent lancez dedans la mer, et celuy de Troïlus
jetté dedans la riviere de Daphnus, qui le porta dehors sa
bouche, où il rencontra un rocher battu des ondes, lequel
apparoissoit un bien petit au dessus de la mer, et l'arresta, dont
jusques aujourd'huy le rocher en est appellé Troïlus:
mais celuy de Hesiode, au partir de là fut recueilly par une
flotte de daulphins, qui le porterent jusques au chef de Rhion, pres
la ville de Molycrie. Or estoit-ce au temps justement que les
Locriens faisoient leur solennel sacrifice, qu'ils appellent Rhia,
lequel ils observent encore jusques aujourd'huy fort magnifiquement,
et y avoit une fort grande assemblee en cest endroit-là:
quand ils apperceurent le corps qui abordoit, s'en esmerveillans
grandement, comme lon peut penser, ils accoururent sur le rivage, et
le recognoissans, pource qu'il estoit tout freschement tué,
ils n'eurent rien en plus grande recommendation que d'envoyer
incontinent par tout enquerir de ce meurdre, pour le grand renom, du
poëte Hesiode, et firent si prompte diligence qu'ils trouverent
ceux qui en estoient les meurdriers, lesquels ils jetterent tous
vivans au fond de la mer, et raserent leurs maisons, et fut le corps
de Hesiode enterré aupres du temple de Nemee, et n'y a gueres
d'estrangers qui sçachent où est ceste sepulture, ains
leur est celé, à cause des Orchomeniens, comme lon
dit, lesquels par ordonnance de quelques oracles le cerchoient pour
l'enlever et l'inhumer en leur pays. Si doncques les Daulphins sont
ainsi amoureusement affectionnez envers les morts, il est bien
à croire qu'ils le sont encore d'avantage envers les vivans,
et qu'ils cerchent à leur faire tout secours, mesmement quand
ils y sont attirez par le son des fleutes et d'autre harmonie: car
il n'y a celuy qui ne sçache maintenant cela, que ces
animaux-là prennent plaisir à ouyr chanter, et suyvent
et nagent au long des vaisseaux où ils entendent de la
musique, et où lon vogue au son des fleutes, ou d'autre
chant, quand le temps est doux, tant ils s'en delectent. Aussi
prennent-ils plaisir à veoir nager les petits enfans, et
jouënt à plonger avec eux: et pourtant y a-il une
ordonnance non escripte, de franchise et immunité qu'ils ont
par tout: car nul ne les prend, ny ne leur fait desplaisir, sinon
que quelquefois quand on les trouve pris dedans les rets, où
ils mangent les autres poissons, on les bat, comme lon feroit des
enfans qui auroient failly. Et me <p 160r>souvient avoir ouy
raconter bien à certes, aux habitans de Lesbos, qu'en leur
païs il y eut jadis une pucelle sauvee par un daulphin, du
peril d'estre noyee en la mer: mais pource que Pittacus le doit
mieux sçavoir, il seroit bien raisonnable que luy mesme nous
en feist le conte. Parquoy Pittacus commencea à dire: C'est
un propos qui est assez notoire, et celebré de plusieurs: car
aiant esté donné un oracle aux fondateurs qui premier
peuplerent l'Isle de Lesbos, que quand en cinglant par la mer ils
seroient arrivez à un escueil, qui s'appelleroit Mesog@eon,
que lors ils jettassent dedans la mer un taureau pour Neptune, et
pour Amphitrite et les Nymphes Nereïdes, une pucelle toute
vive. Or y aiant sept conducteurs et Roys de la troupe qui devoit
là habiter, et pour le huictiéme Echelaus encore
à marier, expressément nommé par l'oracle
d'Apollo: les autres sept, qui avoient des filles à marier,
tirerent entre eux au sort, lequel tomba sur la fille de Smintheus.
Si l'accoustrerent richement de belles robbes, et de joyaux d'or: et
quand ils furent au lieu designé, apres avoir fait leurs
prieres et oraisons, ainsi qu'ils estoient prests à la
jetter, il y eut un jeune homme de ceux de la navire, homme de
gentile coeur, comme il apparut, nommé Enalus, lequel estant
amoureux de la fille, prit soudainement une resolution de la
secourir à ce besoing, encore qu'il veist bien qu'il estoit
impossible, et l'ambrassant estroittement se laissa jetter quant et
elle dedans la mer. Or sur l'heure mesme il courut un bruit, qui
n'avoit pas grand fondement, mais neantmoins qui fut creu de
beaucoup de gens parmy l'armee, qu'ils avoient esté portez et
sauvez: mais depuis on dit, que le dit Enalus fut veu en l'Isle des
Lesbos, lequel dit qu'ils avoient esté portez sur le dos des
daulphins à sauveté jusques en terre ferme. Nous
pourrions bien reciter d'autres contes encore plus merveilleux, pour
ravir en admiration, et entretenir un populaire: mais il seroit
difficile de les prouver: comme, qu'il se leva une grande et haulte
vague en l'air, ne plus ne moins qu'un rocher à l'entour de
l'Isle: tellement qu'il n'y eut homme qui en osast approcher, sinon
luy seul qui alla vera la mer, et qu'une grande troupe de poulpes le
suivirent jusques au temple de Neptune, là où l'un de
ces poulpes apporta une pierre, que Enalus prit, et la dedia en
memoire de ce miracle dedans le temple: d'où vient qu'encore
l'appellons nous jusques aujourd'huy Enalus: Mais en somme, dit-il,
si lon entendoit bien la difference qu'il y a entre l'impossible et
l'inusité, ou hors du commun usage, et entre ce qui est
contre l'ordre du cours de nature, et contre la commune opinion des
hommes, en ne croyant pas temerairement, ny aussi ne descroyant pas
facilement, on observeroit de bout en bout ta regle de Rien trop,
Seigneur Chilon, ainsi comme tu l'as commandee. Apres luy,
Anacharsis parla disant, Qu'il ne se falloit pas esmerveiller, si
les plus belles et plus grandes choses du monde se faisoient par la
volonté et providence de Dieu: attendu que selon la bonne et
sage opinion de Thales, en toutes les plus grandes et principales
parties du monde, il y a une ame: car l'organe et outil de l'ame
c'est le corps, et l'ame est l'outil de Dieu: et comme le corps a de
soy plusieurs mouvements, et la plus part, mesmement les plus
nobles, il les a de l'ame: aussi l'ame fait ne plus ne moins aucunes
de ses operations, estant meuë d'elle mesme, és autres
elle se laisse manier, dresser et tourner à Dieu, comme il
luy plaist, estant le plus bel organe, et le plus adroict outil qui
sçauroit estre: car ce seroit chose estrange que le vent,
l'eau, les nuees et les pluyes fussent instruments de Dieu, avec
lesquels il nourrit et entretient plusieurs creatures, et en perd
aussi et deffait plusieurs autres, et qu'il ne se servist nullement
des animaux à faire pas une de ses oeuvres: ains est beaucoup
plus vraysemblable, attendu qu'ils dependent totalement de la
puissance de Dieu, qu'ils servent à tous les mouvements, et
secondent toutes les volontez de Dieu, plus tost que les arcs ne
s'accommodent aux Scythes, les lyres aux Grecs, ne les haubois.
Apres ces propos, le poëte Chersias feit mention de plusieurs
autres qui avoient esté <p 160v>respitez de mort
contre toute esperance, et entre autres de Cypselus pere de
Periander, pour lequel tuer lors qu'il ne faisoit que naistre,
aucuns meurdriers aiants esté envoyez, le rencontrerent, et
s'en destournerent par pitié, et depuis s'en estans repentis,
retournerent pour le cercher, et ne le trouverent plus, pour ce que
sa mere l'avoit caché dedans un coffre: en memoire dequoy
Cypselus depuis feit bastir une salle dedans le temple d'Apollo en
Delphes, comme aiant ce Dieu miraculeusement empesché, que
lors il ne criast, de peur qu'il ne fust trouvé. Et lors
Pittacus addressant sa parole à Periander, se prit à
dire, Chersias m'a fait grand plaisir de mentionner ceste salle: car
j'ay eu plusieurs fois envie de te demander que veulent dire tant de
grenouilles qui y sont gravees à l'entour du pied du palmier,
et qu'elles ont à faire ou avec le Dieu, ou avec celuy qui a
fait bastir et dedié la salle. Periander luy respondit en
riant, qu'il le demandast à Chersias. «Je n'en diray
rien, respondit-il, s'ils ne me disent premier que signifie, Rien
trop, et Cognoy toy-mesme: et cest autre mot qui a fait demourer
plusieurs sans marier, et plusieurs deffians, et quelques uns mesme
muets, Qui respond paye.» Et quel besoing est-il, dit Pittacus,
que nous l'exposions, veu que tu louës des fables qu'Aesope a
composees, qui declarent la substance de chascune de ces sentences?
C'est quand Chersias se veut jouër avec moy, qu'il dit cela,
respondit Aesope: mais quand il parle à bon esciant, il dit,
qu'Homere en a esté le premier autheur, alleguant que Hector
se cognoissoit soy-mesme: car allant cercher et assaillir tous les
autres capitaines Grecs,
Il refuyoit le fils de Telamon:
et dit aussi qu'Ulysses approuvoit et louoit ceste sentence, Rien
trop, quand il admonestoit Diomedes, en disant,
Diomedes par trop hault ne me prise,
Ny trop aussi ne me blasme et desprise.
Quant à la caution ou response, les autres tiennent qu'il la
diffame et dissuade fort au lieu où il dit,
C'est bien un cas souvent calamiteux
Que de pléger des hommes souffreteux.
Et ce poëte icy Chersias dit, que la fee Até, c'est
à dire peste, ou malheur, fut par Jupiter jettee du ciel en
terre, pourautant qu'elle s'estoit trouvee presente à la
caution et response qu'il avoit faitte de la naissance d'Hercules,
où il avoit esté trompé. Puis qu'ainsi est, dit
adonc Solon, je suis doncques d'advis, que nous adjoustions foy au
tressage Homere,
La nuict nous est ja venuë surprendre,
Obeïssance il vaudra mieux luy rendre.
Ainsi apres que nous aurons rendu graces, en leur offrant du vin,
aux Muses, à Neptune, et Amphitrite, mettons fin, si bon vous
semble, à l'assemblee de ce festin. Voyla, amy Nicarchus,
quelle fut lors la fin de ceste assemblee.
S'IL y a propos au monde, auquel on puisse proprement
appliquer ces vers du poëte Homere,
Il n'y aura entre tous les Grecs ame
Qui ton parler contredie, ny blasme
Certainement, mais cela n'est pas tout,
Car tu n'es pas allé jusques au bout:
veritablement, Seigneur Menemachus, c'est à l'endroit des
Philosophes qui exhortent assez, et disent qu'il se faut entremettre
des affaires publiques, mais ils n'enseignent pas comment, ny n'en
donnent pas les preceptes et advertissements: et me semble qu'ils
font tout ainsi que ceulx qui mouchent bien les lampes, mais il ne
versent point d'huile dedans. Voyant doncques que tu as avec bien
bonne raison deliberé de te mesler des affaires de ton
païs, et que tu desires, ainsi qu'il appartient à la
noblesse du lieu dont tu es yssu,
Sçavoir bien dire et encore mieux faire,
et que tu n'as pas l'aage d'avoir peu contempler à descouvert
la vie d'un homme sage, comme seroit un vray philosophe, en matiere
de gouvernement, et considerer ses deportements en affaires d'estat,
ny d'avoir esté spectateur de ses beaux exemples mis en
oeuvre par effect, et non pas en discours seulement: à raison
de quoy tu me requiers de te donner des preceptes et advertissemens,
pour sçavoir comment tu t'y dois gouverner: il m'a
semblé que je ne pouvois honnestement esconduire ta requeste,
et desire que ce que je t'en ay recueilly, responde dignement et au
zele de ton intention, et à la bonté de mon affection.
J'ay accompagné les preceptes de plusieurs beaux exemples,
ainsi que tu m'avois mandé. «EN premier lieu doncques je
dis, qu'il faut que tout homme qui vient à s'entremettre du
gouvernement de la Chose publique, y apporte pour un asseure et
certain fondement, la bonne intention meuë de raison et de
jugement, non point de passion, ny de cupidité de vaine
gloire, ny de jalousie d'un autre et d'emulation, ny de faute
d'autre occupation.» Car ainsi comme il y en a qui demeurent le
plus du temps sur la place, encore qu'ils n'y aient que faire,
pource qu'ils n'ont rien de bon en leur maison: aussi y en a-il qui
se jettent aux affaires publiques, d'autant qu'ils n'ont que faire
chez eux, prenans les affaires publiques pour autant d'amusement et
de passetemps. Il y en a d'autres qui s'y estans jettez par cas
d'adventure, et s'en estans bien tost saoulez, ne s'en peuvent plus,
au moins pas facilement, retirer, ressemblans proprement à
ceulx qui montent dessus quelque vaisseau en mer, seulement pour se
branler, et puis sont emportez par le vent en haute mer: alors
commenceant la teste à leur tourner, et leur estomach
à se renverser sans-dessus-dessous, ils regardent vers la
terre au dehors, mais toutefois ils sont contraincts de demourer
dedans, et s'accommoder à ce qui se presente,
Les beaux amours leur sont passez
D'aller sur les bancs tapissez
De quelque fregatte legere,
Par une bonace bien clere,
Plaisamment sillonner le dos
De la mer aux terribles flots:
ce sont ceux-là qui autant, ou plus que nuls autres,
descrient le faict, d'autant qu'ils se repentent et se courroucent
de ce qu'ils s'y sont mis, mesmement quand au lieu d'une gloire
qu'ils s'estoient promise, ils se trouvent tombez en infamie, au
lieu qu'ils <p 161v>s'attendoient d'estre formidables aux
autres, par le moyen de leur credit et authorité, ils se
treuvent embrouillez eux-mesmes en affaires pleins de troubles et de
dangers. Mais celuy qui y sera venu, et aura commancé par
vray jugement de raison, comme à une treshonneste vacation de
soy-mesme, et tres-convenable à son estat et à sa
qualité: celuy-là ne s'estonnera point de tous ces
accidents-là, ny changera point de resolution: car il ne faut
pas venir au gouvernement de la Chose publique, en intention d'y
trafiquer, ny d'y faire bien ses besongnes, ainsi comme jadis
à Athenes un Stratocles et un Democlides se convioient l'un
l'autre d'aller à leur moisson d'or, appellans ainsi par
maniere de mocquerie, la chaire et tribune aux harengues, de sur
laquelle ils preschoient le peuple, ny par saisissement d'une
soudain passion violente, ainsi comme feit jadis Caius Gracchus,
lequel sur l'heure que l'inconvenient de la mort de son frere estoit
encore tout chaud, se retira en une vie solitaire et privee, bien
loing de tout maniement d'affaires, et depuis s'estant tout soudain
allumé de cholere pour les outrageuses et injurieuses
paroles, que quelqu'un luy dit, il s'en alla par despit jetter au
gouvernement des affaires, dont il fut tantost saoul, et son
ambition rassasiee: mais alors qu'il eust bien voulu s'en departir
et se reposer, il ne peut trouver moyen de quitter son
authorité et sa puissance, tant elle estoit grande, et fut
tué avant que de le pouvoir faire: mais ceux qui se composent
comme pour aller jouër quelque jeu sur un eschaffault, ou
à une contention de jalousie contre quelques autres, ou
à une convoitise de vaine gloire, il est force que ceux-
là se repentent de s'y estre mis, quand ils voient qu'il faut
qu'ils servent à ceux à qui ils se pensoient estre
dignes de commander, ou qu'ils desplaisent à ceux à
qui ils devroient complaire. Ne plus ne moins que ceux qui tombent
par inconvenient dedans un puis, avant que l'avoir preveu, il est
force qu'ils se treuvent bien estonnez et faschez quand ils se
voyent au fond, mais ceux qui de propos deliberé, et apres y
avoir bien pensé, y devallent, ceux-là s'y portent
modereement en repos d'esprit, sans se fascher ny courroucer de
rien, comme ceux qui dés leur entree se sont proposez le
devoir seulement, et non autre chose, pour leur but: ainsi apres que
lon a bien fondé son intention en soy-mesme, et que lon l'a
tellement asseuree et affermie qu'il est mal aisé de la faire
plus varier ny branler, alors il se faut mettre à diligemment
considerer et cognoistre le naturel des citoiens, à qui lon
a affaire: au moins ce qui estant composé et meslé de
tous en apparoist le plus, et a plus de force entre eulx. Car de
vouloir entreprendre de changer du premier coup ou de reformer
à sa mode la nature de tout un peuple, il n'est ny facile ny
seur: par ce qu'il y faut un long temps et une grande
authorité et puissance: mais il faut faire ainsi que fait le
vin en nostre corps, lequel au commancement est vaincu et
maistrisé par le naturel de celuy qui le boit: mais puis
apres l'eschauffant petit à petit, et se meslant dedans ses
veines, il vient à le transmuer et transformer en soymesme.
Aussi faut-il que le sage gouverneur, jusques à ce qu'il ait
acquis par fiance que lon aura en luy, et par bonne reputation, tant
d'authorité envers le peuple, qu'il le puisse mener à
son plaisir, s'accommode à ses moeurs, tels qu'il les
rencontrera, et en face conjecture et jugement, en considerant
à quoy il prent plaisir, et dequoy il se delecte: comme, pour
exemple, le peuple d'Athenes est aisé à mettre en
cholere, et prompt aussi à tourner à misericorde,
voulant plus tost souspeçonner et deviner promptement, que
d'avoir patience d'estre informé, et enseigné à
loisir longuement: et comme il est plus enclin à vouloir
secourir les hommes bas et de petite condition, aussi aime-il plus
et treuve meilleurs les propos joyeux, et dits par maniere de jeu et
de risee, prent fort grand plaisir à ouïr ceulx qui le
louënt, et ne s'offense pas beaucoup de ceux qui se mocquent de
luy: il est formidable jusques à ses magistrats mesmes, et
toutefois humain jusques à pardonner, voire aux ennemis. Le
naturel du peuple de Carthage tout au contraire, aspre, severe,
<p 162r>et vindicatif, soupple à ses superieurs, rude
et imperieux à ses subjects, tres-couard en sa peur, tres-
cruel en son courroux, ferme en ce qu'il a une fois arresté,
dur à esmouvoir à jeu, et à adoucir d'aucune
guayeté: vous n'eussiez eu garde de veoir qu'à la
priere d'un Cleon, qui leur eust dit publiquement, qu'il avoit
sacrifié aux Dieux, et qu'il devoit festoyer quelques uns de
ses amis estrangers qui l'estoient venus veoir, ils se fussent levez
du conseil, et eussent remis l'assemblee à un autre jour, en
riant et battant des mains en signe de resjouissance: ny qu'estant
eschappee une caille à Alcibiades de dessous sa robbe, ainsi
qu'il harenguoit, ils se fussent mis à courir apres pour la
reprendre, et qu'ils la luy eussent rebaillee, plus tost l'eussent-
ils tué luy-mesme sur la place, comme les mesprisant en cela,
et se mocquant d'eux, attendu qu'ils chasserent en exil le capitaine
Hanno, pour ce qu'il faisoit porter à un lion, comme à
un sommier, partie de ses hardes à la guerre, disans que cela
sentoit son homme qui brassoit quelque tyrannie. Et ne m'est pas
advis que celuy de Thebes se fust jamais contenu d'ouvrir des
lettres de son ennemy, si elles fussent tombees en ses mains, comme
feirent les Atheniens, lesquels aians surpris des courriers du Roy
Philippe, ne voulurent oncques souffrir qu'on ouvrist une missive
qui estoit suscripte, à la Royne Olympiade sa femme, ne
descouvrir le secret des amours d'un mary absent escrivant à
sa femme: ny celuy d'Athenes aussi, à l'opposite n'eust pas
à mon jugement supporté patiemment la hautesse de
coeur, et le mespris d'Epaminondas, qui ne voulut oncques respondre
à l'imputation qui fut proposee devant le peuple de Thebes
à l'encontre de luy, ains se leva du Theatre auquel estoit
assemblé le peuple, et passant à travers s'en alla au
parc des exercices: et s'en eust aussi beaucoup fallu, que les
Laced@emoniens eussent enduré l'insolence et la mocquerie
d'un Stratocles, lequel aiant persuadé aux Atheniens qu'ils
sacrifiassent aux Dieux, pour leur rendre graces de la victoire,
comme s'ils eussent vaincu: et puis apres estant la nouvelle
certaine venue de la desfaitte qu'ils avoient receuë, comme ils
s'en courrouceassent à luy, il leur demanda: Hé bien,
quel tort vous ay-je fait, si je vous ay tenu bien aises en feste
l'espace de trois jours durant? Or les flatteurs és courts
des Princes font comme les oyseleurs qui prennent les oyseaux
à la pippee, en contrefaisant leurs voix, aussi pour
s'insinuer en la bonne grace des Roys, il se rendent semblables
à eux, les attrapans par ceste tromperie: mais à un
bon gouverneur d'estat populaire il n'est pas convenable d'imiter ny
contrefaire les moeurs ne le naturel de son peuple, mais de les
cognoistre, et user envers un chascun des particuliers, des moyens
par lesquels il sçait qu'il se peut prendre et gaigner: car
la faute d'avoir bien cogneu et sceu manier les hommes selon leurs
humeurs, apporte et cause des rebuts et des reculements, aussi bien
és gouverneurs populaires, comme il fait aux mignons des
Roys. Mais apres que lon a acquis authorité et foy grande
envers le peuple, c'est alors que lon doit tascher à reformer
son naturel s'il est vicieux, et le retirer petit à petit, et
ramener tout doucement à ce qui est meilleur: car c'est chose
bien laborieuse, et bien difficile de changer toute une commune,
mais pour y parvenir il fault que tu commances à toy-mesme le
premier, en reformant ce qu'il y a de desreglé en ta vie, et
en tes moeurs, sçachant que tu as à vivre desormais,
comme en un Theatre ouvert où tu es veu de tous costez. Et si
d'adventure il est malaisé de retirer ton ame de toutes
sortes de vices entierement, au moins en osteras et retrencheras tu
ceulx qui sont les plus apparents, et qui plus se presentent au
dehors: car tu oys comme Themistocles, quand il se voulut addonner
au maniement des affaires, se retira des compagnies où lon ne
faisoit que boire, danser, jouër et faire grand' chere, et
comme en veillant, jeusnant, et estudiant, il disoit à ses
familiers, que la victoire et le trophee de Miltiades ne le
laissoient pas reposer. Pericles au cas pareil changea ses
façons de faire, en sa maniere de vivre, et en sa personne,
quant à marcher gravement, et <p 162v>parler
posément, à monstrer tousjours un visage pensif,
à contenir ses mains au dedans de sa robbe, sans jamais les
monstrer dehors, à n'aller jamais par la ville ailleurs qu'au
conseil, et à la tribune aux harangues: car ce n'est pas
chose aisee à manier qu'une tourbe de populaire, ne qui se
laisse prendre à toute personne d'une prise salutaire, et
gaigne lon beaucoup si lon peult tant faire, que comme une beste
ombrageuse et souspeçonneuse, il ne s'effarouche et ne
s'effroye point de chose qu'il oye, ne qu'il voye, tant qu'on le
puisse manier et gouverner. Pourtant ne fault-il pas mettre cela en
nonchaloir, ny avoir peu de soing de ses moeurs, et de sa vie, en
s'estudiant de faire autant qu'il est possible, qu'elles soient sans
blasme et sans reproche: pour ce que ceulx qui prennent en main le
gouvernement des affaires publiques, ne sont pas subjects à
rendre compte et raison de ce qu'ils disent, et de ce qu'ils font en
public seulement, ains recerche lon curieusement jusques à
leurs licts, leurs mariages, et à tout ce qu'ils font en leur
privé, soit en jeu, soit en bon esciant. Car que dirons nous
d'Alcibiades, lequel estant homme d'execution, autant ou plus que
nul autre capitaine de son temps, et s'estant tousjours maintenu
invincible, quant à luy, en ce qu'il mania du public, finit
neantmoins ses jours malheureusement, pour la dissolution et le
desbordement de sa vie domestique: de maniere qu'il frustra son pais
du fruict de ses autres bonnes qualitez, et par son intemperance, et
sa sumptueuse superfluité de despense. Ceulx d'Athenes
reprenoient en Cimon, qu'il aimoit le vin: et les Romains ne
trouvans autre chose à redire en Scipion, le blasmoient de
trop dormir: et les malveuillans de Pompeius, aians remarqué
qu'il grattoit quelquefois sa teste d'un doigt, luy reprochoient, et
tournoient à injure cela. Car tout ainsi comme une lentille,
un seing, une verrue en la face de l'homme font plus d'ennuy, que ne
feroient une balafre, ou une cicatrice, ou une mutilation en tout le
reste du corps: aussi les fautes petites et legeres de soy,
apparoissent grandes és vies des Princes, et de ceulx qui ont
le gouvernement de la Chose publique entre leurs mains, pour
l'opinion imprimee en l'entendement des hommes, touchant l'estat de
ceux qui gouvernent, et qui sont en magistrat, estimans que c'est
chose grande, et qui doit estre pure et nette de toutes faultes, et
de toutes imperfections. Pourtant à bon droict fut grandement
loué Livius Drusus Senateur Romain, de ce qu'il respondit
à quelques ouvriers, qui luy promettoient de faire en sorte,
s'il vouloit, que ses voisins qui descouvroient et voyoient en
plusieurs endroits de sa maison, n'auroient plus nullement de
veuë sur luy, et ne luy cousteroit que trois mille escus
seulement: mais je vous en donneray six mille, dit-il, et faittes en
sortes que lon voye dedans ma maison de tous costez, à fin
que tous ceulx de la ville voyent et sçachent comment je vis:
car c'estoit un personnage grave, honneste et sage: mais à
l'adventure n'estoit-il ja besoing que lon luy rendist sa maison
veuë de tous costez, pource que le peuple penetre jusques
à voir au fond des moeurs, des conseils, des actions, et vies
que lon pense estre plus cachees et couvertes de ceulx qui
gouvernent, non moins par ce à quoy ils s'adonnent en
privé, qu'à ce qu'ils leur voyent faire et dire en
public, en aimant les uns, et les estimans pour cela, et en
haïssant et mesprisant les autres. Et quoy, me dira quelqu'un,
les citees ne se servent elles pas quelquefois de gouverneurs,
qu'elles sçavent estre dissolus et desordonnez en leur
maniere de vivre? Je croy bien: mais c'est comme nous voyons que les
femmes qui enchargent, et sont enceintes, appetent bien souvent
à manger des pierres, et ceux à qui le coeur fait mal
sur la mer demandent des saleures, et autres telles mauvaises
viandes: mais un peu apres que le mal leur est passé, ils les
rejettent et les ont en horreur: aussi les peuples quelquefois par
une insolence et un plaisir desordonné, ou à faute de
meilleurs gouverneurs, se servent des premiers venus, combien qu'ils
les mesprisent et abominent: et puis apres ils sont bien aises quand
ils oyent tenir d'eux de tels propos, que le poëte comique
Platon en une siene com@edie fait dire au peuple mesme,
<p 163r> Prens moy la main, prens la moy
vistement,
Car j'esliray capitaine autrement
Aegyrius.
et puis en un autre passage il demande le bassin, et une plume pour
mettre en sa gorge, et se provocquer à vomir,
Devant moy j'ay la tribune eminente
Des harengueurs, Mantile se present. Et puis apres,
Il entretient une puante teste,
Voire, je dis, infame et deshonneste.
Et le peuple Romain, comme Carbon luy promist quelque chose, en
l'asseurant par un grand serment, avec une execration et malediction
s'il n'estoit ainsi, tout d'une voix jura haultement alencontre,
qu'il n'en croyoit rien. Et en Laced@emone, comme un meschant homme
dissolu, nommé Demosthenes, eust proposé un advis et
conseil, qui estoit fort à propos, et utile pour la matiere
dont il estoit question, le peuple le rejetta: et les Ephores aiants
choisy un des plus honorables Senateurs du conseil, luy commanderent
de proposer le mesme advis, ne plus ne moins que s'ils l'eussent
osté d'un vaisseau sale et ord, et remué en un autre
pur et net, pour le rendre agreable à leur commune: tant a
d'efficace pour gouverner un estat, la foy et l'asseurance de la
preud'hommie d'un personnage, et consequemment aussi, tant a de
force le contraire. Ce n'est pas pourtant à dire, qu'il
faille negliger la grace et science de bien dire, en faisant son
total fondement de la vertu, mais estimer que l'eloquence n'est pas
celle qui persuade seule, ains qu'elle y aide et coopere, en
rhabillant le dire du poëte Menander,
Les bonnes moeurs de celuy qui harengue,
Croire le font, non pas sa belle langue.
Car ce sont les bonnes moeurs et la parole ensemble: si d'adventure
nous ne voulions dire, que c'est le timonier qui gouverne la navire,
et non pas le timon, et que c'est le chevaucheur qui tourne le
cheval, et non pas la bride: aussi que la science de gouverner une
Chose publique use des moeurs, et non pas d'eloquence, comme d'un
timon, ou d'une bride, pour manier et regir toute une ville, qui
est, ainsi que dit Platon, l'animal le plus aisé à
tourner qui soit point, pourveu qu'il soit conduit et mené en
maniere de dire par la pouppe: car veu que les grands Roys enfans de
Jupiter, ainsi comme Homere les appelle, enfloient encore leur
magnificence avec des grandes robbes de pourpre, avec des sceptres
en leurs mains, avec des gardes et satellites, dont ils estoient
environnez, avec des oracles des Dieux en leur faveur,
assubjetissans à eulx par ceste venerable apparence
exterieure, la commune, en leur imprimant opinion qu'ils estoit
quelque chose plus que hommes: et neantmoins vouloient encore
apprendre à disertement parler, et ne mettoient point en
nonchaloir d'acquerir la grace de bien dire,
Et harenguer, pour estre plus parfaicts
A soustenir de la guerre le faix:
et ne se recommandoient pas seulement à Jupiter conseiller,
ny à Mars sanglant, ou à Minerve guerriere, ains
reclamoient aussi la Muse Calliopé,
Qui suit les Roys, et les rend venerables:
adoulcissant par grace persuasive, et appaisant la violence et la
fierté des peuples: veu, dis-je, que les grands Princes se
servent de tant d'aides et de subsides, seroit-il bien possible
qu'un homme privé, avec une simple cappette et une apparence
populaire, entreprenant de manier toute une cité à sa
guise, en peust venir à bout, et domter tout un peuple, s'il
n'avoit l'eloquence qui luy aidast à ce faire pour les
persuader et amener à sa devotion? quant à moy, je
croy que non. Or les patrons des galeres <p 163v>et des
navires, ont d'autres officiers dessoubs eulx, comme les Comites,
qui font par toute la navire entendre leurs commandements: mais le
bon gouverneur d'estat doit avoir dedans soy-mesme l'entendement qui
manie le timon, et puis la parole qui fait entendre sa
volonté, à fin qu'il n'ait point affaire à tout
propos de la voix d'un autre, et à fin qu'il ne soit
contrainct de dire comme faisoit Iphicrates quand il se trouvoit
rabroué par l'eloquence d'Aristophon, «Le joueur de mes
adversaires est bien meilleur que le mien, mais mon jeu vault
beaucoup mieux que le leur:» et qu'il ne luy faille souvent
usurper ces vers d'Euripide,
Que pleust à Dieu que l'humaine semence
Fust sans parole et sans point d'eloquence. Et ces
autres,
O Dieux que n'ont les affaires du monde,
Voix pour parler, à fin que la faconde
Des harangueurs ne servist plus de rien.
Car ces propos-là se pourroient à l'adventure conceder
à un Alcamenes, ou un Nesiotes, ou un Ictinus, et à
telle maniere de gens vivans de leurs bras, et gaignans leur vie
à la sueur de leur corps, qui n'ont point d'esperance de
jamais attaindre à ceste perfection de bien dire: comme lon
escrit de deux architects et maçons que lon vouloit esprouver
à Athenes, pour sçavoir lequel des deux seroit mieulx
à propos pour entreprendre une grande fabrique et edifice
publique: l'un, qui estoit affetté et sçavoit bien
dire sa raison, recita une harangue qu'il avoit premeditee touchant
celle fabrique, si bien qu'il émeut tout l'assistance du
peuple: et l'autre qui entendoit bien mieulx l'architecture, et ne
sçavoit pas si bien haranguer, se presentant au peuple ne
feit que dire, «Seigneurs Atheniens, ce que cestui-cy a dit, je
le feray.» Et quant à ceux là, ils ne
recognoissent que Minerve artisane et ouvriere, comme dit
Sophocles,
Qui dessus l'enclume massive
Forment à grands coups de marteaux
Une masse sans ame vive
Obeïssante à leurs travaux.
Mais celuy qui est ministre et presbtre de la Minerve Poliade, c'est
à dire gardiene des villes, et de Justice conseillere,
Qui aux conseils des hommes presidente,
Ou à les rompre ou assembler regente:
celuy-là dis-je, n'aiant qu'un seul instrument dont il se
puisse servir, qui est la parole, forme les uns à son moule
et les accommode, les autres qu'il treuve repugnans au desseing de
son ouvrage, comme seroient des noeuds en du bois, ou des fueilles
et pailles en du fer, en les polissant et applanissant, il embellit
toute une cité. Par ce moyen le gouvernement de Pericles, qui
de nom et d'apparence estoit populaire, à la verité et
en effect estoit principauté regie par un seul homme premier
de sa ville, par le moyen et la force de son eloquence: car au mesme
temps Cimon estoit bien homme de bien, si estoit Ephialtes, et
Thucydides aussi, qui estant un jour enquis par le Roy de
Laced@emone Archidamus, lequel estoit le plus adroit à la
luicte de luy ou de Pericles: «Cela, respondit-il, seroit bien
mal-aisé à dire: car quand je l'ay porté par
terre en luictant, luy en disant persuade aux assistans qui l'ont
veu, qu'il n'est pas tombé, et le gaigne:» ce qui
n'apportoit pas seulement gloire et honneur à luy, mais aussi
salut à toute sa ville, laquelle se laissant persuader
à luy, mainteint et garda tresbien la richesse et l'estat
qu'elle avoit, et s'absteint de vouloir conquerir l'autruy:
là où le pauvre Nicias, qui avoit bien la mesme
intention, et non pas la mesme grace de persuader avec sa parole,
qui estoit comme un mors trop doulx, tascha bien de refrener et
arrester la cupidité du peu-ple, mais il n'en peut venir
à bout, ains fut emporté malgré luy, et
entrainné à col tors par la violence du peuple,
jusques en la Sicile. <p 164r>On dit communément par
un ancien proverbe, Qu'il ne fault pas tenir le loup par les
aureilles: mais c'est un peuple et toute une cité qu'il fault
principalement prendre par les aureilles, non pas aller cercher
d'autres prises lourdes et grossieres, pour attirer et gaigner une
commune: ainsi que font ceux qui ne sont pas suffisamment exercitez
en cest art d'eloquence: les uns tirans le populaire par la panse,
en luy faisant des bancquets: les autres par la bourse, en luy
donnant de l'argent, ou luy faisant voir des jeux, des danses, ou
des combats d'escrimeurs à outrance: qui n'est pas tant mener
que trainner par flatterie un peuple: car le mener proprement est le
persuader par force d'eloquence, là où ces autres
allechements de populace ressemblent proprement aux appasts que lon
fait pour prendre les bestes brutes. Puis qu'il est donc ainsi, que
le principal instrument d'un sage gouverneur est la parole, il fault
tout premierement qu'elle ne soit point affettee, ny pompeuse et
fardee, comme seroit celle d'un jeune charlatan et triacleur, qui
voudroit monstrer son eloquence en pleine assemblee de foire,
composant son oraison des plus beaux, plus doulx, et plus elegans
termes qu'il pourroit choisir: ny aussi tant elabouree et
travaillee, comme disoit Pytheas, qu'estoit celle de Demosthenes,
luy reprochant qu'elle sentoit l'huile de la lampe: ny pleine de
trop de curiosité sophistique, de raisons trop aiguës et
subtiles, ou de clauses exactement mesurees à la regle et au
compas, ne plus ne moins que les musiciens veulent qu'au touchement
des cordes il se sente une affection doulce, non pas un rude
battement: aussi au langage du sage gouverneur, soit qu'il
conseille, ou qu'il ordonne quelque chose, qu'il apparoisse non une
ruse, ny un artifice d'orateur, non une affection de louange d'avoir
parlé doctement, subtilement, et ingenieusement, mais soit
son parler plein d'une affection naïfve, d'une vraye
magnanimité, d'une franchise de remonstrance paternelle,
qu'il sente son pere du public, plein de bon sens, de provoyance
soigneuse, aiant la grace attraiante conjoincte avec l'honneste
dignité, en termes graves, raisons pertinentes et
vraysemblables. Il est bien vray que le langage d'un homme de
gouvernement reçoit plus que ne fait celuy d'un Advocat
plaidant en jugement, des sentences, des histoires, des fables, des
translations, lesquelles esmeuvent fort une commune, quand celuy qui
les allegue en sçait user moderément, et en temps et
lieu, comme feit celuy qui dit: «Ne veuillez, Seigneurs, rendre
la Grece borgne:» parlant de la ville d'Athenes, que lon
vouloit destruire: et comme parla Demades quand il dit, «qu'il
n'avoit à gouverner que le naufrage de la Chose
publique.» Et Archilocus qui disoit, «Que la pierre de
Tantalus ne soit pas tousjours suspendue sur ceste Isle:» et
Pericles qui vouloit qu'on ostast une petite Isle, «qu'il
disoit estre une maille en l'oeil du port de Piree:» et Phocion
parlant de la victoire qu'avoit gaignee le capitaine Leosthenes,
«Que la carriere de ceste guerre estoit belle, mais qu'il en
craignoit le retour et le redoublement:» c'est à dire,
la longueur. En somme, le parler tenant un peu du grave, et du hault
et du grand, est mieulx seant à un gouverneur de ville,
dequoy lon peut prendre pour exemple et patron les oraisons que
Demosthenes a escriptes contre le Roy Philippe, et entre les
harangues et concions de Thucydides celle de l'Ephore
Sthenelaïdas, et celle du Roy Archidamus en la ville de
Plat@ees, et celle de Pericles apres la grande pestilence d'Athenes.
Mais quant aux longs preschements et grandes trainnees de harangues
que Theopompus, Ephorus, et Anaximenes font dire aux capitaines,
quand ils ont ja fait prendre les armes à leurs gens, et les
ont rengez en battaille, on en peut dire ce que dit un
poëte.
Si follement on ne va langager
Quand on est prest de l'ennemy charger.
Il est bien vray que l'homme de gouvernement troussera bien
aucunefois quelque mot de rencontre, et quelque traict de risee,
mesmement si c'est pour chastier et provoquer
<p 164v>quelqu'un modestement, et avec utilité, non
pas le taxer ne picquer outrageusement en son honneur avec
gaudisserie: mais cela est principalement trouvé bon et
loué, quand il se fait en repliquant et rendant le change
à quelqu'un: car de commancer et le faire de propos
deliberé et premedité, c'est à faire à
un plaisant, qui cerche à faire rire la compagnie, outre ce
que lon en encourt opinion de malignité, comme il y en avoit
és brocards de Ciceron et de Caton le vieil, et d'un
Euxitheus qui estoit familier d'Aristote, car ceux-là
ordinairement commancent les premiers à se mocquer: mais
quand on ne fait que repliquer, la soudaineté de l'occasion
donne à celuy qui fait la rencontre, pardon et bonne grace
tout ensemble, comme feit Demosthenes à un qui estoit
souspeçonné d'estre larron, qui se mocquoit de ce que
Demosthenes veilloit toute la nuict pour estudier et escrire:
«Je sçay bien, dit-il, que je te fasche fort de ce que
je tiens la lampe allumee toute la nuict:» et aussi quand il
respondit à Demades qui crioit à pleine teste,
Demosthenes me veult corriger, c'est bien ce que lon dit en commun
proverbe, La Truye veult enseigner Minerve. «Ceste Minerve-
là , luy repliqua-il, fut l'autre jour surprise en
adultere.» Aussi n'eut pas mauvaise grace ce que respondit
Xen@etus à ses citoyens qui se mocquoient de luy, de ce
qu'estant leur capitaine il s'en estoit enfuy: «Avec vous mes
beaux amis, respondit-il.» Mais il se fault bien donner garde
de passer une certaine mediocrité en matiere de ces
rencontres et mots de risee, et d'offenser importunément les
escoutans, ou de se ravaller et se monstrer lasche soy-mesme, en le
disant, comme feit un Democrates, lequel un jour montant en la
tribune aux harangues, dit au peuple assemblé, qu'il
ressembloit à leur ville, par ce qu'il avoit peu de force, et
beaucoup de vent: et une autrefois du temps de la defaitte et
battaille perdue à Ch@eronee, se presentant devant
l'assemblee du peuple: «Je suis bien desplaisant, dit-il, que
la Chose publique soit si calamiteuse, que vous preniez la patience
d'ouyr et recevoir mon conseil:» car l'un est acte d'homme bas
et vil, l'autre de fol et insensé: et à l'homme
d'estat, ny l'un ny l'autre n'est bien convenable. On a aussi en
admiration la brefveté du langage de Phocion: tellement que
Polyeuctus faisant jugement de luy disoit, que Demosthenes estoit
bien un tresgrand orateur, mais que Phocion sçavoit mieulx
dire, pour ce que son langage en peu de paroles contenoit beaucoup
de substance: et Demosthenes qui ne faisoit compte de tous les
autres orateurs de son temps, quand Phocion se levoit pour parler
apres luy: «Voyla, disoit-il, le coupperet de mes paroles qui
se léve.» Mets donc peine le plus qu'il te sera
possible, quand tu auras à parler devant le peuple, de bien
propenser ce que tu auras à dire, pendant que tu le pourras
faire seurement, et non pas user de paroles vaines et vuides de
sens, sçachant que Pericles mesme, ce grand gouverneur prioit
aux Dieux avant que de monter en chaire, qu'il ne luy eschappast de
la bouche aucune parole, qui ne servist à la matiere dont il
devoit traitter: toutefois encore se fault-il exerciter à
sçavoir respondre et repliquer promptement, car les occasions
passent en un moment, et apportent beaucoup de cas soudains en
matiere de gouvernement: au moyen dequoy Demosthenes, pour n'y estre
pas bien fait, estoit reputé inferieur à plusieurs
autres de son temps, pource que quand l'occasion se presentoit, bien
souvent il se tiroit en arriere, et se cachoit, s'il n'avoit bien
premedité ce qu'il avoit à dire. Et Theophrastus
escrit qu'Alcibiades voulant non seulement dire ce qu'il falloit,
mais aussi ainsi qu'il le falloit, restivoit bien souvent en
parlant, et quelquefois demouroit tout court, pendant qu'il cerchoit
en luy-mesme, et composoit les termes propres esquels il devoit
dire: mais celuy qui prent occasion de se lever pour parler des
occurrences mesmes, et des temps qui se presentent soudainement, il
estonne merveilleusement et méne comme il veult une commune:
comme Leon Byzantin vint un jour à Athenes, envoyé par
ceux de Constantinople pour faire des remonstrances de pacification
aux Atheniens, lesquels estoient tombez en grandes dissentions les
uns contre les autres: or estoit <p 165r>il fort petit, de
maniere que quand le peuple le veit sur la chaire aux harangues,
chascun s'en prit à rire: dequoy luy s'appercevant, «Et
que feriez-vous doncques, dit-il, si vous voiez ma femme, qui
à peine me vient jusques au genouil?» alors la risee fut
encore bien plus grande de toute l'assemblee: «Et neantmoins
tous petits que nous sommes, dit-il, quand nous entrons en querelle
l'un contre l'autre, la ville de Byzance n'est pas assez grande pour
nous contenir tous deux.» Et Pytheas l'orateur, lors qu'il
contredisoit aux honneurs que lon decernoit à Alexandre,
comme quelqu'un luy dist, «Comment, ozes tu bien parler de si
grandes choses, toy qui es si jeune?» «Et quoy, dit-il,
Alexandre que vous faittes un Dieu par vos decrets, est encore plus
jeune que moy.» Mais encore outre ceste parole bien exercitee,
il faut apporter une forte voix, un bon et puissant estomach, et une
longue haleine à ce combat de gouvernement, qui n'est pas
leger, ains où il fault que tout aille, de peur que si
d'adventure sa voix se pert, ou se lasse, il ne vienne souvent
à estre gaigné et supplanté par quelque
Larron criart, aiant la voix d'acier.
Et Caton le second, quand il sentoit que le Senat ou le peuple
estoit prevenue par brigues et menees, tellement qu'il n'esperoit
pas pouvoir persuader ce qu'il pretendoit, il se levoit et parloit
tout un jour, à fin d'empescher, que pour le moins il ne se
feist rien de tout ce jour-là et faisoit ainsi couler le
temps. Mais à tant, quant à la parole du gouverneur,
de quelle efficace elle est, et comment il la fault preparer, nous
en avons desormais traitté suffisamment, pour ceux qui y
sçauront bien d'eux-mesmes adjouster ce qui necessairement y
est ensuyvant. Au surplus il y a deux advenues et deux chemins pour
entrer en credit de gouvernement, l'un court et honorable pour bien
tost acquerir gloire, mais il n'est pas sans danger: l'autre plus
long et plus obscur, mais où il y a aussi plus de
seureté: car les uns partans et faisans voile d'une roche
assise en pleine mer, en maniere de dire, commancent à
quelque entreprise grande et illustre, là où il est
besoing de hardiesse, et se jettent de primesault au beau milieu des
affaires de gouvernement, estimans que le poëte Pindare dit
verité en ces vers,
A tout oeuvre et acte naissant,
Ceux qui le vont encommanceant
Doivent donner un front illustre,
Qui de loing face voir son lustre.
Car certainement un peuple communément estant ja las et saoul
des gouverneurs qu'il a de long temps accoustumez, reçoit
plus volontiers ceux qui commancent: ne plus ne moins que les
spectateurs regardent plus affectueusement un nouveau champion qui
vient tout frais sur les rengs: et les faveurs, credits, et
puissances, qui ont tout soudain un illustre accroissement,
estonnent et esblouïssent l'envie. «Ne plus ne moins que
le feu, disoit Ariston, ne fait point de fumee quand il s'enflamme
soudainement, aussi la gloire n'engendre point d'envie quand elle
s'acquiert promptement:» mais ceux qui croissent à
loisir et petit à petit, sont ceux à qui lon
s'attache, l'un d'un costé l'autre de l'autre: et pour ceste
cause plusieurs avant que florir en matiere de credit au
gouvernement, sont demourez tous amortis et fanez à l'entour
de la tribune aux harangues: mais là où il y a, comme
dit Epigramme du coureur Ladas,
Quand on oyoit le son de la barriere,
Il estoit ja au bout de la carriere,
Aiant le chef de laurier couronné,
quelqu'un qui fait une ambassade illustre, ou gaigne un triomphe, ou
conduit une armee glorieusement, ny les envieux, ny les mal-
veuillans encontre ceux-là n'ont pas pareille puissance.
Ainsi vint Aratus en grand credit dés son commancement, pour
avoir deffaict et ruiné le tyran Nicocles: ainsi feit
Alcibiades quand il prattiqua l'alliance des Mantiniens avec les
Atheniens contre les Laced@emoniens. Et Pompeius
<p 165v>voulut entrer en triomphe dedans la ville de Rome,
avant que d'estre receu au Senat: et comme Sylla l'en voulust
empescher, il ne feignit pas de luy dire, «Il y a plus d'hommes
qui adorent le Soleil levant, que le Soleil couchant.» ce que
Sylla aiant ouy, ceda, sans rien repliquer alencontre. Et ce que le
peuple Romain eleut Cornelius Scipion tout soudain Consul contre la
disposition des loix, lors qu'il ne demandoit que l'office d'Aedile,
ne fut pas pour un vulgaire commancement et entree telle-quelle aux
affaires, ains pour l'admiration qu'il eut de sa grande vertu, en ce
qu'estant encore en son adolescence, il avoit combattu test à
teste en champ clos en Espagne, et avoit vaincu son ennemy, et pour
autres plusieurs grandes prouësses qu'il avoit faittes estant
Coulonnel de mille hommes de pied alencontre des Carthaginois: pour
lesquels beaux faicts d'armes le vieil Caton retournant du camp
exclama,
Luy seul se peut mettre au nombre des sages,
Les autres tous sont comme umbres volages.
Mais maintenant que les citez de la Grece sont reduittes à
tels terms, qu'elles n'ont plus d'armees à conduire, ny
d'alliance à prattiquer, ny de tyrannies à ruiner,
quelle noble et illustre entree voulez vous que face un jeune homme
en l'entremise du gouvernement? Il reste encore les causes publiques
à plaider, les ambassades devers l'Empereur à
negocier, où il est ordinairement besoing d'un personnage
ardent à l'action, qui ait coeur et entendement pour en venir
à chef: et si y a plusieurs honnestes coustumes ancienes que
lon a par negligence laissé abastardir, que lon pouurroit
remettre sus et renouveller, et plusieurs abus qui par mauvaise
accoustumance se sont coulez dedans les villes, et y ont pris pied
au grand deshonneur et grand dommage de la Chose publique, qui se
peuvent redresser et rhabiller. Il est plusieurs fois advenu, qu'un
grand procés jugé droittement, foy et diligence
cogneuë en la cause d'un pauvre homme defendu librement et
vertueusement contre l'oppression d'un puissant adversaire, une
parole roide ditte hardiment à un grand Seigneur mauvais pour
le droict et la justice, ont donné entrees honorables au
maniement des affaires publiques: plusieurs mesmes se sont mis en
avant par les inimitiez qu'ils ont prises alencontre de quelques
personnages, dont l'authorité estoit odieuse, suspecte, et
formidable au peuple. Car tout premierement la puissance et
l'authorité de celuy qui est ruiné accroist à
celuy qui l'a deboutté avec meilleure reputation: non pas que
je veuille dire, qu'il soit bon de s'attacher par envie à un
homme de bien et d'honneur, qui par sa vertu tient le premier lieu
de credit en son pays, comme Simmias feit à Pericles,
Alcm@eon à Themistocles, Clodius à Pompeius, et
Meneclides l'orateur à Epaminondas: car cela n'est ny bon, ny
honorable, et encore moins profitable: pource que quand le peuple
par une soudaine cholere a offensé un homme de bien, et que
puis soudainement il s'en repent, il n'estime point avoir de plus
aisee ny plus juste defense et excuse envers luy, que de ruiner
celuy qui a commancé le premier à les induire à
ce faire: mais bien de se prendre à un meschant homme, qui
par une audace temeraire et par ses ruzes et cautelles aura mis
soubs luy toute une cité, comme estoient anciennement un
Cleon et un Clitophon à Athenes, pour le ruiner et renverser:
cela est un beau preambule, ne plus ne moins que d'une com@edie,
pour entrer au gouvernement d'une Chose publique. Je n'ignore pas
aussi que quelques uns pour avoir un peu rongné les ailes
à un Senat trop imperieux, et s'attribuant trop de
souveraineté, comme feit un Ephialtes à Athenes, et un
Phormion en la ville des Eliens, en ont acquis honneur et credit en
leur pays, mais cela est un dangereux commancement pour ceux qui
veulent venir au maniement des affaires: et semble que Solon
commancea par une meilleure entree, estant la ville d'Athenes
divisee en trois parts, la premiere, des habitans de la montaigne:
la seconde, de ceux de la plaine: la tierce, de ceux de la marine:
car ne se meslant <p 166r>avec pas une des trois, ains se
maintenant commun à toutes, et disant et faisant toutes
choses pour les reünir et reconcilier ensemble, il fut eleu
d'un commun consentement de toutes reformateur, pour faire loix
nouvelles de pacification entre elles, et par ce moien r'asseura
l'estat d'Athenes. Voyla donc comment on peut entrer au maniement
d'affaires par honorables et glorieux commancemens. Et quant
à l'autre entree qui est plus seure et plus lente aussi, il
y a plusieurs hommes notables, qui ancienement l'ont mieux aimee,
Aristides, Phocion, Pammenes le Thebain, Lucullus à Rome,
Caton, Agesilaus à Laced@emone. Car tout ainsi que le lierre
s'entortille alentour des arbres plus puissans que luy, et se
léve à mont quand et eux: aussi chascun de ces
personnages-là estant encore jeune et incogneu, se couplant
avec un autre ancien qui desja estoit en credit, en se levant petit
à petit soubs l'ombre de l'authorité de l'autre, et
croissant avec luy, a fondé et enraciné son entremise
au maniement des affaires. Ainsi Clisthenes poulsa en avant
Aristides, et Chabrias Phocion, et Sylla Lucullus, Valerius Caton,
Pammenes Epaminondas, et Lysander Agesilaus: mais ce dernier par une
ambition hors de propos, et une importune jalousie, feit tort
à sa reputation, en rejettant soudain arriere de soy celuy
qui le guidoit en ses actions, mais tous les autres sagement et
honnestement ont tousjours reveré, recogneu et aidé de
leur pouvoir à amplifier jusques à la fin les autheurs
de leur avancement, ne plus ne moins que les corps opposez au
Soleil, en rebattant et renvoyant la lumiere qui les enlumine,
l'augmentent et l'esclarcissent encore d'avantage: de maniere que
les mesdisants qui portoient envie à la gloire de Scipion,
disoient qu'il n'estoit que le joueur des beaux faicts d'armes qu'il
executoit, mais que l'autheur en estoit L@elius son familier:
toutefois L@elius ne s'en eleva ny altera jamais pour tous ces
langages-là ains continua tousjours à seconder et
promouvoir la gloire et la vertu de Scipion. Et Afranius amy de
Pompeius, encore qu'il fust de bien petit lieu, estoit neantmoins
prest à estre eleu Consul, mais sentant que Pompeius
favorisoit à d'autres, il se deporta de sa poursuitte, disant
qu'il ne luy seroit pas tant honorable d'estre promeu au consulat,
comme il luy seroit moleste de l'avoir obtenu contre la
volonté, et sans le port et faveur de Pompeius: ainsi en
differant et attendant un an seulement, il obtint ce qu'il
demandoit, et si se conserva la bonne grace de son amy. Par ce moyen
il advient à ceux qui sont ainsi menez comme par le poing au
chemin de la gloire par d'autres, qu'en gratifiant à un, ils
gratifient ensemble à plusieurs, et que s'il arrive mal, ils
en sont moins hais. C'est pourquoy Philippus admonestoit fort son
fils Alexandre, qu'il advisast bien à faire force serviteurs
et amis pendant qu'il en avoit le loisir, estant un autre en regne,
et qu'il parlast gracieusement à un chascun, et caressast
tout le monde: mais il faut eslire pour son guide et conducteur, non
simplement celuy qui est le plus puissant, et qui a plus de credit,
ains celuy qui est tel par sa vertu. Car ainsi comme tout arbre ne
reçoit pas, ou ne peut pas porter la vigne entortillee
alentour de son tronc, et y en a quelques uns qui la suffoquent, et
empeschent de croistre et de profiter: aussi és gouvernements
des villes ceux qui ne sont pas vrayement gens de bien, amateurs de
la vertu seulement, ains ambitieux et convoiteux de l'honneur et des
grandeurs, ils ne laissent point aux jeunes gens de moyens et
occasions de faire de belles choses, ains par envie et jalousie les
reculent et tiennent loing le plus qu'ils peuvent, en les faisant
languir, comme ceux qui leur ostent la gloire, laquelle ils estiment
estre leur nourriture, ainsi que feit Marius en Afrique, et depuis
en la Gaule, à l'endroit de Sylla, duquel il avoit
tiré beaucoup de beaux et bons services: et puis soudainement
il ne s'en voulut plus servir, pource que à la verité
il estoit marry de le veoir venir en avant, et acquerir reputation,
prenant pour sa couleur le cachet qu'il avoit fait graver en un
anneau, à fin d'avoir quelque occasion de le reculer: car
Sylla aiant la charge des finances soubs Marius, qui estoit
capitaine general, <p 166v>fut envoyé par luy devers
le Roy Bocchus, dont il amena Jugurtha prisonnier: et comme jeune
homme qu'il estoit, ne faisant que commancer à gouster la
douceur de la gloire, ne s'estoit pas porté trop modestement
en cest affaire, par ce qu'il portoit en son doigt un anneau, sur
lequel il avoit fait engraver ceste histoire, comme Bocchus luy
livroit entre ses mains Jugurtha prisonnier: c'est dequoy Marius se
plaignoit, et qu'il prenoit pour occasion coloree de le reculer: au
moyen dequoy Sylla se retirant devers Catulus et Metellus gens de
bien adversaires de Marius, en peu de temps chassa et ruina Marius
par une guerre civile, qui fut bien pres de renverser entierement
tout l'Empire Romain. Sylla ne feit pas ainsi à l'endroit de
Pompeius, car il l'avancea tousjours dés sa premiere
jeunesse, se levant de sa chaire audevant de luy, et se descouvrant
la teste quand il arrivoit: et semblablement departant aux autres
jeunes gentils-hommes Romains les moyens de faire exploits de
capitaines, et mesmes y poulsant aucuns qui n'y vouloient pas aller:
de maniere qu'il emplit en ce faisant toutes ses armees de zele et
d'@emulation, à qui feroit le mieux, et vint par ce moyen au
dessus de tous, en voulant estre non seul, mais le premier et le
plus grand entre plusieurs grands. Ce sont doncques tels hommes
ausquels il se faut joindre, et par maniere de dire, attacher et
incorporer: non pas comme le petit roytelet des fables d'Aesope, qui
s'estant faict porter sur les espaules de l'aigle, quand il fut
aupres du beau Soleil s'en vola soudainement, et y arriva devant
l'aigle: aussi leur derobber leur honneur, et leur soubstraire leur
gloire: ains au contraire la prenant et recevant d'eux avec leur
consentement et bonne grace, en leur donnant à cognoistre
qu'ils ne sçauroient pas bien commander s'ils n'avoient
premierement appris d'eux à bien obeyr, ainsi comme dit
Platon. Apres cela suit l'election que lon doit faire d'amis: en
quoy il ne faut suivre ny la façon de Themistocles, ny celle
de Cleon: car Cleon quand il voulut s'entremettre du maniement des
affaires, assemblant tous ses amis ensemble, il leur declara qu'il
renonceoit à l'amitié d'eux tous, par ce qu'il disoit
que l'amitié estoit bien souvent cause d'amollir les hommes,
et de les devoyer de leur droitte intention en affaires de
gouvernement: mais il eust bien mieux fait de chasser hors de son
ame toute avarice et toute opiniastreté, et de nettoyer son
coeur de toute envie et de toute malignité, car les
gouvernemens des villes n'ont pas besoing d'hommes qui n'ayent ne
familiers ny amis, ains seulement qui soient sages et gens de bien:
mais luy aiant chassé ses amis, avoit alentour de luy des
flatteurs qui le leschoient ordinairement, ainsi que luy
reprochoient les poëtes Comiques: et se monstrant aspre et rude
aux gens de bien, il se laissoit puis apres aller à flatter
et caresser une commune, en faisant et disant toutes choses à
leur gré, et prenant argent à toutes mains, en se
liguant avec tous les plus meschants et plus perdus hommes de toute
la ville, pour courir sus et faire la guerre aux gens de bien et
d'honneur. Au contraire, Themistocles respondit à un qui luy
disoit, «Tu feras le devoir de bon Magistrat, si tu te monstres
egal à tous: J'à-dieu ne plaise que je seie jamais en
siege presidial, où mes amis n'aient point plus d'avantage,
que ceux qui ne seront point mes amis:» ne faisant pas bien,
non plus que l'autre, de promettre ainsi l'authorité de son
gouvernement à ceux, avec lesquels il avoit amitié, et
de soubmettre les affaires publiques à ses privees et
particulieres affections: nonobstant qu'il eust bien mieux respondu
à Simonides, qui le requeroit de quelque chose qui n'estoit
pas juste, «Ny le Musicien, dit-il, ne seroit pas bon, qui
chanteroit contre mesure: ny le Magistrat juste, qui favoriseroit
une partie contre les loix.» Car ce seroit veritablement grande
pitié et chose bien indigne, qu'en une navire le maistre et
patron de la navire donnast ordre à recouvrer un bon pilote
et timonnier, et que ce timonnier choisist de bons mattelots, et
compagnons mariniers,
Sçachans tresbien le timon gouverner,
Dresser la voile, ou soudain amener,
<p 167r> Lors que le vent impetueux se
léve,
et qu'en un attelier le maistre sçeust bien eslire des
ouvriers et maneuvres soubs luy, qui ne luy gastent point son
ouvrage, ains luy aident, et luy servent à le parachever, et
que l'homme de gouvernement, qui est, comme dit Pindare,
Le maistre ouvrier de la justice,
Le directeur de la police,
ne sçeust pas dés le commancement choisir des amis de
mesme zele et mesme affection que luy, qui le secondent en ses
entreprises, et qui soient comme luy espris du desir de bien faire,
ains se laissast plier injustement, ores à faire un tort
à l'appetit de l'un, ores à en faire un autre au
gré d'un autre: car celuy-là ressembleroit proprement
à un charpentier ou maçon, qui par erreur ou ignorance
useroit d'esquierre, ou de plomb et de reigle, qui luy rendroient
son ouvrage tortu. Car certainement les amis sont les outils vivans
et sentans des hommes de gouvernement, et ne faut pas glisser avec
eux, quand ils sortent de la droitte ligne, ains avoir l'oeil
soigneusement à ce, que sans son sçeu mesme ils ne
fourvoyent point: car ce fut cela qui deshonora et feit calomnier
Solon envers ses citoiens, par ce qu'aiant intention d'abolir les
debtes, et introduire ce que lon appelloit à Athenes
Sisacthia, comme qui diroit, allegement de charge, qui estoit un nom
addoucy, pour signifier une abolition generale de toutes sortes de
debtes, il communiqua sa conception à quelques siens amis,
qui luy feirent un lasche et meschant tour: car ils se hasterent
d'emprunter çà et là le plus d'argent qu'ils
peurent, et peu de temps apres l'Edict de l'abolition generale des
debtes estant venu en lumiere, il se trouva qu'ils avoient
achepté plusieurs belles maisons, et grande quantité
de terres, de l'argent qu'ils avoient emprunté: et fut Solon
mescreu et chargé d'avoir fait ce tort là, qui luy-
mesme l'avoit reçeu. Et Agesilaus s'est monstré
és affaires et poursuittes de ses amis plus foible et plus
failly de coeur, qu'en nulle autre chose, comme le cheval Pegasus en
Euripide,
Qui se tapist à bas s'humiliant,
Plus qu'on ne veut son eschine pliant:
et portant ses familiers plus affectueusement que la raison ne
vouloit quand ils estoient appellez en justice pour aucunes
forfaictures, il sembloit que luy-mesme s'estoit entendu avec eux
à les faire: car il sauva Phoebidas, qui estoit accusé
d'avoir surpris d'emblee le chasteau de Thebes, appellé la
Cadmee, sans commandement du Senat, alleguant pour la defense
d'iceluy, que telles entreprises se devoient executer de son motif
propre, sans en attendre autre mandement: d'autre costé, il
feit tant par son port et faveur, que Sphodrias, qui estoit attainct
d'un meschant et malheureux acte, d'estre entré à main
armee dedans le païs d'Attique, lors que les Atheniens estoient
en paix et amitié avec les Laced@emoniens, s'echappa, et fut
absouls en jugement, et ce estant amolly par les prieres amoureuses
d'un sien fils. Lon trouve aussi une sienne missive qu'il escrivit
à quelque Seigneur en ces termes,
Si Nicias n'a point forfait, delivre le pour la justice:
s'il a forfait, delivre le pour l'amour de moy: mais comment que ce
soit, delivre le.»
Au contraire, Phocion ne voulut pas assister seulement en
jugement à son gendre Charillus, qui estoit accusé
d'avoir pris de l'argent de Harpalus, ains s'en alla en luy disant,
Je t'ay fait mon allié à toutes choses justes et
raisonnables. Et Timoleon le Corinthien apres avoir fait tout ce qui
luy fut possible par prieres envers son frere, pour le cuider
divertir de vouloir estre tyran, voyant qu'il n'en pouvoit venir
à bout, il se tourna contre luy avec ceux qui le tuerent:
«Car il ne fault pas seulement estre amy jusques aux autels,
c'est à dire, jusques à ne se vouloir point parjurer
pour eux, ainsi que respondit un jour Pericles: mais aussi jusques
à ne vouloir rien faire pour eux contre les loix, contre le
droict, et contre l'utilité publique:» car quand on met
cela <p 167v>à nonchaloir, il est cause d'amener une
grande perte, et ruine, comme fut ce que Phoebidas, et Sphodrias ne
furent pas punits ainsi qu'ils avoient merité, car ils furent
cause que les Laced@emoniens tomberent en la guerre Leuctrique. Il
est vray que le devoir de bon et vray administrateur du public, ne
nous contrainct pas de vouloir severement punir jusques aux petites
et legeres fautes de nos amis, ains nous permet apres avoir mis en
seureté le public, au surplus de donner secours à nos
amis, leur assister, survenir, et secourir en leurs affaires: et y
a des faveurs que lon peut faire sans envie, comme aider à un
amy à parvenir à quelque office, ou bien luy faire
tomber entre mains quelque honorable commission, ou quelque aisee
legation, comme d'aller saluer de la part de la ville quelque
Prince, ou de porter parole d'amitié et de bonne intelligence
à quelque autre ville: ou bien s'il est question de quelque
affaire difficile, et de grande importance, alors prenant la
principale charge sur soy, on peut bien choisir pour adjoint un sien
amy, ainsi que fait Diomedes en Homere,
Si vous voulez que moy-mesme j'elise
Un compagnon qui soit mieux à ma guise,
Comme pourrois-je Ulysses, t'oublier,
Esprit divin, ny d'autre m'allier?
Ulysses aussi ne fault pas de luy rendre pareille louange,
Les beaux coursiers desquels tu me demandes
Sage vieillard, arrivez en ces bandes
Nouvellement de la grand' Thrace sont,
Et leur seigneur au combat perdu ont:
Diomedes le vaillant chef de guerre,
En combattant l'a rué mort par terre,
Et avec luy douze de ses amis,
Tous grands guerriers, à mesme fin a mis.
ceste modestie dont on use envers ses amis n'honore pas moins ceux
qui louënt, que ceux qui sont louez: là où au
contraire, l'arrogance qui n'aime rien que soy-mesme, comme dit
Platon, demeure avec solitude, c'est à dire, elle est
abandonnee de tout le monde. D'avantage en ces honnestes faveurs et
plaisirs que lon peut faire civilement à ses amis, il y faut
associer ses autres amis, et admonester ceux qui reçoivent
telles graces, qu'ils les en louënt et remercient, et leur en
sçachent gré, comme en aians esté cause en
partie, et leur aians conseillé. Et si d'aventure ils nous
font quelque requeste incivile et desraisonnable, il les en faut
tresbien esconduire, mais non pas aigrement, ains tout doulcement,
en leur remonstrant pour les consoler, que telles requestes ne sont
pas dignes de leur bonne reputation, ny de leur vertu: comme feit
Epaminondas mieux que tous les hommes du monde, quand il refusa
à Pelopidas, de mettre hors de prison un tavernier: et peu
d'heures apres, à la requeste d'une sienne amie il le laissa
aller, en luy disant, Seigneur Pelopidas ce sont de telles graces et
faveurs qu'il faut conceder à des concubines, et non pas
à de grands capitaines: mais Caton au contraire respondit
brusquement et fierement à Catulus, qui estoit l'un de ses
plus grands et plus familiers amis. Ce Catulus estant Censeur
requeroit à Caton, qui pour lors n'estoit que Questeur, qui
est comme general des finances, que pour l'amour de luy il voulust
laisser eschapper un clerc de finances, auquel il faisoit faire le
procés. «C'est grand' honte, dit-il, à toy qui
est Censeur, c'est à dire, correcteur et reformateur des
moeurs, et qui nous deusses reformer nous autres qui sommes plus
jeunes, d'estre chassé hors d'icy par nos sergents:» car
il pouvoit bien en luy refusant de faict sa requeste, oster ceste
aspreté et ceste aigreur de paroles, luy donnant encore
à entendre, que la rudesse dont il luy usoit de faict, luy
desplaisoit, mais qu'il y estoit contrainct par le droict et la loy.
Il y a d'avantage, que lon peut bien dignement
<p 168r>quelque fois aider à ses amis, qui sont
pauvres, à faire leur besongnes, comme feit Themistocles
apres la battaille de Marathon, voyant un corps mort qui avoit des
chaines et carquants à l'entour du col, il passa outre quant
à luy, mais se retournant devers un sien familier qui le
suivoit, luy dit: «Amasse cela toy, car tu n'es pas un
Themistocles.» Les affaires mesmes presentent bien souvent au
sage gouverneur des occasions telles, de pouvoir enrichir ses amis:
car tous ne peuvent pas estre riches et opulents, comme toy
Menemachus. Donne donc à l'un une cause bonne et juste
à defendre, où il y ait bien à gaigner:
à l'autre, recommande luy l'affaire de quelque personnage
riche, qui ait besoing d'homme qui luy sçache dresser et
procurer son faict: à un autre, sois luy favorable à
avoir quelque marché de quelque oeuvre publique, ou à
luy faire estrousser quelque ferme à bon pris, où il
y ait à profiter. Epaminondas feit bien plus: car il envoya
un sien amy pauvre devers un autre riche bourgeois de Thebes, luy
demander six cents escus en don, et luy dire que Epaminondas luy
commandoit de les luy bailler. Le bourgeois esbahy de ceste demande
vint devers Epaminondas, pour sçavoir à quelle
occasion il luy mandoit de bailler ces six cents escus: «C'est
pour autant, dit-il, que cestuy-cy estant homme de bien est pauvre:
et toy, qui as beaucoup desrobbé à la Chose publique,
és riche.» Et Agesilaus, ainsi comme escrit Xenophon, se
glorifioit de ce qu'il enrichissoit ses amis, et luy ne faisoit
compte aucun d'argent. Mais pour autant que, ce dit Simonides, ainsi
comme toutes alouettes ont la creste sur la teste, aussi tout
gouvernement de Chose publique apporte des inimitiez, envies et
jalousies, c'est un poinct duquel l'homme d'estat et d'affaires,
doit estre bien informé, et bien instruict. Pour commancer
doncques à en traitter, Il y a plusieurs qui louënt
grandement Themistocles et Aristides, lesquels comme ils sortoient
du païs d'Attique pour aller ou en ambassade, ou en guerre
ensemble, aians charge, ils deposoient toutes leurs inimitiez et
malveillances sur les confins, et puis quand ils revenoient, ils les
reprenoient arriere. Et y en a aussi à qui la façon
d'un Cretin Magnesien agree merveilleusement: Il avoit pour
concurrent et adversaire au gouvernement un gentilhomme de sa mesme
ville nommé Hermias, qui n'estoit pas fort riche, mais
convoiteux d'honneur, et de coeur magnanime, du temps de la guerre
de Mithridates pour la conqueste de l'Asie. Ce Cretin voyant sa
ville en danger, s'addressa à Hermias, et luy feit offre
qu'il prist la charge de capitaine general de leur ville, et luy
cependant s'en iroit dehors et se retireroit ailleurs, ou bien s'il
aimoit mieux que luy prist la charge des affaires de la guerre,
qu'il se retirast cependant hors du païs, de peur que demourans
tous deux ensemble, et s'entr'empeschans l'un l'autre, comme ils
avoient accoustumé, ils ne fussent cause de perdre et
destruire leur ville. Ceste semonce fut agreable à Hermias,
lequel confessant que Cretin estoit plus expert au faict de la
guerre que luy, sortit de la ville avec sa femme et ses enfans, et
Cretin le convoya en luy donnant de l'argent du sien, qui et plus
utile à ceux qui sont hors de leurs maisons qu'à ceux
qui sont assiegez dedans, et aiant tresbien gouverné et
defendu sa ville, qui approcha bien pres d'estre de tout poinct
destruicte, la preserve contre l'esperance de tout le monde. Car si
c'est une parole genereuse, et de coeur magnanime, de dire à
haute voix,
Les miens enfans j'aime de bon courage,
Mais j'aime encore mon païs d'avantage:
comment et pourquoy ne sera-il plus aisé à chascun
d'eux de dire, Je hay celuy-là, et desire luy faire
desplaisir, mais j'aime plus mon païs? Car ne se vouloir
reconcilier à un ennemy pour les causes qui nous doivent
mesme faire abandonner nostre amy, seroit à faire à un
coeur trop barbare et trop sauvage: toutefois à mon advis
Phocion et Caton faisoient mieulx, qui ne prenoient inimité
quelconque alencontre de leurs citoyens, pour different aucun qu'ils
eussent avec eux, à raison du gouvernement, ains
<p 168v>se rendoient seulement implacables, et
irreconciliables, où il estoit question d'abandonner ou
d'offenser le public: au demourant en leurs privez negoces se
portoient humainement, sans aucune haine ny rancune envers ceux
contre qui ils avoient contesté en public. Car il ne faut
estimer ny reputer aucun des citoyens ennemy, si d'adventure il
n'estoit tel comme un Aristion, un Nabis, ou un Catilina, qui
n'estoient pas tant citoyens que bosses et pestes d'une cité:
mais ceux qui seroient autrement un peu discordans, il les faut
ramener à une bonne harmonie et accord, en les roidissant ou
relaschant ainsi que feroit un bon musicien, non pas en s'attachant
en courroux avec outrageuses injures à ceux qui faillent,
ains plus gracieusement, ainsi que fait Homere,
O doulx amy, certes j'eusse cuidé,
Que ton sens eust tous autres excedé.
Et en un autre passage,
Si tu voulois y penser sagement,
Tu ferois bien un meiller jugement:
et quand ils disent ou qu'ils font quelque chose de bon, ne se
monstrant point marry de les honorer, et n'espargnant point les
paroles honorables à leur louange et avantage: car en ce
faisant on gaigne cela, que le blasme qu'on leur donnera, quand ils
faudront, en sera plus tost creu: et d'autant que nous exalterons
leur vertu, d'autant deprimerons nous leur vice quand ils viendront
à faillir, en faisant comparaison de l'un à l'autre,
et monstrant combien l'un est plus digne, et mieulx seant, que
l'autre. Quant à moy, je trouverois fort honneste, que
l'homme de gouvernement portast tesmoignage en choses justes
à ses adversaires, voire qu'il les honorast en jugement, s'il
advenoit qu'ils fussent travaillez en justice par des calomniateurs,
et mesme qu'il mescreust et se deffiast des imputations qu'on leur
mettroit sus, quand il verroit qu'elles seroient mal-accordantes
avec l'intention qu'ils sçauroient que ceux-là
auroient: comme Neron ce cruel tyran, un peu devant qu'il feist
mourir Thraseas, qu'il haïssoit et craignoit plus que nul
autre, comme quelqu'un le chargeast devant luy d'avoir donné
une sentence injuste: «Je voudrois estre asseuré, dit-
il, que Thraseas m'aimast autant, comme je suis asseuré qu'il
est bon juge.» Et ne seroit pas mauvais pour estonner d'autres,
qui seroient de nature meschants, quand ils auroient fait de plus
lourdes faultes, de faire quelquefois mention d'un sien adversaire,
qui seroit plus modeste, en disant, Un tel n'auroit en-piece dit ne
fait telle chose. Aussi faut-il ramener en memoire à ceulx
qui faillent, leurs ancestres qui ont esté gens de bien,
ainsi que fait Homere,
Certainement Tydeus a en toy,
Semé un fils peu ressemblant à soy.
Et Appius Claudius, estant concurrent de Scipion l'Africain en la
brigue d'un magistrat, luy dit en le rencontrant par la rue, «O
Paule Aemile, combien tu souspirerois d'ennuy et de courroux, si tu
estois adverty, qu'un Philonicus banquier accompagne ton fils par la
ville, allant en l'assemblee des elections pour demander l'office de
Censeur!» Ces manieres de reprehensions-là admonestent
celuy qui fault, et honorent celuy qui l'admoneste: et Nestor en la
Trag@edie de Sophocles, respond aussi civilement à Ajax qui
l'injurie,
Je ne me plains de toy Ajax, combien
Que parles mal, pource que tu fais bien.
Et Caton qui avoit contesté vifvement alencontre de Pompeius,
lors qu'estant en ligue avec Jules C@esar, il forceoit la ville de
Rome, quand depuis ils furent en guerre ouverte l'un contre l'autre,
il fut d'advis que lon donnast la charge des affaires à
Pompeius, disant, que ceulx mesmes qui font les grands maulx, sont
ceulx qui les <p 169r>peuvent mieulx rhabiller: car un
blasme meslé avec une louange, contenant non une injure, mais
une libre et franche remonstrance, imprimant non un despit de
courroux, mais un remors de conscience, et une repentance, semble
gracieux et amiable: là où les injures ne sont jamais
bien seantes en la bouche d'un homme de bien et d'honneur. Voyez les
reproches que fait Demosthenes à Aeschines, et Aeschines
à luy, et semblablement les injures atroces, que Hyperides a
escriptes contre Demades, si Solon les eust jamais proferees, ny
Pericles, ny Lycurgus le Laced@emonien, ou Pittacus le Lesbien:
encore n'use jamais Demosthenes de ceste maniere de picquer
injurieusement, sinon en cause criminelle: car ses oraisons
Philippiques sont pures et nettes de toutes injures et toutes
mocqueries: pour ce que telles choses diffament plus ceux qui les
disent, que ceux à qui elles sont dittes, elles apportent
confusion aux affaires, et troublent les assemblees de ville et de
conseil: au moyen de quoy, Phocion cedant à un qui luy disoit
injures, le laissa dire, et cessa de parler, et apres que l'autre en
fin à toute peine se fut teu, remontant de rechef en la
chaire, il continua son propos entrerompu, disant: «Je vous ay
desja parlé des gens de cheval et des gens de pied pesamment
armez, oyez maintenance de ceux qui sont armez à la
legere.» Mais pour autant que c'est chose bien mal-aisee
à plusieurs, de supporter et de se contenir, et que bien
souvent on close la bouche à ces injurieux-là, et les
fait-on taire tout court par une petite replique, je voudrois
qu'elle fust courte, en peu de paroles, ne monstrant point de
courroux ny de cholere, ains une doulceur avec une grave risee,
mordante toutefois un petit, comme sont principalement celles que se
retournent contre celuy qui a dit les premieres. Car tout ainsi que
les traicts qui rejallissent contre ceulx qui les ont tirez,
semblent estre rebattus et renvoyez par la force et fermeté
solide de celuy qui en a esté frappé: aussi semble-il
qu'une parole picquante retorquee contre celuy qui l'a ditte, soit
renvoyee par la force et vigueur d'entendement de celuy qui l'a
receuë: comme fut la replique d'Epaminondas à
Callistratus, qui reprochoit aux Thebains et aux Argiens le
parricide d'Oedipus et celuy d'Orestes, l'un qui tua son pere, et
l'autre sa mere, l'un natif de Thebes, et l'autre d'Argos:
«Nous les avons, dit-il, chassez de nos villes, et vous les
avez receus en la vostre.» Semblablement aussi la response
d'Antalcidas Laced@emonien, à un Athenien qui luy disoit par
maniere de vanterie, «Nous vous avons souvent chassez de la
riviere de Cephise:» «Et nous, dit-il, ne vous avons
jamais rechassez de celle d'Evrotas.» Et de Phocion, quand il
repliqua plaisamment à Demades qui luy crioit tout hault,
«Les Atheniens te feront mourir s'ils entrent une fois en leur
folie:» «Mais bien toy, dit-il, s'ils entrent jamais en
leur bon sens.» Et Crassus l'Orateur, quand Domitius luy
demanda, «Lors que la lamproye que tu nourrissois en ton vivier
mourut, ne ploras-tu pas?» Il luy redemanda tout court,
«Et toy, pour les trois femmes que tu as mises en terre, en as-
tu jamais ploré?» Mais ces regles-là sont utiles
non seulement en matiere d'affaires de gouvernement, mais aussi
à toute autre partie de la vie humaine. Au demourant il y en
a qui se jettent et fourrent à toute sorte d'affaires
publiques, comme faisoit Caton, voulant que le bon citoyen ne refuye
aucune charge ny administration publique, tant que son pouvoir se
pourra estendre, et louënt grandement Epaminondas de ce, que
ses malveuillans par envie l'aians fait elire superintendant des
gabelles, pour luy cuider faire injure, il ne mesprisa cest office,
ains disant que non seulement le magistrat monstre quel est l'homme,
mais aussi l'homme monstre quel est le magistrat, il eleva en grande
dignité et reputation cest office, qui n'estoit rien au
paravant, aiant seulement charge de faire nettoyer les ruës,
emporter hors la ville les fumiers, et destourner les eaux. Et ne
fait point de doute, que moy-mesme Plutarque n'appreste à
rire à plusieurs de ceux qui passent par nostre ville, quand
ils me voyent souvent en public occupé et vacquant à
pareilles choses: alencontre dequoy me sert ce que lon treuve escrit
<p 169v>d'Antisthenes: car comme quelques uns
s'esmerveillassent de ce, que luy-mesme portoit en sa main à
travers la place des saleures, comme des botargues qu'il venoit
d'achetter, c'est pour moy, leur dit-il, que je les porte. Mais au
contraire, je respons à ceux qui me reprennent, quand ils me
trouvent present à voir mesurer et compter la brique et la
thuyle, ou les pierres, et le sable, et la chaux, que lon
améne en la ville: Ce n'est pas pour moy que je bastis, c'est
pour la Chose publique: Car il y a plusieurs autres choses, que qui
les exerceroit ou manieroit luy-mesme, il pourroit sembler bas de
coeur, sale et mechanique: mais si c'est pour le public, et pour le
païs, ce n'est point acte de coeur bas ne petit, de se
démettre jusques à prendre volontiers soing des
moindres choses. Les autres estiment la maniere de faire, dont usoit
Pericles, plus digne et plus grave, comme Critolaüs entre
autres, lequel veult, que comme les deux galeres, que lon nommoit
à Athenes la Salaminiene et la Paralos, ne se tiroient pas en
mer indifferemment pour toutes occasions, ains seulement pour causes
grandes et necessaires, ainsi que l'homme de gouvernement s'employe
soy-mesme aux principales et plus grandes besongnes, comme fait le
Roy du monde:
Dieu met la main aux choses seulement
Que sont de pois et de grand mouvement,
Mais ce qui est de peu de consequence,
A la fortune en laisse la regence:
ainsi que dit le poëte Euripides: car nous ne sçaurions
louër la trop grande ambition et opiniastreté de
Theagenes, lequel ne se contentant pas d'avoir vaincu le tour des
jeux ordinaires, mais aussi en plusieurs autres combats
extraordinaires: et non seulement à l'escrime general,
où lon fait de pieds et de mains le pis que lon peult, mais
aussi à l'escrime simple des poings, à la course
longue: finablement estant un jour au bancquet de l'anniversaire
d'un demy-dieu, comme lon estoit ja servy, et la viande assise sur
la table, il se leva pour aller encore combattre une autre escrime
generale, comme s'il n'eust appartenu à homme du monde de
vaincre en tels combats, là où il estoit present, de
maniere qu'il assembla jusques à douze cens couronnes qu'il
avoit gaignees à tels combats, dont la plus part estoient de
nul ou de bien peu de pris: à celuy-là ressemblent
proprement ceux qui se mettent en pourpoint, par maniere de dire,
à toutes heurtes, quelque affaire qui se presente, saoulans
le peuple d'eux, et se rendans odieux: de maniere qu'on leur porte
envie quand ils font bien, et se resjouit on quand il leur arrive
mal: Et ce que lon admiroit en eulx à leur arrivee au
gouvernement, à la fin se tourne en risee et en mocquerie,
telle comme ceste-cy, «Metiochus est capitaine, Metiochus
dresse les chemins, Metiochus cuit le pain, Metiochus moult la
farine, Metiochus fait tout, Metiochus aura mal an.» Cestuy
estoit un des accoursiers et favorits de Pericles, qui abusoit
excessivement de son authorité à se faire employer
à toutes charges et toutes commissions publiques: car il
fault que l'homme de gouvernement tienne tousjours le peuple en
appetit de soy, et luy laisse tousjours un desir de le revoir quand
il est absent, comme sagement faisoit Scipion l'Africain, se tenant
la plus part du temps aux champs, diminuant par ce moyen l'envie qui
estoit alencontre de luy, et donnant ce pendant loisir de reprendre
aleine à ceux qui se sentoient offusquez et opprimez de sa
gloire. Timesias Clazomenien estoit au demourant fort homme de bien,
mais il ne sçavoit pas qu'il estoit fort envié et fort
hay en sa ville, à cause qu'il y vouloit faire tout luy seul,
jusques à ce qu'il luy advint un tel accident. Il y avoit au
milieu de la rue de jeunes garsons qui jouoient, ainsi comme il
passoit, à faire sortir à coups de baston un osselet
dehors d'une fossette: les autres garsons maintenoient qu'il estoit
encore dedans: et celuy qui avoit frappé dit, Qu'eusse-je
aussi bien fait sortir la cervelle de la teste de Timesias, comme
cest osselet est sorty de la fosse. Timesias aiant entendu ceste
<p 170r>parole et cognoissant par là l'envie publique
qui estoit imprimee au coeur du peuple, soudain qu'il fut en sa
maison, raconta le faict à sa femme, et luy commandant
qu'elle troussast incontinent ses hardes pour le future, s'en alla
de ce pas hors de la ville de Clazomenes. Et semble que
Themistocles, luy estant advenue à peu pres un semblable cas,
respondit aux Atheniens: «Dea, beaux amis, pourquoy vous lassez
vous de recevoir souvent du bien de moy?» Mais quant à
ce propos, une partie en est bien ditte, et l'autre non: pour ce
qu'il fault que le sage entremetteur d'affaires, quant au soing,
à l'affection, et provoyance, ne se deporte d'aucune charge
publique, ains qu'il les espouse toutes, et mette peine de les voir,
entendre et cognoistre toutes particulierement, non pas qu'il se
tienne en reserve à part, comme l'ancre sacree en quelque
coing de la navire, attendant l'extreme besoing et necessité
de son païs pour s'employer. Mais comme les bons patrons de
navire font une partie de la besongne eux-mesmes avec leurs propres
mains, et l'autre partie avec d'autres outils, et par d'autres
hommes, eulx estans assis, de loing ils tirent, tournent ou laschent
les cordages, et se servent des autres mariniers, les uns pour
prouïers, les autres pour comites, et en appellent quelquefois
un en la pouppe, auquel ils mettent le timon en la main: ne plus ne
moins fault-il aussi, que le sage gouverneur de la Chose publique
cede aucunefois aux autres l'honneur de commander, qu'il les convie
gracieusement et amiablement à venir quelquefois haranguer et
prescher le peuple, non pas qu'il remuë toutes choses avec ses
propres harangues ny ses propres decrets, comme avec ses propres
mains: mais qu'aiant des gens de bien, fideles, qui le secondent et
s'entendent avec luy, il les employe par tout, les uns à une
charge, les autres à autre, selon qu'il les verra estre plus
aptes et plus propres, ainsi comme Pericles usoit de Menippus aux
expeditions de guerre, et deprima la court de Areopage par
l'entremise d'Ephialte, et par Charinus il meit en avant et feit
passer le decret contre les Megariens, il envoya Lampon pour peupler
la ville de Thuries: car en ce faisant non seulement il diminuë
l'envie que lon a contre luy, d'autant qu'il semble que sa puissance
et son authorité est divisee et departie en plusieurs, mais
aussi il fait plus commodément et mieulx les affaires de la
Chose publique: ne plus ne moins que la division de la main en cinq
doigts n'affoiblit pas la force de toute la main, ains la rend plus
propre et plus commode à l'usage de tout artifice. Aussi
celuy qui en matiere de gouvernement communique partie du maniement
des affaires à ses amis, rend par ceste communications les
choses mieulx et plus aiseement faittes: mais celuy qui par une
cupidité insatiable de monstrer son credit, s'attribue tout,
et veult tout faire ce qui se present à faire en une ville,
se mettant bien souvent à une charge à laquelle il
n'est pas bien né, ny assez exercité, comme Cleon
à conduire une armee, et Philopoemen à mener une
flotte de vaisseaux, Hannibal à haranguer, il n'a aucun moyen
d'excuser sa faute s'il vient d'adventure à faillir, et leur
reproche-lon ce que dit Euripides,
Tu te meslois aussi d'autre mestier
Que d'ouvrer bois, n'estant que charpentier.
aussi ne sçachant pas bien haranguer, tu as entrepris une
ambassade: estant paresseux, tu as voulu avoir charge de recepte: ne
sçachant compter, tu as pris charge de thresorier: estant
vieil et maladif, tu as voulu commander à une armee. Pericles
feit bien mieulx, car il partagea l'authorité du gouvernement
avec Cimon, se retenant la puissance de commander dedans la ville,
et laissant à Cimon le pouvoir d'armer les galeres pour aller
ce-pendant faire la guerre aux Barbares, pour ce que luy estoit plus
propre à commander dedans la ville, et l'autre plus à
propos pour la guerre. Aussi louë lon grandement Eubulus
Anaplystien de ce que le peuple se fiant à luy, et luy
donnant autant de credit qu'à nul autre, toutefois il ne se
mesla jamais d'aucune guerre de <p 170v>la Grece, ny ne
s'entremit jamais de conduire armee, ains s'estant dés son
commancement proposé de vacquer aux finances, il augmenta
grandement le revenue de la Chose publique, là où
Iphicrates estoit mocqué de ce qu'il exercitoit en sa maison,
en presence de plusieurs, à faire des harengues: car encore
qu'il eust esté excellent et non pas vulgaire harengueur, si
valoit-il mieulx qu'il se contentast de la reputation qu'il avoit
acquise par les armes d'estre bon guerrier, et qu'il cedast
l'eschole de bien dire aux Orateurs, Rhetoriciens et Sophistes. Mais
pour autant que toute commune de peuple naturellement est maligne,
mesmement alencontre de ceux qui gouvernent, prenant plaisir
à les blasmer et les ouïr calomnier, et qu'ils
souspçonnent ordinairement que plusieurs choses profitables
que lon leur met en avant, si elles ne sont debattues, et qu'il n'y
ait de la contradiction, se facent par intelligence et conspiration:
et est ce qui descrie principalement les amitiez et societez entre
les personnes qui se meslent des affaires: il ne fault pas pour cela
se laisser aucune inimitié, ou resistance veritable, comme
feit jadis un gouverneur de Chio, appellé Onomademus. Apres
qu'en une sedition civile il fut venu au dessus de ses ennemis, il
ne voulut pas chasser de la ville tous ceux qui luy avoient
esté adversaires: de peur, dit-il, que nous n'entrions
desormais en discorde à l'encontre de nos amis, apres que
nous n'aurons plus d'ennemis, car cela seroit une folie. Mais quand
le peuple aura quelque proposition, qui luy sera salutaire et de
grande consequence, pour suspecte, il ne fauldra pas lors que tous
comme d'un complot, dient une mesme sentence, ains que deux ou trois
s'y opposans contredisent sans violence à leur amy, et puis
que comme estans convaincus par raisons ils reviennent à son
opinion: car ils attirent par ce moyen le peuple avec eulx, quand il
semble qu'ils soient tirez par le regard de l'utilité
publique: vray est qu'és choses legeres il n'est pas mauvais
de souffrir que nos amis mesmes discordent à bon esciant
d'avec nous, et qu'ils suyvent chacun son jugement et son opinion,
à fin que quand il viendra en affaire principal et de grande
importance, il ne semble pas que ce soit par un complot
proparlé entre eulx, qu'ils soient tous d'accord. Or faut-il
penser que l'homme sage par nature est tousjours en authorité
de magistrat en sa ville, comme le Roy entre les abeilles, et sur
ceste persuasion il fault qu-il ait tousjours le timon des affaires
en la main, mais toutefois qu'il ne poursuive pas tousjours
chaudement ne souvent les estats et offices que le peuple eslit par
ses voix: car ceste convoitise de vouloir tousjours estre en office,
n'est point venerable ny agreable au peuple: aussi ne les faut-il
pas rejetter quand le peuple legitimement les donne, et nous y
appelle, ains les faut accepter, encore que ce soient à
l'adventure offices de moindre dignité que ne requerroit la
reputation que nous aurions desja acquise, et s'y employer de bonne
affection: car il est juste que comme nous avons esté honorez
par les estats de plus grande dignité, aussi que
reciproquement nous honorions ceux de moindre qualité: et
quand nous serons esleus aux magistrats supremes, comme à
l'estat de capitaine en la ville d'Athenes, à l'estat de
Prytanes à Rhodes, de Boeotarche en nostre païs de la
Boeoce, il sera bien seant que par modestie nous cedions et
rabaissions un peu de sa souveraine grandeur: et au contraire aussi,
que aux petits estats nous y adjoustions un petit de dignité
et d'apparence d'avantage, à fin que nous ne soyons ny enviez
en ceux-là, ny mesprisez en ceux-cy. Et aux premiers jours
que nous entrerons en quelque magistrat que ce soit, il ne nous faut
pas seulement ramener en memoire les discours que faisoit Pericles
quand il prenoit sa robbe de magistrat pour sortir en public,
«Pense à toy Pericles, Tu commandes à hommes
libres, non pas à des esclaves: tu commandes à des
citoyens qui sont pareils à toy, tu commandes à des
Atheniens:» ains nous faut d'avantage dire en nous-mesmes, Tu
commandes estant commandé et subject, tu commandes à
une ville qui est soubs un proconsul Romain, ou soubs un procureur
et lieutenant de l'Empereur. <p 171>Ce ne sont plus, comme
disoit celuy-là, icy les campaignes de la Lydie où lon
puisse courir la lance, ce n'est plus icy l'ancienne cité de
Sardis, ny la puissance qui fut au temps passé des Lydiens:
il faut porter sa robbe plus estroitte, et du palais de ville,
où logent les magistrats, faut tousjours avoir l'oeil au
siege imperial, et ne prendre pas trop de coeur pour se voir une
couronne sur la teste, regardans des soulieurs cornus, marques des
Seigneurs Romains, qui sont encore au dessus: ains faut en cela
imiter les joueurs des Trag@edies, lesquels adjoustent bien du leur
au roolle qu'ils jouënt, le geste, l'accént, et la
contenance qui luy est convenable, mais toutesfois ils escoutent
tousjours leurs protecolles, à fin que nous ne passions, ny
n'excedions point les mesures ny les bornes de la licence qui nous
est baillee par ceux qui ont la puissance de nous commander: car le
sortir hors de ses termes, n'apporte pas quant et soy peril d'estre
sifflé ny mocqué seulement, ains y en a desja eu
plusieurs,
Dessus le col desquels est ja monté
Le fil trenchant de la hache aceree,
Qui a du corps la teste separee:
comme il en est pris en nostre païs à Pardalas, pour
estre un peu sorty des bornes: et tel autre y a, qui estant
confiné en quelque meschante isle deserte, est devenu, comme
dit Solon,
Sicinitain ou Pheleganrien,
Forpaïsant au lieu d'Athenien.
Nous nous rions bien quelquefois des petits enfants, quand nous
voyons qu'ils taschent à chausser les souliers de leurs
peres, ou qu'ils veulent mettre sur leurs testes leurs couronnes en
se jouant: les magistrats des villes bien souvent, ramenans en
memoire aux peuples follement les beaux faicts de leurs
predecesseurs, la grandeur de leurs courages, et leurs deportements
trop disproportionez aux temps, et aux qualitez de maintenant, les
font quelquefois faire des choses dignes de rire: mais il n'y a pas
à rire puis apres pour tous, si ce n'est qu'ils soient si bas
et si petits, que pour leur bassesse on ne face compte d'eux. Il y
a bien d'autres histoires de l'ancienne Grece, que lon peult
ramentevoir et reciter aux hommes de ce temps icy, pour adoulcir et
moderer leurs moeurs, comme à Athenes, faisant souvenir au
peuple non des prouësses de leurs ancestres, mais pour exemple
du decret d'abolition et d'oubliance generale qui fut jadis fait
apres que la ville fut delivree de la captivité des trente
tyrans, et de ce qu'ils condamnerent à l'amende le poëte
Phrynichus, pour ce qu'il avoit fait jouër en une Trag@edie la
prise de la ville de Milet, et aussi que par ordonnance publique ils
porterent chappeaux de fleurs sur leurs testes, quand ils sceurent
que Cassander faisoit rebastir la ville de Thebes: et comme quand
ils entendirent la cruelle occision qui fut faitte en Argos, en
laquelle les Argiens feirent mourir quinze cents de leurs citoyens,
ils feirent en pleine assemblee de ville apporter les sacrifices
d'expiation, à fin qu'il pleust aux Dieux destourner une si
cruelle pensee du coeur des Atheniens. Et du temps que lon
recerchoit ceux qui avoient pris ou argent ou present de Harpalus,
en visitant toutes les maisons de la ville, ils ne voulurent pas
permettre que lon fouillast celle d'un nouveau marié, et
passerent celle-là seule. Car en cela peuvent-ils bien encore
aujourd'huy ensuivre leurs majeurs, et se rendre semblables à
eulx: mais la battaille de Marathon, et celle de la riviere de
Eurymedon, et celle de Plat@ees, et autres tels exemples qui ne font
qu'enfler et hausser le courage vainement à une commune, il
les faut laisser aux escholes des Sophistes et des maistres de
Rhetorique. Si ne faut pas seulement avoir l'oeil à se
maintenir si sagement soy et sa ville, que les Seigneurs souverains
n'aient aucune occasion de se plaindre, ains faut donner ordre
d'avoir tousjours quelqu'un des seigneurs, qui ont le plus
d'authorité à Rome, et en la court de l'Empereur, pour
special amy, qui serve comme d'un rempart asseuré
<p 171v>pour defendre toutes nos actions au gouvernement de
nostre païs: car tels seigneurs Romains se monstrent
ordinairement fort affectionnez aux affaires que poursuivent leurs
dependans et leurs amis, et le fruict que lon peut tirer de
l'amitié et bonne grace de tels seigneurs, il n'est pas
honneste de le convertir à l'avancement et enrichissement de
soy et des siens particulierement, mais l'employer, ainsi comme
feirent jadis Polybius et Pen@etius, qui par le moyen de la
bienveuillance que leur portoit Scipion, feirent beaucoup de bien
à leur païs: au nombre desquels il fault aussi mettre
Arrius, car quand C@esar Auguste prit la ville d'Alexandrie, il
entra dedans tenant Arrius par la main, et devisant avec luy seul de
toute sa suite: puis il respondit aux Alexandrins, qui s'attendoient
bien d'estre saccagez, et le supplioient de leur pardonner, qu'il
leur pardonnoit, et les recevoit en sa bonne grace, premierement
pour la beauté et grandeur de leur ville, secondement pour le
fondateur Alexandre le grand, et tiercement pour l'amour de cestuy
vostre citoyen, qui est mon amy. Pourroit-on bien avec raison
comparer ceste grace, avec les riches commissions de regir et
administrer les provinces, que poursuivent aucuns à la court,
avec servitude et subjection si obstinee, qu'il y en a qui
vieillissent aux portes d'autruy à la poursuitte, en
delaissant ce pendant les affaires de leur païs? ne vaudroit-il
pas mieux corriger et changer le dire d'Euripides, en disant et
chantant, S'il est honneste de veiller et faire la court aux portes
d'autruy, en se rendant subject à la suitte d'un seigneur, il
est doncques honneste de le faire pour l'amour et pour le bien de
son païs? au demourant cercher et ambrasser amitiez pareilles,
à conditions justes et egales. Mais aussi en rendant sa ville
et son païs obeissant aux grands, il se faut bien garder que
nous ne l'assubjections encore d'avantage qu'il ne l'est, ne
qu'estant attaché par la jambe nous ne le lions encore par le
col: comme font aucuns, qui rapportant toutes choses, autant petites
que grandes, à ces seigneurs, rendent leur servitude
reprochable, ou pour mieux dire, ils ostent à leur païs
toute forme de gouvernement, en le rendant ainsi timide, et luy
ostant tout pouvoir. Car ainsi comme ceux qui se sont accoustumez
à ne disner, ne souper, ny s'estuver jamais sans le medecin,
n'usent pas de leur santé, autant que la nature leur permet:
aussi ceux qui à tout decret, à toute resolution de
conseil, à toute grace, voire à toute administration
publique de leur ville, veulent adjouster le consentement, jugement
et gré des seigneurs, ils contraignent lesdits seigneurs
d'estre plus maistres qu'ils ne veulent eux-mesmes: dequoy sont
ordinairement cause l'avarice, et la jalousie et l'@emulation des
premiers et principaux citoyens des villes, par ce que voulans
quelquefois oppresser ceux qui sont moindres qu'eux, ils les
contraignent d'abandonner leurs villes, ou bien aiants quelques
differents avec leurs egaulx concitoyens, et ne voulans pas avoir du
pire en la ville, ils ont recours aux seigneurs superieurs, par
où ils sont cause de faire perdre au Senat, au peuple, aux
juges et officiers de leur ville, tout ce peu d'authorité et
de puissance qui leur estoit demouré: là où il
faut en entretenant ceux des bourgeois qui sont hommes privez par
egalité, et ceux qui sont puissans par leur ceder
reciproquement, contenir les affaires au dedans de la ville, et les
y resouldre et terminer, guerissans tels inconveniens, comme
maladies secrettes des choses publiques, avec une medecine civile,
aimans mieux quant à soy estre vaincu entre ses citoyens, que
vaincre dehors, en faisant tort à son païs, et estant
cause de violer ses droicts et privileges: et quant aux autres les
priant, et leur remonstrant particulierement à un chascun, de
combien de maux est cause l'obstination, que maintenant pour n'avoir
voulu à leur tour s'accommoder en leurs maisons, à
leurs concitoyens, qui seront bien souvent d'une mesme lignee,
à leurs voisins et compagnons en charges et offices, avec
honneur et bonne grace, ils vont deceler les secrettes dissensions
et debats de leur ville, aux portes des advocats, et és mains
des pratticiens de Rome, avec non moins <p 172r>de honte, de
dommage et de perte. Les medecins ont bien accoustumé de
tourner et tirer au dehors à la superfice du corps les
maladies qu'ils ne peuvent pas du tout oster du dedans: mais au
contraire, l'homme de gouvernement, s'il ne peult contregarder sa
ville totalement paisible, qu'il n'y survienne tousjours quelques
troubles, à tout le moins s'efforcera il de contenir au
dedans d'icelle, ce que s'y remue, et qui y esmeut la sedition, et
en le tenant caché taschera de le guarir et y remedier,
à celle fin que s'il est possible, il n'ait besoing de
medecin, ny de medecines extérieures: car l'intention de
l'homme d'estat et de gouvernement doit bien estre de proceder en
ses affaires seurement, et de fuir les violents et furieux
mouvements de vaine gloire, comme nous avons desja dit, mais
neantmoins son intention et sa resolution,
Qu'il ait au coeur une ferme asseurance,
Sans vaciller, et virile constance,
Comme les preux guerriers, qui hazarder
Leurs vies vont pour leur païs garder:
et non seulement contre des hommes ennemis, mais aussi contre des
affaires perilleux, et des temps dangereux, ausquels il faut
resister et faire teste: car il ne faut pas qu'il soit cause de
mouvoir les tourmentes, mais aussi ne faut-il pas qu'il abandonne
son païs au besoing, quand il les sent venir: ne qu'il poulse
sa ville en apparent danger, mais aussi quand elle y est une fois
esbranlee, et qu'elle flotte en danger, c'est à luy à
la secourir en jettant la derniere ancre sacree de soy-mesme, qui
est la hardiesse de franchement parler, quand il est question de si
grande chose que du salut de son païs: comme furent les
affaires qui arriverent aux Pergameniens du temps de Neron, et
nagueres aux Rhodiens du temps de Domitian, et au paravant aux
Thessaliens du temps d'Auguste, pour avoir bruslé tout vif
Petr@eus. En telles occurrences vous ne verrez point que l'homme de
gouvernement, s'il est digne d'un tel nom, face du restif, ne qu'il
tire le pied arriere de peur, ou qu'il accuse les autres, et qu'il
se tire luy-mesme hors de la meslee du danger, ains le verrez aller
en ambassade, s'embarquer sur mer, parler le premier, disant non
seulement,
Nous avons fait, Apollo, l'homicide,
Fay que la peste hors nostre pays vuide:
mais encore qu'il ne soit point coulpable du peché de la
commune, si se mettra-il en danger pour eux: car c'est chose tres-
honneste, et outre l'honnesteté du faict en soy, il est
advenu plusieurs fois, que la vertu et grandeur de courage d'un tel
homme a tant esté estimee, qu'elle a effacé le
courroux qui estoit émeu contre toute une commune, et a
dissipé toute l'aigreur et la fureur d'une menasse, ainsi
qu'il advint à un Roy de Perse à l'endroit de Bulis et
de Sperchis gentils-hommes Spartiates, et comme feit aussi Pompeius
envers Sthenon son hoste: car aiant proposé de punir
aigrement les Mamertins de ce qu'ils s'estoient rebellez contre luy,
Sthenon luy dit, qu'il ne feroit pas bien ne justement s'il faisoit
mourir plusieurs innocents au lieu d'un seul qui estoit coulpable,
pour ce que c'estoit luy seul qui avoit fait rebeller toute la
ville, y aiant induit ses amis par amour, et ses ennemis par force.
Ces paroles toucherent tellement au coeur de Pompeius, qu'il
pardonna à la ville, et se porta humainement envers Sthenon.
Et l'hoste de Sylla aiant usé de semblable vertu, mais non
pas envers un semblable seigneur et capitaine, mourut genereusement:
car Sylla aiant pris la ville de Pr@eneste, condamna tous les
habitans à mourir, excepté son hoste, auquel il
pardonna pour l'anciene alliance d'hospitalité qu'il avoit
avec luy: mais son hoste luy respondit, qu'il ne vouloit point estre
tenu de sa vie au meurtrier de son pays, et se jetta parmy la troupe
de ses citoyens que lon massacroit, où il fut meurtry quant
et eux. Or faut-il bien prier aux Dieux qu'ils nous gardent de
tomber en si calamiteux temps, et en esperer de meilleurs: mais au
reste il faut estimer tout magistrat public, <p 172v>et
celuy qui l'exerce, chose grande et sacree: à l'occasion
dequoy il le faut sur tout honorer, et l'honneur qu'on doit au
magistrat, est de s'accorder avec luy, et aimer ceux qui sont
constituez pour l'exercer: cest honneur-là est beaucoup plus
digne que ne sont pas les couronnes qu'ils portent sur leurs testes,
ny leurs grands manteaux de pourpre. Mais ceux qui prennent le
commancement de leur amitié pour avoir esté ensemble
à la guerre, ou avoir passé les ans de leur
adolescence ensemble: et au contraire prennent pour commancement de
leur inimitié d'estre capitaines ensemble, et avoir quelque
charge de la Chose publique ensemble, ils ne sçauroient
eviter que ce ne soit pour l'une de ces trois mauvaises causes, ou
que estimans leurs compagnons semblables à eux, ils
commancement les premiers à les embrouiller de dissension: ou
les estimans plus grands, ils leur portent envie: ou plus petits, et
ils les mesprisent: là où il faut courtiser les plus
grands, honorer les egaulx, et avancer les petits, et les aimer et
ambrasser tous, comme aians avec eux une amitié engendree,
non pour avoir mangé à une mesme table, ou
disné à un mesme festin, ains par une obligation
commune et publique, comme si c'estoit une benevolence paternelle,
contractee pour l'affection commune envers la patrie. C'est pourquoy
Scipion fut mal-estimé à Rome, de ce qu'en dediant le
temple d'Hercules, aiant convié tous ses amis au bancquet, il
n'y feit point semondre son compagnon au magistrat Mummius: car
encore qu'ils se sentissent d'ailleurs n'estre pas amis, si est-ce
qu'en telles occasions il se devoient honorer et caresser l'un
l'autre, à raison de leur commun magistrat. Si doncques
Scipion, personnage au demourant grand et admirable, a encouru
reputation d'estre fier et presumptueux, pour avoir oublié et
omis une si petite demonstration d'humanité, comment est-ce
que celuy qui s'efforcera de diminuer la dignité de son
compagnon, ou qui taschera à luy faire recevoir une honte,
mesmement en chose où il va de l'honneur, ou qui par une
arrogance voudra tout faire, et s'attribuer tout à luy seul,
comment le pourra lon estimer homme modeste et raisonnable? Il me
souvient qu'estant encore bien jeune, je fus envoyé, avec un
autre, en ambassade devers le Proconsul, et ce mien compagnon estant
ne sçay pourquoy demouré derriere, j'y allay seul, et
feis ce que nous avions commission de faire: à mon retour,
ainsi que je voulu rendre compte en public, et faire le rapport de
ma charge, mon pere se levant seul, me defendit de dire, Je suis
allé, mais nous sommes allez: ny, j'ay parlé, mais
nous avons parlé: et faire mon recit en associant tousjours
mon compagnon à ce que j'avois fait: cela est non seulement
gracieux et humain, mais qui plus est, il oste de la gloire ce qui
offense, l'envie. C'est pourquoy les grands capitaines attribuent et
ascrivent leurs beaux faicts à la fortune, et à leur
bon ange, comme feit Timoleon, celuy qui ruïna les tyrannies
establies en la Sicile, lequel fonda un temple à la bonne
fortune. Et Python estant hautement loué et prisé
à Athenes, pour avoir occis de sa main le Roy Cottys:
«C'est Dieu, dit-il, qui pour le faire s'est voulu servir de ma
main.» Et Theopompus Roy des Laced@emoniens, à un qui
luy disoit, que Sparte demouroit sur ses pieds, pourautant que les
Roys y sçavoient bien commander: «Mais plus tost, dit-
il, pource que le peuple y sçait bien obeïr.» Ces
deux choses là se font par le moyen l'une de l'autre: mais il
y en a la plus part qui disent et estiment, que la meilleure partie
de la science civile de gouverner, est, sçavoir rendre les
hommes idoines à estre bien commandez: car en chasque ville
il y a tousjours trop plus grand nombre de ceux qui sont commandez,
que de ceux qui commandent, et chascun en chascune commande à
son tour, pour un peu de temps, au moins en un gouvernement
populaire, et est puis apres commandé tout le reste de sa
vie, de maniere que c'est un treshonneste, et tres-utile
apprentissage, que d'apprendre à obeïr à ceux qui
ont authorité de commander, encore qu'ils soient de moindre
estoffe, et de moindre credit que nous. Car il n'y auroit point de
propos qu'un excellent et premier <p 173r>joueur de
Trag@edies, comme seroit un Theodorus, ou un Polus, marche bien
souvent apres quelque mercenaire qui n'aura trois mots à
dire, et qu'il parle en toute humilité et reverence à
ce mercenaire, pource qu'il a le bandeau royal du diadesme à
l'entour de la teste, et le sceptre en la main: et qu'en action
veritable et non feinte, un riche et puissant homme contemne et
mesprise celuy qui sera en magistrat, d'autant qu'il sera homme
simple et de petit estat, oultrageant et ravallant la dignité
publique, pour cuider faire paroistre la sienne privee, là
où il devroit plus tost adjouster de son credit, et de sa
puissance à celle du magistrat. Comme en la ville de Sparte,
les Roys se levoient de leurs chaires au devant des Ephores, et de
tous les autres citoyens, celuy qui estoit mandé par eux n'y
venoit pas le pas, ains courant à grand' haste, pour monstrer
à leurs citoyens comme ils estoient bien obeïssans, se
glorifians de ce qu'ils honoroient leurs magistrats, non pas comme
quelques sots glorieux, de mauvaise grace, et de pervers jugement,
qui pour monstrer qu'ils ont grande authorité, feront quelque
honte aux juges et directeurs des combats, ou diront injure aux
entrepreneurs qui font jouër les Trag@edies et Com@edies
és festes Bacchanales, ou se mocqueront des capitaines, ou de
ceux qui president aux jeux et exercices de la jeunesse, n'entendans
pas que l'honorer bien souvent est plus honorable, que non pas
l'estre honoré: car à un homme d'honneur qui a grande
suitte et grande authorité en une ville, ce luy est un
ornement plus grand d'accompagner et costoyer le magistrat, que si
le magistrat le convoyoit et l'accompagnoit: et pour mieux dire,
cela cause un desplaisir, et une envie aux coeurs de ceux qui le
voyent, et cecy apporte une vraye gloire, qui procede de
benevolence, quand on le voit quelquefois à l'huis d'un
magistrat, quand il le saluë le premier, et quand il luy donne
le lieu du milieu en se promenant, il adjouste cest ornement
à la dignité de la ville, et ne diminue rien de la
sienne: aussi est-ce chose, qui attrait grandement la grace du
peuple, que d'endurer patiemment une injure ou une cholere de celuy
qui commande, y repliquant ce que dit Diomedes en Homere,
Il m'en viendra cy apres grande gloire:
ou le dire de Demosthenes, que maintenant il n'est pas seulement
Demosthenes, mais il est legislateur, il est president des jeux
sacrez, il a une couronne sur la teste: et pourtant il en faut
remettre la vengeance à un autre temps: car ou nous luy
courrons sus, apres qu'il sera deposé de son magistrat, ou
nous gaignerons cela à differer, que nostre cholere en sera
passee. Bien faut-il tousjours faire à l'envy des magistrats
en diligence, soing et provoyance du bien public, s'ils sont
personnes de bonne sorte, en leur allant declarer et exposer ce qui
se presentera bon à faire, en leur baillant à executer
ce que nous aurons meurement deliberé, et leur donnant moyen
de se faire honorer, en profitant par mesme conseil à la
Chose publique: mais si ce sont personnes, qui ou par crainte et
faute de coeur, ou par malignité, restivent à entendre
à ce que nous leur mettrons en avant, alors il fault que nous
mesmes allions le declarer publiquement au peuple, non pas negliger,
dissimuler, ou passer soubs connivence aucune chose qui appartienne
au bien public, soubs couleur de dire, qu'il n'appartient à
autre qu'au magistrat, d'estre curieux, ny de s'entremettre du
maniement des affaires: car la loy generale donne tousjours le
premier lieu du gouvernement à celuy qui fait ce qui est
juste, et qui cognoist ce qui est profitable, comme lon peut
comprendre par l'exemple de Xenophon: lequel escrit de soy-mesme,
«Il y avoit en l'armee un appellé Xenophon, qui n'estoit
ne capitaine, ny lieutenant, mais qui pour entendre ce qu'il falloit
faire, et l'oser entreprendre, se meit à commander, si bien,
qu'il fut cause de sauver les Grecs.» Et le plus glorieux faict
d'armes que feit jamais Philopoemen, fut, que quand il eut nouvelle
comme le Roy Agis avoit surpris la ville de Messene, et que le
capitaine general des Ach@eiens ne la vouloit pas aller
<p 173v>secourir, ains restivoit de peur, luy avec une
trouppe des plus gaillards et plus deliberez y alla, sans aucun
mandement public, et osta la ville d'entre les mains d'Agis: non pas
qu'il faille pour choses legeres et vulgaires attenter rien de
nouveau, ains seulement pour choses necessaires, comme feit lors
Philopoemen: ou belles et honnestes, comme Epaminondas, lequel
estendit et allongea le temps de son magistrat de Boeotarche, quatre
mois plus qu'il n'estoit permis par la loy du païs, durant
lesquels il entra en armes dedans le païs de la Laconie, et
feit rebastir et repeupler Messene, à fin que si d'adventure
il en advenoit puis apres quelque plainte ou accusation, nous aions
pour response à l'accusation l'excuse de la necessité,
ou pour reconfort du peril auquel nous nous serons exposez, la
grandeur et beauté de la chose entreprise. On recite et
remarque une sentence de Jason, celuy qui jadis fut tyran de la
Thessalie, laquelle il disoit et repetoit souvent, toutes et quantes
fois qu'il forceoit ou outrageoit quelques uns des particuliers
habitans du païs, «Qu'il est force de faire injustice en
petites choses, qui veut venir à chef de faire justice
és grandes: et qu'il est necessaire de faire tort en destail,
qui veut faire droict en gros:» mais quant à ceste
sentence-là, il est aisé à veoir de prime face,
que c'est une instruction propre pour un qui se veut faire seigneur
et usurper la tyrannie. Ceste regle est bien plus civile,
«Qu'il fault laisser aller plusieurs choses legeres pour
gratifier au peuple, à fin de pouvoir en choses grandes luy
resister et le garder de faillir:» car celuy qui veut estre en
toutes choses regardant de trop pres, et trop vehement, sans jamais
rien ceder ny lascher, ains est tousjours aspre et inexorable, il
accoustume le peuple à estriver opiniastrement, et se
courroucer contre luy,
Mais un peu la scote lente
Contre l'onde violente
Sçavoir à propos lascher,
partie en se relaschant un peu soymesme, et se jouant gracieusement
avec eux, comme à faire sacrifices, à veoir les jeux
des combats, à assister aux Theatres, partie en ne faisant
pas semblant de les veoir ny ouïr, comme nous faisons aux
fautes des petits enfans en la maison, à fin que
l'authorité de les reprendre et de parler franchement
à eux, comme la force d'une drogue non sus-annee ny passee,
ains estant en sa vertu et vigueur, ait plus d'efficace et plus de
foy pour les toucher et assener au vif, quand il sera question de
choses de grande consequence. Alexandre aiant entendu que sa soeur
avoit eu accointance d'un beau jeune gentilhomme, il ne s'en
courroucea point autrement, ains dit qu'il luy falloit aussi bien
à elle permettre de se sentir et jouïr un peu de la
royauté: ne faisant pas en cela sagement, de luy conceder
cela qui faisoit honte à sa grandeur: car il ne faut pas
estimer jeu ne plaisir ce qui est la ruine ou le deshonneur d'un
estat. Et pourtant le sage homme de gouvernement ne permettra point,
tant qu'il luy sera possible, que le peuple face une injure aux
particuliers habitans, comme seroit en confisquant leur bien, en
leur laissant departir entre eux les deniers communs, ains y
resistera de tout son pouvoir en les preschant, menassant et
intimidant, il combattra contre tous tels appetits desordonnez d'une
commune: à l'opposite de ce que feit Cleon à Athenes,
qui nourrissant et augmentant tels fols desirs du peuple, fut cause
de faire naistre en la ville plusieurs frelons et mousches guespes,
comme dit Platon, qui veulent vivre sans rien faire que poindre et
picquer tantost cestuy-cy, et tantost celuy-là. Mais si le
peuple d'adventure prend une feste solennelle du païs, ou bien
l'honneur de quelque Dieu pour occasion de faire quelques jeux, ou
quelque donnee legere, ou quelque gracieuseté honneste ou
magnificence publique, il est raisonnable, que leur permettant
telles choses on les laisse jouïr aucunement et de leur
liberté et de leur opulence: car au gouvernement de Pericles
et de Demetrius Phalereus, il y a plusieurs exemples de choses
semblables. Cimon mesme embellit <p 174r>la place d'Athenes
de plusieurs belles allees de platains, qu'il y feit planter
à la ligne: et Caton voyant au temps de la conjuration de
Catilina, que le menu peuple de Rome estoit tout esmeu par les
menees de Jule C@esar, et qu'il ne falloit gueres de chose pour
faire changer tout l'estat, il persuada au senat d'ordonner, qu'il
se feroit quelque petit donnee et distribution de deniers aux
pauvres citoyens: et cela fait à propos appaisa tout le
tumulte, et reprima la sedition et soublevation qui estoit toute
preste à se faire. Tout ainsi que le sage et discret medecin,
apres qu'il a tiré à son patient beaucoup de sang
corrompu, luy donne un peu de bonne nourriture: aussi
l'advisé gouverneur d'estat populaire, apres avoir
osté à la commune quelque grande chose, qui estoit
pour leur apporter honte et dommage: au contraire, par quelque
legere grace et doulceur qu'il leur concede, il les reconforte et
engarde de se fascher et de se plaindre. Et n'est pas mauvais
quelque fois pour les destourner d'une folie à quoy ils ont
affection sans propos, de les ramenera à autres choses qui
sont utiles, ainsi que feit Demades, lors qu'il avoit la
superintendance des finances, et de tout le revenu de la Chose
publique, estant le peuple d'Athenes en volonté d'envoyer des
galeres au secours de ceux qui s'estoient rebellez contre Alexandre
le grand, et luy commandant de fournir argent pour cest effect: il
leur dit, Vous avez bien de l'argent tout prest, car j'en avoir fait
provision pour vous distribuer à ceste feste des Bacchanales,
si que chascun de vous eust peu avoir environ demy mar d'argent, qui
eust esté environ cinq escus pour teste: si vous aimez mieux
que ces deniers soient employez à cest usage, je m'en
rapporte à vous, usez ou abusez-en, comme de chose vostre:
par ceste ruze les aians destournez de vouloir plus armer la flotte
de vaisseaux qu'ils vouloient envoyer, de peur de perdre la
distribution qu'il leur promettoit, il les engarda d'offenser
griefvement Alexandre. Il y a beaucoup de telles volontez
dommageables et dangereuses, qu'il seroit impossible de rompre de
droit fil, mais il y faut user de destour et de torse, comme feit un
jour Phocion, quand les Atheniens vouloient à toute force
qu'il allast hors de temps et de saison dedans le païs de
Boeotie: car il feit incontinent crier à son de trompe, que
tous citoyens, depuis l'aage de l'adolescence jusques à
soixante ans, eussent à le suivre avec leurs armes: à
raison duquel cry s'estant elevé un grand bruit des
vieillards, qui se mutinoient de ce qu'on les faisoit aller à
la guerre en tel aage: «Quel mal y a-il, leur dit-il, J'ay bien
quatre vingts ans, et seray avec vous comme vostre capitaine.»
Par tels moyens on pourra rompre beaucoup d'ambassades importunes,
en y commettant ceux que lon verra les plus mal-dispos à
faire voyages, plusieurs entreprises de grands bastiments inutiles,
en commandant de contribuer doncques argent, et plusieurs
procés incivils, en leur disant, qu'ils aillent doncques eux
mesmes à la court pour les solliciter: à quoy faire il
y faut attirer et associer les premiers ceux qui mettent telles
choses en avant, et qui incitent le peuple à les vouloir: car
s'ils reculent, il semblera qu'ils rompent eux mesmes ce qu'ils
auront proposé, et s'ils l'acceptent, ils porteront partie de
la fascherie, et de la peine qu'il y aura. Mais là où
il sera question de quelque affaire de grande consequence et de
grande utilité pour le public, où il faudra grandement
travailler et chaudement s'y employer, alors regarde à
choisir de tes amis ceux qui auront le plus d'authorité, et
mesmement entre les autres, ceux qui seront de plus doulce nature:
car ceux-là te resisteront le moins, et te secoureront le
plus, aians le sens bon, et point de jalousie ny
d'opiniastreté: toutefois en cela faut-il encore que chascun
cognoisse bien sa nature, et qu'entendant ce à quoy il est
moins apte, il eslise pour adjoincts plus tost ceux qu'il sentira
valoir en ce qui est requis pour ce qui se presente, que ceux qui
luy seront plus semblables: comme Diomedes estant deputé pour
aller recognoistre le camp des ennemis, choisit pour son compagnon
le plus advisé, et laissa les plus vaillans: par ce moyen les
actions en seront mieux contrepesees, et ne s'engendrera pas si
facilement <p 174v>la jalousie et l'@emulation entre ceux
qui desirent faire cognoistre leur valeur en vertus differentes. Si
doncques tu as une cause à plaider, ou une ambassade à
faire, choisy pour ton adjoinct quelque homme bien eloquent, si tu
te sens mal-idoine à bien parler, ainsi comme Pelopidas
choisit Epaminondas: Si tu te sens mal-propre à caresser une
commune, et avoir le coeur en trop bon lieu pour t'abaisser à
faire la court, comme estoit Callicratidas capitaine Laced@emonien,
choisis en un qui ait grace à entretenir les gens, et qui
soit bon courtisan. Si tu as le corps foible, et mal-dispos pour
porter beaucoup de peine, eslis en un qui soit plus robuste, et qui
aime à travailler, comme Nicias choisit Lamachus. C'est ainsi
que Geryon estoit esmerveillable, que aiant plusieurs jambes,
plusieurs bras, et plusieurs yeux, le tout estoit regy et
gouverné par une seule ame: mais les sages hommes de
gouvernement s'ils s'entre-entendent, peuvent bien conferer
ensemble, non seulement leurs corps et leurs biens, mais aussi leurs
fortunes, leurs credits, et leurs vertus en un mesme affaire: de
sorte qu'ils viendront tousjours mieux à bout de quelque
execution qu'ils entreprennent à faire, que ne fera un autre
qui qu'il soit. Non pas comme les Argonautes, qui, apres avoir
delaissé Hercules, furent contraincts d'avoir recours aux
sorcelleries et enchantements d'une femme pour se sauver, et
desrober la toyson d'or. Or y a-il des temples, ausquels ceux qui
entrent, laissent l'or dehors, s'ils en ont sur eulx: et quant au
fer, on n'en porte presque, en maniere de dire, dedans pas un: et
d'autant que la tribune aux harangues, et le siege presidial est un
temple commun à Jupiter conseiller et garde des villes, et
à justice et equité, avant que d'y mettre le pied,
dés à present despouille ton ame de toute avarice, de
toute convoitise d'avoir, comme si c'estoit du fer, ou bien une
maladie pleine de rouille, et la rejette en la balle des marchands,
des revendeurs, banquiers et usuriers, et t'en esloigne le plus
arriere que tu pourras, estimant que celuy qui s'enrichit du
maniement des affaires publiques, est un sacrilege qui desroberoit
jusques sur le maistre autel, jusques dedans les sepultures des
morts, dedans les coffres de ses amis, s'enrichiroit de trahison et
de faulx tesmoignage: qu'il est conseiller infidele, juge parjure,
magistrat concussionnaire, brief contaminé de toutes les
meschancetez que l'homme peut commettre: et pour ceste cause n'est-
il ja besoing de plus amplement en parler. Au demourant l'ambition,
encore qu'elle soit de plus belle apparence que l'avarice, apporte
neantmoins des pestes non moins dangereuses ne moins pernicieuses
qu'elle, au gouvernement de la Chose publique: car elle est
ordinairement accompagnee d'audace et de temerité, d'autant
qu'elle ne s'engendre point és natures basses, ny foibles ou
paresseuses, mais principalement és fortes, actives, et
vigoureuses: et la vogue des peuples qui l'enléve et la
poulse bien souvent par louange qu'on leur donne, rend son
impetuosité bien mal-aisee à retenir, à manier
et regir. Comme doncques Platon escrit qu'il faut accoustumer les
jeunes garçons dés leur enfance à ouir dire,
qu'il ne leur est pas loisible, ny de porter de l'or à
l'entour de leur corps pour ornement, ny mesme en avoir et posseder,
pour ce qu'ils en ont un autre propre interieur meslé avec
leur ame: voulant donner à entendre soubs paroles couvertes,
à mon advis, la vertu derivee de leurs ancestres, par la
descente et continuation de leur race: ainsi pouvons nous
reconforter et addoucir la cupidité de l'ambition, en
remonstrant aux esprits ambitieux, qu'ils ont en eux de l'or qui ne
se peut ternir, gaster ne contaminer par l'envie, ne par Momus mesme
le repreneur des Dieux, qui est l'honneur lequel ira tousjours
croissant et augmentant, tant plus on discourra, considerera et
rememorera les chosses par eux faittes et accomplies au gouvernement
de la Chose publique: et pourtant qu'ils n'auront pas besoing de ces
autres honneurs qui se moulent, qui se taillent, ou qui se paignent,
ne qui se fondent en bronze, attendu que bien souvent, ce que plus
on y prise, appartient à autre qu'à eux. Car la statue
que feit Polycletus du <p 175r>Trompette, et celle du
Hallebardier sont louees, pour le regard de celuy qui les a faittes,
non pour le regard de ceux en faveur de qui elles furent faittes. Et
Caton lors que la ville de Rome commanceoit desja à se
remplir toute d'images et de statuës, ne voulut pas permettre
qu'on en feist aucune pour luy, disant, qu'il aimoit mieux que lon
demandast pourquoy on ne luy en avoit point fait, que pourquoy on
luy en avoit fait: car ces choses-là apportent envie, et si
pensent les peuples estre redevables à ceux, à qui ils
n'ont point baillé de telles fumees, et au contraire, ceux
qui les ont receuës, leur sont ennuyeux et fascheux, comme
ayans recerché d'avoir les affaires de la ville en main,
à fin d'en recevoir un tel salaire. Ainsi donc comme celuy
qui auroit navigué sans peril tout le long du gouffre de
Syrtis, et puis se seroit venu perdre et noyer à l'entree du
port, n'auroit pas fait rien de grand, ny de fort recommendable:
aussi celuy qui se seroit sauvé du thresor, et auroit
eschappé les fermes publiques, c'est à dire qui
n'auroit point souillé ses mains du larrecin des deniers
communs, ny de mauvaise intelligence avec les fermiers des
impositions et gabelles publiques, et puis se seroit laissé
prendre à la cupidité de vouloir presider au palais,
et d'estre le premier au conseil de la ville: celuy-là auroit
bien donné contre une plus haulte roche, mais il seroit
allé à fond, et se seroit noyé aussi bien que
les autres: ainsi seroit-ce de beaucoup le meilleur, n'appeter ny
convoiter point ces honneurs-là, ains les fuir et refuser du
tout. Toutefois si d'aventure il est malaisé de rebouter de
tout poinct une grace et une demonstration d'amitié que le
peuple a quelquefois envie de faire à ceux qui combattent en
ce champ de gouvernement, non à un jeu de pris d'argent, ny
de riches presents, ains à un jeu veritablement sainct et
sacré, et digne d'estre couronné, il suffise de se
contenter de quelque honorable inscription, ou de quelque tableau,
ou quelque decret publique, quelque rameau de laurier ou d'olive,
comme Epimenides en eut un de l'olive sacree du chasteau d'Athenes,
pour avoir nettoyé et purifié la ville: et Anaxagoras,
refusant tous autres honneurs qu'on luy vouloit decerner, demanda
seulement que le jour qu'il mourroit, les enfants eussent
congé de jouër, et n'allassent point à l'eschole
pour ce jour-là: et aux sept gentils-hommes Persiens, qui
tuerent les Mages tyrans, on leur donna privilege de porter le
chappeau poinctu Persien, penchant sur le devant de la teste,
à eulx et à ceulx qui descendroient d'eux: car
c'estoit le signal qu'ils avoient pris entre eulx, quand ils
allerent pour executer leur entreprise. Aussi eut de la
civilité et modestie grande, l'honneur qu lon feit à
Pittacus: car comme ses citoyens luy eussent permis et
commandé de prendre de la terre qu'il avoit conquise sur les
ennemis, autant comme il en voudroit pour luy, il en prit seulement
autant que contenoit le jet de son javelot qu'il lancea: et le
Romain Cocles eut autant de terre comme il en peut labourer en un
jour, estant boitteux: car il ne fault pas qu'un honneur civil soit
salaire d'un acte vertueux fait pour le public, ains marque pour la
souvenance seulement, à fin que la memoire en demeure plus
longuement, comme ont fait ceux que nous avons recitez. Là
où les trois cents statuës de Demetrius le Phalerien
n'engendrerent jamais rouille, ny crasse et ordure, ains furent
toutes de son vivant mesmes abbatuës, et celles de Demades
furent fonduës, et en feit on des vrinaux, et bassins à
selles percees, et plusieurs autres tels honneurs ont esté de
mesme effacez, aians despleu et fasché au monde, non
seulement pour la mauvaistié de ceux qui les recevoient, mais
aussi pour la grandeur de ce qu'on leur donnoit: et pourtant la plus
honneste et plus seure garde de l'honneur pour le faire longuement
durer, c'est la sobrieté et simplicité, pour ce que
les honneurs excessifs et desmesurez en grandeur, sont ne plus ne
moins que les statuës mal-contrepesees et mal-proportionnees,
lesquelles se ruïnent et tombent par terre d'elles mesmes:
J'appelle maintenant honneurs ces choses exterieures, comme fait le
vulgaire, entant <p 175v>qu'il est loisible, comme dit
Empedocles: toutefois j'afferme aussi bien que les autres, que le
sage homme d'estat et de gouvernement ne doit point mespriser le
vray honneur, qui gist en la benevolence et bonne affection de ceux
qui ont souvenance des services et biens qu'ils ont receus: ny ne
doit point contemner la gloire, fuyant le plaire à ses
prochains, ainsi que vouloit Democritus: car ny les escuyers ne
doivent pas rejetter les caresses de leurs chevaux, ny les veneurs
les festes de leurs chiens, ains les doivent plus tost cercher, pour
ce que c'est chose utile et plaisante de pouvoir imprimer à
tels animaux, qui nous sont familiers, et vivent avec nous, une
telle affection en nostre endroit, comme le chien de Lysimachus
monstra envers son maistre, et que le poëte Homere recite des
chevaux d'Achilles envers Patroclus. Et quant à moy j'estime,
qu'il en prendroit mieulx aux abeilles, si elles vouloient caresser,
et laisser amiablement approcher d'elles, ceux qui les nourissent,
et qui les traittent et ont soing d'elles, plus tost que de les
picquer, et de s'aigrir si asprement contre eulx: mais maintenant
les hommes aussi les chastient avec de la fumee, et domtent les
chevaux farouches avec des mors de bride, et les chiens subjects
à s'enfuir, ils les attachent à des billots de bois:
là où il n'y a rien qui rende l'homme libre
volontairement obeïssant, et se soubmettant à un autre
homme, que la fiance qu'il a en luy pour l'amour qu'il luy porte, et
l'opinion qu'il a conceuë de sa bonté et de sa justice.
C'est pourquoy Demosthenes dit bien, que les citez libres n'ont
point de meilleur moyen pour se garder et preserver des tyrans, que
de se deffier d'eux: car celle partie de l'ame qui croit et qui se
fie, est celle qui est la plus aisee à prendre. Tout ainsi
donc comme le don de prophetie qu'avoit Cassandra, ne servoit de
rien à ses citoyens, d'autant qu'ils ne luy croyoient
point,
Dieu n'a voulu que ma voix prophetique
Portast effect à la Chose publique:
Car quand ils ont receu quelque meschef,
Tant que le mal leur poise sur le chef,
Je suis par eux alors sage appellee,
Mais au surplus folle et escervellee:
ainsi la foy et bienveuillance des citoyens d'Archytas et de Battus
envers eux apporterent de grands profits aux uns et aux autres qui
se voulurent servir d'eux, et suivre leur conseil, pour la bonne
opinion qu'ils en eurent: aussi est-ce le premier et principal bien
qui soit en la reputation des hommes de gouvernement, la foy et
confiance que lon a en eux, laquelle leur ouvre la porte à
faire toutes bonnes actions: le second bien est l'amitié et
bienveuillance du peuple, qui est aux bons un bouclier et un rempar
grand à l'encontre des envieux et des meschants,
Comme la mere empesche que la mousche
Son fils dormant de doux sommeil ne touche,
destournant l'envie qui peult sourdre à l'encontre d'eux: et
quant au credit egalant celuy qui sera né de bas et petit
lieu aux plus nobles, le pauvre aux riches, et le privé au
magistrat: brief quand vertu et verité sont conjoinctes
à ceste benevolence populaire, c'est comme un vent fort et
gaillard en pouppe, qui les poulse à toute entremise de
gouvernement. A l'opposite aussi peult-on voir quels effects produit
la disposition contraire és coeurs du peuple, par tels
exemples: car ceux d'Italie aians surpris la femme et les enfans du
tyran Dionysius, apres les avoir forcez et violez honteusement les
feirent mourir, et puis en aiant bruslé les corps, en
jetterent les cendres dedans la mer. Au contraire, un Menander aiant
regné doucement sur les Bactriens, et estant à la fin
mort en la guerre, les villes de son obeïssance feirent bien
ensemble, et par commun accord, les funerailles et obseques: mais
quand ce vint à sçavoir où lon en logeroit les
reliques, elles en vindrent en tresgrande contention les unes contre
<p 176r>les autres, qu'elles pacifierent à la fin
à grande peine, soubs condition que ses cendres seroient
partagees egalement entre elles, et qu'en chascune y auroit une
sepulture de luy.
A l'apposite, ceux d'Agrigente, apres qu'ils furent delivrez du
tyran Phalaris, feirent une ordonnance, que de là en avant il
ne fust loisible à aucun de porter robbe de couleur
bleuë, pour ce que les satellites de ce tyran avoient
porté des hocquetons bleus: Et les Persiens, pour ce que
Cyrus avoit le nez aquilin, jusques aujourd'huy aiment encore ceulx
qui l'ont tel, et les estiment les plus beaux. C'est l'amour le plus
sainct, et le plus puissant de tous, que celuy que les villes et
peuples portent à quelqu'un de leurs citoyens pour sa vertu:
les autres honneurs, ainsi nommez à faulses enseignes et
demonstrations de bienvueillance, que les peuple donnent à
ceux qui leur font bastir des Theatres, jouër des jeux,
distribuer de l'argent, ou d'autres presens, ou de leur donner le
passetemps de voir combattre des gladiateurs et escrimeurs à
outrance, ressemblent proprement aux caresses et flatteries des
putains, qui rient tousjours à celuy qui leur donne et qui
leur fait plaisir, que est une reputation qui ne dure gueres, ains
se passe en bien peu de temps. Celuy qui dit le premier, que le
premier qui donna de l'argent au peuple, enseigna le vray moyen de
ruïner l'estat populaire, entendit bien, qu'un peuple perd son
authorité, quand il se rend subject à corruption: mais
aussi fault-il bien que ceux qui le corrompent entendent, qu'ils se
ruïnent et destruisent eux-mesmes, achettans leur reputation
à si grands frais et si grands despens, et rendent la commune
plus haultaine et plus arrogante, d'autant qu'elle presume qu'il est
en sa puissance de donner ou oster une chose grande. Ce n'est pas
à dire,que je veuille que l'homme d'estat, és
despenses ordinaires et liberalitez accoustumees, se monstre chiche
et mechanique, quand ses affaires luy en donneront le moyen, par ce
qu'un peuple prend en plus grande haine le riche, qui ne luy
communique pas de ses biens en telles occasions, que le pauvre qui
desrobbe du public, pour ce qu'ils estiment que l'un procede de
mespris et de contemnement, et l'autre de necessité. Parquoy
je voudrois que telles largesses premierement se feissent
gratuitement et pour neant, d'autant que faittes en ceste sorte,
elles font admirer et obligent d'avantage ceux qui les
reçoivent: et puis je voudrois que ce fust tousjours pour
occasion belle, bonne et honneste, comme pour l'honneur de quelque
Dieu: ce qui attire tousjours de plus en plus le peuple à
devotion, pource que tout ensemble il s'imprime au coeur du peuple
une vehemente opinion et apprehension, que la divinité et
majesté des Dieux doit estre grande et venerable chose, quand
ils voyent ceux qu'ils honorent, et qu'ils reputent grands
personnages, si affectionnez à despendre liberalement pour
les servir et honorer. Tout ainsi donc comme Platon defend aux
jeunes qui apprennent la musique, l'harmonie Lydiene et la
Phrygiene, d'autant que l'une excite en nostre ame toutes affections
plaintives et lamentables, et l'autre augmente l'inclination
à la volupté et lubricité: ainsi quant aux
largesses et despenses publiques, chasse hors de ta ville tant que
tu pourras celles qui provoquent les affections bestiales, barbares
et sanglantes en nostre ame, ou les dissoluës et lubriques: ou
si tu ne les peulx du tout chasser et oster, pour le moins fais
devoir d'en contester tant que tu pourras contre le peuple qui te
demandera de tels spectacles, et fais que le subject de ta despense
soit tousjours honneste et pudique, et la fin et intention bonne et
necessaire, ou pour le moins que le plaisir et joyeuseté qui
y sera, soit sans insolence ny dommage. Mais si d'adventure tes
biens sont mediocres, et que le centre et la circonference d'iceux
ne contiene ny n'embrasse pas plus qu'il ne te fault necessairement,
sçache que ce n'est ny lascheté, ny vileté et
bassesse de coeur, de ceder ces ambitieuses despenses, et laisser
faire ces liberalitez à ceux qui ont bien dequoy, en
confessant franchement sa pauvreté, non pas en s'endebtant et
prenant argent à usure, se faire regarder en pitié, et
mocquer tout ensemble, en telles commissions: par ce
<p 176v>que ceux qui le font, ne peuvent si secrettement
faire, que lon ne pense bien qu'ils entreprennent plus qu'ils ne
peuvent, et qu'ils sont contraincts de molester d'emprunts leurs
amis, ou de flatter et courtiser des usuriers, tellement qu'ils
n'acquierent ny honneur ny credit, ains plustost honte et mespris
par telles despenses. Pourtant seroit il bon, que lon eust tousjours
en telles choses Lamachus et Phocion devant les yeux: car Phocion un
jour comme les Atheniens en un sacrifice luy criassent, qu'il leur
donnast quelque argent pour faire les frais: «J'aurois honte,
ce leur dit-il, de vous donner, et ce-pendant ne payer pas cestui-
cy:» en leur monstrant Callicles l'usurier, duquel il avoit
emprunté. Et Lamachus és comptes de sa charge, quand
il avoit esté capitaine de l'armee d'Athenes en quelque
voyage, il y mettoit tousjours en ligne de compte de la despense,
pour une pair de pantoufles, et pour une robbe à son usage.
Et les Thessaliens ordonnerent à Hermon qui refusoit d'estre
leur capitaine general, par ce qu'il estoit pauvre, un poinson de
vin par chasque mois, et un minot de bled de quatre en quatre jours:
ainsi n'est-ce point honte de confesser sa pauvreté, et n'ont
pas les pauvres moins de moyen d'acquerir credit et authorité
au gouvernement des villes, que ceulx qui despendent beaucoup
à faire des festins et des jeux publiques, pour acquerir la
bonne grace de la commune, prouveu que par leur vertu ils ayent
acquis foy et liberté de franchement parler au peuple.
Pourtant se fault-il bien sagement maistriser et moderer en telles
choses, et ne descendre pas à pied en campagne rase, pour
combattre contre des gens à cheval, ny entrer en carriere
pour faire jeux, ou sur un eschaffault, ny en salle de festin,
estant pauvre, pour faire à l'enuy des riches, à qui
se monstrera plus magnifique, ains fault essayer de manier le peuple
par vertu, par gentillesse de coeur, bon entendement conjoinct avec
une sage parole: en quoy il n'y a pas seulement une
honnesteté venerable, mais aussi une grace attrayante et
favorable,
Plus que tout l'or de Croesus desirable:
car pour estre bon, il n'est pas necessaire d'estre fascheux ne
presumptueux,
Pour estre chaste et bien moriginé
On n'est pourtant severe et rechigné,
Ne par la ville on ne monstre une trongne
Hydeuse à voir, tant elle se renfrongne:
au contraire l'homme de bien est premierement de facile
accés, affable à tous, tenant sa maison ouverte, comme
un port de refuge pour tous ceux qui se veulent servir de luy. Et
puis il ne monstre pas sa debonnaireté soigneuse aux negoces
et affaires de ceulx qui l'employent, mais aussi en ce qu'il se va
resjouïr avec ceulx à qui il sera arrivé quelque
bonne adventure, et condouloir aussi avec ceux ausquels il sera
escheut quelque mesadventure, ne se rendant point moleste ny
fascheux à personne par un grand nombre de vallets qu'il
menera quant et soy aux estuves, ny à retenir places aux
theatres quand on y jouëra des jeux, ny remarquable par aucuns
signes exterieurs de delices et de sumptueuse superfluité:
ains estant egal et semblable au commun des autres en habillements,
en despense de table, en la nourriture de ses enfans, suitte, estat
et vestements de sa femme: et brief se voulant comporter en toutes
choses, comme un simple homme et simple citoyen, n'aiant rien plus
d'apparence que l'un des autres, conseillant au reste chascun
amiablement en son affaire, defendant leurs causes, comme un Advocat
gratuitement sans prendre aucun salaire, reconciliant gracieusement
le mary avec la femme, les amis les uns avec les autres, n'employant
pas une petite partie du jour à la tribune aux harangues, ou
au parquet de l'audience pour le public, et puis tout le reste de sa
vie tirant à soy tous affaires et tous moyens de mesnager de
tous costez pour son particulier profit, ainsi que lon dit que le
vent de C@ecias attire à soy les nuës, ains aiant
tousjours l'esprit tendu au soing <p 177>du public, en
faisant par effect apparoit, que la vie d'un sage homme de
gouvernement est une continuelle action et function publique, non
pas une oysiveté, comme le vulgaire pense. Par ces
façons et autres semblables il gaigne et attire à soy
la commune, laquelle en fin vient à cognoistre que toutes les
flatteries, attraicts et allechements des autres, ne sont que faulx
appasts et amorses bastardes, aupres et à comparaison de la
prudence, bonté et diligence de luy. Les flatteurs qui
estoient alentour de Demetrius ne vouloient pas qu'il appellast les
autres princes de son temps Roys, ains disoient qu'il falloit que
lon nommast Seleucus, le capitaine des Elephans: Lysimachus, garde
des tresors: Ptolomeus, general de la marine: Agathocles, gouverneur
des Isles: mais le peuple encore que du commancement à
l'adventure ils eussent rejetté le sage et prudent homme de
gouvernement, toutefois à la fin apres qu'ils auront cogneu
sa verité, sa preudhomme et bonté de son naturel, ils
le reputeront seul populaire, seul gouverneur, et seul magistrat: et
quant aux autres, ils en appelleront l'un le defrayeur, l'autre le
festoyant, l'autre le president des jeux, et les tiendront pour tels
seulement. Et puis tout ainsi que aux festins dont un Alcibiades ou
un Callias faisoient la despense, il n'y avoit que Socrates qui
parlast, et estoient les yeux de toux les conviez tournez sur luy
seul: ainsi és villes saines et bien ordonnees Ismenias fait
des largesses, Lichas donne à souper, Niceratus
défraye les jeux: mais un Epaminondas, un Aristides, un
Lysander, sont ceux qui tiennent les magistrats, qui gouvernent et
qui commandent aux armees. Ce consideré il ne se faut point
lascher de courage, ny s'estonner pour la reputation qu'acquierent
envers une commune ceux qui lear bastissent des theatres, qui leur
font des festins, et qui tiennent grandes maison, pource que c'est
une gloire qui dure bien peu, et qui se dissoult et s'esvanouït
en fumee quant et la fin de ces combats de gladiateurs, et avec les
jeux de leurs theatres, n'aians en soy rien de venerable ny de
grand. Or ceux qui font mestier de nourrir et gouverner des ruches
d'abeilles disent, que les exaims qui resonnent le plus, et qui font
plus grand bruit, sont les meilleurs, les plus fructueux, et les
plus sains: mais celuy, à qui Dieu a donné la charge
et le soing de l'exaim raisonnable et civil des hommes, jugera celuy
heureux qui sera le plus doulx et le plus paisible, et approuvera
bien les ordonnances et statuts de Solon en plusieurs autres choses,
taschant à les ensuyvre et observer à son pouvoir:
mais il doutera et s'esbahira à quoy il pensoit quand il
escrivoit, que ceux qui en une sedition de ville ne se rengeroient
à l'une ou à l'autre des parties, fussent notez
d'infamie: car en un corps naturel malade, le commancement de
mutation à recouvrement de santé ne luy vient pas des
membres gastez ny des parties malades, mais quand la temperature des
fortes, saines et entieres, est si puissante, qu'elle chasse ce qui
est en tout le reste du corps contre la nature: aussi en un peuple
tumultuant en sedition non dangereuse ny mortelle, ains qui soit
pour se terminer et prendre fin, il fault qu'il y ait beaucoup de
sain et entier, et qu'il y demeure, et se maintienne ensemble: car
il flue et decoule des sages ce qui guarit et penetre à
travers de ce qui est malade: mais les villes qui sont entierement
troublees, et toutes sans dessus dessoubs, perissent de fond en
comble, s'il ne leur survient de dehors quelque contraincte et
quelque chastiement qui les face sages par force. Non pas que je
veuille dire, qu'il faille, en sedition et dissension civile,
demourer insensible et impassible, sans sentir aucune passion du mal
public, en chantant son repos et sa tranquillité, et sa vie
heureuse et paisible, ce-pendant que les autres se battront, en
s'esjouïssant de la follie d'autruy: car c'est là
principalement, où il fault chausser le brodequin de
Theramenes qui servoit à l'un et à l'autre pied, et
parler à toutes les deux parties sans se joindre ny aux uns
ny aux autres: par ce moyen tu ne sembleras pas estre adversaire, en
estant prest à offenser, ains commun à tous en aidant
aux uns et aux autres, et ne t'apportera point d'envie ce que tu ne
te sentiras point du malheur, si tu te monstres avoir
<p 177v>compassion egalement de tous. Mais le meilleur est
de procurer et prouveoir que jamais ils ne viennent à ouverte
sedition, et doit-on estimer, que cela est la cyme et le poinct
principal de toute la science civile de gouverner: car il est tout
evident que c'est la cause des plus grands biens que les villes
sçauroient desirer de la paix, de la liberté, de la
fertilité, de multitude de peuple, et d'union et concorde: et
quant à la paix pour le temps qui court aujourd'huy, les
peuples n'ont pas grand besoing de sages gouverneurs pour la leur
maintenir, pource que toutes guerres, et contre le Grecs et contre
les Barbares, s'en sont fuïes arriere de nous: et quant
à la liberté, les peuples en ont autant qu'il plaist
aux princes et superieurs leur en departir: et le plus, à
l'adventure, ne seroit pas le meilleur pour eulx: quant à la
fertilité de la terre et abondance des fruicts, et la bonne
disposition et temperature des saisons de l'annee,
Que les enfans des ventres de leurs meres
Sortent à temps semblables à leurs peres,
l'homme de bien priant pour le salut d'iceux enfans nouvellement
nez, le demandera en ses prieres aux Dieux pour tous ses citoyens.
Il reste donc à l'homme de gouvernement de tous les ouvrages
proposez, celuy qui est un bien non moindre que pas un des autres,
c'est de faire qu'il y ait tousjours amitié, union et
concorde entre ses citoyens, et chasser hors de sa ville toutes
dissensions, toutes querelles et toutes mal-veuillances, comme entre
communs amis, en reconfortant premierement la partie qui semblera
estre plus offensee, et monstrant de s'en sentir offensé
aussi bien comme eux, et qu'il luy en fait aussi grand mal comme
à eux: et puis petit à petit tascher à les
adoucir, et à leur donner à entendre, que ceux qui
flechissent et qui chalent la voile un petit, surmontent
ordinairement ceux qui s'opiniastrent à vouloir gaigner
à toute force, et surmontent non seulement en douceur et
bonté de nature, mais aussi en grandeur de courage et en
magnanimité: et qu'en pliant et cedant en quelques petites
choses, ils gaignent en de tresbelles et tresgrandes: et puis apres
en remonstrant en particulier à chascun, et en public
à tous, et leur declarant la petitesse et foiblesse des
affaires de la Grece, et qu'il est beaucoup plus expedient aux
hommes de bon et sain jugement, jouïr du fruict et du bien
qu'il y a en ceste imbecillité, en vivant en pais et en
concorde les uns avec les autres, attendu que la fortune ne leur a
laissé au milieu, aucun grand et digne pris à gaigner
pour tous leurs efforts. Car quelle gloire, quelle authorité,
ne quelle puissance demourera à ceux qui gaigneront et qui
demoureront les maistres, que le Proconsul avec un simple mandement
ne renverse et ne transporte en un autre toutes et quantes fois
qu'il luy plaira, encore que quand elle demoureroit, elle ne
meritast pas que lon en feist autrement grand cas. Mais comme le
plus souvent les grands embrazements de feu ne commancent pas aux
edifices saincts et sacrez ny publiques, ains sera par le moyen
d'une lampe que lon aura laissé tomber sans y penser, en
quelque pauvre et petite maison, ou bien quelque paille que lon
bruslera, qui jettera soudain une grande flamme, dont il advient
apres une grande et publique perte de plusieurs bastiments: aussi
n'est-ce pas tousjours par les contentions et dissensions touchant
les affaires publiques que les seditions des villes s'allument, ains
bien souvent les querelles et riottes yssues de negoces
particuliers, et procedees jusques au public, ont mis sans dessus
dessoubs toute une ville. Au moyen dequoy il appartient à
l'homme politique autant que nulle autre chose, d'y prouveoir et
remedier, à fin que tels differents ou ne naissent point du
tout, ou qu'ils soient bien tost assopis, et qu'ils ne croissent
point, ou pour le moins qu'ils ne touchent point au public, ains
demeurent entre ceux qui les auront émeus: en considerant
luy-mesme et le donnant à entendre aux autres, que les privez
debats sont à la fin cause des publiques, et les petits des
grands, quand on les neglige, et que lon n'y use pas des remedes
convenables dés le commancement. <p 178r>Comme lon
tient, que le plus grand mouvement de sedition civile qui fut
oncques en la ville de Delphes, advint par le moyen de Crates,
duquel Orgilaus fils de Phalis estant pres à espouser la
fille, il arriva par cas d'adventure que la couppe, de laquelle on
devoit premierement faire les effusions de vin en l'honneur des
Dieux, et boire puis apres l'un à l'autre par les ceremonies
nuptiales, se rompit en deux pieces d'elle mesme: ce que ledit
Orgilaus prenant à mauvais presage, abandonna l'espousee, et
s'en alla sans rien achever avec son pere: Peu de jours apres, ainsi
comme ils faisoient un sacrifice aux Dieux, Crates leur feit
supposer quelque vase d'or, de ceux qui estoient sacrez et dediez au
temple, et ainsi feit precipiter du haut en bas de la roche de
Delphes, sans autre jugement ny forme de procés, comme
sacrileges manifestes, Orgilaus et son frere: et depuis encore feit
mourir aucuns de leurs parents et amis, bien qu'ils suppliassent
qu'on les laissast jouïr de la franchise du temple de Minerve
providente, dedans lequel ils s'en estoient fuïs: et s'estants
commis plusieurs tels meurtres, les Delphiens à la fin
feirent mourir ce Crates, et ceux qui avec luy avoient émeu
la sedition, puis de l'argent procedé de la confiscation des
excommuniez, ainsi qu'on les appelle, ils feirent bastir les temples
qui sont au bas de la ville. Et à Syracuse de deux jeunes
hommes qui avoient grande familiarité ensemble, l'un s'en
allant hors du païs laissa en garde à l'autre une sienne
concubine jusques à ce qu'il fust de retour: l'autre en
l'absence de son amy la corrompit, et son compagnon à son
retour l'aiant sçeu, feit tant qu'il desbaucha et adultera la
femme de l'autre: et y eut lors un des plus anciens Senateurs qui
meit en avant au conseil, que lon les bannist de la ville tous deux,
devant qu'ils fussent cause de la mettre en combustion, et de la
perdre, en la remplissant de haines et d'inimitiez: ce qu'il ne peut
pas persuader, tellement que le peuple entrant en sedition, par
grandes calamitez ruïna un tres-bon gouvernement. Tu as aussi
des exemples domestique de Pardalus et de Tirrhenus, qui cuiderent
destruire et ruiner la cité de Sardis, pour causes legeres et
privees,l'aiant jettee en guerres et rebellions par leurs factions
et inimitiez particulieres: Pourtant faut-il que l'homme de
gouvernement soit tousjours au guet, et qu'il ne mesprise pas non
plus qu'en un corps naturel les commancements des maladies, les
petites hargnes, qui courent aisément de l'un à
l'autre, ains qu'il les arreste, en y remediant de bonne heure: car
en y aiant bien l'oeil, ce qui estoit premierement grand devient
petit, et ce qui estoit petit se reduit à neant. Or pour les
bien induire et persuader à ce faire, il n'y a point de
meilleur artifice ny de plus grand moyen, que de se monstrer soy-
mesme facile à pardonner, et aisé à reconcilier
en semblables differents, demourant en ses premieres causes et
raisons sans rancune, et n'adjoustant à pas une ny
opiniastreté, ny cholere, ny autre passion qui puisse
engendrer une aspreté et une aigreur és disputes
necessaires et que lon ne sçauroit eviter. Car aux combats et
escrimes des poings que lon fait par plaisir nud à nud, on a
accoustumé de munir les mains de moufles rondes, à fin
que les combattans viennent à s'eschauffer, il n'en puisse
arriver aucun maling accident, estans les coups mols, et ne pouvans
faire grande douleur: Aussi és procés et differents
qui surviennent entre les citoyens d'une mesme ville, le meilleur
est de combattre, en deduisant ses moyens, raisons et arguments tout
simplement et nuement, sans aigrir ny envenimer les affaires, comme
les traicts, en y faisant des incisures, ou en les empoisonnant par
injures, par obstinations maligne, et par menasses, pour rendre le
mal incurable, et l'augmenter, de sorte qu'il vienne à
toucher jusques au public: car celuy qui se portera ainsi en ses
propres affaires envers ses parties, viendra facilement à
bout aussi des autres: et depuis que lon a une fois osté les
occasions particulieres des mal-veuillances privees, les picques et
discordes que lon a à cause du public, sont faciles à
pacifier, et n'apportent jamais inconveniens irremediables ny
malings.
NOUS sçavons bien, Seigneur Euphanes, que tu es assez
coustumier de louër hautement le poëte Pindare, et que tu
as souvent en la bouche ces paroles siennes, comme estans à
ton advis bien assises et veritablement dittes,
Quand le comnbat est presenté,
Qui restive en cerchant excuse,
Jette en profonde obscurité
Le bruit de sa vertu confuse.
Mais pour autant que lon allegue ordinairement plusieurs causes et
pretextes pour couvrir la paresse et faute de coeur de s'entremettre
des negoces et affaires de la Chose publique, et entre autres pour
la derniere, comme par maniere de dire, celle de la ligne sacree, on
nous amene en jeu la vieillesse, et pense lon avoir bien
trouvé un suffisant argument pour reboucher et attiedir le
desir de se faire honneur par le moyen d'iceluy, en nous disant,
qu'il y a un certain but, et fin limitee, non seulement à la
revolution du temps que lon est propre pour les combats et jeux de
pris, mais aussi pour les affaires et negoces publiques: Il m'a
semblé qu'il ne seroit point hors de propos, si je t'envoyois
et communiquois les discours que je fais quelquefois à par-
moy, sur l'entremise des vieilles gens au gouvernement de la Chose
publique, à fin que nul de nous deux n'abandonne le long
pelerinage que nous avons longuement continué en cheminant
tous deux ensembles jusques à present, ny ne rejette la vie
civile au maniement des affaires, non plus qu'il voudroit faire un
vieil compagnon de son aage, ny un ancien familier amy, pour en
prendre une autre non accoustumee, et pour à laquelle se
familiariser et accoustumer il n'auroit pas du temps assez: ains
demourons fermes et constans en la maniere de vivre que nous avons
dés le commancement choisie, tellement que la fin de nostre
vivre soit aussi de bien vivre, si nous ne voulons pour ce peu de
temps qui nous rest à vivre, diffamer le beaucoup que nous
avons desja vescu, comme aiant esté despendu vainement
à nulle bonne et louable intention: car la domination
tyrannique n'est pas un beau monument pour y estre ensevely, ainsi
comme quelqu'un jadis dit au tyran Dionysius, mais à luy
ceste principauté acquise et jouïe par voye si injuste
et si meschante, plus elle duroit sans danger de faillir, plus elle
luy estoit grande et parfaitte calamité: et comme Diogenes
depuis voyant son fils devenu pauvre homme privé, de seigneur
et prince qu'il estoit: O (dit-il) Dionysius, que tu es indigne de
l'estat auquel tu es reduit maintenant! car tu ne meritois pas de
vivre icy en liberté, sans doute quelconque avec nous, ains
devois demourer pardelà comme ton pere, emmuré et
confiné dedans une forteresse, pour toute ta vie, jusques
à la vieillesse. Mais un gouvernement populaire, juste et
legitime, auquel un homme de bien a accoustumé de se monstrer
tousjours, non moins en obeïssant qu'en commandant, utile et
profitable au public, est à la verité un beau
sepulchre pour y estre en tel exercice honorablement inhumé,
en adjoustant à sa mort la gloire de sa vie: c'est le dernier
qui descend soubs terre, comme dit Simonides, sinon à ceux en
qui l'honneur et la bonté meurent premier, et en qui le zele
du devoir se lasse et default devant que la convoitise des choses
necessaires à ceste vie, comme si les parties divines de
nostre ame, et qui dirigent les actions, estoient plus fresles, et
s'amortissoient plus tost que les sensuelles et corporelles: ce qui
n'est ny honneste à dire, ny bon à croire, non plus
que ceux qui disent, que nous ne nous lassons jamais de gaigner,
ains plus tost fault redresser en mieux, et ramener le dire de
Thucydides à la verité, en ne croyant pas ce qu'il
dit, qu'il n'y ait que l'ambition seule qui ne vieillisse point en
l'homme, ains plus <p 179r>tost qu'il y ait aussi la
socialité de vouloir verser et vivre en compagnie, et la
civilité de vouloir entendre et se mesler des affaires: ce
qui persevere tousjours jusques à la fin aux fourmis et aux
abeilles: car jamais homme ne veit qu'une abeille par vieillesse
devint frelon, comme il y a des gens qui veulent que ceux qui ont
esté toute leur vie nourris aux affaires, quand la vigueur de
leur aage est passee demeurent assis, et se retirent en leurs
maisons à ne rien faire, laissans estaindre et consumer la
vertu active par paresse, ne moins que la rouille gaste le fer. Car
Caton disoit tressagement, que la vieillesse d'elle mesme avoit
assez de laideurs, sans que volontairement nous y adjoustissions
encore la villanie et laideur du vice. Or n'y a-il entre tous les
vives un qui plus diffame l'homme vieil, que fait la paresse, la
delicatesse et voluptuosité, le faisant sortir d'un palais
où s'exerce la justice, ou d'une court où se tient le
conseil, pour s'aller cacher en un coing de maison, ne plus ne moins
qu'une femme, ou en quelque terre aux champs, pour avoir l'oeil
à ce que font les moissonneurs et les glaneuses.
Mais où est or' Oedipus, et où sont
Ses tant prisez @enigmes?
ainsi comme il y a en Sophocles. Car de vouloir commancer en la
vieillesse à s'entremettre des affaires, et non pas devant,
comme lon dit que Epimenides s'estant allé coucher jeune, se
resveilla vieillard, cinquante ans apres: ainsi quittant et laissant
un repos si long et si fort collé avec soy par longue
accoustumance, s'aller jetter tout d'un coup en des travaux et des
occupations laborieuses, sans y estre duit, dressé ny
exercité en façon quelconque, et sans avoir
hanté personnes entendues en matiere d'estat, d'y
prattiqué affaires du monde, celuy qui le feroit, donneroit
à l'adventure occasion à qui l'en reprendroit, de luy
mettre au devant ce que la prophetisse Pythie respondit un jour
à quelqu'un qui enqueroit Apollon de semblable chose,
Tu es venu bien tard me demander
Estat qui puisse au peuple commander:
Tu vas à heure indeuë et incivile
Frapper à l'huys de la maison de ville.
comme feroit un mal-appris qui arriveroit au festin, ou un
estranger, la nuict toute noire: tu ne changes pas de lieu ny de
place, mais de vie que tu n'as jamais essayee. Car quant à
ceste sentence de Simonides,
La ville enseigne et rend habile l'homme,
elle est bien vraye en ceux qui ont encore du temps assez pour estre
enseignez, et pour apprendre une science qui ne s'apprend qu'avec
beaucoup de travaux, longues et laborieuses occupations à
toute peine, prouveu encore qu'elle rencontre une nature patiente de
labeur, et qui puisse aisément supporter toutes adversitez de
fortune. Ces raisons-là pourroient sembler bien à
propos alleguees contre ceux qui commanceroient en leur vieillesse
à se vouloir mesler des affaires: et toutefois nous voyons au
contraire, des hommes de grand jugement, qui divertissent les
adolescents et les jeunes gens du gouvernement de la Chose
publique: à quoy se rapporte le tesmoignage des loix, par
ordonnances desquelles à Athenes le crieur public à
haute voix appelle à la tribune, pour haranguer aux
assemblees de ville devant le peuple, non les jeunes gens de
gaillarde cervelle, comme un Alcibiades, ou un Pythias, les
premiers, ains ceux qui ont passé cinquante ans, les
enhortant de venir dire et conseiller au peuple ce qu'ils verront
estre bon à faire:* * Ces paroles semblent estre
adjoustees d'ailleurs. Car ny la faute d'experience, ny le non
avoir essayé ou accoustumé de se hazarder, ne sont
point un si grand aiguillon à chasque soudard.
* Icy y a fault de quelques lignes en l'original Grec.
Et Caton aiant esté accusé apres l'aage de quatre
vingts ans, en plaidant luy mesme sa cause, dit: Il est bien
malaisé, Seigneurs, rendre compte de sa vie, et la justifier
devant d'autres hommes, que devant ceux avec lesquels on a vescu. Et
n'y a personne <p 179v>qui ne confesse, que les actes que
feit Auguste C@esar, qui deffeit Antonius un peu avant que de
mourir, ne soient trop plus royaux, et plus profitables à la
Chose publique, que nuls autres qu'il ait oncques faits. Et luy
mesme refrenant severement par bonnes coustumes et ordonnances la
dissolution des jeunes gens, comme ils s'en mutinassent, il ne leur
feit que dire, «Escoutez jeunes hommes un vieillard, que les
vieillards escoutoient bien quand il estoit jeune.» Et le
gouvernement de Pericles eut sa plus grand' vogue et vigueur en sa
vieillesse, lors qu'il persuada aux Atheniens de hardiment entrer en
la guerre Peloponesiaque: mais comme importunément ils
voulussent à toute force sortir de la ville, pour aller
combattre soixante mille hommes de pied armez, qui fourrageoient et
saccageoient leur plat païs, il s'y opposa et l'empescha, en
arrachant, par maniere de dire, les armes au peuple, et seellant les
serrures des portes. Mais il vaut mieux coucher les propres termes
que met Xenophon quand il escrit du Roy Agesilaus: «Quelle
jeunesse, dit-il, est plus gaillarde qu'estoit sa vieillesse? Qui
fut jamais en sa plus grande fleur et vigueur plus formidable aux
ennemis, que fut Agesilaus estant tout au bout de son aage? De la
mort de qui demenerent oncques les ennemis plus grande joye, qu'ils
feirent de celle d'Agesilaus, encore qu'il fust vieil quand il
mourut? Qui estoit celuy qui asseuroit les alliez et confederez,
sinon Agesilaus, combien qu'il fust des-ja sur le bord de sa fosse,
et pres de la fin de ses jours? Quel jeune homme regretterent onc
les siens plus amerement que luy mort, quelque vieil qu'il
fust?» Le long temps que ces grands personnages avoient vescu,
ne les empeschoit pas de faire de si belles et si honorables choses:
et maintenant nous autres faisons les delicats au gouvernement des
villes, où il n'y a ny tyrannie à combattre, ny guerre
à conduire, ny siege à soustenir, ains seulement des
debats et contentions civiles entre des citoyens, et quelques
@emulations, lesquelles se vuident pour la plus part par la loy,
avec paroles, et par la justice, nous tirons le pied arriere de
peur, en nous monstrant plus lasches et faillis de coeur, je ne
diray pas que ces anciens Capitaines là et gouverneurs du
peuple, mais aussi que les poëtes, les sophistes, et les
joueurs de Com@edies et Trag@edies du temps passé, s'il est
vray, comme il est, que Simonides en sa vieillesse emporta le pris
d'avoir mieux ordonné sa danse, ainsi que tesmoignent ces
derniers vers d'un Epigramme qui en fut fait,
Quatre vingts ans avoit Simonides
Athenien, fils de Leoprepes,
Quand il gaigna l'honneur de la carolle.
Aussi dit-on que Sophocles estant appellé en justice par ses
propres enfans, qui luy mettoient sus qu'il radottoit, et estoit
retourné en enfance pour son grand aage, à fin que par
authorité de justice il luy fust baillé curateur, leut
devant les juges l'entree du Chorus de sa Trag@edie, que lon
surnomme Oedipus en Colone, qui se commance ainsi:
Estranger tu as fait entree
En ceste fertile contree
Par le bourg Colone nommé,
Pour ses bons chevaux renommé,
Là où le graceux ramage
Du rossignol fait le boccage
Des vaux verdoyans resonner
Plus qu'ailleurs on ne l'oyt sonner.
Et pour ce que le cantique en pleut merveilleusement à
l'assistance, chascun se leva, l'accompagna, et le reconvoya jusques
en sa maison, avec grandes acclamations de joye, et battements de
mains à son honneur, comme lon faisoit au sortir du Theatre,
quand il avoit fait jouër quelqu'une de ses Trag@edies. Il est
bien certain que ce petit Epigramme est de luy,
<p 180r> Quand Sophocles ce cantique escrivoit
Pour honorer Herodote, il avoit
Desja vescu cinquante et cinq annees.
Philemon et Alexis tous deux poëtes Comiques, la mort les prit
qu'ils faisoient encore jouër sur la scene leurs Com@edies, et
en gaignoient le pris. Et Pôlus le joueur de Trag@edies,
Eratosthenes, et Philochorus escrivent, qu'il avoit soixante et dix
ans qu'il joüa encore huict Trag@edies, en l'espace de quatre
jours, un peu au paravant qu'il mourust. N'est-ce doncques pas une
grande honte, que les vieillards qui ont fait profession de
haranguer au peuple de dessus une tribune, de seoir en chaire de
judicature pour exercer la justice, se monstrent moins genereux, et
moins magnanimes que ceux qui ont fait toute leur vie mestier de
jouër des jeux sur un eschaffaut, et que quittant les jeux et
combats qui sont veritablement sacrez, ils despouillent la personne
civile d'homme d'honneur, se meslant du gouvernemnent de la Chose
publique, pour en prendre je ne sçay quelle autre? car de
vouloir quitter la dignité royale pour prendre le personnage
d'un laboureur, c'est chose trop basse et trop mechanique: et veu
que Demosthenes dit, que la galere sacree de Paralos estoit
indignement et ignominieusement traittee, quand on s'en servoit
à apporter à Midias du bois, des eschalats, et des
moutons: si un personnage d'estat venoit à quitter l'honneur
de superintendant des festes publiques, de gouverneur de la Boeoce,
et de president en l'assemblee des estats des Amphictyons, et puis
apres qu'on le veist s'amuser à faire mesurer de la farine,
du marc de raisin, ou bien à peser des toisons de laine, ne
seroit-ce pas proprement cela qu'on dit en commun proverbe, la
vieillesse d'un cheval, sans que personne l'y contraigne? Mais
encore de se mesler d'aucune manufacture mechanique, ny d'aucune
traffique de marchandise, apres avoir eu office de gouvernement en
la Chose publique, ce seroit autant comme despouiller une Dame
honneste et de bonne maison de ses beaux vestements, et luy bailler
quelques haillons pour couvrir sa vergongne, la faisant tenir en un
cabaret: car toute la dignité, toute la grandeur et
honnesteté de la vertu politique se perd quand on la ravalle
jusques à des mesnageries, espargnes et traffiques si basses
et privees. Mais si (qui est le seul poinct qui reste) ils appellent
vivre doucement, et jouïr de ses biens, que se laisser aller
aux delices et aux voluptez, et qu'ils conviennent l'homme politique
à se laisser aneantir peu à peu, en vieillissant en
icelles, je ne sçay auquel des deux tableaux et exemples,
tous deux villains et deshonnestes, ceste sienne vie seroit plus
tost comparable, ou à des mariniers qui voudroient tout le
reste de leur vie solenniser la feste de Venus, n'estant pas encore
leur navire dedans le port, ains l'aiant laissee cinglant en haute
mer, ou bien à Hercules, que d'aucuns paintres en se jouant,
mais mal et irreveremment pourtant, paignent, comme s'il estoit au
palais royal de la royne Lydie Omphale, vestu d'une cotte de
damoiselle, se laissant souffletter et tresser aux filles et femmes
de la Royne: Ainso nous despouillans l'homme d'estat de sa peau de
lion, c'est à dire, de son courage magnanime, de vouloir
tousjours profiter au public, et le mettans bien à son aise
à table, le traitterons magnifiquement, et luy remplirons les
aureilles du son des fleutes et autres instruments de musique,
n'aiants pas au moins honte de l'honneste reprimende que donna jadis
Pompeius le grand à Lucullus, lequel apres ses guerres et
conduittes d'armees s'estoit adonné à baings, estuves,
festins, à entretenir femmes, et faire l'amour sur jour, et
plusieurs autres telles dissolutions et superfluitez, à
bastir de somptueux edifices, reprochant cependant à
Pompeius, qu'il estoit ambitieux et convoiteux de dominer, oultre ce
que son aage ne le comportoit: Car Pompeius luy respondit, «Je
croy qu'il est plus hors d'aage à un homme vieil d'estre
dissolu et superflu en delices, que non pas de vouloir
commander.» Et comme estant un jour tombé malade le
medecin luy eust ordonné de manger d'une
<p 180v>grive, n'en estant pas la saison, on n'en pouvoit
recouvrer pour argent, quelqu'un dit qu'il y en avoit bon nombre
chez Lucullus que lon y nourrissoit toute l'annee: il n'y voulut pas
envoyer ny en prendre, disant, Si Lucullus n'est esté friand
et delicat, Pompeius doncques n'eust pas sceu vivre. Car encore que
la nature requiere et recerche en toute sorte de s'esgayer et de se
delecter et resjouir, si est-ce que le corps des vieilles personnes
ne peut plus prendre fruition des voluptez, excepté bien peu
des necessaires. Et n'est pas Venus seule courroucee aux vieillards,
ainsi que dit Euripide, mais encore ont-ils les cupiditez du boire
et du manger fort mousses, et par maniere de dire edentees, de sorte
qu'ils ne font que toucher un petit par le dessus, sans penetrer ny
enfondrer au dedans. Et pourtant faut-il qu'ils se preparent des
plaisirs et voluptez, non basses ne lasches en l'ame, comme disoit
Simonides à ceux qui luy reprochoient l'avarice, qu'estant
privé de toutes autres voluptez corporelles à cause de
sa vieillesse, il y en avoit encore une qui l'entretenoit, c'estoit
la volupté qu'il prenoit à gaigner: mais la vie
politique de ceux qui se meslent d'affaires, a de tresgrandes et
treshonnestes voluptez, desquelles seules ou principales il est
vraysemblable que les Dieux mesmes se delectent: ce sont celles qui
procedent de la beneficence de faire bien à beaucoup de gens,
et de la gloire des grandes et honnestes actions. Car si le paintre
Nicias se plaisoit si fort en ses ouvrages, et y estoit si
affectionné, que bien souvent il demandoit à ses
serviteurs s'il s'estoit lavé, et s'il avoit disné: et
Archimedes estoit si fort attaché à son tableau, sur
lequel il trassoit ses figures Geometriques, que ses serviteurs l'en
retiroient et ostoient par force, et l'huiloient: et encore ce-
pendant qu'on l'huiloit, il trassoit de nouvelles figures sur son
corps: et Canus le jouëur de fleutes que tu cognois, disoit,
que les hommes n'entendoient pas qu'il se donnoit à luy mesme
plus de plaisir de son jeu, qu'il ne faisoit à ceux qui
l'escoutoient, et qu'ils devroient plus tost avoir que bailler
salaire pour le venir ouyr: ne voulons-nous pas imaginer en nous
mesmes combien les vertus apportent de grandes voluptez des belles
et louables actions, qui cedent au bien public, et tournent au
profit de tout un peuple? non qu'elles grattent ne qu'elles
flattent, comme font ces doulx et gracieux mouvements de la chair,
car celles là apportent une demangeaison impatient, et un
chatouillement inconstant et meslé d'une inflammation
fiévreuse: mais celles qui procedent des beaux et louables
faicts, comme sont ceux dont est ordinaire ouvrier celuy qui se
mesle du gouvernement de la Chose publique droittement, ainsi qu'il
appartient, eslevent l'ame en une grandeur et hautesse de courage
accompagnee de joye, non avec les ailes d'or d'Euripide, mais avec
les ailes celestes que dit Platon. Et qu'il soit vray, ramene toy en
memoire ce que tu as souventefois entendu d'Epaminondas, qu'estant
un jour enquis, quelle plus grande aise il avoit jamais sentie en
toute sa vie: Il respondit, que c'estoit d'avoir gaigné la
battaille de Leuctres, son pere et sa mere estans encore vivans. Et
Sylla comme il arriva la premiere fois à Rome, apres avoir
nettoyé l'Italie des guerres civiles, il ne dormit point un
seul moment de toute la nuict, tant son ame estoit ravie d'aise et
de joye, comme d'un grand et violent vent, ainsi que luy mesme
l'escrit en ses Commentaires: car je veux bien conceder à
Xenophon, ce qu'il dit qu'il ny a audition qui tant resjouisse
l'ouye de l'homme, que d'ouyr reciter ses louanges: mais aussi
fault-il que lon me confesse, qu'il n'y a ny spectacle, ny
rememoration, ny pensement au monde, qui tant apporte de plaisir et
de contentement à l'ame, comme fait la contemplation des
belles et louables choses que lon a faittes pendant que lon a
esté en administration d'offices et de charges, comme en
lieux clairs et publiques. Il est bien vray que le gré et la
grace amiable que lon en acquiert, accompaignant tousjours les actes
vertueux et la louange du peuple, faisant à l'envy à
qui en dira plus de bien, guide qui l'achemine à une juste
benevolence, adjouste comme un lustre et une polissure
resplendissante à la joye de la vertu, et ne fault pas par
<p 181r>negligence laisser comme fener et secher en
vieillesse la gloire de ses faicts, ne plus ne moins qu'une couronne
que lon auroit acquise et gaignee aux jeux sacrez, ains fault en
produisant tousjours quelque nouveau et recent merite, resveiller la
grace des precedents, et la rendre de tant plus grande et plus
asseuree. Car ainsi comme les charpentiers et ouvriers qui avoient
charge d'entretenir entier le galion Deliaque, subrogeans tousjours
d'autres pieces de bois, et les clouans au lieu de celles qui
estoient gastees, l'ont conservé sain et entier depuis le
temps qu'il fut premierement fabriqué: ainsi fault-il faire
de la reputation, et n'est pas malaisé d'entretenir une
gloire, non plus qu'une flamme, en y mettant tousjours dessoubs de
petits soustenements, mais depuis qu'elles sont une fois de tout
estaintes et refroidies, alors ce n'est pas peu d'affaire, que de
les r'allumer et l'une et l'autre. Et comme Lampis ce riche
marchand, enquis comment il avoit gaigné ses biens,
respondit: «Les grands, bien tost et facilement: et les petits,
à grand' peine et en long temps:» aussi n'est-il pas
bien aisé au commence ment d'acquerir la reputation, le
credit et l'authorité civile au maniement des affaires, mais
l'augmenter depuis que le fondement en est posé, et la
conserver et entretenir grande avec peu de moyen, il n'est pas
malaisé. Ne plus ne moins que un amy, depuis qu'il est une
fois acquis, ne requiert pas plusieurs et grands plaisirs et offices
d'amitié pour demourer amy, ains par petits signes la
continuation conserve tousjours la benevolence: aussi
l'amitié d'un peuple, et la foy et creance qu'il a une fois
prise d'un personnage, encore qu'il ne puisse pas tousjours exercer
ses largesses envers luy, ny defendre sa cause, ny tenir un
magistrat, s'entretient neantmoins quand le personnage se monstre
seulement avoir bonne volonté, et qu'il ne se lasse point de
prendre peine et solicitude pour le bien public: car les expeditions
mesmes de guerre n'ont pas tousjours des battailles rengees, ny des
combats et escarmouches ordinaires, ny des sieges de villes, ains
ont quelquefois aussi parmy des sacrifices, des festins en
compagnie, et beaucoup de loisir à vacquer à jeux et
passe-temps. A plus forte raison doncques, pourquoy doit on craindre
s'entremettre du gouvernement de la Chose publique, comme si
c'estoit une charge insupportable, pleine de travaux innumerables
sans aucune consolation, veu qu'il y a parmy des jeux, des theatres,
des processions, des monstres, des donnees et largesses publiques,
des danses, de la musique, des festes, et tousjours l'honneur de
quelque Dieu, qui resoult et dissipe tout le soucy et toute
l'austerité d'un palais, et d'un Senat et conseil, rendant
beaucoup plus de plaisir et de contentement, que lon n'y
reçoit de travail, et de desplaisir: pour le moins, le mal
qui est le plus à craindre, et le plus fascheux en telles
administrations, c'est à sçavoir l'envie, s'attache
beaucoup moins à la vieillesse qu'à nul autre aage:
Car, comme souloit dire Heraclitus, les chiens mesmes abbayent ceux
qu'ils ne cognoissent point, aussi l'envie combat alencontre de
celuy qui commance à venir au gouvernement, à l'entree
de la tribune et du siege presidial, et tasche de luy en empescher
le passage: mais depuis qu'elle a accoustumé la gloire d'un
homme, et qu'elle a esté nourrie avec elle, elle la porte
doucement, et ne s'en fasche ny ne s'en tourmente plus. C'est
pourquoy quelques uns comparent l'envie à la fumee, car elle
sort grosse et espesse du commancement que le feu commance à
prendre, mais apres qu'il est tout allumé et clair, elle s'en
va. Et en toutes autres precedences les hommes coustumierement en
debattent et querellent, comme de vertu, de noblesse, de diligence,
aians opinion qu'ils s'en ostent autant à eux-mesmes comme
ils en cedent aux autres: mais la precedence du temps qui proprement
s'appelle Presbion, comme qui diroit l'honneur de vieillesse, il n'y
a personne qui en soit jaloux, et qui ne le cede volontiers à
son compagnon. Et n'y a sorte d'honneur à qui conviene mieulx
ceste qualité, qui honore plus celuy qui le defere, que celuy
à qui il est deferé, que fait l'honneur qu'on donne
aux vieilles gens. D'avantage tous n'esperent pas d'avoir
quelquefois le credit <p 181v>des riches, ou la force de
l'eloquence, ou de sapience: là où il n'y a pas un de
ceux qui se meslent des affaires publiques, qui desespere de
parvenir un jour à ceste gloire et reverence, à
laquelle la vieillesse conduit l'homme. Parquoy celuy qui apres
avoir combattu longuement alencontre de l'envie, se retireroit
à la fin de l'administration publique, quand elle seroit
appaisee, et presque toute amortie et estaincte, feroit ne plus ne
moins qu'un pilote, qui en tourmente aiant vent et maree contraire,
auroit cinglé et navigué en grand danger, et puis
quand le beau temps et le doulx vent seroit venu, cercheroit
à se mettre à l'abry et à l'ancre, abandonnant
avec les actions publiques, les compaignies, alliances, et
intelligences qu'il avoit avec ses amis: car plus il y a esté
de temps, et plus il y doit avoir fait d'amis et de compagnons,
lesquels il ne peult pas tous emmener quant et luy, comme fait un
maistre de carolle tous ses baladins, ny n'est pas aussi raisonnable
qu'il les abandonne: ains comme il n'est pas aisé d'arracher
un arbre vieil et ancien, aussi n'est-il pas une vie civile en
administration publique, laquelle doit avoir fait plusieurs grandes
racines, et s'estre entrelassee en plusieurs grands affaires,
lesquels donnent plus de troubles et de harassements à ceux
qui s'en retirent, qu'à ceux qui y demeurent: et là
où il seroit bien encore demouré quelque reste d'envie
ou d'@emulation des combats precedents en l'administration civile,
il est bien meilleur de l'estaindre par puissance, que non pas
donner le dos, en s'en allant tout nud et tout desarmé: car
les envieux et malvueillans n'assaillent pas tant par envie ceux qui
leur font teste, et qui tiennent bon, comme ils font par mespris
ceux qui se retirent. A quoy s'accorde ce qui dit jadis le grand
Epaminondas aux Thebains. Car comme les Arcadiens les conviassent
d'entrer dedans leurs villes, durant l'hyver, et se loger à
couvert, il ne leur voulut pas permettre: Car maintenant dit-il,
qu'ils vous voyent exercer et luicter tous armez, ils vous ont en
grande admiration, comme vaillants hommes: mais s'ils vous voyoient
au long du feu broyans des febves, ils vous reputeroient semblables
à eulx: Aussi veux-je inferer, que c'est une chose venerable
que de veoir un vieillard parlant en public, dépeschant
affaires, honoré d'un chascun: mais celuy qui ne bouge tout
le jour d'un lict, ou bien d'un coing de galerie à cacqueter,
ou à cracher et moucher, celuy-là est facile à
estre mesprisé. Homere mesme le nous enseigne, à qui
bien considere ce qu'il escrit: car le vieillard Nestor estant
à la guerre devant Troye, estoit en honneur et reputation, et
au contraire Peleus et Laërtes qui demourerent à la
maison, furent rejettez et mesprisez. Car l'habitude de prudence ne
demeure pas semblable ny pareille en ceux qui se laschent, ains par
nonchalance et oysifveté se diminue, et se dissoult petit
à petit, ayant tousjours besoing de quelque exercitation de
soing qui luy resveille l'esprit, aguise et esclarcisse son discours
de raison à démesler affaires:
Comme le fer est clair et reluisant
Tant que la main de l'homme en va usant,
Et la maison où ne se tient personne,
Avec le temps du toict en terre donne.
Et n'est pas la foiblesse et imbecillité du corps un si grand
mal pour le gouvernement de ceux qui hors d'aage montent en la
tribune aux harangues, au siege presidial, ou au palais des
capitaines, comme est le bien que la vieillesse leur apporte,
à sçavoir la circonspection retenue et la prudence, et
le non s'estre jetté à l'estourdie au maniement des
affaires, abusé en partie de faulte d'experience, et en
partie de vaine gloire tout ensemble, et puis y tirer la commune,
comme une mer troublee et agitee des vents, ains traitter et
negocier doulcement avec ceux qui ont affaire à eux. Voyla
pourquoy les villes, quand elles ont reçeu quelque mauvaise
secousse, ou bien qu'elles la craignent, alors elles demandent estre
regies et gouvernees par hommes vieux et experimentez, tellement que
bien souvent elles ont tiré par force de sa maison
<p 182r>des champs un bon vieillard, qui ne pensoit ny ne
demandoit rien moins, et l'ont contrainct de mettre la main au timon
pour remettre les affaires en seureté, rejettans ce-pendant
arriere des beaux harangueurs qui sçavoient crier bien hault,
et prononcer de longues clauses tout d'une halenee sans respirer,
voire et des capitaines qui eussent à la verité bien
peu aller vaillamment affronter et combattre les ennemis. Comme un
jour à Athenes les Orateurs despouillans devant Timotheus et
Iphicrates qui estoient desja vieux, un nommé Charles fils de
Theochares estant en fleur d'aage, et fort et robuste de sa
personne, disoient, qu'ils desireroient que celuy qui avoit à
estre Capitaine general des Atheniens, fust tel et aage et de
corpulence: «Non pas, dit Timotheus, Dieu nous en gard: mais
ouy bien son vallet qui auroit à porter son mattelas apres
luy: et quant au Capitaine general, qu'il falloit que ce fust un
personnage, qui sçeust regarder et devant et derriere les
affaires, et qui ne se laissast emporter, ny troubler les conseils
et resolutions qu'il auroit prises pour le bien public par aucune
passion.» Car Sophocles estant ja devenu vieil, disoit,
«qu'il estoit bien aise d'estre eschappé de l'amour,
comme de la subjection d'un maistre furieux et enragé.»
Mais en l'administration de la Chose publique, il ne fault pas
seulement fuït une sorte de maistres, comme l'amour de femmes
ou de filles, ains plusieurs autres qui sont encore plus forcenez,
comme l'opiniastreté, la convoitise de vaine gloire, la
cupidité de vouloir estre tousjours et par tout le premier et
le plus grand, vice qui engendre beaucoup d'envies, de jalousies, et
de conspirations, desquels maistres la vieillesse en esmousse et
relasche les uns, et en refroidit et estainct du tout les autres, ne
diminuant pas tant de l'inclination et affection de bien faire,
comme elle retrenche des passions trop impetueuses et trop ardentes,
à fin de pouvoir appliquer le discours de la raison sobre,
reposé et rassis, au pensement et sollicitude des affaires.
Toutefois, soit à la verité, et au jugement encore des
lecteurs, allegué ce propos de Sophocles,
Demeure quoy miserable en ton lict:
pour dissuader et distraire celuy qui voudroit, avec la barbe grise
et les cheveux chenus, commancer encore à s'esgaillardir, et
pour picquer et reprendre un vieillard, qui d'un long repos en sa
maison, dont il ne seroit jamais bougé, ne plus ne moins que
d'une longue maladie, se voudroit lever pour s'en aller tout de
primsault prendre un office de capitaine, ou une charge de
gouverneur de ville. Mais celuy qui voudroit distraire un qui auroit
usé toute sa vie, et seroit rompu aux administrations
politiques et maniement d'affaires, ne luy voulant pas permettre de
tirer oultre jusques au bout de la vie, et jusques à se
saisir du flambeau de victoire, ains le rappelleroit d'une longue
course, pour luy faire prendre un autre chemin: celuy-là,
dis-je, seroit totalement desraisonnable, et ne ressembleroit son
discours de rien au precedant: car ainsi comme celuy, qui pour
divertir un vieillard ja couronné de chappeau de fleurs, et
perfumé pour s'aller marier, luy diroit et allegueroit ce qui
en une Trag@edie est dit à Philoctetes,
Qui est la femme, et que est la pucelle
Qui pour mary te voulust aupres d'elle?
Vrayment tu es, malheureux, bien de l'aage
Pour maintenant entrer en mariage:
il ne seroit pas hors de propos ny impertinent, car les vieillards
mesmes par jeu disent beaucoup de telles railleries d'eux-
mesmes,
Autant vieillard, à la barbe fleurie,
Pour ses voisins que pour luy se marie.
Mais qui voudroit persuader à un mary de laisser sa femme,
avec laquelle il auroit vescu en mariage, et habité
longuement sans plainte ny reproche, pour ce que luy
<p 182v>seroit devenue vieil avec elle, et luy conseilleroit
de vivre à part, ou bien de prendre quelque garce au lieu de
sa legitime femme, il me semble que celuy-là seroit un sot en
toute perfection: aussi y auroit-il bien quelque raison d'admonester
un vieillard qui sur le bord de sa fosse commanceroit à se
vouloir approcher du peuple, ou un Chlidon qui auroit esté
laboureur toute sa vie, ou un Lampon, qui n'auroit fait autre chose
qu'exercer marchandise, ou quelqu'un des Philosophes du verger
d'Epicurus, qui veulent vivre sans rien faire, et luy conseiller de
demourer en son accoustumé exercice, loing de tous affaires
publiques: mais qui prendroit un Phocion, ou un Caton, ou un
Pericles par la main, et luy diroit, Amy estranger, Athenien ou
Romain, qui que tu sois, estant ja arrivé à ta seche
vieillesse, fais divorce et quitte d'ores-en-avant toute
administration publique, toutes occupations, et tous soucis, tant du
conseil que de la guerre et de l'estat de Capitaine, et te retire
habilement en ta maison des champs, pour y vivre le reste de tes
jours, avec ta chambriere l'agriculture, ou ton vallet, mesnage, et
avec des comptes que tu examineras de tes recepveurs, il luy
suaderoit chosses iniques, et exigeroit d'un homme d'estat choses
indignes de luy. Comment, me dira quelqu'un, n'oyons-nous pas en une
Com@edie un vieil soldat qui dit,
Les cheveux blancs m'excusent de m'aller
Desormais faire à la guerre enroller.
Il est bien vray, respondray-je, mon amy: car il est requis que les
serviteurs de Mars soient en la fleur et la vigueur de leur aage,
comme ceux qui font profession des laborieux ouvrages de Mars,
esquels encore que la salade cache les cheveux chenus, toutefois au
dedans les membres sont aggravez des ans passez, et la force default
à la bonne volonté: mais aux ministres de Jupiter
conseiller, harengueur, et conservateur des villes, nous ne
demandons point l'oeuvre des pieds ny des mains, mais de conseil, de
prudence, et d'eloquence, et encore non pas de celle qui soit pour
exciter un bruit, ny un cry de joye parmy le peuple, mais qui soit
pleine de sens, meur de conseil soigneusement propensé et
seurement digeré, en laquelle apparoissent la barbe blanche
dont lon se mocque, et les rides du front tesmoings de longue
experience, qui luy adjoustent reputation servant beaucoup à
persuader et à tourner les coeurs des auditeurs à sa
volonté: Car la jeunesse est faitte pour suivre et
obeïr, et la vieillesse pour guider et commander: et est ce qui
maintient et conserve les villes et estats en leur entier, quand les
conseils des vieux, et les prouësses des jeunes y ont les
premieres lieux. C'est pourquoy on louë grandement ces vers
d'Homere,
En premier lieu joignant la haulte nave
Du bon Nestor, il assembla le grave
Conseil des vieux capitaines vaillants.
Pour la mesme raison aussi l'oracle d'Apollo Pythique appelle le
conseil, qui fut adjoinct aux Roys en l'institution du gouvernement
de Laced@emone, les Anciens: et Lycurgus mesme tout ouvertement les
appella, les vieillards: et jusques aujourd'huy le conseil de Rome
s'appelle le Senat, comme qui diroit, l'assemblee des vieillards. Et
comme la coustume et la loy donne aux Princes le diadesme, c'est
à dire, le bandeau ou frontal, et la couronne sur la teste,
pour la marque honorable de dignité et authorité
Royale: aussi fait la nature, les cheveux et la barbe blanche, pour
marque du droit de presider et de commander. Et pense quant à
moy, que ce mot [...], qui signifie pris d'honneur, et [...], qui
vault autant comme remunerer d'honneur, ont esté ainsi
usitez, à cause de l'honneur, qui est proprement deu aux
vieilles gens, non pour-ce qu'ils se lavent d'eau chaude, ne pour-ce
qu'ils couchent mollement: mais pour-ce qu'és villes bien
ordonnees ils tiennent le rang des Roys à cause de leur
prudence, de laquelle la nature ne nous laisse veoir le propre et
parfaict bien, comme d'un arbre dont le fruict n'est meur jusques en
l'arriere-saison, sinon à peine en la vieillesse.
<p 183r>Et pourtant n'y eut-il pas un des martiaux et plus
fiers capitaines Acheïens, qui reprist le grand Roy des Roys
Agamemnon, d'avoir fait une telle priere aux Dieux,
Que pleust aux Dieux que de toute la Grece
Dis conseillers j'eusse egaux en sagesse
Au vieil Nestor.
ains confessoient tous par leur silence, que non seulement en police
et gouvernement, mais encore en la guerre, la vieillesse estoit de
tresgrande efficace: car comme tesmoigne l'ancien proverbe,
Un bon conseil vault mieux que plusieurs mains:
et une sentence fondee en raison, et prononcee avec grace
persuasive, vient à bout de toutes les plus grandes et plus
belles actions publiques: et s'il y a quelque peine, il ne s'en
fault pas rebuter pour cela. Car la Royauté, qui est la plus
grande et plus parfaitte espece de gouvernement qui soit au monde,
a de tresgrands soucis, travaux et rompements de teste, et en grande
quantité: tellement que lon escrit que Seleucus disoit
souvent, «Si les hommes sçavoient combien il est
laborieux seulement de recevoir et escrire tant de lettres, comme il
en fault recevoir et escrire aux Roys, ils ne daigneroient pas
seulement amasser un diadesme, quand ils le trouveroient en leur
chemin.» Et Philippus estant prest de se camper en un beau
lieu, comme il fut adverty que là n'avoit point de fourrage
pour les bestes: «O Hercules, dit-il, quelle doncques est
nostre vie, puis qu'il nous la fault accommoder jusques à
avoir soing des asnes!» Il faudra doncques maintenant persuader
à un Roy, quand il sera devenu vieil, qu'il quitte le
diadesme, et qu'il pose la robbe de pourpre, et se vestant d'un
simple habillement, et prenant une baguette tortue en sa main, qu'il
s'en aille demourer aux champs, de peur qu'il ne semble estre trop
curieux hors d'aage et de saison, de vouloir regner avec des cheveux
blancs: et si cela seroit impertinent et indigne d'estre dit
à un Agesilaus, à un Numa, et à un Darius,
Roys: pourquoy tirerons nous non plus un Solon hors du conseil
d'Areopage, ny un Caton hors du Senat, à cause de sa
vieillesse? Ne conseillons doncques point aussi à un Pericles
d'abandonner le gouvernement populaire: car autrement encore n'y
auroit il point de propos, qu'ayant monté en ses jeunes ans
dedans la chaire et tribune aux harangues, apres avoir de là
versé en public sur le peuple toutes les furieuses ambitions
et emotions impetueuses de la jeunesse, quand l'aage neur, qui a
accoustumé d'apporter le bon sens, et la prudence par
experience, est arrivee, quitter et repudier, comme une femme
legitime, le gouvernement, apres en avoir abusé longuement.
Le regnard d'Aesope ne vouloit pas que le herisson luy chassast ses
mousches, ne luy ostast ses tiques qui le mangeoient: «Car si
tu ostes, dit-il, ceux qui sont desja saouls, il en viendra d'autres
qui seront affamez.» Ainsi qui chasseroit tousjours de
l'administration publique les vieillards, il seroit force qu'elle se
remplist de jeunes gens qui auroient une soif tresardante de gloire
et d'authorité, et point de sens politique: car d'où
l'auroient-ils, s'ils n'ont esté ny disciples ny spectateurs
d'aucun vieillard maniant les affaires? Les Cartes qui monstrent
l'artifice de naviguer et de gouverner les vaisseaux en mer, ne
peuvent rendre un marinier bon pilote, s'il n'a souvent esté
en la pouppe luy-mesme, combattant alencontre des vages, des vents,
et de la tenebreuse tourmente,
Lors que le marinier tremblant
Desire veoir estincellant
Le feu des jumeaux Tyndarides.
Et comment doncques pourra un jeune homme bien gouverner une
cité, donner bon conseil à un peuple, et dire une
bonne sentence en un Senat, pour avoir leu un livre traittant du
gouvernement politique, ou en avoir escrit une declamation en
<p 183v>l'eschole de Lyceum, si par avoir souvent tenu luy-
mesme les resnes en la main, et manié le timon plusieurs fois
au paravant, en oyant estriver les Orateurs et les Capitaines les
uns contre les autres, et inclinant selon les experiences et les
accidents, tantost en une part, et tantost en l'autre, en dangers et
grands affaires, il n'en a de longue main acquis la suffisance? Il
n'y auroit point de propos de le dire. Mais quand il n'y auroit
autre esgard, à tout le moins fauldroit-il que le vieillard
se meslast des affaires pour instruire et enseigner les jeunes: car
ainsi comme ceux qui enseignent aux enfans les lettres ou la
musique, eulx-mesmes entonnent premierement les chants, et lisent
les lettres, pour leur monstrer comment il faut faire: aussi l'homme
d'aage politique addresse et enseigne le jeune, non seulement en
parlant, protecollant, et advertissant de dehors, mais aussi en
maniant mesme et administrant les affaires, et le formant et moulant
vifvement, non seulement de paroles et de preceptes, mais aussi
d'exemples et d'oeuvres: car celuy qui est nourry et exercité
en ceste maniere, non point aux escholes des Sophistes bien disans,
comme en des salles de luicte, où lon oinct les corps d'une
composition d'huyle et de cire ensemble, sans aucun danger, mais
bien aux vrays jeux publiques, Olympiaques ou Pythiques, en la
veuë de tout le monde: celuy-là, dis-je, suit la trace
de son maistre,
Comme un poulain suit la jument qu'il tette,
ce dit Simonides. Ainsi fut Aristides soubs Clisthenes, et Cimon
soubs Aristides, Phocion soubs Chabrias, et Caton soubs Fabius
Maximum, Pompeius soubs Sylla, et Polybius soubs Philopoemen: car
tous ces personnages estans jeunes se sont approchez des autres
vieux, et ayans pris racine, par maniere de dire, aupres d'eulx,
sont creus et elevez quant et eulx en leurs actions et
administrations, dont ils ont acquis experience et accoustumance
à se mesler d'affaires avec honneur et reputation. Voyla
pourquoy Aeschines le Philosophe Academique, comme quelques
Sophistes envieux de son temps luy imposassent qu'il se vantoit
d'avoir esté disciple et auditeur de Carneades, mais qu'il ne
l'avoit jamais esté: Je vous dis, respondit il, que je
l'ouïs alors que son parler abandonnant le bruit et le tumulte
du peuple, à cause de sa vieillesse, se resserra à
profiter en privee communication. Aussi au gouvernement d'un homme
d'aage, non seulement la parole, mais encore les faicts estans
esloignez de toute pompe affectee, et de toute vaine gloire, ne plus
ne moins que lon dit que la cicoigne noire Ibis, quand elle est
devenue vieille, a exhalé tout ce qu'elle avoit de forte et
puante haleine, et commance à l'avoir douce et aromatique:
aussi n'y-il plus rien de leger ny d'esventé és
conseils et opinions d'un homme vieil, ains y est tout grave,
constant et reposé: et pourtant faut-il en toute maniere,
quand ce ne seroit que pour le regard des jeunes gens, que les vieux
se meslent des affaires de la Chose publique, à fin que,
comme Platon dit parlant du vin que lon mesle avec de l'eau, que
c'est faire sage un Dieu furieux, en le chastiant par un autre
sobre, la prudence retenue de la vieillesse meslee avec la jeunesse
bouillante devant un peuple, et transportee de convoitise d'honneur
et d'ambition, luy oste et retrenche ce qu'il y a de trop furieux,
trop vehement et trop impetueux. Mais outre toutes ces raisons-
là, ceux qui pensent que verser au maniement des affaires
publiques soit autant comme naviguer pour son traffique, ou aller en
quelque voyage de guerre, s'abusent grandement: car le naviguer, et
le guerroyer se font à certaine fin, et cessent aussi tost
que lon a attaint la fin où lon pretend, mais le verser aux
affaires n'est point une commission ou office qui ait
l'utilité pour son but et pour sa fin, ains est une vie
d'animal doux, paisible et compagnable, né pour vivre tant
qu'il plaist à la nature civilement, honnestement, et au bien
public de la societé humaine. Et pour ceste cause faut-il que
l'homme verse tousjours aux affaires, et non pas y ait versé,
comme il faut qu'il soit veritable, et qu'il soit juste, non pas
qu'il l'ait esté, <p 184r>et qu'il aime son pays, et
ses citoyens, non pas qu'il l'ait aimé: car la nature mesme
nous guide à cela, et nous chante ceste leçon-
là, je dis à ceux qui ne sont pas du tout corrompus de
lascheté et de paresse:
Ton pere t'a en ce monde fait naistre
Pour grandement utile aux hommes estre. Et ceste autre,
Ne nous lassons jamais de faire bien
Au genre humaine.
Au demourant quant à ceux qui alleguent pour excuse la
foiblesse et l'impuissance, ceux-là accusent la maladie et
l'indisposition, non pas la vieillesse: car il y a beaucoup de
jeunes hommes maladifs, et beaucoup de vieux gaillards: tellement
qu'il ne faut pas donc divertir les vieux de l'administration
publique, mais les impuissants: ny aussi y appeller et convier les
jeunes, mais ceux qui en peuvent porter la peine: car Arid@eus
estoit bien jeune, et Antigonus vieil: mais cestuy-cy ne laissa pas,
tout vieil qu'il estoit, de conquerir toute l'Asie, et celuy-
là n'eut jamais que le nom de Roy seulement, comme s'il en
eust joué le rolle sur un eschaffault, de mine, sans parler,
estant tousjours vilipendé et mocqué par ceux qui
estoient les plus forts. Comme doncques celuy qui voudroit suader
à Prodicus le Sophiste ou à Philetas le poëte,
qui estoient tous deux jeunes, mais gresles, et foibles, et
maladifs, et la plus part du temps attachez au lict pour leur
maladie, qu'ils s'entremeissent des affaires publiques, seroit une
beste sans jugement: aussi seroit celuy qui defendroit à tels
vieillards comme estoient un Phocion, un Massinissa Africain, et un
Caton Romain, d'exercer office publique, ou de prendre charge de
capitaine general. Car Phocion un jour que les Atheniens
importunément vouloient à toute force aller à
la guerre, il commanda que ceux qui auroient jusques à
soixante ans, prissent les armes et le suivissent: dequoy eux se
courrouceans, il leur respondit: «Vous n'avez dequoy vous
plaindre, car moy qui ay quatre vingts ans passez, seray avec vous,
vostre capitaine:» Et de Massinissa, Polybius escrit qu'il
mourut en l'aage de quatre vingts et dix ans, et qu'il laissa
mourant un fils qui n'avoit que quatre ans, et que un peu avant que
mourir apres avoir deffaict les Carthaginois en une grosse
battaille, le lendemain on le veit devant sa tente mangeant du gros
pain bis, et respondit à quelques uns qui s'esmerveilloient
pourquoy il faisoit cela,
Comme le fer est clair et reluisant
Tant que la main de l'homme en va usant,
Et la maison où ne se tient personne,
Avec le temps du toict en terre donne,
ainsi que dit le poëte Sophocles: autant en est-il de ce
lustre, de celle splendeur et lumiere de l'ame, de laquelle nous
discourons, nous entendons et rememorons. C'est pourquoy lon tient
aussi, que les Roys és guerres et expeditions militaires
deviennent bien meilleurs, que quand ils demeurent oyseux en leurs
maisons: tellement qu'on dit, que Attalus le frere d'Eumenes,
enervé d'une longue paix et lasche paresse, se laissoit mener
par le nez à l'un de ses favorits Philopoemen, qui le menoit
à l'engrais proprement, ne plus ne moins que une beste: de
maniere que les Romains demandoient par mocquerie à chasque
coup à ceux qui retournoient de l'Asie, si le Roy Attalus
avoit bon credit envers Philopoemen. Lon ne trouveroit pas
facilement beaucoup de capitaines Romains plus suffisans en toute
sorte de guerre, que fut Lucullus ce-pendant que par l'action il
maintenoit son bon sens en son entier: mais depuis qu'il se laissa
une fois aller à la vie oyseuse, et à demourer
casanier en sa maison, sans se plus mesler d'affaires, il devint
toute hebeté et amorty, ne plus ne moins que les esponges par
un long calme: et puis il bailla sa vieillesse à paistre et
à penser à un sien affranchy nommé
Callisthenes, par lequel on tient qu'il fut
<p 184v>ensorcellé d'un bruvage amatoire, et autres
charmes, jusques à ce que son frere Marcus, chassant ce
serviteur, le voulut gouverner et conduire luy-mesme le reste de sa
vie, que ne fut pas longue. Mais Darius le pere de Xerxes au
contraire disoit, qu'aux temps perilleux et affaires dangereux il
devenoit de plus en plus sage. Aeleas un Roy de Scythie disoit, luy
sembler qu'il ne differoit de rien de son palefrenier, quand il
estoit oisif. Dionysius l'ancien enquis un jour, s'il estoit jamais
oisif, respondit: Dieu me garde que cela jamais m'advienne: par ce
que l'arc, comme dit le commun proverbe, pour estre trop tendu se
gaste et se rompt: et l'ame, pour estre trop laschee. Car les
musiciens mesmes s'ils discontinuent trop longuement à
ouïr des accords, et les geometres à prouver des
propositions, et les arithmeticiens à s'exercer aux comptes,
ordinairement, avec les actions, ils viennent à diminuer
aussi par l'aage les habitudes qu'ils avoient acquises en leurs
arts, encore qu'elles ne soient pas actives, ains speculatives: mais
l'habitude politique, qui est une prudence, un sens rassis, une
justice, et outre cela, une experience qui sçait bien en
toutes occurrences choisir et prendre le poinct de l'occasion, une
suffisance de pouvoir par bonnes paroles persuader ce qu'il faut:
ceste habitude et science-là, dis-je, ne se peut entretenir
qu'en parlant souvent en public, en faisant affaires, en discourant,
et en jugeant: et seroit bien estrange, si en quittant tous ces
beaux exercices-là, elle laissoit escouler de son ame tant de
belles et de si grandes vertus: car il est vraysemblable, qu'en ce
faisant, l'humanité, la sociale courtoisie, et la gratitude,
avec le temps, par desaccoustumance s'aneantissent et
s'esvanouissent. Si doncques tu avois pour ton pere Thitonus, qui
fust bien immortel, mais qui pour sa grande vieillesse est besoing
d'estre tousjours bien soigneusement pensé et traicté,
voudrois-tu bien fuir les moyens et te lasser de luy faire service,
de l'entretenir, de le secourir, soubs couleur de dire que tu luy
aurois servy bien longuement? Et nostre patrie, ou nostre matrie,
ainsi que les Candiots la nomment, qui est encore plus vieille, qui
a sur nous de plus grands droicts et de plus estroictes obligations,
que n'ont ny le pere ny la mere, bien qu'elle soit de longue duree,
si n'est elle pas neantmoins sans vieillir, ny ayant en soy tout ce
qu'il luy faut, ains a tousjours besoing d'un grand oeil sur elle,
de grand secours et de grande vigilance, elle tire à soy et
retient l'homme d'honneur politique,
En le tirant par la robbe derriere,
Et le gardant qu'il ne s'en aille arriere.
Tu sçais qu'il y a ja plusieurs Pythiades, c'est à
dire, plusieurs termes de cinq annees, que j'exerce la presbtrise
d'Apollo Pythien, toutefois je croy que tu ne me voudrois pas dire:
Plutarque, tu as assez sacrifié, tu as assez faict de
processions, tu as assez mené de danses: maintenant que tu es
vieil et ancien, il est temps que tu quittes la couronne que tu as
sur la teste, et que tu abandonnes l'oracle, à cause de ta
vieillesse: aussi ne faut-il pas que tu penses, qu'il te soit
loisible maintenant, à cause de ton grand aage, abandonner le
sainct service de Jupiter, garde des villes et president aux
assemblees de conseil de ville, toy qui est souverain presbtre et
grand prophete des sainctes de la religion politique, en laquelle tu
as de si longue main faict profession. Mais laissant à part,
si tu me crois, tous ces arguments qui pourroient distraire et
retirer l'homme vieil de l'administration publique, considerons et
discourons un petit sur cecy, que nous ne facions entreprendre
à la vieillesse aucun travail qui luy soit trop grief ou
indigne d'elle, attendu qu'au gouvernement universel de la Chose
publique, il y a beaucoup de parties bien seantes et convenables
à l'aage, auquel toy et moy de present sommes arrivez: car
ainsi comme si le devoir nous commandoit de continuer de chanter
toute nostre vie, il ne faudroit pas qu'estans devenus vieux nous
suyvissions les tons les plus aigus et les plus efforcez, attendu
qu'il y a plusieurs diverses tensions et differentes sortes de voix,
que les musiciens appellent <p 185r>harmonies: ains voudroit
la raison que nous prinsions celuy des tons qui seroit le plus
facile à nostre aage, et plus sortable à nos moeurs:
aussi puis que le parler et le manier affaires est aux hommes plus
selon nature, toute leur vie, que non pas aux cygnes le chanter
jusques à la fin, il ne nous faut pas abandonner l'action
comme une lyre qui seroit trop hautainement montee, mais il la faut
un peu relascher, en prenant les charges moins laborieuses, plus
moderees, et mieux accordantes aux forces et moeurs des vieilles
gens: car nous ne laissons pas les corps mesmes sans exercice et
sans mouvement quelconque, pour ce que desormais nous ne pouvons
plus manier ny la marre à labourer la terre, ny les plombees
à sauter, ny lancer la barre, ou jetter la pierre au loing,
ou escrimer avec l'espee et rondelle, comme nous avons faict
autrefois, mais les uns s'exercitans à des branloires, ou
à se promener en devisant doucement, resveillent les esprits
et soufflent pour allumer la chaleur naturelle. Parquoy ne nous
laissons pas refroidir ny glacer du tout par paresse, ny aussi par
nous trop charger de tous offices, ny vouloir mettre la main
à toute administration, ne contraignons pas la vieillesse
convaincue d'impuissance de venir jusques à ces paroles,
O droicte main combien tu aurois cher
Prendre la lance et en escarmoucher,
Mais la foiblesse empesche ceste envie.
car on ne trouve pas bon que celuy mesme qui le peut faire, et qui
est en la fleur de son aage, mette sur ses espaules tous les
affaires de la Chose publique, sans en vouloir laisser aller rien
qui soit aux autres, ainsi comme les Stoïques disent que fait
Jupiter, se fourrant par tout et se meslant de tout par une
insatiable cupidité de gloire, ou par envie qu'il porte
à ceux qui en quelque sorte que ce soit veulent avoir leur
part de l'honneur et de l'authorité en la Chose publique.
Mais à un homme vieil, encore que vous ostiez le descriement
qu'il y a, ce seroit une ambition fort penible et fort laborieuse de
se vouloir trouver à toute election et sortition d'office: et
une curiosité miserable, d'espier l'heure de tout jugement et
de toute assemblee de conseil: et une convoitise d'honneur
insupportable, de ravir toute occasion d'ambassade, et de porter la
parole en defension publique: car encore qu'on le peust faire avec
la grace et bien-veuillance d'un chascun, si est-il grief et outre
la puissance de l'aage: mais il leur en advient tout le contraire,
car ils sont haïs des jeunes, pource qu'ils ne leur laissent
eschapper aucune occasion ne moyen de rien faire, ny de se poulser
en avant: et envers leurs egaux, ceste convoitise de vouloir tenir
le premier lieu par tout, et d'avoir l'authorité de toutes
choses, n'est pas moins diffamee et hayë que l'avarice ou la
dissolution en voluptez des autres vieillards. Parquoy ainsi comme
lon dit, qu'Alexandre le grand ne voulant pas charger son cheval
Bucephale, quand il fut un peu vieil, montoit sur d'autres chevaux
devant le combat, pour aller revisiter son armee en bataille, et
apres qu'il l'avoit toute rangee en ordonnance de combattre, et
qu'il avoit donné le mot, il remontoit sur luy, et tout aussi
tost faisoit marcher droit contre les ennemis, et hazardoit la
bataille: aussi l'homme politique, s'il a bon jugement, se regentera
soy-mesme quand il se sentira vieil, tenant les resnes en la main,
et s'abstiendra des charges qui ne seront point necessaires, et
laissera manier aux jeunes gens la Chose publique en affaires de
petite importance: mais en ceux de grand pois et de grande
consequence, luy-mesme y mettra la main à bon esciant: au
contraire de ce que font les champions des jeux de pris publiques,
qui contregardent leurs corps sans toucher aucunement ny travailler
aux labeurs necessaires, pour les employer aux superflus et
inutiles: mais nous au contraire, laissans passer les petites et
legeres charges, nous reserverons aux serieuses et grandes: car
à un jeune homme, comme dit Homere, egalement tout luy
advient bien, tout le monde luy rit, tout le monde l'aime: s'il
entreprend de petits affaires et beaucoup, on <p 185v>dit
qu'il est populaire et laborieux: s'il en entreprend de grands et
honorables, on l'appelle genereux et magnanime: et y a des
occurrences, où la temperité mesme et
l'opiniastreté ont grace et bienseance en ceux qui sont frais
et jeunes. Mais un homme d'aage, qui en l'administration publique a
bien le coeur de prendre des commissions basses et viles, comme
seroit de bailler à ferme des peages, ou de faire curer un
port, ou d'accoustrer une place publique, et outre d'aller en poste
en des ambassades et voyages devers des Seigneurs et des Princes,
où il n'y a rien de necessaire ny de grave à traitter,
ains seulement pour les aller saluër et leur faire la court:
quant à moy, à te dire la verité, mon bon amy,
je treuve cela plus tost digne de compassion, que d'imitation: mais
aux autres à l'adventure semblera-il fascheux, odieux et
importun: car ce n'est pas l'aage auquel l'homme se doive empescher
d'offices, sinon de ceux où il y a dignité et
grandeur, comme est celuy que tu exerces maintenant à
Athenes, la presidence du Senat d'Areopage: et certes aussi la
dignité de Conseiller en l'assemblee des Estats generaux de
toute la Grece, qui s'appellent Amphictyons, que ton païs t'a
deferee pour toute ta vie, où il y a un doux labeur, et un
travail fort aisé à supporter: encore ne fault-il pas
poursuivre tels honneurs, mais bien en les fuiant les exercer: ny
comme les demandans, ains comme refusans les accepter, ny recevoir
telles charges comme pour s'en honorer, ains plus tost comme se
donnans soy-mesme pour honorer les charges. Car ce n'est pas honte,
ainsi que disoit Tiberius C@esar, à homme qui a passé
soixante ans, de tendre son poulx à taster au medecin, mais
bien plus grande honte est-ce, de rendre sa main au peuple en le
priant de donner sa voix et son suffrage à l'election
d'offices: car cela est trop vil et trop bas: Comme au contraire il
y a de la grandeur venerable, et de la dignité honorable,
quand le peuple a eleu un personnage, qu'il l'appelle et qu'il
attend sur la place, de descendre alors et sortir de sa maison en
faisant honneur et caresse à l'assistance du peuple,
ambrasser et recevoir son present, digne veritablement d'une
honorable vieillesse. Ainsi faut-il semblablement que l'homme vieil
use de sa parole en assemblee de ville, ne sautant pas à tout
propos sur la tribune aux harangues, ny ne contredisant pas
ordinairement comme un coq qui contrechante quand il en oit chanter
d'autres, à tous ceux qui harangueront, ny ne desbridant pas
la reverence que les jeunes gens ont envers luy, en estrivant et
s'attachant souvent de paroles à eux, et leur donnant luy
mesme matiere de s'exerciter et accoustumer à luy
desobeïr, et à ne le vouloir plus ouyr, ains faut qu'il
passe outre quelquefois, ne faisant pas semblant de rien voir, ny
ouyr, leur permettant un petit de braver et de secouër le mors,
sans s'y trouver present, ny trop curieusement recercher tout ce qui
s'est ou fait ou dit, quand le danger n'y est pas grand, et qu'il
n'est question ny du salut, ny de l'honneur et de la reputation du
païs: car là il ne faut pas attendre qu'on l'appelle,
ains y faut de soy-mesme aller courant outre la puissance de l'aage,
en se faisant plus tost soustenir sous les bras, ou bien porter
dedans une chaire, ainsi comme on lit que feit anciennement le vieil
Appius Claudius, lequel entendant que le Senat Romain, apres une
grosse battaille que le roy Pyrrhus avoit gaignee sur eux, se
laissoit aller à recevoir propos de paix, ne le peut
supporter, combien qu'il eust perdu la veuë des deux yeux, ains
se feit porter à travers la place jusques dedans la salle du
Senat, et entré qu'il fut, se dressa sur ses pieds au milieu
des Senateurs, en leur disant, Que paravant il avoit eu regret
d'estre privé des yeux, mais que lors il souhaitteroit mesme
de ne rien ouyr, à fin qu'il n'entendist point les villains
conseils qu'ils prenoient, et les lasches exploicts qu'ils
faisoient: et apres, partie en les reprenant aigrement, partie en
leur remonstrant et les excitant, il feit en sorte, qu'il leur
persuada de remettre promptement la main aux armes pour combattre
alencontre de Pyrrhus pour l'empire et seigneurie de l'Italie. Et
Solon, comme les flatteries de Pisistratus, dont il abusoit le
peuple d'Athenes, fussent <p 186r>apertement descouvertes,
ne pretendre à autre fin qu'à usurper la tyrannie, et
que personne n'osast entreprendre de luy faire teste, et de l'en
empescher, luy seul tirant ses armes dehors, et les mettant en la
rue devant la porte de sa maison, crioit à ses citoyens
qu'ils luy voulussent aider. Ce qu'entendant Pisistratus, envoya
devers luy, demander sur quoy il fondoit son asseurance de faire
telles chose: Il respondit, sur sa vieillesse. Les occurrences si
necessaires et si belles, comme celles-là, rallument et
resuscitent les vieillards ja tous estaincts, prouveu qu'ils
respirent encore: mais en autres moindres l'homme vieil fera
sagement de s'excuser aucunefois, et refuser les charges petites et
basses, où il y a plus d'occupation pour ceux qui les font,
que de necessité ny utilité pour ceux qui les font
faire. Et quelquefois attendant qu'on l'appelle, qu'on le desire, et
qu'on l'envoye querir jusques en sa maison, il en aura plus de foy
et plus d'authorité envers ses citoyens, quand il descendra
à leur requeste. Et quand bien il sera present, il laissera
dire la plus part aux jeunes gens, comme estant juge d'une
contention et @emulation civile entre eux, prouveu qu'elle ne passe
point un certain moyen: car alors il les reprendra doucement, leur
ostant, avec un façon amiable, toutes opiniastres
contentions, toutes injures et tous courroux. Et s'il est question
de dire et recueillir les advis et opinions, reconfortant celuy qui
faudra, sans le vituperer ny blasmer, enseignant et louant hardiment
celuy qui aura bien rencontré, et se laissant vaincre
volontairement, en leur quittant le gaigner et surmonter
souventefois, à fin que le coeur leur croisse et qu'ils
s'asseurent, et suppleant à quelques uns, en les louant, ce
qui sera defectueux en leur opinion, ainsi comme fait le bon
vieillard Nestor en Homere,
Il n'y aura de tous les Grejois ame
Qui ton parler contredie ny blasme
Certainement: mais cela n'est pas tout,
Car tu n'es pas allé jusques au bout:
Aussi es tu jeune à voir ton visage,
Estre mon fils tu pourrois quand à l'aage.
mais encore sera-ce plus civilement fait de ne les reprendre point
ouvertement ny publiquement, avec une aigre picqueure, qui abbat et
ravalle fort le coeur aux jeunes gens, mais plus tost à part
en privé, mesmement ceux que lon cognoistra bien nez pour le
maniement des affaires, en les instruisant et les mettant
amiablement sur les erres de quelques bon propos et quelques bonnes
opinions et inventions qu'ils pourroient mettre en avant, en les
incitant tousjours à toutes entreprises honnestes, en leur
eslevant le courage, et leur rendant le peuple du commancement doux
et maniable: comme ceux qui monstrent aux jeunes gens à
piquer les chevaux, leur en baillent un qui soit facile au montouer,
et si d'adventure quelqu'un estoit tombé à l'entree,
ne le laissant pas desesperer ny perdre le courage, ains le relevant
et reconfortant, comme jadis Aristides feit Cimon, et Mnesiphilus
Themistocles, que le peuple du commancement ne pouuvoit gouster, et
qui avoient mauvais nom en la ville pour estre desbauchez et
dissolus: et ces gens de bien-là les releverent et les
encouragerent. Aussi dit-on que Demosthenes à son entree fut
rebuté par le peuple, dont il estoit desesperé,
jusques à ce que l'un des anciens de la ville, qui avoit
autrefois ouy Pericles haranguant au peuple, le prit, et luy dit
qu'il ressembloit du tout en sa façon de faire et de dire
à ce personnage-là, et que pour ceste occasion il
avoit grand tort de se desesperer et de perdre courage.
Semblablement aussi Euripides tout de mesme reconforta Timotheus le
musicien, qui à sa premiere arrivee fut sifflé par le
peuple, comme violant et corrompant la Musique par la
nouvelleté qu'il y introduisoit, luy disant qu'il ne se
descourageast point pour cela, et qu'il ne passeroit pas guere de
temps, qu'il auroit tous les theatres à sa devotion. Brief
tout ainsi que le <p 186v>temps prefix aux vierges vestales
à Rome est divisé en trois parties, la premiere pour
apprendre ce qu'il faut faire en leur religion, la seconde pour le
faire, et la tierce pour le monstrer aux jeunes: et semblablement en
la ville d'Ephese chascune de celles qui sont vouees au service de
Diane, s'appellent premierement Mellieren, comme qui diroit novice
qui doit devenir presbtress: et puis apres Ieren, c'est à
dire presbtresse: et pour le troisieme, Parieren, comme qui diroit
oultre presbtresse: Aussi celuy qui est parfaittement politique du
commancement, apprend à manier affaires, et se rend
profés, par maniere de dire, en celle religion: et puis
à la fin il enseigne les autres, regente les novices, et leur
monstre les secrets. Car presider, et estre comme parrein à
ceux qui combattent, n'est pas combattre: mais celuy qui enseigne et
dresse un jeune homme aux affaires publiques, luy monstrant comme
dit Homere,
A bien parler, et aussi à bien faire,
est utile and profite à la Chose publique, non en petit
service, mais en ministere de consequence grande, et auquel
premierement et principalement visa et tendit Lycurgus, c'est
à sçavoir, à accoustumer les jeunes gens
dés leur enfance à porter honneur et obeïr
à tout vieillard, ne plus ne moins qu'à leur maistre
et legislateur. Car à quelle intention auroit dit Lysander,
qu'il n'y a lieu au monde, auquel il feist si bon vieillir qu'en
Laced@emone? est-ce pource qu'il soit là permis aux
vieillards plus qu'aux autres de labourer la terre, de prester
à usue, de joüer aux dez, assis en un berlan, et de
boire en jouant? Je croy que personne ne le dira: mais pource qu'ils
n'ont pas l'oeil sur ce qui est du public seulement, ains
particulierement aussi sur les jeunes gents, prenant garde
soigneusement, et non point par acquit en passant, comment ils
exercent leurs personnes, comment ils se jouënt, comment ils
vivent ensemble, en se monstrant terribles à ceux qui
faillent, venerables et desirables aux bons: car les jeunes les vont
cercher par tout, et leur font la court, pource que les vieux les
rendent tousjours de plus en plus honnestes, et leur accroissent la
generosité de leur courage sans envie quelconque. Car ceste
passion n'estant convenable à nulle partie de l'aage de
l'homme, encore a-elle des noms beaux et honnestes és jeunes
gens, par ce qu'on l'appelle @emulation, jalousie et desir
d'honneur, là où és vieilles gens elle seroit
de tout poinct importune, sauvage, et signe de coeur lasche:
pourtant faut-il que l'homme vieil politique soit fort
esloigné de toute passion d'envie, et ne face pas comme les
vieux troncs d'arbres, qui manifestement ostent et empeschent la
naissance et croissance des petits arbrisseaux qui germent alentour
et dessoubs: ains au contraire, faut qu'il reçoive
amiablement, et qu'il s'offre et s'exhibe à ceux qui se
prennent, et qui s'entrelassent par frequentation avec luy, en les
adressant et conduisant par la main, et les nourrissant, non
seulement de bonnes instructions et sages conseils et
advertissements, mais aussi en leur laissant et cedant les moyens de
faire quelques acts de gouvernement, dont il leur viene de l'honneur
et de la gloire, et des commissions qui ne soient point dommageables
au public, et soient bien aggreables et plaisantes au commun peuple:
mais celles où il y a d'entree de la dureté rebourse
et de la difficulté dangereuse (comme és medecines qui
donnent des trenchees sur le poinct qu'on les prend) et l'honneur et
profit en vient apres, il ne fault pas mettre les jeunes gens
d'arrivee à ces charges-là, ny les exposer aux
troubles et crieries d'une commune mutine et malaisee à
contenter, avant qu'ils y soient accoustumez, ains plus tost doit
l'homme de bien prendre sur soy les malveillances du peuple pour le
bien public: car cela luy rendra les jeunes gens plus affectionnez
et plus prompts à entreprendre tous autres services. Mais
oultre tout cela il se fault souvenir, que administrer la Chose
publique n'est pas seulement exercer un magistrat, aller en
ambassade, et crier bien hault en une assemblee de conseil, ny se
tourmenter le coeur et le corps en une tribune aux harangues,
à force de prescher le peuple, <p 187r>mettre en
avant force decrets et force Edicts, en quoy le commun estime que
consiste toute l'entremise du gouvernement: comme ils pensent que
philosopher soit seulement discourir et disputer de la philosophie
dessus une chaire en une eschole, ou bien en escrire et composer des
livres: et ce-pendant ils ne cognoissent point l'administration
civile ny la philosophie continuelle qui se voit és oeuvres
et actions quotidianes: c'est comme disoit Dicaearchus, que lon
estime communement, que faire des tours et retours, allees et venues
dedans une galerie, soit se promener, non pas aller aux champs, ny
veoir un sien amy. Or fault-il croire que gouverner la Chose
publique et philosopher, c'est tout un: de sorte que Socrates ne
philosophoit pas seulement quand il avoit fait apprester des bancs,
et qu'il se mettoit en sa chaire, ou qu'il observoit l'heure de la
lecture et de la conference, ou du promenoir, qu'il avoit assignee
à ses familiers: mais aussi quand il se jouoit aucunefois,
quand il beuvoit et mangeoit, quand il estoit au camp, ou quand il
marchandoit avec eulx, et finablement alors qu'il estoit en prison
et qu'il beuvoit la poison de la ciguë, ayant le premier
monstré et fait veoir, que la vie de l'homme en tout temps,
en toute partie, en toutes passions, et tous affaires
universellement reçoit l'usage de la philosophie. Autant en
fault-il semblablement penser de l'administration civile, que les
fols et meschants n'administrent point la Chose publique, ne quand
ils sont capitaines generaux d'armees, ne quand ils sont
Chancelliers, ny quand ils haranguent au peuple, mais qu'ils
flattent la commune pour s'insinuer en sa bonne grace, qu'ils
declament par ostentation, qu'ils brassent quelque sedition, ou
qu'ils font quelque charge à laquelle ils sont contraints par
force. Mais au contraire, le bon et vray policien qui aime ses
citoyens, qui aime sa patrie, qui a soing et amour du bien public,
encore que jamais il ne veste le manteau et habit de capitaine et
gouverneur, si est-ce que tousjours il fait office de gouverneur et
d'administrateur publique, en exhortant et incitant ceux qui le
peuvent faire, en instruisant ceux qui ne le sçavent pas, en
assistant à ceux qui luy demandent conseil, en destournant
ceux qui ont mauvaise volonté, confirmant et encourageant
ceux qui l'ont bonne, et en monstrant clairement par effect en
toutes ses actions, que ce n'est point par forme d'acquit qu'il
entremet des affaires publiques, ny là où il y a
quelque interest pour luy ou pour les siens, ou qu'il y est
nommeement appellé, qu'il va le premier au theatre, et qu'il
se trouve le premier en la salle de conseil, ny que ce n'est point
par maniere d'esbattement, comme s'il y alloit pour y voir
jouër des jeux, ou pour ouïr quelque plaisante musique
quand il est là, ains au contraire quand il n'y peult estre
present de corps, qu'il y soit de l'esprit, et par soigneusement
s'en enquerir, en approuvant aucunes des choses qui s'y seront
faittes, et se malcontentant des autres: car ny Aristides à
Athenes, ny Caton à Rome, ne furent par plusieurs fois en
magistrat, et toutefois ils ne laisserent pas d'estre toute leur vie
en action pour le bien et service de leur païs. Et Epaminondas
feit bien de grands actes et plusieurs durant qu'il fut capitaine
general de la Boeoce, mais on en recite un de luy n'estant ny
general, ny ayant charge quelconque, qu'il feit en la Thessalie,
lequel n'est pas moindre que pas un des autres: quand les capitaines
de Thebes ayans jetté l'armee en des lieux aspres et mal-
aisez se trouverent chargez par les ennemis qui les pressoient fort,
tellement qu'ils estoient en grand trouble et en grand effroy: luy,
qui estoit devant entre les gens de pied, fut rappellé,
là où à son arrivee premierement il appaisa
tout le trouble et l'effroy, en les asseurant de sa presence, puis
il remeit en ordre, et rengea en battaille l'armee qui estoit toute
confuse et esbranlee, et la tirant facilement hors de ce mauvais
passage, la presenta en teste aux ennemis, qui en furent si
esmerveillez qu'ils changerent d'advis, et se retirerent. Et Agis le
Roy de Laced@emone, comme il menoit desja son armee toute rengee en
battaille pour combattre les ennemis au païs d'Arcadie, il y
eut quelqu'un des anciens de <p 187v>Sparte qui luy cria,
Sire Roy, tu penses remedier à un mal par un autre: voulant
entendre la trop facile retraitte et departement de la ville
d'Argos, laquelle il cuidoit couvrir par la presente importune
promptitude de combattre, ainsi comme dit Thucydides: ce qu'ayant
Agis entendu, le creut, et se retira lors, mais depuis il gaigna. Il
faisoit tous les jours mettre sa chaire pres la porte du palais: et
bien souvent les Ephores se levans de leur parquet s'en alloient
devers luy pour avoir son advis et prendre son conseil sur les plus
importans affaires: car il estoit tenu pour homme de fort bon sens,
et le renomme-lon pour un grand sage homme. Et pourtant un jour que
la force de son corps estoit desja toute aneantie, tellement qu'il
ne bougeoit presque plus du lict, les Ephores luy manderent qu'il
s'en vint en la place. Il se leva du lict, et se meit bien en devoir
d'y aller: mais ayant marché un petit à grande peine
et grande difficulté, il rencontra de petits garsons en son
chemin, ausquels il demanda, s'ils sçavoient rien plus fort
que la necessité d'obeïr à son maistre: ils luy
respondirent, «le non pouvoir.» Ainsi faisant compte que
son impuissance devoit estre la fin et borne de son obeïssance,
il s'en retourna en sa maison. Car il ne fault pas que la bonne
volonté faille devant la puissance: mais quand elle est
faillie, aussi ne la doit-on pas forcer. Aussi dit-on que Scipion se
servoit tousjours à la guerre, et en la ville, du conseil de
Caius Laelius: de maniere qu'il y en avoit de ce temps-là qui
disoient, des haults faicts d'armes qu'il executoit, que Laelius en
estoit l'autheur, comme d'une Com@edie, et Scipion le joueur qui les
jouoit. Et Ciceron luy-mesme confesse, que les plus grands et plus
honorables conseils qu'il exploita en son consulat, moyennant
lesquels il preserva son païs, il les consulta avec le
philosophe Publius Nigidius. Ainsi n'y a-il rien qui empesche les
vieilles gens de pouvoir servir et profiter au public en plusieurs
sortes de gouvernement, soit de bonne parole, de bon conseil, de
liberté et authorité de franchement parler, et de sage
soing, comme disent les poëtes: car ce ne sont pas les pieds,
ny les mains, ny toute la force du corps seulement qui sont parties
et biens de la Chose publique, ains sont premierement et
principalement l'ame et les beautez d'icelle, comme la justice, la
temperance, et la prudence, lesquelles venans tard à leur
perfection, il n'y auroit point de propos, qu'elle jouist d'une
maison, d'une terre, et de tous autres biens et heritages de ses
citoyens, et que d'eulx-mesmes elle n'en peust plus tirer aucun
profit en commun pour le bien public du païs, à cause de
leur long temps, lequel ne leur oste pas tant des forces de pouvoir
servir, comme il leur adjouste de suffisance aux facultez requises
pour commander et regir. Voyla pourquoy lon figure les Hermes, c'est
à dire les statuës de Mercure, en vieil aage, n'ayans ne
pieds ny mains, mais les parties naturelles tenduës, donnans
par là couvertement à entendre, que lon n'a pas
beaucoup affaire du labeur corporel des hommes vieux, prouveu qu'ils
ayent la parole active et feconde ainsi comme il appartient.
ARTAXERXES le Roy de Perse, ô trespuissant Empereur
C@esar Trajan, estimoit que c'estoit acte de magnanimité, et
bonté Royale, non moins prendre en gré et recevoir
avec bon visage de petits presens, que d'en donner de grands. Et
pourtant comme quelquefois en passant chemin, un pauvre manoeuvre
gaignant sa vie à la sueur de son corps, n'ayant autre chose
que luy presenter, luy eust offert de l'eau qu'il venoit de puiser
en la riviere avec ses deux mains, il là receut joyeusement,
et s'en prit à soubrire, mesurant la grace de l'offre, non
à la valeur du present, mais à la bonne volonté
de celuy qui le presentoit: et suyvant ce propos, Lycurgus ordonna
en la cité de Sparte les sacrifices de la moindre despense
qu'il peut, à fin, ce disoit-il que ses citoyens eussent
moyen tousjours et en tous lieux, d'honorer promptement et
facilement les Dieux, de ce qu'ils auroient à la main. Et
pourautant, Sire, que de mesme volonté et intention je vous
offre de petits presents, comme les premices, par maniere de dire,
les plus communes de la philosophie, je vous supplie de recevoir en
gré avec ma bonne affection, l'utilité de ces beaux
dicts notables que je vous ay recueillis, pour ce qu'ils vous
peuvent servir à cognoistre quelles ont esté la nature
et les m@eurs de ces grands personnages du temps passé,
attendu qu'elles apparoissent mieulx bien souvent, et de descouvrent
plus clairement en leurs dicts, que non pas en leurs faicts. Il est
bien vray que nous avons en une autre oeuvre compilé les Vies
des plus illustres personnages, tant en armes qu'en conseil, comme
Capitaines, Legislateurs, Roys et Empereurs, qui ayent oncques
esté entre les Romains et entre les Grecs: mais en la plus
part de leurs faicts et gestes la fortune y est ordinairement
meslee: là où és paroles qu'ils ont dittes, et
aux propos qu'ils ont tenus, sur l'heure mesme de leurs faicts, de
leurs passions et de leurs accidents, on apperçoit plus
clairement et plus nettement, comme dedans des miroirs, quel estoit
le coeur et la pensee de chascun d'eulx: au moyen dequoy Siramnes
gentilhomme Persien respondit à quelques uns qui
s'esmerveilloient comme ses entreprises ne succedoient heureusement,
veu que ses propos estoient si sages: C'est, dit-il, pource que je
suis seul maistre de mes propos, mais des effects, c'est la Fortune
et le Roy. Or en l'autre oeuvre des Vies, les dicts notables de ces
grands personnages sont accompagnez de la narration de leurs faicts
bien au long escrits, tellement qu'ils requierent un homme de grand
loisir, et qui prenne plaisir à ouïr et à lire:
mais en ce livre-cy, n'y ayant que les eschantillons, par maniere de
dire, ou les semences extraictes à part de leurs vies, la
lecture d'iceluy, à mon advis, ne vous occupera point le
temps que vous devez à vos affaires, attendu qu'en peu de
paroles vous y verrez le naturel dépaint au vif de plusieurs
personnages dignes de memoire.
Les Perses aiment ceux qui ont le nez aquilin, c'est
à dire, courbé comme le bec d'un aigle, et les
estiment les plus beaux, pour autant que Cyrus, celuy de leurs Roys
qu'ils ont le plus aimé, avoit le nez ainsi faict. Or disoit
ce Roy-là, que ceux qui ne vouloient faire du bien à
eulx mesmes, estoient contraincts d'en faire aux autres: disoit
aussi, qu'il n'appartenoit à nul de commander, qu'il ne fust
meilleur que ceux à qui il commandoit. Et comme les Perses
voulussent changer de païs, et au lieu du leur, qui estoit
aspre et bossu, en prendre un autre qui estoit doulx et plain, il ne
le voulut pas permettre, disant, que les semences des plantes, et
les moeurs des hommes <p 188v>deviennent à la fin
semblables aux lieux et contrees où ils demeurent. Darius
pere de Xerxes, se louant soy-mesme, souloit dire, que és
battailles et perils de la guerre il devenoit plus sage: et ayant
une annee taxé les tailles et subsides qu'il vouloit lever
sur ses subjects, il envoya querir les principaux hommes de chasque
province, et leur demanda si les tributs qu'il leur avoit imposez
estoient point griefs à supporter: Ils luy respondirent, que
moyennement: adonc il ordonna, que nul ne payeroit que la
moitié de sa cotte seulement. Et comme un jour il eust ouvert
une pomme de grenade belle et grosse à merveilles, et que
quelqu'un des assistans luy demandast de quelle chose il voudroit
avoir autant, comme il y avoit de grains dedans ceste pomme, Il
respondit, de Zopyres. ce Zopyre estoit un vaillant capitaine et
fidele amy, lequel s'estant luy-mesme deschiré le corps
à coups de fouët, et couppé le nez et les
aureilles, abusa tellement par ceste ruse les Babyloniens, qu'il se
fierent en luy du gouvernement de leur cité, laquelle depuis
il livra entre les mains de Darius qui par plusieurs fois depuis
asseura, qu'il aimeroit mieux avoir Zopyre entier de tous ses
membres, que gaigner cent telles citez comme estoit celle de
Babylone. La Royne Semiramis ayant fait construire sa sepulture,
feit engraver dessus ceste inscription: Le Roy qui aura affaire
d'argent face demolir ceste sepulture, et il en trouvera autant
comme il en voudra. Darius la feit ouvrir, et n'y trouva point
d'argent, mais bien rencontra-il d'autres lettres qui disoient,
«Si tu n'eusses esté mauvais homme et d'un avarice
insatiable, tu n'eusses point remué les sepultures des
trespassez.» Arimenes, frere de Xerxes fils de Darius,
querellant alencontre de son frere le Royaume de Perse, descendit de
la province Bactrienne où il se tenoit: son frere luy envoya
des presens au devant, et commanda à ceulx qui les luy
presentoient de sa part, de luy dire, Ton frere Xerxes t'honore de
ces presens pour ceste heure, mais il t'asseure que si une fois il
est declaré Roy, tu seras le plus grand homme qui soit aupres
de luy. Et de faict Xerxes aiant esté jugé Roy,
Arimenes fut le premier qui luy feit hommage, et luy meist le
diadesme Royal alentour de la teste: aussi le Roy son frere luy
donna le second lieu d'honneur et d'authorité apres luy, en
tout son Royaume. Et estant indigné alencontre des
Babyloniens pour autant qu'ils s'estoient rebellez contre luy, apres
les avoir reconquis, il leur defendit de porter plus armes, et leur
commanda de danser, chanter, jouër des haubois, paillarder et
taverner, et porter de longs sayes à plein fond. Et comme on
luy eust apporté des figues seiches à vendre du
païs de l'Attique, il dit, qu'il n'en mangeroit point qu'il
n'eust conquis la region qui les portoit. Ainsi surpris quelques
espions de nation Grecque dedans son camp, il ne leur feit aucun
desplaisir, ains apres leur avoir fait monstrer à
seureté tout son camp, leur permit de s'en retourner.
Artaxerxes fils de Xerxes, celuy qui fut surnommé Longue-
main, pour ce qu'il avoit une main plus longue que l'autre, souloit
dire, que c'est chose plus royale d'adjouster que d'oster: et fut le
premier qui permeit à ceulx qui chassoient avec luy, de
frapper les premiers la beste quand ils pourroient et voudroient.
Aussi fut-ce luy qui ordonna le premier, que les Seigneurs qui
auroient failly en leur estat (au lieu qu'on les souloit
fouëtter eulx-mesmes) fussent despouillez, et leurs vestemens
fouëttez pour eulx: et au lieu qu'on leur souloit arracher les
cheveux de la teste, qu'on leur ostast leur haut chappeau seulement.
Il avoit un chambellan nommé Satibarzanes, qui luy demandoit
quelque chose qui n'estoit ny juste ny raisonnable, et estant
adverty qu'il faisoit ceste poursuitte en faveur de quelque autre,
qui luy en avoit promis trente mille escus de Perse, qui
s'appelloient Dariques, il commanda au thresorier de son espargne,
de luy apporter trent mille Dariques: et en les luy donnant, luy
dit: «Pren cest argent Satibarzanes, car pour te l'avoir
donné, je n'en seray pas plus pauvre: là où si
j'eusse fait ce dont tu me requerois, j'en eusse esté plus
injuste.» Cyrus le jeune, <p 189r>pour esmouvoir les
Laced@emoniens à faire alliance et entrer en ligue avec luy,
disoit, qu'il avoit le coeur plus gros que son frere le Roy
Artaxerxes, qu'il beuvoit plus de vin sans eau que luy, et le
portoit mieulx: et que son frere estant à la chasse, à
peine se pouvoit tenir à cheval, et en temps de danger, non
pas en son throsne mesme: et pour les convier à luy envoyer
de leurs hommes de guerre, il promettoit à ceux qui
viendroient à pied, qu'il leur donneroit des chevaux: et
à ceux qui auroient des chevaux, qu'il leur donneroit des
chariots: et à ceux qui auroient des metairies, qu'il leur
donneroit des villages: à ceux qui auroient des villages,
qu'il leur donneroit des villes, et au reste, quant à l'or et
l'argent, qu'il leur en bailleroit tant, qu'il le faudroit peser,
non pas compter. Artaxerxes le frere de ce jeune Cyrus, qui fut
surnommé grande memoire, non seulement donna libre accez et
audience à tous ceux qui eurent affaire à luy, mais
qui plus est, commanda encore à sa femme legitime, qu'elle
ostast les tapisseries qui couvroient et bouschoient son chariot,
à celle fin que ceux qui voudroient, peussent parler à
elle mesme par les chemins: et comme un pauvre païsan luy eust
fait present d'une belle et grosse pomme, en la recevant avec un bon
visage, il dit: Par le Soleil (qui estoit le serment des Perses) il
me semble que cest homme feroit d'une petite ville une gross
cité, qui la luy bailleroit à gouverner: et comme en
une deffaitte son bagage luy eust esté tout pillé,
estant contrainct de manger, pour toute viande, un peu de figues
seiches avec du pain d'orge, «O Dieux, dit-il, quelle
volupté je n'avois jamais essayee!» Parysatis la mere de
Cyrus et d'Artaxerxes disoit, que celuy qui vouloit faire quelque
remonstrance à un Roy, devoit user de paroles de soye: c'est
à dire, les plus doulces qu'il pourroit choisir. Orontes le
gendre du Roy Artaxerxes, ayant esté par un courroux du Roy
condamné et privé de son estat, disoit, que les
mignons des Roys et des Princes resembloient proprement aux doigts
de ceux qui comptent: car ainsi comme ils les font valoir tantost
un, et tantost dix mille: aussi ceux qui sont alentour des Princes,
peuvent une fois tout, et une autre fois peu ou rien du tout. Memnon
capitaine Grec, qui feit la guerre pour Darius contre Alexandre,
comme l'un de ses soudards vint en sa presence dire tout plein de
villaines et outrageuses paroles alencontre d'Alexandre, luy donna
sur la teste d'une lance qu'il tenoit en sa main, en luy disant:
«Je te soudoye pour guerroyer, et non pas pour injurier
Alexandre.» Les Roys d'Aegypte, suivant une ancienne ordonnance
de leur païs, faisoient jurer les juges, quand ils les
installoient en leurs offices, que quand bien le Roy leur
commanderoit de juger injustement, ils ne le feroient pas pourtant.
Du temps de la guerre de Troye, il y avoit en la Thrace un Roy
nommé Poltys, devers lequel tant les Grecs que les Troyens
envoyerent pour avoir de luy secours: il leur feit response, qu'il
estoit d'advis que Paris rendist Helene, et qu'au lieu d'elle, il
luy bailleroit deux belles femmes. Teres le pere de Sitalces souloit
dire, que quand il estoit de loisir, et qu'il ne faisoit point la
guerre, il luy estoit advis qu'il n'y avoit point de difference
entre luy et son palefrenier. Cotys rendit un lyon à celuy
qui luy avoit fait present d'un leopard: et pourautant qu'il estoit
prompt à se courroucer, et aspre à punit ses
serviteurs domestiques, quand ils avoient failly en leurs services,
comme un sien amy, chez lequel il estoit logé, luy eust fait
present de plusieurs vases et vaisselles de terre fort tenues et
aisez à rompre, mais au demourant singulierement bien ouvrez
et labourez, il donna bien de riches dons à celuy qui les luy
avoit presentez, mais il les rompit et cassa tous entierement, de
peur que par une soudaine cholere il ne chastiast trop aigrement ses
serviteurs qui viendroient à les rompre. Idathyrsus Roy des
Tartares, contre lequel Darius mena son armee, manda aux Seigneurs
des Paeoniens qu'ils rompissent le point que Darius avoit fait faire
sur la riviere de Danube pour passer en ses païs, à fin
qu'en ce faisant ils se delivrassent de toute servitude: ce qu'ils
ne <p 189v>voulurent pas faire, pour ce qu'ils vouloient
garder leur foy à Darius: au moyen de quoy il les appelloit
esclaves de bien, qui n'avoient point de volonté de s'enfuir.
Ateas escrivit à Philippus Roy de Macedoine, «Tu
commandes aux Macedoniens qui sçavent bien combattre contre
des hommes: mais moy je commande aux Tartares, qui peuvent combattre
et la faim et la soif.» Et comme luy-mesme frottast et
estrillast son cheval, il demanda aux ambassadeurs de Philippus, si
leur maistre faisoit pas le semblable. Aiant en une rencontre pris
prisonnier de guerre Ismenias excellent joueur de fleutes, il luy
commanda d'en jouër devant luy: et comme tous les autres
assistans s'esmerveillassent de son excellence, il jura qu'il
prenoit plus de plaisir à ouïr un cheval hennir.
Scilurus laissant quatre vingts enfans masles, quand il fut prest
à mourir, se feit apporter un faisceau de javelots, qu'il
presenta de reng à chacun de ses enfans, leur commandant de
tascher à le rompre: et comme chascun d'eulx se fust
efforcé de ce faire, en vain, sans en pouvoir venir à
bout, luy prenant chasque javelot à part, les rompit tous
facilement l'un apres l'autre: leur enseignant par ceste similitude
qu'en se tenant bien joincts ensemble, ils demoureroient forts et
invincibles: mais s'ils se divisoient, et qu'ils entrassent en
querelles les uns contre les autres, qu'ils se trouveroient foibles
et faciles à desfaire. Gelon apres avoir desfait les
Carthaginois pres la ville d'Himere, faisant paix avec eulx, les
contraignit de mettre entre les articles du traicté, qu'ils
ne sacrifieroient plus leurs enfans à Saturne. Il menoit
souvent les Syracusains aux champs, autant pour labourer et planter,
comme pour guerroyer, à fin que leurs terres en valussent
mieux estans bien labourees, et eux ne devinssent pires à
faute de travailler. Demandant un jour de l'argent à ses
citoyens, ils commancerent à s'en mutiner: il leur dit, que
c'estoit en intention de leur rendre: et de faict leur rendit apres
la guerre. Et comme en un festin on presentast de reng la lyre
à tous les conviez pour chanter dessus selon la coustume, et
que tous les autres s'accommodassent à leur tour et
chantassent, luy commandant qu'on luy amenast son cheval, voltigea
et monta dessus aiseement et dispostement. Hieron, celuy qui fut
tyran de Syracuse apres Gelon, disoit que ceux qui parloient
à luy franchement et librement, ne le faschoient et ne
l'importunoient point: mais que ceux qui reveloient un propos qu'il
leur auroit dit en secret, faisoient tort non seulement à
luy, mais aussi à ceux qui ils les disoient: pour ce que
coustumierement nous haïssons non seulement ceux qui
rapportent, mais aussi ceux qui escoutent ce que nous ne voudrions
pas estre sceu. Quelqu'un luy reprocha un jour qu'il avoit l'haleine
puante, à l'occasion dequoy il tensa sa femme de ce qu'elle
ne luy en avoit jamais rien dit: elle luy respondit, «Je
pensois que l'haleine de tous les autres hommes sentist ainsi.»
Xenophanes natif de Colophone se plaignoit un jour à luy, de
ce qu'il estoit si pauvre, qu'il n'avoit pas le moyen d'entretenir
deux serviteurs, et il luy respondit: «Et comment, Homere que
tu reprens et que tu blasmes ordinairement, tout mort qu'il est, en
nourrit plus de dix mille.» Il condamna Epicharmus poëte
Comique en quelque amende, d'autant qu'en la presence de sa femme il
avoit dit quelques paroles villaines et deshonnestes. Dionysius le
pere, comme les orateurs qui devoient haranguer devant le peuple,
tirassent au sort des lettres, pour sçavoir l'ordre, auquel
ils auroient à parler, et que la lettre M luy fust escheute,
quelqu'un des assistans luy dit: «Ceste M signifie Marotte,
Dionysius, pour ce que tu diras de grandes folies:» «Mais
bien, dit-il, que je seray Monarque.» et de faict, apres qu'il
eut fait sa harangue, le peuple de Syracuse l'eleut Capitaine
general. Et comme tout au commancement de sa tyrannie les
Syracusains soubslevez alencontre de luy, le teinssent
assiegé dedans son chasteau, ses amis luy conseilloient que
volontairement il quittast et se démeist de ceste domination
violente, s'il ne vouloit mourir honteusement, apres qu'il seroit
pris: mais luy aiant veu assommer un boeuf à un boucher, et
observé qu'il estoit au premier coup tombé
<p 190r>soudainement roide mort: «Et dea, dit-il, ne
seroit-ce pas grand desplaisir, que pour crainte de la mort qui dure
si peu, et passe si vistement, je quittasse une si belle et si
grande Seigneurie?» Aiant entendu que son propre fils, auquel
il devoit laisser sa Seigneurie, avoit violé et forcé
la femme d'un des bourgeois de la ville: il luy demanda en cholere,
quelle chose semblable il luy avoit jamais veu faire. Le jeune homme
luy respondit, «Aussi n'as-tu pas eu un pere qui fust
tyran:» il luy repliqua tout promptement, «Aussi n'auras-
tu point de fils qui le soit, si tu ne te deportes de commettre de
tels actes.» Une autre fois estant allé veoir son fils
en son logis, et y voyant quantité grande de vases d'or et
d'argent, il dit tout haut, «Il n'y a rien de Seigneur et de
Prince en toy: veu que d'un si grand nombre de vaisselles d'or et
d'argent que tu as eu de moy, tu n'en as pas sçeu faire un
amy.» Il demandoit un jour de l'argent à ceux de
Syracuse, et eux se plaignoient et lamentoient, en le priant de les
vouloir excuser, disans qu'ils n'en avoient point: luy au contraire
leur en feit demander encore d'autre: ce qu'il feit jusques à
deux ou trois fois, coup sur coup. Et comme il continuast à
leur en exiger encore d'avantage, il entendit qu'ils ne s'en
faisoient plus que rire et gaudir, en se promenant parmy la place:
adonc il commanda à ses receveurs de ne les plus presser.
«Car c'est signe, dit-il, qu'ils n'ont plus rien, puis qu'ils
ne font plus conte de nous.» Sa mere estant desja vieille et
hors d'aage de se marier, vouloit neantmoins à toute force
estre mariee à un beau jeune homme: «Il luy respondit,
qu'il estoit bien en sa puissance de violer les loix de Syracuse,
mais les loix de nature, non.» Et punissant asprement tous
autres malfaitteurs, il pardonnoit aux voleurs, qui ostoient les
robbes et manteaux à ceux qu'ils rencontroient la nuict parmy
les rues, à fin que les Syracusains pour ceste occasion
desistassent de faire festins et assemblees les uns avec les autres.
Il y eut une fois un estranger qui luy promit tout haut de luy
enseigner à part en secret, à quoy il pourroit
cognoistre ceux qui conspiroient et machinoient contre luy:
Dionysius le pria bien fort de luy dire: et l'autre allant devers
luy, «Donne moy, dit-il, un talent, (six cens escus) à
fin qu'il semble à ceux de Syracuse que tu ayes appris de moy
les signes ausquels tu pourras descouvrir ceux qui conivreront
alencontre de toy.» Il le luy donna, et feit semblant d'avoir
appris et entendu de luy ces moyens, louant grandement la subtile
façon de tirer argent que cest homme avoit inventee. Quelque
autre luy demanda un jour, s'il estoit point quelquefois oisif,
J'à Dieu ne plaise, dit-il, que cela jamais m'advienne.»
Estant adverty que deux jeunes hommes de la ville beauvans ensemble
avoient dit plusieurs oultrageuses et injurieuses paroles de luy et
de sa tyrannie à la table, il les envoya convier toux deux de
venir souper avec luy: et voyant que l'un, apres qu'il eut un peu de
vin en teste, disoit et faisoit tout plein de folies, et au
contraire que l'autre estoit fort retenu, et beauvoit peu souvent,
il pardonna à l'un comme estant yvrongne et insolent de
nature, et qui par yvrongnerie avoit mesdit de luy, mais il feit
mourir l'autre comme luy voulant mal en son coeur, et luy estant
ennemy de propos deliberé. Aucuns de ses familiers le
reprenoient de ce qu'il honoroit et avançoit un homme
meschant et mal voulu des Syracüsains, et il leur respondit,
«Je veux qu'il y ait en Syracuse quelqu'un qui soit encore plus
haï que moy.» Il envoya une fois des presents à
quelques ambassadeurs de Corinthe, qui estoient venus devers luy:
eux les refusérent, à cause de quelque statut et
ordonnance de leur Chose publique, qui defendoit aux ambassadeurs de
prendre, ny recevoir aucuns dons ne presens de Seigneur ou Prince
quelconque. Il en fut mal content, et leur dut, qu'ils faisoient mal
d'oster le seul bien qu'il y a és tyrannies, de pouvoir
donner: enseignans aux hommes que mesme le recevoir aucun bien des
tyrans, est chose que lon doit redouter et fuit. Estant adverty, que
l'un des habitans de Syracuse avoit caché un thresor dedans
la terre en sa maison, il luy feit commandement de luy apporter: ce
qu'il feit, non pas tout pourtant, car il en reteint une partie,
<p 190v>avec laquelle il s'en alla demourer en un autre
ville, là où il en achetta quelque heritage: quoy
entendant, il le renvoya querir, et luy rendit tout son or et
argent: Puis que tu sçais, dit-il, maintenant user de la
richesse, et non pas rendre inutile ce que est fait pour l'usage de
l'homme. Son fils, que lon appelle Dionysius le jeune, disoit, qu'il
nourrissoit et entretenoit plusieurs hommes de lettres, non qu'il
les estimast, mais pource qu'il vouloit estre estimé pour
l'amour d'eux: entre lesquels un Dialecticien nommé
Polyxenus, luy dit une fois en disputant avec luy, «Je te tiens
convaincu:» «Ouy bien de paroles, luy respondit-il
soudainement: mais moy je te convains toy-mesme de faict, pource
qu'abandonnant ta propre maison, tu me viens faire la court et
servir en la miene.» Apres qu'il eust esté chassé
de sa seigneurie, comme quelqu'un luy demandast, «Que t'a
maintenant servy Platon et toute sa philosophie?» «Elle
m'a servy de ce, que je porte patiemment la mutation et le
changement de ma fortune.» On luy demanda une fois, comment son
pere estant homme pauvre et privé avoit acquis la domination
de Syracuse: et luy, à qui son pere l'avoit laissee toute
acquise, et estoit fils d'un si grand tyran, l'avoit laissee perdre:
«Pource, dit-il, que mon pere vint à prendre les
affaires en main lors que le gouvernement populaire estoit haï,
et moy lors que la tyrannie estoit enviee.» Une autre fois il
respondit à quelque autre qui luy faisoit ceste mesme
demande: «Mon pere m'a bien laissé sa tyrannie, mais non
pas sa fortune.» Agathocles estoit fils d'un potier de terre,
et s'estant fait seigneur de la Sicile, et en aiant esté
declaré Roy, il faisoit en son service mesler de la vaisselle
de terre parmy celle d'or et d'argent, et la monstroit aux jeunes
gens en leur disant: «Je faisois au commancement de telle
vaisselle, (en leur monstrant celle de terre:) et maintenant j'en
fais de celle-cy (en leur monstrant celle d'or) par ma diligence et
vaillance.» Ainsi qu'il tenoit le siege devant une ville,
quelques uns de ceux de dedans luy crioient de dessus la muraille,
pour luy penser faire injure: «Hó potier, de quoy
payeras tu la soulde à tes gens?» et luy sans
s'esmouvoir tout doucement en riant leur respondit, «Du sac de
ceste ville, quand je l'auray prise.» Et de faict l'aiant
emportee d'assault, il vendit à l'encan tous les habitans
comme esclaves, en leur disant, «Si vous me dittes plus
d'injures desormais, je m'en plaindray à vos maistres.»
Et comme les habitans de l'Isle d'Ithaque se plaignissent à
luy, disans, que ses mariniers estans descendus en leur Isle avoient
emmené de leurs moutons: il leur respondit, «Et comment,
vostre Roy estant jadis descendu en la Sicile, non seulement en
emmena des moutons, mais qui pis est, il creva les yeux au
berger.» Dion, celuy qui chassa Dionysius hors de sa tyrannie,
estant adverty que Calippus, auquel il se fioit plus qu'à nul
autre de ses hostes ny amis, espioit les moyens de le faire mourir,
n'eut jamais le coeur d'en informer pour le convaincre, disant,
qu'il amoit mieux mourir que vivre en ceste peine, d'avoir à
se garder, non de ses ennemis seulement, mais aussi de ses amis.
Archelaus Roy de Macedoine, comme un jour à sa table
quelqu'un de ses familiers, homme qui sçavoit peu de bien et
d'honneur, luy demandast en don une couppe d'or dont on servoit
à sa table, le Roy commanda à l'un de ses gens de la
porter en don au poëte Euripides. Ce que l'autre trouvant
estrange, il luy dit: «Ne t'en esbahy point, car tu merites de
demander, et luy d'avoir, encore qu'il ne demande point.» Et
comme son barbier, qui estoit un grand babillard, luy demandast:
«Comment voulez vous que je vous face la barbe, Sire?» Il
luy respondit, «Sans dire mot.» Et comme Euripides en un
festin ambrassast et baisast le bel Agathon devant tout le monde:
«Ne vous en esbahissez point, dit-il aux autres assistans, car
des beaux l'arriere-saison mesme en est encore belle.» Et comme
Timotheus joueur de cithre, qui s'estoit promis que le Roy luy
feroit un bon gros present, en eust eu beaucoup moins qu'il
n'esperoit, et s'en monstrast fort mal-content, de sorte qu'en
chantant sur sa cithre ces paroles, L'argent fils de la terre tu
l'as en estime grande, faisant signe de la teste que c'estoit du Roy
qu'il <p 191r>l'entendoit: il luy replique tout sur le
champ, Mais toy tu en fais demande. Une autre fois, comme il passoit
par la rue, on respandit de l'eau sur luy: à raison de quoy,
ceux qui se trouverent aupres, l'irritans alencontre de celuy qui
avoit versé l'eau, disoient, qu'il le devoit bien faire
chastier: «Voire mais, dit-il, il n'a pas versé ceste
eau sur moy, mais sur celuy qu'il pensoit que je fusse.»
Philippus de Macedoine pere d'Alexandre le grand, ainsi que
tesmoigne Theophrastus, a esté plus grand que nul autre des
Roys de Macedoine, non seulement en prosperité de fortune,
mais aussi en bonté et moderation de moeurs. Il faignoit de
reputer les Atheniens bien-heureux, en ce mesmement qu'ils
trouvoient tous les ans en leur ville dix Capitaines à
eslire: car luy au contraire en plusieurs annees n'en avoit peu
trouver qu'un seul, qui estoit Parmenion. Et comme on luy eust
apporté en un mesme jour les nouvelles de plusieurs
prosperitez qui luy estoient advenues toutes ensemble: «O
fortune, s'escria-il, ne m'envoye qu'un peu de mal alencontre de
tant et de si grands biens:» Apres qu'il eut vaincu les Grecs,
plusieurs luy conseillerent de mettre de bonnes et grosses garnisons
dedans les villes, pour plus seurement les tenir en bride: mais il
leur respondit, «J'aime mieux estre appellé par long
temps debonnaire, que peu de temps Seigneur.» Et comme ses
familiers luy conseillassent de chasser de sa court un mesdisant qui
ne faisoit que detracter de luy: il leur respondit, qu'il n'en
feroit rien, de peur qu'il n'allast par tout ailleurs semer sa
maledicence. Smicythus accusoit souvent Nicanor envers luy, disant
qu'il ne faisoit autre chose que detracter de luy, tellement que ses
plus familiers estoient d'advis qu'il envoyast querir, et qu'il le
feist chastier ainsi qu'il le meritoit: «Voire mais, Nicanor,
ce dit-il, est l'un des hommes de bien de la Macedoine, ne vault-il
pas doncques mieux s'enquerir si la faute en vient point de
nous?» Et de faict, aiant fait diligence d'enquerir dont venoit
ce mescontentement de Nicanor, il trouva qu'il estoit
oppressé d'extréme pauvreté, et qu'on n'avoit
tenu compte de le secourir en sa necessité: parquoy il
commanda incontinent qu'on luy portast un bon present, qu'il luy
envoya: depuis Smicythus luy vint rapporter que Nicanor faisoit
merveilles d'aller preschant ses louanges par tout. «Voyez vous
doncques, dit alors Philippus, comme il depend de nous que lon parle
bien ou mal de nous?» Il souloit aussi dire, qu'il estoit bien
tenu aux harangueurs des Atheniens, pource que mesdisant de luy, ils
estoient cause de le rendre plus homme de bien et de parole et de
faict: «Car je m'efforce, disoit-il, tous les jours et en mes
dicts et en mes faicts de les faire trouver menteurs.» Il
renvoya, sans leur faire payer rençon tous les prisonniers
Atheniens qui avoient esté pris en la battaille de Ch@eronee:
mais eux demandoient encore d'avantage leurs licts, leurs
vestements, et leurs hardes, et se plaignoient des Macedoniens de ce
qu'ils ne leur rendoient pas. Philippus, quand il l'entendit, s'en
prit à rire, et dit à ceux qui estoient autour de luy,
«Ne vous semble-il pas, que ces Atheniens pensent avoir
esté par nous vaincus du jeu des osselets?» Il eut
d'aventure en une battaille l'os rompu, qui joinct par devant les
deux espaules: cest os s'appelle en langage Grec, la clef: et le
chirurgien qui le pensoit, luy demandoit tous les jours quelque
argent: Philippus luy respondit, «Prens-en tant que tu voudras,
car tu as la clef entre tes mains.» Il y avoit en sa court deux
freres, dont l'un s'appelloit Hecateros, qui signifie en Grec, l'un
et l'autre: l'autre frere se nommoit Amphoteros, qui signifie, tous
les deux: et voyant que Hecateros estoit homme diligent et
advisé, et Amphoteros sot et paresseux, il disoit que
Hecateros estoit Amphoteros, c'est à dire, qu'il en valoit
deux: et que Amphoteros estoit Oudeteros, comme qui diroit, neant,
et homme de nulle valeur. L'allusion des mots ne se peut trouver
en la langue Françoise. Il disoit aussi, que ceux qui luy
conseilloient de se porter aigrement alencontre des Atheniens,
estoient hommes de mauvais jugement, de conseiller à un
Prince qui faisoit et enduroit toutes choses pour la gloire, de
destruire le theatre de gloire, que la <p 191v>ville
d'Athenes, à cause des lettres. Estant juge entre deux
meschants hommes, il ordonna que l'un s'en fuist hors de Macedoine,
et que l'autre courust apres. Il vouloit un jour loger son camp en
un beau lieu, mais entendant qu'il n'y avoit point de fourrage pour
les bestes, il fut contrainct de s'en partir, en disant:
«Quelle est nostre vie, puis qu'il faut que nous aions le soing
d'accommoder jusques aux asnes!» Desirant forcer quelque
chasteau, devant lequel il vouloit mettre le siege, il envoya devant
pour recognoistre la place. Ceux qu'il y avoit envoyez, luy feirent
rapport qu'elle estoit si malaisee à approcher, qu'il
n'estoit possible de plus, et le luy depaignirent de tout poinct
imprenable. Il leur demanda, s'il estoit si fort inaccessible, que
un petit asne chargé d'or n'en peust approcher. Lasthenes
Olynthien, qui luy avoit aidé à s'emparer de la ville
d'Olynthe, se plaignit un jour à luy, disant que quelques uns
de ses mignons qu'il avoit autour de luy, l'appelloient traistre:
«Il luy respondit, que les Macedoniens de leur naturel estoient
hommes rudes et grossiers, et qui appelloient une marre une marre,
et toutes choses par leur nom.» Il conseilloit à son
fils Alexandre de parler gracieusement et courtoisement aux
Macedoniens pour acquerir leur bienveuillance, pendant qu'il luy
estoit loisible d'estre gracieux, regnant un autre: comme s'il eust
voulu dire, que quand il seroit Roy, il faudroit qu'il leur teint
gravité de maistre et seigneur, et qu'il feist justice. Aussi
luy conseilloit il de tascher à acquerir l'amitié de
ceux qui avoit credit et authorité és bonnes villes,
autant des mauvais comme des bons, pour puis apres user des bons, et
abuser des meschants. Philon gentilhomme Thebain luy avoit fait
beaucoup de plaisir du temps qu'il demoura ostager en la ville de
Thebes: car il estoit logé en sa maison, et depuis ne voulut
oncques recevoir dons ne present de luy: au moyen dequoy Philippus
luy disoit, Ne m'oste point le tiltre et l'honneur d'invincible,
estant vaincu de courtoisie et de liberalité par toy. Il
avoit esté pris grand nombre de prisonniers en une battaille,
et estoit present à les veoir vendre à l'encan, seant
dedans sa chaire, aiant sa robbe reboursee un peu plus hault qu'il
n'estoit honneste, et y eut un des prisonniers que lon vendoit qui
luy cria tout haut: «Je te supply, Sire, de me pardonner, que
je ne sois point vendu: car je te suis amy de pere en fils.»
Philippus luy demanda, «De quel costé, et comment est
venue ceste amité entre nous?» «Je te le veux dire
tout bas en l'oreille, respondit le prisonnier. Philippus commanda
que lon luy amenast: et lors le prisonnier s'approchant pres de luy
dit tout bas, «Abbaisse un petit le devant de ton manteau,
Sire: car estant ainsi assis, tu monstres ce qui n'est pas honneste
de descouvrir.» Lors Philippus dit tout haut à ses gens,
«Delivrez-le, et le laissez aller, car il est voirement de mes
amis, et de ceux qui me veulent bien, mais il ne m'en souvenoit
pas.» Il y eut quelquefois un sien hoste qui le convia d'aller
souper chez luy: il y alla: mais par le chemin il rencontra
plusieurs qu'il y mena aussi quant et luy: dont il apperceut que son
hoste se troubla tout, pour ce qu'il n'avoit pas appresté
assez à souper pour tant de gens: ce qu'aiant Philippus
apperceu, envoya secrettement dire en l'oreille à tous ceux
qu'il avoit amenez, qu'ils gardassent en leur estomach lieu pour la
tarte: les autres cuydans qu'il le dist à bon esciant,
s'absteindrent de manger, de maniere que la viande vint à
estre suffisante pour tous. Quand il entendit la mort d'Hipparchus
natif de l'Isle d'Euboee, il en fut fort desplaisant: et comme
quelqu'un des assistans luy dist, Si estoit-il desormais meur pour
mourir: «Ouy bien, dit-il, quant à luy, mais non pas
quant à moy, à qui il est mort trop tost: car il est
mort avant que d'avoir receu de moy recompense digne de
l'amitié qu'il me portoit.» Estant adverty que sons fils
Alexandre trouvoit mauvais, et se plaignoit de ce qu'il engendroit
enfans de plusieurs femmes, il luy dit: Puis que tu vois donc que tu
auras plusieurs concurrens et competiteurs du Royaume apres ma mort,
mets peine d'estre homme de bien, à fin que tu parvienes
à la couronne, non tant par moy pour <p 192r>estre
mon heritier, que par toy-mesme pour en estre digne. Il
l'admonestoit fort d'estudier soigneusement soubs Aristote en la
philosophie: «à fin, dit-il, que tu ne faces plusieurs
choses que j'ay faittes, dont je me repense.» Il y avoit une
fois donné quelque office de judicature, à un qui luy
estoit recommandé par Antipater: mais depuis aiant entendu
qu'il se paignoit les cheveux et la barbe, il la luy osta, disant,
que celuy qui en ses cheveux estoit faulsaire, mal-aiseement en bon
affaire seroit loyal. Machetas quelquefois plaidoit une cause devant
luy qui sommeilloit, de maniere qu'à faute d'avoir bien
compris et entendu le faict, il le condamna à tort: parquoy
Machetas se prit à crier tout haut, qu'il en appelloit.
Philippus indigné de cela, luy demanda incontinent, devant
qui il appelloit de luy: «Devant toy-mesme, Sire, respondit-il,
quand tu seras bien esveillé, et que tu voudras plus
attentivement comprendre mon faict.» Philippus picqué de
ses paroles, se leva en pieds, et pensant mieux à soy,
cogneut qu'il avoit fait tort à Machetas par sa sentence, et
neantmoins ne voulut point revoquer ne casser son jugement, mais luy
mesme paya de son argent autant comme pouvoit valoir la chose dont
il estoit question au proces. Harpalus avoit un sien parent et amy
nommé Crates, attaint et convaincu de grands crimes: il pria
Philippus qu'il payast bien l'amende, mais que la sentence ne fust
point prononcee contre luy, pour en eviter la honte et le
deshonneur: mais Philippus luy feit response: «Il vaut mieux
que luy-mesme porte le deshonneur de sa faute, que non pas moy pour
luy.» Ses familiers se courrouçeoient de ce que les
Peloponesiens, qui avoient receu beaucoup de biens de luy, le
siffloient en la feste et assemblee des jeux Olympiques: «Et
que feroient-ils au pris, leur respondit-il, si nous leur eussions
fait desplaisir?» Estant en son camp, il dormit un matin plus
haute heure qu'il n'avoit accoustumé, et s'estant à la
fin esveillé et levé, il dit, «Je pouvois bien
dormir seurement, puis que Antipater veilloit.» Un musicien
joueur d'instruments avoit sonné devant luy durant son
souper. Philippus le voulut reprendre de quelque passage, et
commancea à entrer en dispute contre luy de la Musique des
instruments: «J'à Dieu ne plaise, Sire, luy dit adonc le
musicien, qu'il t'advienne jamais tant de mal, que tu entendes ces
choses-là mieux que moy.» Une autre fois il s'estoit
endormy sur le jour, au moyen dequoy les Grecs qui avoient affaire
à luy, estoient contraincts d'attendre longuement à sa
porte, tellement qu'ils s'en faschoient et courrouceoient: Antipater
leur respondit, «Seigneurs Grecs, ne vous esbahissez pas si
Philippus dort maintenant, car quand vous dormiez il veilloit.»
Il fut quelque temps en mauvais mesnage avec sa femme Olympiade, et
son fils Alexandre, durant lequel different Demaratus gentilhomme
Corinthien l'alla visiter. Philippus luy demanda, comment vivoient
les Grecs les uns avec les autres: «Vrayement, respondit
Demaratus, tu te soucies bien de l'union et concorde des Grecs les
uns avec les autres, veu que les personnes qui te touchent de plus
pres, et que tu dois avoir les plus cheres, sont en tel divorse avec
toy.» ce mot l'y feit penser si bien, que depuis il appaisa son
courroux, et se reconcilia avec eux. Une pauvre vieille aiant
proces, vouloit qu'il en fust juge, et l'en pressoit ordinairement:
il respondit, qu'il n'avoit pas loisir d'y vacquer et entendre: et
la vieille se prit à crier tout haut, «Ne veuilles donc
pas estre Roy.» et luy estonné et touché au vif
de ceste parole, ne l'ouyt pas seulement elle, mais aussi tous les
autres de reng.
Alexandre estant encore enfant ne se resjouissoit point
quand il oyoit dire que son pere gaignoit et conqueroit tout, et
disoit aux enfans d'honneur qui estoient nourris avec luy, «Mon
pere ne me laissera rien à faire ny à conquerir.»
Et comme les enfans luy respondissent, «Voire-mais c'est pour
toy qu'il acquiert:» «Que me profitera-il, dit-il, d'avoir
beaucoup de biens, et de n'avoir rien à faire?» Il
estoit fort dispos de sa personne, et viste à merveilles,
tellement que son pere le voulut une fois induire à
<p 192v>courir en la carriere avec les autres coureurs, qui
couroient pour gaigner le pris és jeux Olympiques: «Je
le voudrois bien, respondit-il, pourveu que ce fussent Roys qui
courussent avec moy.» Un foy bien tard on luy amena quelque
jeune garse pour coucher avec luy: il luy demanda, pour quelle cause
elle estoit venue si tard elle respondit, qu'elle attendoit que son
mary fust couché: et lors il tensa bien aspremens ses gens:
«pource, dit-il, qu'il ne s'en a gueres fallu, que par vous je
n'aye commis adultere.» Son gouverneur Leonidas le reprit un
jour, de ce que faisant sacrifice de parfum aux Dieux, il y mettoit
trop d'encens à son gré, et y retournoit trop souvent
à en prendre à pleins poings, pour mettre sur le feu,
en luy disant: «Quand tu auras conquis la province, qui produit
l'encens, alors tu en mettras dedans le feu tant que tu
voudras.» Parquoy depuis, apres qu'il eust conquis l'Arabie, il
luy escrivit une lettre de telle substance: «Je t'envoye cinq
cens quintaux d'encens et de cinnamome, à fin que tu
apprennes à n'estre plus chiche envers les Dieux, t'advisant
que pour le jourd'huy nous somme seigneurs de la province qui porte
les drogues aromatiques et senteurs.» Le jour de devant qu'il
donnast la battaile du Granique, il enhorta les Macedoniens de faire
bonne chere, et de despendre tout ce qu'ils avoient de provision de
vivres, pource que le lendemain ils disneroient aux despens de leurs
ennemis. Un nommé Perillus luy demanda de l'argent pour
marier ses filles: il luy feit bailler cinquante talents, qui sont
environ trente mille escus: l'autre luy dit, que c'estoit bien assez
de dix seulement: Alexandre luy repliqua, «Si c'est assez
à prendre pour toy, ce n'est pas assez à donner pour
moy.» Il commanda aussi à ses thresoriers de donner au
philosophe Anaxarchus tout ce qu'il leur demanderoit: les
thresoriers luy rapporterent, qu'il demandoit une somme excessive,
de cent talents: et Alexandre leur respondit, «Il fait bien,
s'asseurant qu'il a en moy un amy qui peut et veut luy en donner
autant.» En la ville de Milet il trouva plusieurs grandes
statues des champions, qui anciennement avoient emporté le
pris és jeux Olympiques et Pythiques: «Et où
estoient, dit-il aux Milesiens, ces grands corps icy, quand les
Barbares assiegeoient et prenoient vostre ville?»
La Royne de la Carie, nommee Ada, luy envoyoit
soigneusement tous les jours des confitures, et de la patisserie qui
estoit fort exquisement faitte par des ouvriers et patissiers fort
excellents: mais Alexandre luy manda, qu'il avoit bien d'autres
patissiers et cuisiniers encore plus singuliers que ceulx-là,
sçavoir pour le disner, le lever matin, et cheminer la nuict
avant jour: et pour le souper, le peu manger à disner. Son
armee estant toute preste pour donner la battaille à Darius,
les capitaines luy vindrent demander, s'il avoit plus rien à
leur commander: «Non, dit-il, sinon que vous faciez razer les
barbes aux Macedoniens.» Parmenion s'esmerveilla de ce
commandement: et Alexandre luy dit, «Ne sçais-tu pas
qu'il n'y a point de meilleure prise en combattant, que de saisir
son ennemy à la barbe?» Darius luy envoya offrir dix
mille talens, qui sont six millions d'or comptant, et de partir
egalement par moitié toute l'Asie avec luy: tellement que
Parmenion luy dit, «J'accepterois ceste offre-là, quant
à moy, si j'estoit Alexandre:» «Et moy aussi
certainement, respondit Alexandre, si j'estois Parmenion:» mais
au demourant il feit response à Darius, «que la terre ne
pouvoit porter deux Soleils, ny l'Asie endurer deux Roys.» Et
comme il estoit prest à donner la derniere battaille qui
devoit decider tout, pres le village d'Arbelles, contre un million
d'hommes en armes, il vint quelques uns de ses mignons à luy
accuser des soudards de ce, qu'ils tenoient propos en leurs loges et
conspiroient entre eux de ne porter rien du butin au logis du Roy,
et le retenir tout pour eulx: Alexandre s'en prit à rire, et
leur dit: «Vous m'apportez de bonnes nouvelles, car ce sont
propos d'hommes deliberez de vaincre, et non pas de fuir.»
Plusieurs des soudards mesmes venoient à luy qui luy
disoient, Sire, ayez bon courage, et ne craignez point le grand
nombre de vos <p 193r>ennemis: car ils ne pourront pas
supporter l'odeur seulement qui sort de nos aixelles. Mais ainsi que
lon dressoit l'armee en battaille, il apperçeut un soudard
qui raccoustroit l'attache avec laquelle il dardoit son javelot: il
le cassa sur le champ, et le chassa des bandes comme soudard inutile
et indigne d'en estre, veu qu'il accoustroit encore ses armes
à l'heure propre qu'il en falloit user. Une fois comme il
lisoit des lettres missives de sa mere Olympiade, dedans lesquelles
il y avoit plusieurs choses secrettes, et plusieurs charges
alencontre d'Antipater, Hephestion s'approchant de luy les leut
aussi quant et luy, ainsi qu'il avoit accoustumé de faire.
Alexandre ne l'en engarda point, mais apres qu'il eut achevé
de lire, tirant son cachet de son doigt il le luy meit dessus les
lévres. Estant au temple du Dieu Hammon, il fut nommé
par le grand presbtre du lieu, Fils de Jupiter: à quoy il
respondit, «Ce n'est pas de merveille, car Jupiter par nature
est pere de tous, mais il adopte et advouë pour siens
particulierement ceux qui sont les plus gens de bien.» Il y fut
en quelque rencontre blecé d'un coup de flesche à la
cuisse: si accoururent soudain à luy plusieurs de ceux qui
par flatteries avoient accoustumé de l'appeller Dieu: et lors
avec un visage riant il leur dit, en leur monstrant sa playe: C'est
du vray sang, comme vous pouvez veoir,
et non de l'humeur telle
Qui coule aux Dieux de nature immortelle.
Comme quelques uns loüassent devant luy la simplicité
d'Antipater, disans qu'il vivoit austerement, sans
superfluité ne delices quelconques: il leur respondit,
«Antipater est voirement blanc au dehors, mais soyez asseurez
qu'il est tout rouge comme pourpre dedans.» Un de ses amis luy
donnoit à souper en son logis au coeur d'hyver, qu'il faisoit
grand froid, et feit apporter en la salle un petit foyer, sur lequel
n'avoit que bien peu de feu. Alexandre luy dit, «Fais apporter
du bois ou de l'encens.» voulant dire, que si c'estoit pour
eschauffer la salle, il y falloit du bois d'avantage: et que s'il
n'y vouloit point plus de feu, que ce n'estoit que pour faire du
parfum aux Dieux. Antipatrides feit venir en un festin, où il
estoit, une belle jeune garse baladine, qui chanta et balla si bien,
qu'Alexandre s'affectionna un peu à la voir, mais premier il
demanda à Antipatrides qui l'avoit amenee, s'il en estoit
point amoureux:il luy confessa que ouy: adonc Alexandre luy dit,
«O malheureux que tu es, ne l'emmeneras-tu doncques pas
vistement hors d'icy?» Une autre fois Cassander s'efforcea de
baiser malgré luy un jeune garson nommé Python, duquel
estoit amoureux un Evius excellent joueur de fleutes. Alexandre
voyant que cest Evius en estoit fort marry, se leva en cholere
contre Cassander, en criant, «Comment, il ne sera doncques pas
desormais loisible par nostre insolence d'aimer qui voudra.»
Ainsi comme il renvoyoit de son camp les malades et estropiez vers
la mer, pour les reconduire en leurs maisons, on luy vint rapporter
qu'un nommé Antigenes s'estoit faict escrire entre les
malades et estropiez, qui n'estoit ne l'un ne l'autre: il le feit
venir devant luy, là où le soudard luy confessa
rondement, qu'il faignoit voirement estre malade, et qu'il ne
l'estoit pas, pour l'amour qu'il portoit à une jeune femme
nommee Telesippa, qui s'en retournoit vers la marine. Alexandre luy
demanda à qui il falloit parler pour la faire demourer, et
aiant entendu qu'elle n'estoit point esclave, mais de libre
condition, il luy dit, «Taschons doncques par quelques bons
moyens à la gaigner, tant qu'elle se contente de demourer
avec nous: car de retenir par force une femme libre, je ne le ferois
jamais.» Apres la battaille gaignee contre Darius, aiant en sa
puissance les Grecs, qui avoient esté à la soude de
son ennemy, il commanda que lon gardast aux fers les prisonniers
d'Athenes, d'autant qu'aiants moyen de vivre du public de leur
ville, ils alloient neantmoins à la soude des Barbares, et
les Thessaliens aussi, d'autant qu'aiants un gras et fertile
païs, ils ne s'arrestoient pas à le labourer, et
aimoient mieulx aller servir les Barbares: mais il commanda que lon
laissast aller les Thebains où ils voudroient,
<p 193v>«pource, dit-il, que nous ne leur avons
laissé ne ville à habiter, ny terre à
labourer.» Aians pris prisonnier un Indien, que lon disoit et
qui estoit de faict excellent à tirer de l'arc, de sorte
qu'il ne failloit jamais de donner d'une flesche dedans un petit
anneau, il luy commander de tirer devant luy, à fin de voir
le preuve de son art. L'Indien ne le voulut pas faire, dequoy
Alexandre s'indigna si fort, qu'il commanda qu'on le feist doncques
mourir: mais ainsi qu'on le menoit, il dit à ceux qui le
conduisoient, qu'il y avoit desja plusieurs jours qu'il ne s'estoit
point exercité, et que pour ceste occasion il avoit eu peur
de faillir. Ce qu'Alexandre aiant entendu l'en estima d'avantage, et
commanda qu'on le laissast aller, et luy donna encore un present,
d'autant qu'il avoit monstré en cela une grande
magnanimité, aiant mieulx aimé mourir, que d'estre
trouvé indigne de la reputation que lon luy donnoit. Taxiles
estoit un des Roys des Indes qui luy vint au devant, et le pria
qu'ils n'eussent point de guerre ensemble: «Mais si tu es, dit-
il, moindre que moy, reçoy des bienfaicts de moy: et si tu es
plus grand, que j'en reçoive de toy.» Alexandre luy feit
response: «Pour le moins faut-il que nous combattions de cela,
à sçavoir lequel de nous deux fera plus de bien
à son compaignon.» Entendant ce que lon disoit d'une
place des Indes assise dessus un rocher, que lon appelloit Aorne,
qu'elle estoit de tout poinct imprenable, mais que celuy qui la
tenoit, estoit homme lasche et couard: «La place, dit-il, est
donc prenable.» Un autre qui tenoit un chasteau que lon
estimoit semblablement imprenable, se rendit à luy, et se
meit luy et sa place entre ses mains. Alexandre luy rendit son
païs, voulant qu'il le teint comme il faisoit au paravant: et
si luy adjousta encore d'autres terres qu'il luy donna, disant,
«Cest homme a faict sagement de se fier plus tost à un
Prince homme de bien, qu'à une place forte.» Apres la
prise de la place forte d'Aorne, aucuns de ses mignons luy disoient,
qu'il avoit surmonté Hercules par la gloire de ses faicts: Il
leur respondit, «Vous direz ce que vous voudrez, mais quant
à moy je n'estime tous mes faicts, avec tout mon empire,
dignes d'estre contrepesez à une seule parole
d'Hercules.» Estant adverty que quelques uns de ses familiers
jouoient aux dez, non pas pour jouër et passer le temps, mais
escessivement pour se destruire, il les condamna en une amende.
Entre ceux qui approchoient plus pres de luy, il honoroit le plus
Craterus, et aimoit le plus Hephestion: «Car Craterus, disoit-
il, aime le Roy, et Hephestion aime Alexandre.» voulant dire,
que Craterus, homme sage et vaillant, amoit la grandeur de son
maistre: et Hephestion, homme de bonne compagnie, amoit la personne
propre de son prince. Il envoya quelquefois en don cinquante talens,
qui sont trente mille escus, au philosophe Xenocrates: qui les
refusa, et n'en voulut rien prendre, disant qu'il n'en avoit point
affaire. On le rapporta à Alexandre, qui demanda: «Et
comment, Xenocrates n'a-il pas un amy? car quant à moy, dit-
il, la chevance du Roy Darius à peine m'a peu suffire
à departir entre mes amis.» Porus un Roy des Indes fut
par luy pris en battaille, apres laquelle Alexandre luy demanda,
«Comment veu-tu que je te traicte?» Porus luy respondit,
«Royalement.» Alexandre luy repliqua, s'il vouloit rien
dire d'avantage: «Non, dit-il, pource que tout est compris
soubs ce mot de Royalement.» Alexandre estimant beaucoup son
bon sens et sa vaillance, non seulement luy rendit son Royaume, mais
luy adjousta encore beaucoup d'autres païs. On luy rapporta un
jour qu'il y avoit quelqu'un qui ne faisoit que mesdire de luy: il
respondit, «C'est acte de Roy, de souffrir patiemment d'estre
blasmé pour bien faire.» En mourant il dit à ses
familiers qui estoient autour de luy, «Je voy bien que j'auray
un grand epitaphe apres ma mort: c'est à dire, des jeux
funebres que lon faisoit au trespas de grands personnages. Apres
qu'il fut decedé, Demades orateur Athenien voyant son armee
demouree sans chef qui y commandast, dit, qu'elle ressembloit
à son advis au geant Polyphemus Cyclops, apres qu'Ulysses luy
eut crevé son oeil. Ptolom@eus fils de Lagus Roy
<p 194r>d'Aegypte, le plus souvent couchoit et soupoit au
logis de ses amis: et s'il leur donnoit à souper, il se
servoit de leurs meubles, envoyant emprunter de la vaisselle, des
tables, des licts, pour ce qu'il n'en avoit chez luy jamais plus
qu'il en falloit pour le service de sa personne: et disoit,
«qu'enrichir les autres luy sembloit plus royal que de
s'enrichir soy-mesme.» Antigonus levoit grosse somme d'argent
sur ses subjects avec grosse rigueur: à raison de quoy
quelqu'un luy dit, «Voire-mais Alexandre ne faisoit pas
ainsi:» «Ce n'est pas de merveille, dit-il, car il
moissonnoit l'Asie, et je ne fais que la glaner.» Il veit un
jour emmy son camp des simples soudards qui jouoient à la
boule, aiants leurs corselets sur le dos, et leurs morrions en
teste: il y prit plaisir, et feit appeller leurs Capitaines, en
intention de les en louër: mais quand il sçeut, qu'ils
estoient en une taverne où ils beuvoient, il leur osta leurs
compaignies, et les donna aux simples soudards. Quand il fut devenu
vieux, il commancea à se monstrer plus doulx et plus gracieux
envers un chascun qu'il n'avoit jamais fait, et se comportoit plus
humainement en toutes choses, dont tout le monde s'esbahissoit: et
il respondoit à ceux qui luy en demandoient la cause,
«C'est pour autant, dit-il, que paravant je cerchois de me
faire grand en toute puissance: mais maintenant que je l'ay acquise,
je n'ay plus besoing que de gloire et de benevolence.» Un sien
fils nommé Philippus luy demanda un jour en presence de
beaucoup de gens, quand partiroit le camp: il luy respondit,
«As-tu peur de n'ouïr pas le son de la trompette?» Ce
mesme fils avoit un jour procuré qu'on luy feist son logis
chez une femme veufve, laquelle avoit trois belles filles. Le Roy
son pere en estant adverty, envoya querir le mareschal des logis, et
luy dit, «Ne me deslogeras-tu point mon fils de ce logis si
estroit?» Il fut quelque fois malade d'une maladie longue:
depuis estant retourné en convalescence, «Nous n'en
vaudrons pas pis, dit-il, d'avoir esté malades, car cela nous
a admonestez de ne nous enorgueillir point, attendu que nous sommes
mortels.» Hermodotus poëte en quelques compositions sienes
poëtiques l'appelloit fils du Soleil: et luy alencontre disoit,
«Celuy qui vuide ma selle percee, sçait bien avec moy
qu'il n'en est rien.» Quelqu'un disoit en sa presence, que
toutes choses estoient justes et honnestes aux Roys: «Ouy bien,
dit-il, aux Roys des Barbares: mais à nous cela seulement est
juste et honneste, qui par nature l'est de soy-mesme.» Marsias
son frere avoit un procés devant luy, et le prioit qu'il fust
plaidé et jugé à huys clos en son logis:
«Mais bien, respondit il, au beau milieu de la place, à
la veuë de tout le monde, si nous ne voulons faire tort
à personne.» Il fut une fois en hyver contrainct de
loger son camp en lieu, où il n'y avoit commodité
quelconque pour la vie de l'homme: à l'occasion dequoy,
quelques soudards ne sçachans pas qu'il fust si pres d'eulx,
le maudissoient, et luy disoient injure: et luy entreouvrant avec
son baston la toile de son pavillon leur dit, «Si vous n'allez
plus loing mesdire de moy, je vous en feray bien repentir.» On
estimoit que un Aristodemus, l'un de ses familiers, fust fils d'un
cuysinier: au moyen dequoy, comme il luy conseillast de retrencher
sa despense ordinaire, et de restraindre ses dons, il luy respondit,
«Tes propos, Aristodemus, sentent fort leur devanteau de
cuysinier.» Les Atheniens donnerent droict de bourgeoisie de
leur ville à un sien esclave, comme s'il eust esté
personne libre, pour luy faire honneur: mais il leur dit, «Je
ne voudrois pas fouëtter un Athenien.» Il y eut un jeune
homme disciple du Rhetoricien Anaximenes, qui prononcea par coeur
devant luy une harangue composee de longue main. Apres qu'il eut
achevé, le Roy luy demanda quelque chose qu'il vouloit
sçavoir. Le jeune homme qui ne sçeut que respondre, se
teut tout quoy: et adonc le Roy luy dit, «Que dis-tu? n'y a-il
que cela escrit en tes tablettes?» Un autre affetté
Rhetoricien haranguant devant luy vint à dire, «La
saison jette-nege avoit fait faillir l'herbe aux champs:» Il ne
se peut tenir de luy dire, en rompant son propos, «Ne cesseras
tu aujourd'huy de parler à moy, comme si tu parlois à
une tourbe populaire, sans jugement?» <p 194v>Thrasylus
philosophe Cynique luy demanda un jour une drachme d'argent en don,
qui sont trois souls et quatre: Il luy respondit, «Cela n'est
pas un don de Roy.» «Donne moy donc un talent,» dit
le Philosophe: et le Roy luy respondit, «Cela n'est pas prise
de philosophe Cynique.» Envoyant son fils Demetrius avec grosse
flotte de vaisseaux en la Grece, pour delivrer les Grecs de
servitude, comme il disoit, il en rendoit la cause, par ce qu'il
disoit, que sa gloire reluiroit de dessus la Grece par toute la
terre habitable, ne plus ne moins que feroit un brandon de feu que
lon mettroit au dessus d'une haulte tour. Le poëte Antagoras
estoit en son camp, qui faisoit bouillir un congre dedans une
poille, et secouoit la poille luy-mesme. Antigonus le regardant
faire derriere luy, se prit à luy dire: «Antagoras,
penses-tu qu'Homere descrivant les haults faicts du Roy Agamemnon
s'amusast à faire cuire un congre?» Antagoras se
retournant luy repliqua, «Mais penses-tu, Sire, que le Roy
Agamemnon faisant ces grandes choses que descrit Homere, allast
curieusement recercher parmy son camp, s'il y avoit quelqu'un qui
feist bouillir un congre?» Il luy fut une nuict advis en
songeant, qu'il voyoit Mithridates moissonnant un bled aux espics
d'or, à raison dequoy il resolut en soy-mesme de le faire
mourir: et aiant communiqué à son fils Demetrius ceste
siene deliberation, il luy feit jurer qu'il n'en diroit jamais rien:
mais neant-moins Demetrius tirant à part Mithridates, et se
promenant le long de la marine avec luy, il escrivit du bout de sa
javeline dedans le sable, «Fuy t'en Mithridates.»
Mithridates aiant soudain entendu ce qu'il vouloit dire, s'enfuit au
Royaume de Pont, là où il regna toute sa vie.
Demetrius aiant mis le siege devant la ville de Rhodes, y trouva en
l'un des faulx-bourgs le tableau de la ville d'Ialysus que paignoit
Protogenes. Les Rhodiens l'envoyerent prier par un herault, de
vouloir pardonner à ceste excellente painture: il leur feit
response, qu'il gasteroit plus tost les portraicts et images de son
propre pere, que celle painture. Aiant accordé avec les
Rhodiens, il leur laissa sa grande machine de batterie qui
s'appelloit Helepolis, c'est à dire, engin à prendre
villes, pour tesmoigner au temps advenir la grandeur de ses
ouvrages, et la valeur de leur courage. Les Atheniens s'estans
rebellez contre luy, il reprit leur ville qui avoit ja grande faulte
de vivres. Si feit incontinent proclamer une assemblee de ville, en
laquelle il declara, qu'il leur donnoit en pur don grande
quantité de bleds, mais en sa harangue il luy advint de
commettre une incongruité: soudain l'un de ceux de la ville,
qui estoit assis pour l'escouter, le releva, prononceant tout hault
le mot ainsi comme il le devoit avoir dit: «Et pour ceste
correction-là, dit-il, adonc, je vous donne encore d'avantage
autres cinq mille mines de bled.» Antigonus le second, comme
Demetrius son pere aiant esté pris prisonnier luy eust
envoyé dire par un de ses familiers, qu'il n'adjoustast point
de foy, ny ne feist aucun compte de chose qu'il luy escrivist, si
d'adventure il estoit forcé de ce faire par Seleucus qui le
tenoit prisonnier, et que pour cela il ne luy rendist aucune des
villes qu'il tenoit: au contraire il escrivit à Seleucus,
qu'il luy cederoit toutes les terres qu'il avoit en son obeissance,
et se mettroit soy-mesme en ostage, s'il vouloit delivrer son pere.
Sur le poinct qu'il estoit prest à donner une battaille par
mer aux Lieutenans et Capitaines de Ptolomeus, le pilote de sa
galere luy vint dire, que leurs ennemis avoient bien plus grand
nombre de vaisseaux qu'eux: «Et moy, dit-il, qui suis icy en
personne, pour combien me comptes-tu?» Se retirant une fois de
devant ses ennemis qui le venoient assaillir, il dit qu'il ne fuyoit
pas, mais qu'il alloit apres l'utilité qui estoit derriere
luy. Et comme un jeune homme fils d'un fort vaillant pere, mais au
demourant n'estant pas tenu pour gueres bon soudard quant à
luy, prochassast d'avoir la soude de son pere: «Voire-mais,
dit-il, jeune fils mon amy, je donne bien bon appointement et fais
des presents à ceux qui sont eulx-mesmes vaillants, non pas
à ceux qui ne sont qu'enfans de vaillants hommes.»
Estant Zenon le Citieien trespassé, celuy qu'il estimoit
<p 195r>le plus entre tous les Philosophes, il dit que le
theatre de ses gestes luy estoit osté, comme celuy que pour
sa gloire il desiroit plus avoir spectateur et approbateur de ses
faicts. Lysimachus aiant esté surpris au païs de Thrace
par le Roy Dromich@etes, en un destroict où il fut contrainct
par la soif de se rendre luy et toute son armee à la mercy de
son ennemy: apres qu'il eut beu, estant prisonnier, «O Dieux
comment pour peu de plaisir je me suis fait esclave, au lieu de Roy
que j'estois!» Devisant un jour avec Philippides poëte
comique, qui estoit son familier et amy, il luy dit: «Que veus-
tu que je te communique de ce qui est à moy?» «Ce
qu'il te plaira, Sire, luy respondit le poëte, prouveu que ce
ne soit point de tes secrets.» Antipater aiant entendu comme le
Roy Alexandre le grand avoit fait mourir Parmenion, dit en
s'esbahissant, «Si Parmenion a attenté à la vie
d'Alexandre, à qui se faut-il plus fier, Sinon? Que faut-il
plus faire?» Il disoit de l'orateur Demades, quand il fut
devenu vieil, qu'il ne luy estoit demouré que le ventre et la
langue, non plus que d'une hostie que lon a toute consommee.
Antiochus le troisiéme escrivit aux villes de son obeissance,
que si d'adventure il leur mandoit de faire aucune chose qui fust
contraire aux loix, elles n'y obeissent point, comme aians
esté les lettres depeschees par surprise. Aiant trouvé
la religieuse de Diane belle par excellence, il se partit
incontinent de la ville d'Ephese, de peur que l'amour ne le forceast
de commettre contre sa volonté chose qui ne fust pas
loisible. Antiochus surnommé le Sacre, faisoit la guerre
à son frere Seleucus, à qui demoureroit Roy: et
neantmoins apres que Seleucus eust esté deffait en battaille
par les Galates, tellement que lon estimoit qu'il eust esté
luy-mesme taillé en pieces, à cause qu'il ne
comparoissoit point, et ne sçavoit-on qu'il estoit devenu,
Antiochus posant son accoustrement Royal de pourpre, prit un
habillement noir, et un peu apres aiant eu nouvelles qu'il estoit
sain et sauf, il sacrifia aux Dieux pour leur rendre graces de son
salut, et commanda aux villes de son obeissance d'en faire feste, en
portant chapeaux de fleurs sur leurs testes. Eumenes estant
tombé dedans les embusches que luy avoit dressees Perseus, le
bruit courit incontinent par tout qu'il y estoit mort: tellement que
la nouvelle en aiant esté apportee jusques en la ville de
Pergamum, Attalus son frere se meit aussi tost le frontal Royal,
autrement appellé Diadesme, alentour de la teste, et qui plus
est espousant sa femme, se porta pour Roy: mais peu apres estant
adverty que son frere estoit sain et sauf, et qu'il s'en venoit en
sa maison, il s'en alla au devant de luy comme il avoit
accoustumé au paravant avec les gardes du corps du Roy,
portant luy-mesme une javeline de barde en sa main comme les autres.
Eumenes le salüa et l'ambrassa amiablement, luy disant
seulement tout bas en l'oreille, «Une autre fois ne te haste
pas tant d'espouser ma femme, que tu ne m'ayes veu mort:» sans
que jamais depuis en toute sa vie il luy dist ne luy feist chose
aucune, dont il se deust dessier, ains qui plus est en mourant luy
laissa son Royaume et sa femme: en recompense dequoy son frere ne
voulut jamais faire nourrir ny elever aucun de ses enfans, combien
qu'il en eust plusieurs de sa femme, ains rendit de son vivant le
Royaume au fils de son frere Eumenes, apres qu'il fut parvenu en
aage de regner. Pyrrhus Roy des Epirotes eut plusieurs fils,
lesquels estans encore enfans luy demanderent un jour, à qui
d'eulx il laisseroit son Royaume apres sa mort: il leur respondit,
«A celuy de vous qui aura l'espee la mieulx trenchante.»
On luy demanda une fois, quel estoit le meilleur joueur de fleutes,
à son advis, Pithon ou Cephisius: «Polyperchon, dit-il,
est le meilleur Capitaine.» Aiant desfait les Romains en deux
rencontres, mais avec grand' perte de ses meilleurs Capitaines, et
ses meilleurs serviteurs: «Si nous gaignons, dit-il, encore une
autre bataille contre ces Romains, nous sommes perdus.» En
montant sur mer au partir de la Sicile, d'autant qu'il voyoit bien
qu'il ne viendroit jamais à bout de la gaigner, en se
tournant devers ses amis: «O la belle carriere, dit-il,
à luitter que nous laissons aux Romains et aux
Carthaginois!» <p 195v>Ses soudards le surnommoient
l'Aigle: et il leur respondoit: «Pourquoy non, quand vos armes
sont les ailes qui m'enlevent au ciel?» Estant adverty que
quelques jeunes hommes en beuvant avoient tenu à la table
plusieurs propos outrageux et injurieux de luy, il commanda qu'on
les luy amenast tous le lendemain. Quand ils furent venus, il
demanda au premier, s'il estoit vray qu'ils eussent tenu tels propos
de luy: «Ouy, Sire, respondit-il, mais nous en eussions bien
dit encore d'avantage, si le vin ne nous eust failly.»
Antiochus, celuy qui feit deux voyages contre les Parthes, estant
à la chasse poursuivit si longuement sa proye, qu'il s'esgara
de tous ses amis, et tous ses serviteurs, tant qu'il fut contrainct
pour la nuict de se loger en la cabane de bien pauvres paisans:
là où en soupant il leur demanda, «que c'est que
lon disoit du Roy.» Il luy fut respondu, «Que le Roy
estoit un bien bon prince au demourant, mais que pour ne vouloir pas
prendre peine à faire ses affaires luy-mesme, il se remettoit
de beaucoup de choses à ses mignons qui ne valloient rien, et
qu'il passoit beaucoup d'affaires de grande importance en
nonchaloir, pour estre trop affectionné à la
chasse.» Il ne respondit rien sur l'heure: mais le lendemain au
poinct du jour, comme ses gardes fussent arrivez en ceste loge,
estant descouvert, en reprenant son habit Royal de pourpre, et le
frontal du diadesme alentour de sa teste: «Depuis que je vous
pris premierement à mon service, jusques à hier au
soir, jamais je n'avois, dit il, entendu une seule parole veritable
de moy.» Ainsi comme il tenoit le siege devant la ville de
Hierusalem, les Juifs luy demanderent surseance d'armes pour sept
jours seulement à fin qu'ils peussent solennizer leur plus
grande feste: ce que non seulement il leur ottroya, mais aussi aiant
fait apprester bon nombre de taureaux aux cornes dorees, et grande
quantité de drogues et especes odorantes à faire
parfums, il les conduisit luy-mesme en procession jusques à
la porte de leur ville, et aiant livré tout cest appareil de
sacrifice entre les mains de leurs presbtres, s'en retourna dedans
son camp: parquoy les Juifs esmerveillez de sa religieuse
liberalité, incontinent apres leur feste se rendirent
à luy. Themistocles en sa premiere jeunesse ne faisoit que
yvrongner et paillarder, mais depuis que Miltiades capitaine general
des Atheniens eut desfait les Barbares en la plaine de Marathone,
jamais on ne le veit faisant aucun desordre: et respondoit à
ceux qui s'esbahissoient de voir en luy une si grande mutation,
«La trophee de la victoire de Miltiades ne me laisse point
dormir ny reposer.» On luy demanda quelquefois, lequel il
aimeroit mieulx estre Achilles ou Homere: «Mais toy-mesme, dit-
il, lequel aimerois-tu mieulx estre, ou celuy qui gaigne le pris
és jeux Olympiques, ou le crieur qui à son de trompe
le proclame victorieux?» Quand le Roy Xerxes descendit en la
Grece avec celle grande flotte de vaisseaux, craignant qu'un orateur
Epicydes, qui avoit credit envers le peuple à cause de son
eloquence, mais qui au demourant estoit lasche de coeur, et fort
subject à l'avarice, ne parvint par les voix du peuple
à estre Capitaine general d'Athenes en ceste guerre, et ne
fust cause de perdre la ville, il le gaigna par argent, tant qu'il
se deporta de la poursuitte d'estre Capitaine. Eurybiades le general
de toute l'armee n'avoit pas le coeur de conclurre à la
battaille par mer, à quoy Themistocles faisoit tout ce qu'il
pouvoit pour esmouvoir et inciter les Grecs: tellement que l'autre
luy dit en plein conseil, «Ceux qui se levent avant que ce soit
à leur reng és combats publiques des jeux sacrez, sont
tousjours fouëttez.» «Il est vray, respondit
Themistocles: mais aussi ceux qui demeurent derriere, ne sont jamais
couronnez.» Eurybiades adonc le capitaine general leva le
baston, comme pour le frapper: et Themistocles luy dit, Frappe si tu
veux, prouveu que tu escoutes.» Voyant qu'il ne pouvoit mettre
en la teste de ce general Eurybiades qu'il voulust combattre dedans
le canal et destroict de Salamine, il envoya secrettement soubs main
advertir le Roy barbare, qu'il ne laissast pas eschapper les Grecs
qui ne pensoient qu'à s'enfuir: à quoy ce Roy aiant
adjousté <p 196r>foy, donna la battaille, qu'il
perdit, pour ce qu'il combattit en un bras de mer long et estroict,
qui estoit à l'advantage des Grecs: et sur l'heure
Themistocles renvoya de-rechef vers luy, l'admonester de s'enfuir
vers le pas de l'Hellespont, le plus tost qu'il pourroit, pource que
les Grecs estoient en propos de luy rompre le pont de navires qu'il
avoit fait bastir sur ce destroict, à fin que ce qu'il
faisoit pour sauver les Grecs, il le semblast faire pour le salut de
luy. Un habitant de la petite Isle de Seriphe luy dit un jour par
maniere de reproche, qu'il estoit renommé pour la gloire de
la ville d'Athenes, dont il estoit, non pas pour luy-mesme. «Tu
dis verité, luy respondit Themistocles, mais ny moy si
j'eusse esté Seriphien, ny toy si tu eusses esté
Athenien, n'eussions jamais esté renommez.» Antiphates
le beau fils, du commancement mesprisoit et fuyoit Themistocles qui
estoit amoureux de luy, mais depuis quand il le veit parvenu
à grande authorité et grande reputation, il le vint
recercher, flatter et courtiser: «O jeune fils mon amy, dit-il
alors, nous sommes bien tard, mais au moins à la fin, devenus
sages tous deux ensemble.» Simonides le poëte luy
requeroit en jugement quelque chose qui estoit injuste, auquel il
respondit: «Ny toy Simonides ne serois pas bon nusicien, si tu
chantois contre mesure: ny moy bon magistrat, si je jugeois contre
les loix.» Il disoit que son fils qui faisoit faire ce qu'il
vouloit à sa mere, estoit le plus puissant homme de la Grece:
«Pour ce, disoit-il, que les Atheniens commandent au demourant
de la Grece, je commande aux Atheniens, sa mere à moy, et luy
à sa mere.» Il y avoit deux qui demandoient sa fille en
mariage, desquels il prefera l'honneste au riche, disant qu'il
aimoit mieux avoir un homme qui eust affaire de biens, que des biens
qui eussent affaire d'un homme. Vendant un sien heritage, il feit
proclamer au crieur qui le crioit à vendre, qu'il avoit son
voisin. Comme les Atheniens estans saouls de luy prissent plaisir
à le tondre et rebuter en ses poursuittes: «O pauvres
gens, disoit-il, pourquoy vous lassez vous de recevoir souvent de
mesmes personnes de bons services?» Il disoit qu'il estoit
semblable aux grands platanes, soubs la rameure desquels les passans
se retirent quand ils sont surpris de la pluye: puis quand le beau
temps est venu, ils leur arrachent leurs branches et les deschirent.
Se mocquant des Eretriens, il disoit qu'ils ressembloient aux
Casserons, par ce qu'ils avoient bien des espees, mais ils n'avoient
point de [...]. L'Os des Casserons s'appele espee. Estant
fugitif de la ville d'Athenes premierement, et puis de toute la
Grece, il se retira devers le grand Roy de Perse, là
où luy estant audience donnee, il dit, que la parole de
l'homme ressembloit proprement aux tapisseries de haute lice
figurees et historiees: car en l'une et en l'autre, quand elles sont
desployees et estendues bien au long, se descouvrent à clair
les figures: là où quand elles sont pliees et
empacquetees, les portraicts y sont cachez, et n'y cognoit-on rien:
au moyen dequoy il demanda terme de certain temps, dedans lequel il
peust apprendre la langue Persienne, à fin que de là
en avant il peust par luy-mesme se descouvrir, et donner à
entendre ses conceptions au Roy, non point par un truchement. Luy
aiant doncques le Roy faict plusieurs grands presens, et estant
soudain devenu fort riche, il disoit à ses gens, «Enfans
nous estions perdus, si nous n'eussions esté perdus.»
Myronides capitaine general des Atheniens se meit aux champs, pour
aller faire la guerre aux Boeotiens, aiant commandé à
ceux d'Athenes qu'ils le suivissent avec leurs armes: mais sur le
poinct qu'il falloit mener les mains, les Centeniers luy vindrent
dire, que leurs gens n'estoient pas encore tous venus: «Tous
ceux, dit-il, qui ont envie de combattre, sont venus.» et ainsi
les menant en deliberation de bien faire, gaigna la bataille contre
les ennemis. Aristides surnommé le Juste faisoit tousjours
ses affaires à part au gouvernement de la Chose publique,
fuyant toutes liques et partialitez, d'autant qu'il avoit opinion
que l'authorité et le credit qui estoit ainsi acquis par
prattiques et menees d'amis, incitoit et poulsoit les hommes
à faire beaucoup de choses injustes. Et comme
<p 196v>les Atheniens fussent assemblez en conseil de ville
pour proceder au bannissement qu'ils appelloient l'Ostracisme, il y
eut un païsan qui ne sçavoit ne lire ny escrire, qui
tenant une coquille en sa main le pria d'escrire dedans le nom
d'Aristides: et qu'il luy demanda, «Et comment, cognois-tu bien
Aristides? Le païsan luy dit que non, mais qu'il luy faschoit
de l'ouïr appeller le Juste.» Aristides ne luy respondit
rien, et escrivant son nom dedans la coquille, la luy rebailla.
Estant ennemy de Themistocles, et envoyé en quelque ambassade
quant et luy, arrivez qu'ils furent aux confins de l'Attique, il luy
dit, «Veux-tu Themistocles que nous laissons icy sur les
limites du païs nostre inimitié, et puis quand nous
serons retournez de nostre ambassade, nous la reprendrons si bon
nous semble?» Apres avoit faict le departement de la taille sur
toute la Grece, et taxé combien chasque ville devroit payer,
il en retourna plus pauvre qu'il n'estoit allé, d'autant
comme il avoit despendu par le chemin. Parquoy aiant le poëte
Aeschylus fait ces vers en une sienne Trag@edie touchant
Amphiaraus,
Il ne veut pas sembler juste, mais l'estre,
Gardant justice en pensee profonde:
Dont nous voyons tous les jours apparoistre
Sages conseils, où tout honneur abonde:
quand on vint à les reciter en plein theatre, toute
l'assistance jetta les yeux sur Aristides. Pericles toutes les fois
qu'il estoit esleu capitaine, en prenant son manteau ducal souloit
dire en soy-mesme, «Pericles prens garde à toy, tu t'en
vas pour commander à des hommes libres, et à des
Grecs, et à des Atheniens.» Un sien amy le requeroit de
porter faux tesmoignage pour luy, où il falloit encore jurer:
il luy respondit, «Je suis ton amy jusques à l'autel:
c'est à dire, jusques à n'offenser point les
Dieux.» Il suadoit aux Atheniens d'oster l'Isle d'Aegine, comme
une maille ou une chassie, qui estoit en l'oeil de leur port de
Pir@ee. Estant pres à rendre son ame il dit, «qu'il se
reputoit heureux de ce, que nul Athenien ne portoit robbe noire par
son moyen.» Alcibiades estant encore jeune garson, en luitant
contre un autre, fut saisy d'une prise, de laquelle il ne pouvoit
pas bien se desfaire: si prit à belles dents la main de celuy
qui tenoit: et l'autre se prit à crier, «Comment
Alcibiades, tu mords comme une femme:» «Non pas comme une
femme, respondit-il, mais bien comme un lion.» Aiant un fort
beau chien, qui luy avoit cousté sept cens escus, il luy
couppa la queuë, «à fin, (dit-il) que les Atheniens
comptent cela de moy, et ne s'amusent point à me recercher
curieusement plus avant.» Il entra en une eschole où il
demanda au maistre l'Iliade d'Homere. Le maistre luy dit qu'il
n'avoit rien des oeuvres d'Homere: il luy donna un soufflet, et
passa outre. Il vint un jour battre à la porte de Pericles,
où lon luy dit, qu'il n'estoit pas de loisir, et qu'il estoit
bien empesché à regarder comment il rendroit compte
aux Atheniens de leur argent: «Et ne vaudroit-il pas mieux,
dit-il, qu'il s'empeschast à regarder, comment il ne leur en
rendroit point?» Estant rappellé de la Sicile par les
Atheniens, qui luy vouloient faire son procés, il se cacha,
disant, «que qui est accusé de crime capital, est un sot
de cercher à se faire absoudre, quand il s'en peut
fuir.» Et comme quelqu'un luy dist, «Comment, ne te fies-
tu pas à ton païs de te juger?» «Non pas, dit-
il, à ma propre mere, de peur qu'en n'y pensant pas, elle ne
jettast par erreur la febve noire au lieu de jetter la
blanche.» Estant adverty que luy et ses compagnons avoient
esté condamnez à la mort: «Monstrons leur, dit-
il, que nous sommes vivans.» et se retirant devers les
Laced@emoniens, suscita la guerre qui fut appellee Decelique.
Lamachus reprenoit un capitaine de gens de pied de quelque faute
qu'il avoit commise en son estat: l'autre luy disoit qu'il ne le
feroit plus: «Mais on ne peut pas, repliqua-il, faillir deux
fois à la guerre.» Iphicrates estoit mesprisé,
d'autant qu'on le tenoit pour fils d'un cordonnier, mais il acquit
<p 197r>reputation d'homme de valeur, alors premier que tout
blecé qu'il estoit, il saisit son ennemy au corps, et
l'emporta tout vif avec ses armes, de la galere ennemie, dedans la
sienne. Estant en terre d'amis et alliez, il fortifioit neantmoins
son camp fort soigneusement de trenchee et de rempart tout alentour.
Il y eut quelqu'un qui luy dit, «Dequoy avons nous peur? auquel
il respondit, que la pire parole qui sçauroit sortir de la
bouche d'un Capitaine est, Je ne me fusse jamais douté de
cela.» Dressant son armee en battaille pour combattre des
peuples Barbares, il dit, qu'il ne craignoit autre chose, sinon que
les Barbares n'eussent point cognoissance d'Iphicrates, qui estoit
ce qui effroyoit ses autres ennemis. Estant accusé de crime
capital, il dit au calomniateur qui l'accusoit: «O pauvre homme
regarde que tu fais, ores que la ville est environnee de guerre,
suadant au peuple de consulter de moy, et non pas avec moy.»
Harmodius qui estoit descendu de l'ancien Harmodius, luy reprochoit
un jour, qu'il estoit extraict de race vile et roturiere: «La
noblesse de ma race, luy respondit-il, commance à moy, et
celle de la tiene acheve à toy.» Un orateur haranguant
devant le peuple en pleine assemblee de ville luy demanda,
«Qu'es-tu, à fin que lon sçache dequoy tu te
glorifies tant? Es-tu homme d'armes, ou archer, ou homme de pied et
picquier?» «Je ne suis, respondit-il, rien de tout cela,
mais je suis celuy qui sçait commander à tous ceux-
là.» Timotheus estoit estimé Capitaine plus
heureux que habile homme ne vaillant, et quelques uns luy portans
envie luy paignoient des villes qui venoient d'elles-mesmes se
prendre dedans une nasse, pendant qu'il dormoit: et luy disoit,
«Or pensez si je prens de telles villes en dormant, que c'est
que je feray, quand je seray esveillé.» Un des
Capitaines hazardeux et adventureux monstroit aux Atheniens par une
maniere de gloire, quelque playe qu'il avoit dessus sa personne:
mais luy au contraire, «J'eus (dit-il) grand honte un jour que
j'estois Capitaine general, devant la ville de Samos, quand un
traict d'engin de batterie vint tomber tout aupres de moy.» Et
comme les harangueurs louassent grandement et recommandassent le
Capitaine Chares, disans, «Voyla un tel homme qu'il faudroit
pour en faire un Capitaine general des Atheniens:» Timotheus
respondit, tout haut, «Ne dittes pas Capitaine, mais un bon
gros vallet pour porter le lict du Capitaine.» Chabrias disoit
que «ceux qui sçavoient mieux les affaires de leurs
ennemis, estoient ceux qui mieux faisoient l'office de
Capitaines.» Estant accusé de trahison avec Iphicrates,
il ne laissoit pas d'aller à l'esbat au parc des exercices,
et de disner à son heure accoustumee, dequoy Iphicrates le
tansoit: et luy respondoit, «S'il advient que les Atheniens
ordonnent de nous autre chose que bien à poinct, ils te
feront mourir, dit-il, toute sale et à jeun, et moy
lavé, oinct, et bien disné.» Il souloit dire, que
une armee de cerfs conduitte par un lion estoit plus à
craindre, qu'une armee de lions conduitte par un cerf. Hegesippus
que lon surnommoit Crobylus, incitoit les Atheniens à prendre
les armes contre Philippus Roy de Macedoine, et quelqu'un de
l'assemblee luy cria tout hault: «Comment, nous veux-tu
introduire la guerre?» «Ouy certainement, dit-il, et les
robbes de deuil, et les convoys de funerailles publiques, et les
harangues funebres, si nous voulons demourer libres, et non pas nous
assubjectir aux Macedoniens.» Pytheas estant encore fort jeune
se presenta un jour pour contredire en plein assemblee aux decrets
publiqs, que lon passoit par les voix du peuple à l'honneur
de Alexandre: quelqu'un luy dit, «Comment, oses-tu bien
entreprendre, estant si jeune, de parler de si grands choses?»
«Pourquoy non, dit-il, veu qu'Alexandre que vous faittes un
Dieu par vos suffrages, est encore plus jeune que moy?» Phocion
Athenien estoit si constant, que jamais on ne le veit ne plorer ne
rire: et comme en une assemblee de ville, quelqu'un luy dist,
«Tu es tout pensif, Phocion, il semble que tu estudies quelque
chose:» «Tu conjectures bien, respondit-il, car j'estudie
voirement, si je pourray point retrencher quelque chose de ce que
j'ay à dire aux Atheniens.» Les Atheniens
<p 197v>eurent un oracle qui les advertissoit qu'il y avoit
en la ville un personnage qui estoit contraire aux conseils et advis
de tous les autres: et comme ils feissent par tout enquerir qui
estoit celuy-là, et criassent en grande furie contre luy,
Phocion dit franchement tout haut que c'estoit luy, pour ce
qu'à luy seul rien ne plaisoit de tout ce que le peuple
faisoit et disoit. Aiant un jour dit son advis en pleine assemblee
du peuple, il pleut à toute l'assistance, et vit que tous
egalement approuvoient son dire: il en fut si esbahy, qu'en se
tournant devers ses amis, il leur demanda, «Ne m'est-il point
eschappé de dire quelque chose de travers, sans y
penser?» Les Atheniens voulurent quelquefois faire un grand et
solennel sacrifice, pour à quoy fournir, ils demandoient
à chascun quelque contribution d'argent: chascun des autres
donnoit liberalement, et Phocion estant nommeement appellé
par plusieurs fois pour donner aussi, leur dit à la fin:
«J'aurois honte de vous donner, et ne rendre pas à
cestuy-cy.» monstrant au doigt un usurier, à qui il
debuoit. Et comme Demandes luy dist, «Les Atheniens te tueront
si une fois ils entrent en leur fureur:» «Si feront
certes, luy respondit-il, ils me tueront voirement, s'ils entrent en
leur fureur: mais toy, s'ils entrent en leur bon sens.»
Aristogiton le calomniateur estant condamné à mort
pour calomnie, et prest à executer en la prison, envoya prier
Phocion de venir jusques là parler à luy. Ses amis ne
vouloient pas qu'il y allast, pour parler à un si meschant
homme: «Et en quel lieu, dit-il, pourroient les gens de bien
plus volontiers parler à Aristogiton?» Les Atheniens
estoient courroucez à ceux de Byzance de ce qu'ils n'avoient
pas voulu recevoir dedans leur ville le capitaine Chares, qu'ils
leur envoyoient pour les secourir alencontre de Philippus: Phocion
leur remonstra, que ce n'estoit pas à leurs confederez s'ils
se deffioient, qu'il s'en falloit prendre, mais aux capitaines dont
on se deffioit, à ceux-là s'en falloit-il courroucer.
Sur l'heure il fut luy mesme eleu capitaine: et s'estans les
Byzantins fiez à luy, et mis entre ses mains, il les defendit
si bien contre Philippus, qu'il le contraignit de se retirer sans
rien faire. Le Roy Alexandre le grand luy envoya presenter en don
cent talents, qui sont soixante mille escus. Il demanda à
ceux qui luy apportoient cest argent, pourquoy le Roy luy en
envoyoit à luy seul, veu qu'il y avoit tant d'autres
Atheniens. Ils luy respondirent, que c'estoit pour ce qu'il
l'estimoit seul homme de bien et vertueux: «Qu'il me laisse
doncques, leur dit-il, et sembler et estre tel.» Alexandre leur
demanda des galeres, et le peuple nommeement appella Phocion pour en
dire son advis, et leur conseiller ce qu'ils en avoient à
faire. Il se leva et leur dit, «Je vous conseille de trouver
moyen que vous soyez vous mesmes les plus forts par armes, ou bien
amis de ceux qui le sont.» Estant venue une nouvelle incertaine
sans autheur, qu'Alexandre estoit decedé, les harangueurs ne
faillirent pas incontinent de monter à l'enuy les uns des
autres en la tribune aux harangues, et de conseiller que sur l'heure
mesme, sans plus attendre, lon devoit prendre les armes. Phocion au
contraire estoit d'advis, que lon attendist jusques à ce que
lon en fust plus certainement asseuré: «car s'il est
aujourd'huy mort, disoit-il, il le sera aussi demain et encore
apres.» Et comme Leosthenes eust jetté la ville en une
forte et grosse guerre, elevant le coeur au peuple soubs grandes
esperances de recouvrer leur liberté et la principauté
de la Grece, Phocion accomparoit ses propos aux cyprez: «Car
ils sont, disoit-il, beaux, droicts, et hauts, mais ils ne portent
point de fruict.» Et comme neantmoins les premieres rencontres
en eussent esté heureuses, et la ville en feist sacrifices
aux Dieux pour les bonnes nouvelles, quelqu'un luy demanda: «Et
bien Phocion, es-tu content que cecy ait esté faict?»
«Bien suis-je content, dit-il, que cecy soit ainsi advenu, mais
je ne me repens point d'avoir conseillé cela.» Les
Macedoniens incontinent feirent descente au païs d'Attique, et
commancerent à courir et piller toute la coste de la marine:
pour à quoy remedier il meit aux champs les jeunes hommes de
la ville en aage de porter armes: plusieurs <p 198r>y
accoururent à la foule, qui luy conseilloient les uns de se
saisir de ceste motte-là, les autres de mettre icy ses gens
en battaille: «O Hercules, dit-il, combien je voy de
capitaines, et peu de soudards!» ce neantmoins il leur donna la
battaille, qu'il gaigna, et tua sur le champ Nicion capitaine des
Macedoniens. Peu de temps apres les Atheniens demourez vaincus en
ceste guerre, et estans contraincts de recevoir garnison
d'Antipater, Menyllus, capitaine de ceste garnison, luy envoya de
l'argent en don: dequoy il se courroucea, disant, que ny Menyllus
n'estoit meilleur qu'Alexandre, ny la cause si bonne pour laquelle
il en deust prendre de luy maintenant, en aiant lors refusé
d'Alexandre: aussi disoit Antipater, qu'il avoit deux amis à
Athenes, à l'un desquels il n'avoit jamais rien sçeu
faire prendre, ny à contenter et assouvir l'autre assez
despendre. Et comme Antipater le recerchast de faire quelque chose
qui n'estoit pas juste, «Tu ne sçaurois, luy dit-il,
Seigneur Antipater, avoir Phocion pour amy et pour flatteur tout
ensemble.» Apres la mort d'Antipater les Atheniens, aians
recouvré leur liberté du gouvernement populaire,
Phocion fut condamné à la mort par le peuple en pleine
assemblee de ville, et ses amis aussi, lesquels s'en alloient
plorans et se lamentans au supplice: mais Phocion marchant
gravement, sans mot dire, trouva par le chemin l'un de ses ennemis,
qui luy cracha au visage: et luy se retournant devers les magistrats
leur dit, «N'y aura-il personne qui reprime l'insolence et
villanie de cest homme icy?» L'un de ceux qui devoient mourir
avec luy, se courrouceoit et se tourmentoit, et Phocion luy dit,
«Ne te reconfortes-tu pas Evippus de ce que tu t'en vas mourir
en la compagnie de Phocion?» Et comme on luy tendoit la couppe
où estoit le bruvage de la cigúe, on luy demanda s'il
vouloit plus rien dire. alors addressant sa parole à son
fils, «Je te commande, dit-il, et te prie, de ne porter point
de rancune, pour ma mort, aux Atheniens.» Pisistratus tyran
d'Athenes, adverty que quelques uns de ses amis s'estans rebellez
contre luy, avoient occupé le chasteau de Phyle, s'en alla
devers eux portant luy-mesme sur son col un fardeau de son lict et
de ses hardes. Ils luy demanderent, que c'estoit qu'il vouloit:
«Je viens, dit-il, expressément en intention de vous
persuader de retourner avec moy, ou bien de demourer icy avec vous,
et pourtant ay-je apporté mes hardes quant et moy.» On
luy rapporta que sa mere aimoit un jeune homme, qui couchoit
secrettement avec elle, mais en grand' crainte, et la refusoit
souventefois: il l'envoya convier à souper, et apres souper
il luy demanda comment il avoit esté traitté:
«Fort bien,» dit-il. «Tu le seras ainsi tous les
jours, dit-il, si tu fais plaisir à ma mere.»
Thrasybulus estoit amoureux de sa fille, laquelle il baisa, la
trouvant de rencontre devant luy en son chemin: dequoy sa femme fut
fort courroucee, et sollicitoit son mary d'en faire demonstration:
mais il luy respondit tout doucement, «Si nous haïssons
ceux qui nous aiment, que ferons nous à ceux qui nous
haïssent?» et la bailla en mariage à ce
Thrasybulus. Quelques jeunes gens apres bien boire, allans masquer
et faire les fols par la ville, rencontrerent sa femme, à
laquelle ils feirent et dirent plusieurs choses dissolües et
peu honnestes: et puis le lendemain recognoissans la faute qu'ils
avoient faitte, vindrent plorer devant Pisistratus, et luy demander
pardon: et il leur respondit, «Donnez ordre que vous soyez
d'ores en avant plus sages: au demourant je vous advise, que ma
femme ne sortit ny n'alla du tout hier nulle part.» Estant
prest à espouser une seconde femme, ses enfans du premier
lict luy demanderent, s'il estoit point en quelque chose malcontent
d'eux, pourquoy il espousast par despit d'eux ceste seconde femme:
«Rien moins, leur respondit-il: ains c'est au contraire, pource
que je me louë de vous, et que je desire avoir encore d'autres
enfans qui soient semblables à vous.» Demetrius
surnommé le Phalerien conseilloit au Roy Ptolom@eus
d'achetter et lire les livres qui traictent du gouvernement des
royaumes et seigneuries: «Car ce que les mignons de court
n'osent dire à leurs Princes, est escrit dedans ces livres-
là.» <p 198v>Lycurgus, celuy qui establit les
loix aux Laced@emoniens, accoustuma ses citoyens à porter
cheveux, disant que les cheveux rendoient ceux qui estoient beaux
d'eux mesmes, encore plus beaux: et ceux qui estoient laids, hydeux
et effroyables. Sur les entrefaittes qu'il estoit apres à
reformer l'estat de Laced@emone, quelqu'un luy conseilloit d'y
establir l'estat du gouvernement populaire, où l'un a autant
d'authorité que l'autre: il luy respondit, «Commance
toy-mesme à establir ce gouvernement-là en ta
maison.» Il ordonna que lon ne bastiroit plus les maisons
qu'avec la sçie et la coignee seulement: «pource, dit-
il, que lon auroit honte de porter dedans une maison simple, de la
vaisselle d'or ou d'argent, ny des meubles precieux, ou des tables
riches et sumptueuses.» Il defendit à ses citoyens de
combattre ny à l'escrime des poings, ny à l'escrime
generale de pieds, de dents, et de mains, à fin qu'ils ne
s'accoustumassent point, non pas en jouant mesme, à se rendre
ny à se lasser jamais. Aussi leur defendit-il de combattre
souvent contre mesmes ennemis, de peur qu'ils ne les rendissent plus
belliqueux: au moyen de quoy, depuis le Roy Agesilaus aiant
esté rapporté fort griefvement blecé d'une
battaille, Antalcidas luy dit: «Tu rapportes un beau salaire,
et escolage tel que tu l'as merité, des Thebains, de ce que
tu leur as enseigné à combattre malgré
eux.» Carillus estant enquis, pourquoy Lycurgus avoit faict si
peu de loix, il respondit, «que ceux qui usoient de peu de
paroles, n'avoient pas besoing de beaucoup de loix.» Un des
esclaves qu'ils appelloient Elotes, se portoit un peu trop
insolentement et audacieusement envers luy: «Par les Dieux,
dit-il, si je n'estois courroucé, je te ferois tout à
ceste heure mourir.» A un qui luy demandoit pourquoy les
Laced@emoniens portoient cheveux: «C'est pour ce que de toutes
les sortes de parements, c'est celuy qui couste le moins.»
Teleclus roy de Laced@emone, respondit à son frere qui se
plaignoit à luy, de ce que les citoyens de Sparte se
portoient en son endroict plus iniquement et plus indignement
qu'envers luy: «Ce n'est pas cela, dit-il, mais c'est que tu ne
sçais pas endurer que lon te face tort.» Theopompus
estant en quelque ville, l'un des habitans d'icelle luy monstroit
les murailles, et luy demandoit si elles ne luy sembloient pas
belles et haultes. «Belles? non, dit-il, quand il n'y auroit
que des femmes.» Archidamus respondit aux alliez et confederez
de Laced@emone qui le prioient de leur taxer leur cotte d'argent,
qu'ils auroient à contribuer et fournir pour la guerre
Peloponesiaque, «La guerre ne s'entretient pas à pris
fait et certain.» Brasidas trouva une souris parmy des figues
seiches, qui le mordit, tellement qu'il la laissa aller, et dict aux
assistans: «Voyez-vous, dit-il, comment il n'y a rien si petit,
qui ne puisse sauver sa vie, prouveu qu'il ait le coeur de se
defendre contre ceux qui l'assaillent?» En une battaille il fut
blecé d'un coup de parthisane, qui faulsa et percea son escu:
il arracha la parthisane de sa playe, et du mesme baston en tua son
ennemy: et estant enquis comment il avoit ainsi esté
blecé: «Par ce que mon escu, dit-il, m'a trahy.» Il
mourut au païs de Thrace, là où il avoit
esté envoyé pour affranchir et remettre en
liberté les Grecs qui estoient habitans en celle marche. Les
ambassadeurs, qui depuis furent envoyez par le païs en
Laced@emone, vindrent visiter sa mere: laquelle leur demanda
premierement, si Brasidas son fils estoit mort vaillamment et en
homme de bien: les ambassadeurs alors le louërent bien
haultement, jusques à dire, qu'il n'en seroit plus jamais de
tel: «Vous vous abusez, leur dit-elle: il est vray que Brasidas
estoit bien homme de bien, mais Laced@emone en a plusieurs autres,
qui valent encore mieulx que luy.» Le roy Agis souloit dire,
«que les Laced@emoniens ne demandoient point combien estoient
leurs ennemis, mais seulement où ils estoient.» On luy
defendit à Mantinee de combattre, pource que les ennemis
estoient plusieurs contre un: «Il est force, dit-il, que celuy
qui veult commander à plusieurs, en combatte plusieurs
aussi.» A ceux qui hault-louoient les Eliens de ce qu'ils
gardoient grande legalité en la feste des jeux Olympiques:
«Quelle si grande merveille est-ce, dit-il, si en quatre annees
<p 199r>les Eliens usent un jour de la justice?» et
comme ils perseverassent encore en leurs louanges: «Quelle si
grande merveille est-ce, dit-il, si les Eliens usent bien d'une
chose bonne, qui est la justice?» A un meschant homme qui luy
rompoit la teste en luy demandant souvent, «Qui estoit le plus
homme de bien des Spartiates:» «C'est, dit il, celuy qui
te ressemble moins.» A un autre qui demandoit, «combien en
nombre estoient les Laced@emoniens:» «Assez, dit-il, pour
chasser les meschants:» et à un autre qui luy demandoit
le mesme, «Ils te sembleroient beaucoup, dit-il, si tu les
voyois combattre.» Lysander ne voulut pas accepter des robbes
sumptueuses et riches que Dionysius le tyran envoyoit à ses
filles, disant, «Je craindrois que ces robbes ne les feissent
trouver plus laides.» Quelques uns le reprenoient et blasmoient
de ce qu'il faisoit la plus part de ses gestes par ruse et
tromperie, comme estant chose indigne d'un qui se disoit de la race
d'Hercules: Il leur respondoit, «que là où la
peau du lion ne pouvoit suffire, il y falloit coudre un petit de
celle du regnard.» Les Argiens avoient quelque different
alencontre des Laced@emoniens touchant leurs confins, et sembloit
que les Argiens alleguassent de meilleures et plus pertinentes
raisons touchant la terre qui estoit entre eux en dispute: mais luy
desguainnant son espee: «Ceux, dit-il, qui seront les plus
vaillants avec ceste-cy, seront ceux qui plaideront le mieux de
leurs confins.» Les Laced@emoniens faisoient difficulté
d'assaillir les murailles des Corinthiens, et sur ces entrefaittes
il faillit un grand liévre de dedans les fossez: alors
prenant ceste occasion: «Comment, dit-il, faittes vous doute
d'assaillir les murailles de gens qui sont si paresseux qu'ils
laissent dormir les liévres dedans l'enceinte mesmes de leurs
murs?» Il y eut un Megarien, qui en publique assemblee des
estats de la Grece luy parla fort hardiment et franchement: Il luy
respondit, «Tes paroles auroient besoing d'une
cité.» voulant dire, que Megare, dont il estoit, avoit
trop peu de puissance pour maintenir ce qu'il disoit.
Agesilaus disoit que les habitants de l'Asie, pour hommes
libres ne valoient rien, mais qu'ils estoient bons esclaves. Ces
Asiatiques avoient accoustumé d'appeller le Roy de Perse, le
grand Roy: «Pourquoy est-il plus grand que moy, disoit-il, s'il
n'est plus juste et plus temperant?» Estant enquis de la
vaillance et de la justice, laquelle estoit la meilleure, «Nous
n'aurions que faire de vaillance, dit-il, si nous estions tous
justes.» Estant une fois contrainct de desloger la nuict
à grand' haste du païs de ses ennemis, et voyant un
garson qu'il aimoit, tout esploré, pour ce qu'on le laissoit
derriere à cause qu'il ne pouvoit suivre pour sa maladie:
«Comment il est, dit-il, mal-aisé d'avoir pitié
et bon sens tout ensemble!» Menecrates le medecin qui se
faisoit surnommer Jupiter, luy escrivit une lettre avec une telle
superscription, «Menecrates Jupiter au Roy Agesilaus,
salut.» Il luy feit response, «Le Roy Agesilaus à
Menecrates, santé.» voulant dire, qu'il estoit malade du
cerveau. Les Laced@emoniens aiants desfait deux d'Athenes avec leurs
alliez et conferedez pres de Corinthe, entendans le grand nombre des
ennemis qui estoit demourez morts sur le champ: «O malheureuse
Grece, dit-il, qui a elle mesme desfaict tant de ses hommes, qu'ils
eussent esté suffisans pour subjuguer et desfaire tout tant
qu'il y a de Barbares!» Aiant eu un Oracle de Jupiter en la
ville d'Olympie, les Ephores luy manderent qu'en passant par la
ville de Delphes, il demandast aussi response à l'oracle
d'Apollo. Parquoy quand il fut là, il luy demanda, s'il
estoit pas de mesme advis que son pere. Demandant la delivrance de
l'un de ses amis, qui estoit prisonnier entre les mains de Idrieus
prince de la Carie, il luy escrivit en ceste sorte: «Si Nicias
n'a point failly, delivre-le: s'il a failly, delivre-le pour l'amour
de moy: mais comment que ce soit, delivre-le.» On le convioit
un jour à ouïr la voix d'un qui contrefaisoit
merveilleusement bien et naïfvement le chant d'un rossignol:
«J'ay ouy, dit-il, assez de fois le rossignol mesme.»
Apres la perte de la battaille de Leuctres, la loy ordonnoit que
tous ceux <p 199v>qui s'estoient sauvez de vistesse, fussent
notez d'infamie: mais les Ephores voyans que la ville en ce faisant
demoureroit vuide et dépeuplee d'hommes, voulurent abolir
ceste infamie, et pour ce faire eleurent Agesilaus Legislateur: et
luy se tirant en avant sur la place, ordonna que toutes les loix du
lendemain en avant auroient leur force et vigueur anciene. Il fut
envoyé pour donner secours au Roy d'Aegypte, là
où il se trouva assiegé avec luy par ses ennemis qui
estoient plusieurs contre un, et enfermoient son camp d'une grande
trenchee: et comme le Roy luy commandast de sortir sur eux et de les
combattre: «Je n'empescheray pas, dit-il, nos ennemis qui
veulent que nous soyons egaulx à combattre tant à
tant:» et comme il ne s'en fallust plus gueres que les deux
bouts de la trenchee ne se vinssent à rencontrer et à
joindre, il dressa son armee en cest intervalle, et par ainsi venans
à combattre tant contre tant, ils desfeirent leurs ennemis.
En mourant il commanda à ses amis qu'ils ne feissent faire
aucune image ny statuë de luy: «Car si j'ay, dit-il, fait
aucune chose digne de memoire en ma vie, cela sera suffisant
monument de moy apres ma mort: sinon, toutes les statuës et
images du monde ne sçauroient perpetuer ma memoire.»
Archidamus la premiere fois qu'il veit un traict de grosse arbaleste
de batterie, que lon avoit nouvellement apporté de la Sicile,
s'escria tout hault: «O Hercules, la prouësse de l'homme
s'en va perduë.» Demades se mocquoit des espees
Laconienes, disant qu'elles estoient si petites et si courtes, que
les basteleurs et joueurs de passe-passe les avalloient toutes
entieres. Agis le jeune luy respondit: «Mais neantmoins les
Laced@emoniens en assenent fort bien leurs ennemis.» Les
Ephores luy manderent une fois qu'il livrast ses soudards entre les
mains d'un traistre: «Je me garderay, dit-il, bien de commettre
les soudards d'autruy à un qui a trahy les siens.»
Cleomenes respondit à quelqu'un qui promettoit de luy donner
des coqs si courageux, qu'ils mouroient sur la place en combattant:
«Ne me donne point de ceux-là qui meurent, mais de ceux
qui font mourir les autres en combattant.» P@edaretus aiant
failly d'estre eleu du conseil des trois cents, s'en retourna de
l'assemblee tout joyeux et riant, disant, qu'il estoit tres-aise de
ce qu'en la ville de Sparte, il se trouvoit trois cents hommes
meilleurs et plus gens de bien que luy. Damonidas aiant esté
par le maistre de la danse colloqué tout au dernier lieu de
la danse, «Tu as, dit-il, trouvé un bon moyen pour
rendre ce dernier lieu icy honorable.» Nicostratus Capitaine
des Argiens, estant solicité par Archidamus de prendre une
bonne somme d'argent pour luy livrer en trahison une place qu'il
avoit en garde, avec promesses de luy faire espouser telle fille
qu'il voudroit choisir en toute la ville de Sparte, exceptees celles
du sang royal, luy feit response, qu'il n'estoit point de la race
d'Hercules, «Pour ce (dit-il) que Hercules alloit par tout
punissant et faisant mourir les meschants, et tu essayes de rendre
meschants ceulx qui sont gens de bien.» Eudamonidas voyant en
l'eschole de l'Academie Xenocrates desja ancien parmy les autres
escholiers estudians en la philosophie, et entendant qu'il y
cerchoit la vertu: «Et quand en usera-il, dit-il, s'il est
encore à la trouver?» Une autre fois escoutant discourir
un Philosophe, qui maintenoit, que le sage seul estoit bon
Capitaine: «Ce propos, dit-il, est merveilleux: mais celuy qui
le dit, n'ouït jamais en un camp le son de la trompette.»
Antiochus estant l'un des contrerolleurs de Sparte, que lon appelle
Ephores, entendant comme le Roy Philippus avoit donné aux
Messeniens leur territoire: «Mais leur a-il quant et quant,
demanda-il, donné le moyen de vaincre en battaille quand ils
combattront pour le defendre?» Antalcidas respondit à un
Athenien qui appelloit les Laced@emoniens ignorans: «C'est pour
ce que nous sommes seuls qui n'avons jamais appris de vous rien de
mauvais.» Un autre Athenien en estrivant contre luy, luy
disoit: «Nous vous avons souvent rechassez de la riviere de
Cephisus, qui est en Attique:» «Et nous, repliqua-il, ne
vous avons jamais rechassez de celle d'Evrotas, qui est en
Laced@emone.» <p 200r>Un Rhetoricien vouloit reciter
une harangue qu'il avoit composee à la louange de Hercules:
«Et qui est, dit-il, celuy qui le blasme?» Pendant que
Epaminondas fut Capitaine des Thebains, jamais on ne veit advenir en
son camp ces soudaines frayeurs sans cause certaine, que lon appelle
Terreurs Paniques. Il souloit dire, qu'il n'estoit point de mort
plus honneste que de mourir en la guerre, et que le corps d'un bon
homme de guerre devoit estre exercité, non seulement comme le
sont ceux des champions qui combattent és jeux de pris, mais
bien plus endurcy à tout travail, ainsi qu'il convient
à un bon soudard: pourtant faisoit-il la guerre à ceux
qui estoient fort gras, jusques à en casser un des bandes,
pour ceste cause seule, disant, qu'à peine trois ou quatre
boucliers luy pourroient couvrir le ventre, qui estoit si grand
qu'il luy empeschoit de veoir ses parties naturelles. Au demourant
il estoit si reformé en son vivre, et haïssoit si fort
toute superfluité, que une fois aiant esté
invité à souper par un de ses voisins, quand il veit
en son logis un grand appareil de force friandes patisseries,
confitures et parfums, il luy dit, «Je pensois que tu feisses
un sacrifice, non un excez de superfluité:» et s'en alla
tout aussi tost. Comme le cuisinier rendist à luy et à
ses compagnons compte de leur despense ordinaire de quelques jours,
il n'y trouva rien mauvais que la quantité d'huyle: dequoy
ses compagnons s'esbahissans, il leur dit, que ce n'estoit pas la
despense qui le faschoit, mais que tant d'huyle fust entré
dedans les corps des hommes. La ville de Thebes faisoit une feste
publique, et estoient tous en bancquets, festins, et grandes
assemblees les uns avec les autres: au contraire, luy alloit tout
sec, sans s'estre oingt d'huyle de parfum, ne paré de beaux
vestements, tout pensif, par la ville: quelqu'un de ses familiers le
rencontra en cest estat, qui s'en esbahissant luy demanda, pourquoy
il alloit ainsi seul et mal en ordre par la ville: «A fin, dit-
il, que vous autres tous puissiez en seureté ce-pendant
yvrongner et faire grand chere, sans penser à affaires
quelconques.» Il avoit faict mettre en prison un homme de basse
condition pour quelque legere faute qu'il avoit commise: Pelopidas
le pria de le mettre dehors, ce qu'il luy refusa: mais puis apres
une femme qui'il entretenoit l'en requit, et il le feit à sa
priere, disant que c'estoit de telles gratuitez, qu'il falloit
conceder aux amies et concubines, non pas aux Capitaines. Comme les
Laced@emoniens vinssent à grosse puissance, pour faire
cruelle guerre aux Thebains, on apporta de tous costez des oracles
aux Thebains, dont les uns leur promettoient la victoire, les autres
les menassoient de desconfiture: il commanda que lon meist ceux de
la victoire à main droicte de la tribune aux harangues, et
ceux de la desfaite à la senestre: quand ils furent ainsi
tous disposez, il se leva en pieds sur la tribune, et parla ainsi
aux Thebains, «Si vous voulez rendre bonne obeissance à
vos Capitaines, et prendre la hardiesse en vos coeurs d'aller
chocquer vos ennemis, ceux-cy (monstrant les bons oracles à
la main drotte) sont les vostres: mais si à faute de courage
vous restivez au peril, ceux-là (monstrant les mauvais
à la main gauche) seront pour vous.» Puis ainsi qu'il
conduisoit l'armee aux champs pour aller trouver les Laced@emoniens,
s'estant pris à tonner, ceux qui estoient les plus pres de
luy, luy demanderent que pouvoit signifier Dieu, qu'il tonnoit:
«Cela, dit il, signifie que la cervelle de nos ennemis est
estonnee, veu qu'aiants pres d'eulx de si commodes assiettes
à loger leur camp, ils se sont campez en celle où ils
sont.» De toutes les honnestes et heureuses fortunes qui luy
estoient jamais advenues, il disoit que «celle qui luy avoit
donné plus de joye en son coeur, estoit, d'avoir desfaict les
Laced@emoniens en la journee de Leuctres du vivant des pere et mere
qui l'avoient engendré.» Aiant accoustumé tout le
reste du temps de se monstrer net et propre avec une face joyeuse,
le lendemain de la battaille Leuctrique il sortit en publique tout
sale, morne et pensif: parquoy ses amis luy demanderent incontinent,
s'il luy estoit point arrivé quelque sinistre accident:
«Non,dit-il, mais je senty hier que pour la joye
<p 200v>de la victoire, je m'estois elevé plus que je
ne devois, et pourtant aujourd'huy je corrige ceste aise qui fut
hier trop excessive.» Et sçachant que les Spartiates
avoient accoustumé de couvrir et cacher le plus qu'ils
pouvoient tels inconvenients, et voulant convaincre et monstrer
à descouvert la grandeur de la perte qu'ils avoient faitte,
il n'ottroya pas permission d'enlever les morts en bloc à
tous ensemble, ains à chasque cité les uns apres les
autres, tellement qu'il apparut qu'il y en avoit plus de mille des
Laced@emoniens. Jason Prince de la Thessalie estant allié et
confederé des Thebains, vint un jour en la cité de
Thebes, et envoya à Epaminondas deux mille escus en don,
sçachant qu'il estoit extremement pauvre. Il ne voulut pas
recevoir le present d'argent: et qui plus est, la premiere fois
qu'il veit depuis Jason, il luy dit, «Tu commances à
m'oultrager.» Et ce-pendant il emprunta d'un bourgeois de la
ville cinquante drachmes d'argent, qui peuvent valoir environ cinq
escus, pour son entretenement au voyage qu'il alloit entreprendre:
et avec cela entra en armes dedans le Peloponese. Depuis encore le
grand Roy de Perse luy envoya trente mille pieces d'or comme escus
de Perse, que lon appelle Dariques: pour raison dequoy il s'attacha
fort aigrement à Diomedes, luy demandant s'il avoit bien
entrepris une si longue navigation pour cuider corrompre
Epaminondas: et au demourant luy commanda de rapporter à son
Roy, que tant comme il voudroit et procureroit le bien des Thebains,
il l'auroit pour amy, sans qu'il luy coustast rien: mais tant qu'il
prochasseroit leur dommage, qu'il luy seroit ennemy. Les Argiens
aiants fait ligue et confederation avec les Thebains, ceux d'Athenes
envoyerent leurs ambassadeurs en Arcadie pour essayer d'attirer
à eux les Arcadiens. Si commancerent ces ambassadeurs
à charger et accuser à bon esciant les uns et les
autres: de maniere que Callistratus qui parloit pour eux, reprocha
à ces deux citez Orestes et Oedipus. Epaminondas qui se
trouva en ceste assemblee de conseil, se leva, et dit:
«Seigneur, nous confessons qu'en nostre ville jadis y a eu un
parricide, et en Argos un matricide: mais quant à nous, nous
avons chassé et banny de nos païs ceux qui ont commis
telles malheuretez, et les Atheniens les ont tous deux receus.»
Et aux Spartiates qui avoient chargé les Thebains de
plusieurs grandes et griefves imputations: «S'ils n'ont fait
autre chose, au moins vous ont-ils, Seigneurs Spartiates, respondit
Epaminondas, fait oublier vostre peu parler.» Les Atheniens
avoient contracté alliance et amitié avec Alexandre
tyran de Pheres en Thessalie, qui estoit ennemy mortel des Thebains,
et promettoit aux Atheniens qu'il leur feroit avoir la livre de
chair pour demy obole. Epaminondas luy respondit, «Et nous leur
fournirons de bois, qui ne leur coustera rien, pour cuire ceste
chair, car nous leur irons raser et coupper tout tant d'arbres qu'il
ont en leur païs, s'ils entreprennent de remuer autre chose que
bien à poinct.» Cognoissant que les Boeotiens se
gastoient et perdoient par oysifveté, il deliberoit de les
tenir continuellement en l'exercice des armes: au moyen de quoy
quand approchoit le temps de l'election des Capitaines, et qu'on le
vouloit elire Boeotarche, c'est à dire, Capitaine de la
Boeoce, il disoit à ses citoyens, «Pensez-y bien,
Messieurs, pendant qu'il vous est encore loisible, avant que de
m'elire: car je vous advise, que si vous me faittes vostre
Capitaine, qu'il vous faudra venir à la guerre.» Il
appelloit le païs de la Boeoce, qui est tout plat et tout
ouvert, l'eschaffault de la guerre, disant qu'il estoit impossible
de le garder, sinon que les habitans eussent tousjours le bouclier
sur le bras, et l'espee au poing. Chabrias Capitaine des Atheniens
avoit desfait quelque bien petit nombre de Thebains, qui par trop
d'ardeur de combattre avoient couru à la desbandee jusques
tout contre les murs de Corinthe, et comme si c'eust esté une
rencontre, il en feit eriger un trophee: dequoy Epaminondas se
mocquant, dit, qu'il ne le falloit pas appeller Trophee, mais plus
tost Hecatesie, comme qui diroit statuë de Proserpine, pource
qu'au temps passé on colloquoit ordinairement
<p 201r>l'image de Proserpine au premier carrefour qui se
trouvoit au devant de la porte d'une ville.
l'image de Proserpine au premier carrefour qui se trouvoit au devant
de la porte d'une ville. Et comme quelqu'un luy vint rapporter, que
les Atheniens avoient renvoyé au Peloponese une armee
equippee de nouvelles armes: «Et bien, dit-il, Antigenidas
pleure-il quand il sçait que Tellin a de nouvelles
fleutes?» car ce Tellin estoit un mauvais joueur de fleutes, et
Antigenidas un excellent. Il s'apperçeut que son Escuyer
avoit reçeu grosse somme d'argent pour la rençon d'un
qui avoit esté prisonnier entre ses mains: Il luy dit,
«Rens moy mon escu, et t'en va achetter un cabaret pour y user
le reste de ta vie: car je voy bien que tu ne te veux plus en homme
de bien exposer aux hazards de la guerre, comme par cy devant,
depuis que tu es devenu un des riches et opulents.» On luy
demanda quelquefois, lequel il estimoit plus grand Capitaine, de
luy, de Chabrias, ou d'Iphicrates: il respondit, «Il seroit
bien mal-aifé d'en juger tant que nous sommes en vie.»
A son retour du païs de Laconie il trouva qu'on l'accusoit de
crime capital avec les autres Capitaines ses compagnons, pour avoir
retenu la charge de Capitaine l'espace de quatre mois outre et par
dessus le temps qui estoit prefix par la loy: si dit à ses
compagnons qu'ils en rejettassent toute la coulpe sur luy, comme
aiants esté forcez par luy: et quant à luy, il dit,
que ses paroles ne pourroient estre meilleures que ses effects, mais
toutefois que s'il estoit forcé, comment que ce fust, de dire
quelque chose devant ses Juges, qu'il les requerroit s'ils estoient
d'aduis de le faire mourir, qu'ils feissent escrire sur la coulomne
quarree de sa sepulture sa condamnation, à fin que les Grecs
entendissent, «que Epaminondas auroit esté
condamné à mourir pour ce, qu'il auroit contrainct les
Thebains malgré eux de brusler le païs de la Laconie,
que de cinq cens ans au paravant n'avoit jamais esté
pillé: qu'il auroit repeuplé la ville de Messene, deux
cens et trente ans apres qu'elle avoit esté destruite et
desertee par les Laced@emoniens: qu'il auroit reüny et
rassemblé en un corps et une ligue tous le peuples et villes
de l'Arcadie: et qu'il auroit rendu et restitué aux Grecs
leur liberté: car toutes ces choses ont esté faittes
par nous en ce voyage.» Les Juges aiants ouy ces propos, se
leverent de leurs sieges en riant à bon esciant, sans vouloir
seulement prendre leurs ballottes pour ballotter contre luy. Apres
la derniere battaille où il fut blecé à mort,
estant rapporté en sa tente, il feit appeller Diophantus, et
apres celuy-là Jolidas: mais quand il entendit qu'ils
estoient morts tous deux, il ordonna à ses citoyens de faire
appointement avec leurs ennemis, comme n'aiants plus de Capitaines
qui les sçeussent mener à la guerre: et de faict
l'evenement porta tesmoignage à sa parole, qu'il cognoissoit
tres-bien ses citoyens. Pelopidas, compagnon d'Epaminondas en la
charge de Capitaine de la Boeoce, comme ses amis le reprissent de ce
qu'il negligeoit une chose qui estoit necessaire, c'est à
sçavoir de faire amas d'argent: «L'argent necessaire,
dit-il, ouy bien à ce Nicomedes-là.» monstrant un
pauvre boitteux estropié de bras et de jambes. Ainsi comme il
se partoit de Thebes pour aller à la battaille, sa femme le
prioit avoir soing de se sauver: «C'est aux autres, dit il,
à qui il fault recorder cela: mais au Capitaine et qui a
charge de commander, il luy fault recorder qu'il ait le soing de
sauver les autres, non pas luy.» A un de ses soudards, qui
disoit, «Nous sommes tombez dedans nos ennemis:»
«Pourquoy nous dedans eux, plus tost qu'eux dedans nous?»
Au reste, estant proditoirement retenu prisonnier et mis aux fers,
contre la foy des trefues, par Alexandre tyran de Pheres, il luy en
disoit injure, en l'appellant traistre parjure: Le tyran luy
demanda, s'il avoit si grande haste de mourir: «Ouy, respondit-
il, à fin que les Thebains en soient plus irritez contre toy,
et que tant plus tost tu sois puny de ta desloyauté.»
Thebe la femme du tyran, l'estant allé veoir en la prison,
luy dit, qu'elle s'esbahissoit comment il pouvoit estre si joyeux
estant en prison aux fers: «Mais je m'esbahis bien plus de toy,
dit-il, comme estant en toute liberté tu peux supporter un si
meschant homme qu'Alexandre.» Apres
<p 201v>qu'Epaminondas le fut venu tirer de prison, il dit,
qu'il se sentoit tenu à Alexandre, «Pour ce que par son
moyen, dit-il, j'ay esprouvé plus que jamais, que mon coeur
est ferme affez, non seulement contre la crainte de la guerre, mais
aussi contre la peur de la mort.» Manius Curius, comme quelques
uns de ses soudards se plaignissent de ce qu'il donnoit à
chasque soudard bien peu de la terre qu'ils avoient conquise sur les
ennemis, et en incorporoit la plus grand' part au domaine de la
Chose publique: «J'à Dieu ne plaise, dit-il, qu'il y ait
aucun citoyen Romain que estime peu de terre, ce que est suffisant
pour nourrir un homme.» Les Samnites, apres qu'il les eut
desfaicts en battaille, envoyerent devers luy pour luy presenter en
don une bonne somme d'or et d'argent. Ils le trouverent autour de
son foyer, où il faisoit bouillir des naveaux dedans un pot:
il feit response aux ambassadeurs des Samnites, «que celuy qui
se contentoit d'un tel souper, n'avoit que faire d'or: au reste, que
commander à ceux qui avoient de l'or, luy sembloit plus
honorable que d'en avoir.» Caius Fabricius aiant entendu que
les Romains avoient esté desfaicts en battaille par Pyrrhus,
il dit, «C'est Pyrrhus qui a vaincu Labienus, non pas les
Epirotes les Romains.» Estant envoyé devers Pyrrhus pour
traitter de la delivrance des prisonniers, le Roy luy offrit en don
une grosse somme d'or, laquelle il ne voulut pas accepter: Et le
lendemain Pyrrhus ordonna que lon amenast le plus grand de ses
Elephans, et qu'on le meist droict derriere Fabricius sans qu'il en
sçeust rien, puis qu'à l'improuveu on le feist
soudainement bramer. ce qui fut faict ainsi. Fabricius se retournant
s'en prit à rire, et dit: «Ny ton or hier, ny ton
Elephant aujourd'huy, ne m'ont point estonné.» Pyrrhus
luy cuida persuader qu'il voulust prendre party avec luy, en luy
promettant de luy donner toute l'authorité au maniement de
ses affaires apres luy. Il luy respondit, «Cela ne te seroit
pas expedient: car quand les Epirotes auroient bien cogneu l'un et
l'autre de nous deux, ils aimeroient mieulx m'avoir pour Roy que
toy.» Fabricius aiant esté creé Consul, le
medecin de Pyrrhus luy escrivit une lettre, en laquelle il luy
promettoit de faire mourir son maistre par poison, s'il vouloit.
Fabricius envoya incontinent la lettre mesme à Pyrrhus, luy
mandant qu'il recogneust par là, qu'il avoit mauvais jugement
à discerner quels il devoit choisir pour ses amis, et quels
pour ses ennemis. Pyrrhus aiant ainsi descouvert et averé
l'embusche que lon dressoit à sa vie, feit pendre son
medecin, et renvoya les prisonniers Romains à Fabricus sans
leur faire payer rençon: mais Fabricius ne les voulut pas
accepter en don gratuitement: ains luy en renvoya autant de ses
gens, de peur qu'il ne semblast que ce fust un loyer qu'il receust
pour la descouverture qu'il luy avoit faite, attendu qu'il ne luy
avoit fait faire pour bien qu'il luy voulust mais de peur qu'il ne
semblast que les Romains le voulussent faire mourir par trahison,
comme s'ils ne le pouvoient vaincre par vertu.
Fabius Maximus ne voulant pas combattre en bataille
rengee Hannibal, ains consommer par longueur de temps son armee,
laquelle avoit faute de vivres et d'argent, l'alloit tousjours
suyvant par lieux aspres et montueux, en le costoyant aucunefois:
dequoy plusieurs se mocquoient, en l'appellant le p@edagogue
d'Hannibal: mais luy ne se souciant point de toutes paroles,
persistoit tousjours en ses desseings et conseils particuliers,
disant, «que celuy qui ne pouvoit endurer un traict de
mocquerie ou une injure, estoit plus couard que celuy qui s'enfuyoit
devant son ennemy.» Et comme son compaignon Minucius eust
desfaict quelque nombre des ennemis, tellement que lon ne parloit
plus que de luy, et disoit-on que c'estoit veritablement un
personnage digne de Rome, il dit, qu'il redoutoit plus la
prosperité de Minucius que son adversité: et peu de
temps apres, aiant donné dedans une embusche que Hannibal luy
avoit dressee, en si grand danger, qu'il fut bien pres d'y demourer
luy et toute son armee, Fabius luy allant vistement au secours, non
seulement le preserva de ce danger, mais encore tua von nombre des
ennemis: tellement <p 202r>que Hannibal dit adonc à
ses familiers, «Ne vous avois-je pas bien dict, que ceste nuee,
qui estoit tousjours alentour de nous sur ces montaignes,
respandroit à la fin quelque grosse pluye dessus nous?»
Apres la desconfiture de Cannes, estant esleu Consul de Rome, avec
Claudius Marcellus homme courageux, qui ne demandoit qu'à
s'attacher au combat alencontre de Hannibal: luy au contraire avoit
esperance, si lon ne le combattoit point, que son armee harassee et
travaillee se desferoit d'elle mesme: de maniere que Hannibal
disoit, qu'il craignoit plus Fabius ne combattant pas, que Marcellus
combattant. On luy rapporta qu'il y avoit un soudard Lucanien en son
camp, vaillant homme au demourant, et hardy à merveilles,
mais qui souvent se desrobboit la nuict du camp, et s'en alloit
veoir une femme qu'il aimoit. Il commanda que lon prist secrettement
ceste femme dont le soudard estoit amoureux, et que lon la luy
amenast. Quand on la luy eust amenee, il feit appeller le soudard,
et luy dit: «J'ay esté adverty comme contre les loix de
la discipline militaire tu couches souvent dehors du camp: mais
aussi ay-je bien sçeu d'ailleurs, que tu es homme de bien: et
pourtant les faultes soient remises et pardonnees par les bons
services: mais d'ores en avant tu demoureras avec nous, car j'ay un
plege qui m'en respondra.» et en disant ces paroles il feit
venir la femme, laquelle il luy consigna entre ses mains. Hannibal
tenoit toute la ville de Tarente avec grosse garnison,
excepté le chasteau. Fabius trouva moyen de l'attirer et
esloigner le plus qu'il peut de celle marche, par ruze militaire,
puis retournant tout à coup, reprit la ville et la saccagea
toute. Le greffier luy demanda ce qu'il ordonnoit touchant les
statues et images des Dieux: «Laissons, dit-il, aux Tarentins
leurs Dieux, que leur sont courroucez.» Au reste Marcus Livius,
qui tenoit le chasteau, se vantoit que par son moyen la ville avoit
esté reprise: dequoy les autres se mocquoient: mais luy
respondit, «Tu dis la verité: car si tu ne l'eusses
perdue, je ne l'eusse jamais recouvree.» Estant ja sur l'aage,
son fils fut esleu Consul: et comme il donnoit audience, et
despeschoit affaires de sa charge en public, Fabius le pere monta
à cheval pour l'aller trouver, mais son fils envoya au devant
de luy un huissier, luy faire commandement de descendre de son
cheval: dequoy les assistans eurent honte: mais luy descendant
promptement de cheval, accourut plus viste que son aage ne portoit,
ambrasser son fils, en luy disant: «Tu fais tresbien, mon fils,
de ressentir à qui tu commandes, et de monstrer que tu
entends la grandeur de la charge que tu as prise.» Scipion
l'ancien estant à repos des affaires, ou de la guerre, ou de
gouvernement, employoit tout son loisir à l'estude des
lettres: au moyen dequoy il souloit dire, que quand il estoit seul,
il estoit plus accompaigné: et quand il estoit de loisir,
c'estoit lors qu'il avoit plus d'affaires. Aiant pris d'assault la
ville de Carthage la neufue en Espagne, quelques soudards luy
amenerent une fort belle fille qu'ils avoient prise prisonniere, et
la luy offrirent: Il leur respondit, «Je la recevroye
volontiers, si j'estois homme privé, et non pas Capitaine
general.» Estant au siege devant une ville, laquelle estoit
assise en lieu bas, par dessus laquelle apparoissoit un temple de
Venus, il commanda que lon continuast les assignations de ceux que
avoient à plaider devant luy dedans ce temple-là, et
qu'il y tiendroit son audience au troisiéme jour d'apres,
comme il feit, aiant pris la ville. Quelqu'un luy demanda en Sicile,
ainsi qu'il estoit prest de passer en Afrique, sur quoy il se
confioit de vouloir trajetter sa flotte en l'Afrique: il luy monstra
trois cents hommes qui se jouoient et exercitoient tous armez aux
exercises militaires, au long d'une haulte tour, assise tout sur le
bord de la mer: «Il n'y a, dit-il, pas un de ces hommes que tu
vois là, qui ne monte au hault de ceste tour, et ne se jette
du hault en bas, la teste la premiere, si je luy commande.»
Estant passé de là, et s'estant aussi tost faict
maistre de la campagne, et aiant bruslé deux camps de ses
ennemis, les Carthaginois envoyerent incontinent devers luy pour
traitter d'appointement: et tant fut menee la prattique,
<p 202v>qu'ils promirent de quitter tout tant qu'ils avoient
de vaisseaux, quitter tous leurs Elephants, et de payer une bonne
grosse somme d'argent: mais aussi tost comme Hannibal fut
repassé d'Italie en Afrique, ils se repentirent de ce qu'ils
avoient accordé et promis, pour la confiance qu'ils avoient
és forces et en la personne de Hannibal: dequoy Scipion
estant adverty leur dit, que quand ils voudroient il ne tiendroit
pas le traicté qu'il leur avoit accordé, sinon qu'ils
payassent cinq mille talents, qui sont trois millions d'or,
d'avantage que ce qui avoit esté accordé, pour ce
qu'ils avoient mandé et faict venir Hannibal. Et apres que
les Carthaginois eurent esté par luy à vifue force
desfaicts en battaille, ils renvoyerent de rechef des ambassadeurs
pour traitter d'appoinctement et de paix: mais il leur commanda
incontinent, qu'ils eussent à se retirer, pour ce qu'il ne
leur donneroit jamais audience, que premierement ils ne luy eussent
ramené Lucius Terentius, lequel estoit un gentilhomme Romain,
homme de bien et d'honneur, qui par fortune de guerre estoit
tombé prisonnier és mains des Carthaginois: puis quand
ils le luy eurent amené, il le feit seoir coste à
coste de luy au conseil, et donna lors audience aux ambassadeurs
ausquels il ottroya la paix. Depuis quand il entra dedans Rome en
triomphe, à cause de ceste victoire, Terentius suyvit son
char triomphant, aiant un chapeau sur sa teste, comme estant son
serf affranchy, et advouant tenir sa liberté de luy. Et quand
il fut trespassé, à tous ceux qui accompagnerent le
corps à sa sepulture, il donna à tous à boire
du bruvage faict de vin et de miel, et procura diligemment toutes
autres choses dont il esperoit honorer ses funerailles, mais cela
fut depuis. Au reste quand Antiochus veit que les Romains estoient
passez en Asie avec puissante armee pour luy faire la guerre, il
envoya ses ambassadeurs devers Scipion, pour traicter
d'appointement: ausquels il respondit, «Il falloit avoir faict
cecy devant, et non pas à ceste heure, que vostre maistre a
desja receu et le mors en la bouche, et la selle avec le chevaucheur
sur le dos.» Le Senat avoit ordonné qu'il prendroit
quelque argent és coffres de l'espargne et thresor de la
Chose publique, mais les Thresoriers ne vouloient pas ouvrir la
chambre du thresor pour ceste journee-là: Il leur dit qu'il
l'ouvriroit doncques luy-mesme, et qu'il le pouvoit bien faire,
attendu qu'il estoit cause qu'on le tenoit ainsi fermé, pour
la quantité grande d'or et d'argent qu'il avoit faict
apporter dedans. P@etilius et Quintus, deux Tribuns du peuple,
l'accusoient de plusieurs charges envers le peuple: Et luy au lieu
de s'en justifier, dit: «Seigneurs Romains, à tel jour
qu'il est aujourd'huy proprement, je desfeis en battaille les
Carthaginois et Hannibal: et pourtant m'en vois je tout de ce pas
avec ce chapeau de fleurs sur ma teste, au Capitole, pour y
sacrifier et rendre graces de la victoire à Jupiter: ce
pendant qui voudra donner sa voix pour ou contre moy, le face
à son plaisir.» et de faict aiant dit cela, il s'y en
alla: et tout le peuple alla apres luy, laissant ses accusateurs
plaider tout leur saoul. Titus Quintius dés son advenement
aux affaires estoit desja si renommé, que devant qu'avoir
esté ny Aedile, ny Pr@eteur, ny Tribun du peuple, il fut eleu
Consul: et estant envoyé Capitaine general lieutenant du
peuple Romain, pour faire la guerre à Philippus Roy de
Macedoine, il fut conseillé de s'abboucher premierement et
parlementer avec luy. Philippus pour la seureté de sa
personne luy demandoit ostages: «Pour ce, disoit-il, que les
Romains ont icy plusieurs capitaines avec toy, et les Macedoniens
n'ont que moy:» «Non, respondit Quintius, pour ce que tu
t'es rendu tout seul, aiant faict mourir tous tes amis et
parents.» Apres qu'il eut desfait en bataille ce Roy Philippus,
il feit proclamer en la feste des jeux Isthmiques, qu'il remettoit
tous les Grecs en leur franchise et liberté entiere, pour
desormais vivre à leurs loix: alors les Grecs feirent
recercher par toute la Grece les Romains, qui avoient esté
vendus pour esclaves durant les guerres de Hannibal, et les aiants
rachettez de cinq cents drachmes pour teste, qui sont cinquante
<p 203r>escus; ils luy en feirent un present: et eux le
suyvirent en son triomphe avec des chappeaux sur leurs testes, comme
la coustume est des serfs qui sont de nouveau affranchis. Les
Acheïens estoient en propos de faire entreprise pour aller
conquerir l'Isle de Zacynthe: mais il les admonesta de ne se jetter
point hors du Peloponese, s'il ne se vouloient mettre en danger,
comme les tortues quand elles estendent leurs teste hors de leur
cocque. La nouvelle estant par toute la Grece, que le roy Antiochus
s'y en venoit avec grosse puissance, tellement que tout le monde
estoit effroyé d'ouir nommer le nombre des combattans et
leurs diverses armeures, il teint un tel propos au conseil des
Acheïens: Qu'estant logé chez un sien hoste en la ville
de Chalcide qui luy donnoit à souper, il s'esmerveilla dont
il pouvoit avoir recouvré tant de diverses sortes de
venaison, comme il en voyoit servir sur la table devant luy: et que
son hoste luy respondit, que c'estoit toute chair de pourceau, qui
estoit seulement diversifiee de saulces et de façon de
l'accoustrer. «En cas pareil aussi, ne vous esbahissez point de
ceste grande armee du Roy Antiochus pour ouir nommer des hommes
d'armes armez de toutes pieces, des chevaux legers, des archers
à cheval, des gens de pied: car tous ceux-là ne sont
que Syriens, hommes nez à servitude, differents les uns des
autres de la diversite d'armeures.» Philopoemen estoit lors
capitaine des Acheïens, qui avoit bien des gens de cheval et
des gens de pied, mais il n'avoit point d'argent pour les
entretenir: Quintius en se jouant disoit, que Philopoemen avoit bien
des mains et des pieds, mais qu'il n'avoit point de ventre: ce que
estoit de tant plus plaisant, que à la verité il se
trouvoit de la composition de son corps tel. Caius Domitius, celuy
qui Scipion l'aisne laissa en son lieu aupres de son frere Lucius
Scipion, en la guerre contre le roy Antiochus, aiant recogneu
l'armee des ennemis estans en bataille, comme les capitaines qui
avoient charge en l'armee des Romains, luy conseillassent que
promptement il donnast la battaille: il leur respondit, qu'il n'y
avoit pas assez de jour pour pouvoir mettre en pieces tant de
milliers d'hommes, les faccager, et piller leur bagage, et puis s'en
retourner au camp et se traitter, mais qu'il le feroit le lendemain
de bon matin: et de faict, le lendemain il leur donna la bataille,
et en tua cinquante mille. Publius Licinius Consul, en une rencontre
de gens de cheval fut vaincu par le Roy Perseus, et perdit bien
environ deux mille huict cens hommes, que morts que pris en la
battaille. Apres ceste victoire, Perseus envoya devers le Consul
pour traitter de paix et d'appointement: là où les
conditions de paix que le vaincu proposa au vainqueur furent, qu'il
se soubmeit entierement luy et son estat aux Romains, pour en faire
et ordonner à leur discretion. Paulus Aemylius poursuyvant un
second consulat, en fut debouté et refusé: mais
depuis, quand on veid que la guerre contre le Roy Perseus alloit
trop à la longue, par l'ignorance, paresse et lascheté
des capitaines que lon y envoyoit, les Romains l'eleurent Consul
pour la seconde fois: mais il leur dit, qu'il ne leur en
sçavoit ny gré ny grace, d'autant qu'ils l'avoient
eleu, non pour luy gratifier, attendu qu'il ne demandoit plus de
charge, mais pour ce que eux mesmes avoient besoing d'un capitaine.
Retournant de la place en sa maison, il trouva une sienne petite
fille, qui avoit nom Tertia, toute esploree: Si luy demanda la cause
pourquoy elle ploroit: elle respondit, Nostre Perseus est mort, mon
pere. c'estoit un petit chien que avoit ainsi nom. «A la bonne
heure, dit-il, ma fille: je pren ceste mort pour bon augure.»
Estant arrivé en son camp, il y trouva force babil et force
braverie des soudards, qui se mesloient de vouloir faire l'estat de
capitaine, et que s'entremettoient curieusement de plusieurs choses
plus avant qu'ils ne devoient: il leur commanda qu'ils ne se
meslassent point de tant de choses, mais seulement qu'ils se
donnassent peine, que leurs espees fussent bien afilees et bien
poinctues, et que luy provoiroit au demourant. Ceux qui estoient aux
escoutes la nuict, il ne vouloit point qu'ils portassent ne picque
ny <p 203v>espee, à fin que sentans qu'ils n'avoient
moyen de combattre, s'ils estoient surpris de l'ennemy, ils en
fussent plus soigneux de resister au sommeil. Estant entré
dedans la Macedoine à travers les montaignes, il trouva
devant soy les ennemis bien rengez en battaille: et luy conseilloit
Scipion Nasica, que tout sur l'heure il leur allast donner la
bataille: «Si j'estois en l'aage que tu es, dit il, j'aurois la
mesme opinion que tu as: mais la longue experience en ce mestier me
defend d'aller tout las du chemin combattre une armee ordonnee en
bataille.» Apres qu'il eut desfaict entierement Perseus, en
faisant aux alliez et confederez les festins de sa victoire, il
disoit, que de mesme sens et experience procedoient le
sçavoir renger une bataille tres-effroyable à ses
ennemis, et un festin tres-aggreable à ses amis. Perseus
estant son prisonnier, qui le supplioit fort instamment qu'il ne
fust point mené en triomphe: «Cela, luy dit-il est en ta
puissance.» luy donnant congé par ces paroles de se
desfaire soy-mesme. Il fut trouvé és thresors de ce
roy une quantité infinie d'or et d'argent, dont il ne toucha
ny ne prit jamais rien pour luy: mais il donna à Tubero son
gendre, pour honorer sa vertu, une couppe d'argent du pois de cinq
marcs: encore dit-on que ce fut la premiere vaisselle d'argent qui
entra en la maison des Aemyliens. De quatre siens enfans masles, il
en avoit paravant donné les deux premiers à adopter en
autres familles nobles: et des deux derniers qui luy estoient
demourez en sa maison, l'un aagé de quatorze ans, luy mourut
cinq jours avant son triomphe: et l'autre, qui avoit douze ans, cinq
autres jours apres: dont le peuple fut fort desplaisant, et en avoit
grande compassion de luy: mais luy sortant en public, et
reconfortant le peuple, dit, que desormais il pensoit estre hors de
crainte et hors de danger, que malheur aucun n'aduint à la
Chose publique, pour ce qu'il supportoit pour tous l'envie de tant
de prosperitez qu'il avoit euës pour le public, d'autant que la
fortune l'avoit derivee et tournee toute sur sa maison seule. Caton
l'ancien en haranguant devant le peuple Romain, et reprenant
aigrement son intemperance, ses delices et superflue despense:
«Il est bien malaisé, disoit-il, de parler à un
ventre qui n'a point d'aureilles.» Et disoit aussi, qu'il
s'esbahissoit comment pouvoit durer une cité, en laquelle un
poisson se vendoit plus qu'un boeuf. Et blasmant aussi la trop
grande authorité et licence que lon donnoit par tout aux
femmes: «Tous autres hommes, disoit-il, commandent aux femmes,
et nous à tous hommes, et les femmes à nous.»
Aussi disoit-il, qu'il aimoit mieux ne recevoir gré ny grace
quand il auroit faict quelque service, que n'estre pas puny quand il
auroit faict quelque faute: et qu'il pardonnoit à tous ceux
qui failloient par erreur ou ignorance, excepté à luy:
et en sollicitant les magistrats de chastier ceux qui offensoient
les loix, il disoit, que ceux qui avoient le moyen et
l'authorité de reprimer les malfaitteurs, et ne le faisoient,
commandoient eux mesmes le mal. Il disoit aussi, que les jeunes
gents qui rougissoient quand on les reprenoit, luy plaisoient plus
que ceux qui pallissoient: et, qu'il haissoit un soudard, lequel en
cheminant demenoit les mains, et en combattant les pieds, et qui
ronfloit plus haut en dormant, qu'il ne crioit en frappant: et que
celuy-là estoit un mauvais gouverneur, qui ne se
sçavoit pas gouverner soy-mesme. Il avoit opinion que chacun
doit avoir plus de honte de soy-mesme, que d'autre personne
quelconque. Voyant que plusieurs prochassoient que lon leur erigeast
des statues: «J'aime mieux, disoit-il, que lon demande pourquoy
on n'a point erigé de statue à Caton, que pourquoy on
luy en a erigé.» Il conseilloit à ceux qui
avoient licence de faire ce qu'ils vouloient, de l'espargner,
à fin qu'elle leur durast tousjours. Ceux qui ostoient
l'honneur à la vertu, ostoient, disoit-il, la vertu à
la jeunesse. Il estoit d'advis que lon ne devroit ne prier un bon
magistrat ou juge de chose juste, ne déprier de chose
injuste. Il disoit que si bien injustice n'apportoit peril à
celuy qui la commettoit, qu'elle en apporte à tous les
autres. Il admonestoit les vieilles gents de n'adjouster
<p 204r>point à leur aage la laideur du vice, attendu
qu'elle en a tant d'autres. Il estimoit qu'il n'y avoit difference
entre le courroucé et le furieux, sinon d'autant que l'un
duroit plus, et l'autre moins. Il disoit aussi, que lon ne portoit
point d'envie à ceux qui usoient de leur fortune sagement et
modereement: «Pource, disoit-il, que ce n'est pas de nous que
lon est envieux, mais de ce qui est autour de nous.» Et que
ceux qui font à bon esciant là où il faut
jouër et rire, appresteront aussi à rire là
où il faudra faire à bon esciant: et que les belles et
vertueuses actions devroient tousjours rencontrer de belles
descriptions, pour ne demourer jamais sans la gloire qui leur
appartient. Il reprenoit les citoyens Romains qui donnoient
tousjours leurs voix à un mesme personnage aux elections des
magistrats: «Car il semblera, dit-il, ou que vous n'estimerez
pas beaucoup l'honneur de vos magistrats, ou que vous n'aurez pas
beaucoup d'hommes que vous en jugiez dignes. Il faisoit semblant
d'avoir en admiration la force d'un qui avoit vendu des terres qu'il
possedoit assises au long de la mer, comme estant plus puissant que
la mer mesme: car ce qu'elle mine à peine peu à peu,
cestuy-cy l'a avallé tout à un coup.» Prochassant
l'estat et office de Censeur, et voyant que d'autres siens
competiteurs et concurrents alloient caressant et flattant le peuple
pour s'insinuer en sa bonne grace: luy au contraire alloit criant,
que le public avoit besoing d'un medecin aspre et maupiteux, et
d'une grande purgation: et pourtant, qu'il falloit elire non celuy
que seroit le plus gracieux, mais le plus severe: et en faisant ces
remonstrances-là, il fut eleu devant tous autres. Enseignant
les jeunes hommes à hardiment et asseurément
combattre, il disoit, que la parole bien souvent effroye plus
l'ennemy que l'espee, et la voix que la main, et luy fait prendre la
fuitte. En faisant la guerre en Espagne à ceux qui habitent
au long de la riviere de Betis, il se trouva en danger pour la
multitude grande des ennemis qui estoient en armes contre luy, et ne
pouvoit avoir promptement secours, sinon des Celtiberiens, qui pour
ce faire luy demandoient deux cents talents, qui sont six vingts
mille escus: les autres capitaines Romains ne vouloient point qu'il
promeist cest argent à des Barbares pour leur salaire, mais
Caton leur dit qu'ils s'abusoient: «Car si nous gaignons, dit-
il, nous les payerons, non du nostre, mais aux despens de nos
ennemis: et si nous perdons, il n'y aura plus ne qui paye, ne qui
demande à estre payé.» Aiant pris plus de villes
qu'il ne demoura de jours en Espagne, ainsi que luy-mesme dit, il
n'y prit pour luy jamais rien plus, que ce qu'il y beut et mangea:
mais bien departtit-il à chascun de ses soudards une livre
d'argent, disant qu'il valoit mieux que plusieurs retournassent de
la guerre en leurs maisons avec de l'argent, que peu avec de l'or:
pour ce que les magistrats et capitaines ne se devoient accroistre
de rien en leurs charges et gouvernemens, sinon d'honneur et de
gloire. Au voyage de ceste guerre il avoit quant et luy cinq de ses
serviteurs, desquels il y en eut un qui achetta trois prisonniers de
guerre: mais estant adverty que son maistre l'avoit sçeu,
devant que venir devant luy, il se pendit et estrangla luy-mesme.
Scipion l'Africain le priant de vouloir favoriser à la cause
des bannis d'Achaïe, à fin qu'ils fussent remis et
restituez en leurs païs, il feit semblant de ne se soucier
point de tel affaire: mais voyant que lon en parloit tant, et en
faisoit-on si grand instance au senat, il se leva et dit,
«Comme si nous n'avions autre chose à faire, nous
demourons tout le jour à disputer icy de ces vieillards
Grecs, à sçavoir s'ils seront portez en terre par les
fossoyeurs et porteurs de deçà ou par ceux de
delà.» Posthumius Albinus avoit escrit des histoires en
Grec, au prologue desquelles il prioit les auditeurs et lecteurs de
luy pardonner s'il y avoit aucune improprieté au langage.
Caton s'en mocquant disoit, qu'il meriteroit qu'on luy pardonnast,
si c'estoit par ordonnance et commandement des Amphictyons, qui
estoient les estats de la Grece, qu'il eust esté contrainct,
malgré luy, d'entreprendre ceste histoire. Scipion le
puisné en cinquante et quatre ans qu'il vesquit, n'achetta
<p 204v>ny ne vendit, ny ne bastit oncques rien: et dit-on
qu'en une si grosse et si puissante maison, comme estoit la siene,
lon n'y trouva jamais que trente trois livres pesant de vaisselle
d'argent, mesmement apres avoir eu la ville de Carthage en sa
puissance, et avoir enrichy ses soudards plus que jamais autre
capitaine n'avoit faict. Observant le precepte que luy avoit
donné Polybius, il mettoit peine de ne se retirer jamais de
la place, qu'il ne se fust rendu de nouveau quelqu'un de ceux qu'il
rencontroit, comment que ce fust, familier et amy. Estant encore
jeune il avoit desja si grande reputation de vaillance et de
sagesse, que Caton l'aisné, enquis des jeunes gens qui
estoient au camp devant Carthage, entre lesquels il estoit, il
respondit:
Celuy-là seul est au nombre des sages,
Les autres sont vaines umbres volages.
Au moyen dequoy, apres son retour à Rome, ceux qui estoient
demourez au camp le rappelloient, non pour envie qu'ils eussent de
luy faire plaisir, mais pour ce qu'ils esperoient prendre plus tost
et plus facilement la ville par son moyen. Au dedans des murailles
de laquelle estant desja entré, et neantmoins les
Carthaginois combattans encore du chasteau, Polybius luy conseilloit
de faire jetter dedans la mer qui est entre-deux, laquelle n'est pas
fort creuse, des chausses-trappes, ou bien des aix percez de
poinctes de cloux, de peur que les ennemis passans ce bras de mer ne
vinssent en sursaut assaillir leurs remparts. Il luy respondit que
c'estoit une mocquerie, veu qu'ils avoient desja gaigné les
murailles, et qu'ils estoient dedans la ville de leurs ennemis,
cercher les moyens de ne combattre point contre eux. Et trouvant la
ville toute pleine de statues et de tableaux Grecs, qu'ils avoient
emportez des villes de la Sicile, il commanda que les Siciliens
vinssent recognoistre ce qui seroit à eux, et qu'ils
l'emportassent: mais de tout le pillage il ne voulut pas endurer
qu'aucun esclave ny affranchy en prist ny en achettast chose du
monde, combien qu'au demourant chascun en pillast et emportast ce
qu'il vouloit. Le plus grand et le plus familier amy qu'il eust,
L@elius, poursuyvoit l'estat du consulat, et luy favorisoit et
aidoit sa poursuitte en tout ce qu'il pouvoit: à l'occasion
dequoy il demanda à un Pompeius qui briguoit aussi le mesme
estat, s'il estoit vray qu'il le poursuyvist: or estimoit-on que ce
Pompeius-là fust fils d'un menestrier joueur de fleutes: il
luy feit response qu'il ne le poursuyvoit pas, et qui plus est, luy
promeit qu'il accompagneroit L@elius à faire sa poursuitte
par tout, et qu'il prieroit pour luy. Ils se fierent à ses
paroles, dont ils furent trompez, et le jour de l'election
l'attendirent long temps, jusques à ce qu'on leur vint
rapporter, qu'il estoit desja en la place, qui briguoit pour luy
mesme, et se recommandoit à tous les citoyens, les uns apres
les autres. De quoy tous les autres se courrouceans, Scipion s'en
prit à rire disant, «C'est une grande sottise à
nous, quand j'y pense, que nous avons icy demouré si long
temps à attendre un fleuteur, comme si nous eussions à
prier et invoquer non des hommes, mais des Dieux.» C'est
pour ce que, durant les sacrifices, on jouoit tousjours des
fleutes. Appius Claudius briguoit à la concurrence de
luy, l'office de Censeur, et disoit pour rendre sa brigue plus
favorable, qu'il saluoit sans aide de protecolle par nom et par
surnom, tous les citoyens de Rome, là ou Scipion n'en
cognoissoit, par maniere de dire, pas un: «Tu dis la
verité, respondit Scipion, car j'ay tousjours eu soing non
d'en cognoistre beaucoup, mais de n'estre incognu de pas un.»
Au reste il conseilloit aux Romains qui lors avoient la guerre
contre les Celtiberiens, qu'ils les envoyassent tous deux au camp en
estat ou de lieutenans, ou de coulonnels de gens de pied, et puis
qu'ils receussent les tesmoignages des Capitaines et hommes de
guerre, qui auroit mieulx faict le devoir d'homme de bien d'eux
deux. Aiant esté creé Censeur, il osta le cheval
à un jeune homme, d'autant que despendant excessivement
à faire grand' chere, du temps que la ville de Carthage
estoit assiegee, il avoit fait faire une piece de four, en forme de
ville, et l'appellant Carthage, l'abandonna à deschirer et
piller à ceulx <p 205r>qui estoient à table
avec luy. Et comme le jeune homme luy demandast, pour quelle cause
il le cassoit, et le privoit du cheval public: «Pour autant,
dit-il, que tu as saccagé et pillé Carthage devant
moy.» Durant le temps de sa Censure, il apperçeut un
jour Caius Licinius qui passoit: «Je sçay de certain,
dit-il, que cest homme icy est parjure: mais d'autant qu'il n'y a
personne qui l'accuse, je ne puis estre juge et tesmoing
ensemble.» Estant envoyé luy troisiéme par le
Senat, comme contrerolleur general pour syndiquer, comme dit
Clitomachus, les hommes et le gouvernement des villes, et voir comme
se gouvernoient les peuples, les nations, et les Roys, quand il fut
arrivé en Alexandrie, et descendu de la navire, les
Alexandrins accourans de toutes parts pour le voir, le prierent de
descouvrir sa teste, d'autant qu'il avoit le bout de sa robbe
dessus, à fin qu'ils le veissent mieulx à face toute
descouverte: ce qu'il feit, dequoy ils jetterent grands
acclamations, et luy applaudirent des mains en signe de joye: et
comme leur Roy se parforceast à grande peine, tant il estoit
gras et delicat, à faire à l'envy d'eulx qui le
suyvoient par tout: Scipion dit tout bas en l'oreille de ceux qui
estoient plus pres de luy: «Les Alexandrins reçoivent
desja ce fruict de nostre voyage, qu'au moins ils voyent leur Roy se
promenant pour l'amour de nous.» En ce voyage il estoit
accompagné d'un sien amy philosophe nommé Panaetius,
et de cinq serviteurs, desquels comme l'un fust mort en ceste
peregrination, il n'en voulut point achetter d'autre hors de
païs, ains en feit venir un autre de Rome. Il sembloit que les
Numantins fussent invincibles et inexpugnables, d'avant qu'ils
avoient ja vaincu et desfaict plusieurs Capitaines: au moyen de quoy
le peuple Romain eleut Scipion Consul pour la seconde fois: et comme
plusieurs jeunes hommes en bien grand nombre se preparassent pour le
suyvre à ceste guerre, le Senat l'empescha soubs couleur de
dire, que l'Italie demoureroit deserte de gens de defense: et si ne
luy permeirent pas de prendre de l'argent qui estoit ja tout prest
et present au thresor, ains luy baillerent des assignations sur les
payemens des fermiers, dont les termes n'estoient pas encore
escheus. Et quant aux deniers, Scipion dit qu'il ne demoureroit pas
pour cela, d'autant que son argent et celuy de ses amis fourniroit
à cela: mais quant à ce qu'on ne luy vouloit pas
souffrir lever et emmener gens, il s'en plaignit bien fort, pource
qu'il disoit que la guerre ou lon l'envoyoit, estoit dangereuse et
difficile: «Car si c'est pour la vaillance des ennemis que nos
gents y ont esté tant de fois desfaicts, elle est dangereuse
pour avoir à combattre contre de tels ennemis: et si
ç'a esté par la faute et lascheté de nos gens,
elle l'est encore, pour avoir à combattre avec de si lasches
amis.» Estant arrivé au camp, il y trouva un grand
desordre, grande dissolution, superstition, et grande
superfluité de toutes choses: si en bannit et chassa
incontinent toutes sortes de devins et de diseurs de bonne
adventure, tous sacrificateurs, et tous macquereaux tenants bordeaux
publiques, et commanda que chascun renvoyast chez soy toute autre
sorte de vaisselle et d'utensiles, sinon la marmite à faire
cuire la chair, la broche, et le pot à boire, de terre: de
couppes ou de flaccons d'argent, ne permeit que lon en peust retenir
pesant plus de deux livres. Il defendit de se baigner et estuver, et
s'il y en avoit qui se voulussent oindre, qu'ils se frottassent
eulx-mesmes, et que c'estoient les bestes qui n'ont point de mains,
qui avoient besoing d'hommes qui les frottassent. Il ordonna aussi
que lon disnast tout debout sans manger viande chaulde, mais que
pour souper, on s'asseist qui voudroit, sans y manger autre chose
que du pain avec quelque potage lié, et un simple mets de
chair boulie ou rostie, et luy-mesme alloit vestu d'une cappe noire
bouclee pardevant, disant qu'il portoit le dueil de la honte de son
armee. Il trouva que un Colonnel de gens de pied, nommé
Memmius, faisoit porter apres luy sur ses sommiers des couppes et
vases à boire, enrichis de pierreries, et d'ouvrage de
Thericles. Si luy dit: «Tu t'es rendu pour trente jours inutile
à moy et à ton païs, estant tel, et pour toute ta
vie à toymesme, t'accoustumant à <p 205v>si
superflues delices.» Un autre luy monstroit sa rondelle fort
bien et richement ornee, auquel il respondit: «Voyla une belle
rondelle, mon amy, mais il fault qu'un soudard Romain mette plus son
esperance en sa main droitte, que non pas en sa gauche.» Un
autre aiant chargé sur ses espaules un faisceau des pallis
dont on remparoit le camp, se plaignoit qu'il estoit trop
chargé: «C'est bien employé, dit-il, pour ce que
tu te fies plus en ces pallis, que tu ne fais en ton espee.»
Voyant les ennemis Numantins desesperez, il ne voulut pas
incontinent les aller combattre, ains tira la chose en quelque
longueur, disant qu'il achettoit avec le temps la seureté des
affaires, pour ce que le bon Capitaine doit faire comme le sage
medecin, qui ne vient jamais à l'extreme remede de couper la
partie avec le fer, sinon à l'extremité, apres que
tous autres moyens de medecine luy defaillent: toutefois aiant
espié son occasion, il donna la battaille à ceux de
Numance et les desfeit: quoy voyans les vieillards dirent injure
à leurs gens, de ce qu'ils estoient ainsi laissez battre par
ceux qu'ils avoient battus tant de fois: mais il y en eut un qui
leur respondit, «Les moutons sont bien les mesmes qu'ils
estoient par cy devant, mais ils ont un autre berger.» Apres
avoir pris la ville de Numance, et avoir entré en triomphe
dedans Rome pour la deuxiéme fois, il tomba en different
grand alencontre de Caius Graccus, pour la cause du Senat, et des
alliez et confederez: dequoy le commun peuple estant indigné
contre luy, feit bruit et le siffla pour le faire descendre de la
tribune aux harangues, ainsi comme il leur cuyda faire ses
remonstrances: Mais il leur dit, «Jamais la clameur de tout un
camp en armes ne m'estonna, tant s'en fault que la crierie d'une
tourbe de gens ramassez me puisse troubler, à qui je
sçay que l'Italie n'est point mere, mais marastre.» Et
comme ce Caius Gracchus criast tout haut, qu'il le falloit tuer
comme un tyran: «Ils ont raison de me vouloir faire mourir ceux
qui font la guerre à leur propre païs, car ils
sçavent bien que Rome ne peult tomber tant que Scipion sera
debout, ny Scipion vivre quand Rome sera abbatue.» Cecilius
Metellus deliberant comme il pourroit faire surement ses approches
devant une place forte, comme un centenier luy dist, «En
perdant seulement dix hommes tu l'emporteras: il luy demanda, s'il
vouloit estre l'un de ces dix.» Et comme un autre Colonnel de
gens de pied encore jeune d'aage luy demandast ce qu'il vouloit
faire: «Si je pensois, dit-il, que ma chemise le sçeust,
je la despouillerois tout à ceste heure pour la mettre dedans
le feu.» Il avoit esté contraire à Scipion durant
sa vie, mais quand il fut mort il en eut regret, et commanda
à ses enfans qu'ils allassent mettre leurs espaules soubs le
lict pour le porter à son enterrement, disant qu'il rendoit
graces aux Dieux, de ce que Scipion avoit esté né
à Rome, et non pas ailleurs. Caius Marius estant venu de fort
bas lieu au maniement des affaires, par le moyen des armes, demanda
l'office d'Aedilité grande: et sentant qu'il n'y faisoit pas
bon, au mesme jour passa à demander et poursuyvre la petite:
et neantmoins encore qu'il fust debouté de toutes les deux,
si ne perdit-il point l'esperance de se veoir un jour le premier des
Romains. Aiant des varices, qui sont des venes eslargies en l'une et
en l'autre cuisse, il les bailla à couper au chirurgien sans
estre lié, et endura toute l'operation du chirurgien, sans
souspirer ny froncer les sourcils: mais comme le medecin aiant fait
à une cuisse passast à l'autre, il ne la luy voulut
pas donner, disant que la cure de tel mal ne meritoit pas que lon en
endurast de si griefves douleurs. Il avoit un neveu appellé
Lucius, qui au second consulat de son oncle voulut forcer un beau
jeune fils, qui ne faisoit lors que commancer à porter les
armes soubs sa charge. Ce jeune homme le tua toute roide: et comme
plusieurs l'accusassent de ce meurtre, il confessa franchement qu'il
avoit voirement fait mourir son Capitaine, et en dit et declara la
cause tout publiquement. Marius, le faict entendu, se feit apporter
une des couronnes que lon avoit accoustumé de donner à
ceux qui faisoient quelque bel acte de prouesse à la guerre,
et la posa luy-mesme de sa propre main sur la <p 206r>teste
du jeune homme. Estant campé assez pres du camp des Teutons,
en lieu où il y avoit bien peu d'eau, comme ses soudards se
plaignissent qu'ils mouroient de soif, il leur monstra une riviere
non gueres loing, qui couloit au long du camp des ennemis:
«C'est là, dit-il, qu'il faut que vous alliez achetter
à boire au pris de vostre sang, si vous en voulez
avoir.» Les soudards luy respondirent, qu'il les y menast donc,
ce pendant que leur sang estoit encore liquide, et qu'il n'attendist
pas qu'il fust du tout sec et caillé de soif. Du temps de la
guerre des Cimbres il donna tout à un coup droict de
bourgeoisie Romaine à mille hommes de Camerin, qui avoient
fort bien servy en ceste guerre, chose qui estoit contre toutes
loix: et comme quelques uns le reprissent de ce qu'il avoit ainsi
transgressé les loix, il leur respondit, «qu'il n'avoit
peu entendre ce que disoient les loix, pour le grand bruit des
armes.» Et du temps de la guerre Sociale, se voyant enfermer de
trenchees tout alentour, et assieger, il eut patience, attendant
tousjours son occasion: et comme Pompeius Silo Capitaine general des
ennemis luy dit, «Marius, si tu est grand Capitaine que lon
dit, sors dehors de ton camp et me viens combattre:» «Mais
toy, dit-il, si tu es si grand Capitaine que tu penses, contrains
moy malgré que j'en aye de sortir pour t'aller
combattre.» Catulus Luctatius en la guerre Cimbrique estant
campé au long du fleuve d'Athesis, et voyans les Romains que
les Barbares s'efforcoient de passer l'eau, ils delogerent, quelque
remonstrance que leur capitaine leur sçeust faire: et quand
il veit qu'il ne les pouvoit autrement arrester, luy-mesme se meit
entre les premiers qui fuyoient, à fin qu'il ne semblast
point qu'ils fuyssent devant leurs ennemis, mais qu'ils suyvissent
leur Captaine. Sylla surnommé l'heureux, entre ses
prosperitez en comptoit deux pour les plus grandes: l'une, qu'il
avoit eu bonne amitié avec Metellus Pius: l'autre, qu'il
n'avoit pas destruit la ville d'Athenes, ains l'avoit preservee de
ruine. Caius Popillius fut envoyé devers le Roy Antiochus
portant une lettre du Senat, par lequel on luy mandoit, qu'il eust
à retirer son armee d'Aegypte, et de ne point s'attribuer et
usurper le Royaume qui appartenoit aux enfans de Ptolomeus
orphelins. Antiochus le voyant venir devers luy à travers son
camp, le salua de tout loing: Popillius, sans le resaluer, luy
bailla sa lettre: laquelle Antiochus leut, et apres l'avoir leue
respondit, qu'il delibereroit sur ce que le Senat luy mandoit, et
puis qu'il luy feroit response. Popillius adonc luy feit un cercle
autour de luy avec une baguette qu'il tenoit en la main, en luy
disant: «Delibere doncques, dit-il, avant que sortir de ce
cercle, et m'en fais response.» Toute l'assistance s'estonna
merveilleusement de l'asseurance et hardiesse de cest homme. Et
Antiochus sur le champ luy respondit, qu'il feroit doncques ce qu'il
plairoit aux Romains: et adonc Popillius le salua amiablement, et
l'ambrassa. Lucullus en Armenie s'en alloit avec dix mille hommes de
pied, et mille de cheval, trouver le roy Tigranes, qui avoit cent
cinquante mille hommes de guerre, pour luy donner la bataille, et
estoit le sixiesme jour d'Octobre, auquel l'armee Romaine, qui
estoit soubs un Scipion, avoit esté desfaicte par les
Cimbres. Et comme quelqu'un luy dist, que les Romains abominoient et
redoutoient fort ce jour-là: «C'est pourquoy, dit-il, il
nous fault aujourd'huy combattre vertueusement et courageusement,
à celle fin que nous rendions ceste journee, que les Romains
tiennent pour triste et malencontreuse, joyeuse et heureuse.»
Et comme les Romains redoutassent principalement les hommes d'armes
Armeniens, estants armez de toutes pieces, il leur dit, qu'ils ne
s'en donnassent point d'ennuy, «Pour ce que je vous asseure que
vous aurez plus de peine à les despouiller, que vous n'aurez
à les tuer.» Et montant le premier dessus une motte,
apres avoir de là un peu consideré la contenance des
Barbares qui branloient, il s'escria tout hault: «Compagnons,
il sont à nous.» et de faict, s'estans d'eux mesmes mis
en route, sans que personne eust hardiesse d'attendre, il les chassa
tellement, qu'il en tua sur le champ jusques à bien cent
mille, sans y <p 206v>perdre des siens que cinq tant
seulement. Cneus Pompeius surnommé le grand, fut autant
aimé des Romains, comme son pere avoit esté hay: et
estant encore fort jeune, il se joignit à faction de Sylla,
et sans avoir office quelconque de la Chose publique, ny estre du
Senat, il leva grand nombre de gens de guerre de tous costez
d'Italie: et comme Sylla l'appellast à soy, il dit, qu'il ne
meneroit point ses gens à son Capitaine, qu'ils n'eussent
premierement fait quelque destrousse, et quelque desfaicte avec
effusion du sang des ennemis: et de faict il n'y alla point que
premierement il n'eust desfait en plusieurs rencontres plusieurs
chefs des ennemis. Depuis estant envoyé par Sylla pour
gouverneur en la Sicile, entendant que ses gens s'escartans de la
trou pe, alloient robant, forceant et pillant par tout le chemin, il
feit mourir ceux qui se desbandoient sans congé, et qui
alloient courir çà et là: mais à ceux
qui alloient par son commandement en quelque commission qu'il leur
bailloit, il leur seelloit leurs espees avec son cachet. Il fut sur
le poinct de faire passer au fil de l'espee tous les Mamertins
entierement, d'autant qu'ils avoient tenu et suivy le party
contraire à Sylla. Mais Stennius un des habitans de ceux qui
avoient accoustumé de prescher et mener le peuple pars leurs
harangues, luy dit, «Qu'il ne feroit pas bien, si pour un seul
coulpable, il en faisoit mourir plusieurs innocents, et que c'estoit
luy seul qui avoit esté cause de tout le mal, aiant induit
par persuasions ses amis, et par force ses ennemis, à prendre
et suyvre le party de Marius.» Pompeius esmerveillé de
ceste remonstrance dit, qu'il pardonnoit aux Mamertins, s'ils
s'estoient laissez mener et persuader à un tel personnage,
qui avoit plus cher le salut de son païs que sa vie propre: et
de faict il absolut la ville toute, et Stennius mesme. Depuis estant
passé en Afrique contre Domitius, et y aiant gaigné
une grosse bataille, comme ses soudards le salüassent Empereur,
que est à dire souverain Capitaine general, il leur dit qu'il
ne recevroit point cest honneur tant que le rempar du camp des
ennemis seroit debout: et adonc eux s'en courants tout de ce pas,
encore qu'il feist une grosse pluye, allerent abbattre la
pallissade, et saccager le camp des ennemis. A son retour Sylla luy
feit de grandes caresses et beaucoup d'honneur, et entre autres fut
le premier qui l'appella Magnus: toutefois comme il se deliberast
d'entrer en triomphe dedans Rome, Sylla l'en voulut empescher,
alleguant pour sa raison, qu'il n'estoit pas encore receu au Senat.
Pompeius se tournant devers les assistans: «Il semble, dit-il,
que Sylla ignore, qu'il y a plus d'hommes qui adorent le Soleil
levant, que le Soleil couchant.» Quoy enténdant Sylla,
s'escria: «Et bien de par Dieu, qu'il triomphe donc, s'il en a
tant d'envie.» Toutefois encore luy faisoit empeschement
Servilius homme de dignité Senatoriale, qui s'en
courrouceoit: et plusieurs de ses soudards mesmes s'opposoient
à son triomphe, s'ils n'avoient quelques presents qu'ils
pretendoient leur estre deuz: mais Pompeius dit hault et clair,
qu'il quitteroit plus tost le triomphe et tout, que de se soubmettre
à les caresser ne flatter: et adonc Servilius luy dit,
«A cela voy-je maintenant, Pompeius, que tu es grand
veritablement, et digne de triomphe.» Estant la coustume
à Rome que les Chevaliers, apres avoit esté à
la guerre le temps prefix et ordonné par les loix, amenassent
leur cheval sur la place devant les deux reformateurs des meurs, que
lon appelle les Censeurs, et racontassent là publiquement les
guerres où ils se seroient trouvez, et les Capitaines soubs
lesquels ils auroient porté les armes, à fin que selon
leurs merites ils en fussent ou louez ou blasmez: Pompeius estant
Consul amena luy-mesme son cheval par la bride devant les Censeurs,
qui pour lors estoient Gellius et Lentulus: et comme eux suyvant
l'ordonnance luy demandassent, s'il avoit esté à la
guerre autant d'annees comme il estoit requis par les loix:
«Ouy, respondit-il, et tousjours sous moy-mesme
Capitaine.» Estant en Espaigne saisy des papiers de Sertorius,
entre lesquels y avoit plusieurs lettres missives des principaux du
Senat, qui appelloient Sertorius à Rome pour y
<p 207r>remuer encore quelque nouveau mesnage, il les meit
toutes au feu, donnant à ceux qui avoient eu mauvaise
volonte, moyen de se repentir et de se corriger. Phraates Roy des
Parthes, envoya devers luy le prier de ne passer point la riviere
d'Euphrates, et faire que ce fust la borne d'entre luy et eux.
«Mais plus tost, dit-il, sera ce la justice qui sera la borne
d'entre les Parthes et les Romains.» Lucius Lucullus apres
estre retourné de ses guerres et conquestes s'abandonna
desbordeement aux voluptez et à vivre sumptueusement,
reprenant Pompeius de ce qu'il appetoit tousjours de plus en plus
à avoir de grandes charges plus que son aage ne portoit:
à quoy Pompeius respondoit, qu'il estoit plus hors d'aage
à un viellard s'abandonner aux delices et voluptez, que de
vacquer aux charges de la Chose publique. Un jour qu'il estoit
malade, les medecins luy ordonnerent qu'il mangeast d'une grive: on
en cercha en plusieurs lieux, et n'en peut on trouver, pour ce que
ce n'estoit pas en leur saison: mais il y eut quelqu'un qui dit que
lon en pourroit recouvrer chez Lucullus, là où lon en
nourrissoit tout le long de l'annee. «Et quoy, dit-il, si
Lucullus donc n'estoit friand et delicat, Pompeius ne vivroit-il
pas?» et laissant là l'ordonnance de son medecin, il se
feit apprester de ce que lon peult trouver par tout ordinairement.
Pour une grande famine et disette de bleds qui advint à Rome,
il fut eleu en apparence de parole provoyeur general, ou
superintendant des vivres, mais en effect de pouvoir, seigneur de la
mer et de la terre: à l'occasion dequoy il alla en Afrique,
en Sardaigne et en Sicile: là où aiant fait grand amas
de bleds, il s'en vouloit vistement retourner à Rome: mais
une grosse tourmente se leva, tellement que les pilotes et mariniers
mesmes craignoient fort de se mettre en mer et de faire voile: mais
luy s'embarquant le premier, et commandant de lever l'ancre, dit
tout hault, «Il est necessaire d'aller, et non pas necessaire
de vivre.» Quand la querelle d'entre luy et C@esar fut à
plein descouverte, il y eut un Marcellinus qui avoit esté
avancé par luy, et s'estoit neantmoins depuis tourné
du costé de Cesar, qui en plein Senat dit plusieurs choses
alencontre de luy. Pompeius ne se peut tenir qu'il ne luy dist
adonc: «N'as-tu point de honte Marcellinus, de mesdire ainsi
publiquement de moy, qui t'ay rendu eloquent, au lieu que tu estois
muet: et saoul, jusques à rendre ta gorge, là
où tu mourois de faim auparavant?» A Caton qui le
tansoit et reprenoit aigrement de ce qu'il ne l'avoit jamais voulu
croire, quand il luy avoit predit par plusieurs fois que la
puissance et l'augmentation de C@esar, à quoy il tenoit la
main, estoit au grand danger et prejudice de la Chose publique, il
respondit, «Tes conseils estoient plus prudents, et les miens
plus amiables.» Et parlant de soy-mesme librement, il disoit,
qu'il avoit eu toutes ses charges plus tost qu'il ne les avoit
attendues, et les avoit quittees plus tost qu'on ne l'avoit attendu.
Apres la battaille de Pharsale s'enfuyant en Aegypte; en voulant
passer de sa galere en une petite barque de pescheur, que le Roy luy
avoit envoyee pour l'amener à bord: en se retournant devers
sa femme et devers son fils, il ne leur dit autre chose sinon ces
vers d'Euripide,
Que en maison de Prince entre, devient
Serf, quoy qu'il soit libre quand il y vient.
Estant passé en ceste barque, et luy aiant esté
donné un coup d'espee à travers le corps, il ne seit
autre chose que souspirer une fois seulement, et sans mot dire, ains
s'affublant le visage, s'abandonna à tuer. Ciceron l'Orateur
estoit mocqué de quelques uns à cause de son nom qui
signifie un pois chiche, à cause dequoy ses amis luy
conseilloient de changer son nom: mais luy au contraire disoit,
qu'il rendroit le nom des Cicerons plus illustre et plus
renommé que ceux des Catons, des Catules, ne des Scaures: et
faisant une offrande d'un vase d'argent aux Dieux, il y feit bien
engraver les lettres de ses deux premiers noms, mais pour le
troisiéme, il feit engraver la figure d'un pois chiche. Il
disoit que les Orateurs qui crioient hault à pleine
<p 207v>teste, pource qu'ils se sentoient foibles de
suffisance, avoient recours au hault braire, ne plus ne moins que
les boitteux montent sur des chevaux. Verres avoit un fils
disfamé d'avoir abusé de son corps en la fleur de sa
jeunesse, et neantmoins il disoit injure à Ciceron, jusques
à l'appeller impudique et paillard: Ciceron luy respondit,
«Tu n'entens pas que c'est à part en la maison à
huys fermez, qu'il fault tanser de cela ses enfans.» Metellus
Nepos luy dit un jour en debattant avec luy, «Tu as fait mourir
plus de gens par ton tesmoignage, que tu n'en as sauvé par
ton bien dire:» «Je croy bien, respondit-il, car j'ay plus
de foy que d'eloquence.» Ce mesme Metellus luy demandoit, qui
estoit son pere, comme luy reprochant qu'il estoit homme neuf:
«Ta mere, dit-il, a fait ceste response bien plus malaisee
à toy:» car la mere de Metellus estoit tenue pour femme
impudique, et Metellus luy-mesme homme leger et
éceruellé, et se laissant aller à tous ses
appetits. Il avoit fait mettre dessus la sepulture d'un Diodorus qui
avoit esté son maistre en Rhetorique, la figure d'un corbeau
de pierre: «Voyla, dit Ciceron, la recompense telle qu'il luy
falloit: car il luy a enseigné à voler, et non pas
à parler.» Vatinius estoit un mauvais homme, et son
adversaire: il courut un bruit, qu'il estoit trespassé:
depuis le bruit se trouva faulx: «Perisse malement, dit
Ciceron, celuy qui a se malement menty.» Il y avoit quelqu'un
que lon souspeçonnoit estre natif d'Afrique, qui luy disoit,
«Je ne t'entens point:» «Je m'en esbahy, dit-il, veu
que tu as les oreilles percees.» Caius Popilius vouloit estre
tenu pour jurisconsulte, encore qu'il n'y sceust rien, et qu'il fust
au demourant homme de lourd entendement. Il fut appellé en
jugement pour porter tesmoignage de verité touchant quelque
faict, duquel il respondit qu'il ne sçavoit rien: et Ciceron
luy dit, «Tu penses à l'adventure que lon t'interrogue
du droict.» Hortensius l'orateur qui plaidoit la cause de
Verres, avoit eu de luy pour son loyer une image de Sphinx, qui
estoit d'argent: Ciceron luy aiant d'adventure jetté quelque
parole ambiguë et obscure: «Je ne sçay, dit-il que
cela veult dire quant à moy, car je n'entens rien à
soudre les aenigmes:» «Si est-ce, dit Ciceron, que tu as
le Sphinx en ta maison.» Il rencontra quelquefois Voconius qui
menoit quant et luy trois sienes filles, lesquelles estoient fort
laides toutes trois: Il se prit à dire tout bas à ceux
qu'il avoit autour de luy, «Cest homme-cy semé ses
enfans en despit du Soleil.» Faustus fils de Sylla se trouva
à la fin tant endebté, qu'il fut contrainct d'exposer
ses meubles en vente, et en feit mettre des affiches par les
carrefours pour le notifier: «J'aime bien mieulx ces affiches
et proscriptions icy, dit Ciceron, que celles de son pere.»
C@esar et Pompeius estans entrez en aperte guerre l'un contre
l'autre: «Je sçay bien, dit-il, qui fuïr, mais je
ne sçay à qui.» Il reprenoit grandement Pompeius
de ce qu'il avoit abandoné la ville de Rome, et qu'il avoit
mieulx aimé imiter en cela le gouvernement de Themistocles
que celuy de Pericles, disant que les affaires de lors ressembloient
plus au temps de Pericles qu'à celuy de Themistocles. Il se
retira du costé de Pompeius premieremenet, puis quand il y
fut, il s'en repentit: et comme Pompeius luy demandast, là
où il avoit laissé son gendre Pison, il luy respondit
promptement, Chez ton beau-pere. Quelqu'un estoit passé du
camp de C@esar en celuy de Pompeius, et disoit qu'il avoit eu si
grande haste de venir, qu'il avoit laissé son cheval:
«Tu as, luy dit-il, mieux prouveu à sauver la vie de ton
cheval que la tiene.» A quelque autre qui venoit rapporter au
camp de Pompeius, que les amis de C@esar estoient tous tristes:
«Mais dis-tu qu'ils veuillent mal à C@esar?» Apres
la bataille de Pharsale perdu, Pompeius s'en estant desja fuy, il y
eut un Nonius qui vint dire, qu'il ne se falloit point desesperer,
et qu'ils avoient encore sept aigles, qui estoient les enseignes des
legions: «Tes admonestemens, dit-il, seroient bons, si nous
avions la guerre contre les geays.» Apres que C@esar victorieux
fut venu au dessus de tous ses affaires, et qu'il eut fait redresser
avec honneur les statues de Pompeius, que avoient esté
abbatues, Ciceron dit, que <p 208r>C@esar en relevant celles
de Pompeius avoit asseuré les sienes. Il estimoit tant
l'honneur de bien dire, et y prenoit si grand' peine avec si grande
ardeur d'affection, que aiant à plaider une cause devant les
cent Juges seulement, estant escheut le jour de l'assignation, l'un
de ses serfs, Eros, luy vint apporter la nouvelle, que la cause
estoit remise au lendemain: il en fut si aise, qu'il luy donna
liberte pour ceste bonne nouvelle. Caius C@esar, lors qu'il fuyoit
la fureur de Sylla, estant encore fort jeune, il tomba entre les
mains de quelques coursaires, qui luy demanderent de premiere
arrivee quelque petite somme d'argent pour sa rençon: il se
mocqua d'eux qui ne sçavoient pas quel personnage ils avoient
pris, et de luy-mesme leur promeit de leur en payer deux fois autant
qu'ils luy en avoient demandé: et estant par eux gardé
soigneusement pendant qu'il avoit envoyé cercher et amasser
argent pour leur bailler, il leur envoyoit faire commandement de se
taire, et ne mener point de bruit pendant qu'il reposoit. Et
s'exercitant à escrire tant en prose que en vers durant qu'il
estoit entre leurs mains, il leur recitoit apres ce qu'il avoit
composé: et s'il voyoit qu'ils ne le louassent pas assez
à son gré, il les appelloit barbares et ignorants, et
en riant les menassoit qu'il les feroit pendre: comme il feit bien
tost apres: car estant sa rençon venue, luy delivré de
leurs mains assembla incontinent des vaisseaux et des hommes en la
coste de l'Asie, leur courut sus, et las aiant pris, les feit
attacher en croix. Estant de retour à Rome, et aiant
entrepris la brigue du souverain Pontificat alencontre de Catulus
qui lors estoit le premier homme de Rome: ainsi comme sa mere le
convoyoit jusques à la porte de son logis, il luy dit,
«Ma mere vous aurez aujourd'huy vostre fils souverain Pontife,
ou banny de la ville de Rome.» Il repudia sa femme Pompeia,
pour le mauvais bruit qu'elle eut d'avoir forfaict à son
honneur avec Clodius: et depuis Clodius aiant esté
appellé en justice pour ce faict, il fut adjourné pour
venir en jugement porter tesmoignage de verité: là
où estant enquis par serment, il dit, qu'il n'avoit jamais
rien sçeu de mal de sa femme: et comme l'accusateur luy
repliquast, Et pourquoy l'as-tu donc repudiee? «Pour ce, dit-
il, qu'il faut que la femme de C@esar soit non seulement innocente
et nette de crime, mais aussi de souspeçon de crime.» En
lisant les faicts d'Alexandre le grand, les larmes luy vindrent aux
yeux: et comme ses amis luy en demandassent la raison, il
responddit: «A l'aage où je suis, Alexandre avoit ja
vaincu Darius, et je n'ay encore rien faict.» Ainsi comme il
passoit par une meschante petite ville assise dedans les Alpes, ses
familiers en jouant demandoient entre eux s'il y avoit point en
ceste ville-là des factions et des brigues entre les
habitans, à qui y seroit le premier: il s'arresta tout court,
et apres avoir un peu pensé en luy-mesme: «J'aimerois,
dit-il, mieux estre icy le premier, que le second à
Rome.» Les hautes et hazardeuses entreprises il disoit qu'il
les falloit executer, et non pas en consulter: et de faict quand il
passa la riviere de Rubicon, qui separe la province de la Gaule de
l'Italie, pour aller contre Pompeius, il dit, «Tout le
dé soit jetté:» comme qui diroit, A tout perdre
il n'y a qu'un coup perilleux. Et comme Pompeius s'en fut fuy de
Rome vers la mer, et que Metellus qui avoit la superintendance du
Thresor public, l'eust fermé, et le voulust empescher d'y
prendre de l'argent, il le menassa de tuer: dequoy Metellus
monstrant semblant d'estre esbahy de son audace, «Non non, mon
amy, dit-il, je veux que tu sçaches qu'il m'est plus
difficile de le dire, que de le faire.» Et pour ce que ses gens
demouroient trop à passer la mer de Brindes à Duras,
se jettant en un petit vaisseau, sans que personne des siens en
sçeust rien, il voulut traverser la mer: mais comme le
vaisseau fust prest à estre submergé des vagues de la
mer, il se descouvrit au pilote, et luy dit tout hault,
«Asseure toy et te fie en la fortune, car saches que tu
ménes C@esar.» Pour lors toutefois il fut diverty et
empesché de passer, tant par la tourmente qui se rengregea de
plus en plus, comme aussi pour ce que les soudards accoururent de
toutes parts, qui se plaignirent à luy, et luy
<p 208v>dirent qu'il leur faisoit tort d'attendre d'autres
forces, comme s'il se deffioit d'eux. Il y eut peu de temps apres
une grosse rencontre, en laquelle Pompeius eut du meilleur, mais il
ne suyvit pas sa poincte, ains se retira en son camp: et lors C@esar
dit, «La victoire estoit aujourd'huy à nos ennemis, mais
leur chef ne l'a pas sçeu cognoistre.» En la plaine de
Pharsale, le jour de la battaille Pompeius aiant rengé son
armee en ordonnance, commanda à ses gens qu'ils demourassent
fermes en leurs places, et attendissent de pied quoy les ennemis: en
quoy C@esar depuis dit, qu'il avoit lourdement failly: pource, dit-
il, qu'il ostoit aux soudards la vehemence et violence du choc que
leur donne l'eslancement de la course, outre l'ardeur de courage que
ceste roideur-là leur apporte. Aiant desfait de premiere
arrivee Pharnaces le Roy de Pont, il escrivit à ses amis,
«Je veins, Je vey, Je vainquy.» Apres la desconfiture et
fuitte de ceux qui estoient avec Scipion en Afrique, comme Caton se
fust desfait luy-mesme, il dit: «Je te porte envie de ta mort
Caton, pour ce que tu m'as envié l'honneur de t'avoir
sauvé la vie.» Quelques uns avoient pour suspects
Antonius et Dolobella, et si luy disoient qu'il s'en devoit prendre
garde: Il leur respondit, qu'il n'avoit point de deffiance de ceux-
là qui estoient ainsi bien coulorez et en bon point: mais
bien, dit-il, de ces pasles et maigres-là, en monstrant
Brutus et Cassius. Un jour à sa table comme propos se fust
emeu, quelle sorte de mort estoit la meilleure, il respondit
soudain, celle dont on se deffie le moins. C@esar, celuy qui fut le
premier surnommé Auguste, estant encore en son adolescence,
redemanda à Antonius environ deux milions et quatre cents
mille escus, qui apres que Jules C@esar eut esté tué,
avoient esté transportez de sa maison en celle d'Antonius
voulant payer aux Romains ce que C@esar leur avoit laissé par
testament: car il avoit legué à chasque citoyen Romain
par teste septante et quinze drachmes d'argent, qui peuvent estre
environ sept escus et demy. Antonius retenoit cest argent pardevers
luy, et respondoit au jeune C@esar, qu'il se deportast de le
redemander s'il estoit sage: quoy voyant l'autre, feit proclamer
à vendre, et vendit de faict, tous ses biens patrimoniaux,
dont il paya les legs aux Romains, et en acquit la bien-veuillance
des citoyens à soy, et la mal-veuillance à Antonius.
Rymetalces Roy de la Thrace avoit laissé le party d'Antonius,
et s'estoit tourné de son costé: mais il estoit
importun à la table, par ce qu'il ne faisoit jamais autre
chose que parler de ce grand service qu'il luy avoit fait, et de luy
reprocher son alliance: tellement qu'à un souper, C@esar
beuvant à quelqu'un des autres Roys qui estoient à la
table, dit tout haut, «J'aime bien la trahison, mais je ne
louë point les traistres.» Les Alexandrins apres la prise
de leur ville, s'attendoient bien de souffrir toute
l'extremité de mal que lon peut faire au sac d'une ville
prise par force: mais C@esar montant sur la tribune aux harangues,
et approchant de luy le philosophe Arius qui estoit son familier,
natif d'Alexandrie, il dit qu'il pardonnoit à la ville,
premierement pour la grandeur et beauté d'icelle:
secondement, pour Alexandre le grand, qui en estoit fondateur: et
tiercement, pour l'amour d'Arius, qui estoit son amy. Estant adverty
comme un sien serf nommé Eros, qui faisoit ses affaires en
Aegypte, avoit achetté une caille qui battoit toutes les
autres, et estoit invincible, et l'avoit fait rostir et mangee, il
l'envoya querir et l'interrogua pour sçavoir s'il estoit
vray: et comme il luy eust confessé que ouy, il le feit
crucifier au mas de sa navire. Il meit en la Sicile Arius pour son
agent et procureur au lieu d'un Theodorus: et y eut quelqu'un qui
luy presenta un petit billet, où il y avoit escrit: «Le
chauve Theodorus natif de Tarse, est un larron, non pas? Que t'en
semble?» Aiant leu le billet, il ne feit qu'escrire au
dessoubs, «Il le semble.» Tous les ans au jour de sa
nativité il recevoit de Mec@enas l'un de ses plus familiers
un present d'une couppe. Athenodorus le philosophe, estant fort
vieil, luy demanda congé de se pouvoir retirer en sa maison
pour sa vieillesse. Il luy donna: mais en luy disant adieu,
Athenodorus luy dit, <p 209r>«Quand tu te sentiras
courroucé, Sire, ne dy ny ne fais rien, que premierement tu
n'ayes recité les vingt et quatre lettres de l'Alphabet en
toy-mesme.» C@esar aiant ouy cest advertissement, le pris par
la main et luy dit, «J'ay encore affaire de ta presence:»
et le reteint encore tout un an, en luy disant,
Sans peril est le loyer de silence.
Entendant comme Alexandre le grand en l'aage de trente deux ans,
aiant fait la plus part de ses conquestes, estoit en peine de
sçavoir ce qu'il feroit plus desormais, il dit, qu'il
s'esbahissoit si Alexandre estimoit, qu'il y eust moins d'affaire
à bien ordonner, regir et conserver un grand Empire, quand il
est tout acquis, qu'à le conquerir. Aiant faict la loy Julia
des adulteres, par laquelle il est porté, comme lon doit
faire le procés à ceux qui en sont attaincts, et comme
lon doit punir ceux qui en sont convaincus: il advint qu'il se rua
par impatience de cholere sur un jeune homme qui estoit
accusé d'avoir commis adultere avec sa fille Julia, et le
battit à coups de poing. Le jeune homme se prit à
crier, «Tu as fait la loy, C@esar, qui ordonne comment il faut
proceder contre les adulteres:» il en fut se marry, et se
repentit tant de ce qu'il en avoit faict, que de ce jour-là
il ne voulut point souper. Envoyant son nepueu Caius en Armenie, il
feit prieres aux Dieux de l'accompagner de la bienveuillance de tous
envers Pompeius, de la hardiesse d'Alexandre le grand, et de sa
bonne fortune de luy. Il disoit qu'il laisseroit aux Romains, en la
succession de l'Empire, un successeur qui n'avoit jamais
consulté deux fois d'une chose, entendant de Tibere. Voulant
appaiser quelques jeunes gentilshommes Romains qui estoient en
authorité de magistrat, et menoient un grand bruit devant
luy: quand il veit que pour les premiers admonestements il n'en
faisoient rien, il leur dit à certes, «Escoutez vous
autres jeunes gens un vieillard, que les vieillards ont bien
escouté quand il estoit jeune.» Le peuple d'Athenes luy
avoit faict quelque faute et desplaisir: il leur escrivit, «Je
croy que vous n'ignorez pas que je suis mal-content de vous, car
autrement je n'hyvernois pas en ceste petite Isle d'Aegine:»
mais jamais depuis il ne leur en fit ny ne leur en dit pis. L'un des
accusateurs d'Eurycles, apres avoir bien au long deduit contre luy
en toute licence, sans aucun respect, tout ce qu'il voulut,
finablement il se laissa aller jusques à dire un tel propos:
«Et si ces choses-là ne te semblent grandes, C@esar,
commande luy qu'il me rende le septiéme de Thucydide.»
C@esar offensé de son audace et impudence, commanda que lon
le menast en prison: mais depuis estant adverty, qu'il estoit
demouré seul des descendans du capitaine Brasidas, il le
renvoya querir, et apres luy avoir fait un peu de remonstrances
commanda que lon le laissast aller. Piso bastissoit fort
magnifiquement sa maison, depuis les fondements jusques à la
couverture: quoy voyant C@esar luy dit: «Tu me resjouis tout,
de te veoir ainsi bastir, comme si Rome devoit estre d'eternelle
duree.»
AGESICLES Roy des Lac@edemoniens estant de sa nature
convoiteux d'ouïr et apprendre, il y eut quelqu'un de ses
familiers qui luy dit: «Je m'esbahis, Sire, veu que tu prens si
grand plaisir à ouïr bien dire, que tu n'approches de
toy le Rhetoricien Philophanes pour t'enseigner.» Il respondit,
«C'est pource que je veux estre disciple de ceux dont je suis
né.» A un autre qui demandoit, Comment pourroit un
prince regner seurement, sans avoir autour de soy des gardes, pour
la seureté de sa personne, «S'il commande à ses
subjects, comme un bon pere fait à ses enfans.»
AGESILAUS le grand, en un festin où il avoit
esté convié, fut eleu par le sort Maistre du convive,
à qui il appartenoit de donner la loy, comment et combien
chascun devoit boire: et comme celuy qui avoit la charge du vin luy
eust demandé, combien il en verseroit à chascun, il
respondit: «S'il y a bonne provision de vin, tant que chascun
en voudra: s'il y en a peu, egalement à tous.» Il y eut
un malfaitteur qui estant prisonnier endura fort constamment devant
luy le tourment de la gehenne: «O que voyla un homme, ce dit-
il, extremement meschant, qui employe la patience et constance
à de si malheureux et si meschants actes comme les
siens!» On louoit en sa presence un maistre de Rhetorique, de
ce qu'il pouvoit par son eloquence amplifier et rendre grandes les
choses petites: et au contraire, appetisser les grandes: «Je ne
trouverois pas bon, dit-il, un cordonnier, qui à un petit
pied chausseroit un grand soulier.» Comme quelqu'un en
debattant contre luy, luy dist, «Tu l'as ainsi promis:» et
luy repetast par plusieurs fois ceste mesme parole: «Si la
chose est juste, dit-il, je l'ay promise voirement: mais si elle
n'est juste, je ne l'ay pas promise, mais ditte seulement.» Et
comme l'autre luy repliquast, Voire-mais il faut que les Roys
accomplissent tout ce qu'ils ont accordé, fust-ce d'un signe
de la teste seulement. «Ils n'y sont pas plus tenus, respondit-
il, que ceux qui s'addressent à eux, de demander et dire
toutes choses raisonnables et justes, et d'observer
l'opportunité et commodité des Roys.» Quand il
oyoit quelques uns qui en louoient ou blasmoient d'autres, il
disoit, qu'il ne falloit pas moins cognoistre les moeurs et le
naturel de ceux qui parloient, que de ceux de qui ils parloient.
Comme il estoit encore jeune enfant, en une feste publique où
les jeunes gens, fils et filles, dansoient tous nuds, le
superintendant de la danse luy donna un lieu qui n'estoit pas fort
honorable, duquel neantmoins il se contenta, combien qu'il fust ja
declaré Roy, et dit: «Voyla qui va bien, car je
monstreray que ce ne sont pas les lieux qui honorent les hommes,
mais les hommes les lieux.» Le medecin luy avoit ordonné
en quelque siene maladie une maniere de medecine pour recouvrer sa
santé, qui n'estoit point simple ne facile, mais fort
laborieuse et difficile: «Par les Dieux jumeaux, dit-il, si ma
destinee ne porte que je vive, je ne vivray pas quand je prendrois
toutes les medecines du monde.» Estant un jour aupres de
l'autel de Minerve surnommé Chalceoecos, qui vaut autant
à dire comme au temple de bronze, où il faisoit
sacrifice d'un boeuf, un pou le mordit: il n'eut point de honte de
le prendre, et de le tuer publiquement devant tout le monde, en
disant, «Par les Dieux, jusques sur l'autel mesme je tuerois
volontiers celuy qui en trahison me viendroit assaillir.» Une
autre fois il apperçeut, comme un petit garson tiroit d'une
fenestre une souris qu'il avoit prise: la souris se retourna qui le
mordit à la main, tellement qu'elle luy feit lascher prise,
et s'enfuit. Il le monstra aux assistans, et leur dit, «Veu
qu'une si petite bestiole a bien le coeur de se revenger contre ceux
qui luy font tort, pense ce qu'il est raisonnable que les hommes
facent.» Voulant entreprendre la guerre contre le Roy de Perse
pour la delivrance des peuples Grecs habitans en l'Asie, il en alla
demander <p 210r>conseil à l'oracle de Jupiter, que
est en la forest de Dodone: et comme l'oracle luy eust respondu
ainsi qu'il desiroit, qu'il entreprist le voyage, il en communiqua
la response aux Ephores, qui sont les contrerolleurs: lesquels luy
ordonnerent qu'en passant il en demandast aussi le conseil à
celuy d'Apollo en la ville de Delphes. Il s'en alla au temple
où se rendoient les oracles, et feit ainsi sa demande,
«O Apollo es-tu pas de mesme advis que ton pere?» Et comme
il luy eust respondu, que ouy: il fut eleu pour conducteur de ceste
guerre, et s'y en alla. Tissaphernes lieutenant du roy de Perse en
Asie, estonné de son arrivee, du commancement feit
appointement avec luy, par lequel il promeit de luy laisser toutes
les villes et citez Grecques qui sont en l'Asie, franches et libres
pour se gouverner par leurs loix: et ce-pendant despescha devers son
maistre, qui luy envoya une grosse armee, sur la fiance de laquelle
il luy envoya denoncer la guerre, si bien tost il ne se partoit de
l'Asie. Agesilaus estant bien aise de ceste roupture d'appointement,
feit semblant de vouloir entrer premierement en la Carie, parquoy
Tissaphernes assembla là ses forces: et lors il tourna tout
court en la Phrygie, là où aiant pris plusieurs villes
et grande quantité de tout butin, il dit, «Que violer la
foy promise à ses amis est impieté, mais abuser ses
ennemis non seulement est juste, mais aussi plaisant et
profitable.» Et se sentant foible de gens de cheval, il s'en
retourna en la ville d'Ephese, là où il feit entendre
aux riches qui se voudroient exempter d'aller en personne à
la guerre, qu'il eussent à fournir pour teste un homme et un
cheval, tellement qu'en peu de jours il assembla bon nombre de
chevaux et d'hommes idoines à la guerre, au lieu de riches et
de couards. En quoy il disoit qu'il ensuivoit Agamemnon, qui pour
une bonne jument dispense un homme riche et couard de venir à
la guerre. Quand on vendoit les prisonniers de guerre pour esclaves,
les commissaires qui en faisoient la vente, par son ordonnance
vendoient à part leurs habillements et leurs hardes, et leurs
corps à part tous nuds: et se trouvoient plusieurs qui
achettoient leurs vestements, mais de leurs corps, il n'y avoit
personne qui en voulust, pource qu'ils estoient blancs et mols,
comme gens qui avoient esté nourris delicatement soubs le
couvert des maisons, et s'en mocquoit-on, comme de corps inutiles,
et qui n'estoient bons à rien. Agesilaus se tenant pres de
là: «Voyla doncques, dit-il, ce pourquoy vous
combattez,» monstrant les hardes: «et ceux-là
contre qui,» monstrant les hommes. Aiant desfaict en battaille
Tissaphernes au païs de Lydie, et tué grand nombre de
ses gens, il courut les provinces du Roy, lequel luy envoya de l'or
et de l'argent en don, le priant de faire appointement. Agesilaus
luy feit response, que quant à traitter appointement de paix,
c'estoit à faire à la cité de Laced@emone: et
au demourant qu'il prenoit plus de plaisir à enrichir ses
gens, qu'à estre riche luy mesme: et que les Grecs reputoient
honorable non recevoir des presens de leurs ennemis, mais leur oster
des despouilles. Megabates le fils de Spithridates, qui estoit beau
de visage par excellence, s'approcha une fois de luy pour
l'ambrasser et le baiser, pensant en estre fort aimé: mais
Agesilaus destourna sa face, tellement que l'enfant desista de se
presenter plus devant luy, dont il fut marry, et demanda pourquoy
c'estoit: ses amis luy respondirent, que luy mesme en estoit cause,
aiant eu peur de se laisser baiser à un si bel enfant, et que
là où il n'en auroit plus de crainte, l'enfant y
retourneroit bien volontiers. Il demoura un espace de temps à
penser en luy-mesme sans mot dire, puis leur respondit: «Il
n'est point de besoing que vous luy en parliez: car quant à
moy, j'ay plus cher de demourer superieur et vainqueur en telles
choses, que de prendre par force la plus forte et plus puissante
ville de mes ennemis, pour ce qu'il me semble meilleur de garder sa
liberté, que de l'oster à autruy.» Au demourant
il estoit en toutes autres choses bien roide à observer de
poinct en poinct tout ce que les loix commandent: mais és
affaires de ses amis il disoit, que garder estroittement la rigueur
de justice, estoit une <p 210v>couverture dont se couvroient
ceux qui ne vouloient point faire pour leurs amis. Auquel propos on
treuve encore une petite lettre missive qu'il escrivoit à
Idrieus prince de la Carie, pour la delivrance d'un sien amy:
«Si Nicias n'a point failly, delivre-le: s'il a failly,
delivre-le pour l'amour de moy: mais comment que ce soit, delivre-
le.» Tel estoit doncques Agesilaus en la plus part des affaires
de ses amis: toutefois il escheoit bien des occasions, qu'il
regardoit plus tost à l'utilité publique: comme il
monstra un jour à quelque partement qu'il fut contraint de
faire à la haste et en trouble, tellement qu'il luy fut force
d'abandonner un qu'il aimoit estant malade: et comme l'autre
l'appellast par son nom ainsi comme il partoit, et le suppliast de
ne le vouloir point abandonner, Agesilaus en se retournant dit,
«O qu'il est mal-aisé d'aimer et estre sage tout
ensemble!» Au reste quant à son vivre et au traittement
de son corps, il ne vouloit rien avoir d'avantage ne de meilleur que
ceux qui estoient en sa compagnie. Jamais il ne mangea jusques
à se saouler, ny ne beut jusques à s'enyvrer: le
dormir ne luy commanda jamais, n'en usant sinon autant que luy
permettoient ses affaires, et estoit tellement disposé contre
le chaud et contre le froid, que pour toutes saisons de l'annee il
n'avoit jamais qu'une sorte d'habillement: aiant sa tente tousjours
au milieu de ses gens, il n'avoit lict qui fust meilleur que piece
des autres: et souloit dire, qu'il falloit que celuy qui avoit la
charge de commander, surmontast les privez qui estoient sous sa
charge, non en mignardise ny delicatesse, mais en tolerance de
labeur et en force de coeur. Comme doncques quelqu'un demandast en
sa presence, «Qu'est-ce que les loix de Lycurgus ont
apporté de bon à la ville de Sparte?» il
respondit, «Ne faire compte des voluptez:» et à un
autre qui s'esmerveilloit de veoir la simplicité grande, tant
du vivre que du vestir de luy et des autres Laced@emoniens: «Le
fruict que nous recueillons, dit-il, de ceste si estroitte maniere
de vivre, est la liberté.» Un autre l'enhortoit de
relascher un petit de ceste roide et austere maniere de vivre, quand
ce ne seroit, dit-il, que pour l'incertitude de la fortune, et qu'il
pourroit venir une occasion de temps qu'il le faudroit faire
ainsi:«Voire-mais je me vais accoustumant, dit-il, à
cela, qu'en nulle mutation de fortune je ne cerche mutation de
vie.» de faict, quand il fut devenu vieil, il ne laissa pour
l'aage la dureté de sa maniere de vivre: et pourtant
respondit-il à un qui luy demandoit, pourquoy il ne portoit
point de saye en une si grande rigueur d'hyver, en l'aage où
il estoit: «A fin que les jeunes apprennent à en faire
autant, aians pour exemple les plus vieux de leur païs, et ceux
qui leur commandent.» Auquel propos on treuve que quand il
passa avec son armee à travers le païs des Thasiens, ils
luy envoyerent des rafreschissemens de farines, d'oysons et autres
volailles, de confitures, de patisserie, et de toutes autres sortes
de viandes exquises, et de vins delicieux: il n'en prit que les
farines seulement, et commanda à ceux qui les avoient
apportez, qu'ils les reportassent, comme choses dont ils n'avoient
que faire: mais à la fin comme ils le suppliassent et luy
feissent toute l'instance du monde de les prendre, il leur commanda
qu'ils les departissent doncques entre les Ilots qui estoient leurs
esclaves: et comme ils luy en demandassent la cause, il leur dit,
que c'estoit pour ce qu'il n'estoit point convenable à ceux
qui faisoient profession de force virile et de prouësse, de
recevoir ces friandises là: et que ce qui amorse et alleche
les hommes de servile nature, ne doit point aggreer à ceux
qui sont de courage franc et libre. Davantage les Thasiens aians
receu beaucoup de bienfaicts, et pour ce se sentans grandement tenus
à luy, luy dedierent des temples, et luy decernerent des
honneurs divins, comme s'il eust esté un Dieu, et luy
envoyerent des ambassadeurs pour luy faire entendre leur resolution.
Aiant leu leurs lettres, et entendu les honneurs qu'ils luy
faisoient, il leur demanda si leur païs et leur
communaulté pouvoit deïfier les hommes: ils luy
respondirent, que ouy. «Or sus doncques, dit-il, commancez
à vous mesmes, et si vous vous pouvez faire Dieux vous
mesmes, alors je <p 211r>vous croiray que vous me le
puissiez faire aussi.» Et comme les peuples de l'Asie, qui sont
d'extraction Grecque, eussent ordonné, qu'en toutes leurs
principales citez ils luy feroient eriger des statuës, il leur
rescrivit, «Je ne veulx que lon face de moy aucune statuë
ny image, ne painte, ne moulee, ny taillee.» Et voyant en Asie
en la maison de son hoste, le planché fait de bois
quarré, il demanda au maistre de la maison, si les arbres
naissoient aussi quarrez en leur païs: l'autre luy respondit
que non, mais qu'ils croissoient ronds. «Et comment, dit-il,
s'ils naissoient quarrez, les feriez-vous ronds?» On luy
demanda une fois jusques où s'estendoient les confins de
Laced@emone: en branlant une javeline qu'il tenoit en la main, il
respondit, «Jusques là où cecy peult
arriver.» Un autre luy demandant, pourquoy la ville de Sparte
n'avoit point de murailles: en monstrant de ses citoyens armez, il
respondit, «Voyla les murailles des Laced@emoniens.» Et
à un autre qui en demandoit autant, il respondit, qu'il ne
fault pas que les villes soient fortifiees de pierres, ny de bois,
mais de la prouësse et vaillance des habitans: et admonestoit
ordinairement ses familiers de ne cercher pas à s'enrichir de
deniers, mais de vaillance et de vertu: et quand il vouloit que
quelque ouvrage fust bien tost parachevé par les soudards, il
commanceoit luy-mesme le premier à mettre la main à
l'oeuvre en la veuë de tout le monde. Il se vantoit de
travailler autant qu'homme qui fust en sa compaignie, et se
glorifioit plus de ce, qu'il se sçavoit commander à
soy-mesme, que d'estre Roy. A un autre qui s'esmerveilloit de veoir
un Laced@emonien boitteux aller à la guerre, et qui disoit,
«Pour le moins je demanderois un cheval:» «Ne
sçais-tu pas, luy respondit-il, que lon n'a point affaire de
fuyards à la guerre, mais de gents qui tiennent ferme?»
On luy demanda comment il avoit acquis si grande reputation,
«En mesprisant la mort,» dit-il. Enquis aussi, pourquoy
les Spartiates combattoient au son des fleutes: «A fin, dit-il,
que marchants en battaille à la cadence et mesure, on
cognoisse ceux qui sont vaillans d'avec ceux qui sont couards.»
Quelqu'un reputoit heureux le Roy de Perse, de ce qu'il estoit venu
fort jeune à un si puissant estat: «Voire-mais, dit-il,
Priam en tel aage ne fut pas mal-heureux.» Aiant ja conquis la
plus grande partie de l'Asie, il delibera d'aller faire la guerre
à la personne du Roy mesme pour luy rompre son long repos, et
l'empescher ailleurs qu'à penser de corrompre par argent les
orateurs et gouverneurs des citez de la Grece: mais comme il estoit
en ceste deliberation, il fut rappellé par les Ephores,
à cause d'une grosse guerre des peuples Grecs, dont la ville
de Sparte estoit environnee, par le moyen des deniers que le Roy de
Perse y avoit envoyez: à l'occasion dequoy il fut contrainct
de partir de l'Asie, disant, que un bon prince se doit laisser
commander par les loix: et en partant laissa un tresgrand regret de
son partement aux Grecs habitants pardelà. Et pour ce qu'en
la monnoye Persienne estoit emprainte l'image d'un Archer, il
disoit, que le Roy de Perse le chassoit de l'Asie avec trent mille
archers: Car autant de Dariques d'or avoient esté portez par
un Timocrates à Thebes et à Athenes, qui avoient
esté distribuez aux harangueurs et gouverneurs de ces deux
citez, par qui elles furent suscitees à commancer la guerre
à la ville de Sparte. Si rescrivit aux Ephores une missive de
telle teneur: «Agesilaux aux Ephores, Salut.
Nous avons conquis la plus grand' part de l'Asie, et en
avons dechassé les Barbares, aussi avons nous fait plusieurs
armes au païs d'Ionie: mais puis que vous me commandez de me
trouver pardelà à jour nommé, je vous advise
que je suivray de pres ceste lettre, ou paraventure la previendray:
car l'authorité que j'ay de commander, je ne l'ay pas pour
moy, mais pour mon païs, et pour ses alliez. Et lors un
Magistrat commande à la verité selon droict et
justice, quand il obeït aux loix de son païs, et aux
Ephores, ou autres tels magistrats qui sont en son
païs.»
Aiant traversé le destroit de l'Hellespont, il
entra dedans le païs de la Thrace, là où il ne
demanda jamais passage à aucun Prince ne ville barbare, ains
envoyant <p 211v>devers eux leur faisoit demander, s'ils
vouloient qu'il passast comme par païs d'amis, ou comme par
païs d'ennemis: tous les autres Princes et peuples le receurent
amiablement, et l'accompagnerent par honneur en passant par leurs
terres: mais ceux que lon appelle les Trochaliens, ausquels,
à ce que lon dit, Xerxes mesme donna des presens pour son
passage, luy demanderent pour loyer de le laisser passer cents
talents d'argent, qui sont soixante mille escus, et autant de
femmes. Agesilaus en se mocquant d'eulx, respondit à ceux qui
luy portoient ceste parole, «Que ne sont-ils donc venus quant
et vous pour les recevoir?» et tira oultre: mais les trouvant
en son chemin, il leur donna la battaille, et les desfeit avec
grande occision de leurs gents, puis passa oultre. Autant en manda-
il aux Roy de Macedoine, lequel feit response, qu'il s'en
conseilleroit: «Qu'il s'en conseille donc, dit-il, tant qu'il
voudra: mais ce-pendant marchons.» Le Roy s'esmerveillant de sa
hardiesse, et la redoubtant, luy manda qu'il passast amiablement.
Les Thessaliens estoient lors alliez de leurs ennemis: parquoy en
passant il pilla leur païs, et envoya en la ville de Larissa
deux de ses amis, Xenocles et Scytha, pour veoir s'ils la pourroient
prattiquer et attirer à faire ligue avec les Laced@emoniens,
mais ceux de Larisse les arresterent et les reteindrent prisonniers:
donc les autres estans indignez, vouloient à toute force
qu'il y menast son camp tout de ce pas, et allast mettre le siege
devant: mais il leur respondit qu'il aimeroit mieulx faillir
à gaigner toute la Thessalie entierement, que de perdre l'un
de ces deux hommes-là seulement: ainsi les retira-il par
appointement. Entendant qu'il y avoit eu une battaille donnee aupres
de Corinthe, en laquelle il estoit demouré bien peu des
Laced@emoniens, mais des Atheniens, des Argiens, des Corinthiens, et
de leurs alliez un bien grand nombre: on ne le veit oncques faire
bonne chere, ny s'elever de joye pour la nouvelle de ceste victoire
feit dresser un troph@ee au dessoubs du mont qui s'appelle
Narthecium: et luy fut ceste victoire autant ou plus agreable que
nulle autre, pour ce qu'avec si petite troupe de gens de cheval que
luy-mesme avoit mis sus, et qu'il avoit dressez, il se trouva avoir
desfaict en bataille ceux qui de tout temps se vantoient estre des
meilleurs hommes d'armes du monde. Là il vint trouver
Diphridas l'un des Ephores, estant envoyé expres de Sparte
pour luy commander qu'il eust deliberé d'y entrer une autre
fois avec beaucoup plus grosse puissance, toutefois ne voulant en
aucune chose desobeir aux Seigneurs du conseil de Sparte, il envoya
querir deux enseignes de ceux qui estoient au camp pres de Corinthe,
et avec cela entrant dedans le païs de la Boeoce, il donna la
battaille aux Thebains, Atheniens, Argiens, Corinthiens, les deux
Locriens pres la ville de Coronee, et la gaigna, qui fut la plus
sanglante et plus grande battaille, ainsi que tesmoigne Xenophon,
qui fut donnee de son temps: mais il est vray qu'il fut fort
blecé en plusieurs endroits de sa personne: et depuis estant
de retour en sa maison, apres tant de victoires, tant de grandeurs
et de prosperitez, il ne changea rien qui soit du traittement de sa
personne, ny de toute sa maniere de vivre. Voyant qu'aucuns de ses
citoyens se glorifioient et pensoient estre quelque chose de plus
que les autres, pour autant qu'ils nourrissoient et entretenoient
des chevaux pour courir aux jeux de pris, il persuada à sa
soeur qui se nommoit Cynisca, de monter sur son chariot, et s'en
aller à la feste des jeux Olympiques, pour essayer de gaigner
le pris de la course avec les chevaux: voulant par là faire
cognoistre aux Grecs, que tout cela n'estoit acte de vertu
quelconque, <p 212r>mais seulement de richesse et de
despense. Il avoit autour de luy Xenophon le philosophe, qu'il
aimoit et estimoit beaucoup: il le pria d'envoyer querir ses enfans
pour les faire nourrir en Laced@emone, et y apprendre la plus belle
disciple du monde, de sçavoir obeïr et commander. Une
autre fois luy estant demandé, pourquoy il estimoit les
Laced@emoniens les plus heureuses gents du monde: «C'est, dit-
il, pour ce qu'ils font profession et exercice, plus que tous les
hommes du monde, d'apprendre à bien commander, et à
bien obeïr.» Apres la mort de Lysander, il trouva en la
ville de Sparte de grandes ligues et factions, que Lysander
incontinent qu'il fut retourné de l'Asie, avoit dressees et
suscitees contre luy: si fut en propos et en volonté de
monstrer et faire veoir à ceux de Sparte quel citoyen il
avoit esté. Aiant leu une harangue, qui fut trouvee apres sa
mort entre ses papiers, laquelle Creon Halicarnassien avoit
composee, et luy la devoit lire devant le peuple en assemblee de
ville, pour introduire de grandes nouvelletez, et renverser tout
l'estat et le gouvernement de Sparte: il la voulut produire en
public: mais apres que l'un des Senateurs l'eut leuë, et que
redoutant la force des raisons et vehemence d'eloquence qui estoit
en icelle, il luy eust conseillé de ne deterrer point
Lysander, ains plus tost enterrer sa harangue quant et luy, il creut
son conseil et ne bougea rien. Et quant à ceux qui par ceste
menee luy estoient adversaires, il ne les harassa point ouvertement,
mais il trouva moyen d'en faire envoyer les uns Capitaines en
quelques voyages, et de faire commettre quelques offices publiques
aux autres, esquelle charges il se portoient tellement qu'ils
estoient descouverts pour larrons et meschants: et depuis en estants
appellez en justice, au contraire il leur aidoit et les secouroit en
leurs affaires, tellement qu'il se les rendoit bien-veuillans et
amis, et n'y en demoura à la fin pas un qui luy fust
adversaire. Quelqu'un le pria d'escrire en sa faveur à ses
hostes et amis qu'il avoit en Asie, qu'ils luy gardassent son bon
droict: «Mes amis, dit-il, font ce qui est de droict, encore
que je ne leur escrive point.» Un autre luy monstroit les
murailles de sa ville fortes à merveilles et magnifiquement
basties, en luy demandant si elles luy sembloient pas bien belles:
«Ouy certes pour y loger des femmes, mais non pas des
hommes.» Un Megarien luy magnifioit et hault-louoit sa ville:
auquel il respondit, «Jeune homme mon amy, tes propos auroient
besoing d'une grande puissance.» Ceux que les autres hommes
avoient en admiration, il ne monstroit pas de les cognoistre
seulement: comme quelquefois un Callipides excellent joueur de
Trag@edies, qui avoit fort grand nom et grande reputation parmy les
Grecs, de maniere que toutes sortes de gens en faisoient cas,
l'aiant rencontré en son chemin, il le salüa
premierement, puis s'ingera presumptueusement de se promener avec
d'autres quant et luy, se presentant et se monstrant à luy,
en esperance que le Roy commanceroit le premier à luy user de
quelque caresse. A la fin voyant qu'il ne commançeoit point,
luy-mesme s'avancea de luy demander: «Comment, Sire Roy, ne me
cognois-tu point, et n'as-tu point ouy dire qui je suis?»
Agesilaus le regardant au visage: «Et n'es-tu pas, dit-il, le
farceur Dercillidas?» On le convia un jour à ouïr
un qui contrefaisoit naifvement bien le rossignol: il n'en voulut
rien faire, disant, «J'ay ouy le rossignol luy-mesme par
plusieurs fois.» Le medecin Menecrates avoit esté
heureux en la cure de quelques maladies desesperees, au moyen dequoy
quelques uns l'avoient surnommé Jupiter: et luy par trop
arrogamment usurpoit ce surnom-là, de sorte qu'il eut bien la
presumption de mettre en la superscription d'une lettre qu'il luy
escrivoit, Menecrates le Jupiter au Roy Agesilaus, Salut. Agesilaus
luy rescrivit, Agesilaus à Menecrates, Santé. Et comme
Pharnabazus et Conon avec l'armee navale du Roy de Perse estans sans
contredit seigneurs de la marine, pillassent toutes les costes de la
Laconie, et d'avantage les murailles de la ville d'Athenes se
rebastissent de l'argent que Pharnabazus fournissoit: les Seigneurs
du conseil de Laced@emone furent d'advis <p 212v>qu'il
valoit mieulx faire paix avec le Roy de Perse, et pour cest effect
envoyerent Antalcidas devers Tiribazus, abandonnans laschement et
meschamment à ce Roy barbare les Grecs habitans en l'Asie,
pour la liberté desquels Agesilaus luy avoit paravant fait la
guerre: ainsi n'eut point Agesilaus de part à ceste honte et
infamie, pour ce que Antalcidas, qui estoit son ennemy mortel,
cercha par tous moyens de faire ceste paix à cause qu'il
voyoit que la guerre augmentoit tousjours l'authorité,
l'honneur et le credit d'Agesilaus: lequel toutefois respondit lors
à un qui luy reprochoit que les Laced@emoniens Medisoient,
c'est à dire, favorisoient aux Medois: «Non font, mais
ce sont les Medois qui Laconisent.» On luy demanda quelquefois,
laquelle des deux vertus estoit la meilleure à son jugement,
la force, ou la justice: «Il respondit que la force ne sert de
rien là où regne la justice: et que si nous estions
tous justes et gens de bien, il ne seroit point besoing de la
force.» Les peuples Grecs habitans en Asie avoient
accoustumé d'appeller le Roy de Perse, le grand Roy:
«Pourquoy, dit-il, est-il plus grand que moy, s'il n'est plus
temperant et plus juste?» Aussi disoit-il, que les habitans de
l'Asie estoient bons esclaves, et mauvais hommes libres. Estant
enquis comment un homme se pourroit bien faire valoir et acquerir
tresgrande reputation, il respondit; «En disant tout bien, et
faisant encore mieulx.» Il souloit dire, que le Capitaine doit
avoir hardiesse alencontre des ennemis, et amitié envers ses
gens. Quelque autre demandoit, «Que doivent apprendre les
enfans en leur jeunesse?» Il respondit, «Ce qu'ils doivent
faire quand il sont devenus grands.» Il estoit Juge en une
cause où le demandeur avoit tresbien dit, et le defendeur
tres-mal, ne faisant que repeter à tous propos, «Sire
Agesilaus, il fault qu'un Roy secoure les loix.» Agesilaus luy
respondit, «Si quelqu'un t'avoit abbatu ta maison, ou que lon
t'eust osté ta robbe, aurois-tu recours au maçon pour
te faire raccoustrer ta maison, ou au cousturier pour te faire
rendre ta robbe?» Le Roy de Perse luy escrivit une lettre
missive qu'apporta le gentilhomme Persien qui vint avec Callias pour
faire jurer la paix, et estoit le subject de ceste lettre, «Que
le Roy vouloit particulierement avoir amitié et
fraternité avec luy.» Il ne la voulut point recevoir, et
luy dit: «Tu diras au Roy ton maistre de ma part, qu'il n'est
point de besoing qu'il m'escrive des lettres particulieres, pour ce
que s'il estoit amy en general de Laced@emone, et monstroit aimer et
desirer le bien de la Grece, que luy aussi reciproquement luy seroit
amy de tout son pouvoir: mais s'il se trouvoit qu'il usast de male
foy, et attentast aucune chose au prejudice de la Grece, qu'il luy
pourroit escrire toutes les lettres de monde, que jamais il ne luy
seroit amy.» Il aimoit fort tendrement ses petits enfans, de
sorte qu'il jouoit avec eux parmy la maison, se mettant une canne
entre les jambes comme un cheval: et comme quelqu'un de ses amis
l'eust veu et trouvé en cest estat, il le pria de n'en dire
jamais rien à personne jusques à ce que luy-mesme eust
de enfans aussi. Mais en faisant continuellement la guerre aux
Thebains, il y fut fort griefvement blecé en une battaille.
Ce que voyant Antalcidas, luy dit: «Certainement tu
reçois bien des Thebains le salaire que tu merites, pour leur
avoir enseigné malgré eux à combattre, ce
qu'ils ne sçavoient ny ne vouloient apprendre à
faire.» Car à la verité lon dit, que les Thebains
devindrent alors plus belliqueux que jamais ils n'avoient
esté au paravant, s'estans addressez et exercitez aux armes
par les continuelles invasions des Laced@emoniens: aussi estoit-ce
la raison pour laquelle l'ancien Lycurgus en ses loix, que lon
appelloit Retres, leur defendoit de faire souvent la guerre contre
une mesme nation, de peur qu'ils ne la contraignissent en ce faisant
d'apprendre à la faire. Si en estoit Agesilaus hay des alliez
mesmes de Laced@emone, qui se plaignoient qu'il falloit qu'ils
eussent ordinairement le harnois sur le dos, et que eux qui estoient
en bien plus grand nombre, suyvissent les Laced@emoniens qui
n'estoient qu'une poignee de gens au pris d'eux: parquoy Agesilaus
les voulant convaincre, et leur monstrer quel nombre ils estoient,
il commanda <p 213r>que tous les alliez et confederez
s'asseissent ensemble pesle mesle, et les Laced@emoniens d'un autre
costé à part: puis feit crier par un herault, que les
potiers de terre se levassent les premiers: quand ceux-là
furent levez il feit proclamer les serruriers, et puis apres les
charpentiers, et puis les maçons, et ainsi de tous les autres
mestiers les uns apres les autres: parquoy tous leurs alliez et
confederez presque se leverent, mais des Laced@emoniens nul ne se
leva, pource qu'il leur estoit defendu d'exercer ny d'apprendre
aucun mestier mechanique: ainsi Agesilaus se prenant à rire,
«Voyez vous, dit-il, mes amis, combien plus de soudards nous
envoyons à la guerre que vous ne faittes?» Or à
la desfaitte de Leuctres, il y eut plusieurs des Laced@emoniens qui
fuirent, lesquels tous par les loix et ordonnances du païs
estoient pour tout leur vie infames. Toutefois les Ephores voyans
que la ville par ce moyen s'en alloit deserte et depeuplee de
citoyens, en temps mesmement qu'elle avoit plus grand besoing de
gens de guerre, que jamais, vouloient trouver moyen de les absoudre
de ceste infamie, et neantmoins conserver l'authorité de
leurs loix. Parquoy pour ce faire, ils eleurent Agesilaus pour leur
Legislateur, lequel se tirant en avant devant tout le peuple, dit,
«Seigneurs Laced@emoniens, je ne voudrois aucunement estre
autheur ne inventeur de nouvelles loix, et à celles que vous
avez, je ne voudrois ny adjouster, ny oster, ny changer aucune
chose: parquoy il me semble raisonnable, que d'icy en avant elles
aient leur force, vigueur et authorité accoustumee.» Au
demourant, il ne laissa pas avec ce peu de gens de faict, qui
estoient demourez en la ville, de repoulser Epaminondas, qui l'alla
assaillir avec un si grand flot et si violente tempeste des Thebains
et de leurs confederez, enorgueillis de la victoire qu'ils avoient
obtenue en la plaine de Leuctres, et les feit retourner sans rien
faire: mais en la battaille de Mantinee, il admonesta et conseilla
les Laced@emoniens de ne se point soucier des autres Thebains, ains
de combattre tous, et adresser tout leur effort contre Epaminondas
seul, disant qu'il n'y avoit que les sages et prudents qui fussent
vaillans et seuls cause de la victoire: et pourtant que s'ils
pouvoient abbatre celuy-là, que facilement ils viendroient au
dessus des autres, pour ce que ce n'estoient que fols estourdis et
gents de nulle valeur: comme veritablement il advint. Car estant la
victoire ja toute certaine du costé d'Epaminondas, et les
Laced@emoniens en roupte: ainsi comme il se retourna pour rappeller
les siens, il y eut un Laced@emonien qui en fuiant luy donna un coup
mortel, duquel estant tombé par terre, les Laced@emoniens qui
estoient avec Agesilaus se rallierent, tournerent visage et
remeirent la victoire en balance, par ce que les Thebains
diminuerent beaucoup de leur courage, et les Laced@emoniens
l'augmenterent. Au reste, la ville de Sparte aiant necessité
d'argent pour la guerre, et estant contraincte d'entretenir des
soudards estrangers à sa soulde: Agesilaus s'en alla en
Aegypte appointé du Roy des Aegyptiens qui l'avoit
envoyé querir, mais pource qu'il estoit ainsi petitement et
simplement vestu, il en vint en mespris des habitans du païs:
car ils s'attendoient de voir le Roy de Sparte accoustré de
sa personne, et accompagné magnifiquement et superbement
comme un Roy de Perse, tant ils avoient mauvaise opinion des Roys:
mais Agesilaus en peu de temps leur donna bien à cognoistre,
que la majesté et magnificence des Roys se doit acquerir par
bon sens et par vaillance. Et voyant que ceux qui devoient faire
teste et combattre avec luy, s'effroyoient pour l'eminent peril,
à cause de grand nombre des ennemis qui estoient deux cents
mille combattans, et le peu de gens qu'ils avoient de leur
costé, il delibera devant que de venir au combat, de leur
remettre le coeur par le moyen d'une ruze, dont il ne voulut rien
communiquer à personne, c'est que dedans sa main gauche il
escrivit à l'envers ce mot, Victoire: et prenant le foye de
la beste immolee des mains du devin, le meit dedans sa main
senestre, qui estoit escritte par dedans, et le tenant longuement,
il faisoit semblant de penser bien profondement
<p 213v>à quelque doute, et monstroit apparence
d'estre en perplexité de pensement, jusques à ce que
les characteres et figures des lettres eurent loisir de se prendre
et imprimer à la superfice du foye: et lors il le monstra
à ceux qui devoient combattre quant et luy, leur disant et
donnant à entendre, que par ces lettres les Dieux leur
promettoient la victoire: et eux cuidans avoir en cela un certain
signe et presage de victoire, prirent hardiment le hazard de la
battaille. Et comme les ennemis teinssent son camp assiegé
tout à l'environ, tant ils estoient en grand nombre, et
encore feissent une trenchee alentour, le Roy Nectanebos, au secours
duquel il estoit là venu, le prioit et sollicitoit de faire
une saillie sur eux, et de les combattre avant que la trenchee fust
parachevee: Il respondit qu'il n'empescheroit jamais le desseing des
ennemis, qui tendoient à leur donner moyen d'estre egaulx
pour combattre tant contre tant, et attendit jusques à ce
qu'il ne s'en falloit plus gueres que les deux bouts de la trenchee
ne vinssent à s'entrerencontrer: puis dressant sa battaille
en cest intervalle-là, et par ce moyen combattant de front
pareil, tant contre tant, il meit les ennemis en roupte: et avec ce
peu de gens qu'il avoit, en feit un bien grand meurtre, et du butin
qu'il y gaigna, envoya bonne somme d'argent à Sparte. Mais
estant pres à s'embarquer pour partir d'Aegypte et s'en
retourner au païs, il mourut, et en mourant defendit tres-
expressément à ceux qui estoient autour de luy, que
lon ne feist figure ny image quelconque moulee ne painte de son
corps: «Pource, dit-il, que si j'ay faict aucun acte de vertu
en ma vie, cela sera le monument qui perpetuera ma memoire: sinon,
toutes les images et statues du monde ne le sçauroient faire,
attendu que ce ne sont qu'ouvrages d'hommes mechaniques de nulle
valeur.» Agesipolis fils de Cleombrotus, comme quelqu'un
contast en sa presence, que Philippus Roy de Macedoine avoit en peu
de jours demoly la ville d'Olinthe: «Par les Dieux, dit-il, en
plusieurs fois autant de temps il n'en bastira pas une
pareille.» Un autre luy disoit comme par maniere de reproche,
que luy, tout Roy qu'il estoit, et d'autres de ses citoyens en aage
d'hommes faicts, avoient esté baillez pour ostages, non pas
leurs enfans ny leurs femmes: «Ainsi falloit-il faire par
raison, dit-il, car il est juste que nous mesmes, et non autres,
portions la peine de nos faultes.» Et comme il voulust faire
venir des chiens de sa maison, quelqu'un luy dit, «Voire-mais
on ne les laissera pas sortir hors du païs:» «Aussi
ne faisoit on pas les homms par ce devant, dit-il, et maintenant on
les laisse bien sortir.» Agesipolis fils de Pausanias comme les
Atheniens luy dissent qu'ils estoient contents de se rapporter au
jugement de ceux de Megare, touchant quelques differents qu'ils
avoient ensemble, et quelques plaintes qu'ils faisoient les uns des
autres, leur dit, «C'est une honte, Seigneurs Atheniens, que
ceux qui sont les chefs et ducs de tous les autres Grecs, entendent
moins ce qui est juste, que ne font les Megariens.» Agis le
fils d'Archidamus, comme les Ephores luy dissent, «Pren les
jeunes hommes de ceste ville avec toy, et t'en va au païs de
cestui-cy, qui te conduira luy-mesme jusques dedans le chasteau de
sa ville.» «Et comment est-il raisonnable, Seigneurs
Ephores, de commettre le salut et la vie de tant de vaillans jeunes
hommes, à un qui trahit son païs?» On luy demanda
quelle science on exerceoit principalement en la ville de Sparte:
«A sçavoir, dit-il, obeïr et commander. Aussi
disoit-il, que les Laced@emoniens ne demandoient jamais combien
estoient les ennemis, mais où ils estoient.» On luy
defendit de combattre les ennemis à Mantinee, pource qu'ils
estoient en bien plus grand nombre: «Il est force, dit-il, que
qui veut commander à beaucoup de gens, en combatte aussi
beaucoup.» A un autre qui demandoit combien estoient les
Laced@emoniens: «Ils sont, dit-il, autant qu'il en faut pour
chasser les meschants.» En passant au long des murailles de
Corinthe, les voyant ainsi hautes, bien basties, et si long
estendues: «Quelles femmes sont-ce, dit-il, qui habitent
là dedans?» A un maistre de Rhetorique qui louant son
mestier disoit, «Quand tout est dit, il n'y a rien si puissant
que la parole de l'homme: Quand tu ne parles <p 214r>point,
dit-il, tu ne vaulx doncques rien.» Les Argiens aians
esté desja une fois battus, retournoient neantmoins se
representer encore fort fierement en battaille, et voyant que la
plus part de leurs alliez s'en troubloient de frayeur, il leur dit:
«Asseurez vous mes amis, car si nous qui les avons desja battus
avons peur, que pensez vous qu'ils aient eux?» Un Ambassadeur
de la ville d'Abdere estoit venu à Sparte, qui avoit fort
longuement parlé, et apres qu'il se fut teu, à la fin
il luy demanda, «Sire, quelle response veux-tu que je rapporte
à nos citoyens?» «Tu leur diras, dit-il, que je
t'ay laissé dire tout ce que tu as voulu, et tant que tu as
voulu, et que je t'ay tousjours escouté sans jamais dire
mot.» Quelques uns louoient les Eliens de ce qu'ils estoient
tresjustes en la solennité des jeux Olympiques: «Et est-
ce, dit-il, chose si grande, ny dont il faille faire tant de cas, si
en cinq annees ils gardent un seul jour la justice?» Aucuns luy
rapportoient, que ceux de l'autre maison royale luy portoient envie:
«Ils en auront doncques double peine, dit-il: car leurs propres
maux d'eux mesmes les fascheront, et outre encore les biens qui
seront et en moy et aux miens.» Quelqu'un estoit d'advis, qu'il
falloit donner passage aux ennemis qui se mettoient en fuitte:
«Voire-mais, dit-il, si nous ne combattons contre ceux qui
s'enfuient par lascheté, comment combattrons nous contre ceux
qui demoureront par vaillance?» Un autre mettoit en avant le
propos d'un moyen pour maintenir la liberté de la Grece, qui
estoit bien genereux et magnanime, mais qui estoit bien mal-
aisé à executer: Il luy respondit, «Estranger mon
amy, tes paroles auroient besoing de grande puissance et grand
argent.» Quelque autre luy disoit, que Philippus les
engarderoit bien de mettre le pied en tout le demourant de la Grece,
«Nous nous contenterons, dit-il, amy, de demourer en nostre
païs.» Un autre ambassadeur estoit venu de la ville de
Perinthe en Laced@emone, qui avoit fait une longue harangue, et
à la fin demanda à Agis quelle response il porteroit
aux Perinthiens: «Tu leur diras, dit-il, que tu ne cuydas
jamais achever de dire, et moy de me taire.» Il alla une fois
tout seul ambassadeur devers Philippus, qui luy dit, «Comment
cela? viens tu seul?» «Ouy, dit-il, devers un seul.»
Un des vieux citoyens de la ville de Sparte luy disoit un jour,
à luy qui estoit desja vieil aussi, Que puis que les ancienes
loix et coustumes s'alloient tous les jours abbastardissant, et que
lon y en introduisoit d'autres qui estoient pires, que tout s'en
alloit sans dessus dessous: Il luy respondit en riant, «Les
affaires vont donq' bien, s'il est ainsi que tu dis: car il me
souvient qu'estant jeune garson, j'entendois desja dire à mon
pere, que tout estoit aussi renversé, et ce qui estoit
dessus, estoit venu dessous dés son temps: et disoit encore,
que son pere luy en avoit autant dit du sien.» Et pourtant ne
se faut-il pas esmerveiller, si les affaires vont apres pis que
devant: mais aussi s'ils vont quelquefois mieux, et quelquefois sont
presque tous semblables. Quelqu'un luy demanda, comment il pourroit
demourer franc et libre pour toute sa vie: «En mesprisant la
mort, dit-il.» Agis le jeune, comme l'Orateur Demades luy dist,
que les espees Laconiques estoient si courtes, que les triacleurs et
charlatans les avalloient à tous coups: «Et toutefois
dit-il, les Laced@emoniens en assenent bien leurs ennemis.» Un
autre importun et meschant homme luy rompoit la teste à force
de demander souvent, «Qui est le plus homme de bien de
Sparte?» «Celuy, dit-il, qui te ressemble le moins.»
Agis le dernier Roy de Laced@emone, aiant esté surpris en
trahison, et condamné par les Ephores, ainsi qu'on le menoit
sans forme de justice au lieu pour estre estranglé, apperceut
un de ses esclaves qui pleuroit: si luy dit, «Cesse de pleurer
pour ma mort, car en mourant ainsi iniquement et meschamment, je
vaux mieux et suis plus homme de bien que ceux qui me font
mourir.» et aiant dit ces paroles, il tendit volontairement son
col au laqs de la corde. Acrotatus voyant que ses pere et mere
vouloient qu'il leur teint la main à faire quelque chose qui
estoit contraire à la raison et à la justice, il leur
resista pour un temps: mais quand il veit qu'ils luy en faisoient
trop grande instance, <p 214v>à la fin il leur dit,
«Pendant que j'ay esté entre vos mains, je n'ay jamais
eu aucune cognoissance ny aucun sentiment de la justice: mais depuis
que vous m'avez donné à la Chose publique et à
ses loix, et par ce moyen m'avez instruict en justice et
preud'hommie, comme vous avez peu, je m'efforceray de suyvre ceste
instruction-là, et non pas vous: et pource que je sçay
bien que vous voulez que je face toutes choses bonnes, et que
celles-là sont tresbonnes et à un homme privé,
et encore plus à celuy qui est en authorité de
magistrat, lesquelles sont justes, je feray celles que vous voulez,
et refuseray celles que vous me dittes.» Alcamenes fils de
Telecrus, comme quelqu'un demandast, par quel moyen on pourroit bien
conserver un Royaume: «En ne faisant, dit-il, point de compte
de gaigner.» Un autre luy demandoit, pour quelle cause il
n'avoit point voulu prendre ny recevoir de dons des Messeniens:
«Pour-ce, dit-il, que si j'en eusse pris, je n'eusse jamais eu
paix avec les loix.» Quelque autre luy dit qu'il
s'esmerveilloit, comment il vivoit si estroictement, veu qu'il avoit
si bien dequoy: il luy respondit, «C'est chose honneste, quand
on a des biens beaucoup, vivre neantmoins selon la raison, et non
pas selon l'appetit.» Alexandridas fils de Leon, voyant un qui
se tourmentoit et desesperoit, d'autant qu'il estoit banny de son
païs: «O mon amy, dit-il, ne te tourmente pas pour estre
contrainct d'esloigner ton païs, mais bien pour avoir
esloigné la justice.» A un autre qui disoit aux Ephores
de bons propos, mais plus qu'il n'en falloit: «Estranger mon
amy, dit-il, tu dis ce qu'il faut autrement qu'il ne faut.»
Quelque autre luy demandoit, pourquoy ils donnoient la charge de
leurs terres à leurs Ilotes, et qu'ils ne les prenoient
à labourer et cultiver eux-mesmes: «Pour ce, dit-il, que
nous les avons acquises, non en les cultivant elles, mais en nous
cultivant nous mesmes.» A un autre qui soustenoit, qu'il n'y
avoit que l'ambition et la vaine gloire qui perdoit les hommes, et
que ceux qui s'en pouvoient deffaire, estoient heureux: «Il
faudroit doncques confesser suivant ton dire, que les meschans qui
font tort à autruy, seroient bien-heureux: car comment
pourroit-on soustenir que un sacrilege ou un voleur, qui ravit le
bien d'autruy, fust convoiteux de vaine gloire?» Il respondit
aussi à quelque autre qui luy demandoit pourquoy les
Laced@emoniens estoient si hardis et si asseurez aux perils de la
guerre: «Pource, dit-il, que nous apprenons à avoir
honte, et non pas peur de nostre vie, comme les autres.» On luy
demanda aussi quelquefois, pourquoy c'estoit que les Senateurs
demouroient plusieurs jours à juger les causes criminelles:
et qu'encore que l'accusé fust par eux absouls, il demouroit
neantmoins tousjours en estat de criminel: «Ils demeurent, dit-
il, plusieurs jours à decider les causes criminelles,
où il est question de la vie des hommes, pour ce que ceux qui
ont commis erreur en la mort d'un homme, ne peuvent plus r'habiller
leur sentence: et celuy qui est eslargy, doit neantmoins tousjours
demeurer subject à la loy de l'homicide, pour ce que lon peut
tousjours de rechef mieux enquerir et mieux juger de son faict.
Anaxander le fils d'Eurycrates respondit à un qui luy
demandoit, pourquoy ils n'amassoient point d'argent en public:
«De peur, dit-il, que si on nous en bailloit la garde, cela ne
fust matiere et moyen de nous corrompre.» Anaxilas aussi dit
à un qui s'esmerveilloit comment les Ephores ne se levoient
point au devant des Roys, veu que c'estoient eux qui les mettoient:
«C'est, dit-il, pour la mesme cause qu'ils ont esté
creez Ephores, c'est à dire pour contreroller et syndicquer
les Roys.» Androclidas Laconien estant affollé d'une
cuisse, se feit neantmoins enroller au nombre de ceux qui devoient
aller à la guerre: et comme quelques uns s'y opposassent,
d'autant qu'il estoit impotent d'une cuisse: «Voire-mais, dit-
il, il ne faut pas des gens qui fuyent, mais qui tiennent ferme pour
combattre les ennemis.» Antalcidas se faisant recevoir en la
confrairie de la religion de Samothrace, comme le presbtre luy
demandast, quel peché il avoit fait le plus grand en sa vie:
«Si j'en auray faict aucun en ma vie, les Dieux, dit-il, le
<p 215r>sçauront bien eux mesmes.» Et à
un Athenien, qui appelloit les Laced@emoniens grossiers et
ignorants: «Nous sommes voirement seuls en toute la Grece qui
n'avons appris de vous rien de mal.» Et en un autre Athenien
aussi, qui luy disoit, «Nous vous avons souvent rechassez de la
riviere de Cephisus:» «Mais nous, dit-il, ne vous
rechassasmes jamais de celle d'Evrotas.» A un autre qui luy
demandoit, «Comment il faudroit faire pour estre tres-aggreable
aux hommes:» «Il faudroit, respondit-il, leur dire
tousjours chose qui leur pleust, et faire chose qui leur
profitast.» Un maistre de Rhetorique luy vouloit un jour
reciter une harangue qu'il avoit composee à la louange
d'Hercules: «Et qui est-ce, dit-il, qui le mesprise?» Et
à Agesilaus qui avoit esté fort grievement
navré en une battaille par les Thebains: «Tu
reçois, dit-il, bien l'escholage et le loyer que tu merites
des Thebains, leur aiant enseigné malgré eux ce qu'ils
ne sçavoient ny ne vouloient apprendre, c'est à
sçavoir à combattre:» car par les continuelles
expeditions qu'Agesilaus faisoit contre eux, ils estoient devenus
vaillants et belliqueux. Luy mesme disoit que les murailles de
Sparte estoient les jeunes hommes, et ses confins estoient les fers
de leurs picques. Et à un autre qui demandoit, pourquoy les
Laced@emoniens combattoient de si courtes espees: «A fin, dit-
il, que nous joignions nos ennemis de plus pres.» Antiochus
estant Ephore ouyt dire que Philippus avoit donné aux
Messeniens leur territoire: «Mais leur a-il aussi, demanda-il,
donné quant et quant les forces de le pouvoir defendre?»
Arigeus respondit à quelques uns qui louoient hautement des
Dames qui n'estoient point leurs femmes, ains mariees à
d'autres: «Par les Dieux, dit-il, on ne doit jamais tenir
propos en vain, et que lon ne sçache bien comment, des femmes
de bien et d'honneur, pour ce qu'elles ne doivent aucunement estre
cognuës sinon de ceux qui vivent ordinairement avec
elles.» Et en passant une fois par la ville de Selinunte en
Sicile, il leut cest Epitaphe qui estoit engravé dessus une
sepulture,
Apres avoir la tyrannie estainte
De leur païs, par Martiale attainte,
Ceux-cy jadis devant les hautes tours
De Selinunte acheverent leurs jours:
«Ils meritoient bien, dit-il, de mourir, pour avoir estaint une
tyrannie, si elle brusloit, car ils la devoient laisser toute
brusler.» Ariston oyant quelqu'un qui en devisant louoit une
sentence que souloit dire le Roy Cleomenes, quand on luy demandoit,
quel estoit l'office d'un bon Roy: «Faire du bien à ses
amis, disoit-il, et du mal à ses ennemis.» «Et de
combien seroit-il meilleur, respondit-il, de faire du bien à
ses amis, et de ses ennemis en faire de bons amis?» mais ceste
notable sentence est indubitablement de Socrates, et par tous se
refere à luy. Comme quelqu'un luy demandast combien en nombre
estoient les Laced@emoniens: «Autant, dit-il, qu'il en faut
pour chasser leurs ennemis.» Un Athenien recitoit l'oraison
funebre, qu'il avoit composee à la louange de leurs citoyens
qui avoient esté desfaicts par les Laced@emoniens: «Si
les vostres ont esté si vaillans que tu dis, quels penses-tu
doncques, dit-il, que soient les nostres qui les ont
desfaicts?» Archidamidas respondit à un qui louoit
Charilaus de ce, qu'il se monstroit humain egalement à tous:
«Et comment, dit-il, merite d'estre loué celuy, qui se
monstre humain envers les meschants?» Un autre reprenoit
Hecateus, le maistre de Rhetorique, de ce qu'aiant esté
convié à manger avec eux en leurs convives qu'ils
appellent, il ne dit jamais mot tout le long du disner: il luy
respondit, «Il semble que tu ignores, que celuy qui
sçait bien parler, sçait aussi le temps quand il faut
parler.» Archidamus fils de Zeuxidamus dit à un qui luy
demandoit, qui c'estoit qui gouvernoit la ville de Sparte, «Ce
sont les loix, et puis les magistrats suivant les loix.»
Entendant un qui louoit grandement un joueur de cithre, et avoit en
singuliere admiration l'excellence de son art: «O mon
<p 215v>amy, quel loyer d'honneur auront envers toy les
preux et vaillans hommes, puis que tu louës si hautement un
joueur de cithre?» Quelque autre luy recommandoit fort un
Musicien en luy disant, «Il est bien bon chantre:»
«C'est autant, dit-il, comme bon potager chez nous.»
voulant dire qu'il n'y avoit point de difference entre donner du
plaisir par le son de la voix ou des instruments, et par l'apprest
des viandes ou des potages. Quelqu'un luy promettoit de luy donner
du vin qui seroit fort bon et souëf: «A que faire, dit-il,
cela ne servira qu'à en faire boire d'avantage, et à
devenir moins homme.» Estant au siege devant la ville de
Corinthe, il veit de liévres se lever tout joignant les
murailles de la ville: si dit à ses compagnons, «Nos
ennemis nous sont aisez à prendre, puis qu'ils sont si
paresseux, que de laisser gister les liévres jusques dedans
les fossez de leur ville.» Il avoit esté eleu pour
arbitre du consentement de deux qui avoient procés l'un
contre l'autre, lesquels il mena tous deux dedans le temple de Diane
surnommee Chalceoecos, et leur feit promettre et jurer sur l'autel
de la Deesse, qu'ils observeroient tous deux de poinct en poinct ce
qui seroit par luy jugé. Ce qu'ils promeirent, et jurerent.
«Je juge doncques, dit-il, que vous ne partirez ne l'un ne
l'autre de ce temple, que vous n'aiez premier pacifié vos
differents.» Dionysius le tyran de la Sicile avoit
envoyé à ses filles des robbes: il ne les voulut pas
recevoir disant, «J'aurois peur que quand elles les auroient
vestues, elles ne m'en semblassent plus laides.» Et voyant son
fils encore jeune en une battaille combattre desespereement
alencontre des Atheniens, il luy dit, «Ou augmente ta force, ou
diminue ton courage.» Archidamus le fils d'Agesilaus, comme le
roy Philippus apres la battaille qu'il gaigna contre les Grecs
aupres de Cheronee, luy eust escrit une missive fort aspre et
rigoureuse, il luy rescrivit, «Si tu mesures ton umbre, tu
trouveras qu'elle ne sera pas devenue plus grande depuis que tu as
vaincu.» Estant un jour enquis, combien de terre possedoient
les Laced@emoniens, il respondit, «Autant comme ils en peuvent
attaindre avec leurs javelines.» Periander estoit un medecin
suffisant en son art, et bien estimé entre les plus
excellents, mais qui escrivoit de mauvais vers: il luy dit un jour,
«Je m'esbahis de toy Periander, comment tu aimes mieux estre
appellé mauvais poëte, que bon medecin.» En la
guerre que les Laced@emoniens eurent contre Philippus, quelques uns
luy conseilloient, qu'il advisast bien à donner la battaille
le plus loing qu'il pourroit de son païs: «Ce n'est pas
cela, dit-il, à quoy il faut adviser, mais bien à ce,
comment nous pourrons si bien combattre, que nous demourions
victorieux.» Il feit aussi response à ceux qui le
louoient de ce qu'il avoit gaigné la battaille contre les
Arcadiens: «Il vaudroit mieux, dit-il, que nous les eussions
vaincus de prudence que de force.» Et environ le temps qu'il
entra en armes dedans le païs d'Arcadie, estant adverty que les
Eliens envoyoient du secours aux Arcadiens, il leur escrivit en
ceste sorte: «Archidamus aux Eliens, C'est belle chose que le
repos.» Et comme les peuples alliez et confederez en la guerre
Peloponesiaque demandassent combien d'argent suffiroit à
mener ceste guerre, et qu'il taxast combien chascun auroit à
contribuer: «La guerre, dit-il, ne se fait pas à pris
certain.» Et voyant un traict d'engin de batterie, qui lors
avoit nouvellement esté apporté de la Sicile: «O
Hercules, dit-il, la prouësse de l'homme est perdue.» Et
pource que les Grecs ne le voulurent pas croire, ny rompre les
traittez qu'ils avoient faicts avec Antigonus et Craterus
Macedoniens pour vivre en leur ancienne liberté, et alleguans
que les Laced@emoniens leur seroient plus insupportables que les
Macedoniens: «Le mouton, dit-il, jette tousjours dehors une
mesme voix, mais l'homme en change souvent en diverses sortes,
jusques à ce qu'il soit parvenu au dessus de ses
desseings.» Astycratidas respondit à quelqu'un qui
disoit, apres que le Roy Agis eut perdu la battaille contre
Antigonus: «O pauvres Laced@emoniens, que ferez vous
maintenant? Serez vous serfs des Macedoniens?» «Comment,
Antigonus nous pourroit-il defendre <p 216r>de mourir en
combattant pour Sparte?» Bias aussi se trouvant surpris d'une
embusche que luy avoit dressee Iphicrates capitaine des Atheniens,
comme ses soudards luy demandassent: «Et bien Capitaine,
qu'est-il de faire?» «Que sçauriez-vous faire, dit-
il, sinon adviser à vous sauver, et moy à mourir en
combattant?» Brasidas trouva une souris entre des figures
seches qui le mordit, et il la laissa aller, disant à ceux
qui estoient present: «Voyez comment il n'y a si petit animal
que ne puisse sauver sa vie, prouveu qu'il ait le coeur de se
defendre contre ceux qui l'assaillent.» En une battaille il fut
blecé d'un coup de javelot qui faulsa son bouclier: et luy
l'arrachant de son corps, en tua l'ennemy qui l'en avoit
blecé. Et à ceux qui luy demandoient, comment il avoit
ainsi esté blecé: «Par ce, dit-il, que mon
bouclier m'a trahy.» Se partant pour aller à la guerre,
il escrivit aux Ephores, «Ce que vous m'escrivez touchant la
guerre, je le feray, ou j'y mourray.» Et apres qu'il fut mort
en delivrant de servitude les Grecs habitans au païs de Thrace,
les ambassadeurs qui furent envoyez de la part du païs, pour
rendre grace aux Laced@emoniens, allerent visiter sa mere
Archileonide: laquelle leur demanda premierement, si son fils
Brasidas estoit mort vaillamment: et comme ces ambassadeurs
Thraciens le louassent si hautement, qu'ils disoient qu'il n'avoit
point laissé son pareil: «Vous vous abusez, dit-elle,
mes amis, car Brasidas estoit bien homme de bien, mais il y en a
plusieurs en Sparte qui sont encore meilleurs que luy.»
Damonidas avoit esté colloqué tout au dernier lieu de
la danse par celuy qui en estoit le maistre: il ne s'en courroucea
point autrement, ains luy dit: «Tu as bien faict, car tu as
trouvé moyen de rendre ceste place honorable, qui par cy
devant estoit infame.» Damis feit response aux lettres qui leur
avoient esté escrites de la part d'Alexandre le grand, qu'ils
eussent à declarer par leurs suffrages, Alexandre estre Dieu:
«Nous concedons à Alexandre de se faire appeller Dieu
s'il veut.» Damindas comme Philippus fust entré à
main armee dedans le Peloponese, et que quelqu'un luy dist,
«Les Laced@emoniens sont en danger de souffrir beaucoup de
maux, s'ils ne treuvent moyen d'appoincter avec luy.» «O
demy-femme mon amy, que nous sçauroit-il faire souffrir de
mal, veu que nous ne faisons compte de la mort?» Dercyllidas
fut envoyé ambassadeur devers le Roy Pyrrus, lors qu'il avoit
son armee sur les confins de Sparte. Pyrrus leur feit commandement
qu'ils eussent à recevoir leur Roy Cleonymus qu'ils avoient
banny, ou qu'il leur feroit cognoistre qu'ils n'estoient point plus
vaillans que les autres. Dercyllidas luy repliqua, «Si tu es un
Dieu, nous ne te craignons point, pour ce que nous ne t'avons point
offensé: mais si tu est homme, tu n'est point meilleur que
nous.» Demaratus devisoit un jour avec Orontes qui parla fort
brusquement à luy: quelqu'un qui l'avoit ouy, luy dit puis
apres, «Orontes s'est monstré bien audacieux en ton
endroit:» «Il n'a point failly envers moy, dit-il: car
ceux qui flattent et qui complaisent en tous leurs propos, ce sont
ceux qui portent dommage, non pas ceux qui parlent avec
malveuillance.» Quelqu'un luy demandoit pour quelle cause
à Sparte ils notoient d'infamie ceux qui en une desconfiture
jettoient leurs boucliers, et non pas ceux qui jettoient ou leurs
corps de cuirasses, ou leurs habillements de teste: «Pour ce,
dit-il, que c'est pour eux seuls qu'ils portent ces armeures-
là, mais les boucliers c'est pour toute l'ordonnance de la
battaille.» Aiant ouy chanter un chantre, «Il me semble,
dit-il, qu'il ne follastre pas mal.» Il estoit en une grande
compagnie, où il demoura bien longuement sans dire un seul
mot: à l'occasion dequoy quelqu'un luy dit, «Est-ce par
folie ou par faute de propos que tu gardes un si grand
silence?» «Et comment, dit-il, seroit-ce par folie? car un
fol ne se peut jamais taire.» Quelqu'un luy demandoit pourquoy
il estoit banny de Sparte, veu qu'il en estoit Roy: «C'est,
dit-il, pource que les loix y sont maistresses.» Un Persien
à force de donner luy suborna à la fin une jeune garse
qu'il aimoit, et puis s'en mocquant luy disoit: «J'ay si bien
chassé, qu'à la fin j'ay pris tes amours:»
«Non as pas <p 216v>par les Dieux, dit-il, mais bien
les as-tu achettez.» Quelque gentilhomme s'estoit
rebellé contre le Roy de Perse, mais Demaratus avoit tant
faict par remonstrances envers luy, qu'il luy avoit persuadé
de retourner. Le Roy luy feit incontinent mettre la main sur le
collet, et estoit present à le faire executer: mais Demaratus
l'en divertit en luy remonstrant, «Ce te seroit honte, Sire, de
n'avoir sçeu le punir de sa rebellion quand il estoit ton
ennemy, et puis maintenant qu'il est redevenu ton serviteur et amy,
le faire mourir.» Il y avoit un boufon qui plaisantoit à
la table du Roy, lequel luy donnoit souvent des attaintes et des
traicts picquants de mocquerie, en luy reprochant son exil: il luy
respondit, «Estranger mon amy, je ne te combattray point, car
j'ay perdu le rang* de ma vie. * La grace de la rencontre ne se
peult trouver en François, qui consiste en l'equivoque de ce
mot [...], signifiant armee et rang. Emerepes estant Ephore
couppa avec une hachette deux chordes des neuf que le musicient
Phrynis avoit en sa lyre, disant, «Ne viole point la
Musique.» Ep@enetus souloit dire, que les menteurs estoient
cause de tous les pechez et des tous les crimes du monde.
Euboïdas oyant quelques uns qui louoient la femme d'un autre,
les en reprit, disant, que les estrangers qui ne sont pas de la
maison, ne doivent aucunement parler des moeurs d'une Dame.
Eudamidas fils d'Archidamus, et frere d'Agis, aiant veu Xenocrates
qui estoit desja fort avant sur son aage en l'Academie estudiant en
la Philosophie avec ses familiers, demanda qui estoit ce vieillard-
là: quelqu'un des assistans luy respondit, que c'estoit un
sage homme, et du nombre de ceux qui cerchoient la vertu: «Et
quand en usera-il, dit-il, s'il la cerche encore?» Et aiant ouy
un philosophe disputer et discourir sur ceste proposition, Qu'il n'y
a bon capitaine que celuy seul qui est sage: «Ce propos
là, dit-il, est merveilleux, mais celuy qui le dit n'en est
pas croyable, car il n'a pas les aureilles accoustumees au son de la
trompette.» Il alla un jour à l'auditoire pour ouïr
Xenocrates discourant sur une question, mais il y arriva comme il
achevoit: et quelqu'un de ceux qui estoient en sa compagnie
commancea à dire, «Il s'est teu tout aussi tost que nous
sommes arrivez:» «Il a bien faict, dit-il, s'il avoit
achevé de dire ce qu'il vouloit dire.» Et comme l'autre
repliquast, «Il seroit bon que nous l'ouissions dire une autre
fois:» «Et si nous estions, dit-il, venus visiter un homme
qui eust desja soupé, le prierions nous qu'il soupast encore
une autre fois pour l'amour de nous?» Quelqu'un luy demanda un
jour, pourquoy il vouloit seul demourer en paix, veu que tous ses
citoyens unanimement estoient d'advis d'entreprendre la guerre
contre les Macedoniens: «C'est pour ce, dit-il, que je ne les
veux pas convaincre de mensonge.» Un autre pour l'animer
à ceste guerre, luy alleguoit les prouesses et beaux faicts
d'armes qu'ils avoient autrefois faicts contre les Perses: «Il
me semble, dit-il, que tu ignores que c'est autant comme apres avoir
vaincu mille moutons, vouloir combattre contre cinquante
loups.» Il fut quelquefois present à ouïr chanter
un Musicien, qui feit fort bien: on luy demanda ce qu'il luy en
sembloit: il respondit, «Il me semble que c'est un grand
amuseur de gens à peu de chose.» Et comme un autre
louast hautement la ville d'Athenes devant luy: «Et qui
pourroit, dit-il, assez louer ceste ville, que jamais homme n'aima
pour y estre devenu meilleur?» Et comme Alexandre le grand eust
fait proclamer publiquement en l'assemblee des jeux Olympiques, que
tous bannis peussent retourner en leurs païs, exceptez les
Thebains: «Voyla, dit-il, une proclamation calamiteuse pour
vous, ô Thebains, mais elle vous est honorable, car c'est
signe qu'Alexandre ne craint que vous seuls en la Grece.» Un
citoyen de la ville d'Argos disoit un jour en sa presence, que les
Laced@emoniens sortans de leurs païs, et de l'obeïssance
de leurs loix, devenoient pires en voyageant par le monde:
«mais au contraire, vous autres Argiens venans en nostre ville
de Sparte n'en empirez pas, ains en devenez plus gens de bien.»
On luy demanda pour quelle occasion devant que d'entrer en battaille
ils avoient accoustumé de sacrifier aux Muses: «A fin,
dit-il, que nos gestes soient bien et dignement escrits.»
Eurycratidas fils <p 217r>d'Anaxandrides à quelqu'un
qui luy demandoit, pourquoy les Ephores jugeoient par chascun jour
des contracts, respondit: «A fin que mesme entre les ennemis
nous apprenions à nous garder foy l'un à
l'autre.» Zeuxidamus respondit aussi à un qui luy
demandoit, pourquoy ils ne redigeoient par escript les statuts et
ordonnances de la prouësse, et qu'ils ne les bailloient
escripts à lire à leurs jeunes gents: «Pour ce,
dit-il, que nous voulons qu'ils s'accoustument aux faicts, et non
pas aux escriptures.» Un Aetolien disoit, que la guerre estoit
meilleure que la paix, à ceux qui se vouloient monstrer gens
de bien: «Non pas cela seulement, dit-il, par les Dieux, mais
meilleure est la mort que la vie.» Herondas se trouva
d'adventure à Athenes, quand il y eut un des citoyens qui fut
condamné d'oisiveté: et en entendant le bruit, il pria
qu'on luy monstrast celuy qui avoit esté condamné en
cause de gentillesse. Thearidas aiguisoit la poincte de son espee,
quelqu'un luy demanda si elle estoit bien aigúe: «Plus
aigúe, dit-il, que n'est une calomnie.» Themisteas,
estant devin, predit au Roy Leonidas la desconfigure qui devoit
advenir dedans le pas de Thermopyles, tant de luy que de ceux qui
combattoient avec luy: Leonidas le voulut envoyer à
Laced@emone soubs couleur de porter les nouvelles de ce qui devoit
advenir, mais à la verité, de peur qu'il n'y mourust
avec les autres. Il ne le voulut pas faire, ains dit au Roy Leonidas
qui l'y vouloit despescher: «J'ay esté icy envoyé
pour combattre, et non pas pour porter des nouvelles.»
Theopompus dit à un qui luy demandoit, «Comment un Roy
pourroit bien seurement conserver son royaume:» «En
donnant à ses amis liberté de luy dire franchement la
verité, et en gardant d'oppression ses subjects de toute sa
puissance.» A un estranger qui luy disoit qu'en son païs
on le surnommoit Philolacon, c'est à dire, aimant les
Laced@emoniens: «Il vaudroit mieulx, dit-il, que lon te
surnommast aimant tes citoyens, qu'aimant les Laced@emoniens.»
Un autre ambassadeur venu de la ville d'Elide disoit que ses
citoyens l'avoient envoyé, pour autant qu'il estoit seul en
leur ville qui suyvoit la façon de vivre Laconique. Il luy
demanda, «Et laquelle maniere de vivre est la meilleure, la
tiene ou celle des autres?» «C'est la miene,»
respondit-il. «Comment doncques est-il possible, dit-il adonc,
qu'une cité se conserve, en laquelle y aiant grand nombre
d'habitans, il n'y en a qu'un seul qui soit homme de bien?»
Quelqu'un disoit devant luy, que la ville de Sparte se maintenoit en
son entier, pour ce que les Roys y sçavoient bien commander:
«Non pas tant, dit-il, que pour ce que les citoyens y
sçavent bien obeïr.» Les habitans de la ville de
Pyle luy decernerent en leur conseil de tresgrands honneurs:
«Il leur rescrivit, que le temps avoit accoustumé
d'accroistre les honneurs moderez, et d'effacer les immoderez.»
Therycion retournant de la ville de Delphes trouva le camp de
Philippus dedans le destroict du Peloponese, où il avoit
gaigné le passage, auquel est assise la ville de Corinthe: si
dit aux Corinthiens, «Le Peloponese a de mauvais portiers en
vous.» Thectamenes aiant esté condamné à
mourir par les Ephores, s'en alloit riant: et quelqu'un luy demanda,
s'il mesprisoit les loix et jugements de Sparte: «Non pas, dit-
il, mais je me resjouïs de ce, qu'ils m'ont condamné
à payer une amende que je puis payer, sans l'emprunter d'un
autre.» Hippodamus estoit en battaille joignant le Roy
Archidamus, que le vouloit envoyer avec Agis à Sparte pour
là prouvoir aux affaires: mais il ne voulut pas y aller, ains
luy respondit, «Ne mourray-je pas plus honorablement icy en
combattant vaillamment pour Sparte?» Or avoit-il ja vescu plus
de quatre vingts ans, et prit ses armes, et se rengeant à la
main droicte du Roy, il y mourut en combattant. Le gouverneur de la
Carie escrivit à Hippocratidas qu'il tenoit entre ses mains
un Laced@emonien: lequel aiant sçeu une trahison, et
conspiration qui s'estoit machinee alencontre de luy, ne luy en
avoit rien revelé, et luy demandoit quant et quant conseil de
ce qu'il en devoit faire. Il luy rescrivit, «Si
<p 217v>tu luy as par cy-devant fait quelque grand bien,
fais le mourir: si non, chasse le hors de ton païs, attendu
qu'il restive à la vertu.» Il rencontra quelquefois en
son chemin un jeune garson, apres lequel venoit un qui l'aimoit: le
jeune garson en eut honte: et lors il luy dit, «Il te faut
aller en compaignie de ceux, avec lesquels quand on te verra, tu
n'en changes point de couleur.» Callicratidas Capitaine general
de l'armee de mer, comme des amis de Lysander le requissent de leur
ottroyer, qu'ils peussent sans punition tuer un de leurs ennemis, et
qu'ils luy donneroient cinquante talents, qui sont trente mille
escus, combien qu'il eust grandement affaire d'argent pour nourrir
ses mariniers, il ne leur voulut pas neantmoins permettre. Et comme
Cleander, qui estoit l'un de ses conseillers, luy dist, «Je les
prendrois quant à moy, si j'estois en ta place:»
«Et moy aussi, dit-il, si j'estois en la tiene.» Estant
allé à Sardis devers Cyrus le jeune, qui estoit
allié des Laced@emoniens, pour veoir s'il pourroit tirer de
l'argent de luy, pour entretenir ses gens de marine. La premiere
journee il luy feit dire, qu'il estoit là venu pour parler
à luy: on luy feit response, qu'il estoit à table:
«Et bien, dit-il, j'attendray qu'il ait achevé:» et
apres avoir longuement attendu, quand il veit qu'il estoit
impossible de parler pour ce jour-là à luy, encore
fut-il trouvé incivil et importun. Le lendemain quand on luy
dit qu'il beuvoit encore, et que pour ce jour-là il ne
sortiroit point dehors: il s'en retourna en Ephese, dont il estoit
party, disant, qu'il ne falloit pas tant avoir soing de recouvrer
deniers, comme de ne faire chose qui fust indigne de Sparte, en
maudissant ceux qui s'estoient les premiers si indignement
assubjectis à l'insolence des Barbares, et leur avoient
enseigné d'abuser ainsi superbement et insolentement de leurs
richesses: et jura en presence de ceux qui estoient en la
compaignie, que si tost qu'il seroit de retour à Sparte, il
feroit tout ce qu'il luy seroit possible, pour reconcilier les Grecs
les uns avec les autres, à fin qu'ils en fussent plus
redoutables aux Barbares, quand ils n'auroient plus besoing de leurs
forces pour s'entrefaire la guerre les uns aux autres. On luy
demanda, quels hommes estoient les Ioniens: «Ce sont, dit-il,
bons esclaves, mais mauvais hommes libres.» Cyrus à la
fin luy aiant envoyé de l'argent pour la soude des gents de
guerre, et d'autre en don pour luy, il prit bien celuy de la soude
des soudards, mais l'autre il le renvoya, disant, qu'il n'estoit
point de besoing qu'il eust amitié particuliere avec luy,
pour ce que la commune qu'il avoit avec tous les Laced@emoniens,
estoit encore avec luy. Un peu devant qu'il donnast la battaille des
Arginuses, son pilote nommé Hermon luy remonstra, qu'il
seroit bon de s'oster de là, et faire voile, pour ce que les
galeres des Atheniens estoient bien en plus grand nombre qu'eulx:
«Et puis, dit-il, qu'est-ce que cela? le fuir n'est-il pas
infame et dommageable à Sparte? Il vault beaucoup mieulx, en
demourant, ou vaincre, ou mourir.» Devant la battaille aiant
fait sacrifice aux Dieux, le devin luy predit que les signes des
entrailles promettoient bien la victoire à l'exercite, mais
la mort au Capitaine: il ne s'en effroya point, ains dit,
«Sparte n'est pas à un homme pres: car quand je seray
mort, mon païs n'en sera de rien moindre, mais si je recule
maintenant, il en sera diminué de reputation.» ainsi
aiant substitué en son lieu pour Capitaine Cleander, s'il luy
advenoit quelque chose, il alla donner la battaile, en laquelle il
mourut en combattant. Cleombrotus fils de Pausanias comme un
estranger debattist avec son pere de la vertu, il luy dit:
«Pour le moins mon pere a cela devant toy, qu'il a ja
engendré un fils, et tu n'en as encore point.» Cleomenes
fils d'Anaxandrides souloit dire, qu'Homere estoit le poëte des
Laced@emoniens, pour ce qu'il enseigne comme il faut faire la
guerre: et Hesiode celuy des Ilotes, pour ce qu'il escrit de
l'agriculture. Il avoit fait trefves pour sept jours avec les
Argiens: la troisieme nuict apres, aiant observé que les
Argiens s'estoient tresbien endormis sur la fiance de ces trefves,
il les alla charger, et en tua les uns, et en prit les autres
prisonniers: et comme <p 218r>on luy reprochast, qu'il avoit
faulsé la foy juree: il respondit, Qu'il n'avoit pas
juré de garder les trefves la nuict: au demourant, que
quelque mal que lon peust faire à ses ennemis, en quelque
sorte que ce fust, cela estoit par dessus la justice, et non subject
à icelle, tant envers les Dieux, qu'envers les hommes. Mais
il advint que pour son parjurement et son crime de foy violee, il
fut frustré de son intention, qui estoit de cuider surprendre
la ville d'Argos, par ce que les femmes allerent prendre les armes,
qui pour marque de leurs victoires ancienes estoient attachees et
pendues en leurs temples, avec lesquelles elles le repoulserent des
murailles: et depuis estant devenu furieux et hors du sens, il prit
un cousteau, et se fendit luy-mesme tout le corps, depuis les talons
jusques aux parties nobles, et mourut ainsi en riant. Son devin
mesme le divertissoit de mener son armee devant Argos, pour ce qu'il
disoit, que le retour luy en seroit infame: et quand il fut
arrivé devant, il trouva les portes fermees, et les femmes en
armes dessus les murailles: Si luy dit adonc, «Ne te semble-il
pas maintenant que ce departement te soit infame, que les hommes
estans tuez, les femmes aient bien eu le coeur de te fermer les
portes?» Et à ceux des Argiens qui l'outragerent, en
l'appellant faulseur de sa foy et parjure: «Il est, dit-il,
bien en vous de mesdire de moy, mais il est en moy de vous
mesfaire.» Et aux ambassadeurs de Samos, qui estoient venus
devers luy pour luy persuader d'entreprendre la guerre contre le
tyran Polycrates, et pour ce faire usoient de longues persuasions,
il respondit, «Quant à ce que vous avez dit au
commancement, il ne m'en souvient plus, et pour ceste cause je n'ay
point entendu le milieu: et quant à ce que vous avez dit
à la fin, je ne le trouve pas bon.» Il y eut de son
temps un coursaire qui courut et pilla toute la coste de la Laconie:
il fut pris à la fin: et comme on luy demanda pourquoy il
faisoit ces courses-là, «Je n'avois, dit-il, dequoy
nourrir mes gens, et pour ce je suis venu à ceux qui en
avoient, pour en prendre par force, d'autant que je sçavois
bien qu'ils ne m'en eussent pas donné de gré.
Meschanceté, dit-il, abbrege bien chemin.» Il y avoit un
homme de neant, que ne faisoit jamais que mesdire de luy: «Vas-
tu, dit-il, ainsi mesdisant de tout le monde, à fin
qu'estants empeschez à respondre à tes injures et
mesdisances, nous n'aions pas temps ne loisir de parler de ta
malice?» Et comme l'un de ses citoyens luy dist, «Il fault
qu'un Roy en tout et par tout soit bening:» «Non pas, dit-
il, jusques à se faire mespriser.» Estant
travaillé d'une longue maladie, et ne sçachant que y
faire, il se met à la fin entre les mains des devins,
charmeurs et sacrificateurs, ausquels il ne souloit point adjouster
de foy au paravant: dequoy quelqu'un de ses familiers
s'esmerveillant, il luy dit, «Dequoy t'esmerveilles-tu, car je
ne suis plus celuy que je soulois estre, et n'estant pas le mesme,
aussi ne trouve-je pas maintenant les choses bonnes que je trouvois
alors.» Il y avoit un Rhetoricien maistre d'eloquence qui se
meit à discourir en sa presence de la prouësse et
vaillance, dequoy il se prit bien fort à rire: l'autre luy
demanda, «Dea Cleomenes pourquoy te ris-tu quand tu oys parler
de la vaillance, toy mesmement qui es Roy?» «Pour ce, dit-
il, estranger mon amy, que si une arondelle en parloit comme toy, je
ferois le mesme que je fais: mais si c'estoit un Aigle, je me
tairois tout coy.» Les Argiens se vantoient qu'en recombattant
de rechef, ils recouvreroient la perte qu'ils avoient soufferte
à la premiere desfaicte: «Je m'esbaïrois bien, dit-
il, si pour addition d'une syllabe vous deveniez plus gens de bien
maintenant, que vous n'estiez par cy-devant.» Quelqu'un luy
disoit outrage, l'appellant despensier et voluptueux: «Encore
vault-il mieux, dit-il, estre cela, que injuste, comme toy qui
brusles d'avarice, et acquiers des biens par toutes voyes
indeuës?» Quelqu'un luy vouloit recommander un Musicien,
et de faict le louoit de plusieurs choses, et entre autres disoit,
que c'estoit le meilleur chantre qui fust en toute la Grece:
Cleomenes luy monstra du doigt un qui estoit aupres de luy, et dit:
«Par les Dieux voyla un mien cuisinier, qui est des meilleurs
potagers du monde.» <p 218v>M@eander le tyran de Samos,
pour la descente des Perses s'enfuyt en la ville de Sparte,
là où il monstra à Cleomenes tout l'or et
l'argent qu'il avoit apporté quant et luy, et si le pria d'en
prendre tant qu'il luy plairoit. Il n'en voulut rien prendre, mais
craignant qu'il n'en donnast à d'autres de la ville, il s'en
alla devers les Ephores, et leur dit, «Il vaudra mieux pour le
bien de Sparte que lon face sortir du Peloponese mon hoste Samien,
de peur qu'il n'induise quelqu'un des Spartiates à estre
meschant.» Les Ephores aiants ouy son advertissement, le
bannirent dés le mesme jour. Quelqu'un luy demanda un jour,
pour quelle cause aiant tant de fois vaincu les Argiens, ils ne les
avoient de tout poinct exterminez. «Encore ne le ferions-nous,
dit-il, jamais: car nous voulons que nos jeunes gens aient tousjours
à quoy s'exerciter.» Et comme quelque autre luy
demandast, pourquoy les Spartiates ne consacroient jamais aux Dieux
les armes dont ils avoient despouillé leurs ennemis:
«Pour ce, dit-il, que ce sont despouilles de couards: et les
armes que lon a ostees à ceux qui les possedoient par leur
lascheté, il n'est honneste ny de les monstrer aux jeunes, ny
de les consacrer aux dieux.» Cleomenes fils de Cleombrotus
respondit à un qui luy donnoit des cocqs fort aspres au
combat, et luy disoit que d'aspreté ils mouroient sur la
place, en combattant pour la victoire: «Donne m'en doncques de
ceux-là qui les tuent, car ils doivent estre meilleurs que
ceux-cy.» Labotus à un qui luy faisoit de longs discours
dit, «A quel propos me vas-tu usant de si longs prologues pour
peu de chose? car quelle est la chose, telle doit estre la
parole.» Leotychidas le premier respondit à un qui luy
reprochoit, qu'il estoit variable et muable: «Si je change,
dit-il, c'est pour la diversité des temps, non pas comme vous
qui changez pour vostre propre malice et meschanceté.»
Il respondit aussi à un autre qui luy demandoit, comment on
pourroit mieulx conserver les biens que lon a presens, «En ne
commettant pas tout à un coup à la fortune.» On
luy demanda quelquefois, que c'estoit que les jeunes enfans de noble
maison devoient apprendre, «Ce qui leur doit profiter, dit-il,
quand ils seront grands.» Et à un autre qui l'enqueroit,
pour quelle raison les Spartiates buvoient si peu: «A fin, dit-
il, que les autres ne deliberent de nous, mais nous des
autres.» Leotychidas fils d'Ariston respndit à un qui
luy rapportoit, que les enfans de Demaratus disoient mal de luy:
«Par les Dieux, dit-il, je ne m'en esbahis pas, car il n'y a
piece d'eux qui sçeust bien dire.» Il se trouva
d'adventure alentour de la clef de la prochaine porte un serpent
entortillé: les devins disoient que cela estoit un grand
monstre et grand prodige: «Cela ne me semble pas monstre ny
estrange, dit-il, qu'un serpent soit entortillé alentour
d'une clef, mais bien seroit-ce un monstre, si une clef estoit
entortillee alentour d'un serpent.» Il y avoit un sacrificateur
nommé Philippus, qui recevoit les hommes és cerimonies
de la religion d'Orpheus, et estoit si extremement pauvre, qu'il
mendioit sa vie, et neantmoins alloit disant, que ceux qui estoient
reçeus de sa main en ces cerimonies, estoient bien-heureux
apres leur mort: «Et fol que tu es, dit-il, que ne te laisses-
tu doncques vistement mourir, à fin que tu cesses de lamenter
ta misere et ta pauvreté?» Leon fils d'Eucratidas estant
enquis, en quelle ville on pourroit habiter seurement: «En
celle-là, dit-il, dont les habitans ne seroient ne plus
riches ny plus pauvres les uns que les autres: et là
où la justice ait vigueur, l'injustice n'ait point de
force.» Voyans les coureurs qui se preparoient pour courir,
à qui gaigneroit le pris de la course en la feste des jeux
Olympiques, et qui espioient tous les moyens comment ils pourroient,
en quelque sorte que ce fust, gaigner quelque avantage sur leurs
compagnons quand on les lascheroit. «O combien, dit-il, ces
coureurs estudient plus à la vistesse qu'ils ne font à
la justice?» A un autre qui hors de temps et de lieu devisoit
de choses non inutiles: «Estranger mon amy, dit-il, tu dis ce
qu'il fault, ailleurs qu'il ne fault.» Leonidas fils
d'Anaxandridas et frere de Cleomenes respondit à un qui luy
disoit, «Il n'y a difference de toy à nous, sinon
d'autant que tu <p 219r>es Roy:» «Voire-mais si je
n'eusse eu quelque chose de plus que toy, je n'eusse pas esté
Roy.» Et comme sa femme nommee Gorgo luy demandast, ainsi qu'il
partoit pour s'en aller combattre au pas des Thermopyles contre les
Perses, s'il luy vouloit point commander autre chose: «Non,
dit-il, sinon que tu te remaries à un homme de bien, et luy
portes de bons enfans.» Et comme les Ephores luy dissent, qu'il
menoit bien peu de gens avec luy à ce pas des Thermopyles:
«Mais beaucoup, dit-il, pour cela que nous y allons
faire.» Et comme de rechef ils luy demandassent, s'il avoit
point en pensement de faire quelque autre entreprise: «En
apparence, dit-il, c'est pour empescher le passage des Barbares,
mais en effect pour mourir pour le salut des Grecs.» Quand il
fut arrivé au destroict des Thermopyles, il dit à ses
soudards: «On dit que le Barbare est pres de nous, il ne nous
faut plus perdre temps: car c'est à ceste heure qu'il fault,
ou que nous desfaisons les Barbares, ou que nous y mourions
tous.» Et comme quelqu'un eust dit, «Pour la multitude
grande des flesches de ces Barbares, nous ne pourrons pas veoir le
Soleil:» «Tant mieulx, dit-il, nous en combattrons
doncques à l'ombre.» Et à un autre qui disoit,
«Les voicy pres de nous:» «Et nous doncques, dit-il,
pres d'eulx.» Et comme un autre luy dist, «Tu biens en
vien petite troupe, Leonidas, pour te hazarder contre une si grande
multitude:» «Si vous le prenez au nombre, dit-il, toute la
Grece ensemble n'y fourniroit pas, car elle ne feroit qu'une partie
de leur multitude: mais si vous le prenez à la valeur des
hommes, ce nombre cy est suffisant.» Et à un autre qui
luy en disoit autant, «Mais j'en améne beaucoup, dit-il,
attendu que c'est pour y mourir.» Xerxes luy escrivit: «Tu
peux, en ne t'opiniastrant point à vouloir combattre contre
les Dieux, et te rengeant de mon costé, te faire monarque de
toute la Grece.» Il luy feit response: «Si tu cognoissois
en quoy consiste le bien de la vie humaine, tu ne convoiterois pas
ce qui est à autruy: mais quant à moy, j'aime plus
cher mourir pour le salut de la Grece, que de commander à
tous ceux de ma nation.» Une autre fois Xerxes luy manda:
«Envoye moy tes armes.» Il luy rescrivit, «Vien les
querir.» Sur le poinct qu'il vouloit aller charger les ennemis,
les mareschaux du camp luy vindrent protester, qu'il falloit
attendre que les autres alliez et confederez fussent arrivez:
«Ne pensez-vous pas, dit-il, que tous ceux qui ont envie de
combattre soient venus: et qu'il n'y a que ceux qui reverent et
craignent leurs Roys qui combattent contre les ennemis?» cela
dit, il denoncea à ses gens qu'ils disnassent, et qu'ils
souperoient en l'autre monde. Estant enquis pourquoy les gens de
bien preferoient une mort honorable à une vie honteuse:
«Pource, dit-il, qu'ils estiment le mourir commun à la
nature, mais le bien mourir propre à eulx.» Il avoit
envie de sauver les jeunes hommes de sa troupe qui n'estoient pas
mariez: et sçachant bien que s'il y alloit ouvertement, ils
n'en voudroient rien faire, il leur donna à chascun d'eulx
des brevets à porter aux Ephores: et en voulut aussi sauver
trois de ceux qui estoient mariez: mais eulx s'en estans apperceus
ne voulurent pas recevoir ces brevets: car l'un dit, «Je t'ay
icy suivy pour combattre, non pas pour porter nouvelles.» Le
second dit, «Demourant icy, je seray plus homme de bien.»
Le troisieme respondit, «Je ne seray pas le dernier, ains le
premier de ceux-cy au combat.» Lochagus pere de Poly@enides et
de Siron, quand on luy vint dire, que l'un de ses enfans estoit
mort: «Il y a long temps, respondit-il, que je sçavois
bien qu'il devoit mourir.»
Lycurgus le legislateur voulant reduire ses citoyens de
leur ancienne maniere de vivre en une qui fust plus honneste, et les
rendre plus vertueux, car auparavant ils estoient dissolus et par
trop delicats en leurs moeurs: il nourrit deux chiens nez de mesme
pere et de mesme mere, et en accoustuma l'un à toutes
friandises, le tenant en la maison, et l'autre le menant aux champs
l'exercita à la chasse: puis les amena tous deux en pleine
assemblee de ville, où estoit tout le peuple, et meit devant
eulx <p 219v>des friandises, et feit aussi lascher un
liévre. L'un et l'autre se rua incontinent sur ce à
quoy il avoit esté nourry: car l'un alla à la soupe,
et l'autre prit le liévre: et lors il leur dit, «Vous
voyez citoyens mes amis, comme ces deux chiens estants nez de mesmes
pere et mere sont devenus fort differents l'un de l'autre pour leur
diverse education: et combien peult plus à rendre les hommes
vertueux, la nourriture, que non pas la nature.» Les autres
disent plus, que les deux chiens n'estoient pas nez de mesme pere et
mesme mere, ains que l'un estoit né de ceux dont on se sert
à garder la maison, et l'autre de ceux dont on use à
la chasse: et qu'il exercita celuy qui estoit de la pire race,
à chasser: et celuy qui estoit de la meilleure, à
gourmander seulement: et puis que l'un et l'autre estant couru
à ce à quoy il avoit esté accoustumé de
jeunesse, apres leur avoit faict veoir à l'oeil, de combien
sert la nourriture à prendre de bonnes ou de mauvaises
conditions, il leur dit adonc: «Par là cognoissez vous,
mes amis, que rien ne sert la noblesse qui est tant estimee du
vulgaire, ny l'estre descendu de la race d'Hercules, si nous ne
faisons les oeuvres par lesquelles il s'est en son vivant rendu le
plus illustre et le plus glorieux homme de monde, apprenans et
exerceans toute nostre vie choses honnestes et vertueuses.» Et
aiant faict le departement de tout le territoire, et en aiant
donné à chasque citoyen egale portion, lon dit que
quelque temps apres retournant d'un voyage, et voyant les bleds de
nagueres moissonnez, et les moulons et tas des gerbes situez de reng
tous egaulx et semblables les uns aux autres, il en fut fort joyeux
en son coeur, et dit en riant à ceux qui estoient autour de
luy, que tout le païs de la Laconie luy sembloit un heritage de
plusieurs freres que de nagueres eussent faict leurs partages
ensemble. Aiant aussi introduit abolition de toutes debtes, il fut
en volonté de faire encore le repartement de tous les
utensiles et meubles qui estoient és maisons pour les
distribuer egalement, à celle fin qu'il ostast toute
imparité et toute inegalité d'entre ses citoyens: mais
voyant que mal-aiseement ils supporteroient qu'on les leur ostast
ouvertement, il descria premierement toute sorte de monnoye d'or et
d'argent, commandant que lon n'usast que de celle de fer, et taxa
jusques à quelle somme on pouvoit avoir tout son vaillant
à l'estimation de ceste monnoye-là. Cela faict, il
chassa tout crime et toute injustice hors de Laced@emone: car on ne
pouvoit plus ny desrober, ny ravir par force, ny prendre par
corruptions, ny defrauder en contractant une chose que lon ne
pouvoit cacher, qui n'estoit point desirable à posseder, dont
on ne pouvoit user sans peril, ny amener ens ou emmener hors
à seureté: et quant et quant, par ce mesme moyen il
bannit de Laced@emone toute superfluité, pource qu'il n'y
avoit plus ny marchand, ny plaideur, ny devin ou diseur de bonne
adventure, ny questeur, ny ingenieur et deviseur de nouveaux
bastiments qui hantast à Sparte, à cause qu'il n'y
laissa sorte quelconque de monnoye qui peust servir ailleurs, et y
donna cours seulement à celle de fer, qui quant au pois
pesoit une livre Aeginetique, et de pris ne valoit qu'environ six
deniers. Et deliberant de courir sus encore plus aux delices et du
tout retrencher la convoitise des richesses, il introduisit ce
qu'ils appelloient les convives: et à quelques uns qui luy
demandoient, pour quelle cause il les avoit instituez, et pourquoy
il avoit ainsi divisé ses citoyens en petites tablees avec
leurs armes: «A fin, dit-il, qu'ils soient plus prompts
à recevoir les commandemens de leurs superieurs, et que si
d'adventure il se méne quelque prattique de nouvelleté
parmy eux, la faute en soit entre petit nombre: et outre ce,
à fin qu'il y ait egalité entre-eux en leur manger et
en leur boire: et que ny en leur viande, ny en leur boisson, ny
mesme en leur coucher ou vestir, ny en leurs utensiles domestiques,
ny en autre chose quelle qu'elle fust, le riche n'eust aucun
avantage sur le pauvre.» Et par ce moyen aiant rendu la
richesse non desirable, attendu qu'il n'y avoit ordre de s'en
pouvoir valoir, ny seulement la monstrer, il disoit à ses
familiers, «O mes amis, la belle chose que c'est de faire
cognoistre <p 220r>par effect, que Pluton, c'est à
dire la richesse, est à la verité aveugle, comme il
est!» Car il faisoit mesme prendre garde, qu'ils ne peussent
premierement disner en leurs maisons, et puis s'en aller tous saouls
és salles de leurs convives, remplis d'autres viandes et
d'autres bruvages: car les autres disoient injure à celuy qui
ne buvoit et ne mangeoit pas de bon appetit avec eux, comme estant
homme gourmand ou friand, et qui par delicatesse dedaignoit la
commune maniere de vivre: mais si d'adventure il se trouvoit que
quelqu'un l'eust faict, il en estoit tresbien condamné
à l'amende. De là vint que long temps apres le Roy
Agis à son retour de voyage de la guerre, auquel il avoit
subjugué les Atheniens, voulant souper en son privé
avec sa femme, envoya à la cuisine de son convive demander sa
portion: les mareschaux du camp, superintendans de la guerre, ne la
luy voulurent pas envoyer: et le lendemain la chose estant venue
à la cognoissance des Ephores, il en fut par eux
condamné à l'amende. Parquoy les riches de la ville
indignez de ces nouvelles ordonnances, se leverent alencontre de
luy, et luy disans outrages luy jetterent des pierres, le voulans
assommer: mais se voyant ainsi furieusement poursuivy, il se sauva
de vistesse à travers la place, et se jetta en franchise
dedans le temple de Minerve Chalceoecos, avant que les autres le
peussent attaindre, excepté Alcander, lequel ainsi qu'il se
cuida retourner pour veoir qui le poursuivoit, d'un coup de baston
luy jetta l'oeil hors de la teste. Mais celuy-là depuis, par
commune sentence de toute la ville, luy fut mis entre ses mains pour
en faire punition exemplaire, telle comme bon luy sembleroit:
toutefois il ne luy feit mal ne desplaisir quelconque: et qui plus
est, ne se plaignit jamais à luy du tort qu'il luy avoit
faict: ains l'aiant domestiquement vivant avec luy, le rendit tel,
qu'il ne faisoit autre chose que prescher par tout ses louanges, et
la façon de vivre qu'il avoit apprise avec luy, se monstrant
grand zelateur de la discipline qu'il avoit mise sus: mais au reste
pour memoire de l'accident qui luy estoit advenu, il feit bastir
dedans le temple de Minerve une chappelle, qu'il nomma de Minerve
Optiletide, pource que les Doriens de celle marche appellent les
yeux Optiles. On luy demanda quelquefois, pourquoy il n'avoit point
estably de loix escrites: «Pource, dit-il, que ceux qui sont
bien nourris et instituez en telle discipline qu'il appartient,
sçavent bien juger ce que le temps requiert.» Et
à ceux qui l'interroguoient pourquoy il avoit ordonné,
que lon feist les couvertures des maisons avec la coignee, et les
portes avec la scie seulement, sans y employer autre outil ny
instrument quelconque: il respondit, «A fin que nos citoyens
soient moderez et non superflus en toutes choses que lon apporte en
la maison, et qu'ils n'aient rien chez eux de ce qui est tant
estimé et tant requis ailleurs.» De ceste accoustumance
proceda, comme lon dit, que le Roy Leotychides premier de ce nom,
soupant en la maison d'un sien hoste, et considerant le
planché de la salle, qui estoit sumptueusement enrichi, et
lambrissé magnifiquement, demanda à son hoste, si les
arbres en leur païs naissoient quarrez. Estant aussi enquis
pourquoy il avoit defendu, que lon ne feist souvent la guerre contre
de mesmes ennemis: «De peur, dit-il, qu'estans souvent
contraincts par ce moyen de se mettre en defense, ils n'en
deviennent à la fin bien experimentez à la
guerre.» Et pourtant depuis blasma lon grandement Agesilaus
d'avoir esté cause, par ses continuelles expeditions et
invasions en la Boeoce, de rendre les Thebains egaux en armes aux
Laced@emoniens. Quelque autre luy demanda aussi pourquoy il faisoit
exerciter les corps des filles à marier, à courir,
à luicter et jetter la barre, et à lancer le dard:
«A fin, dit-il, que l'enracinement des enfans qui viendroient
à estre engendrez d'elles, venant à prendre son pied
en des corps robustes et dispos, en germast mieux, et qu'elles en
estans plus fortes et plus robustes en supportassent mieux leurs
enfantemens, et en resistassent plus vigoureusement et plus
facilement aux douleurs de leurs travaux: et oultre, que si besoing
estoit, elles peussent aussi combattre <p 220v>pour la
defense d'elles, de leurs enfants, et de leur païs.»
Quelques uns reprenoient la coustume qu'il avoit introduitte, que
les filles à certains jours de festes allassent ballans par
la ville toutes nues, et luy en demandoient la cause: «A fin,
respondit-il, que faisans les mesmes exercices que font les hommes,
elles n'eussent rien moins qu'eux, ny quant à la force et
santé du corps, ny quant à la vertu et
generosité de l'ame, et qu'elles s'accoustumassent à
mespriser l'opinion du vulgaire.» D'où vint que la femme
de Leonidas nommee Gorgo, ainsi que lon trouve par escrit, respondit
à quelques Dames estrangeres qui luy disoient: «Il n'y
a que vous autres femmes Laconienes qui commandiez à vos
marits:» «Aussi n'y a-il que nous qui portions des
hommes.» Il priva aussi et bannit ceux qui n'estoient point
mariez, de la veuë des danses où les jeunes filles
dansoient à nud, et qui plus est leur imposa encore note
d'infamie, en les privant notamment de l'honneur et du service que
les jeunes estoient tenus de porter et de faire aux vieux. En quoy
faisant, il eut grande prevoyance à inciter ses citoyens
à se marier pour engendrer des enfans: à l'occasion de
quoy il n'y eut oncques personne qui trouvast mauvais, ne qui
blasmast ce qui fut dit à Dercyllidas, combien qu'il fust au
demourant bon et vaillant capitaine: car luy entrant en quelque
lieu, il y eut un des jeunes hommes qui ne se daigna lever de son
siege par honneur au devant de luy: «Pource, luy dit-il, que tu
n'as point engendré qui se levast au devant de moy.» Un
autre l'enqueroit pourquoy il avoit institué que les filles
fussent mariees sans dot: «A fin, dit-il, que ny à faute
de dot, il n'y en eust qui demourassent à marier, ne qui pour
les biens fussent requises, ains qu'en regardant aux m@eurs et
conditions de la fille, chacun feist election de la vertu en celle
qu'il voudroit espouser.» et c'est aussi la cause, pour
laquelle il chassa toute sorte de fard et d'embellissement
artificiel hors la ville de Sparte. Aiant aussi prefix un certain
temps, dedans lequel tant les filles que les jeunes hommes se
pourroient marier, quelqu'un luy demanda pourquoy il leur avoit
ainsi prefiny le temps: il respondit, «A fin que ce qu'ils
engendreront, soit fort et puissant, comme estant engendré de
personnes entieres et toutes faittes.» Et à ceux qui
s'esbaïssoient, pourquoy il n'avoit pas voulu que le nouveau
marié couchast avec son espousee, ains avoit
expressément ordonné qu'il fust la plus part du jour
avec ses compagnons, et les nuicts toutes entieres, et qu'il allast
veoir sa femme à la desrobee, aiant crainte et honte d'estre
surpris avec elle: «C'est à fin, dit-il, qu'ils en
soient tousjours plus forts et dispos de leurs corps, et qu'en ne
jouissant pas du plaisir à coeur saoul, leur amour en demeure
tousjours frais, et que leurs enfans en viennent plus
robustes.» Il bannit aussi toutes huiles de senteurs
precieuses, disant que ce n'estoit que toute corruption et peste du
naturel de l'huile, et l'art de la tainture, comme estant toute
flatterie des sens. Brief il rendit la ville de Sparte inaccessible
à tous ouvriers de joyaux, d'affiquets, et de tous ornements
dont on use pour parer le corps, disant que la corruptele de tels
arts avoit esté cause de gaster et abastardir les bons
mestiers: et estoit en ce temps-là l'honnesteté et la
pudicité des Dames si grande, et si esloignee de la
facilité que lon dict avoir esté depuis parmy elles,
que lon tenoit l'adultere pour une chose impossible et incroyable.
Auquel propos on recite d'un fort ancien Spartiate nommé
Geradatas, à qui un estranger demanda quelle punition on
faisoit souffrir aux adulteres en la ville de Sparte, pour ce qu'il
voyoit que Lycurgus n'en avoit faict aucune ordonnance: et qu'il luy
respondit, «Il n'y a point d'adultere parmy nous:» l'autre
luy repliqua, «Voire-mais, s'il y en avoit?» il respondit
tousjours de mesme. «Car comment, dit-il, y auroit-il des
adulteres à Sparte, veu que toutes richesses, toutes delices,
tous fards, et tous embellissements exterieurs y sont desprisez et
deshonorez? et veu que honte de mal faire, honnesteté, et
reverence, et obeïssance envers ses superieurs, y ont toute
authorité?» Quelqu'un s'avancea un jour de luy dire,
qu'il establist <p 221r>le gouvernement de l'estat populaire
à Sparte il luy respondit, «Commance toy mesme le
premier à le mettre en ta maison.» A un autre qui luy
demandoit, pourquoy il avoit ordonné des sacrifices si
simples et de si peu de valeur en Laced@emone: «A fin que nous
ne cessions jamais de reverer et honorer les Dieux.» Et aiant
permis à ses citoyens de jouër et exerciter seulement
les exercices du corps, esquels on n'estend point la main, on luy en
demanda la raison: «A fin, dit-il, que nul des nostres ne
s'accoustume à se lasser ny à se rendre jamais.»
Enquis aussi, pourquoy il avoit institué que lon changeast
souvent de camp, et que lon ne campast point long temps en un mesme
lieu: «A fin, dit-il, que lon face plus de dommage aux
ennemis.» Et à un autre qui demandoit, pourquoy il avoit
defendu d'assaillir des murailles: «De peur, respondit-il, que
un homme de bien ne fust tué par une femme, ou par un enfant,
ou personne semblable.» Quelques Thebains luy demandoient son
advis, touchant le sacrifice et le dueil qu'ils font à
l'honneur de Leucothoé: il leur respondit, «Si vous
pensez que ce soit une Deesse, ne la plorez point comme une femme:
et si vous pensez que ce soit une femme, ne luy sacrifiez point
comme à une Deesse.» A ses citoyens qui luy demandoient
comment ils pourroient repoulser les invasions de leurs ennemis,
«Si vous demourez pauvres, et que l'un ne convoite point
d'avoir plus que l'autre.» Et de rechef comme ils luy
demandassent, pourquoy il ne vouloit point que leur ville fust
muree: il leur respondit, que la ville n'estoit pas sans muraille,
qui estoit environnee de vaillans hommes, et non pas de brique. Les
Spartiates aussi estoient curieux de bien accoustrer leurs cheveux,
rememorans un certain propos de Lycurgus touchant cela, qui souloit
dire, que les cheveux rendoient ceux qui sont beaux, encore plus
beaux, et ceux qui sont laids, hydeux et espouventables. Il leur
commanda aussi qu'en leurs guerres, quand ils auroient vaincu et
rompu leurs ennemis, qu'ils les chassassent jusques à
asseurer leur victoire toute certaine, et puis qu'ils se retirassent
tout court, disant que cela n'estoit acte ny de gentil coeur, ny de
nation genereuse comme la Grecque, de tuer ceux qui leur quittoient
la place: et cela encore leur estoit utile, pource que ceux qui
sçavoient leur coustume, qui estoit de mettre à mort
ceux qui s'opiniastroient à leur faire teste, et laissoient
aller ceux qui fuyoient devant eux, trouvoient le fuir plus utile
que l'attendre. Quelqu'un luy demandoit, pour quelle cause il leur
avoit defendu de despouiller les corps de leurs ennemis morts:
«De peur, dit-il, que s'amusans la teste basse à
recueillir ces despouilles, ils ne se souciassent point de combattre
ce-pendant, ains qu'ils entendissent seulement à garder leur
pauvreté et leur reng.» Le tyran de Sicile Dionysius
avoit envoyé deux robbes de femme à Lysander, à
fin qu'il en choisist laquelle il aimeroit mieux pour porter
à sa fille: il dit, qu'elle mesme sçauroit mieux
choisir celle qui luy seroit plus à propos, et les emporta
toutes deux. Cestuy Lysander fut homme fort ruzé et grand
trompeur, qui conduisoit la plus part de ses affaires par finesses
et par ruzes, estimant qu'il n'y eust point d'autre justice que
l'utilité, ny autre honnesteté que le profit:
confessant bien que la verité estoit meilleure que la
faulseté, mais que la dignité et le pris de l'une et
de l'autre se devoit mesurer et terminer à la
commodité. Et à ceux qui le reprenoient et blasmoient
de ce qu'il conduisoit ainsi la plus part de ses entreprises par
tromperies et par fallace, et non pas par vive force, qui estoit
chose indigne de la magnanimité d'Hercules, il respondoit en
riant, que «là où il ne pouvoit advenir avec la
peau de lion, il y falloit coudre un peu de celle du regnard.»
Et comme d'autres l'accusassent grandement de ce qu'il avoit
faulsé et violé ses serments qu'il avoit faicts en la
ville de Milet: «Il faut, dit-il, tromper les enfans avec des
osselets, et les hommes avec des jurements.» Aiant desfaict les
Atheniens par surprise en battaille navale, à l'endroit qui
se nommoit le fleuve de la chévre, et depuis les aiant
pressez de famine si estroittement qu'il les contraignit de rendre
leur ville à sa mercy, <p 221v>il escrivit aux
Ephores, «Athenes est prise.» Les Laced@emoniens eurent de
son temps quelque different avec les Argiens touchant leurs confins,
et sembloit que ceux d'Argos alleguassent de meilleures raisons pour
eux: Il desgains son espee et leur dit, «Ceux qui seront les
plus forts avec ceste-cy, seront ceux qui plaideront le mieux pour
leurs confins.» Et voyant que les Boeotiens balanceoient,
n'estans pas bien resolus ne certains de quel costé ils se
devoient renger, en passant à travers leurs païs, il
leur envoya demander lequel ils aimoient mieux, qu'il passast parmy
leurs terres à picques dressees, ou à picques
baissees. En une assemblee des estats de la Grece, il y eut un
Megarien qui parla bravement et audacieusement à luy: il luy
dit, «Tes propos mon amy, auroient besoing d'une
cité.» voulant dire, qu'il estoit d'une trop petite et
foible ville pour parler si hardiment. Les Corinthiens s'estoient
rebellez contre eux, et luy avoit amené son armee tout contre
les murailles, que les Laced@emoniens assailloient assez froidement:
mais à l'instant il se leva un liévre de dedans, qui
traversa le fossé, et adonc il leur dit,«N'avez vous
point de honte Spartiates de doubter de tels ennemis, qui sont se
paresseux que les liévres dorment dedans l'enceinte de leurs
murailles?» Estant allé à l'oracle de Samothrace
pour en avoir response, le presbtre luy dit, qu'il luy confessast ce
qu'il avoit faict de plus meschant cas en toute sa vie: Il luy
demanda, si c'estoit luy ou les Dieux qui luy commandassent de ce
faire: le presbtre luy respondit, que c'estoient les Dieux qui luy
commandoient: «Retire toy doncques un peu arriere, et je le
diray aux Dieux, s'ils le me demandent.» Un Persien luy
demandoit, quelle sorte de gouvernement il prisoit le plus:
«Celle, dit-il, qui ordonne aux lasches et aux vaillans tel
loyer comme il leur appartient.» Un autre luy disoit, que par
tout il le louoit, et le defendoit en toutes compaignies:
«J'ay, dit-il, deux boeufs en ma mestairie qui ne parlent point
ny l'un ny l'autre: mais je ne laisse pas de sçavoir pourtant
lequel besongne bien, et lequel ne fait rien qui vaille.» A un
autre qui luy disoit plusieurs paroles injurieuses, «Vomy
hardiment, estranger mon amy, vomy hardiment et souvent, ne t'y
espargne pas, pour veoir si tu pourrois vuider ton ame des maux et
meschancetez dont elle est pleine.» Depuis estant venu à
mourir, il sourdit quelque different entre les alliez de Laced@emone
touchant quelques affaires: et pour en sçavoir la
verité, Agesilaus alla en la maison de Lysander visiter les
papiers qui en faisoient mention, là où entre autres
il trouva une harangue, par laquelle il suadoit à ceux de
Sparte, d'oster la royauté aux familles des Euryprotides et
des Agides, et la remettre librement à l'election des
citoyens, pour elire de toute la ville ceux qui se seroient trouvez
les plus gens de bien, à fin que lon ne fust plus
obligé d'elire quelqu'un de la race d'Hercules, ains que ce
fust un loyer que lon peust deferer à celuy qui en vertu
ressembleroit plus à Hercules, attendu mesmement que c'estoit
par le moyen d'icelle, que lon luy avoit attribué honneurs
tels qu'aux Dieux. Agesilaus fut entre-deux de publier ceste
oraison-là, pour faire cognoistre à ceux de Sparte que
Lysander avoit esté autre que lon ne l'estimoit: et quant et
quant aussi pour mettre en souspeçon ceux qui estoient
demourez de ses amis: mais lon dit que Cratidas, qui estoit lors le
premier des Ephores, craignant que si ceste harangue venoit à
estre leuë et publiee, elle ne persuadast ce qu'elle
pretendoit, reteint Agesilaus, et le garda de ce faire, luy disant
qu'il ne falloit point deterrer Lysander, mais plus tost enterrer
quant et luy son oraison, tant elle estoit ingenieusement et
artificiellement composee pour persuader. Il y avoit des gentils-
hommes de la ville qui durant sa vie avoient poursuivy ses filles en
mariage, et puis apres sa mort, quand on trouva qu'il estoit
demouré pauvre, s'en estoient desdits: les Ephores les
condamnerent en grosses amendes, pour ce qu'ils luy avoient faict la
court pendant qu'ils l'avoient estimé riche, et puis quand
ils l'avoient trouvé juste et homme de bien par sa
pauvreté, ils n'en avoient plus tenu compte. Namertes estant
envoyé <p 222r>ambassadeur quelque part, il y eut un
de ceux où il estoit envoyé qui luy dit, qu'il le
tenoit et reputoit pour homme bien-heureux, d'autant qu'il avoit
beaucoup d'amis: il luy demanda, s'il sçavoit bien la preuve,
à laquelle on cognoissoit si l'on avoit beaucoup d'amis:
l'autre luy dit que non, mais qu'il le prioit de la luy enseigner:
«C'est, dit-il, adversité.» Nicander respondit
à quelqu'un qui luy rapportoit que les Argiens mesdisoient de
luy: «Aussi en sont-ils chastiez et punis de mesdire des gens
de bien.» Et à celuy qui l'interroguoit, pourquoy les
Laced@emoniens portoient longs cheveux, et laissoient croistre leurs
barbes: «Pource, dit-il, que c'est le plus beau parement que
sçauroit porter l'homme, et qui couste le moins, et si luy
est propre.» Un Athenien luy dit quelquefois en devisant
ensembles, «Vous autres Laced@emoniens Nicander, aimez trop
l'oysiveté:» «Tu dis la verité, respondit-
il, mais nous ne travaillons pas à chose de neant comme
vous.» Panthoïdas estant envoyé ambassadeur en
Asie, ceux du païs luy monstroient par singularité une
ville fermee de fortes et hautes murailles: «Par les Dieux,
dit-il, mes amis, c'est un beau serrail à tenir des
femmes.» En l'eschole de l'Academie des philosophes devisoient
et discouroient de plusieurs beaux et bons propos, et apres avoir
achevé luy demanderent, «Et bien Seigneur
Panthoïdas, que vous semble-il de ces discours-là?
«Que m'en sçauroit-il sembler, dit-il, autre chose,
sinon qu'ils sont beaux et bons, mais au demourant inutiles, pour ce
que vous n'en faittes rien Pausanias le fils de Cleombrotus
respondit aux habitans de l'Isle de Delos, qui querelloient et
plaidoient de la proprieté de l'Isle, alencontre des
Atheniens, alleguans, que par une ancienne loy, de tout temps
observee en leur païs, ny les femmes n'enfantent dedans l'Isle,
ny les morts n'y sont ensevelis: «Comment doncques est-elle
vostre païs, si piece de vous n'y nasquit oncques, ne n'y fut
jamais ensevely?» Les bannis d'Athenes le sollicitoient de
mener son armee contre les Atheniens: et pour plus l'irriter
à ce faire, luy disoient qu'il n'y avoit eu que les Atheniens
seuls qui l'eussent sifflé, lors qu'il fut declaré
vainqueur en la feste des jeux Olympiques. «Or que pensez vous,
dit-il, qu'ils feront quand nous leur aurons faict mal, puis qu'ils
nous ont sifflez quand nous leur avons faict du bien?» Un autre
luy demanda pourquoy ils avoient faict le poëte Tyrt@eus leur
citoyen: «A fin, dit-il, qu'il ne fust point trouvé,
qu'un estranger eust jamais esté nostre capitaine.» Il
y avoit un fort debile et flouët de corps, qui neantmoins
mettoit en avant qu'il falloit faire la guerre aux ennemis, et les
combattre par mer et par terre: «Veux-tu point, dit-il, te
despouiller, à fin que l'assistance voye, quel estant, tu
nous conseilles de combattre?» Quelques uns s'esmerveilloient
en voyant les despouilles des corps barbares, apres qu'ils avoient
esté tuez, de la sumptuosité et grande valeur d'iceux:
«Il eust esté meilleur, dit-il, que eux eussent beaucoup
valu, que non pas leurs habillemens.» Apres la victoire que les
Grecs gaignerent contre les Perses devant la ville de Platee, il
commanda que lon le servist du souper que les Perses avoient faict
apprester pour eux, lequel estant plantureux et sumptueux à
merveilles: «Par les Dieux, dit-il, il faut bien dire que les
Perses sont bien gourmands, veu qu'aiant tant de vivres, ils
venoient encore pour nous manger nostre gros pain.» Pausanias
fils de Plistonax à un qui l'interroguoit, pourquoy il
n'estoit pas loisible en leur païs de remuer aucune des loix
ancienes: «C'est, dit-il, pource qu'il fault que les loix
soient maistresses des hommes, et non pas les hommes maistres des
loix.» Et comme estant en la ville de Tegee fugitif de Sparte,
il louast les Laced@emoniens: quelqu'un des assistans luy dit,
«Pour quoy doncques n'es-tu demouré à Sparte,
puis qu'ils sont si gens de bien? et pourquoy t'en es-tu fuy?»
«Pource dit-il, que les medecins n'ont pas accoustumé de
se tenir là où les hommes sont sains, mais là
où ils sont malades.» Quelqu'un luy demanda,
«Comment pourrons nous venir à bout de desfaire ces
Thraciens?» «Si nous choisissons le plus vaillant homme
pour nostre capitaine.» Un medecin le regardoit
<p 222v>et consideroit, et apres l'avoir bien regardé
luy dit, «Tu n'as point de mal:» «C'est, dit-il,
pource que je n'use point de toy.» Ses amis le reprenoient de
ce qu'il disoit mal d'un medecin, duquel il n'avoit jamais faict
preuve aucune, et n'en avoit jamais receu desplaisir: «Si j'en
avois fait preuve, dit-il, je ne serois pas ores vivant.» Et
comme le medecin luy dist, «Tu es devenue vieil:»
«Ouy, dit-il, pource que je ne me suis pas servy de toy pour
medecin.» Il souloit aussi dire, Que le meilleur medecin estoit
celuy, qui ne laissoit point pourrir ses patiens, ains les mettoit
bien tost en terre. P@edaretus respondit à l'un de ses
compagnons qui luy disoit, «Nos ennemis sont en grand
nombre:» «Nous en acquerrons tant plus d'honneur, car nous
en tuerons d'avantage.» Voyant un qui de sa nature etoit lasche
et couard, mais qui au demourant estoit loué de ses citoyens,
d'autant qu'il estoit homme modeste: «Il ne faut, dit-il,
louër ny les hommes pour estre semblables aux femmes, ny les
femmes pour ressembler aux hommes, si d'adventure la femme par
quelque occasion n'y est contraincte.» Aiant failly à
estre receu au conseil des trois cents, qui estoit le degré
le plus honorable de toute la Chose publique, il se partit de
l'assemblee tout riant et tout gay. Les Ephores le renvoyerent
querir, et luy demanderent pourquoy il rioit: «Pource, dit-il,
que je m'esjouis avec nostre ville, de ce qu'elle a trois cents
hommes plus gens de bien que moy.» Plistarchus fils de Leonidas
respondit à un qui l'enqueroit, pourquoy ils n'avoient pris
la denomination de leur famille du nom de leurs premiers Roys, ains
des derniers: «Pource, dit-il, que ces premiers-là ont
mieux aimé estre chefs, que Roys: mais leurs successeurs,
non.» Il y avoit un advocat qui en plaidant ne cessoit jamais
de dire quelques gaudisseries, et quelques traicts de risee.
«Mon amy, luy dit-il, tu ne te donneras garde, qu'en voulant
ainsi faire rire les autres à tout propos, tu te trouveras
ridicule et mocqué toy mesme, ne plus ne moins que ceux qui
luictent souvent, deviennent à la fin bons luicteurs.»
On luy rapporta un jour que un certain mesdisant qui detractoit de
tout le monde, disoit bien de luy: «Je m'en esbahy, dit-il, si
ce n'est que quelqu'un luy ait rapporté que je sois mort: car
quant à luy, il ne sceut oncques dire bien de personne
vivante.» Plistonax fils de Pausanias, comme un certain Orateur
Athenien appellast les Laced@emoniens ignorans: «Tu dis vray,
luy respondit-il, car nous sommes seuls entre tous les Grecs, qui
n'avons rien appris de mal de vous.» Polydorus fils d'Alcamenes
dit à un qui ordinairement ne faisoit que menasser les
ennemis, «Ne t'apperçois tu pas que tu consumes la plus
part de ta vengeance en ces menasses?» Il menoit une fois
l'armee de Laced@emone contre la ville de Messene: quelqu'un luy
demanda s'il auroit bien le coeur de faire la guerre à leurs
freres: «Non, dit-il, mais je vais en la terre qui n'a pas
encore esté partagee aux lots.» Les Argiens apres la
desconfiture de leurs trois cents hommes, qui combattirent contre
autres tant de Laced@emoniens, furent encore tous desfaits en
battaille rengee: au moyen de quoy les alliez et confederez
sollicitoient Polydorus de ne laisser pas eschapper une si belle
occasion, ains d'aller tout de ce pas donner l'assaut à la
muraille de leur ville et la prendre, ce qui luy seroit lors
tresfacile, attendu que les hommes avoient esté tuez, et n'y
estoit demouré que les femmes dedans. Il leur respondit,
«Il m'est tourné à grande gloire d'avoir vaincu
et desfait en battaille mes ennemis, en combattant de pair à
pair: mais estant venu combattre seulement pour nos confins, et puis
convoiter de prendre encore et gaigner leur ville, je ne trouve pas
que ce soit chose juste: car je suis venu pour recouvrer ce qu'ils
occupoient de nostre terre, non pas pour leur oster et saisir leur
ville.» Estant enquis pourquoy les Laced@emoniens s'exposoient
ainsi hardiment aux perils de la guerre: «Pource, dit-il,
qu'ils ont appris à avoir honte, et non pas crainte de leurs
superieurs.» Polycratidas aiant esté envoyé avec
d'autres en ambassade devers les Lieutenans du Roy de Perse, comme
eulx leur demandassent s'ils venoient de leur propre mouvement, ou
s'ils estoient envoyez du public: «Si nous obtenons ce que nous
demandons, <p 223r>dit-il: c'est de la part du public que
nous venons, si non, c'est de nostre propre mouvement.»
Phoebidas un peu devant la battaille Leuctrique, comme quelques uns
dissent, «Ce jour icy monstrera qui sera homme de bien:»
«C'est doncques, dit-il, un jour qui vault beaucoup, s'il a la
puissance de monstrer qui est homme de bien, ou non.»
Soüs, à ce que lon dit, estant un jour assiegé
fort à destroit par les Clitoriens, en un lieu aspre
où il n'y avoit point d'eau, leur feit offre de leur rendre
toutes les terres qu'il avoit conquises sur eulx, moyennant qu'il
beust luy et toute sa compagnie en une fonteine qui estoit assez
pres de là. Les Clitoriens le luy accorderent, et fut
l'appointement ainsi juré entre eulx. Si feit donc assembler
ses gents, et leur declara s'il y avoit aucun d'eulx qui se voulust
abstenir de boire, qu'il luy cederoit et donneroit sa
royauté: il n'y eut pas un en toute la troupe qui s'en peust
garder, tant ils estoient pressez de la soif, ains beurent tous
à bon esciant, excepté luy, qui descendant tout le
dernier, ne feit autre chose que seulement se refreschir et arroser
un petit par dehors en presence des ennemis mesmes, sans boire une
seule goutte: au moyen dequoy il ne voulut point rendre les terres
depuis, comme il avoit promis, alleguant qu'ils n'avoient pas tout
beu. Telecrus respondit à quelqu'un qui se plaignoit à
luy de ce que son pere mesdisoit tousjours de luy, «S'il n'en
falloit mesdire, il ne le feroit pas.» Son frere aussi se
mescontentoit de ce que les citoyens ne se deportoient pas en son
endroit comme ils faisoient envers luy, combien qu'ils fussent nez
de mesme pere et de mesme mere, ains le traictoient plus iniquement:
«C'est, dit-il, pour ce que tu ne sçais pas comporter un
tort comme je fais.» Estant enquis pourquoy la coustume estoit
en leur païs, que les jeunes se lavassent de leurs sieges au
devant des vieux: «C'est, dit il, à fin qu'en faisant
cest honneur à ceux qui ne leur appartiennent point, ils
apprennent à en honorer d'avantage leurs peres et
meres.» A un autre qui luy demandoit, combien il avoit de
biens: «Je n'en ay, dit-il, pas plus qu'il m'en fault.»
Charillus enquis, pourquoy Lycurgus leur avoit fait si peu de loix:
«Pour ce, dit-il, qu'il ne fault pas beaucoup de loix à
ceux qui ne parlent gueres.» Un autre luy demandoit, pourquoy
ils faisoient sortir les filles en public à visage
descouvert, et les femmes voilees: «Pour ce, dit-il, qu'il
fault que les filles trouvent mary, et que les femmes gardent celuy
qu'elles ont.» Un des Ilotes se portant quelquefois par trop
audacieusement envers luy, il luy dit, «Si je n'estois
courroucé, je te tuerois tout à ceste heure.» On
luy demanda quelle sorte de gouvernement il estimoit la meilleure:
«Celle, dit-il, où plusieurs s'entremettans des affaires
de la Chose publique, sans querelle ne sedition, font à
l'envy à qui sera plus vertueux.» A un autre qui
l'interroguoit, pourquoy lon faisoit à Sparte les images de
tous les Dieux armees: «A fin, dit-il, que ce que lon reproche
aux hommes couards ne leur puisse convenir, et que les jeunes hommes
ne facent jamais priere aux Dieux sans leurs armes.» Les
Samiens avoient envoyé des Ambassadeurs à Sparte,
lesquels furent un peu longs en leurs harangues: apres qu'ils eurent
achevé de dire, les Seigneurs Spartiates leur respondirent,
«Nous avons oublié le commancement, et n'avons pas
entendu la fin, pour ce que nous avons oublié le
commancement.» Ceux de Thebes leur contredisoient bravement en
quelque dispute: Ils leur respondirent, «Il fault que vous ayez
ou moins de coeur, ou plus de puissance.» On demanda
quelquefois à un Laconien, pourquoy il laissoit croistre sa
barbe si fort longue: «à fin, dit-il, que voyant mon
poil blanc, je ne face rien indigne de ceste blancheur
chenuë.» Un autre entendoit que lon louoit des hommes
comme de tres-vaillans combattans: «Devant Troye la
grande,» dit-il. Un autre oyant dire qu'en quelques villes on
contraignoit les hommes de boire apres qu'ils avoient soupé:
«Les contrainct-on point aussi, dit-il, de manger?» Le
poëte Pindare en l'un de ses Cantiques appelle la ville
d'Athenes, le soustenement de la Grece: «Elle tombera doncques
bien tost, dit un Laconien, si elle est soustenuë d'un tel
pillier.» Un autre <p 223v>regardoit un tableau paint,
où il y avoit des Atheniens qui tuoient des Laced@emoniens:
et comme quelqu'un des assistans eust dit, «Ils sont vaillants
hommes ces Atheniens icy:» «Ouy, dit-il, en
painture.» Quelqu'un sembloit prendre plaisir et adjouster foy
à des injures que lon disoit calomnieusement et faulsement
contre un Laconien: Il luy dit, «Cesse de prester tes oreilles
contre moy.» Un autre que lon punissoit, alloit criant,
«Helas si j'ay failly, ce a esté malgré
moy:» un Laconien luy respondit, «Aussi est-ce
malgré toy que lon te punit.» Un autre voyant des hommes
qui s'en alloient aux champs assis dedans des coches:
«J'à Dieu ne plaise, dit-il, que je me seie jamais en
siege, dont je ne me puisse lever au devant d'un plus aagé
que moy.» Quelques passans de la ville de Chios estans venus
veoir la ville de Sparte s'enyvrerent tresbien: et apres souper
estans allez veoir l'auditoire des Ephores, rendirent leurs gorges
dedans, et qui plus est, feirent leurs affaires sur les chaires
mesmes où se seoient les Ephores. Le lendemain les Spartiates
feirent du commancement une extreme diligence d'enquerir qui l'avoit
fait, pour sçavoir si c'estoient point quelques uns de la
ville: mais quand ils entendirent que c'estoient ces passants de
Chios, ils feirent alors proclamer à son de trompe, qu'ils
permettoient à ceux de Chios d'estre villains. Un autre
Laconien voyant que lon vendoit au double les amendes seiches:
«Comment, dit-il, y a-il icy faulte de pierres?» Un autre
aiant plumé un rossignol, et l'aiant trouvé fort menu
de corps: «Certainement, dit-il, tu es une voix, et non autre
chose.» Un autre Laconien regardant Diogenes le philosophe
Cynique au coeur d'hyver, qu'il geloit à pierres fendant,
ambrassant tout nud une statuë de bronze, luy demanda s'il
avoit pas grand froid: l'autre luy dit, que non: «quelle grande
merveille fais-tu donc?» Un Laconien reprochoit quelquefois
à un natif de la ville de Metaponte, qu'ils estoient lasches
et couards comme femmes: «Si est-ce, dit le Metapontois, que
nous tenons beaucoup de terres d'autruy:» «Comment, luy
repliqua le Laconien, vous n'estes doncq pas couards seulement, mais
injustes aussi.» Un passant estant venu à Sparte pour
voir la ville, se tenoit debout sur un pied bien longuement, et
disoit à un Laconien, «Tu ne te sçaurois ainsi
tenir debout sur un pied aussi longuement que moy:» «Non
pas moy, dit-il, mais il n'y a oyson qui n'en feist autant.»
Quelqu'un se glorifioit d'estre bon Rhetoricien, pour faire accroire
ce qu'il vouloit: «Par les Dieux jumeaux, dit-il, il ne fut
jamais art ny ne sera aussi, qui ne soit conjoincte avec
verité.» Un Argien se vantoit qu'il y avoit en leur
ville beaucoup de sepultures des Laced@emoniens. «Au contraire,
respondit le Laconien, nous n'en avons chez nous pas une des
Argiens.» voulant dire que les Laced@emoniens estoient par
plusieurs fois entrez à main armee dedans le païs
d'Argos, et les Argiens jamais en celuy de Sparte. Un Laconien aiant
esté pris prisonnier de guerre, ainsi qu'on le vendoit
à l'encan, le crieur dit à haulte voix, «A vendre
un Laconien:» il luy meit la main au devant de la bouche, luy
disant: «Crie, un prisonnier.» Quelqu'un des soudards qui
estoit à la soude de Lysimachus, comme Lysimachus luy
demandast, «Es-tu point un des Ilotes de Laced@emone?»
«Et penses-tu, respondit il, qu'un Laconien daignast venir
à la soude de quatre oboles par jour?» Apres que les
Thebains eurent desfaict les Laced@emoniens en la journee de
Leuctres, ils entrerent dedans le païs de Laced@emone jusques
à la riviere mesme d'Evrotas: et quelqu'un d'entre eux se
glorifiant commancea à dire, «Où sont-ils
maintenant ces braves Laconiens, où sont-ils» un
Laconien luy respondit, «Ils n'y sont pas, car s'ils y fussent,
vous ne seriez pas venus jusques icy.» Lors que les Atheniens
rendirent leur ville propre à la discretion des
Laced@emoniens, ils requirent qu'au moins on leur laissast l'Isle de
Samos: et les Laconiens leur respondirent, «Lors que vous
n'estes pas à vous mesmes, vous demandez à avoir les
autres:» dont est venu le proverbe commun, duquel on use par la
Grece,
Celuy, qui n'est à soy, demande
<p 224r> Que de Samos l'Isle on luy rende.
Les Laced@emoniens prirent quelquefois une ville d'assault à
vive force: quoy entendu, les Ephores dirent: «Voyla l'exercice
de nos jeunes gens perdu, ils n'auront plus d'adversaires desormais,
contre lesquels ils s'exercitent.» Un de leurs Roys leur envoya
promettre qu'il ruineroit de fond en comble, s'ils vouloient, une
autre certaine ville, qui par plusieurs fois avoit donné
beaucoup d'affaires à ceux de Laced@emone: Ils ne le
voulurent pas permettre, ains luy manderent: «N'oste pas la
queuë qui aiguise les coeurs de nos jeunes gens.» Ils ne
voulurent jamais qu'il y eust des maistres qui enseignassent aux
jeunes gens à luicter: «A fin, disoient-ils, que ce soit
une jalousie, non d'artifice, mais de force et de vertu parmy
eulx.» Et pourtant quand on demanda à Lysander, comment
Charon l'avoit terrassé et vaincu à la luicte: «A
force de ruse et d'artifice,» dit-il. Philippus Roy de
Macedoine, avant que d'entrer en leur païs leur escrivit,
lequel ils aimoient le mieulx, qu'il y entrast comme amy, ou comme
ennemy: ils luy respondirent, «Ne l'un, ne l'autre.»
Aiants envoyé un ambassadeur devers Demetrius le fils
d'Antigonus, et estans advertis qu'il l'avoit appellé Roy en
parlant à luy, ils le condamnerent en l'amende à son
retour, encore qu'il leur apportast en don de luy, en temps
d'extreme famine, une mine de bled pour chasque teste de leur ville.
Il advint à un meschant homme de mettre en avant un tresbon
conseil: ils approuverent bien son advis, mais ils ne le voulurent
pas recevoir comme venant de sa bouche, ains le feirent proposer par
un autre homme de bonne vie. Deux freres avoient querelle et
debattoient ensemble: les Ephores condamnerent leur pere à
l'amende, de ce qu'il enduroit que ses enfans eussent querelle
ensemble. Un musicien estranger passant par là fut aussi par
eulx condamné en une amende, pource qu'il touchoit les
chordes de sa cithre avec les doigts. Deux garsons se battoient l'un
contre l'autre: l'un d'eux donna à son compagnon un coup
mortel d'une faucille: et comme il estoit bien pres de rendre
l'esprit, ses autres compagnons luy promettoient qu'ils vengeroient
sa mort, et qu'ils feroient mourir celuy qui l'avoit ainsi
blessé: «Non faittes, leur dit-il, je vous en prie au
nom des Dieux, pour ce qu'il n'est pas juste: car je luy en eusse
autant faict si j'eusse frappé le premier, et que j'eusse
esté gentil compagnon.» Un autre jeune enfant, estant la
saison, en laquelle il estoit permis aux jeunes garsons libres de
desrobber tout ce qu'ils pouvoient, mais estoit reputé
à chose bien infame et laide d'estre surpris sur le faict:
ses compagnons aians desrobbé un petit regnardeau vif, le luy
baillerent à garder: ceux qui l'avoient perdu, vindrent pour
le cercher, et luy l'avoit caché dessoubs sa robbe: la beste
s'irrita, et luy rongea le costé jusques aux intestins: ce
qu'il endura patiemment sans se bouger, de peur qu'il ne fust
descouvert: mais apres que les autres s'en furent allez, et que ses
compagnons veirent l'outrage que le regnardeau luy avoit fait, ils
l'en tanserent, disans, qu'il valoit beaucoup mieulx produire et
monstrer le regnardeau, que de la cacher ainsi jusques à la
mort: «Non faisoit, dit-il, car il valoit mieulx mourir en
toutes les douleurs du monde, que d'estre descouvert par
lascheté de coeur, pour sauver honteusement sa vie.»
Quelques uns rencontrerent sur le chemin par les champs des
Laconiens, ausquels ils dirent, «Vous estes bien-heureux
d'estre arrivez à ceste heure, car les voleurs ne font que de
partir d'icy:» «Par le Dieu Mars, respondirent-ils, nous
ne sommes point plus heureux pour cela: mais bien eulx, de n'estre
point tombez en nos mains.» On demanda quelquefois à un
Laconien, ce qu'il sçavoit faire: il respondit, «Estre
libre.» Un jeune enfant Spartiate aiant esté pris
prisonnier par le Roy Antigonus, et vendu parmy les autres,
obeissoit à celuy qui l'avoit achetté en toutes
chosses qu'il estimoit estre convenables à un homme libre:
mais quand il luy commanda de luy apporter le pot à pisser,
il ne le peut endurer, ains dit, «Je ne te serviray point de
cela:» et comme son maistre l'en pressast, il s'en alla monter
sur la couverture du logis, en <p 224v>disant, «Tu
sentiras ce que tu avois achetté:» et se jettant du
hault en bas, il se tua. Un autre que lon vendoit, comme celuy qui
l'achettoit luy dist, «Seras-tu homme de bien si je
t'achette?» «Ouy, dit-il, encore que tu ne m'achettes
point.» Un autre que lon vendoit, comme le crieur proclamast,
à vendre l'esclave: «Malheureux que tu es, dit-il,
diras-tu, le prisonnier?» Un Laconien avoit sur sa rondelle
pour son enseigne une mousche painte, non point plus grande que le
naturel, et quelques uns s'en mocquans de luy, disoient qu'il avoit
pris ceste enseigne-là, à fin de n'estre point cogneu:
«Mais au contraire, dit-il, c'est à fin d'estre mieulx
remarqué: car je m'approche si pres des ennemis, qu'ils
peuvent bien veoir combien ma marque est grande.» Un autre,
comme on luy eust presenté à la fin d'un bancquet une
lyre pour en sonner, selon la coustume de toute la Grece: «Les
Laconiens, dit-il, n'ont point appris de follastrer.» On
demanda quelquefois à un Spartiate, si le chemin pour aller
à Sparte estoit bien seur: il respondit, «Selon que lon
y va: car ceux qui y viennent comme lions, y sont mal traittez: mais
les liévres, nous les gardons à l'ombre soubs la
fueillee.» En une prise de luicte, un Laconien estant saisy au
collet, faisoit en vain tout ce qu'il pouvoit pour s'en despestrer,
car l'autre le tiroit en terre: le Laconien se sentant plus foible
de reins, et tout prest à donner du nez en terre, mordit bien
estroict le bras de celuy qui le pressoit: l'autre se prit à
crier, «Hó Laconien tu mords comme les femmes:»
«Non fais, dit-il, mais comme les lions.» Un Laconien
boitteux alloit à la guerre, dont quelques uns se mocquoient:
mais il leur dit, «Il ne faut point de gens qui fuyent à
la guerre, mais qui tiennent bon, et gardent bien leur rang.»
Un autre estant blecé d'un coup de flesche à travers
le corps, sur le poinct qu'il rendoit son ame, «Il ne me fasche
point de mourir, dit-il, mais bien de ce que je meurs par la main
d'un archer effeminé, avant que d'avoir rien faict de ma
main.» Un autre arrivant en une hostellerie pour loger, bailla
à l'hostellier une piece de chair pour accoustrer à
souper: l'hostellier luy demanda encore du formage et de l'huyle:
«A quel propos, dit-il: si j'avois du formage, je n'aurois que
faire d'autre viande.» Un autre entendant louër et reputer
grandement heureux le marchand nommé Lampis, natif de la
ville d'Aegine, pour ce qu'il estoit fort riche, et avoit plusieurs
grands vaisseaux sur la mer: «Je ne fais point compte, dit-il,
d'une telle felicité, qui est attachee à des
cordes.» Un autre respondit à quelqu'un qui luy disoit,
«Tu mens Laconien:» «Nous sommes libres aussi, dit-
il: les autres, s'ils faillent à dire verité, sont
bien chastiez.» Un autre se travailloit à faire tenir un
corps mort debout sur ses pieds: mais il n'y avoit ordre: et voyant
qu'il n'en pouvoit venir à bout, «Par Jupiter, dit-il,
il fault qu'il y ait quelque chose dedans.» Tynnichus Laconien,
son fils luy aiant esté tué à la guerre,
supporta sa mort vertueusement, et en fut faict un tel
Epigramme:
On rapporta, Thrasybulus, ton corps
Dans ton pavois estant l'ame dehors,
Que ceulx d'Argos en avoient dechassee
Avec sept coups de mortelle faulsee,
Tous par devant: Et ton pere constant
Vieillard nommé Tynnichus, le mettant
Dedans le feu, plein de sang, le visage
Tout sec, usa de ce masle langage:
C'est des couards qu'il faut plorer la mort,
Non pas de toy, mon enfant, qui es mort
Comme mon fils, en vray homme de bien,
Et comme vray Laced@emonien.
Le maistre des estuves où Alcibiades s'estuvoit et lavoit,
luy versoit dessus beaucoup d'eau plus qu'aux autres: et comme il
demandast, «Que veult dire cela?» un Laconien
<p 225r>qui là estoit, luy dit, «Il voit bien
que tu n'es pas net, mais bien ord et sale, voyla pourquoy il te
donne plus d'eau.» Quand Philippus de Macedoine entra à
main armee dedans la Laconie, on pensoit que tous les Laced@emoniens
fussent perdus, et y eut quelque Grec qui dit à l'un des
Spartiates: «O pauvres Laconiens, que ferez vous
maintenant?» «Que ferions nous, dit le Laconien, autre
chose, que mourir vaillamment? car nous sommes seuls entre les Grecs
qui avons appris de demourer libres, et ne servir jamais à
personne.» Apres la deffaicte du Roy Agis, Antipater leur
demandoit pour ostages cinquante enfans. Eteocles qui lors estoit
l'un des Ephores luy respondit, qu'il ne luy bailleroit point
d'enfans, de peur qu'ils ne devinssent mal-conditionnez, pour
n'avoir pas esté nourris en la discipline de leur païs,
sans laquelle ils ne seroient pas mesme citoyens, mais qu'il luy
bailleroit des femmes ou des vieillards s'il vouloit deux fois
autant: et comme il les menassast qu'il leur feroit du pis qu'il
pourroit, ils respondirent tous unaniment, «Si tu nous
commandes choses plus griefves que la mort, nous en mourrons tant
plus facilement.» Un vieillard desirant veoir l'esbattement des
jeux Olympiques, ne pouvoit trouver place à s'asseoir, et
passant par devant beaucoup de lieux, on se gaudissoit et se
mocquoit de luy, sans que personne le voulust recevoir, jusques
à ce qu'il arriva à l'endroit où estoient les
Laced@emoniens assis, là où tous les enfans, et
beaucoup des hommes, se leverent au devant de luy, et luy cederent
leur place. Toute l'assemblee des Grecs remarqua bien ceste honneste
façon de faire, et avec battements de mains declarerent
qu'ils la louoient grandement: adonc le pauvre vieillard
Croulant sa teste et sa barbe chenue,
en plorant: «Hé Dieux, dit-il, que de maulx. On voit
bien que tous les Grecs entendent bien ce qui est honneste, mais il
n'y a que les Laced@emoniens seuls qui le facent.» Aucuns
escrivent que le mesme advint à Athenes à la feste et
solennité que lon appelle Panathen@ees, là où
ceux d'Attique feirent honte à un pauvre vieillad qu'ils
avoient eulx-mesmes appellé, comme pour luy donner place, et
puis quand il fut venu, ils ne luy en baillerent point, ains se
mocquerent de luy: mais apres que aiant passé par devant
presque tous les autres, il fut arrivé à l'endroit
où estoient assis les ambassadeurs de Laced@emone, ils se
leverent tous de leurs sieges au devant de luy, et luy donnerent
place entre-eulx. Le peuple aiant pris grand plaisir à leur
veoir faire cest acte, leur applaudit des mains bien clairement,
avec grande demonstration de l'avoir fort approuvé: et adonc
quelqu'un des Spartiates qui là estoient, «Par les Dieux
jumeaux, les Atheniens, dit-il, entendent bien de qui est bon et
honneste, mais ils ne le font pas.» Un belistre demanda
quelquefois l'aumosne à un Laconien, qui luy dit,
«Voire-mais si je la te donne, tu mendieras encore plus: et le
premier qui la te donna, a esté cause de ceste villaine vie
que tu menes maintenant, t'aiant rendu paresseux et truand.» Un
autre voyant un questeur qui alloit questant pour les Dieux comme il
disoit: «Je n'ay, dit-il, que faire de Dieux qui soient plus
pauvres que moy.» Un Laconien aiant surpris un adultere avec
une laide femme: «Malheureux, dit-il, qui te
contraignoit?» Un autre aiant ouy un Orateur qui tiroit de
longues trainnees de paroles: «Par les Dieux jumeaux, dit-il,
voyla un vaillant homme, il tourne-vire bien sa langue sans aucun
propos.» Un qui passoit par Laced@emone, y remarqua entre
autres choses le grand honneur que y portoient les jeunes aux vieux,
et dit, «Il n'y a que Sparte où il soit expedient de
vieillir.» On demanda quelquefois à un Spartiate, quel
poëte estoit Tyrt@eus: «Bon, dit-il, pour aguiser les
courages des jeunes gens.» Un autre aiant grand mal aux yeux
s'en alla à la guerre: et comme les autres luy dissent,
«Où veux-tu aller en l'estat que tu es? que penses-tu
faire?» «Quand je ne feray autre chose, dit-il, pour le
moins je reboucheray d'autant l'espee de l'ennemy.» Buris et
Spertis deux Laced@emoniens se partirent volontairement du
païs, et s'en allerent <p 225v>devers Xerxes le Roy de
Perse, s'offrir à endurer la peine que les Laced@emoniens
avoient meritee par sentence de l'oracle des Dieux, pour avoir occis
les heraults que le Roy leur avoit envoyez: et estans arrivez devers
luy, luy dirent, qu'il les feist mourir de telle sorte de supplice
que bon luy sembleroit en acquit des Laced@emoniens. Le Roy
esmerveillé de leur vertu, non seulement leur pardonna la
faulte, mais encore les pria de demourer avec luy, leur promettant
de leur faire bon traictement. «Et comment, dirent-ils,
pourrions nous vivre icy, en abandonnant nostre païs, nos loix,
et de tels hommes, que pour mourir pour eulx nous avons
volontairement entrepris un si loingtain voyage?» Et comme l'un
des Capitaines de Roy, nommé Indarnes, les en priast
d'avantage, en leur disant qu'ils seroient en mesme degré de
credit et d'honneur qu'estoient les plus favorisez et les plus
avancez aupres du Roy: ils luy dirent, «Il nous semble que tu
ne sçais pas que c'est de liberté: car qui
sçait bien que c'est, s'il a bon jugement, ne l'eschangeroit
pas avec le royaume de Perse.» Un Laconien allant par païs
arriva en un lieu où il avoit un hoste ancien, qui le premier
jour se destourna de luy, pour ne le loger point, d'autant qu'il
n'avoit point de licts en sa maison, mais le lendemain en aiant
loué ou emprunté, il le receut magnifiquement: le
Laconien monta dessus ces licts, et les foula aux pieds en disant,
«Ces meschants licts furent cause hier, que je n'ay pas eu
seulement de la natte à coucher et dormir la nuict
passee.» Un autre estant arrivé en la ville d'Athenes,
et là aiant veu que les uns des citoyens alloient par la
ville crians des poissons sallez à vendre, les autres de la
chair, les autres tenoient les gabelles, les autres faisoient
mestier de tenir des bordeaux, et de exercer plusieurs autres choses
villaines et deshonnestes, et de n'estimer rien sale ny laid, quand
il fut de retour en son païs, et que ses citoyens luy
demanderent, comment se portoit tout à Athenes: «Le
mieux du monde, dit-il en se mocquant, tout y est honneste.»
voulant leur donner à entendre, que tous moyens de gaigner
estoient tenus pour honnestes à Athenes, et rien villain ny
deshonneste. Un autre estant interrogué de quelque chose,
respondit, «Non:» et comme celuy qui l'avoit
interrogué luy dist, «Tu mens:» le Laconien luy
repliqua, «Vois-tu donc, comme tu es un fol, de me demander ce
que tu sçais bien?» Quelques Laconiens furent une fois
envoyez ambassadeurs devers le tyran Lygdamis, lequel remettoit de
jour à autre, et reculoit à leur donner audience: et
à la fin on leur dit, qu'il se trouvoit un peu mal-
disposé: les ambassadeurs dirent à celuy qui leur
faisoit ce rapport, «Dittes luy, de par les Dieux, que nous ne
sommes pas venus pour luicter, mais pour parler seulement avec
luy.» Quelque sacrificateur recevoit un Laconien és
cerimonies de quelque religion: et avant que de l'y recevoir luy
demandoit, Quel peché il avoit sur sa conscience le plus
grief qu'il eust jamais commis: «Les Dieux le sçavent
bien,» respondit le Laconien. Et comme le sacrificateur le
pressast de plus en plus, en luy protestant qu'il estoit force qu'il
le dist: le Laconien luy demanda, «A qui faut-il que je le die,
à toy, ou à Dieu?» «A Dieu,» dit
l'autre. «Retire toy doncques arriere de moy,» dit le
Laconien. Un autre passant de nuict à travers un cimetiere,
pensa veoir quelque fantasme d'esprit devant luy: il court droict-
là, comme pour l'enserrer avec sa javeline, et en poulsant
dit, «Où me fuis-tu ame que je feray mourir deux
fois?» Un autre avoit voué qu'il se jetteroit du hault
de la roche de Leucade en la mer: il y monta, et s'en retourna apres
qu'il eut veu la grande hauteur: et comme on le luy reprochast,
«Je ne sçavois, dit-il, pas, que ce voeu-là avoit
besoing d'un autre plus grand voeu.» Un autre en la battaille
aiant desja haulsé l'espee pour donner le coup de la mort
à son ennemy qu'il tenoit soubs luy, quand il ouit la
trompette qui sonnoit la retraitte, ne ramena point son coup: et
comme quelque autre luy demandast, pourquoy il n'avoit tué
l'ennemy qu'il avoit entre ses mains: «Pource qu'il vaut mieux
obeyr à son Capitaine, que de tuer son ennemy.»
Un Laconien aiant esté vaincu à la luicte en
<p 226r>la feste des Jeux Olympiques, quelqu'un luy cria, O
Laconien, ton adversaire estoit meilleur que toy: «Meilleur
non, dit-il: mais mieux terrassant, ouy.» Quand ils entroient
és salles de leurs convives, la coustume estoit que le plus
vieil de la chambree monstroit la porte à chascun des autres,
et leur disoit, «Il ne sort pas une seule parole par ceste
porte.» La plus exquise viande qu'ils eussent, estoit un potage
lié qu'ils appelloient le brouët noir, tellement que
quand il y en avoit, les vieillards ne mangeoient point de chair,
ains la laissoient toute aux jeunes gens. Et dit-on que Dionysius le
tyran de la Sicile, pour ceste cause achetta un cuisinier de
Laced@emone, et luy commanda de luy apprester de ce brouët sans
y rien espargner: mais quand il en eut un peu tasté, il le
trouva si mauvais, qu'il rejetta tout ce qu'il en avoit pris: et le
cuisinier luy dit, «O Sire, pour trouver bon ce brouët il
se faut premierement estre exercité à la Laconique
tout nud, et bien baigné dedans la riviere d'Evrotas.»
Apres avoir sobrement beu et mangé en ces convives, ils se
retiroient en leurs maisons, sans torche ny lumiere, car il ne leur
estoit pas permis d'aller ny là ny ailleurs la nuict avec de
la lumiere: à fin qu'ils s'accoustumassent à cheminer
asseureement, sans rien craindre, par tout, la nuict, et en
tenebres, sans aucune clarté. Des lettres ils en apprenoient
pour la necessité seulement, et au demourant bannissoient de
leur païs toutes autres sciences aussi bien que tous hommes
estrangers: et au reste toute leur estude estoit d'apprendre
à bien obeïr à leurs superieurs, endurer
patiemment tous travaux, et vaincre en combattant ou mourir sur la
place. Ils demouroient tout le long de l'annee avec une simple robbe
seulement, sans sayes par dessoubs, sales et crasseux ordinairement,
comme ceux qui ne s'estuvoient ny ne s'oignoient presque jamais,
sinon bien peu souvent. Les jeunes garsons et jeunes hommes
dormoient ensemble par bandes et par troupes sur des paillasses
qu'ils amassoient eux mesmes, rompans avec les mains, sans aucun
ferrement, les cymes des cannes et rouseaux qui croissoient au long
des rives de la riviere d'Evrotas, et l'hyver ils mesloient parmy de
la bourre d'une espece de chardons qu'ils appelloient Lycophanes,
pource que lon estime que ceste matiere-là ait en soy je ne
sçay quoy qui eschauffe. Il leur estoit permis d'aimer les
enfans de bonne et gentille nature, mais abuser de leurs personnes
estoit tenu pour chose tres-infame, comme de gents qui en aimoient
le corps, et non pas l'ame: de sorte que qui en estoit
accusé, en demouroit noté d'infamie pour toute sa vie.
La coustume estoit que les vieux demandoient aux jeunes quand ils
les rencontroient, où ils alloient, et quoy faire, et les
tansoient s'ils failloient à respondre, ou s'ils alloient
bastissant des excuses: et qui ne tansoit celuy qui commettoit
quelque faute en sa presence, estoit subject à la mesme
reprehension que celuy qui avoit failly: mesme celuy qui se
courrouceoit ou monstroit de prendre à mal quand on le
reprenoit, en estoit reproché et desestimé. Si
d'adventure quelqu'un estoit surpris en commettant une faute, il
falloit qu'il environnast un certain autel de la ville tout
alentour, chantant une chanson faitte en son blasme et vitupere, qui
n'estoit autre chose que se tanser et arguer soy-mesme. Et falloit
que les jeunes hommes reverassent non seulement leurs propres peres,
et se rendissent subjects à eux, mais aussi qu'ils portassent
reverence à tous autres vieilles gens, en leur cedant le
dessus, et se destournant d'eux par les chemins, en se levant de
leurs sieges au devant d'eux, et s'arrestant quand ils passoient: et
pourtant un chascun commandoit non seulement comme aux autres villes
à ses propres enfans, à ses propres serviteurs, et
disposoit de ses propres biens, ains aussi à ceux de son
voisin, ne plus ne moins qu'aux siens propres, et s'en servoient
comme de choses communes entre eux, à fin qu'ils en eussent
soing chascun comme des leurs propres. Et pourtant si un enfant
aiant esté chastié par un autre l'alloit rapporter
à son pere, c'estoit honte au pere s'il ne luy donnoit encore
d'autres coups: car par la commune discipline de leurs païs
<p 226v>ils s'asseuroient, que un autre n'avoit rien
commandé qui ne fust honneste à leurs enfans. Les
jeunes enfans desrobboient tout ce qu'ils pouvoient de bon à
manger, apprenans de jeunesse à dresser embusche dextrement
pour surprendre ceux qui dormoient, ou qui ne se tenoient pas bien
sur leurs gardes: mais la punition de celuy qui estoit surpris en
desrobbant, c'estoit, qu'il estoit bien fouëtté, et le
faisoit-on jeuner: car on leur donnoit expressément bien fort
peu à manger, à fin que d'eux-mesmes combattans la
necessité, ils fussent contraincts de s'exposer hardiment
à tous dangers, et d'inventer tousjours quelque ruse et
finesse pour en desrobber. Mais generalement l'effect, pour lequel
leur vivre de tous estoit fort estroict, c'estoit à fin que
de longue main ils s'accoustumassent à n'estre jamais pleins,
et à pouvoir endurer la faim, pource qu'ils avoient opinion
qu'ils en seroient plus utiles à la guerre, s'il apprenoient
à pouvoir porter la peine et travailler sans manger, et
qu'ils en seroient plus continents, plus sobres, et plus simples,
s'il apprenoient à durer long temps à peu de despense.
Brief ils avoient opinion que s'abstenir de manger chair ou poisson
appresté en cuisine, et se passer ou de pain ou de la viande
la premiere venue, rendoit les corps des hommes plus sains et plus
grands, pour ce que les esprits naturels n'estans point pressez par
trop grande quantité de vivres, ny rebatus contrebas, ny
estendus en large, elevoient les corps contremont, et si les
faisoient plus beaux, d'autant que les habitudes et complexions
gresles et vuides obeïssent mieux à la vertu de nature
qui forme les membres: là où celles qui sont grasses,
pleines et subjectes à beaucoup manger, pour leur pesanteur
y resistent. Ils estudioient aussi à composer de belles
chansons, et non pas moins à les chanter, et y avoit
tousjours en leurs compositions ne sçay quel aiguillon qui
excitoit le courage, et inspiroit aux coeurs des escoutans un propos
deliberé et une ardente volonté de faire quelque belle
chose. Le langage estoit simple, sans fard ny affeterie quelconque,
que ne contenoit autre chose que les louanges de ceux qui avoient
vescu vertueusement, et qui estoient morts en la guerre pour la
defense de Sparte, comme estans bien-heureux, et le blasme de ceux
qui par lascheté de coeur avoient restivé à
mourir, comme vivans une vie miserable et mal-heureuse: ou bien
c'estoient promesses d'estre à l'advenir, ou bien vanteries
d'estre presentement gents de bien, selon la diversité des
aages de ceux qui les chantoient: car y aiant és festes
solennelles et publiques tousjours trois danses, celle des
vieillards commanceant disoit,
Nous avons esté jadis
Jeunes, vaillants, et hardis.
Celle des hommes suyvoit apres, qui disoit,
Nous le sommes maintenant,
A l'espreuve à tout venant.
La troisiéme des enfans venoit apres, qui disoit,
Et nous un jour le serons,
Qui bien vous surpasserons.
Les chants mesmes, à la cadence desquels ils balloient, et
marchoient en battaille au son des fleutes quand ils alloient
chocquer l'ennemy, estoient appropriez à inciter les coeurs
à vaillance, à asseurance, et mespris de la mort: car
Lycurgus s'estudia à conjoindre l'exercice de la discipline
militaire avec le plaisir de la musique: à fin que ceste
vehemence belliqueuse meslee avec la douceur de la musique, en fust
temperee de bon accord et harmonie: et pourtant és
battailles, avant le choc de la charge, le Roy avoit
accoustumé de sacrifier aux Muses, à fin que les
combattans eussent la grace de faire choses glorieuses et dignes de
memoire. Mais si quelqu'un vouloit outrepasser un seul poinct de la
musique ancienne, ils ne le supportoient pas: tellement que les
Ephores condamnerent à l'amende Terpander assez grossier
à l'antique, mais le <p 227r>meilleur jouëur de
cithre de son temps, et qui plus prenoit de plaisir à
louër les faicts heroïques: et qui plus est, pendirent sa
cithre à un pau, pource qu'il y avoit adjousté une
seule chorde pour passager et varier la voix un peu d'avantage: car
ils n'approuvoient les chants et chansons, que les plus simples. Et
comme Timotheus à la feste Carniene chantast sur sa cithre
pour gaigner le pris, l'un des Ephores prenant un cousteau en sa
main, luy demanda de quel costé, du haut, ou du bas, il
aimoit mieux qu'il coupast les chordes qui estoient de plus que les
sept ordinaires. Au demourant Lycurgus leur osta toute superstition
et vaine crainte des sepultures, leur permettant d'inhumer les morts
dedans la ville, et d'avoir les monuments et sepultures alentour des
temples des Dieux: et leur osta et retrencha toutes pollutions de
mortuaires: et ne leur permit d'enterrer aucune chose avec les
corps, si non de les envelopper dedans un drap rouge avec des
feuilles d'olive, et non point plus à l'un qu'à
l'autre: aussi leur osta-il tous epitaphes et inscriptions de
sepultures, sinon de ceux qui seroient morts en battaille, et
defendit tout deuil et toutes lamentations. Aussi leur interdit-il
de voyager en païs estranger, de peur qu'ils n'y apprinssent
des moeurs estranges et façons de vivre incorrectes: et par
mesme raison bannit-il tous estrangers de sa ville, de peur que s'il
venoient à s'y couler et habituer, ils ne monstrassent et
enseignassent quelque vice à ses citoyens: et s'il y avoit
aucun qui ne voulust souffrir la discipline et institution des
enfans, ne jouïssoit point des droits et privileges de
bourgeoisie. Et disent aucuns que Lycurgus avoit institué,
qu'un estranger mesme qui se vouloit soubmettre à
l'observation de sa discipline, eust une des portions qu'ils avoient
dés le commancement ordonnees, mais il ne la pouvoit vendre.
Leur coustume estoit de servir et user des serviteurs de leurs
voisins, ne plus ne moins que des leurs propres, quand ils en
avoient affaire, et autant de leurs chevaux ou de leurs chiens, si
les proprietaires n'en avoient eux mesmes affaire. Aux champs
pareillement s'ils se trouvoient avoir besoing d'aucune chose qui
fust au logis de leurs voisins, ils alloient librement ouvrir les
coffres et les lieux où elle estoit, et la prenoient, puis
refermoient les lieux où ils l'avoient prise. A la guerre ils
portoient robbes rouges, pour ce qu'il leur sembloit que ceste
couleur estoit mieux seante à un homme, et puis pour ce
qu'elle ressemble au sang, elle faisoit plus de frayeur à
ceux qui ne l'avoient pas accoustumee: joint qu'elle estoit encore
utile, par ce que s'il advenoit qu'ils fussent blecez, l'ennemy ne
le pouvoit pas facilement appercevoir, pour la semblance de la
tainture au sang. Quand ils avoient vaincu leurs ennemis par quelque
ruse et habilité de leur Capitaine, ils sacrifioient à
Mars un boeuf: mais quand c'estoit par vive force à la
descouverte, ils immoloient alors un coq, accoustumans par cela
leurs Capitaines à estre non seulement belliqueux, mais aussi
rusez. En leurs prieres qu'ils faisoient aux Dieux, ils y
adjoustoient, qu'ils peussent supporter une injure: et la somme de
leurs prieres estoit, que les Dieux leur donnassent honneur pour
bien faire, et rien plus. Ils honoroient Venus armee, et faisoient
toutes les images des Dieux, tant masles que femelles, avec des
lances et javelines en leurs mains, comme aians tous la vertu
militaire et guerriere: aussi disoient-ils en commun proverbe, Qu'il
faut invoquer la Fortune en estendant la main. voulans dire qu'il
faut invoquer les Dieux en entreprenant quelque chose, et mettant la
main à l'oeuvre, non pas autrement. Ils monstroient à
leurs enfans des Ilotes yvres, à fin de les destourner de
boire beaucoup de vin. Ils ne frappoient jamais à la porte
des maisons, ains appelloient de dehors. Les estrilles dont ils
usoient, estoient non de fer, mais de roseau. Ils n'oyoient jamais
jouër ny Com@edies ny Trag@edies, à fin qu'ils
n'entendissent jamais, ny par jeu ny à bon esciant,
contredire aux loix. Le poëte Archilochus estant venu à
Sparte, ils l'en chasserent à la mesme heure, pour autant
qu'ils sceurent qu'il avoit faict des vers, esquels il disoit, qu'il
valoit <p 227v>mieux quitter et jetter ses armes, que de
mourir.
Fol est qui tant pour un bouclier s'esmaye:
J'ay bien jetté le mien dans une haye,
Quoy qu'il fust bon: mais pour me le garder
Je n'ay voulu ma vie hazarder:
Perdu qu'il soit, j'en pourray bien elire
Un autre apres qui ne sera ja pire.
Toutes leurs sacrees cerimonies estoient communes autant aux filles
comme aux fils. Les Ephores condamnerent Sciraphidas à
l'amende, pour autant que plusieurs luy faisoient tort. Ils feirent
mourir un qui faisoit le penitent public, portant un haire comme un
sac sur sa chair, d'autant qu'il y avoit de la pourfileure de
pourpre en sa haire. Ils tanserent un jeune garson qui alloit encore
aux exercices de la jeunesse, d'autant qu'il sçavoit le
chemin de Pyles, où se tenoit l'assemblee des estats de la
Grece. Ils chasserent de leur ville un Rhetoricien nommé
Cephisophon, d'autant qu'il se vantoit de pouvoir parler tout un
jour entier sur quelque subject que ce fust, disans qu'un bon
parleur doit avoir la parole egale à ce dont il parle. Les
enfans enduroient d'estre deschirez à coups de fouët
tout au long d'un jour, jusques à la mort bien souvent, sur
l'autel de Diane surnommee Orthie, c'est à dire droitte et
roide, tous gays et joyeux, faisans à l'envy les uns des
autres à qui plus et plus long temps endureroit d'estre
battu: et celuy qui en demouroit vainqueur, en estoit entre les plus
estimez et mieux prisez: et ceste @emulation de combat s'appelle la
fouëttade, et se recommance tous les ans. Mais l'une des plus
belles et des plus heureuses choses dont Lycurgus ait faict
provision à ses citoyens, c'est abondance de loisir: car il
ne leur est aucunement permis de se mesler d'aucun art mecanique: et
de traffiquer laborieusement et peniblement pour amasser des biens,
il n'estoit point de nouvelle, par ce qu'il avoit tant faict, qu'il
leur avoit rendu la richesse ny honorable ny desirable: et les
Ilotes leur labouroient leurs terres, leur en rendant ce qui estoit
d'ancienneté estably et ordonné: et leur estoit
defendu d'en exiger plus de louage, à fin que les Ilotes pour
le gain qu'il y faisoient, en servissent plus volontiers, et qu'eux
ne convoitassent point à en avoir d'avantage. Il leur estoit
aussi defendu d'estre mariniers, d'aller su mer, ny d'y combattre:
mais depuis pourtant ils combattirent par mer, et se rendirent
Seigneurs de la marine: toutefois ils s'en deporterent bien tost,
d'autant qu'ils voyoient que les moeurs de leurs citoyens s'en
gastoient et corrompoient: mais depuis encore se changerent-ils en
cela comme en toutes autres choses. Car les premiers qui amasserent
de l'argent aux Laced@emoniens, furent condamnez à mort,
d'autant qu'un ancien oracle avoit esté respondu aux Roys
Alcamenes et Theopompus,
Avarice sera la ruine de Sparte.
Et neantmoins apres que Lysander eut pris la ville d'Athenes, il en
emmena à Sparte grande quantité d'or et d'argent
qu'ils receurent, et en honorerent le personnage qui la leur avoit
apportee. Mais tant que la cité de Sparte a gardé les
loix de Lycurgus, et observé le serment qu'elle avoit
juré, elle a esté tousjours la premiere de toute la
Grece en gloire et en bonté de gouvernement, l'espace de plus
de cinq cents ans: et venants à les transgresser, l'avarice
et la convoitise d'avoir se coula petit à petit parmy eux, et
aussi en diminua leur authorité et leur puissance: car leurs
alliez et confederez commancerent à leur en mal vouloir. Mais
toutefois encore qu'ils fussent en tel estat, apres que Philippus
eut gaigné la battaille contre les Grecs, aupres de
Ch@eronee, et que toutes les autres villes de la Grece, l'eussent de
commun consentement eleu pour Capitaine general de toute la Grace,
tant par mer comme par terre, et depuis Alexandre son fils apres la
destruction de la ville de Thebes, <p 228r>les
Laced@emoniens seuls, encore qu'ils eussent leur ville toute
ouverte, sans aucunes murailles, et qu'ils fussent en bien petit
nombre, pour les continuelles guerres qu'ils avoient euës, et
qu'ils fussent beaucoup plus foiles, et par consequent plus aisez
à prendre et à desfaire, qu'ils n'avoient appris
d'estre: neantmoins pour avoir retenu encore quelques petites
reliques du gouvernement estably par Lycurgus, ils ne voulurent
jamais se soubmettre à aller à la guerre soubs ces
deux grands Roys-là, ny aux autres Roys de Macedoine qui
vindrent apres, ny ne se voulurent trouver és communes
assemblees avec eux, ny ne contribuerent aucun argent, jusques
à ce qu'aiants de tout poinct mis à nonchaloir les
loix de Lycurgus, ils furent reduits en tyrannie par leurs propres
citoyens, quand ils ne reteindrent du tout plus rien de leur
ancienne institution et discipline, et qu'estans devenus tous
semblables aux autres peuples, ils perdirent entierement toute leur
ancienne reputation et gloire, et leur franchise de parler: et
furent finablement redigez en servitude, comme ils sont encore de
present subjects aux Romains, aussi bien comme tous les autres
peuples et villes de la Grece.
LES DICTS ET RESPONSES NOTABLES DES DAMES LACEDAEMONIENES.
ARGILEONIDE la mere de Brasidas, son fils aiant
esté tué, quelques Ambassadeurs de la ville
d'Amphipolis vindrent à Sparte, qui la visiterent: ausquels
elle demanda, si son fils estoit mort en homme de bien, et digne de
Sparte: et comme ils le louassent extrémement, et luy
dissent, que c'estoit en faict d'armes le plus grand homme qui eust
oncques esté en Laced@emone, elle leur respondit:
«Estrangers mes amis, mon fils estoit bien voirement homme de
bien et d'honneur, mais Laced@emone en a plusieurs autres, qui sont
encore plus vaillans que luy.»
GORGO la fille du Roy Cleomenes, comme Aristagoras
Milesien fust venu à Sparte pour solliciter Cleomenes
d'entreprendre la guerre contre le Roy de Perse, pour affranchir les
Ioniens, et pour ce faire luy promeist grosse somme d'argent: et
d'autant que plus il y contredisoit, d'autant plus qu'il luy
augmentast la quantité de deniers qu' il luy promettoit:
«Mon pere, dit-elle, cest estranger icy te corrompra, si tu ne
le jettes promptement dehors de nostre maison.» Et comme son
pere luy eust un jour commandé de bailler du bled à
quelqu'un pour son salaire, y adjoustant, «C'est luy qui m'a
enseigné à faire de bon vin: Comment, mon pere, on en
beura du vin d'vantage, et ceux qui en beuront, en deviendront plus
delicats et moins vertueux.» Et voyant comme un des serviteurs
d'Aristagoras luy chaussoit ses souliers: «Pere, dit-elle, cest
estranger icy n'a point de mains.» Et comme un autre estranger
marchant mollement et delicatement se fust approché d'elle,
elle le repoulsa rudement, en luy disant: «Te retireras-tu
arriere d'icy homme lasche, qui ne vaux pas une femme?»
GIRTIAS comme son nepveu Acrotatus eust esté
rapporté à la maison, d'une querelle qu'il avoit
euë contre d'autres jeunes garsons ses compagnons, fort
blessé en plusieurs lieux, de maniere que lon pensoit qu'il
fust mort, et ses domestiques et familiers en pleurassent et
menassent grand deuil: «Ne vous tairez vous pas, dit-elle, car
il a monstré de quel sang il estoit. Il ne faut pas à
hauts cris plorer les vaillants hommes, mais les medeciner et
penser, pour essayer de les sauver.» Et quand la nouvelle fut
venue certaine de Candie, où il estoit allé à
la guerre, qu'il y avoit esté tué: «Ne falloit-il
pas, dit-elle, puis qu'il alloit contre les ennemis, qu'il y
mourust, ou qu'il les feist mourir eux? J'ay plus cher d'ouïr
dire qu'il soit mort digne de moy, de son païs et de ses
predecesseurs, que s'il eust vescu autant que l'homme
sçauroit, estant lasche de coeur.»
<p 228v> DEMETRIA entendant que son fils couard
et indigne d'elle estoit retourné de la guerre, elle mesme le
tua: dont on en feit cest Epigramme,
Demetria tua Demetrien,
Son propre fils, Laced@emonien,
Quand elle sçeut que son ame surprise
Avoit esté de lasche couardise.
Une autre aiant entendu que son fils avoit abandonné son
rang, le tua, comme estant indigne de son païs, en disant,
«Ce n'est point ma geniture:» sur laquelle on composa cest
Epigramme,
Va meschant germe aux enfers tenebreux,
Va, qu'en despit de ton forfaict paoureux
Evrotas mesme aux cerfs couards ne laisse
Boire son eau. Meurs canaille traistresse,
Entierement inutile à tout bien,
De Sparte indigne, oncques tu ne fus mien.
Une autre aiant entendu que son fils s'estoit sauvé et enfuy
des mains des ennemis, luy escrivit: «Il court un mauvais bruit
de toy, efface le, ou ne sois point.» Une autre de qui les
enfans s'en estoient fuis de la battaille, arrivez qu'ils furent
vers elle, leur dit: «Où allez vous meschants fuyards
esclaves? voulez vous rentrer icy dont vous estes sortis?» en
reboursant sa robbe par devant, et leur monstrant son ventre. Une
autre voyant son fils revenant du camp, luy demanda, «Et bien,
comment se porte la Chose publique?» Il luy respondit,
«Tous nos gens sont morts.» Et elle prenant un pot de
terre luy jetta sur la teste, en luy disant: «T'ont-ils
doncques envoyé pour nous en porter des nouvelles?» Un
frere racontoit à sa mere la genereuse mort d'un sien autre
frere: sa mere luy respondit, «Et n'as-tu point de honte de ne
l'avoir accompaigné à un si beau voyage?» Une
autre mere avoit envoyé ses enfans, qui estoient cinq, au
camp, et attendoit aux faulx-bourgs de la ville, quelle issue
prendroit la battaille. Au premier qui en retourna, elle demanda des
nouvelles, et il luy respondit, que ses enfans y avoient esté
tuez tous cing. «Ce n'est pas cela que je te demande, meschant
esclave que tu es, dit-elle: mais comment se portent les affaires de
la Chose publique?» «La victoire est notre, respondit-
il:» «Je suis doncques, dit-elle, maintenant contente de
la perte de mes enfans.» Une autre, ainsi comme elle
ensevelissoit son fils, survint une pauvre vieillotte qui se prist
à luy dire: «O femme, quelle fortune!» «Bonne
par les Dieux jumeaux, respondit-elle: car le but, auquel je l'avois
enfanté m'est advenu, à fin qu'il mourust pour
Sparte.» Une Dame du païs d'Ionie se glorifioit d'un sien
ouvrage de tapisserie qu'elle avoit faict au mestier fort sumptueux:
mais une Laconiene luy monstrant quattre siens enfans fort honnestes
et bien moriginez, «Tels, dit-elle, doivent estre les ouvrages
d'une Dame de bien et d'honneur et voyla dequoy elle se doit vanter
et glorifier.» Une autre mere aiant eu nouvelles que son fils
se gouvernoit mal en païs estranger où il estoit, luy
escrivit, «Il court un mauvais bruit de toy pardeça,
efface le, ou te meurs.» Estans quelques ambassadeurs de Chio
venus à Sparte, qui accusoient et donnoient de grandes
charges à P@edaretus, sa mere Teleutia en aiant senty le vent
les envoya querir: et aiant entendu d'eux les charges dont ils
l'accusoient, apres qu'elle eut jugé en elle mesme qu'il
avoit tort, elle luy rescrivit, «Teleutia mere, à
P@edaretus son fils: Ou fais mieux, ou demeure là, n'esperant
pas te sauver pardeçà.» Une autre semblablement
escrivit à son fils que lon accusoit de quelque crime:
«Mon fils, delivre toy ou de ceste charge, ou de la vie.»
Une autre accompagnant son fils boitteux qui s'en alloit à la
battaille, luy disoit: «Mon fils, à chasque pas
souvienne toy de bien faire.» Une autre de qui le fils estoit
retourné de la battaille blessé au pied, et se
plaignoit fort de la grande douleur qu'il sentoit: «Mon fils,
<p 229r>dit-elle, si tu te veux souvenir de la vertu, tu
t'appaiseras, et ne sentiras plus de douleur.» Un Laced@emonien
avoit tellement esté blessé en une battaille, qu'il ne
se pouvoit pas bien soustenir sur ses jambes, et falloit qu'il
cheminast à quatre pieds: et comme il eust honte de veoir les
gens qui se rioient, sa mere luy dit: «Et combien est il plus
raisonnable, mon fils, de te resjouïr pour le tesmoignage de ta
prouësse, que d'avoir honte pour un rire insensé?»
Une autre baillant à son fils son bouclier, en l'admonestant
de faire son devoir: «Mon fils, dit-elle, ou rapporte ce
bouclier, ou qu'on te rapporte dedans.» Une autre baillant
aussi le bouclier à son fils, partant pour s'en aller
à la guerre, luy dit: «Ton pere t'a tousjours
conservé ce bouclier, advise de le conserver aussi, ou de
mourir.» Une autre respondit à son fils qui se plaignoit
d'avoir courte espee, «Approche toy d'un pas.» Une autre
entendant que son fils estoit mort tres-vaillamment en la battaille:
«Aussi estoit-il mon fils,» dit-elle. Au contraire, une
autre entendant que son fils s'estoit sauvé de vistesse:
«Aussi n'est-il pas à moy,» dit-elle. Une autre
entendant que son fils estoit mort en battaille, au mesme lieu
où lon l'avoit mis: «Ostez-le donc, dit-elle, de
là, et mettez son frere en sa place.» Une autre estant
en procession solennelle et publique avec un chappeau de fleurs sur
sa teste, entendit que son fils avoit gaigné la battaille,
mais qu'il estoit si griefvement blessé, qu'il estoit prest
à rendre l'ame, sans oster son chappeau de fleurs de dessus
sa teste, ains comme se glorifiant de ceste nouvelle: «O
combien, dit-elle, mes amies, il est plus honorable mourir
victorieux en battaille, que non pas survivre apres avoir
emporté le pris en la feste des jeux Olympiques!» Un
frere racontoit à sa soeur, comme son fils estoit mort
vaillamment à la guerre: et elle luy respondit, «Autant
comme j'ay de plaisir de luy, tout autant j'y de desplaisir de toy,
mon frere, que tu ne l'as accompagné en un si vertueux
voyage.» Quelqu'un envoyoit solliciter une Laced@emoniene, si
elle voudroit s'entendre avec luy: elle feit response, «Quand
j'estois fille, j'apprenois à obeïr à mon pere,
et l'ay tousjours faict: et depuis que j'ay esté femme,
à mon mary: si donc ce que celuy-là me demande est
honneste et juste, qu'il le declare premierement à mon
mary.» Une fille pauvre estant enquise quel douaire elle
apporteroit à celuy qui l'espouseroit: «La
pudicité, respondit-elle, de mon païs.» Une autre
estant interroguee si elle estoit allee au mary:» Non, dit-
elle, mais le mary à moy.» Une autre aiant esté
occultement dépucellee, et fait avorter son fruict, porta si
patiemment les douleurs de son avortement, sans jetter un seul cry,
que jamais son pere ny ceux qui estoient autour d'elle, ne
s'apperceurent aucunement qu'elle eust avorté: car le
deshonneur combattant avec l'honnesteté vainquit la vehemence
des douleurs. Une Laced@emoniene que lon vendoit, interroguee
qu'elle sçavoit faire, respondit, «Estre fidele.»
Une autre aiant esté prise prisonniere, et semblablement
estant interroguee, qu'elle sçavoit faire, respondit,
«Bien garder la maison.» Une autre estant enquise par
quelqu'un, si elle seroit bonne s'il l'achettoit: «Ouy,
respondit-elle, encore que tu ne m'achettes pas.» Une autre que
lon vendoit à l'encan, respondit au crieur qui luy demandoit
ce qu'elle sçavoit faire, «Estre libre:» Et comme
celuy qui l'avoit achettee luy commandast quelque service indigne de
personne libre: «Tu te repentiras, dit-elle, de t'avoir
envié un si noble acquest:» et se feit elle mesme
mourir.
JE N'AY pas mesme opinion que Thucydides, Dame Clea, touchant
la vertu des femmes: pour ce que luy estime, que celle-là
soit la plus vertueuse, et la meilleure, de qui on parle le moins,
autant en bien qu'en mal, pensant que le nom de la femme d'honneur
doive estre tenu renfermé comme le corps, et ne sortir jamais
dehors. Et me semble que Gorgias estoit plus raisonnable, qui
vouloit que la renommee, non pas le visage, de la femme, fust
cogneuë de plusieurs: et m'est advis, que la loy ou coustume
des Romains estoit tres-bonne, qui portoit, que les femmes, aussi
bien que les hommes, apres leur mort fussent publiquement honorees
à leurs funerailles des louanges qu'elles auroient meritees.
Et pourtant incontinent apres le trespas de la tres-vertueuse Dame
Leontide, je discouru dés lors assez longuement sur ceste
matiere avec toy, lequel discours ne fut point à mon advis
sans quelque consolation fondee en raison philosophique: et
maintenant suyvant ce que tu me requis alors, je t'envoye le reste
du propos, pour monstrer que c'est une mesme vertu celle de l'homme,
et celle de la femme, par le preuve de plusieurs exemples tirez des
anciennes histoires, qui n'ont pas esté par moy recueillis en
intention de donner plaisir à l'ouye: mais si la nature de
l'exemple est telle, que tousjours à la force de persuader
est conjoincte aussi la vertu de delecter, mon propos ne rejettera
point la grace du plaisir qui seconde et favorise l'efficace de la
preuve, ny n'aura point de honte de conjoindre les Graces avec les
Muses, qui est la plus belle assemblee du monde, comme dit
Euripides, induisant l'ame à croire facilement les belles
raisons par la delectation qu'elle y prend. Car si pour prouver que
c'est un mesme art de peindre les femmes que les hommes, je
produisois de telles peintures de femmes, comme Apelles, ou Zeuxis,
ou Nicomachus en ont laissees, y auroit-il homme qui m'en
sçeust avec raison reprendre, en me mettant sus que j'aurois
plustost visé à resjouïr et delecter les yeux,
que non pas à prouver mon intention? Je croy à mon
advis, que non. Et quoy, si d'ailleurs pour monstrer que la science
poëtique de representer en vers toutes choses, n'est point
differente és femmes d'avec celle qui est aux hommes, ains
toute une mesme, je venois à conferer les vers de Sappho avec
ceux d'Anacreon, ou les oracles des Sibylles avec les responses de
Bacchis, y auroit-il homme qui peust justement blasmer celle
demonstration, pource qu'elle attireroit l'auditeur à la
croire avec plaisir et delectation? Jamais homme ne le diroit. Et
neantmoins il n'y a moyen de cognoistre mieulx d'ailleurs la
similitude ou difference de la vertu de la femme et de l'homme,
qu'en conferant les vies aux vies, et les faicts aux faicts, comme
en mettant l'un devant l'autre les ouvrages de quelque grande
science, et considerant si la magnificence de la Royne Semiramis a
un mesme air et mesme forme, que celle du Roy Sesostris: et la
prudence de Tanaquil, que celle du Roy Servius: ou la
magnanimité de Porcia que celle de Brutus, ou celle de
Timoclea que celle de Pelopidas, en ce qui est principalement commun
entre eux, et en quoy gist leur principale valeur: pource que les
vertus prennent quelques autres differences, comme couleurs propres
et particulieres, selon la diversité des natures, et se
conforment aucunement aux m@eurs et conditions des subjects en qui
elles sont, et aux temperatures des corps, aux aliments mesmes, et
aux façons de vivre: car Achilles estoit vaillant d'une
sorte, et Ajax d'une autre: et la prudence d'Ulysses n'estoit pas
semblable à celle de Nestor, ny n'estoit pas Caton juste de
mesme qu'Agesilaus, ny Irene n'aimoit pas son mary de la mesme
façon que faisoit Alcestis, ny Cornelia n'estoit magnanime
comme l'estoit Olympiade: mais pour cela nous ne dirons pas qu'il y
ait plusieurs diverses vertus de vaillance, <p 230r>ne
plusieurs prudences, ne plusieurs justices, pour les dissimilitudes
de la façon de faire particuliere qui est à un
chascun, lesquelles ne forcent point d'advouër que la vertu
soit diverse. Or quant aux exemples qui sont plus vulgaires et plus
communs, et dont je presume que tu aies toute intelligence et
cognoissance, pour les avoir leus és livres des anciens, je
les passeray pour le present, si ce ne sont d'adventure quelques
faicts bien dignes de memoire qu'aient ignoré ceux qui
paravant nous ont escrit les communes chroniques et vulgaires
histoires. Mais pource que les femmes par le passé, tant en
commun qu'en particulier, ont fait plusieurs actes dignes d'estre
rememorez et couchez par escript, il ne sera pas mauvais d'en mettre
devant les autres quelques uns de ceux qu'elles ont faicts en
communauté.
DES DAMES TROYENNES.
LA plus part de ceux qui eschapperent de la prise et
destruction de Troye la grande coururent fortune, et furent jettez
par la tourmente, avec ce qu'ils n'entendoient pas l'art de
naviguer, ny ne cognoissoient pas la mer, en la coste de l'Italie:
et s'estans garrez és abris, bayes et ports au dedans de la
terre, à l'endroit où la riviere du Tybre se desgorge
en la mer, les hommes descendirent en terre, et allerent errans
çà et là par le païs pour trouver langue,
et ce-pendant leurs femmes adviserent entre elles, que quand bien
ils seroient les mieux fortunez et plus heureuses gents du monde,
encore seroit-il meilleur de s'arrester en quelque lieu, que d'aller
tousjours ainsi vagans et errans par la mer, et faire là leur
païs, puis qu'ils ne pouvoient recouvrer celuy qu'ils avoient
perdu. A quoy s'estans toutes accordees, elles bruslerent leurs
vaisseaux, aiant commancé l'une d'entre elles qui s'appelloit
Rome: et l'aiants executé, elles s'en allerent au devant de
leurs marits, qui accouroient vers la mer pour cuider secourir leurs
vaisseaux, et craignans la fureur de leur courroux, les ambrasserent
et baiserent affectueusement, les unes leurs marits, les autres
leurs parents, et par ceste caresse les appaiserent. De là
commancea la coustume qui dure encore parmy les Romains, que les
femmes saluënt ainsi leurs parents, en les baisant en la
bouche. Car les Troyens recognoissans la necessité qu'ils
estoient contraincts d'ainsi le faire, et quant et quant trouvans
les habitans du païs qui les recevoient humainement et
amiablement, approuverent ce que leurs femmes avoient faict, et
s'habituerent en cest endroit-là de l'Italie parmy les
Latins.
DES DAMES DE LA PHOCIDE.
LE faict des Dames de la Phocide, duquel nous voulons
faire mention, n'a point eu d'historien illustre qui l'ait
redigé par escript: mais toutefois si ne cede-il en vertu
à nul acte qui ait oncques esté fait par femmes, et si
est tesmoigné par grands sacrifices que ceux de la Phocide
celebrent encore jusques aujourd'huy aupres de la ville de
Hyampolis, et par des anciens decrets du païs. Or en est
l'histoire entiere descrite de poinct en poinct en la vie de
Daïphantus: mais quant à ce qui en appartient aux
femmes, le faict est tel. Il y avoit une guerre irreconciliable et
mortelle entre ceux de la Thessalie et ceux de la Phocide, pour ce
que ceux de la Phocide à un jour nommé tuerent tous
les magistrats et officiers des Thessaliens qui exerceoient tyrannie
en leurs villes, et ceux de la Thessalie briserent avec des meules
deux cents cinquante ostagers de la Phocide qu'ils avoient entre
leurs mains: et puis avec toute leur puissance entrerent en armes
dedans leur païs par celuy des Locriens, aians premierement
conclu et arresté en leur conseil, qu'ils ne pardonneroient
à homme quelconque qui fust en aage de porter armes, et
qu'ils feroient les femmes et les enfans esclaves.
<p 230v>Parquoy Daïphantus le fils de Batthyllius, l'un
des trois qui avoient l'authorité souveraine au gouvernement
de la Phocide, leur persuada, que tous ceux qui seroient en aage de
porter armes, allassent au devant des Thessaliens pour les
combattre: et au demourant quant à leurs femmes et à
leurs enfans, qu'ils les assemblassent tous en un certain lieu de la
Phocide, et environnassent le pourpris du lieu de grande
quantité de bois, et y meissent des gardes pour les garder,
ausquels ils donnassent en mandement, que s'ils entendoient dire
qu'ils eussent esté desfaicts, ils meissent le feu dedans le
bois, et feissent brusler tous ces corps-là: ce que tous les
autres aiants approuvé, il y en eut un que se levant dit,
qu'il estoit juste et raisonnable d'avoir aussi le consentement des
femmes là-dessus, où elles resolurent de suivre
l'advis de Daïphantus, avec si grande allegresse, qu'elles en
couronnerent Daïphantus d'un chappeau de fleurs, comme aiant
donné un tresbon conseil à la Phocide: et dit on que
les enfans mesmes en aiants tenu conseil entre eulx à part,
conclurent de mesmes. Ainsi ceux de la Phocide aiants donné
la battaille aux Thessaliens pres du village de Cleones, és
marches de Hyampolis, les desfeirent. Ceste resolution de ceux de la
Phocide fut depuis appellee par les Grecs, le Desespoir: en memoire
de laquelle victoire tous les peuples de la Phocide jusques
aujourd'huy celebrent, en ce lieu-là, la plus grande et plus
solennelle feste qu'ils aient, en l'honneur de Diane, et l'appellent
Elaphebolia.
DES DAMES DE CHIO.
CEUX de Chio fonderent jadis la ville de Leuconie par une
telle occasion. Un jeune gentilhomme des meilleures maisons de Chio
s'estoit marié: et comme on luy menoit sa femme en sa maison
sur un chariot, le roy Hippoclus, qui estoit amy et familier du
marié, et avoit assisté aux espousailles commes les
autres, où lon avoit bien beu, bien ry, et fait bonne chere,
sault sur le chariot, où estoit la mariee, non pour y faire
aucune violence ne villanie, mais seulement pour se jouër,
comme la coustume estoit en telle feste: toutefois les amis du
marié ne le prenans pas ainsi, le tuerent sur la place:
à raison duquel homicide, s'estans monstrez à ceux de
Chio plusieurs signes manifestes de l'ire et courroux des Dieux, et
aiant l'oracle d'Apollo respondu, que pour l'appaiser il falloit
qu'ils tuassent ceux qui avoient occis Hippoclus: Ils respondirent
que c'estoient tous ceux de la ville qui l'avoient tué. Dieu
leur commanda qu'ils eussent doncques tous à sortir de la
ville de Chio, si tous estoient participans de ce meurtre. Ainsi
meirent-ils hors de leur ville ceux qui estoient autheurs ou
aucunement participans de ce crime, qui n'estoient pas en petit
nombre, ny gents de petite qualité, et les envoyerent habiter
en la ville de Leuconie, qu'ils avoient paravant ostee et conquise
sur les Coroniens, à l'aide des Erythreiens: mais depuis,
guerre s'estant esmeuë entre eulx et les Erythreiens, qui
estoient pour lors le plus puissant peuple de tout le païs
d'Ionie, et les estans les Erythreiens venuz assaillir avec armee,
ne pouvans resister, ils feirent composition, par laquelle il leur
estoit permis de sortir avec une robbe, et un saye tant seulement,
et non autre chose. Les femmes entendu cest appointement leur dirent
injure, s'ils avoient le coeur si lasche que de quitter leurs armes,
et de s'en aller passer tous nuds à travers leurs ennemis: et
comme leurs marits alleguassent qu'ils avoient juré, elles
leur conseillerent, comment que ce fust, n'abandonner point leurs
armes, et de leur dire, que la javeline estoit la robbe, et le
bouclier le saye à tout homme de coeur. Ceux de Chio les
creurent, et parlerent audacieusement aux Erythreiens, en leur
monstrant leurs <p 231r>armes, si bien qu'ils les
effroyerent de leur audace, et n'y eut personne d'eux qui s'en
approchast pour cuider les empescher, ains furent tous contents
qu'ils s'en allassent, en leur quittant la place. Voyla comment
ceux-là aiants appris de leurs femmes la hardiesse de
s'asseurer, sauverent leur honneur et leur vie. Bien long temps
depuis les femmes de la mesme ville de Chio feirent un autre acte
qui ne cede de rien en verta à celuy-là, lors que
Philippus le fils de Demetrius tenant leur ville assiegee feit
proclamer un mandement par ses heraults, et un cry merveilleusement
superbe et barbare, Que les esclaves de la ville se rebellassent
contre leurs maistres, et se veinssent rendre à luy, et qu'il
leur donneroit liberté, et si leur feroit espouser à
chascun leurs maistresses, femmes de leurs maistres. Les femmes en
conceurent un si grand courroux, et si grande indignation en leurs
coeurs (avec les esclaves, qui eulx mesmes en furent irritez comme
elles, et leur assisterent) qu'elles prirent la hardiesse de monter
sur les murailles de la ville, et d'y porter des pierres et des
traicts, en priant leurs hommes qui combattoient, d'avoir bon
courage, et les admonestant de ne se lasser point de faire bien leur
devoir: si bien qu'en faisant de faict et de parole ce que elles
pouvoient pour repoulser l'ennemy, à la fin elles
contraignirent Philippus de se lever de devant la ville sans rien
faire, et n'y eut pas un esclave tout seul qui se rendist onques
à luy.
DES ARGIENNES.
LE combat des Dames Argiennes alencontre du Roy de
Laced@emone Cleomenes, pour la defense de leur ville d'Argos,
qu'elles entreprirent soubs la conduite et par l'enhortement de
Telesilla poëtisse, n'est pas moins glorieux que autre exploict
quelconque que jamais les femmes aient fait en commun. Ceste Dame
Telesilla, à ce que lon treuve par escrit, estoit bien de
maison noble et illustre, mais au demourant fort maladive de sa
personne: à l'occasion dequoy elle envoya devers l'oracle
pour sçavoir comment elle pourroit recouvrer sa santé:
et luy aiant esté respondu qu'elle servist et honorast les
Muses, elle obeissant à la revelation des Dieux, et se
mettant à apprendre la poësie et l'harmonie du chant,
fut en peu de temps delivree de sa maladie, et devint tres-renommee
et estimee entre les femmes, pour ceste partie de poësie.
Depuis estant advenu que le Roy des Spartiates Cleomenes aiant
tué en une battaille grand nombre des Argiens, mais non pas
toutefois comme quelques uns fabuleusement on escrit
precisément, sept mille, sept cents, septante et sept, s'en
alla droit à la ville d'Argos, esperant la surprendre vuide
d'habitants, il prit une soudaine emotion de courage et de hardiesse
inspiree divinement aux femmes qui estoient en aage, de faire tout
leur effort pour engarder les ennemis d'entrer dedans la ville: et
de faict soubs la conduitte de Telesilla, elles prirent les armes,
et se mettans aux creneaux des murailles, les ceignirent et
environnerent tout à l'entour, dont les ennemis demourerent
fort esbahis. Si repoulserent le Roy Cleomenes avec perte et meurtre
de bon nombre de ses gents, et chasserent l'autre Roy de Laced@emone
Demaratus hors de leur ville, qui estoit desja entré bien
avant dedans: et en avoit occupé le quartier qui s'appelle
Pamphyliaque. Ainsi la ville aiant esté sauvee par leur
prouësse, il fut ordonné, que celles qui estoients
mortes au combat, seroient honorablement inhumees sur le grand
chemin que lon nomme la voye Argienne: et à celles qui
estoient demourees, pour un perpetuel monument de leur vaillance, on
permit qu'elles consecrassent et dediassent une statue à
Mars. Ce combat fut, ainsi comme les uns escrivent, le septieme
jour: ou, comme les autres, le premier du mois que lon nommoit
anciennement Tetartus en Argos, et maintenant s'y appelle Herm@eus,
auquel les Argiens solennisent encore aujourd'huy une feste
<p 231v>solennelle qu'ils appellent Hybristica, comme qui
diroit l'infamie, où la coustume est, que les femmes vestent
des sayes et manteaux à usage d'homme, et les hommes des
cottes et des voiles à usage de femmes: et pour remplir le
defaut d'hommes en leur ville, au lieu de ceux qui estoient morts
és guerres, ils ne feirent pas ce que dit Herodote, qu'ils
marierent leurs esclaves avec leurs vefves, mais ils adviserent de
donner droict de bourgeoisie de leur ville, aux plus gents de bien
de leurs voisins, et leur feirent espouser les vefves: et toutefois
encore semble-il qu'elles les eurent en quelque mespris: car elles
feirent une loy, que les nouvelles mariees auroient des barbes
feintes au menton, quand elles coucheroient avec leurs marits.
DES PERSIENNES.
CYRUS aiant fait rebeller les Perses contres les Medes et
leur Roy Astyages, il advint qu'il fut rompu en une battaille avec
ses Perses, lesquels fuyants à val de route vers leur ville,
et estans les ennemis bien pres d'y entrer pesle mesle quant et
eulx, les femmes sortirent dehors au devant d'eux, et reboursants
leurs robbes du bas en hault par le devant, leur crierent: Où
fuyez vous les plus lasches hommes qui soient au monde? car pour
fuir vous ne pouvez pas rentrer icy d'où vous estes sortis.
Les Perses aiants honte de veoir ceste façon de faire de
leurs meres, et d'ouir leurs voix aussi, en se tansant et blasmant
eulx-mesmes, tournerent visage, et retournans de rechef au combat,
meirent en fuitte leurs ennemis. Depuis ce temps-là fut
establie la loy, que toutes et quantes fois que le Roy, retournant
d'aucun voyage loingtain, entreroit dedans la ville, chasque femme
auroit de luy un escu, de l'ordonnance du Roy Cyrus. Mais on dit que
l'un de ses successeurs Roy, nommé Ochus, qui ne valoit rien
au demourant, ains estoit plus avaricieux que ne fut oncques Roy,
tournoit tousjours au long de la ville, et ne passoit jamais par
dedans, ains frustroit tousjours les Dames du present qu'elles
devoient avoir: là où au contraire, Alexandre y entra
par deux fois, et si donna le double aux femmes grosses.
DES GAULOISES.
AVANT que les Gaulois passassent les montaignes des
Alpes, et qu'ils eussent occupé celle partie de l'Italie
où ils habitent maintenant, une grande et violente sedition
s'esmeut entre eulx, qui passa jusques à une guerre civile:
mais leurs femmes ainsi que les deux armees furent prestes à
s'entrechocquer, se jetterent au milieu des armes, et prenans leurs
differents en main, les accorderent, et jugerent avec si grande
@equité, et si au contentement de toutes les deux parties,
qu'il s'en engendra une amitié et bien-veuillance tresgrande
reciproquement entre eulx tous, non seulement de ville à
ville, mais aussi de maison à maison: tellement que depuis ce
temps-là ils ont tousjours continué de consulter des
affaires tant de la guerre que de la paix, avec leurs femmes, et de
pacifier les querelles et differents, qu'ils avoient avec leurs
voisins et leurs alliez, par le moyen d'elles. Et pourtant en la
composition qu'ils feirent avec Hannibal, quand il passa par les
Gaules, entre autres articles, ils y meirent, que s'il advenoit que
les Gaulois pretendissent que les Carthaginois leur teinssent
quelque tort, les Capitaines et gouverneurs Carthaginois qui
estoient en Espagne en seroient les juges: et si au contraire les
Carthaginois vouloient dire que les Gaulois leur eussent faict
quelque tort, les femmes des Gaulois en jugeroient.
DES MELIENES.
LES Meliens se deliberants d'aller cercher une terre
à habiter plus fructueuse et <p 232r>plus fertile que
la leur, eleurent pour conducteur et Capitaine de la troupe qu'ils
envoyoient dehors, un jeune homme de beauté excellente,
lequel avoit nom Nymphaeus, et aiants premierement envoyé
à l'oracle, Dieu leur respondit qu'ils la cerchassent par
mer, et que ils s'arrestassent et s'habituassent au lieu où
ils auroient perdu leurs porteurs. Or advint-il que eulx estans
abordez en la coste de la Carie, et descendus en terre, leurs
vaisseaux y perirent par la tourmente: et lors les habitans de la
ville de Cryassa en la Carie, soit qu'ils eussent pitié de
leur necessité, ou qu'ils redoubtassent leur hardiesse, les
convierent à demourer avec eulx, et leur departirent une
quantité de terres: mais depuis voyants qu'en peu de temps
ils avoient pris un grand accroissement, ils leur dresserent
embusches pour les tuer, en un grand festin et souper, qu'ils leur
preparerent. Or y avoit-il une jeune fille Cariene nommee
Caphéne, qui estoit secrettement amoureuse de Nymphaeus, et
ne pouvant supporter que lon feist ainsi proditoirement mourir son
amy, elle luy descouvrit la deliberation, et l'entreprise de ceulx
du païs. Quand doncques les Cryassiens les vindrent querir pour
aller au festin, Nymph@eus feit response, que la coustume des Grecs
n'estoit point d'aller souper en festins, qu'ils n'y menassent leurs
femmes quant et eulx: quoy entendu, les Cariens leur dirent, qu'il
amenassent doncques leurs femmes en bonne heure. Ainsi aiant
donné à entendre à ses gents, ce que les
Cariens leur vouloient faire, il leur dit qu'ils veinssent quant
à eulx sans armes en leurs robbes simples, mais que chascune
de leurs femmes apportast dedans les plis de sa robbe une espee, et
qu'elle s'asseist aupres de son mary. Quand ce fut au milieu du
souper que lon donna le signal aux Cariens pour mettre la main
à la besongne, les Grecs incontinent cogneurent bien que
c'estoit le poinct de l'occasion, qu'il falloit mener les mains: les
femmes toutes à un coup ouvrirent leurs girons, et leurs
marits se saisissans de leurs espees, coururent sus aux Barbares, et
les massacrerent tous en la place, sans en excepter un: ainsi aiants
conquis le païs et razé leur ville, ils en bastirent une
autre qu'ils appellerent la nouvelle Cryasse. Et Caphéne
estant mariee avec Nymph@eus, receut l'honneur et la grace qu'elle
meritoit, pour le grand bien qu'elle leur avoit faict. Si me semble
que ce qui est plus à louër et estimer en ce faict,
c'est le silence et l'asseurance de ces Dames, et que jamais entant
qu'elles estoient, il n'y en eut une seule à qui le coeur
faillist en ceste entreprise, ne qui contre sa volonté y
feist aucun mauvais office.
DES THOSCANES.
IL y eut jadis quelques Thyrreniens et Thoscans qui
occuperent les Isles de Lemnos et d'Imbros, et ravirent quelques
femmes des Atheniens du bourg de Lauria, desquelles ils eurent des
enfants: mais les Atheniens depuis les chasserent desdittes Isles,
comme estans mestifs et demy-Barbares: et eux estans par fortune
arrivez au promontoire de T@enarus, feirent service bien à
poinct aux Spartiates en la guerre qu'ils avoient contre leurs
Ilotes: et pour ceste cause aiants obtenu droict de bourgeoisie
à Sparte, et des femmes en mariage, sans toutefois estre
admis aux offices ny magistrats et sans pouvoir estre du conseil,
ils vindrent à estre souspeçonnez de vouloir remuer
quelque nouvelleté, et de s'assembler et conspirer ensemble,
pour changer le gouvernement. Parquoy ceux de Sparte les aiants
saisis au corps, les meirent en prison, et les teindrent en bien
estroitte garde, pour veoir s'ils les pourroient convaincre par
preuves certaines et indubitables: ce-pendant les femmes de ces
prisonniers vindrent en la prison, et feirent tant par prieres et
obsecrations envers les gardes, qu'ils les laisserent entrer
seulement pour veoir et saluër leurs marits. Quand elles furent
entrees, elle leur conseillerent qu'ils despouillassent vistement
leurs habillements, et <p 232v>vestissent ceux d'elles, et
qu'ils s'en allassent ainsi se bouschans et affublans le visage: ce
qui fut faict, et demourerent elles enfermees en la prison, se
preparans à soustenir tous les maux que lon leur pourroit
faire: et les gardes laisserent sortir leurs marits, pensans que ce
fussent les femmes. Eux estans ainsi sortis allerent incontinent
occuper le mont de Taugeta, et susciter les Ilots à prendre
les armes et se rebeller: ce que craignans ceux de Sparte, leur
envoyerent un herault, par lequel ils appointerent avec eux, que lon
leur rendroit leurs femmes, argent, et tous leurs biens, et leur
fourniroit-on de navires, esquelles ils s'en iroient par mer cercher
leur adventure, et quand ils auroient trouvé païs et
ville à se loger, ils seroient nommez et reputez parents des
Laced@emoniens, et colonie extraitte et descendue d'eux. L'accord
ainsi passé, ils prirent pour leurs Capitaines Pollis,
Adelphus et Crataïdas Laced@emoniens, et y en eut une partie
d'eux qui s'arresterent en l'Isle de Melo: mais la plus grande
troupe, soubs la conduitte de Pollis s'en alla en Candie, attendant
si les signes qui leur avoient esté predicts par les oracles,
leur adviendroient point: car il leur avoit esté respondu,
que quand ils auroient perdu leur ancre et leur Deesse, que
là ils meissent fin à leur voyage, et qu'ils
bastissent une ville. Estans doncques venus surgir en la peninsule
de la Cherronese, là où il se meit la nuict parmy eux
une frayeur, sans occasion quelconque apparente, que lon appelle
terreur panique, dequoy estans effrayez et troublez, ils se
jetterent en tumulte sans ordre dedans leurs vaisseaux, delaissans
à terre l'image de Diane qu'ils avoient euë de pere en
fils, aiant esté apportee par leurs predecessuers de Brauron
en l'Isle de Lemnos, et de là par tout avec eux: apres que le
tumulte de l'effroy fut passé, ainsi comme ils cingloient
desja en pleine mer, ils s'apperceurent qu'ils avoient oublié
leur image, et quant et quant Pollis se prit garde que la prinse de
leur ancre estoit perdue, pource que quand on vint à la tirer
à force, comme il advient, des lieux où estoit fichee
parmy des rochers, elle se rompit et y demoura: si dit que les
oracles qui leur avoient esté predicts, estoient accomplis,
donna le signal à la flotte de retourner arriere, occupa la
païs, et aiant en plusieurs rencontres rompu ceux qui se
trouverent en armes devant luy, il se logea en la ville de Lyctus,
et en prit plusieurs autres. Voyla d'où vient qu'encore
aujourd'huy ils se disent parents des Atheniens du costé de
leurs meres, et du costé de leurs peres estre colonie derivee
des Laced@emoniens.
DES LYCIENES.
CE que lon recite comme estant advenu en la Lycie, est
bien un conte faict à plaisir, mais si est-il neantmoins
tesmoigné par une constante renommee. Car Amisodarus, que les
Lyciens appellent Isaras, ainsi que lon raconte, vint des marches de
la ville de Zelee, qui est colonie des Lyciens, avec une grosse
flotte de coursaires, dont estoit chef et Capitaine un pirate qui se
nommoit Chimarrus, homme belliqueux, mais cruel et inhumain, qui
avoit pour enseigne du vaisseau, sur lequel il estoit, à la
prouë un lion, et sur la pouppe un dragon, il faisoit de grands
maux en toute la coste de la Lycie, tellement qu'il n'estoit pas
possible de naviguer la mer, ny habiter és villes maritimes,
et voisines du rivage. Ce coursaire doncques aiant esté mis
à mort par Bellerophon qui le poursuyvit fuyant avec son
Pegasus*, tant qu'il l'attrapa, Les Poëtes feignent que
c'estoit un cheval ailé, mais il est vray-semblable, que
c'estoit un vaisseau fort leger. et oultre cela aiant encore
chassé les Amazones de la Lycie, pour tout cela non seulement
il n'eut aucune recompense digne de ses services du Roy de Lycie
Iobates, mais qui pis est, encore luy faisoit-il beaucoup de torts:
à l'occasion dequoy Bellerophon estant fort indigné,
entra dedans la mer, là où il feit prieres à
Neptune contre luy, qu'il luy rendist sa terre infructueuse et
sterile, et sa priere faite se retira: là où il advint
un estrange et horrible spectacle, c'est que la mer s'enfla, qui
vint inonder tout le païs, <p 233r>le suyvant suspendue
pas à pas par tout où il alloit, et couvrant apres luy
toute la campagne. Et pource que les hommes, qui feirent tout ce qui
leur fut possible de le prier, qu'il voulust arrester ceste
inondation de la mer, ne le peurent oncques obtenir de luy, les
femmes levans leurs cottes pardevant, luy allerent alencontre: ce
qui de honte le feit retourner en arriere, et la mer se retira aussi
quant et luy en son giste. Or quelques uns interpretans un peu plus
gracieusement la fabulosité de ce conte, disent que ce ne fut
pas par imprecations qu'il attira la marine, mais que la partie du
païs de la Lycie, qui estoit la plus fertile, estant basse et
plaine, il y avoit une levee tout le long de la coste qui la
defendoit: Bellérophon la rompit, et ainsi la mer venant
à entrer par grande impetuosité, et à noyer
tout le plat païs, les hommes feirent tout ce qu'ils peurent
par prieres envers luy pour le cuyder appaiser, et n'y gaignerent
rien: mais les femmes l'environnans, à grandes troupes, de
tous costez, le presserent tant, qu'il eut honte de les refuser, et
en leur faveur oublia son mal-talent. Les autres disent que Chim@era
estoit une haute montagne, droittement opposee au soleil du midy,
qui faisoit de grandes refractions et reverberations des rayons du
Soleil, et par consequence des inflammations ardentes, comme feu en
la montagne, lesquelles venans à s'estendre et respandre
parmy la campagne mesme, faisoient secher et fener tous les fruicts
de la terre. Dequoy Bellerophon, homme de grand entendement, aiant
compris la cause, feit fendre et couper en plusieurs endroicts la
face du rocher qui estoit la plus unie et polie, et consequemment
qui rebattoit plus les rayons du Soleil, et en envoyoit de plus
grandes ardeurs en la campagne: et pour autant qu'il n'en fut pas
recogneu par les habitans, comme il meritoit, par despit il se meit
à vouloir prendre vengeance des Lyciens, mais les femmes
feirent de sorte qu'elles appaiserent sa fureur. Mais au demourant,
la cause qu'allegue Nymphis en son quatriéme livre
d'Heraclee, n'est pas faict à plaisir: Car il dit, que ce
Bellerophon, aiant tué un sanglier qui gastoit tous les
fruicts de la terre, et les autres animaux dedans le païs des
Xanthiens, il n'en eut aucune recompense: à l'occasion dequoy
aiant faict de griefves imprecations contre ces ingrats Xanthiens
à Neptune, il vint une certaine saumure par dessus leur
terre, qui la gasta toute, et la feit devenir amere, jusques
à ce que aiant esté gaigné par les prieres et
supplications des femmes, il pria Neptune de vouloir remettre son
courroux. Voyla pourquoy la coustume en est demouree au païs
des Xanthiens, que les hommes en tous affaires se renomment du
costé des meres, et non pas du costé des peres.
DES SALMATIDES.
HANNIBAL fils de Barca, devant qu'il passast en Italie
pour y faire la guerre aux Romains, combattit une grosse ville
d'Espagne qui se nommoit Salmatique: les assiëgez du
commancement eurent peur, et promeirent qu'ils feroient ce que
Hannibal leur commanderoit, et luy payeroient trois cents talents en
argent, et trois cents ostagers pour seureté de la
capitulation: mais si tost que Hannibal eut levé son siege,
ils se repentirent de l'appointement qu'ils avoient faict avec luy,
et ne feirent rien de tout ce qu'ils avoient promis. Parquoy
retournant de rechef mettre le siege devant la ville, pour donner
plus grand courage à ses gents de l'assaillir, il leur dit
qu'il leur abandonnoit le pillage: dequoy ceux de la ville se
trouvans effroyez, se rendirent à discretion, et les Barbares
leur permeirent de sortir de la ville avec chascun un robbe, ceux
qui estoient de condition libre, en abandonnant leurs armes, leurs
biens, leur argent, leurs esclaves, et leur ville. Leurs femmes se
doubtans bien que les ennemis au sortir de la porte fouilleroient
leurs marits, et qu'à elles ils ne toucheroient point, elles
prirent des espees, et les cacherent dessoubs leurs robbes, et
sortirent à <p 233v>tout quant et leurs marits. Quand
ils furent tous sortis, Hannibal leur baillant une garnison de
Massiliens pour les garder, les arresta au fauxbourg: et ce-pendant
tout le reste de son armee se jetta à la foule dedans la
ville, qui fut toute pillee, sans ordre quelconque: quoy voyants ces
Massiliens perdoient patience, et ne se pouvoient contenir, ny
entendre à bien garder leurs prisonniers, ains se
courrouceoient, et finablement s'en alloient pour avoir aussi bien
que les autres leur part du butin. Mais sur ces entrefaittes les
femmes se prirent à crier, et donnerent à leurs hommes
les espees qu'elles avoient apportees, et aucunes se ruerent elles
mesmes dessus leurs gardes, tellement qu'il y en eut une qui osta
à Banon le truchement, la picque qu'il tenoit, et luy en
donna en l'estomach, mais il estoit armé d'un corps de
cuirasse: et les marits en abbattans les uns et tournans les autres
en fuite, se sauverent par ce moyen avec leurs femmes en troupe:
quoy entendant Hannibal, alla soudainement apres, surprit ceux qui
estoient demourez derriere, et ce-pendant les autres se sauverent
aux prochaines montagnes sur l'heure: mais depuis envoyans demander
pardon, Hannibal le leur donna gracieusement, et leur permeit de
revenir demourer en leur ville.
DES MILESIENES.
IL fut un temps que les filles des Milesiens entrerent en
une estrange resverie et terrible humeur, sans que lon en veist
aucune cause apparente, sinon que lon conjecturoit qu'il falloit que
ce fust quelque empoisonnement d'air, qui leur causoit ce
dévoyement et alienation d'entendement: car il leur prenoit
à toutes une soudaine envie de mourir, et un furieux appetit
de s'aller pendre, et y en eut plusieurs qui se pendirent et
estranglerent secrettement, et n'y avoit ny remonstrances, ny larmes
de pere et de mere, ny consolations d'amis, qui y servissent de
rien: car pour se faire mourir elles trouvoient tousjours moyen
d'affiner et tromper toutes les ruses et inventions de ceux qui
faisoient le guet sur elles: de maniere que lon estimoit que ce fust
quelque punition divine, à laquelle nulle provision humaine
ne sçeut trouver remede, jusques à ce que par l'advis
de l'un des citoyens homme sage, il se feit au conseil un edict, que
s'il advenoit qu'il s'en pendist plus aucune, elle seroit portee
toute nue à la veuë de tout le monde à travers la
grande place. Cest edict fait et ratifié par le conseil, ne
reprima pas seulement pour un peu, mais arresta du tout la fureur de
ces filles qui avoient envie de mourir. Or est-ce un grand signe de
bonne et vertueuse nature que la crainte d'infamie et de deshonneur,
et veu qu'elles ne redoutoient ny la mort, ny la douleur, qui sont
les deux plus horribles accidents que les hommes puissent souffrir,
qu'elles ne peurent supporter une imagination de villanie, ny de
honte et de deshonneur, qui ne leur devoit encore advenir sinon
apres leur mort.
DES CIENES.
LA coustume estoit des filles de Cio, qu'elles alloient
ensemble és temples publiques, là où elles
demouroient tout le long du jour, et leurs amoureux qui les
poursuyvoient en mariage, les regardoient jouër et baller
ensemble, et le soir elles alloient és maisons les unes des
autres par ordre, là où elles servoient aux peres et
meres, et aux freres, les unes des autres, jusques à leur
laver les pieds. Or advenoit-il que bien souvent plusieurs des
jeunes hommes aimoient une mesme fille: mais leur amour estoit si
bon, si honneste, et si modeste, que si tost qu'elle estoit fiancee
à l'un, les autres se deportoient de luy faire l'amour: mais
en somme l'honnesteté de ces femmes se peut cognoistre
à cela, que en l'espace de sept cents ans il n'est point de
memoire que jamais il y ait eu femme mariee qui ait commis adultere,
ne fille qui hors mariage ait esté depucellee.
<p 234r>DES PHOCIENES.
LES tyrans de la Phocide aiants occupé la ville de
Delphes, et pour occasion d'icelle occupation les Thebains leur
faisant la guerre, il advint que les femmes dediees à
Bacchus, que lon appelle les Thyades, qui vaut autant à dire
comme, les forsenees, furent esprises de leur fureur, et courans
vagabondes çà et là de nuict, ne se donnerent
de garde qu'elles se trouverent en la ville d'Amphisse, là
où estans lassees, et non encore retournees en leur bon sens,
elles se coucherent de leur long au milieu de la place, et
s'endormirent. Dequoy estans adverties les femmes des
Amphisseïens, et craignans qu'elles ne fussent violees par les
soudards des tyrans, dont il y avoit garnison en la ville, d'autant
que la ville estoit alliee et confederee des Phociens, elles
accoururent toutes en la place, et se mettans alentour d'elles sans
mot dire, les laisserent dormir sans les esveiller: puis quand elles
se furent d'elles mesmes esveillees, elles se meirent à les
traitter chacune la siene, et à leur donner à manger:
puis finablement aiants demandé congé de ce faire
à leurs marits, les convoyerent à sauveté,
jusques aux montaignes.
VALERIA ET CLOELIA.
L'outrage faict à une Dame Romaine nommee
Lucretia, ensemble la vertu d'icelle, furent cause de faire chasser
de son estat Tarquinius Superbus septiéme Roy des Romains
apres Romulus. Ceste Dame estant mariee à un grand
personnage, et qui de parenté appartenoit à ceux du
sang royal, fut violee et forcee par l'un des enfans de ce Roy
Tarquin qui estoit logé chez elle: à l'occasion dequoy
elle feit assembler tous ses parents et amis, et apres leur avoir
declaré et faict entendre l'outrage que on luy avoit faict,
elle se tua sur l'heure en leur presence. Et Tarquin pour ceste
cause aiant esté chassé de son royaume, suscita
plusieurs autres guerres aux Romains, pour penser recouvrer son
estat, et finablement feit tant envers Porsena Roy de la Thoscane,
qu'il luy persuada d'aller mettre le siege devant la ville de Rome
avec grosse puissance: et leur estant oultre la guerre survenue
encore la famine, dont ils se trouvoient fort pressez, entendans que
Porsena estoit non seulement prince vaillant aux armes, mais aussi
debonnaire et juste, ils le voulurent faire juge des differents
qu'ils avoient alencontre de Tarquin. Mais Tarquin s'opiniastra au
contraire disant, que s'il ne demouroit ferme et constant
allié, aussi peu seroit-il puis apres juste juge. Porsena le
laissant et se departant de son alliance, entendit à faire en
sorte qu'il s'en retournast en bonne paix et amitié avec les
Romains, en recouvrant d'eux toutes les terres qu'ils avoient
occupees en la Thoscane, et les prisonniers qu'ils avoient pris en
ceste guerre. Pour l'asseurance duquel appointement on luy bailla
des ostages dix fils, et dix filles, entre lesquelles estoit Valeria
fille du consul Publicola: et cela fait il rompit incontinent son
camp, et tout appareil de guerre, quoy que tous les articles de la
capitulations ne fussent pas encore accomplis. Ces filles estans en
son camp, descendirent vers la riviere, comme pour s'y baigner et
laver, un peu arriere du camp, et à la suscitation de l'une
d'entre elles qui avoit nom Cloelia, apres avoir entortillé
leurs habillements alentour de leurs testes, elles se jetterent
à travers la riviere qui estoit impetueuse, et passerent
à nage, et s'entr-aidans les unes aux autres avec grand
travail et grande peine. Il y en a qui disent que ceste fille
Cloelia aiant trouvé moyen de recouvrer un cheval monta
dessus, et traversa la riviere tout doucement, monstrant le chemin
aux autres, et leur donnant courage, et support à nager
alentour d'elle: mais pour quelle raison ils le conjecturent ainsi,
nous le dirons cy apres. Quand les Romains les veirent passees
à sauveté, ils eurent bien leur vertu et leur
hardiesse en admiration, <p 234v>mais ils ne furent pas
contents de leur retour, ny ne voulurent pas souffrir qu'on leur
peust reprocher, d'avoir tous ensemble moins de foy qu'un homme
seul. Et pourtant commanderent aux filles de s'en retourner de
là où elles estoient venues, et envoyerent quant-et-
quant escorte pour les conduire: mais quand elles eurent
repassé la riviere du Tybre, il s'en fallut bien peu qu'elles
ne fussent prises par une embusche que Tarquin leur avoit dressee
sur le chemin: mais la fille du Consul, Valeria, s'en fuit la
premiere avec trois serviteurs dedans le camp de Porsena, et son
fils Aruns courant soudainement au secours des autres, quand il en
ouyt la nouvelle, les recourut des mains des ennemis. Quand elles
furent toutes amenees devant le Roy, il leur demanda laquelle
c'estoit qui avoit donné courage à ses compagnes de
passer la riviere, et qui leur avoit la premiere donné ce
conseil. Les autres craignans que le Roy n'en voulust faire souffrir
quelque peine à Cloelia, n'en voulurent mot dire, mais elle
mesme confessa que c'estoit elle. Et Porsena estimant beaucoup sa
vertu, feit amener un des plus beaux chevaux de son escuyrie
magnifiquement enharnaché, qu'il luy donna: et qui plus est,
pour l'amour d'elle renvoya courtoisement et humainement toutes les
autres. C'est la conjecture par laquelle aucuns jugent, que Cloelia
traversa la riviere dessus un cheval: les autres disent que non,
mais que le Roy s'estant esmerveillé de sa force et de sa
hardiesse, comme estant plus grande que d'une femme, l'estima digne
du present que lon a accoustumé de faire à un bon
homme de guerre: tant y a, qu'en memoire de ce faict on en voit
encore aujourd'huy une statue de pucelle estant à cheval, en
la rue que lon appelle la Rue sacree, laquelle statue aucuns disent
estre de Cloelia, les autres de Valeria.
MICCA ET MEGISTO.
ARISTOTIMUS aiant usurpé la tyrannie et violente
domination sur les Eliens, moyennant l'espaule et la faveur que luy
faisoit le Roy Antigonus, abusoit inhumainement, et excessivement de
son pouvoir: car oultre ce que de sa nature il estoit homme violent,
encore estoit-il contrainct d'obeïr et complaire à des
Barbares, gents ramassez de toutes pieces, qu'il avoit assemblez
pour garder sa personne et son estat, et de leur laisser faire
plusieurs insolences, et plusieurs cruautez alencontre de ses
subjects: comme fut entre autres l'inconvenient qui arriva à
Philodemus, lequel avoit une belle fille nommee Micca, de laquelle
un des Capitaines du tyran, qui s'appelloit Lucius, vouloit faire
son plaisir, non tant pour amour qu'il luy portast, que pour un
appetit desordonné de la violer et deshonorer: si luy manda
qu'elle vint parler à luy: et le pere et la mere voyants que
voulussent ou non ils seroient contraints de ce faire, luy dirent
qu'elle y allast: mais la pucelle estant genereuse et magnanime en
les ambrassant, et se jettant à leurs pieds, les supplia de
la laisser plustost tuer, que de souffrir que sa virginité
luy fust meschantement et villainement ostee. Mais pource qu'elle
demouroit trop à venir au gré de Lucius, qui brusloit
de concupiscence, et avoit bien beu, il se leva de la table en
cholere, et s'y en alla luy mesme: et trouvant Micca qui avoit la
teste entre les genoux de son pere, il luy commanda qu'elle le
suyvist: ce qu'elle refusa de faire: et lors luy deschirant ses
vestemens, il la fouëtta toute nue sans qu'elle dist un seul
mot, endurant quant à elle en patience et en silence toutes
ces douleurs: mais son pere et sa mere voyants que pour le prier et
pour plorer, ils ne gaignoient rien, se prirent à implorer
l'aide des Dieux et des hommes, criants à haute voix, que lon
leur faisoit une injure indigne, et un oultrage insupportable. A
raison de quoy le Barbare, entrant totalement en fureur
d'yvrongnerie et de cholere, tua la pauvre fille au mesme estat
qu'elle estoit, aiant le visage dedans le giron de son pere. Mais
pour tout cela le tyran ne s'en amollit de rien, ains en tua
plusieurs des <p 235r>citoyens, et en bannit encore
d'avantage, tellement que lon dit qu'il y en eut huict cents qui
s'enfuirent en Aetolie, lesquels l'envoyerent requerir de leur
permettre que ils puissent retirer leurs femmes et leur petits
enfans: mais un peu apres comme de luy mesme il feit crier à
son de trompe, que les femmes qui s'en voudroient aller devers leurs
marits, s'en allassent, et qu'il leur permettoit de pouvoir emporter
quant et elles tant commes elles voudroient de leur biens: et quand
il sçeut qu'elles estoient toutes fort aises de ce cry, et
l'avoient recueilly avec un grand contentement, car elles estoient
en nombre de plus de six cents, il leur commanda qu'elles partissent
toutes ensemble à certain jour qu'il leur ordonna, promettant
de leur donner escorte pour les conduire à seureté.
Quand le jour qui leur avoit esté prefix fut escheut, elles
s'assemblerent aux portes de la ville, ains faict leurs pacquets des
hardes qu'elles vouloient emporter, tenans entre bras partie de
leurs enfans, et faisans emmener les autres sur des chariots,
s'entre-attendans les unes les autres: mais soudainement plusieurs
de ces soudards et satellites du tyran leur coururent sus, en leur
criant de tout loing, Demeure demeure. Puis quand ils furent tout
pres d'elles, ils commanderent aux femmes de s'en retourner arriere,
et faisans rebourser les chariots et chevaux vers elles, les
chasserent à toute bride à travers de la troupe, ne
leur permettans ny d'y aller, ny d'arrester, ny de secourir leurs
petits enfans qu'elles voyoient mourir devant leurs yeux: car les
uns perissoient en tombant de dessus leurs chariots à terre,
les autres soubs les pieds des chevaux: et ce-pendant ces satellites
à grands coups de fouët et grands cris, comme si
c'eussent esté des moutons, les pressoient de telle sorte,
qu'elles tomboient les unes sur les autres, jusques à ce
qu'ils les eurent toutes jettees dedans les prisons: leurs biens et
leurs hardes furent rapportees à Aristotimus. Dequoy ceux
d'Elide estans fort desplaisans, les religieuses sacrees à
Bacchus, que lon appelle les Seize, tenants en leurs mains des
rameaux de suppliants, et à l'entour de leur testes des
chappeaux de branches de vignes, s'en allerent trouver Aristotimus
sur la place. Les satellites qu'il avoit autour de luy pour la
seureté de sa personne, se fendirent par reverence pour les
laisser approcher: et elles du commancement teindrent silence sans
autre chose faire que tendre humblement et religieusement les
rameaux de suppliants: mais quand le tyran apperceut que c'estoit
pour les femmes Eliennes qu'elles le venoient supplier, à fin
qu'il eust pitié d'elles, se courrouceant à ses
soudards, et criant apres eulx, pour ce qu'ils les avoient laissees
ainsi approcher, il les feit chasser hors de la place, en poulsant
les unes et frappant les autres: et oultre cela, encore condamna-il
chascune desdittes religieuses en deux talents d'amende. Ces choses
ainsi faittes, il y eut dedans la ville l'un des citoyens
nommé Hellanicus, homme ja bien avant sur son aage, qui
suscita une conjuration alencontre de luy, sans qu'il s'en deffiast,
ne pensant pas qu'il deust jamais rien entreprendre contre luy, tant
pour ce qu'il estoit desja fort vieil, que pour ce qu'il luy estoit
mort de nagueres deux de ses enfans: et au mesme temps du
costé de l'Aetolie les bannits estants passez se saisirent
d'une forte place dedans le territoire d'Elide, qui s'appelloit
Amymone, situé en lieu bien commode pour faire la guerre, et
y receurent encore plusieurs autres des habitans de la ville qui
s'en coururent incontinent que ils en sceurent les nouvelles: ce que
craignant le tyran Aristotimus s'en alla devers leurs femmes en la
prison, et cuidant venir mieux à bout de ses desseings par
crainte que par amour, il leur commanda d'envoyer devers leurs
marits, et leur escrire qu'ils sortissent hors du païs, ne les
menassant s'ils ne le faisoient, de les faire toutes mourir, apres
avoir deschiré à coups de fouët et tué
devant eux leurs enfans. Or toutes les autres ne luy respondirent
rien, combien qu'il demourast longuement à les presser de luy
dire si elles le feroient ou non, ains s'entreregardoient les unes
les autres sans mot dire, comme s'entredonnans à cognoistre
qu'elles n'avoient point de peur, <p 235v>et ne
s'estonnoient point de ses menasses. Mais une nommee Megisto femme
de Timoleon, que les autres tenoient comme pour leur Capitainesse,
tant pour l'honneur de son mary, que pour la vertu d'elle mesme, ne
daigna pas se lever, ny ne souffrit pas que les autres se levassent
non plus, ains luy respondit toute assise: «Si tu estoit homme
sage, tu ne parlerois pas à des femmes pour cuider
contraindre leurs marits, ains envoyrois devers eux, comme devers
ceux qui ont toute puissance sur elles, pour leur porter de
meilleurs propos que ceux par lesquels tu nous as trompees: mais si
n'esperant pas de leur pouvoir rien persuade, tu penses les
circonvenir et tromper par le moyen de nous, il ne fault pas que tu
t'attendes de nous pouvoir jamais plus abuser, ny qu'eux aussi
soient si maladvisez, ne de si peu de coeur, que par des femmes et
des petits enfans, ils soient pour quitter et abandonner la
liberté de leur païs: car ce ne leur est pas tant de
perte de nous perdre, veu mesmement qu'ils ne nous ont pas
maintenant, comme ce leur est de bien, de delivrer leur païs et
leurs citoyens de ton outrageuse cruauté.» Ainsi que
Megisto luy tenoit ces propos, Aristotimus n'en pouvant plus
endurer, commanda que lon luy apportast son petit fils pour le tuer
devant ses yeux: et comme ses satellites le cerchassent parmy les
autres petits garsons qui jouoient et luictoient ensemble, sa mere
l'appella elle mesme par son nom, disant, «Viença mon
fils, à fin que tu sois delivré de la cruelle tyrannie
de cestuy, avant que tu aies sentiment ny jugement de la cognoistre
car il me seroit trop plus grief de te veoir indignement servir, que
non pas de mourir.» Aristotimus adonc par impatience de cholere
desguainnant son espee, courut vers elle pour la frapper elle mesme,
n'eust esté que l'un de ses familiers appellé Cylon,
qui faisoit semblant de luy estre fidele, et neantmoins le
haïssoit en son coeur, et estoit des complices de la
conjuration de Hellanicus, se meit au devant, et l'en destourna par
prieres, luy remonstrant que cela n'estoit point fait en homme
genereux, ains tenoit de la femme, et non du Prince, ny de
personnage sçachant manier de grands affaires: tellement
qu'à grande peine peut-il tant faire, que retourné en
son sens rassis, il s'en voulust aller de là. Or luy advint-
il un grand presage et ligne de ce qui estoit prest à luy
arriver: car sur le hault du jour, ainsi comme il estoit en sa
chambre à se reposer avec sa femme, et que lon apprestoit son
souper, ceux de la maison apperçeurent un aigle rouant en
l'air au dessus de son hostel, qui lascha une assez grosse pierre
droit sur l'endroit de la couverture de la chambre où il se
reposoit, comme si de propos deliberé il eust visé
à ce faire. Ainsi aiant ouy le bruit de la pierre tombee de
dessus, et le cry de ses domestiques qui avoient veu ce pronostique
tout ensemble de dedans la maison, il s'en effroya, et demanda que
c'estoit: l'aiant entendu, il envoya querir sur la place le devin
duquel il se souloit servir, et luy demanda tout troublé, que
vouloit dire ce presage. Le devin le reconforta, disant que c'estoit
Jupiter qui l'esveilloit, et qui monstroit de le vouloir secourir:
mais aux citoyens dont il se fioit il asseura, que c'estoit la
vengeance divine qui devoit bien tost tomber sur la teste du tyran:
et pourtant Hellanicus et ses adherents furent d'opinion qu'il ne
falloit plus differer, ains luy courir sus dés le lendemain.
Et la nuict mesme, il fut advis à Hellanicus, en dormant, que
l'un de ses enfans morts se presente à luy qui luy dit:
«Pere, comment t'amuses-tu encore à dormir, veu que
demain tu dois estre eleu Capitaine general de ceste ville?»
Hellanicus encouragé de ceste vision alla solliciter ses
compagnons: et Aristotimus estant adverty comme Craterus venant pour
le secourir avec une puissante armee estoit campé aupres
d'Olympe, en prit une telle asseurance, qu'il s'en alla avec Cylon
sur la place sans aucunes gardes: et lors Hellanicus voyant le
poinct de l'occasion venu, ne donna pas le signe qui estoit convenu
entre eulx, à ceux qui devoient les premiers mettre la main
à l'execution de leur entreprise, mais à haulte vois
estendant ses deux mains, il s'escria, «Qu'attendez vous gens
de bien? <p 236r>Sçauriez-vous desirer un plus beau
theatre à combattre pour la defense de la liberté, que
le milieu de vostre païs?» Adonc Cylon mettant la main
à l'espee frappa l'un de ceux qui suyvoient le tyran, et de
l'autre costé Thrasybulus et Lampis se ruerent dessus
Aristotimus, qui les prevint s'enfuyant dedans le temple de Jupiter,
là où ils le meirent à mort, puis en jettant le
corps au milieu de la place, convierent les habitans de la ville
à reprendre leur liberté: mais les femmes encore
furent les premieres, car elles accoururent incontinent toutes
à grande liesse, en plorant et criant de joye, et environnans
tout à l'entour les hommes qui avoient fait ceste execution,
les couronnerent, et leur meirent des chappeaux de fleurs sur les
testes: et lors la commune se jettant sur la maison du tyran, sa
femme aiant fermé sa chambre sur elle, se pendit: mais aiant
deux filles toutes deux fort belles de visage, pucelles, et prestes
à marier, ils les prirent et tirerent à force hors de
la maison, aiants bien intention de les tuer apres qu'ils les
auroient violees, et puis deschirees à coups de verges
premierement, n'eust esté que Megisto avec les autres
honnestes Dames de la ville leur allerent au devant, qui leur
crierent, qu'ils faisoient choses indignes d'eux, attendu que estans
en train de recouvrer leur liberté, pour vivre desormais en
forme de gouvernement populaire, ils prenoient l'audace de commettre
des outrages et violences telles que sçauroient faire les
plus cruels tyrans. Le peuple adonc aiant honte pour l'honneur et
l'authorité de ces honnestes Dames, qui parloient ainsi
vertueusement à eux les larms aux yeux, fut d'advis que lon
ne leur seroit point de villanie à leurs personnes, et qu'on
mettroit à leur chois de mourir de telle mort qu'elles
voudroient: ainsi les aiants remenees toutes deux à la
maison, et leur aiants denoncé qu'il falloit qu'elles
mourussent à l'heure mesme, l'aisnee qui s'appelloit Myro,
desceignant sa ceinture en feit un las-courant qu'elle se meit au
col, et en baisant et ambrassant sa soeur, la pria de la regarder
faire, pour puis apres faire comme elle: «A fin, dit-elle, que
nous ne mourions point bassement, et indignement du lieu dont nous
sommes issues.» Mais la jeune au contraire la pria de luy
permettre qu'elle mourust la premiere, et quant et quant se saisit
de la ceinture: et adonc l'aisnee luy respondit, «Je ne vous
refusay jamais chose que vous me demandissiez, ma soeur, et pour ce,
dit-elle, je suis contente de vous faire encore ceste grace, de
supporter et souffrir, ce qui me sera plus grief que la mort mesme,
de vous veoir, ma treschere soeur, mourir devant moy.» Cela
dit, elle mesme luy enseigna à mettre le las à
l'entour de son col: puis quand elle veit qu'elle eut rendu
l'esprit, elle l'osta, et couvrit son corps: puis adressant sa
parole à Megisto mesme, la requit de ne souffrir pas que son
corps, quand elle seroit aussi morte, demourast gisant villainement
et honteusement: tellement qu'il n'y eut entre les assistans
personne de si dur coeur, ne qui de nature haïst tant les
tyrans, qui ne deplorast, et n'eust en soy-mesme compassion de la
generosité et magnanimité de ces deux jeunes filles.
Or comme ainsi soit qu'il y ait infinies belles choses que les
femmes ont anciennement faittes plusieurs ensemble, il me semble que
ce peu d'exemples que nous en avons alleguez, devra suffire: au
demourant nous descrirons cy apres des particuliers actes de vertu
de quelques unes, pesle mesle selon qu'elles nous viendront en
memoire, estimans que l'ordre des temps n'est point trop necessaire
à rediger par escript une telle histoire.
PIERIA.
QUELQUES uns des Ioniens, qui s'estoient venus habituer
en la ville de Milet, entrerent en querelle alencontre des enfans de
Neleus: à l'occasion de laquelle finablement ils furent
contraincts de se retirer en la ville de Myunte, là où
ils eleurent leur demourance, et y furent fort molestez et
travaillez par les Milesiens qui leur faisoient la
<p 236v>guerre, pource qu'ils s'estoient soubstraicts et
separez d'avec eux, toutefois ce n'estoit point une si sanglante, ne
si mortelle guerre, qu'ils n'envoyassent bien les uns devers les
autres, et ne communiquassent quelquefois ensembles: car mesmes
à quelques jours de festes solennelles, les femmes de Myunte
alloient bien en la ville de Milet. Or y avoit-il entre ces
Myuntins, l'un des plus nobles qui s'appelloit Pythes, et sa femme
Japygia, dont il avoit une belle fille, nommee Pieria. Estant
doncques escheuë la grande feste de Diane, en laquelle il se
faisoit un solennel sacrifice, que lon nommoit la Neleïde, ce
Pythes y envoya sa femme et sa fille, qui l'en requirent, à
fin qu'elles fussent participantes de la feste. Si advint que l'un
des enfans de Neleus, celuy qui avoit plus de credit et
d'authorité en la ville, nommé Phrygius, s'enamoura de
Pieria, et luy demanda ce qu'il pourroit faire qui luy fust le plus
agreable: elle luy respondit, Si tu fais qu'il me soit loisible de
souvent et avec plusieurs venir icy. Phrygius comprenant aussi tost
ce qu'elle vouloit dire, qu'il y eust paix et amitié en ces
deux villes, feit en sorte qu'il en osta toute guerre: au moyen
dequoy Pieria fut depuis grandement honoree et estimee en toutes les
deux villes, tellement que jusques aujourd'huy les Dames Milesienes
souhaittent encore, et prient aux Dieux, qu'elle soient autant
aimees comme Phrygius aima Pieria.
POLYCRITE.
GUERRE s'esmeut jadis entre les Naxiens et les Milesiens,
à cause de Ne@era femme de Hypsicreon, par une telle
occasion. Elle s'enamoura de Promedon Naxien, et montant sur mer
s'en alla quant à luy car il estoit hoste de Hypsicreon,
logeant ordinairement chez luy, quand il venoit en la ville de
Milet, et jouïssoit secrettement de ceste Ne@era amoureuse de
luy: mais au long aller, craignant que son mary ne s'en
apperçeust, il l'enleva, et l'emmena en la ville de Naxe,
là où il la feit rendre suppliante à son autel
et foyer domestique. Hypsicreon l'envoya bien redemander: mais les
Naxiens en faveur de Promedon refuserent de la rendre, alleguans
pour excuse de leur refus, qu'elle requeroit la franchise des
suppliants: à raison de quoy la guerre commancea entre eux,
en laquelle les Erythr@eiens favoriserent fort affectueusement la
part de ceux de Milet: de maniere que la guerre prenoit un long
traict, et apportoit de grandes miseres et calamitez aux uns et aux
autres, jusques à ce que finablement elle s'acheva par la
vertu d'un femme, comme elle avoit commancé par le vice et la
meschanceté d'une autre. Car un Diognetus Capitaine des
Erythr@eiens, à qui lon avoit commis la garde d'une place
fortee, assise en lieu opportun pour travailler et endommager les
Naxiens, feit quelque course dedans leur païs, là
où parmy grande quantité de tout autre butin, il prit
et emmena plusieurs filles et femmes de bonne maison, entre
lesquelles il s'en trouva une nommee Polycrite, de laquelle il
devint amoureux, et la teint et traitta non comme prisonniere de
guerre, mais comme si elle eust esté sa femme espousee. Or
advint-il que le jour escheut de la grande feste solennelle des
Milesiens, ainsi qu'ils estoient au camp: au moyen dequoy ils se
meirent tous à boire, et à faire grande chere les uns
avec les autres. Adonc Polycrite demanda à ce Capitaine
Diognetus, s'il seroit point mal-content qu'elle envoyast à
ses freres quelques tourteaux de ceux que lon avoit apprestez pour
la feste: ce que non seulement il luy permeit volontiers, mais luy
commanda de ce faire: et elle se servant de ceste occasion, meit
dedans l'un de ces tourteaux une petite lame de plomb escritte, et
enjoignit expressément à celuy à qui elle les
bailla à porter, de dires à ses freres, qu'il n'y eust
qu'eulx tous seuls qui mangeassent de ces gasteaux: comme ils
feirent, et trouvans l'escripture de leur soeur dedans, par laquelle
elles les advertissoit que la nuict il ne faillissent de venir
assaillir leurs ennemis, <p 237r>pour ce qu'ils les
trouveroient tous en desordre, sans guet ne garde quelconque,
d'autant qu'ils seroient encore yvres de la chere qu'ils auroient
faitte à cause de la feste, ils en allerent incontinent
advertir les Capitaines generaux de l'armee, les priants de vouloir
faire ceste entreprise avec eux. Ainsi fut la place prise, et y eut
grand nombre de ceux de dedans tuez: mais Polycrite requit à
ses citoyens qu'on luy donnast Diognetus, et par ce moyen luy sauva
la vie: mais elle quand elle approcha des portes de la ville de
Naxe, voyant tous les habitants venir audevant d'elle avec extreme
resjouissance, luy mettans des chappeaux de fleurs sur sa teste, et
chantans ses louanges, son coeur n'eut pas la force de soustenir une
si grande joye: car elle mourut sur la place tout joignant la porte
de la ville, là où elle fut depuis ensepulturee, et
appelle-lon encore sa sepulture, le sepulchre de l'envie, comme
aiant esté quelque envieuse fortune qui envia à
Polycrite la fruition de tant de gloire et d'honneur. Ainsi le
descrivent les historiens de Naxe: toutefois Aristote dit, que
Polycrite ne fut jamais prise prisonniere, mais que Diognetus
l'aiant par quelque autre moyen veuë, en devint amoureux,
tellement qu'il estoit prest de luy donner et faire pour l'amour
d'elle tout ce qu'elle voudroit: et elle luy promeit qu'elle s'en
iroit à luy, prouveu qu'il luy accordast une seule chose,
dequoy, à ce que dit le Philosophe, elle exigea obligation de
serment: et apres qu'il eut juré sa foy, elle luy requit,
qu'il luy rendist le chasteau de Delion, car ainsi s'appelloit la
place qui luy avoit esté baillee en garde, autrement elle dit
qu'elle ne coucheroit jamais avec luy: et que luy tant pour le grand
desir qu'il avoit d'en jouyr, comme pour le serment, par lequel il
s'estoit obligé, ceda la place, et la rendit à
Polycrite, laquelle la remeit entre les mains de ses citoyens, et
par ce moyen estans de rechef retournez à estre pareils aux
Milesiens, ils feirent depuis appointement avec eux, à telles
conditions qu'ils voulurent.
LAMPSACE.
EN la ville de Phocee il y eut un temps deux freres
jumeaux de la maison des Codrides, l'un appelleé Phobus, et
l'autre Blepsus, dont Phobus fut le premier qui se jetta du hault
des rochers Leucadiens en la mer, ainsi comme Charon chroniqueur
Lampsacenien l'escrit: et aiant puissance et authorité royale
en son païs, il advint qu'il eut affaire pour son particulier
en l'Isle de Paros, et s'y en alla, là où il contracta
amitié et alliance d'hospitalité avec Mandron qui
estoit Roy des Bebryciens surnommez Pityoesseniens: et de faict les
secourut, et feit la guerre avec eux contre des peuples barbares
leurs voisins, qui leur faisoient beaucoup de dommage et d'ennuy:
puis quand il fut sur son partement pour s'en retourner, Mandron luy
feit plusieurs caresses et demonstrations d'amitié, et entre
autres luy offrit la moitié de sa terre et de sa ville, s'il
vouloit venir s'habituer en la ville de Pityoessa, avec partie des
Phocaïens, pour peupler le païs. Parquoy Phobus estant de
retour à Phocee, proposa ce party à ses citoyens, et
leur aiant fait trouver bon, y envoya pour Capitaine son frere qui
conduisit les nouveaux habitans: si eurent à leur arrivee le
traittement tels qu'ils eussent sçeu desirer de Mandron: mais
à traict de temps, apres qu'ils eurent eu de grands avantages
sur les Barbares circonvoisins, et eurent gaigné sur eux
grande quantité de tout butin, et de despouilles, ils
commancerent premierement à estre enviez, et puis apres
craints et redoutez des Bebryciens: à raison dequoy desirans
s'en pouvoir deffaire, ils ne s'ozerent pas adresser à
Mandron qu'ils cognoissoient homme de bien et juste, pour luy
persuader de commettre aucune desloyauté envers des hommes de
nation Grecque, mais aiants espié un jour qu'il estoit
absent, ils se preparerent pour deffaire par surprise tous ces
Phocaïens. Toutefois la fille de ce Mandron nommee Lampsace,
encore à marier, aiant descouvert l'aguet et
<p 237v>embusche, tascha premierement de divertir ses amis
et familiers d'une si malheureuse entreprise, en leur remonstrant,
que ce seroit un acte damnable devant les Dieux et devant les
hommes, de courir sus en trahison à leurs propres alliez, et
qui les avoient secourus à leur besoing contre leurs ennemis,
et outre qui estoient maintenant leurs concitoyens. Mais quand elle
veit qu'elle ne pouvoit venir à bout de leur persuader, elle
feit soubs main entendre aux Grecs la trahison qu'on leur brassoit,
et les advertit de se tenir sur leurs gardes. Si feirent un solennel
sacrifice, et un festin public, auquel ils convierent les
Pityoesseniens au faulxbourg de la ville, et se diviserent en deux
troupes, dont l'une se saisit des murailles de la ville, pendant que
les habitans estoient à ce festin, et l'autre met à
mort les conviez: et par ce moyen se feirent seigneurs de toute la
ville, et envoyerent appeller Mandron, lequel ils voulurent estre
participant de leurs conseils, et inhumerent magnifiquement sa fille
Lampsace, qui par fortune mourut de maladie, et pour memoire du bien
qu'elle leur avoit faict, surnommerent la ville de son nom
Lampsaque. Toutefois Mandron, pour n'estre souspeçonné
d'avoir esté traistre aux siens, ne leur voulut point
consentir de demourer avec eulx, ains leur demanda les femmes et les
enfans des morts, lesquels ils luy envoyerent diligemment, sans leur
faire aucun desplaisir: et aiants par avant decerné honneurs
heroïques à Lampsace, depuis ils ordonnerent qu'on luy
sacrifieroit comme à une Deesse, et continuent encore jusques
aujourd'huy à faire ces sacrifices.
ARETAPHILE.
ARETAPHILE de la ville de Cyrene, n'est pas des fort
anciennes, ains seulement environ le temps du regne de Mithridates,
mais elle monstra une vertu, et feit un acte comparable à
tous les plus magnanimes conseils des antiques demydeesses. Elle
estoit fille de Aeglator, et femme d'un nommé Phaedimus, tous
deux nobles hommes, et grands personnages: et estant belle de
visage, et femme de fort gentil entendement, mesmement en matiere
d'estat, et affaires de gouvernement, les publiques calamitez de son
païs ont esté cause d'illustrer son nom, et le faire
venir à la cognoissance des hommes: car Nicocrates aiant
usurpé la tyrannie de Cyrene, feit mourir plusieurs des
principaux citoyens de la ville, et entre autres, un Melanippus
grand presbtre d'Apollon, qu'il tua de sa propre main pour avoir sa
presbtrise: aussi feit-il mourir Phaedimus le mary d'Aretaphile, et,
qui plus est, l'espousa par force et malgré elle. Ce tyran,
outre infinies autres cruautez qu'il commettoit journellement, avoit
mis des gardes aux portes de la ville, lesquels quand on emportoit
des corps morts, pour les inhumer hors la ville, les outrageoient en
leur picquant la plante des pieds avec des poignards et des dagues,
ou leur appliquant des fers-chaulds, de peur que lon ne transportast
aucun des habitans vivant hors la ville, soubs couleur de le porter
en terre, comme s'il fust mort. Si estoient à Aretaphile ses
maux particuliers bien griefs à supporter, combien que le
tyran se laschast envers elle pour l'amour qu'il luy portoit,
jusques à luy laisser jouyr d'une grande partie de sa
puissance: car il estoit espris de son amour, et n'y avoit qu'elle
seule à qui il se laissast manier, estant au demourant
inflexible, aspre et sauvage à tout le demourant: mais encore
plus la grevoit de veoir son païs en public ainsi miserablement
et indignement traicté par ce tyran: car tous les jours il
faisoit mourir les citoyens les uns apres les autres, et si ne
voyoit-on point qu'il y eust esperance de vengeance, ny de
delivrance d'aucun costé, pour ce que les bannis estans
foibles de tout poinct et estonnez, s'estoient escartez les uns
çà, les autres là. Parquoy Aretaphile se
subrogeant elle mesme seule esperance de ressourse à la Chose
publique, et se proposant à imiter les haults faicts
<p 238r>et magnanimes de Thebe femme du tyran de Pheres,
mais n'aiant pas des hommes fideles et proches parents pour la
seconder en ses entreprises, comme les affaires en donnerent
à l'autre, elle essaya de faire mourir le tyran par poisons:
mais ainsi comme elle en faisoit provision, et esprouvoit les forces
d'un chascun, son affaire ne peut estre secret, ains fut descouvert.
Et estant le faict bien prouvé et averé, Calbia mere
de Nicocrates, femme de nature sanguinaire et implacable, fut
d'advis qu'il la falloit incontinent faire mourir, apres luy avoir
devant fait endurer plusieurs tourments: mais l'affection que
Nicocrates luy portoit, affoiblissoit un peu et retardoit sa
cholere, joinct qu'Aretaphile qui se presentoit constamment à
respondre aux accusations qu'on luy proposoit, donnoit quelque
couleur à la passion du tyran: mais à la fin voyant
qu'elle se trouvoit convaincue par preuves, à quoy elle
n'eust sçeu respondre, et qu'elle ne pouvoit aucunement nier
qu'elle n'eust preparé quelque sorte de drogues, elle
confessa qu'elle avoit bien voirement fait provision de quelques
drogueries, non pas toutefois dangereuses ne mortelles: «Mais
je suis, dit-elle, Monseigneur, en peine de plusieurs choses de
grande consequence, c'est de me conserver la bonne opinion que tu as
de moy, et l'affection que de ta grace tu me portes, pour laquelle
j'ay cest honneur de jouyr d'une bonne partie de ton
authorité et puissance: ce qui me rend enviee des mauvaises
femmes, desquelles craignant les ensorcellements, charmes et autres
menees, par lesquelles elles voudroient tascher à te
distraire de l'amour que tu me portes, je me suis laissee aller
à tascher d'y vouloir obvier par contraire artifice, qui sont
choses à l'adventure folles, et vrayes inventions de femmes,
mais non pas dignes de mort, si ce n'est qu'il te semble juste de
faire mourir ta femme, pour t'avoir voulu bailler quelques bruvages
d'amour et quelques charmes, pour tascher à estre encore
aimee de toy d'avantage qu'il ne te plaist de l'aimer.»
Nicocrates aiant ouy ces excuses de Aretaphile, fut d'opinion de luy
faire donner la torture, à quoy fut presente sa mere Calbia,
sans fleschir jamais de pitié ny s'amollir: et estant
interroguee sur la gehenne, jamais ne se laissa vaincre aux douleurs
des tourments, ains se mainteint tousjours invincible à la
question, tant que Calbia mesme à la fin se lassa
malgré elle de la tourmenter et gehenner: et Nicocrates la
lascha, adjoustant foy aux excuses qu'elle alleguoit, et se repentit
de luy avoir donné ce tourment: et ne passa gueres de temps,
pour la passion qu'il avoit imprimee en son coeur, qu'il ne
retournast à elle, et ne taschast à regaigner sa bonne
grace par tous honnneurs, et toutes caresses qu'il luy pouvoit
faire, tant il estoit espris de son amour: mais elle n'avoit garde
de se laisser vaincre de ces flatteries, veu qu'elle avoit bien eu
la vertu de resister aux douleurs de la question. Ainsi estant
joinct au desir qu'elle avoit auparavant de faire chose vertueuse,
l'animosité encore de se venger, elle essaya un autre moyen:
car elle avoit une fille preste à marier, qui estoit assez
belle: elle l'attiltra pour un appast à prendre le frere du
tyran, qui estoit un jeune homme fort aisé à prendre
par les plaisirs de la jeunesse: et y en a plusieurs qui tiennent
que oultre la fille, encore usa elle de quelques charmes, et
quelques bruvages, dont elle enchanta le sens et l'entendement de ce
jeune homme, qui s'appelloit Leander. Quand il fut pris de l'amour
de ceste fille, il feit tant par prieres envers son frere, qu'il luy
permeit de la prendre en mariage: et marié qu'il fut, sa
femme instruicte de sa mere, commancea à le prattiquer, et
à luy persuader qu'il entreprist de remettre la ville en sa
liberté, luy remonstrant que luy-mesme n'estoit pas libre,
tant comme il vivoit soubs une tyrannie, et qu'il n'estoit pas en sa
puissance, s'il ne plaisoit au tyran, d'espouser telle femme qu'il
voudroit, ny de la garder quand il l'auroit espousee. D'autre
costé ses familiers et amis, pour faire plaisir à
Aretaphile luy alloient tousjours forgeans quelques nouvelles
occasions de querelles et de suspicions alencontre de son frere: et
quand il s'apperçeut qu'Aretaphile estoit de mesme advis, et
qu'elle tenoit la <p 238v>main à ceste menee, adonc
il resolut d'executer l'entreprise, et suscita un sien serviteur
nommé Daphnis, par lequel il feit tuer Nicrocrates: mais au
demourant tué qu'il l'eut, il ne voulut pas suivre le conseil
d'Aretaphile, ains monstra incontinent par ses deportements qu'il
avoit tué son frere, et non pas le tyran, car il se porta
follement et furieusement en sa domination: toutefois si portoit-il
tousjours quelque honneur et quelque reverence à Aretaphile,
et luy donnoit quelque authorité au maniement des affaires,
pour ce qu'elle ne luy monstroit pas son mal-contentement, ny ne luy
faisoit pas la guerre ouvertement, ains secrettement luy troubloit
et embrouilloit ses affaires. Car premierement elle luy suscita la
guerre de la Lybie par le moyen d'un prince nommé Anabus,
avec lequel elle eut secrette intelligence, et luy persuada de venir
courir son païs, et approcher son armee de la ville Cyrene, et
puis elle meit Leander en deffiance et souspeçon de ses amis,
et de ses capitaines, luy donnant à entendre qu'ils n'avoient
point le coeur à ceste guerre, et qu'ils aimoient mieux la
paix et le repos, avec ce que ses affaires mesmes la requeroient et
l'establissement de sa domination, s'il vouloit bien à faict
domter et tenir soubs le pied ses citoyens, et que de sa part elle
trouveroit bien moyen de traicter appoinctement, voire de faire
qu'ils s'entreverroient et parleroient ensemble s'il vouloit, Anabus
et luy, devant que la guerre tirast plus avant, et apportast quelque
inconvenient, auquel il ne seroit possible de donner ordre, ny
mettre remede puis apres. Si fut l'affaire conduit de telle sorte,
qu'elle la premiere alla parler à ce prince Lybien, auquel
elle requit, que si tost qu'ils se trouveroient ensemble pour
parlementer, il l'arrestast prisonnier, et pour ce faire luy promeit
de grands presents, et une bonne somme d'argent. Le Lybien s'y
accorda facilement. Leander faisoit quelque doubte de se trouver
à ce parlement: mais toutefois pour le respect qu'il portoit
à Aretaphile, qui avoit promis pour luy qu'il s'y trouveroit,
il s'y trouva tout nud, sans armes et sans gardes: et quand il
approcha du lieu où se devoit faire ceste entreveuë, et
qu'il apperçeut Anabus, il feit de rechef du fascheux et
restif, disant qu'il vouloit attendre ses gardes: mais Aretaphile
qui estoit là presente, luy donnant courage, luy dit, qu'il
se feroit reputer homme de lasche coeur, et qui ne tenoit point sa
parole, s'il failloit à s'y trouver: et finablement voyant
qu'il s'arrestoit, le tira par la main assez audacieusement et
asseurément, tant qu'elle le mena, et le livra entre les
mains de ce prince Barbare. Si fut incontinent ravy et saisy au
corps par les Lybiens, qui le teindrent en estroitte garde
lié et garrotté comme un prisonnier, jusques à
ce que les amis d'Aretaphile arriverent avec les autres citoyens de
Cyrene, qui luy apporterent l'argent qu'elle avoit promis: car si
tost que lon sceut en la ville ceste prise, la plus part du peuple
y accourut à sa requeste et mandement: là où
quand ils apperceurent Aretaphile, peu s'en fallut qu'ils
n'oubliassent tout le courroux et mal-talent qu'ils avoient encontre
le tyran, et estimerent que la vengeance et punition exemplaire
qu'ils devoient faire du tyran, n'estoit qu'un accessoire: mais que
leur principale besongne, et la fruition de leur liberté
consistoit à la saluër, caresser et ambrasser, avec si
grande resjouissance, que les larmes leur en venoient aux yeux, se
jettans à ses pieds, comme si c'eust esté l'image de
quelque Deesse: ainsi y affluans les uns sur les autres jusques au
soir, à peine s'adviserent-ils à la fin de se saisir
de la personne de Leander, avec lequel ils s'en retournerent en la
ville, et apres qu'ils se furent bien saoulez de donner toutes
sortes de louanges et de faire tous honneurs à Aretaphile,
finablement ils se meirent à penser ce qu'ils devoient faire
des tyrans: si bruslerent Calbia toute vive, et cousurent Leander
dedans un sac de cuir qu'ils jetterent dedans la mer: et voulurent
que Aretaphile eust la charge et administration de la Chose
publique, avec les autres principaux personnages de la ville. Mais
elle, comme aiant joué un jeu fort inegal et variable, et qui
avoit eu plusieurs parties, jusques à en avoir
rapporté la couronne de victoire, quand <p 239r>elle
veit que son païs estoit entierement franc et libre, s'alla
renfermer en sa maison, et ne se voulant plus hazarder à
s'entremettre d'affaire quelconque publique, usa le reste de ses
jours en paix et en repos avec ses parents et amis, sans se mesler
plus d'autre chose que de besongner à des ouvrages.
CAMMA.
IL y eut jadis au païs de Galatie deux des plus
puissants Seigneurs, et qui aucunement estoient parents l'un de
l'autre, Sinorix et Sinatus, desquels Sinatus avoit espousé
une jeune Dame qu'il avoit prise fille appellee Camma, fort estimee
et prisee de quiconque la cognoissoit, tant pour la beauté de
son corps, comme pour la fleur de son aage, mais encore plus pour
son honnesteté et sa vertu: car non seulement elle aimoit son
honneur et son mary, mais aussi estoit prudente, magnanime, et
singulierement aimee et desiree des subjects pour sa bonté et
sa doulceur: et, qui la faisoit encore plus regarder et renommer,
elle estoit presbtresse religieuse de Diane, à laquelle les
Galates anciennement avoient singuliere devotion: ce qui estoit
cause qu'on la voyoit souvent és sacrifices publiques, et
solennelles processions, paree et accoustree magnifiquement. Si en
devint Sinorix amoureux, lequel voyant que tant que son mary
vivroit, il ne pourroit jamais venir à bout d'en jouyr, ny
par amour, ny par force, il commeit un mal-heureux acte: car d'aguet
propensé il tua Sinatus, et peu d'espace de temps apres il
alla demander Camma en mariage. Elle faisoit sa demourance dedans le
temple, et ne supportoit pas la malheureuse forfaitture qu'avoit
commise Sinorix, d'un coeur abbatu et failly, qui ne feist
qu'emouvoir les gents à pitié, ains avec un courroux
couvert en elle mesme, n'attendoit autre chose que l'occasion de
s'en pouvoir venger: de l'autre costé Sinorix estoit assidu
à la solliciter et prier, luy alleguant des raisons qui
sembloient avoir quelque honneste couleur, qu'il s'estoit tousjours
monstré plus homme de bien en toutes sortes que Sinatus, et
que ce qui l'avoit induit à le tuer, c'estoit la vehemence de
l'amour qu'il luy portoit à elle, non pour aucune
meschanceté. La jeune Dame du commancement luy feit des refus
qui ne furent point trop rudes, et sembloit que tous les jours peu
à peu elle s'allast amollissant, d'autant mesmement que ses
parents et amis estoient ordinairement apres à la persuader
et forcer de consentir à ce mariage, pour faire plaisir
à Sinorix, lequel avoit grand credit et grande
authorité au païs: tant que finablement elle s'y
consentit, et l'envoya lon querir qu'il vint vers elle, à fin
qu'en la presence de la Deesse mesme le contract du mariage fust
passé, et les espousailles solennisees. Quand il fut
arrivé, elle le receut gracieusement, et l'amena devant
l'autel de Diane, là où elle respandit à la
Deesse un peu d'un bruvage qu'elle avoit preparé dedans une
coupe, puis en beut une partie, et bailla l'autre à boire
à Sinorix: le breuvage estoit de l'hydromel
empoisonné: et quand elle veit qu'il l'eut tout beu, alors
jettant un gemissement hault et clair, et faisant la reverence
à sa Deesse: Je t'appelle à tesmoing, dit-elle,
treshonoree Deesse, que je n'ay survescu Sinatus pour autre
intention que pour veoir ceste journee, n'aiant eu ne bien ne
plaisir de la vie en tout le temps que j'ay vescu depuis, que
l'esperance de pouvoir un jour faire la vengeance de sa mort,
laquelle aiant maintenant faitte, je m'en vais gayement et
joyeusement devers mon mary: mais toy le plus meschant homme du
monde, donne ordre maintenant que tes amis et parents au lieu de
lict nuptial te preparent une sepulture. Le Galatien aiant ouy ces
propos, et commanceant desja à sentir que le poison faisoit
son operation, et luy troubloit tout le dedans du corps, monta
dessus un chariot, esperant que l'esbranlement et l'agitation du
chariot luy pourroit servir à faire vomir le poison mais il
en sortit tout incontinent, et se feit mettre dedans une littiere:
et ne sçeut si bien faire, que le <p 239v>soir mesme
il ne rendist l'ame: et Camma aiant passé toute la nuict, et
entendu comment il estoit desja trespassé, s'en alla
volontairement et gayement hors de ce monde.
STRATONICE.
CESTE mesme province de Galatie a porté encore
deux autres Dames bien dignes d'eternelle memoire, Stratonice femme
du Roy Deiotarus, et Chiomara femme de Ortiagonte. Car Stratonice
sçachant que le Roy son mary desiroit singulierement avoir
des enfans legitimes pour les laisser successeurs de sa couronne, et
n'en pouvant avoir d'elle, elle luy pria et persuada, qu'il en feist
à une autre femme, et luy permeist qu'elle se les supposast.
Deiotarus s'esmerveille fort de ceste sienne resolution et luy
permeist d'en faire à sa guise, ainsi comme elle voudroit:
parquoy elle choisit, entre les captives prises à la guerre,
une belle jeune fille qui avoit nom Electra, qu'elle enferma avec
Deiotarus dedans une chambre: et nourrit et eleva les enfans qui en
vindrent, avec autant d'affection, et en aussi grande magnificence
comme s'ils eussent esté siens.
CHIOMARA.
LORS que les Romains soubs la conduitte de Cneus Scipion
desfeirent les Galates habitans en l'Asie, il advint que Chiomara
femme d'Ortiagonte fut prinse prisonniere de guerre avec les autres
femmes des Galates. Le capitaine qui la prit, usa de son adventure
en soudard, et la viola. Or s'il estoit homme subject à son
plaisir, autant ou plus l'estoit-il à son profit, et lors fut
attrapé par son avarice: car luy estant promise une grosse
somme d'argent pour delivrer ceste femme, il la conduisit au lieu
qui luy fut designé pour la rendre et mettre en
liberté: c'estoit sur le bord d'une riviere, que les Galates
passerent, luy compterent son argent, et reprirent Chiomara: mais
elle feit signe de l'oeil à l'un de ses gens qu'il tuast ce
capitaine Romain, ainsi comme il prenoit congé d'elle et la
caressoit: ce que l'autre feit, et d'un coup d'espee luy avalla la
teste: elle la releva, et l'enveloppant au devant de sa robbe, tira
son chemin et s'en alla. Arrivee qu'elle fut au logis de son mary,
elle luy jetta ceste teste à ses pieds: dequoy il s'estonna,
et luy dit, «Ma femme il faut garder la foy:» «Ce
fait-mon, respondit-elle, mais aussi fault-il qu'il n'y ait qu'un
seul homme vivant qui ait eu ma compagnie.» Polybius escrit que
luy mesme parla depuis à elle en la ville de Sardis, et qu'il
la trouva femme de grand coeur, et de bon entendement. Mais puis
qu'il est venu à propos de faire mention des Galates, j'en
reciteray encore une telle histoire. Le Roy Mithridates envoya
querir à fiance, comme ses amis, soixante des principaus
Seigneurs des Galates, en la ville de Pergame: lesquels estans venus
devers luy à sa requeste, il leur parla superbement et
imperieusement, dont ils furent tous fort courroucez: tellement
qu'il y en eut un nommé Toredorix, homme robuste de corps, et
courageux à merveilles, seigneur d'une contree qui s'appelle
des Tossiopiens, qui entreprit de le saisir au corps, lors qu'il
donneroit audience dedans le parc des exercices, et de se precipiter
avec luy dedans une profonde baricave qui là estoit: mais de
fortune le Roy ce jour-là n'alla point, comme de coustume, en
ce parc des exercices, ains manda que tous ces seigneurs Galates
vinssent parler à luy en son logis. Toredorix les admonesta
de ne s'estonner point, mais quand ils seroient arrivez aupres de
luy, qu'ils se ruassent ensembles de tous costez sur luy, et le
deschirassent en pieces. Cela ne fut pas tenu secret, ains aiant
esté descouvert à Mithridates, il les feit prendre
tous, et leur envoya coupper les testes l'un apres l'autre: mais sur
ces entrefaittes il se va souvenir d'un jeune homme en fleur d'aage,
le plus beau et le mieux formé <p 240r>qui fust de
son temps, et en eut pitié, se repentant de l'avoir
condamné quant et les autres, et monstra evidemment qu'il en
estoit marry, pensant qu'il eust esté desfaict des premieres:
ce neantmoins à toute adventure il envoya faire commandement,
s'il estoit encore vivant, qu'on le laissast aller. Ce jeune homme
avoit nom Bepolitan, et luy advint une fortune merveilleuse: car il
fut pris avec une belle robbe et riche. laquelle le bourreau se
voulant reserver nette, sans qu'elle fust souillee de sang, en la
luy despouillant tout à l'aise, il apperceut les gens du Roy
qui accouroient vers luy, en criant à haute voix le nom de ce
jeune homme. Voyla comment l'avarice, qui a esté cause de
faire mourir infinis hommes, sauva contre toute esperance la vie
à celuy-là. Mais quant à Toredorix, aiant
esté cruellement massacré de plusieurs coups, il fut
jetté aux chiens sans sepulture, et sans que personne de ses
amis en osast approcher pour l'inhumer, fors une jeune femme
Pergameniene, qu'il avoit autrefois cogneuë pour sa
beauté, laquelle se hazarda d'ensevelir et inhumer son corps.
Ce que les gardes aiants apperceu, la saisirent et la menerent au
Roy, où lon dit que Mithridates à la veoir seulement
en eut compassion, pour ce qu'elle luy sembla fort jeunette et
simple jouvencelle: mais encore plus eut-il le coeur attendry, quand
il sçeut que l'amour avoit esté cause de luy faire
entreprendre: si luy permeit d'enlever le corps et de
l'ensepulturer, en luy fournissant du sien les draps et autres
parements necessaires pour les funerailles.
TIMOCLIA.
THEAGENES natif de Thebes eut pareille volonté et
intention quant à la defense de son païs et de la Chose
publique, que jadis eurent Epaminondas, Pelopidas, et tous les plus
gents de bien du monde, mais il tomba en la commune ruine de la
Grece, lors que les Grecs perdirent la battaille de Ch@eronee,
estant desja quant à luy vainqueur, et poursuyvant ceux qu'il
avoit rompus en battaille devant luy: car ce fut luy qui respondit
à un fuyant qui luy cria, «Jusques où nous veux-
tu chasser?» «Jusques en Macedoine,» dit-il. Mais une
siene soeur le survesquit, qui tesmoigna que tant pour la vertu de
ses ancestres, que pour la siene propre, il avoit esté grand
homme, et digne d'estre renommé entre les plus vaillants:
elle receut un peu de fruict de sa vertu, qui luy aida à
supporter plus patiemment ce qui luy toucha des communes miseres de
son païs. Car apres qu'Alexandre eut pris la ville de Thebes,
et que les soudards couroient çà et là pillants
ce qu'ils pouvoient, il se rencontra qu'un Capitaine d'une compagnie
de chevaux legers Thraciens, se saisit de la maison de Timoclia,
homme qui ne sçavoit que c'estoit d'honnesteté et de
courtoisie, mais violent et sans aucun discours de raison: car apres
qu'il se fut bien emply de vin et de viande au souper, sans porter
aucun respect à la race, ny à l'estat et
honnesteté de ceste Dame, il luy manda qu'elle vint coucher
avec luy: et encore ne fut-ce pas tout, car il luy commanda de luy
dire où elle avoit caché son or et son argent, tantost
la menassant de la tuer, et tantost la caressant, et luy promettant
qu'il la tiendroit pour sa femme. Mais elle prenant l'occasion que
luy-mesme luy presentoit, «Pleust à Dieu, dit-elle, que
je fusse morte devant ceste nuict, plus tost que d'estre demouree
vive: car aiant tout perdu, au moins fust mon corps impollu et net
de toute violence: mais la fortune estant ainsi advenuë, qu'il
faut que desormais je te repute pour mon seigneur, mon maistre et
mon mary, puis qu'il plaist aux Dieux qui t'ont donné ceste
puissance sur moy, je ne te veux point frustrer ne priver de ce qui
est à toy: car quant à moy, je voy bien qu'il faudra
que je sois dorenavant telle que tu voudras. Je soulois avoir des
bagues et joyaux à parer ma personne, et de la vaisselle
d'argent, et si avoir encore quelque somme d'or et d'argent
monnoyé: mais quand j'ay veu que la <p 240v>ville
s'en alloit prise, j'ay le tout fait prendre à mes femmes, et
jetter, ou pour mieux dire, destourner, et mettre en reserve dedans
un puits, où il n'y a point d'eau, et qui est sçeu de
peu de gens, pource qu'il y a une grosse pierre dessus qui en
bousche l'entree, et force arbres alentour qui le couvrent. Cela te
sera un thresor qui te rendra riche à jamais quand tu l'auras
en ta possession, et à moy servira de tesmoignage et de
preuve, pour te monstrer combien nostre maison estoit noble et
opulente par cy devant.» Le Macedonien ces propos ouys,
n'attendit pas qu'il fust jour, ains sur l'heure mesme se feit
conduire par Timoclia au lieu, luy commandant qu'elle fermast
seurement le verger apres elle, à fin que personne n'en
apperçeust rien, et descendit tout en chemise dedans ce
puits: mais la hydeuse Clotho le conduisoit, qui vouloit venger son
forfaict par la main de Timoclia qui estoit au dessus: car quand
elle sentit à sa voix qu'il estoit au fond, elle mesme luy
jetta dessus grande quantité de pierres, et ses femmes aussi
y en ruerent plusieurs autres grandes et grosses, tant qu'elles
l'assommerent, et comblerent le puits. Ce que les Macedoniens aiants
entendu, feirent tant qu'ils retirerent le corps, et aiant desja
esté proclamé à son de trompe par la ville, que
lon ne tuast plus personne des Thebains, ils saisirent Timoclia, et
la menerent devant le Roy Alexandre, auquel ils feirent entendre de
poinct en poinct l'audacieux acte qu'elle avoit ozé
commettre. Alexandre jugeant bien à l'asseurance de son
visage, et à la gravité de son marcher, qu'elle devoit
estre de quelque grande et noble maison, l'interrogua premierement
qui elle estoit: et elle luy respondit d'une grande asseurance, sans
se monstrer estonnee de rien, «J'ay eu un frere nommé
Theagenes, qui estant Capitaine general des Thebains en la battaille
de Ch@eronee, contre vous, mourut en combattant pour la defense de
la liberté des Grecs, à fin que nous ne tombissions
point en la misere, en laquelle nous sommes presentement tombez:
mais puis qu'il est ainsi, que lon nous fait des outrages indignes
du lieu dont nous sommes yssues, quant à moy, je ne fuis
point à mourir, car il m'est à l'adventure trop
meilleur que de vivre, pour essayer encore une autre telle nuict que
la passee, si toy-mesme n'y mets empeschement.» A ces paroles
tous les gents d'honneur qui furent là presens, se prirent
à plorer. Mais quant à Alexandre, il luy sembla que le
courage de ceste Dame estoit plus grand, que de devoir faire
pitié, et louant grandement sa vertu et sa parole qui l'avoit
bien attaint au vif, il commanda à ses Capitaines, qu'ils
eussent soigneusement l'oeil, et donnassent bien ordre à ce
que lon ne commeist plus de semblables exces en une maison illustre:
et quant et quant ordonna que Timoclai fust remise en sa pleine
liberté, elle et tous ceux qui seroient trouvez luy
appartenir aucunement de parenté.
ERYXO.
BATTUS qui fut surnommé Eud@emon, c'est à
dire, heureux, eut un fils qui eut nom Arcesilaus, ne ressemblant de
moeurs en rien à son pere: car du vivant mesme de son pere,
aiant faict faire des creneaux à l'entour de sa maison, il en
fut condamné en un talent d'amende par son pere mesme, et
apres sa mort estant de nature fascheux, comme depuis il en eut le
surnom, et aussi pource qu'il se gouvernoit par le conseil d'un sien
amy Laarchus, qui ne valoit rien, il devint tyran, au lieu de Roy:
et ce Laarchus aspirant à la tyrannie, chassoit et bannissoit
de la ville, ou bien faisoit mourir les principaux, et les meilleurs
citoyens de Cyrene, et en rejettoit les causes sur Arcesilaus, et
finablement il luy feit boire du poison d'un liévre marin,
dont il tomba en une maladie lente, et une langueur fascheuse, de
laquelle il mourut, et ce pendant se saisit de la seigneurie, soubs
couleur de la vouloir conserver, comme tuteur, à Battus fils
d'Arcesilaus, lequel estoit contrefaict et boitteux: de maniere que
<p 241r>tant pour son bas aage, que pour l'imperfection de
sa personne, il estoit mesprisé du peuple, mais plusieurs
s'addressoient à sa mere, luy obeïssoient volontiers, et
l'honoroient, d'autant qu'elle estoit femme sage, doulce et humaine,
et avoit beaucoup des plus puissans hommes du païs, qui
estoient ses parents et amis, au moyen dequoy ce Laarchus luy
faisant la court, poursuyvit de l'avoir en mariage, luy offrant, si
elle le vouloit espouser, d'adopter Battus pour son fils, et de le
faire participant de sa seigneurie: dequoy Eryxo, car ainsi
s'appelloit ceste Dame, s'estant conseillee avec ses freres, luy
feit response qu'il en communiquast avec eux, pour ce que s'ils
trouvoient bon ce mariage, si faisoit-elle. Laarchus ne faillit pas
de leur en parler, et eux de complot expressément fait entre
eux, tiroient la chose en longueur, et le remettoient de jour
à autre: mais Eryxo luy envoya secrettement l'une de ses
femmes, luy dire de sa part, que ses freres lors contredisoient
à son intention, mais quand le mariage seroit
consommé, ils n'en contesteroient plus, et seroient
contraincts de le trouver bon: et pourtant qu'il falloit, si bon luy
sembloit, qu'il s'en vint la nuict devers elle, et que tout le reste
de l'affaire se porteroit bien, quand il seroit bien
commancé. Ces propos furent merveilleusement plaisans
à Laarchus, et estant du tout transporté d'aise hors
de soy, pour la demonstration d'amitié que luy faisoit ceste
femme, il promeit qu'il se rendroit vers elle à telle heure
qu'elle luy commanderoit. Or faisoit Eryxo ce complot de l'advis et
conseil de son frere aisné Polyarchus, et aiant prefix le
jour et l'heure qu'ils se devoient trouver ensemble, elle feit venir
secrettement en sa chambre son frere, qui amena quant et luy deux
jeunes hommes avec leurs espees, qui ne desiroient rien plus que
venger la mort de leur pere, lequel Laarchus avoit de nouveau faict
mourir: puis elle envoya querir ce Laarchus, luy mandant qu'il vint
seul sans gardes: si ne fut pas plus tost entré, que ces deux
jeunes hommes le chargerent à coups d'espee, tant qu'ils le
feirent mourir en la place, puis en jetterent le corps par dessus
les murailles de la maison, et amenans Battus en public, le
declarerent Roy à la mode et coustume du païs: et
Polyarchus rendit aux Cyreniens leur anciene et premiere sorte de
gouvernement. Or y avoit-il lors à Cyrene plusieurs soudards
du Roy d'Aegypte Amasis, ausquels Laarchus se fioit, et par le moyen
desquels il se rendoit formidable et espouventable aux Cyreniens.
Ces gens de guerre envoyerent incontinent en diligence devers le Roy
Amasis, pour charger et accuser Eryxo et Polyarchus de ce meurtre:
dequoy le Roy fut courroucé, et sur le champ proposa de faire
la guerre aux Cyreniens: mais sur ces entrefaittes il advint que sa
mere alla de vie à trespas: et ce-pendant qu'il fut
occupé à en faire les funerailles, les nouvelles
vindrent à Cyrene du mal-contentement de ce Roy, et de sa
resolution de faire la guerre: si fut d'advis Polyarchus d'aller
luymesme devers luy pour rendre raison de son faict, et sa soeur
Eryxo ne voulut pas demourer derriere, ains le suyvre, et s'exposer
au mesme peril que luy, et ne fut pas la mere mesme d'eux, nommee
Critola, qui n'y voulust aussi aller, combien qu'elle fust fort
vieille, mais elle estoit Dame de grande dignité et
authorité, d'autant qu'elle estoit soeur germaine de premier
Battus surnommé l'heureux. Quand ils furent arrivez en
Aegypte, tous les autres seigneurs de la court approuverent
grandement ce qu'ils avoient faict en cest endroit, et Amasis mesme
loüa infiniement la pudicité et magnanimité de
Eryxo, et apres les avoir honorez de riches presents, et les avoir
traitez royalement, les renvoya tous, Polyarchus et les Dames, avec
sa bonne grace à Cyrene.
XENOCRITE.
XENOCRITE de la ville de Cumes, ne fait pas moins
à louër et estimer pour ce qu'elle feit alencontre du
tyran Aristodemus, que quelques uns pensent avoir
<p 241v>esté surnommé Malace, qui vault autant
à dire, comme mol, pour la dissolution de ses moeurs: mais
ils s'abusent pour ne sçavoir pas la vraye origine de ce
surnom: car il fut surnommé par les Barbares Malace, qui
signifie garson, pour ce qu'estant encore fort jeune entre ses
compagnons d'aage, portans encore les cheveux longs, que lon
appelloit anciennement coronistes, ce semble pour ceste occasion,
és guerres contre les Barbares il se faisoit bien veoir, et
y acqueroit un grand renom, non seulement pour sa hardiesse à
coups de main, mais aussi encore plus pour son bon sens, sa
diligence et provoyance, en quoy il se monstroit singulier: de
maniere que estant en fort bonne estime de ses citoyens, il fut
incontinent avancé et promeu aux plus grandes charges et
dignitez de la Chose publique: tellement que quand les Thoscans
faisoient la guerre aux Romains pour remettre Tarquin le Superbe en
sa royauté, dont il avoit esté dechassé, les
Cumains le feirent Capitaine du secours qu'ils envoyoient aux
Romains: en laquelle expedition, qui dura longuement, laissant faire
à ses citoyens qui estoient soubs sa charge au camp tout ce
qu'ils vouloient, et les amadouant comme flatteur, plus tost que
leur commandant comme Capitaine, il leur persuada de courir sus
à leur Senat, quand il seroient de retour, et luy aider
à en chasser les plus puissans et les plus gens de bien,
tellement que peu à peu par ces moyens il se feit tyran
absolut. Et s'il fut meschant et violent en autres extorsions,
encore le fut-il d'avantage envers les jeunes femmes et les jeunes
enfans de bonne maison: car on trouve par escript entre autres
choses, qu'il contraignoit les jeunes garsons à porter
cheveux longs comme filles, et des crespines et autres affiquets
d'or par dessus: et au contraire, il contraignoit les filles de se
tondre en rond, et porter des manteaux, à la façon des
jeunes hommes, et des sayes, sans manches. Toutefois s'estant
extremement enamouré de Xenocrite fille d'un des principaux
citoyens qu'il avoit banny, il la teint, non pas apres l'avoir
espousee, ou apres l'avoir gaignee par belles persuasions, pensant
qu'elle se devoit bien contenter d'estre avec luy en quelque sorte
que ce fust, attendu qu'elle en estoit reputee bien-heureuse et bien
fortunee de tous ceux de la ville: mais toutes ces faveurs-là
ne luy esblouïssoient point le jugement à elle: car
outre ce qu'elle estoit marrie de ce qu'il couchoit avec elle sans
qu'elle luy eust esté donnee ny fiancee par ses amis et
parents, elle desiroit le recouvrement de la liberté de son
païs, autant comme ceux qui apertement estoient haïs et
mal-voulus du tyran. Or faisoit Aristodemus en ce temps-là
environner son territoire d'un fossé tout à l'environ,
ouvrage qui n'estoit ny necessaire ny utile, mais seulement
entrepris pour user, fascher et consommer de travaux ses pauvres
citoyens: car il estoit commandé à chascun de porter
certaine quantité de terre par jour. Comme doncques il allast
veoir comment on y besongnoit, elle destourna et couvrit son visage
avec un bout de sa robbe, et passé qu'il fut, les jeunes
hommes se jouans et se mocquans d'elle, luy demandoient pourquoy
elle fuyoit ainsi de voir Aristodemus, et avoit honte de luy seul,
et n'avoit point honte d'estre veuë des autres: et elle leur
respondit, mais bien à certes, et parlant à bon
esciant: «C'est, dit-elle, pour ce qu'il n'y a entre les
Cumains que Aristodemus seul qui soit homme.» Ceste parole
touchoit à tous, mais elle aiguillonna de honte ceux qui
avoient le coeur assis en bon lieu, à entreprendre de
recouvrer leur liberté. Et dit-on, que Xenocrite l'aiant
entendu dit, qu'elle aimeroit mieulx porter elle mesme sur ses
espaules la terre, comme les autres, pour son pere prouveu qu'il
peust estre present, que de participer à toutes les delices,
et à toute la puissance d'Aristodemus. Cela doncques confirma
encore d'avantage ceux qui conjurerent alencontre du tyran, desquels
le chef principal fut Thymoteles, ausquels Xenocrite aiant
baillé libre et seure entree, trouvans Aristodemus seul, sans
armes et sans gardes, en se ruant plusieurs sur luy, le tuerent
facilement. Voyla comment la ville de Cumes fut delivree de tyrannie
par deux vertus d'une femme, l'une qui leur donna le pensement
premier et <p 242r>l'affection de l'entreprendre, et l'autre
qui leur aida et leur donna moyen de l'executer: quoy fait ceux de
la ville offrirent à Xenocrite plusieurs honneurs,
prerogatives et presents, mais elle les refusant tous, leur demanda
seulement la grace de pouvoir inhumer le corps d'Aristodemus: ce
qu'ils luy permirent, et outre l'eleurent presbtresse et religieuse
de Ceres, estimants que cest honneur qu'ils faisoient à
Xenocrite, ne seroit pas moins agreable à la Deesse, que
convenable à elle.
LA FEMME DE PYTHES.
AUSSI dit-on que la femme du riche Pythes, du temps que
le roy Xerxes veint faire la guerre aux Grecs, fut une bonne et sage
Dame: car ce Pythes aiant trouvé des mines d'or, et aimant
non par mesure, mais excessivement, le profit grand qui luy en
venoit, luy-mesme y employoit toute son estude, et contraignoit tous
ses citoyens egalement à fouiller, porter, ou purger et
nettoyer l'or, sans leur permettre de faire ny exercer autre oeuvre
du monde: dequoy plusieurs mouroient, et tous se faschoient,
tellement que les femmes à la fin s'en vindrent avec rameaux
de suppliantes à la porte de ceste femme pour l'esmouvoir
à pitié, et la prier de les vouloir secourir à
ce besoing. Elle les renvoya en leurs maisons avec bonnes paroles,
les admonestant de bien esperer, et de ne se desconforter point: et
ce-pendant elle envoya secrettement querir des orfévres
à qui elle se fioit, et les renfermant en certain lieu, les
pria de luy faire des pains d'or, des tartes et gasteaux, de toutes
sortes de fruicts, et de toutes les chairs et viandes principalement
qu'elle sçavoit que son mary Pythes aimoit le mieux: puis
quand il fut de retour en sa maison, car il estoit lors allé
en quelque voyage, comme il demanda à souper, sa femme luy
presenta une table chargee de toutes sortes de viandes contrefaittes
d'or, sans autre chose qui fust bonne à boire ny à
manger, mais tout or seulement. Il y prit plaisir du commancement,
mais apres qu'il eut assez rassasié ses yeux à veoir
tous ces ouvrages d'or, il demanda à manger à bon
esciant: et elle luy demandant ce qu'il voudroit bien manger, le luy
presentoit d'or, tant qu'à la fin il s'en courroucea, et cria
qu'il mouroit de faim. «Voire-mais, dit-elle, vous en estes
cause, car vous nous avez fait avoir foison de cest or, et faute de
toute autre chose: car tout artifice, tout mestier, et toute autre
vacation cesse entre nous, et n'y a personne qui laboure la terre,
ains laissans en arriere tout ce que lon seme et que lon plante en
la terre pour nourrir les personnes, nous ne faisons que fouiller et
cercher des choses qui sont à nous nourrir inutiles, nous
consommons nous mesmes de labeur, et nos citoyens apres.» Ces
remonstrances emeurent Pythes, qui pour cela ne cessa pas
entierement toute son entremise des mines, mais y faisant travailler
la cinquiéme partie seulement de ses citoyens, les uns apres
les autres, il permeit au reste d'aller vacquer à leur
labourage et à leurs mestiers. Mais quand Xerxes descendit
avec une si grande armee pour faire la guerre aux Grecs, s'estant
monstré fort magnifique au recueil, et traittement, et grands
presents qu'il feit au Roy et à toute sa court, il requit une
grace au Roy, c'est que de plusieurs enfans qu'il avoit, il en
dispensait l'un seul d'aller à la guerre, à fin qu'il
demourast avec luy en la maison, pour avoir soing de le traitter et
gouverner en sa vieillesse: de quoy Xerxes fut si courroucé,
qu'il feit mourir ce fils-là seul, et l'aiant fait coupper en
deux pieces, feit passer son armee par entre deux, et emmena les
autres qui tous moururent és battailles: à l'occasion
dequoy Pythes, se desconfortant, feit ce que font ordinairement ceux
qui ont faute de coeur et d'entendement, car il craignoit la mort,
et haïssoit la vie: il eust bien voulu ne vivre point, et si ne
se pouvoit deffaire de la vie. Or y avoit-il dedans la ville une
grande motte de terre, au long de laquelle passoit la riviere qui se
nommoit Pythopolites: il feit bastir sa sepulture dedans ceste
motte, et destournant le cours <p 242v>de la riviere, la
feit passer à travers ceste motte, de maniere qu'en passant
elle venoit à razer sa sepulture. Ces choses preparees il
descendit vivant dedans. Et resigna à sa femme sa ville et
toute sa seigneurie, luy enjoignant qu'elle n'approchast point de ce
monument, mais bien que seulement elle meist tous les jours son
boire et son manger dedans une petite nacelle, jusques à ce
qu'elle veist que la nacelle passeroit outre la motte, aiant les
vivres tous entiers sans que lon y eust touché, et lors
qu'elle cessast de plus luy en envoyer, pour ce que ce seroit signe
certain, qu'il seroit decedé. Voyla comment il acheva le
reste de ses jours: et sa femme gouverna depuis son estat sagement,
et apporta heureuse mutation et changement de travaux aux
subjects.
CE N'EST pas de ceste heure seulement, Seigneur Apollonius,
que j'ay eu pitié et compassion de toy, aiant entendu la mort
avant-aage de ton fils, qui nous estoit trescher à tous, pour
ce qu'en si grande jeunesse il se monstroit fort sage, rassis, et
modeste, observant merveilleusement bien tous offices et devoirs de
pieté, tant envers les Dieux, comme envers ses pere et mere,
et ses parents et amis. Mais il n'eust pas esté bien à
propos, sur l'heure mesme de son trespas, aller devers toy pour te
prescher et admonester de supporter patiemment l'inconvenient qui
t'estoit advenu, lors que et ton corps et ton ame estoient de tout
poinct accablez soubs le faix d'une calamité si estrange et
si peu propensee, outre ce qu'il estoit force que j'en sentisse moy-
mesme partie de la douleur: car les bien-suffisans medecins mesmes
n'ordonnent pas incontinent contre les violentes et soudaines
descentes de catarres, les remedes des medecines laxatives, ains
attendent que la force de l'inflammation des humeurs se meurisse
d'elle mesme, sans application d'huiles et unguent par le dehors.
Mais apres que le temps, qui a accoustumé de meurir toutes
choses, s'est adjousté à l'inconvenient, et que la
disposition de ta personne m'a semblé requerir le secours de
tes amis, j'ay pensé que se ferois bien si je te departois
quelques raisons et discours consolatoires, pour essayer de
relascher un peu de ta douleur, et appaiser les regrets de ton
deuil, et les lamentations qui ne servent de rien: car suyvant ce
que dit le sage poëte Euripide,
Les medecins des malades esprits
Sont les raisons, quand quelqu'un bien appris
En sçait user à heure competente,
Pour alleger ce qui le coeur tourmente.
Et comme il dit ailleurs,
A chasque mal il fault propre remede:
Car à celuy qui de douleur procede,
Des bons amis le parler gracieux
Allege fort les ennuis soucieux.
Qui est trop fol en toutes actions,
Il a besoing d'aspres corrections:
Car entre tant de passions de l'ame,
La couleur est celle qui plus l'entame.
Il y en a qui de douleur oultrez,
<p 243r> Comme lon dit, sont en fureur entrez,
Et en plusieurs autres maulx incurables,
Jusqu'à tuer soy-mesmes miserables.
Or se douloir et se sentir attaint au vif pour la perte d'un fils,
est une douleur qui procede de cause naturelle, et n'est point en
nostre puissance.Car quant à moy, je ne sçaurois estre
de l'opinion de ceux qui louënt si haultement je ne sçay
quelle brutale et farouche et sauvage impassibilité, laquelle
n'est ny possible à l'homme, ny utile, quand bien elle seroit
possible, pource qu'elle nous osteroit la mutuelle benevolence et
douceur d'aimer, et de se sentir aimé, laquelle il nous est
necessaire retenir et conserver plus que nulle autre chose: mais
aussi dis-je bien, que se laisser emporter hors de mesure à
la douleur, et augmenter son deuil à l'infiny, est contre la
nature, et procede d'une mauvaise opinion qui est en nous: pourtant
fault-il laisser l'un comme chose dommageable et mauvaise, et qui ne
convient nullement à gents de bien, et ne reprouver ny ne
rejetter pas aussi les moderees passions, suyvant ce que souhaittoit
le philosophe Academique Crantor: «A la mienne volonté
que jamais nous ne fussions malades, mais s'il advient que nous le
soyons, à tout le moins, que nous sentions nostre mal, si lon
nous arrache, ou que lon nous couppe quelque partie de nostre corps:
car ceste indolence-là, de ne se douloir de rien, ne
s'engendre point en l'homme sans grand salaire, pource qu'il est
vraysemblable et que l'ame en devient bestiale, et le corps
insensible.» Parquoy la raison veut que les sages hommes ne
soient en telles adversitez ny impassibles, ny aussi trop
passionnez: pource que l'un est inhumain, et tient de la beste
sauvage: l'autre trop mol, et sent sa femme. Mais bien advisé
est celuy, qui sçait garder le moyen, et qui peut porter
gentilment autant les prosperitez qui surviennent en ceste vie comme
les adversitez: aiant bien propensé que c'est ne plus ne
moins comme en un estat populaire, là où lon tire les
magistrats au sort, et fault que celuy à qui le sort eschet,
commande: et celuy qui en est frustré, porte patiemment le
refus de fortune. Ainsi fault-il qu'en la distribution des
evenements et succez des affaires, il se contente, sans plainte ny
resistance, de ce que la fortune luy envoye: car ceux qui ne peuvent
faire cela, ne pourroient non plus supporter sagement et modereement
de grandes prosperitez: car c'est une sentence morale fort bien et
sagement ditte,
Jamais bon-heur, tant soit-il grand ou hault,
Ton coeur n'esléve outre plus qu'il ne fault:
Ny au contraire aussi, pour malencontre,
Qui arriver te puisse, ne te monstre
Trop bas de coeur, comme un chetif esclave,
Ains te maintien en ton naturel grave
Tousjours tout un, comme l'or dans le feu.
Car c'est fait en homme sage et bien appris, se maintenir et
comporter tousjours d'une mesme sorte en prosperité, et aussi
en adversité garder genereusement ce qui luy est bien seant:
car l'office de vraye prudence et bon sens est, d'eviter le mal
quand on le voit venir, ou le corriger quand il est advenu, et
l'amoindrir le plus que lon peut, ou bien se preparer à le
supporter virilement et magnanimement: car la prudence se monstre et
s'employe, touchant les biens, en quatre sortes, ou à les
acquerir, ou à les garder, ou à les augmenter, ou
à en user dextrement et sagement. Ce sont là les
regles de la prudence et des autres vertus, dont il fault user en
l'une et en l'autre fortune: car comme dit le commun proverbe,
Il n'y a nul qui soit en tout heureux.
Et certainement
Il ne se peult naturellement faire,
Que ce qui est, ne soit point necessaire.
<p 243v>Ne plus ne moins que les arbres quelques annees
portent beaucoup de fruict, et quelques autres n'en portent point:
et les animaux une fois font des petits, et une autre fois sont
steriles: et en la mer un jour y a tourmente, et un autre calme.
Aussi en la vie humaine advient-il plusieurs divers accidents, qui
tournent et virent l'homme tantost en l'une, et tantost en l'autre
fortune: ausquelles aiant esgard, on pourroit à bonne raison
dire,
Agamemnon, fils d'Atreus, ton pere
Ne t'engendra pour fortune prospere
Tousjours avoir en ceste vie, ainçois
Fault qu'un jour triste, et un jour guay tu sois,
Car tu es né de nature mortelle.
Et si tu dis, ma volonté n'est telle:
Si sera-il ainsi, ne pis, ne mieux,
Pource que tel est le plaisir des Dieux.
Et ce que dit à ce propos le poëte Menander,
Si tu estois, ô Trophime, seul entre
Tous les vivants hors du maternel ventre
Sorty avec ceste condition,
Que tu ferois à ton election
Ce qui seroit à ton coeur agreable,
Aiant tousjours fortune favorable,
Et que quelqu'un des Dieux te l'eust promis,
Tu te serois à la verité mis,
Non sans raison, en si grande cholere,
Pour sa promesse envers toy mensongere,
Car il t'auroit falsifié sa foy:
Mais si tu as, à toute mesme loy
Que nous, humé cest air icy publique,
Pour te parler en gravité Tragique,
Plus te le fault porter patiemment,
Et prendre mieulx raison en payement.
Car pour te dire en peu de mots la somme
De ce discours, Trophime, tu es homme,
Qui est à dire, un animal plus prompt
A devaller soudain à bas d'amont,
Que pas-un autre: et non sans cause juste,
Pource qu'estant de tous le moins robuste
De sa nature, il oze se mesler
Des plus ardus affaires desmesler:
Aussi tombant de hault à la renverse,
De plus grands biens sa ruine renverse.
Mais quant à toy, Trophime, ny le bien
Que perdu as, ne fut oncq grand en rien,
Ne maintenant si tu as de la peine,
Elle ne peult sinon estre moyene:
Pourtant fault-il aussi, que cy apres
Plus moderé tu sois en tes regrets.
Et neantmoins les choses humaines estans telles, il y en a qui
à faute de bon jugement sont si estourdis et si outrecuidez,
que depuis qu'ils sont un peu elevez, ou pour grosse somme d'or et
d'argent qu'ils se treuvent entre mains, ou pour l'authorité
<p 244r>grande de quelque office qu'ils auront, ou pour
autre presidence et preeminence du lieu qu'ils tiendront au
gouvernement de la Chose publique, ou pour aucuns honneurs et gloire
qu'ils auront acquise, ils menasseront et outrageront ceux qui
seront moindres qu'eux, ne considerans pas l'incertitude et
inconstance de la fortune, ny combien facilement ce qui est haut
devient bas, et ce qui est par terre s'eleve en haut, pour les
soudaines mutations et changements de la fortune: Car cercher
certitude en chose de sa nature incertaine, ce n'est pas fait en
gens qui discourent sainement:
En une rouë incessamment tournante,
Tantost basse est, tantost haulte une gente.
Mais pour parvenir à ceste tranquillité d'esprit, de
n'estre point travaillé de douleur, le meilleur moyen est,
celuy de la raison, et de s'estre par le moyen d'elle preparé
de longue main contre toutes les mutations et changements de la
fortune: car il ne se faut pas seulement recognoistre mortel, mais
aussi attaché à une vie mortelle, et à des
affaires qui facilement se changent d'un estat en un autre tout
contraire. Car certainement, et les corps des hommes sont mortels et
caduques, et leurs fortunes mortelles, et leurs passions et
affections aussi, et generalement tout ce qui est ou appartient
à la vie humaine: ce qui n'est possible de destourner ou
eviter aucunement à qui est mortel de nature,
Ains par necessité ferree,
Tousjours nostre vie atterree
Tend au fond d'enfer tenebreux.
Et pourtant dit tresbien Demetrius le Phalerien, comme le poëte
Euripides eust escrit,
Asseuré n'est en ce bas monde l'heur,
Un jour le peut renverser en malheur,
Abaissant l'un du plus hault en l'abysme,
Et elevant du fond l'autre à la cyme.
Le reste, dit-il, est sagement escrit, mais il eust encore mieux
dit, s'il n'eust point mis un jour, ains un poinct, ou une minute de
temps.
Arbres fruictiers comme l'humain lignage,
Tournent sans fin en un mesme roüage:
La force aux uns vient peu à peu croissant,
Elle s'en va aux autres décroissant.
Et Pindare en un autre passage,
Qu'est-ce, et que n'est-ce, que de l'homme?
C'est l'ombre du songe d'un somme.
Il a declaré la vanité de la vie de l'homme par une
excessive maniere de parler fort ingenieuse, et fort bien exprimante
ce qu'il vouloit dire: car que peut-il estre plus debile qu'une
ombre? mais encore le songe d'un ombre? Il ne seroit pas possible de
l'exprimer plus vivement ne plus clairement. Suyvant lesquels propos
Crantor aussi reconfortant Hippocles sur la mort de ses enfans, luy
use de ces paroles: Toute l'ancienne eschole de Philosophie nous
presche et admoneste de cela, en quoy s'il y a aucun poinct que nous
n'approuvions pas, au moins est-il trop veritable, qu'en plusieurs
endroicts la vie de l'homme est fort laborieuse et penible: car
encore que de sa nature elle ne fust pas telle, si est-ce que par
nous mesmes elle est reduitte à telle corruption: puis il y
a ceste incertaine fortune qui nous accompagne dés le
commancement et dés l'entree de nostre vie, non pour aucun
bien: joinct qu'en toutes choses qui naissent il y a tousjours
quelque portion de malice meslee parmy. Car toutes semences
mortelles sont incontinent participantes de la cause, dont procedent
la mauvaise inclination de l'ame, les maladies et les ennuys, et
toute la male destinee des mortels de là rampe jusques
à nous. Et pour quelle cause sommes nous tombez en ce
<p 244v>propos? à fin que nous cogneussions, que ce
n'est rien de nouveau à l'homme d'experimenter la malheureuse
fortune, ains que tous y sommes subjects: car, comme dit
Theophrastus, la fortune ne regarde point où elle vise, et
prend plaisir bien souvent à t'oster ce que tu auras paravant
acquis à grande peine, et à renverser une reputee
felicité, sans avoir aucun temps estably ne prefix pour ce
faire. Ces raisons, et plusieurs autres semblables, peuvent
facilement venir en l'entendement de chascun à par soy, ou
bien les peult on apprendre des escrits des sages anciens, entre
lesquels le premier est le divin Homere, qui dit,
Rien ne nourrit la terre plus debile,
Ne qui soit tant, que l'homme est, imbecile:
Il se promet que plus n'endurera
Parcy apres, tant que luy durera
Force et vertu, et que divine essence
Luy donnera de se porter puissance:
Mais quand les Dieux luy envoyent malheur,
Malgré luy fault qu'il porte sa douleur. Et
ailleurs,
L'homme a le sens tel, et l'entendement,
Que Dieu luy veut donner journellement. Et un autre
passage,
Pourquoy quiers tu de moy, fils magnanime
De Tydeus, que mon sang je t'intime?
Les hommes tels comme les feuilles sont:
Les vent tomber là bas les une font,
Et la forest en la saison nouvelle,
En produisant d'autres, les renouvelle:
Aussi les uns des hommes florissans
Viennent dehors, autres vont perissans.
Et que ceste comparaison des fueilles des arbres soit bien à
propos, et bien propre pour representer la vanité transitoire
de la vie des hommes, il appert clairement par ce qu'il dit luy-
mesme en un autre lieu,
Pour les chetifs humains prendre harnois,
Qui sont semblans aux feuillages des bois,
Aucunefois vigoureux en verdure,
Tant que de terre ils prennent nourriture,
Une autre fois de langueur mal-menez,
Sans point d'humeur tous flestris et fenez.
Simonides le poëte, comme le Roy de Laced@emone Pausanias se
glorifiast ordinairement de ses haults faicts, et luy dist une fois
par maniere de mocquerie, qu'il luy donnast quelque sage precepte et
bon advertissement, cognoissant bien son oultrecuidance, luy
conseilla seulement, qu'il se souvinst d'estre homme. Et Philippus
Roy de Macedoine, comme en un mesme jour il eust eu nouvelles de
trois grandes prosperitez: la premiere, qu'il avoit gaigné le
pris de la course des chariots à quatre chevaux en la
solennité des Jeux Olympiques: la seconde, que son lieutenant
Parmenion avoit desfaict en battaille les Dardaniens: la troisieme,
que sa femme Olympiade luy avoit faict un beau fils: il eleva ses
mains ver le ciel et dit, «O fortune je te supplie envoye moy
en contre-eschange quelque mediocre adversité.»
sçachant bien que la fortune porte tousjours envie aux
grandes felicitez. Et Theramenes l'un des trente tyrans d'Athenes,
estant tombee la maison en laquelle il soupoit avec plusieurs
autres, et s'estant sauvé luy seul de la ruine comme tout le
monde l'en reputast bienheureux, il s'escria à haute voix,
«O fortune, à quelle occasion doncques me reserves
tu?» Aussi advint-il que peu de jours apres, ses compagnons
mesmes l'aiant mis en prison, <p 245r>apres l'avoir bien
gehenné et tourmenté, le feirent mourir. Si me semble
que le poëte Homere s'est monstré un merveilleusement
excellent ouvrier de consoler, en ce qu'il fait que Achilles dit au
Roy Priam, qui estoit venu devers luy pour racheter le corps de son
fils Hector,
Vueilles pourtant en ce siege te seoir,
Et nos regrets laissons un peu rasseoir
Dedans nos coeurs, bien que de violente
Occasion soit nostre ame dolente:
Mais à riens bons ne sont regrets ne pleurs,
Car les humains sont à vivre en douleurs
Predestinez par les haults Dieux celestes:
Eux seuls exempts sont de toutes molestes.
Le haut-tonnant sur le seuil de son huys
Là sus au ciel a estalé deux muys
Des dons qu'il donne: en l'un de ces deux gisent
Les bons, en l'autre il a mis ceux qui nuisent.
Or ceux à qui pesle mesle il depart
Tantost de l'un, tantost de l'autre part,
Il leur advient quelquefois de liesse
Et quelquefois rencontre de tristesse:
Mais cil à qui des mauvais il fait don
Tant seulement, n'a jamais rien de bon:
Honte le suit, et par toute la terre
Male famine apres luy va grand' erre:
Il n'est des Dieux ny des hommes prisé,
Ainçois de tous fort defavorisé.
Le poëte qui vient apres, tant en ordre des temps qu'en estime
de reputation, Hesiode, encore qu'il s'attribue l'honneur d'avoir
esté disciple des Muses, aiant aussi bien comme l'autre
enfermé les maux dedans un tonneau, escrit que Pandora
l'ouvrant les espandit en grande quantité par toute la terre,
et par toute la mer, disant ainsi:
La femme aiant osté le grand couvercle,
Qui du tonneau clouoit la boucle en cercle,
Maux infinis espandit aux humains,
Et leur brassa malheurs et travaux maints:
Rien ne resta que l'esperance seule
Dans ce fort muy, soubs le bord de sa gueule.
La femme hors voler ne luy permeit,
Quand au devant le couvercle luy meit.
De là sortit la troupe vagabonde
Des maux qui vont errans parmy le monde:
Car pleine en est et la terre et la mer.
Là commança maladie à germer
De jour en jour, aux hommes en cautelle
Venant la nuict, sans que point on l'appelle,
Et sans parler, d'autant que Jupiter
A toutes a la langue faict oster.
Suyvant lesquels propos, le poëte Comique dit encore, touchant
ceux qui se tourmentent et desesperent quand telles fortunes leur
adviennent,
Si nos malheurs les larmes guerissoient,
Et si nos maulx incontinent cessoient
<p 245v> Que lon auroit larmoyé
tendrement,
Au pois de l'or payees cherement
En un malheur les larmes devroient estre:
Mais maintenant les affaires, mon maistre,
N'y pensent point, et n'y jettent point l'oeil:
Ains soit ou non que tu pleures en deuil,
Pas ne lairront d'aller la mesme voye.
Qu'est-il besoing donc que nostre oeil larmoye?
Qu'y gaignons nous? Rien, mais douleur produit,
Comme arbres font, des larmes pour son fruict.
Et Dictys reconfortant Danaé, qui demenoit un fort grand
deuil pour la mort de son fils, dit en ceste sorte:
Estimes-tu que Pluton face compte
De tous tes pleurs? et crois-tu qu'il se domte
Par tes souspirs, jusqu'à te renvoyer
Ton fils? Non, non, cesse de larmoyer:
En regardant les adventures males
Qu'ont enduré les autres tes egales,
Plus patiente à l'heure tu seras,
Quand sagement tu considereras,
Combien jadis en prison douloureuse
Ont achevé leur vie malheureuse:
Combien sont vieux devenus sans pouvoir
Peres d'enfans en leur vie se voir:
Combien aussi de royale opulence
Sont cheuts à rien reduicts en indigence.
Il te convient mettre devant tes yeux
Ces arguments, et les repenser mieux.
Il luy conseille de considerer les exemples de celles qui ont
esté plus, ou pour le moins autant malheureuses qu'elle,
comme si cela luy devoit servir à supporter plus legerement
son propre malheur: à quoy se peut aussi tirer et appliquer
le propos de Socrates qui souloit dire, qu'il falloit que chascun
apportast ses malheurs et adversitez en commun, et que lon les
departist tellement, que chascun en eust son egale portion: car
alors il se verroit, que la plus part de ceux qui se plaignent,
seroient bien aises de se contenter des leurs, et s'en aller
à tout. Le poëte Antimachus aussi usa de semblable
induction apres que sa femme fut decedee, laquelle il aimoit
singulierement. Elle avoit nom Lyde, au moyen de quoy il nomma Lyde
une Elegie qu'il composa pour consoler luy mesme sa douleur. En
ceste Elegie il ramasse toutes les adversitez et calamitez qui sont
anciennement arrivees aux grands Princes et Roys, rendant sa douleur
moindre, par la comparaison des maux d'autruy plus griefs: par
où il appert, que celuy qui console un autre aiant le coeur
attainct de douleur, et qui luy fait cognoistre, que l'infortune luy
est commune avec plusieurs, par les accidents pareils qui autrefois
sont arrivez à d'autres, luy change le sentiment de l'opinion
de sa douleur, et luy imprime une telle creance, et telle
persuasion, que son inconvenient luy semble plus leger qu'il ne
faisoit au paravant. Aeschylus aussi semble reprendre avec bien
bonne raison ceux qui estiment que la mort soit mal, disant
ainsi:
A bien grand tort les hommes ont en haine
La mort, qui est guarison souveraine
D'infinis maux à quoy ils sont subjects.
Autant en fait celuy qui dit en suyvant ceste sentence,
<p 246r> Vien me guarir de tous mes maux ô
mort,
Car tu es seule en ce monde seur port.
Car c'est veritablement une grande chose, que pouvoir dire hardiment
avec ferme foy,
Comme est-il serf qui ne craint point la mort?
La mort m'estant secours en tous perils,
Je ne crains point les ombres des esprits.
Qu'y a-il de mauvais, ne qui tant nous doive contrister, au mourir?
c'est grand cas comme estant chose si familiere, si ordinaire, et si
naturelle, elle nous semble je ne sçay comment au contraire,
si penible et si douloureuse. Quelle merveille est-ce, si ce qui de
sa nature est subject à fendre se fend, qui est propre
à fondre se fond, à brusler se brusle, à
corrompre se corrompt? Et quand est-ce que la mort n'est en nous
mesmes? Car comme dit Heraclitus, c'est une mesme chose que le mort
et le vif, le veillant et le dormant, le jeune et le vieil, par ce
que cela passé devient cecy, et cecy derechef passé
devient cela: ne plus ne moins que l'imager d'une mesme masse
d'argille peut former des animaux, et puis les confondre en masse,
et puis derechef les reformer et derechef les reconfondre, et
continuer cela incessamment l'un apres l'autre: aussi la nature
d'une mesme matiere a jadis produit nos ayeulx, et puis apres
consecutivement a procreé nos peres, et puis nous apres, et
de nous par tout en engendrera d'autres, et apres d'autres de ces
autres, tellement que le fleuve perpetuel de la generation de
s'arrestera jamais, ny au contraire aussi celuy de la corruption,
soit Acheron ou Cocytus que les poëtes l'appellent, dont l'un
signifie privation de joye, et l'autre lamentation. Ainsi la
premiere cause qui nous a faict veoir la lumiere du Soleil, elle
mesme nous amene les tenebres de la mort. Dequoy nous est bien
evidente similitude l'air qui nous environne, faisant l'un apres
l'autre le jour, et puis la nuict, en comparaison de la vie et de la
mort, du veiller et du dormir: pourtant est à bon droict
appellé le vivre un prest fatal, pource qu'il le nous fault
rendre et acquitter: nos predecesseurs l'ont emprunté, et il
le nous faut payer volontairement et sans y avoir regret, quand
celuy qui l'a presté le nous redemandera, si nous ne voulons
estre tenus pour tres-ingrats. Et croy que la nature voyant
l'incertitude et la briefveté de nostre vie, a voulu que
l'heure de nostre mort nous fust incogneuë, pource qu'il nous
estoit plus expedient ainsi: car si elle nous eust esté
cogneuë, il y en eust eu qui se fussent seichez de langueur et
d'ennuy, et fussent morts avant que de mourir. De combien de
douleurs est pleine nostre vie? de combien de soucis est-elle
submergee? Si nous les voulions tous et toutes comprendre en nombre,
certainement nous la condamnerions comme trop malheureuse, et
ferions croire comme veritable l'opinion que quelques uns ont
euë, qu'il est trop meilleur à l'homme de mourir que de
vivre: et pourtant dit le poëte Simonides,
Foible est des humains la puissance,
Vaine leur cure et vigilance:
Leur vie est un passage court,
Où peine sur peine leur sourt:
Et puis la mort qui à personne,
Tant est cruelle, ne pardonne,
Tousjours sur la teste leur pend,
Autant à celuy qui despend
Le cours de ses ans à bien faire,
Comme à celuy de mal' affaire.
Et le poëte Pindare,
Pour un bien dont l'homme se paist,
De deux malheurs il se repaist:
<p 246v> Avoir ne peut vie immortelle,
Ne bien supporter sa mortelle. Et Sophocles,
Quand un mortel va de vie à trespas,
Ton oeil le pleure, et tu ne cognois pas
A l'advenir s'il luy eust profité,
Que sa vie eust de plus long cours esté. Et
Euripides,
Sçais tu bien quelle est la condition
De la chetifve humaine nation?
Non que je croy, car d'où aurois-je telle
Instruction? oy moy donc parler d'elle.
A tous humains il est predestiné
Mourir à jour prefix et terminé,
Et n'y a nul qui sache si vivante
Ame il aura la journee suyvante:
Car impossible il est de deviner
Là où se doit la fortune tourner.
S'il est ainsi donc que la vie de l'homme soit telle comme tous ces
grands personnages la descrivent, n'est-il pas plus raisonnable de
reputer heureux ceux qui sont delivrez de la servitude, à
laquelle on est subject en icelle, que non pas de les deplorer ne
lamenter comme la plus part des hommes font par ignorance? Le sage
Socrates disoit, que la mort ressembloit totalement, ou à un
tresprofond sommeil, ou à un loingtain et long voyage hors de
son païs, ou pour le troisiéme, à une entiere
destruction et aneantissement du corps et de l'ame: ce qu'il
monstroit en discourant ainsi par les trois. Premierement, par la
premiere comparaison. Car si la mort es un sommeil, et les dormans
ne sentent point de mal, il est doncques force de confesser, que les
morts n'en sentent point aussi: mais d'avantage il n'est ja besoing
de s'estendre pour prouver que le dormir plus il est profond, plus
il est doux et gracieux: car la chose de soy est notoire et
manifeste à tout le monde, outre ce qu'il y a le tesmoignage
d'Homere, lequel parlant du dormir dit,
Plus doucement en son lict celuy dort
Qui moins s'esveille, et plus semble à la mort.
Il dit le mesme en plusieurs autres passages:
Là tous se sont mis à dormir ensemble,
Frere germain de mort qui luy ressemble. Et ailleurs,
Dormir et mort sont frere et soeur jumeaux.
Là où il fait à noter en passant, qu'il declare
leur similitude en les appellant jumeaux, d'autant que les freres
jumeaux sont ceux qui ordinairement s'entreressemblent plus. Et puis
en un autre endroit il appelle le dormir d'@erein, taschant à
nous donner par cela à entendre la privation de tout
sentiment. Aussi ne parla pas impertinemment ny inelegamment celuy
qui dit, que le dormir estoit les petits mysteres, comme s'il eust
voulu dire, le modele ou le preambule de la mort: car à la
verité, le sommeil est proprement une representation ou une
fiançaille de la mort. En cas pareil aussi le Philosophe
Cynique Diogenes dit fort sagement, estant surpris d'un profond
sommeil, un peu avant qu'il fust pres de rendre l'esprit, comme le
medecin l'esveillast, et luy demandast s'il luy estoit rien survenu
de mal: Non, respondit-il, car le frere vient au devant de sa soeur:
c'est à sçavoir, le dormir au devant de la mort. Et si
la mort ressemble plus tost à un loingtain voyage et longue
peregrination, encore n'y a-il point de mal ainsi, mais plus tost du
bien, au contraire: car n'estre plus asservy à la chair, ny
enveloppé des passions d'icelle, desquelles l'ame estant
saisie se remplit de toute <p 247r>folie et vanité
mortelle, c'est une beatitude et felicité grande: car comme
dit Platon, ce corps nous apporte infinis destourbiers et
empeschements, pour son entretenement necessaire: et si d'avantage
il luy survient aucunes maladies, elles nous divertissent de la
contemplation et inquisition de la verité, et nous
remplissent d'amours, de cupiditez, de peurs, de folles
imaginations, et de vanitez de toutes sortes, tellement qu'il est
tres-veritable ce que lon dit communément, que du corps ne
nous vient aucune prudence: car il n'y a rien qui nous amene les
guerres, les seditions et les combats, que le corps et les cupiditez
qui procedent d'iceluy: pour ce que communément toutes les
guerres advienent pour la convoitise de biens, et nous ne sommes
contraincts de prochasser des biens que pour servir à
l'entretenement de ce corps, et par là nous sommes divertis
de l'estude de la philosophie, n'aians pas loisir d'y vacquer pour
toutes ces occupations-là. Et pour le dernier, si d'adventure
il nous demeure quelque peu de loisir, et que nous le voulions
employer à estudier ou contempler quelque chose, il nous
donne tant d'assauts de tous costez en nostre estude, nous suscite
tant de troubles et d'empeschements, et nous travaille tant, qu'il
est impossible d'en bien veoir la verité: par où il
nous est clairement donné à entendre, que si jamais
nous voulons purement et nettement sçavoir aucune chose, il
faut que nous soyons delivrez de ce corps, et que nous contemplions
de l'esprit et de l'ame seule, les choses à nud, et alors
nous aurons ce que nous souhaittons, et ce que nous disons aimer,
c'est la prudence, quand nous serons morts, ainsi que le discours de
la raison le nous signifie: mais tant que nous vivrons, non: car
puis qu'il n'est pas possible qu'avec le corps on puisse rien
cognoistre nettement, il est force que l'un des deux soit, ou que du
tout l'homme ne puisse jamais rien sçavoir, ou que ce soit
apres sa mort: car alors l'ame sera à son appart separee de
son corps, mais devant, non: ains pendant que nous serons vivans,
nous serons tant plus prochains de sçavoir, que moins nous
aurons de communication avec le corps, sinon entant que la
necessité nous y forcera, et ne nous remplirons point de sa
nature, ains serons purs et nets de toute sa contagion, jusques
à ce que Dieu luy-mesme nous en delivre du tout: et lors
estans de tout poinct nettoyez et delivrez de la folie du corps,
comme il est vray-semblable, nous converserons avec autres
semblables, voyans à descouvert de nous mesmes tout ce qui
est pur et sincere, et cela est la verité: car il n'est pas
loisible que ce qui n'est pas pur et net, touche et atteigne
à ce qui l'est, tellement que quand bien la mort sembleroit
transferer les hommes en un autre lieu, encore n'y auroit-il point
de mal pour cela: car ce ne pourroit estre qu'en quelque bon lieu,
ainsi que Platon l'a prouvé par demonstration. Et pourtant
parla Socrates divinement devant ses juges, quand il leur dist:
«Craindre la mort, Seigneurs, n'est autre chose, que sembler
estre sage, quand on ne l'est pas.» car c'est faire semblant de
sçavoir ce que lon ne sçait pas: car nul ne
sçait que c'est que de la mort, ne si c'est le plus grand
bien qui sçeust jamais advenir à l'homme, et toutefois
ils la redoutent et la craignent, comme s'ils estoient bien asseurez
que ce fust le plus grand mal du monde. Avec ceux-là ne
discorde point celuy qui dit,
Que nul jamais n'ait plus de la mort doute,
Elle met hors l'homme de peine toute.
Encore y pourroit-on adjouster, qu'elle le delivre des plus grands
maux du monde. A quoy il semble que les Dieux mesmes portent
tesmoignage: car nous lisons, que plusieurs ont eu comme un
singulier don des Dieux, en recompense de leur religion et devotion,
la mort: desquels, pour eviter prolixité, je laisseray les
autres exemples, et feray mention seulement de ceux qui sont plus
illustres, et dont tout le monde parle. Et premierement je reciteray
l'histoire de deux jeunes hommes Argiens Cleobis et Biton. Car on
dit, que leur mere estant religieuse et presbtresse de Juno, quand
le temps d'aller au temple fut venu, les mulets qui devoient
trainner sa coche n'estans <p 247v>pas venus, et l'heure les
pressant, eux mesmes se meirent soubs le joug, et tirerent à
mont la coche de leur mere jusques au temple. Elle estant
singulierement aise de veoir si grande pieté en ses enfans,
feit priers à la Deesse, de leur donner ce qui estoit le
meilleur aux hommes: et eux s'estans le soir allez coucher, ne se
releverent plus jamais, leur aiant la Deesse envoyé la mort
pour recompense de leur pieté. Et Pindare escrit touchant
Agamedes et Trophonius, qu'apres qu'ils eurent edifié et
basty le temple d'Apollo en Delphes, ils luy demanderement payement
de leurs vacations. Apollo leur promeit que dedans huict jours il la
leur donneroit, et ce-pendant leur commanda qu'ils feissent bonne
chere. Ils feirent ce qu'il leur avoit ordonné, et la
septiéme nuict s'estant endormis, le lendemain matin on les
trouva morts en leur lict. On dict aussi que aians esté
envoyez des Commissaires de par la communauté des Boeotiens
devers Apollo, à la suscitation de Pindare mesme, ils
demanderent à l'Oracle, quelle chose estoit la meilleure
à l'homme: la prophetisse leur respondit, que celuy mesme qui
les avoit envoyez ne l'ignoroit pas, s'il estoit vray que l'histoire
que nous avons recitee d'Agamedes et de Trophonius fust de luy: mais
que si non content de cela, il le vouloit encore esprouver, il luy
seroit en brief rendu tout manifeste. Pindare aiant entendu ceste
response, commancea à penser à la mort, et de faict
bien peu de temps apres il trespassa. On recite semblablement d'un
Euthynoüs Italien, natif de la ville de Terina, fils d'un
nommé Elysien, le premier homme de sa ville en vertu, en
biens, et en reputation, qu'il mourut tout soudainement, sans cause
aucune qui fust apparente. Si vint incontinent à Elysien son
pere en l'entendement une doubte, qui fust à l'adventure
aussi bien venue à tout autre, s'il auroit point esté
empoisonné, pour ce qu'il n'avoit que ce seul fils unique,
qui devoit estre son heritier en tant de richesse et tant de biens:
et ne sçachant comment en sçavoir la verité, il
s'en alla en un certain Oracle où lon conjuroit et evocquoit
les ames des morts, là où, aiant premierement faict
les sacrifies et cerimonies accoustumees, il s'endormit, et eut en
dormant une telle vision. Il luy fut advis qu'il voyoit son pere,
auquel il raconta comme il estoit là venu pour parler
à l'ame de son fils, et le requit et supplia de le vouloir
aider a trouver celuy qui estoit cause de la mort de son fils: son
pere luy respondit: C'est pourquoy je suis venu icy, mais
reçoy de la main de cestui-cy ce que je t'apporte, car par
là tu sçauras tout cela dequoy tu es dolent. Celuy
qu'il luy monstroit, estoit un jeune homme qui le suyvoit, semblable
à son fils, et fort prochain de son temps et de son aage: si
luy demanda, qui il estoit: et il luy respondit, qu'il estoit l'ange
de son fils, et luy tendit une petite lettre. Elysien l'aiant prise
et desployee trouva dedans ces vers escripts,
Elysien homme de peu d'advis,
Va t'en querir des sages hommes vis:
Euthynoüs par mort predestinee
A achevé sa derniere journee:
Car bon n'estoit qu'il vescust plus icy.
Pour ses parents, ne pour luy-mesme aussi.
Voyla quelles sont les histoires que lon en trouve escriptes
és livres anciens. Mais s'il estoit vray que la mort fust une
entiere abolition et descruction tant de l'ame que du corps (car
c'estoit la troisiéme branche de la conjecture de Socrates)
encore n'y auroit-il point ainsi mesme de mal au mourir, car c'est
une privation de tout sentiment, et une delivrance de toute douleur
et de tout ennuy: car tout ainsi qu'il n'y a point de bien, aussi
n'y a-il point de mal, pourautant que le bien et le mal ne peuvent
estre, sinon en chose qui ait vie et subsistance: mais en chose qui
soit ostee du tout hors du monde, ne l'un ne l'autre ne peult estre,
et sont les trespassez en mesme estat qu'ils estoient au paravant
leur naissance. Tout ainsi doncques comme avant
<p 248r>nostre nativité nous ne sentions ne bien ne
mal, aussi ne faisons-nous apres nostre mort: et comme ce qui estoit
au paravant nous, ne touchoit rien à nous, aussi peu nous
touchera ce qui sera apres nous. car,
Le mort ne sent douleur ne mal aucun:
N'avoir esté, et mourir, est tout un.
et est un mesme estat celuy d'apres la mort, que celuy de devant la
vie. Estimez-vous qu'il y ait difference entre n'avoir oncques
esté, et cesser d'estre apres avoir esté? non plus que
d'une maison ou d'une robbe, quand l'une est toute ruinee, et
l'autre toute usee, tu penses qu'il y ait difference entre ce temps-
là, et celuy qu'elles n'estoient point encore commancees: et
si tu dis qu'il n'y a point de difference en celle-cy, aussi peu y
en a il entre l'estat d'apres la mort, et celuy de devant la
maissance. Et pourtant rencontra fort gentilment le philosophe
Arcesilaus quand il dit, Ce mal qu'on appelle mort, seul entre tous
ceux que lon estime maulx, ne feit oncques mal à personne
estant present: mais absent, et ce-pendant qu'on l'attend, il fait
douleur: de maniere que certainement il y en a plusieurs qui par
leur imbecillité, et pour la calomnie que lon met sus
à la mort, se laissent mourir de peur de mourir: aussi dit
sagement le poëte Epicharmus,
Il fut conjoinct, il se déjoinct,
Chascun s'en reva dont il vint,
L'esprit au ciel, la terre en terre.
Quel mal y a-il? rien n'y erre.
Et Cresphontes en une Trag@edie d'Euripide parlant de Hercules
dit,
S'il est manant soubs le globe terrestre
Avecques ceux qui plus ne sont en estre,
Il n'a donc plus maintenant de pouvoir.
on pourroit, en changeant un peu la fin seulement, dire:
S'il est manant soubs le globe terrestre
Avecques ceux qui plus ne sont en estre,
Il ne sent plus doncques de passion.
C'est aussi une noble, genereuse et magnanime parole que celle-cy
des Laced@emoniens,
Nous maintenant sommes en nostre fleur,
Autres estoient avant nous en la leur,
Et apres nous le seront aussi d'autres
Que nullement ne verront les yeux nostres.
et semblablement aussi ceste autre,
Ceux-cy sont morts, non aians ceste foy
Que vivre fust ou mourir beau de soy,
Mais bien sçavoir l'un et l'autre parfaire
Honnestement ainsi qu'il se doit faire.
Et fort bien aussi dit Euripides de ceux qui soustiennent de longues
maladies,
Je hay ceux-là qui par boire et manger
Cerchant les jours de leur vie allonger,
Tournans de mort le cours droict en oblique
Par sortilege ou science magique:
Là où plus tost il falloit, s'ils
sentoient
Que plus au monde utiles ils n'estoient,
Que volontiers hors d'icy ils s'ostassent,
Et que la place aux jeunes ils quittassent.
Et Merope prononceant des propos viriles et magnanimes émeut
les Theatre entiers à pitié et compassion, quand elle
dit:
<p 248v> Je ne suis pas seule mere deserte,
De ses enfans aiant fait triste perte,
Ny n'a la mort à moy unique osté
Le cher mary: d'autres sans nombre esté
Ont avant moy, desquelles mesme envie
De la fortune à travaillé la vie.
A ces vers-là pourroit-on bien à propos conjoindre
ceux-cy,
Où maintenant est la magnificence
Du roy Croesus, où est son opulence?
Où est Xerxes, lequel feit faire un pont
Sur le destroict de la mer d'Hellespont?
Tous sont allez là où Pluton domine,
En la maison d'oubly qui tout ruine.
Leurs biens mesmes et leurs richesses sont peries avec leurs
personnes. Voire-mais il y en a plusieurs, ce dira-lon, qui sont
émeus à plorer et lamenter quand une jeune personne
vient à mourir avant son temps. Je vous responds, qu'encore
ceste mort-là hastive et avancee hors de sa saison, est si
facile à consoler, que jusques aux moindres poëtes
Comiques ont bien sçeu inventer les raisons pour la
reconforter: qu'il ne soit ainsi, voyez ce qu'en dit l'un d'eulx
à quelque autre qui se déconfortoit pour le trespas
d'un sien amy decedé avant aage,
Si tu estoit pour certain asseuré,
Que le defunct eust esté bien-heuré
Vivant le cours tout entier de sa vie,
Qui devant temps luy a esté ravie,
Mort importune esté trop luy auroit:
Mais si peult estre en vivant luy seroit
Quelque malheur advenu incurable,
La mort luy fut plus que toy amiable.
Car estant incertain s'il est yssu de ceste vie à bonne heure
pour son profit, et s'il a esté delivré de plus grands
maulx, ou non, il ne faut pas porter sa mort aussi impatiemment
comme si nous eussions perdu toutes les choses que nous esperions,
et nous promettions de luy. Et pour ce me semble-il que Amphiaraus
en un poëte ne reconforte et console pas impertinemment la mere
d'Archimorus, laquelle estoit merveilleusement affligee et desolee
pour la mort de son fils, qui luy estoit decedé en son
enfance fort loing de maturité: car il dit,
Il ne fut onc homme de mere né
Qui n'ait esté en ses jours fortuné
Diversement: il met ores sur terre
De ses enfans, ores il en enterre,
Luy-mesme apres en fin s'en va mourant,
Et toutefois les hommes vont plorant
Ceux que dedans la biere en terre ils portent,
Combien qu'ainsi comme les espics sortent
D'elle, qui sont puis apres moissonnez:
Aussi, faut-il, que les uns nouveaux nez
Viennent en estre, et les autres en yssent.
Qu'est-il besoing que les hommes gemissent
Pour tout cela, qui doit selon le cours
De la nature ainsi passer tousjours?
Il n'y a rien grief à souffrir, ou faire,
<p 249r> De ce qui est à l'homme
necessaire.
Brief il faut qu'un chascun, soit en pensant en soy-mesme, soit en
discourant avec autruy, tienne pour certain, «Que la plus
longue vie de l'homme n'est pas la meilleure, mais bien la plus
vertueuse:» par ce que lon ne louë pas celuy qui a plus
longuement joué de la cithre, ny plus long temps
harengué, ou gouverné, mais celuy qui l'a bien faict.
Il ne fault pas colloquer le bien en la longueur du temps, mais en
la vertu, et en une convenable proportion et mesure de tous faicts
et tous dicts: c'est ce que lon estime heureux en ce monde, et
agreable aux Dieux. C'est pourquoy les poëtes nous ont
laissé par escrit, que les plus excellents demy-dieux, et
qu'ils disent avoit esté engendrez des Dieux, sont yssus de
ceste vie avant la vieillesse.
Celuy que plus aime le hault-tonant
D'amour parfait, et Phebus l'arc tenant,
Jamais sa vie estendre il ne le laisse
Jusques au seuil de la foible vieillesse.
Nous voyons par tout, que le bien avoir employé son temps
precede en louange l'avoir vescu longuement, comme nous reputons les
meilleurs arbres ceux qui en moins de temps portent plus de fruict,
et des animaux les meilleurs ceux qui en peu de temps nous rendent
plus de profit, et plus de commodité pour la vie humaine: Car
entre peu ou prou de duree il n'y a rien de difference, si nous le
comparons avec l'infinie eternité, pour ce que mille ans,
voire dix mille, ne sont non plus qu'un point, qui n'est pas
remarquable, comme disoit Simonides, ou plustost encore une bien
petite portion de poinct. Il y a certains animaux au païs de
Pont, ainsi que nous voyons par les histoires, qui ne durent qu'un
seul jour: ils naissent au matin, sont en leur fleur à midy,
et vieillissent et achevent leur vie au soir: ceux-là
sentiroient les mesmes passions que nous, s'ils avoient une ame
raisonnable, et l'usage de la raison, et qu'il leur advint de mesme
qu'à nous: car ceux qui dureroient tout le long d'un jour,
seroient reputez bien-heureux. La vie doncques doit estre mesuree
à la vertu, non-pas à la duree du temps. Et faut
estimer vaines et pleines de folie toutes telles exclamations, Mais
il ne falloit pas qu'il fust ravy ainsi jeune. Qui est-ce qui dit
qu-il le falloit? Beaucoup d'autres choses, desquelles on eust peu
dire, il ne falloit pas qu'elles se feissent, se sont faicts par le
passé, se font encore de present, et se feront souvent cy
apres: car nous ne sommes pas venus en ceste vie pour y establir des
loix, mais pour y obeïr à celles qui sont ordonnees par
les Dieux qui gouvernent tout, et aux ordonnances de la destinee et
provoyance divine. Mais quoy, ceux qui deplorent ainsi les
trespassez, les deplorent-ils pour l'amour d'eux-mesmes, ou pour
l'amour des trespassez? Si c'est pour l'amour d'eux-mesmes, d'autant
qu'ils se treuvent privez d'un plaisir, ou d'un profit, ou d'un
support en vieillesse, qu'ils recevoient des trespassez, voyla une
occasion peu honneste de plorer, d'autant qu'il semble qu'ils ne
regrettent pas les personnes des trespassez, mais la perte des
commoditez qu'ils en recevoient: et si c'est pour le regard des
trespassez qu'ils lamentent, s'ils supposent pour chose vraye,
qu'ils ne sentent mal quelconque, ils seront exempts et delivrez de
toute douleur, en obeissant à une ancienne et sage sentence
qui nous admoneste d'estendre le plus que nous pourrons les choses
bonnes, et restreindre les mauvaises. Si doncques le deuil est une
bonne chose, il le faut augmenter et croistre le plus qu'il est
possible: mais si, comme la verité est, nous confessons que
c'est une mauvaise chose, il le faut accourcir, et le rendre le plus
petit qu'il sera possible, voire l'effacer et abolir du tout, autant
qu'il se pourra faire. Et que cela soit facile, il appert par
l'exemple d'une telle consolation. On lit qu'un ancien Philosophe
s'en alla un jour visiter la Royne Arsinoé, laquelle demenoit
deuil, et lamentoit <p 249v>un sien fils qui luy estoit
decedé, et luy feit un tel compte: «Du temps que le
grand Dieu Jupiter distribuoit ses honneurs et dignitez aux petits
Dieux et demi-dieux, le Deuil ne s'y trouva pas d'adventure present
avec les autres: mais apres que toute la distribution fut faicte, il
y arriva, et demanda à Jupiter sa part des honneurs aussi
bien comme les autres. Jupiter se trouva bien empesché, pour
avoir ja tout employé et donné aux autres: parquoy
n'aiant autre chose que luy bailler, il luy bailla l'honneur que lon
fait aux trespassez, ce sont les larmes et les regrets. Or tout
ainsi comme les autres daemons et petits dieux aiment ceux qui les
honorent, aussi fait le Dueil. Parquoy si tu le mesprises, Dame, il
ne retournera jamais chez toy: mais si tu le sers et l'honores
diligemment des honneurs et prerogatives qui luy ont esté
donnees, qui sont regrets, larmes et lamentations, il t'aimera bien,
et t'envoyera tousjours dequoy le servir et honorer
continuellement.» Ceste invention de ce Philosophe persuada
merveilleusement la Royne, de sorte qu'elle luy osta entierement le
deuil et les lamentations. Mais en somme lon pourroit demander
à un qui demeneroit si grand deuil, Cesseras-tu à la
fin quelquefois de te tourmenter, ou si tu penses qu'il faille
porter ceste tristesse et douleur toute ta vie? Car si tu demeures
tout le long de ta vie en ceste destresse, tu te procureras à
toy-mesme une parfaitte misere, et tresamere infelicité, par
une lascheté et foiblesse de coeur trop molle. Et si tu es
pour te changer un jour, pourquoy ne le fais tu dés à
present? et pourquoy ne te retires-tu desja de ton malheur? car si
tu veux considerer de pres les raisons qui avec le temps te
delivreront de ta douleur, dés maintenant tu te pourras
jetter hors de ce mauvais estat, auquel tu te trouves: car ainsi
comme aux indispositions du corps, le plus tost que lon s'en peult
delivrer, est le meilleur, aussi est-il és maladies de
l'esprit. Cela doncques que tu es pour donner à la longueur
du temps, donne le dés ceste heure à la raison,
à la litterature que tu as, et te delivre toy-mesme des maulx
qui t'environnent maintenant. Voire-mais, diras-tu, je ne pensois
pas que ce mal me deust arriver, je ne m'en fusse jamais
douté. Il te le falloit avoir propensé, et avoir bien
long temps devant consideré et jugé la vanité,
foiblesse et instabilité des choses humaines, et par ce moyen
tu n'eusses pas esté surpris au desprouveu, comme par une
soudaine incursion de tes ennemis, comme il semble que Theseus en
une Trag@edie d'Euripide se prepare, et se munit fort sagement
contre tels accidents de la fortune, quand il dit:
L'aiant appris d'une personne sage,
Estant à part je pense en mon courage
Tout le desastre et malheur à venir,
Qui me pourroit oncques jamais venir,
Me proposant que banny pourrois estre
De mon païs par fortune senestre,
Voir mes enfans mort soudaine encourir,
Et avant temps moy-mesme aller mourir.
Et brief de maulx plusieurs autres manieres,
A fin que si de toutes ces miseres,
A quoy pensé j'auroit premierement,
Il m'advenoit aucun encombrement,
Ne m'en estant la pensee nouvelle,
Moins m'en semblast la pointure cruelle.
Le temps en fin guarit toutes douleurs.
Mais ceux qui ont le coeur mol, et ne se sont pas de longue main
exercitez à la vertu, ne se recueillent pas mesmes
quelquefois pour deliberer et prendre quelque conseil qui leur fust
honneste et profitable, ains se laissent aller en des travaux et
miseres extrémes, en chastiant leur corps qui n'en peult
mais, et contraignant ce qui n'est pas malade <p 250r>de
l'estre, comme dit Alcaeus, avec eux. Pourtant me semble-il que
Platon admoneste fort sagement, qu'en tels inconveniens on se tienne
quoy, tant pource qu'il n'est pas certain si c'est bien ou mal pour
le trespassé, comme aussi pource qu'il ne revient nul profit
à l'advenir à celuy qui s'en tourmente: car la douleur
empesche que lon ne puisse bien conseiller du faict en soy, et veult
que lon accommode ses affaires ainsi que la raison jugera estre pour
le mieulx, ne plus ne moins que quand on jouë au tablier,
où lon dispose son jeu selon ce qu'il vient au dé.
Parquoy si quelquefois nous venons à tomber en tels heurs de
la fortune, il ne fault pas que nous nous prenions à crier
comme font les enfans, touchans l'endroit où ils se sont
frappez en tombant, ains accoustumer son ame à aller tout
incontinent au remede pour r'habiller ce qui est cheut, ou qui se
treuve indisposé par le secours de la medecine, en abolissant
et ostant de tout poinct les lamentations. Auquel propos on dit, que
celuy qui feit les loix et ordonnances des Lyciens, leur commanda
que quand ils voudroient mener deuil, ils se vestissent de robbes de
femmes: voulant par là leur donner à entendre que
c'est une passion feminine, et qui ne convient aucunement à
graves et honnestes hommes, et qui aient esté noblement et
liberalement nourris: car à dire vray, c'est chose vile,
basse, et qui sent sa femme, que de mener ainsi deuil: Aussi voit-on
que coustumierement ce sont plustost femmes qui aiment à
faire ce deuil, que non pas hommes, et plustost nations barbares que
Grecques, et plustost les pires que les meilleures: et entre les
peuples barbares, encore ne seront-ce point les plus genereux, ne
qui aient les coeurs haults et magnanimes, comme les Allemans, et
les Gaulois, mais plustost des Aegyptiens, des Syriens, des Lydiens,
et tous autres semblables: car on recite qu'il y en a d'entre eux
qui descendent dedans des caveaux, où ils demeurent plusieurs
jours sans vouloir seulement voir la lumiere du soleil, pour autant
que le trespassé qu'ils pleurent en est privé. Et
pourtant Ion le poëte Tragique, aiant bien ouy parler de ceste
sottise, fait parler une femme qui dit,
De vos enfans estant la gouvernante,
Je suis avec une corde tournante
Sortie amont hors des caveaux du deuil.
Il y en a d'autres de ces Barbares qui se couppent quelques parties
de leurs corps, comme le nez et les aureilles, et se deschirent au-
demourant le reste de leurs corps, pensant gratifier aux trespassez,
s'ils se departent en ce faisant de la moderation qui est selon la
nature. Mais il y en a d'autres, qui venans à la traverse
disent, qu'il ne fault pas mener deuil pour toute sorte de mort,
ains seulement pour ceulx qui meurent de mort hastee et non meure,
d'autant qu'ils n'ont encore point essayé de ce que lon
estime biens en la vie humaine, comme de mariage, de litterature, de
parfaict aage, du maniement de la Chose publique, des estats et
offices: car ce sont les poincts qui plus font de douleur à
ceux qui perdent ainsi leurs enfans et amis avant aage, pource que
avant le temps ils ont esté privez et frustrez de leur
esperance, ne s'appercevans pas que ceste mort avancee, quant au
regard de la nature humaine, ne differe rien de celle qui est
tardive: car c'est comme un retour en nostre païs naturel, qui
nous est proposé à tous necessairement, sans que
personne s'en puisse exempter: les uns marchent devant, les autres
vont apres, et tous se rendent à mesme lieu: aussi en
cheminant devant nostre fatale destinee, ceux qui y arrivent plus
tard, ne gaignent rien d'avantage que ceux qui y sont plustost
logez. Si doncques la mort hastive estoit mauvaise, encore seroit
pire celle des petits enfans de mammelle qui ne parlent point, et
encore plus celle de ceulx qui ne font que sortir du ventre de la
mere: et neantmoins nous supportons le mal de ceulx-là plus
doucement et plus patiemment, et au contraire celle de ceulx qui
sont un peu plus aagez, nous la portons plus durement et plus
douloureusement, pour la tromperie de nostre vaine esperance, par
laquelle <p 250v>nous nous estions promis, que ceulx qui
estoient desja si avancez, nous demoureroient asseuréement
tout le cours entier de la vie. Si doncques le terme prefix de la
vie humaine estoit de vingt ans, celuy qui seroit parvenu jusques
à quinze ans, nous jugerions qu'il ne seroit pas trop verd
pour mourir, ains qu'il auroit ja attainct une mesure d'aage
competente: mais celuy qui auroit fourny entierement la destinee de
vingt ans, ou qui seroit approché bien pres de ce nombre,
nous le reputerions totalement bien-heureux, comme aiant
passé une tres heureuse et tres-parfaite vie: mais si le
cours de la vie humaine estoit de deux cents ans, celuy qui seroit
decedé en l'aage de cent ans, estimans qu'il seroit mort trop
verd, nous nous mettrions à le plorer et lamenter. Par ces
raisons doncques, et pour celles que nous avons deduittes au
paravant, il appert, que la mort mesme que nous appellons hastive,
est facile à supporter patiemment: car certainement
Troïlus, ou bien Priam luy-mesme, eust beaucoup moins
ploré, s'ils fussent morts plustost, lors que le Royaume de
Troye estoit en sa fleur et vigueur, et en ceste si grande opulence
qu'il lamentoit et regrettoit: ce que lon peult evidemment juger et
cognoistre par les paroles qu'il dit à son fils Hector, quand
il l'admoneste de se retirer du combat contre Achilles, par ces
vers:
Rentre mon fils, rentre dans la closture
De ceste ville, à fin que de mort dure
Puisses Troiens et Troienes sauver.
Ne donne pas matiere de braver
A ce cruel Achilles, pour la gloire
D'avoir sur toy obtenu la victoire,
T'aiant osté hors de ce monde-cy.
Helas au moins, mon fils, aies mercy
De ton vieil pere, à qui encore l'aage
N'a pas ravy de la raison l'usage,
Que Jupiter autrement à la fin
De ces vieux jours par malheureux destin
Fera mourir d'une mort miserable,
L'aiant fait voir du mal innumerable,
Ses fils au fer trenchant exterminer,
Par les cheveux ses filles entrainer,
Ses beaux palais saccager et destruire
De fond en comble, et par trop cruelle ire
Petits enfans du tetin arracher,
Pour contre terre ou mur les escacher,
Tirer de mains violentes les femmes
De mes fils morts à forcemens infames:
Finablement jusques dessus ma porte
Les chiens goulus traineront ma chair morte,
Apres que l'un des ennemis aura
Versé ce peu de sang qui restera
Dedans mon corps, d'une espee poinctue,
Ou bien du fer d'une sagette aigue.
Làs il n'y a rien à voir si piteux,
Qu'un vieillard blanc de barbe et de cheveux,
A qui les chiens par villaine morsure
Ont deschiré la face et la nature.
Ainsi parla le bon homme, arrachant
Le poil chenu de son blanc chef penchant:
<p 251r> Mais pour cela ne luy fut onc
possible
Plier d'Hector le courage inflexible.
Veu doncques qu'il y a tant et tant d'exemples de cela, il fault que
tu penses que la mort delivre ou preserve plusieurs personnes de
plusieurs grands et griefs maulx, esquels ils fussent certainement
encourus, s'ils eussent vescu d'avantage: dont je ne t'ay point
voulu faire de plus long recit, ne plus ample recueil, pour eviter
prolixité, estimant que ceux-là te devoient bien
suffire, pour t'engarder de te laisser aller oultre le naturel, et
oultre toute mesure, en des regrets inutils, et des lamentations qui
ne procedent que de foiblesse et petitesse de coeur. Le philosophe
Crantor souloit dire, que souffrir adversité sans en estre
cause, estoit un grand allegement contre les sinistres accidents de
la fortune: mais j'aimerois mieulx dire, que ne se sentir point
coulpable, est une grande medecine et souverain remede pour oster le
sentiment de la douleur d'une adversité. Au demourant,
l'aimer et avoir cher un trespassé ne consiste pas en
s'affliger, et se contrister soy-mesme, ains en servir et profiter
à celuy que lon aime. Or le service et profit que lon peult
faire à ceux qui sont ostez hors de ce monde, c'est l'honneur
que lon leur porte par la bonne memoire que lon en a: pource que nul
homme de bien ne merite d'estre lamenté ne ploré, ains
plus tost d'estre celebré et loué: ny que lon en jette
larmes indices de douleur, ains que lon luy face des honnestes
offrandes et oblations: s'il est ainsi que celuy qui est
passé en l'autre monde, soit en une plus divine condition de
vie, estant delivré de la malheureuse servitude de ce corps
et des infinies solicitudes et miseres qu'il est force que
soustienent ceux qui sont en ceste vie mortelle, jusques à ce
qu'ils aient parachevé le cours prefix de ceste vie, que la
nature ne nous a point donnee pour tousjours, ains à chascun
de nous en a distribué la portion qui luy estoit ordonnee par
les loix de la fatale destinee. Pourtant ne faut-il pas que les
sages, pour le regret de leurs amis trespassez, se laissent
desborder oultre le naturel, et oultre tout moyen et mesure de
douleur, en des deuils et lamentations barbaresques, qui jamais ne
prennent fin, entendans ce qui ja par cy devant est advenu à
plusieurs, qui se sont si fort saisis de tristesse et melancholie,
que premier que d'achever leur deuil, ils ont achevé leur
vie, et en portant le deuil des funerailles d'autruy, ils ont eulx
mesmes malheureusement procuré les leurs: de maniere que les
ennuys qu'ils avoient de la mort d'autruy, et les maulx qui
procedoient de leur folie, ont esté ensepvelis quant et eulx,
si que lon pouvoit bien dire veritablement d'eulx ce que dit
Homere,
La nuict survint qu'ils lamentoient encore.
Parquoy il leur faut souvent repeter de tels propos: Quoy, ne
cesserons nous jamais de nous douloir? serons nous toute nostre vie
en misere, qui ne finira jamais tant que nous demourerons en vie?
Car de penser qu'il y ait deuil qui jamais ne doive prendre fin,
seroit une extréme folie, attendu mesmement que bien souvent
nous voyons que ceulx qui plus impatientement supportent leurs
douleurs, et qui font plus de demonstration de grand deuil,
devienent avec le temps les plus doulx, et que dedans les monuments
mesmes, là où ils se tourmentoient le plus, et
crioient les hauts cris en se battant les poitrines, ils
s'assemblent, et font de magnifiques festins avec toute sorte de
musique, et toute autre maniere de resjouïssance. C'est
doncques à faire à un homme insensé, estimer
que lon pouisse avoir un deuil ainsi permanent et perdurable
à jamais: et s'ils venoient à considerer que leur
deuil à la fin passera, apres que quelque chose sera advenue,
ils previendroient le temps à se delivrer de douleur, qui
ainsi comme ainsi le doit faire: car il est impossible à Dieu
mesme de faire, que ce qui est faict soit à faire: et
pourtant ce qui maintenant est arrivé contre nostre
esperance, et contre nostre opinion, a monstré que c'est
chose qui a bien accoustumé <p 251v>d'advenir
à plusieurs par mesmes moyens. Comment, n'est-ce pas chose
que nous pouvons bien comprendre par discours de raison naturelle,
que
Pleine est la mer et la terre de maux?
De maux sur maux fatale destinee
Enveloppant va l'humaine lignee?
Le cours du ciel n'en est pas mesme exempt.
Ce n'est pas de maintenant, comme dit Crantor, mais de tout temps,
que plusieurs sages hommes ont deploré les miseres humaines,
reputans que le vivre mesme estoit une punition, et que le
commancement de naistre homme, estoit une griefve calamité.
Et dit Aristote, que Silenus, quand il fut surpris par le Roy Midas,
le prononcea ainsi. Mais pour ce qu'il vient à propos, il
vaudra mieux coucher icy les propres mots du philosophe: car en son
livre intitulé Eudemus, ou de l'ame, il dit ainsi:
«Parquoy ô tresbon et tresheureux personnage, nous
reputons les trespassez benicts et bien-heureux, et pensons que
mentir contre eux, ou bien mesdire d'eux, soit une impieté,
comme de ceux qui sont ja passez en une meilleure et plus excellente
condition que la nostre: et ceste coustume et opinion est si vieille
et si ancienne en nostre païs, qu'il n'y a homme qui
sçache ny le commancement du temps qu'elle fut introduicte,
ny le premier autheur qui l'a instituee: ains est de toute
@eternité, que ceste coustume, comme une loy, est observee
parmy nous. Mais outre cela, tu sçais bien un ancien conte,
qui est de tout temps en la bouche des hommes. Quel propos est-ce,
dit-il? et l'autre continuant respondit: c'est, Que le meilleur
seroit ne naistre point du tout: et apres, Que le mourir vaut mieux
que le vivre:» et mesme que les Dieux l'ont ainsi
tesmoigné à plusieurs, et entre autres au Roy Midas,
lequel en chassant prit un jour Silenus, et luy demanda, quelle
chose estoit meilleur à l'homme, et que c'estoit que l'homme
devoit souhaitter et eslire sur toute autre chose. Il ne luy voulut
rien respondre du premier coup, ains demoura en silence sans dire un
seul mot, jusques à tant que Midas l'aiant pressé par
tous moyens, à toute peine à la fin le conduisit-il
à parler: et lors se voyant contrainct par force, il luy dit,
«O semence de courte duree, de laborieuse destinee, et de
fortune penible et miserable, pourquoy me contraignez vous de vous
dire ce qu'il vous vaudroit mieux ignorer? pource que la vie est
moins travaillee, et moins douloureuse, quand elle ignore ses propre
maux. Or est-il que les hommes ne peuvent nullement avoir ce qui est
de tout le meilleur, ny estre participans de la nature de ce qui est
tresbon: car le meilleur à tous et à toutes seroit,
n'avoir jamais esté: mais ce qui suit apres, et le premier de
ce qui se peut faire, bien qu'il soit en ordre le second, c'est,
mourir incontinent apres que lon est né.» Il appert
doncques que Silenus jugea et prononcea, que la condition de ceux
qui sont morts est meilleure, que de ceux qui sont vivants, et y a
dix mille sentences et exemples tel, et dix mille encore apres, que
lon pourroit alleguer et amener à mesme conclusion: mais il
n'est ja besoing estendre d'avantage ce propos. Il ne faut doncques
point lamenter les jeunes hommes qui meurent, pour autant qu'ils
sont privez des biens dont les hommes jouïssent en vivant
longuement: car cela est incertain, comme nous avons ja dict par
plusieurs fois, s'ils sont privez de maux ou de biens, pource qu'il
y a beaucoup plus de maux en la vie humaine que de biens, et
acquerons les uns à grande peine et avec beaucoup de travail
et de soucy, mais les maux fort facilement: d'autant que lon dit
qu'ils sont ronds, et qu'ils s'entretiennent, et vont l'un apres
l'autre fort facilement, là où les biens sont separez
et distans les uns des autres, ne s'assemblans jamais les uns avec
les autres, sinon sur la fin de la vie de l'homme. Parquoy il semble
que nous nous oublions, car non seulement comme dit Euripide,
Les biens mondaines ne sont propres aux hommes,
mais ny autre chose quelconque: et pourtant faut-il dire de toutes
choses,
<p 252r> Les biens en propre aux Dieux seul
appartiennent,
Et les humains en recepte les tiennent:
Quand il leur plaist de les redemander,
Il est en eux les en deposseder.
Il ne faut doncques point estre marris, s'ils nous redemandent ce
qu'ils nous avoient presté pour un peu de temps seulement:
car les bancquiers mesmes, comme nous avons accoustumé de
dire souvent, ne se courroucent pas quand on leur redemande, et
qu'ils sont contraincts de rendre les deniers que lon a
deposé entre leurs mains, s'ils sont gens de bien: car on
pourroit dire avec raison à ceux qui ne le rendroient pas
volontiers, As-tu oublié que tu avois receu ces deniers-
là pour les rendre? Cela se peut convenablement appliquer
à tous les hommes: car nous avons tous la vie des Dieux en
depost forcé et contrainct, et n'y a point de certain temps
prefix, dedans lequel il la nous faille rendre, comme aussi n'ont
point les bancquiers de temps prefix, auquel ils soient tenus de
rendre les deniers deposez en leurs mains, ains leur est incertain
quand celuy qui les leur a baillez, les redemandera. Celuy doncques
qui se courrouce excessivement, quand il se sent luy mesme pres de
la mort, ou quand ses enfans luy meurent, n'a-il pas manifestement
oublié qu'il est homme, et qu'il avoit engendré des
enfans mortels? Ce n'est point faict à homme qui ait le sens
entier, ignorer que l'homme est un animal mortel, ne qu'il est
né pour une fois mourir. Parquoy si Niobé, selon que
les fables racontent, eust tousjours eu à la main ceste
opinion et ceste consideration prompte,
En fleur d'aage tu ne seras
Toute ta vie, et point n'auras
Tousjours d'enfans grande maignie
Autour de toy pour compagnie:
Le Soleil ne te sera pas
Doulx à voir jusqu'à ton trespas:
elle ne se fust pas tourmentee ne desesperee, jusques à
desirer sortir hors de ceste vie pour la grandeur de sa
calamité, et à conjurer les Dieux de la ravir hors de
ce monde en une trescruelle ruine. Il y a deux des preceptes qui
sont escripts au temple d'Apollo en Delphes, tres-necessaires
à la vie humaine: l'un est, Cognoy toy mesme: l'autre, Rien
trop: car de ces deux preceptes dependent tous les autres, et sont
ces deux consonans et accordans ensemble, s'entredeclarants l'un
l'autre autant qu'il est possible: car en Cognoistre soy-mesme est
contenu Rien trop: et en Rien trop se comprend Cognoistre soy-mesme:
et pourtant Ion le poëte parlant de ces deux preceptes dit
ainsi,
Cognoy toy-mesme, à dire est bien aisé,
Mais à le faire il est si mal-aisé,
Qu'il n'y a nul en la celeste bande
Des Dieux, qu'un seul Jupiter, qui l'entende. Et Pindare
dit,
Les sages louënt grandement
Ce mot, Rien excessivement.
Qui aura donc tousjours devant les yeux de sa pensee ces deux
preceptes en telle reverence que meritent d'estre tenus les Oracles
d'Apollo, il les pourra facilement appliquer à tous affaires
de la vie humaine, et les sçaura bien supporter dextrement et
modestement, eu esgard à sa nature, et à ne se point
trop eslever en vaine gloire pour chose qui puisse advenir, ny aussi
à se ravaller et abaisser oultre mesure en deplorations et
lamentations pour l'infirmité ou de l'ame ou de la fortune,
ny pour la crainte de la mort, qui s'imprime en nos coeurs à
faute de bien cognoistre et considerer ce qui est ordinaire et
coustumier d'advenir en la vie de l'homme, par necessité, et
selon <p 252v>la disposition de la fatale destinee.
Quand tu seras par les Dieux visité
De la douleur de quelque adversité,
Supporte la en patience doulce
Modestement, et point ne t'en courrouce.
Et le poëte Tragique Aeschylus,
C'est faict en homme et vertueux et sage,
Quoy qu'il advienne à son desadvantage,
Contre les Dieux jamais ne murmurer. Et Euripides,
Celuy qui cede à la necessité,
Entend que c'est que la divinité,
Et de nous est estimé homme sage. Et en un autre
lieu,
Celuy qui sçait porter l'evenement,
Quel qui luy puisse advenir, doulcement,
Est dessus tous, ainsi comme je pense,
Homme de bien et de grande prudence.
Et au contraire, la plus part du monde se plaint de toutes choses,
et quoy que ce soit qui leur adviene contre leur souhait, ou contre
leur esperance, ils estiment tousjours que cela procede de la
malignité et de l'envie des Dieux et de la fortune. Et
pourtant ils se lamentent, et accusent tousjours leur mauvaise
fortune: ausquels on pourroit avec raison repliquer et respondre, Ce
n'est pas Dieu qui te rend miserable, mais c'est toy-mesme, ta
folie, et ton erreur procedant d'ignorance: car pour ceste faulse et
abusee opinion ils se plaignent de toutes sortes de mort. Si aucuns
de leurs amis vient à mourir hors de son païs, ils le
regrettent en disant,
Helas pauvret, tu n'as eu ny ton pere
A ton trespas, ny ta dolente mere,
Aupres de toy, pour te clorre les yeux.
Et s'il meurt en son païs presens son pere et sa mere, ils le
lamentent, comme leur aiant esté ravy des mains, et leur
aiant laissé l'impression de la douleur de l'avoir veu mourir
devant leurs yeux. S'il meurt sans parler ne leur dire mot
quelconque de chose que ce soit, en criant ils disent,
Tu ne m'as pas un bon propos tenu,
Que tousjours j'eusse en mon coeur retenu.
Si au contraire il leur a tenu quelque propos en mourant, ils auront
tousjours ce propos-là en la bouche, comme un renouvellement
de leur douleur. S'il est mort soudainement, ils le deplorent comme
aiant esté ravy: S'il a demouré longuement à
mourir, ils le plaignent comme estant mort à petit feu, par
maniere de dire, et aiant enduré beaucoup avant que passer.
Brief toute occasion leur est idoine et suffisante pour exciter
leurs douleurs et leurs lamentations. Et ceux qui ont émeu
toutes ces crieries, ont esté les poëtes, mesmement le
premier et le prince de tous, Homere, disant:
Comme le pere au feu des funerailles
De son cher fils mort en ses espousailles
Bruslant ses os lamente amerement,
Et ceste mort afflige durement
La pauvre mere, à tous deux miserables
Laissans regrets et pleurs innumerables.
Et pour cela encore n'est-il pas asseuré si on le plaint et
plore justement: mais voyez ce qui suit apres,
Estant seul fils unique en leurs ans vieux,
Et de grands biens heritier apres eux.
<p 253r>Et qui sçait que Dieu par sa provoyance et
bienveuillance paternelle envers le genre humain, n'en oste quelques
uns de ce monde avant leur temps, pour-autant qu'il prevoit bien les
maux qui autrement leur doivent advenir? Pourtant faut-il plus tost
estimer, qu'il ne leur advient rien que lon doive avoir en haine:
Car,
Rien n'est mauvais quand il est necessaire:
Je dis rien de ce qui advient à l'homme, soit par raison
primitive, soit par consequence, tant par ce que bien souvent la
mort survenant aux hommes, les preserve de plusieurs autres plus
griefves et pires adversitez: comme aussi pour ce qu'il estoit
expedient aux uns de n'avoir oncques esté, et aux autres
apres qu'ils sont parvenus en la fleur de leur aage: toutes
lesquelles especes de mort, en quelque sorte qu'elle adviene, se
doivent supporter patiemment, attendu que ce qui procede de fatale
destinee, ne se peut eviter: et la raison voudroit que les hommes
bien appris considerassent en eux-mesmes, que ceux que nous estimons
avoir esté privez de la vie avant la maturité, nous
precedent de bien peu de temps: car la plus longue vie qui soit, est
courte et briefve, ne montant non plus qu'un poinct ou une minute de
temps, au regard de l'infinie @eternité: et que plusieurs de
ceux qui demenent le plus de dueil, en peu de temps sont allez apres
ceux qu'ils ont ploré, n'ayans rien gaigné à
leur long deuil, et s'estans pour neant affligez d'ennuis et de
fascheries: là où puis que le temps est si court que
nous avons à voyager au pelerinage de ceste vie, nous ne nous
deussions pas consumer nous mesmes de tristesse souillee, ny de
douleur amere, et miserable deuil, jusques à affliger de
coups nostre propre corps, ains plus tost nous efforcer de revenir,
et retourner à ce qui est meilleur et plus humain, en
conversant avec personnes qui soient, non pour se contrister avec
nous, et pour exciter tousjours d'avantage nostre deuil par une
maniere de flatterie, ains plustost avec ceux qui soient pour nous
oster et diminuer nos ennuis, avec une genereuse, grave et venerable
consolation, aians tousjours en l'entendement ces vers d'Homere que
Hector dit à sa femme Andromache, en la reconfortant,
Ne me viens point chetive trop saisir
L'entendement de triste desplaisir:
Point ne sera ma vie terminee
Par qui que soit avant sa destinee.
Au demourant je te dis Andromache,
Qu'il n'y a point d'homme ne preux ne lasche
Qui sçeust apres qu'une fois il est né,
Fuïr ce qui luy est predestiné.
Et le mesme poëte parlant de ceste fatale destinee dit en un
autre passage,
Dés qu'un enfant sort du ventre, J'estaim
Est tout filé de son fatal destin.
Si nous imprimons ces raisons en nostre entendement, nous serons
delivrez d'une vaine melancholie de deuil, qui ne sert à
rien, mesmement quand nous viendrons à considerer combien la
duree de nostre vie est courte: pourtant la fault-il contregarder,
à fin que nous la puissions passer tranquillement sans estre
agitee ne troublee de ces douleurs de mortuaires, en delaissant les
marques et habits de dueil, et reprenant le soing de bien traitter
nos personnes, et de prouvoir au bien de ceux qui vivent avec nous.
Aussi sera-il bon de se ramener en memoire les arguments et raisons
dont nous aurons, comme il est vray-semblable, autrefois usé
envers nos parents et amis en pareilles calamitez, en les
reconfortant, et leur suadant de supporter patiemment et
communément les communs accidents de ceste vie, et les cas
humains humainement, et ne commettre pas ceste faute, que d'estre
suffisant assez pour pouvoir descharger les autres de douleur, et ne
se pouvoir pas secourir soy-mesme, ny recevoir aucune utilité
<p 253v>de la recordation de ces persuasions-là, et
guarir les angoisses de l'ame avec les drogues medicinales de la
raison, tenans pour certain qu'il n'y a rien que lon deust moins
differer ny dilayer, que de descharger son coeur de melancholie et
d'ennuy: et toutefois on dit en un commun proverbe, qui est en la
bouche de tout le monde,
Qui muse à quoy que ce soit,
Tousjours perte il en reçoit.
Mais encore bien plus reçoit-il de dommage, à mon
advis, celuy qui dilaye à se descharger des griefves et
malencontreuses passions de l'ame, le differant jusques à un
autre temps. Au contraire faudroit-il tourner ses yeux sur ceux qui
ont genereusement et magnanimement supporté la mort de leurs
enfans, comme Anaxagoras le Clazomenien, et Demosthenes l'Athenien,
Dion le Syracusain, et le Roy Antigonus, et plusieurs autres, tant
du passé que du present: desquels Anaxagoris, ainsi comme
nous lisons, aiant entendu la mort de son fils par quelqu'un qui luy
en vint apporter la nouvelle, ainsi comme il disputoit de la nature
des choses, et devisoit avec ses familiers et amis, il s'arresta un
peu à penser en soy-mesme, et puis dit seulement aux
assistans, «Je sçavois bien que j'avois engendré
un fils mortel.» Et Pericles, qui pour l'excellence de son
eloquence, et de son grand sens et prudence fut surnommé
Olympien, c'est à dire, celeste, en feit tout autant, quant
il entendit que ses deux enfans Paralus et Xantippus estoient tous
deux morts, ainsi que dit Protagoras en ces paroles: «Luy
estans ses deux fils, tous deux beaux jeunes hommes, morts à
huict jours l'un de l'autre, il n'en porta oncques le deuil, ains
mainteint tousjours son esprit en serene tranquillité, dont
il recevoit tous les jours de grands fruicts, non seulement en ce
que ce luy estoit un grand heur, de ne sentir point de douleur, mais
aussi en ce qu'il en estoit mieux estimé du peuple: car un
chascun le voyant supporter sa perte ainsi robustement, l'en
estimoit vaillant et magnanime, et de plus grand coeur que soy-
mesme, sçachant tresbien comme il se trouvoit affligé
et troublé en tels accidents: car on dit qu'apres la nouvelle
de la mort de ses deux enfans il ne laissa pas de porter sur la
teste chapeaux de fleurs, suyvant la coustume de son païs, et
de harenguer au peuple en robbe blanche, mettant tousjours en avant
des bons conseils aux Atheniens, et les incitant tousjours à
la guerre.» Semblablement Xenophon l'un des familiers de
Socrates, ainsi comme il sacrifioit un jour aux Dieux, entendit par
quelques uns qui retournoient de la battaille, que son fils y estoit
mort: il osta adonc incontinent le chapeau de fleurs qu'il avoit sur
la teste, et demanda en quelle sorte il estoit mort: et comme on luy
eust dict, qu'il avoit esté tué en combattant fort
vaillamment, apres avoir faict un grand meurtre des ennemis, il
demeura un bien peu d'espace à reprimer par discours de la
raison en son coeur sa passion, et puis remeit incontinent le
chapeau de fleurs sur sa teste, et paracheva son sacrifice, disant
à ceux qui luy en avoient apporté la nouvelle,
«Je n'ay jamais requis aux Dieux que mon fils fust immortel, ne
qu'il vescust longuement, car on ne sçait si cela est
expedient à ceux qui le demandent: mais bien leur ay-je
prié, qu'ils luy feissent la grace d'estre homme de bien, et
de bien aimer et servir sa patrie: ce qui est advenu.» Et Dion
le Syracusain, comme il estoit un jour assis à deviser avec
ses amis, il entendit un grand bruit parmy sa maison, et un grand
cry: si demanda, que c'estoit: et apres avoir entendu
l'inconvenient, que c'estoit son fils qui estoit tombé du
toict de la maison en bas, et s'estoit tué, sans autrement
s'en effrayer, il commanda que lon en baillast le corps aux femmes
pour l'ensepvelir selon la coustume: et luy ce-pendant continua le
propos qu'il avoit encommancé avec ses amis. Demosthenes
l'orateur le suivit aussi en cela, apres avoir perdu sa chere et
unique fille, de laquelle Aeschines, pensant faire un grand reproche
à son pere, dit ainsi: «Sept jours apres que sa fille
fut trespassee, devant que d'en avoir faict le dueil et les obseques
à la maniere accoustumee, couronné
<p 254r>d'un chapeau de fleurs, et prenant une robbe
blanche, il sacrifia aux Dieux un boeuf, et meit ainsi
malheureusement à nonchaloir la pauvre trespassee, qu'il
avoit perduë, sa fille unique, et celle qui premier l'avoit
appellé pere, le meschant qu'il est.» Ce Rhetoricien-
là aiant pris pour son subject à accuser Demosthene,
recite ses propos là, ne se prenant pas garde qu'en le
cuidant blasmer il le louë, veu qu'il rejetta arriere tout
deuil, et monstra qu'il avoit la charité envers son païs
en plus grande recommandation, que l'amour et compassion naturelle
envers ceux de son sang. Et le Roy Antigonus aiant entendu la mort
de son fils Alcyoneus, qui avoit esté tué en une
battaille, il regarda franchement ceux qui luy apporterent ceste
mauvaise nouvelle, et s'estant un peu arresté à
penser, la teste baissee, sans mot dire, il profera ces paroles:
«O Alcyoneus, tu as perdu la vie plus tard que tu ne devois, te
jettant ainsi à l'abandon sur les ennemis, et ne te soucient
autrement ny de ton salut, ny de mes admonestements.» Or n'y a-
il celuy qui n'admire et n'estime grandement ces personnages-
là, pour leur constance et magnanimité: mais quand ce
vient à l'espreuve du faict, ils ne les peuvent imiter pour
l'imbecillité de leur ame, laquelle procede d'ignorance:
toutefois y aiant plusieurs exemples de ceux qui se sont
genereusement et vertueusement portez en la mort et perte de leurs
amis et proches parents, que lon pourroit tirer tant de l'histoire
Grecque, comme de la Latine, ce que nous en avons allegué
jusques icy, pourra suffire pour faire oster ce tant fascheux deuil,
et ceste vainne affliction que tu en prens, laquelle ne peut
à rien servir ne profiter. Mais que les jeunes hommes
d'excellente vertu, qui meurent en leur jeunesse, soient en la grace
des Dieux, et qu'ils passent en un plus heureux estre, j'en ay desja
faict quelque mention au paravant, et encore essayeray-je d'en dire
quelque chose en cest endroict, le plus briefvement qu'il me sera
possible, portant tesmoignage de verité à ceste belle
et sage sentence de Menander qui dit,
Celuy qui est en la grace des Dieux,
Il meurt avant que de devenir vieux.
Mais à l'adventure me pourras-tu repliquer, trescher amy
Apollonius, que le jeune Apollonius ton fils avoit toutes choses
fort prosperes et à souhait, et que c'estoit plus tost toy
qui devois yssir de ceste vie, et estre inhumé par luy qui
estoit en la fleur de son aage, et que cela estoit le devoir selon
nostre nature, et selon le cours de l'humanité: il est bien
vray, mais non pas à l'adventure selon la provoyance du
gouvernement de l'univers, ny selon la generale ordonnance du monde:
et au regard de luy qui est bienheureux maintenant, il ne luy estoit
pas selon nature de demourer en ceste vie plus que le temps qui luy
estoit prefix, ains apres avoir honnestement achevé le cours
de son temps, estoit besoing qu'il reprist son chemin pour retourner
à sa destinee qui le rappelloit. Voire-mais, il est mort
avant son temps: tant plus heureux en est-il, de n'avoir point
essayé d'avantage les maux de ceste vie: car, comme dit
Euripide,
Ce que du nom de vie lon appelle,
Est en effect peine continuelle.
Mais il s'en est allé de trop bonne heure, en la plus belle
fleur de son aage, jeune homme, entier de toutes choses, à
marier, aimé, prisé et estimé de tous ceux qui
le hantoient, aimant son pere, aimant sa mere, aimant ses parents,
aimant les lettres, et pour dire tout en un mot, amiable à
tout le monde, reverant ses amis qui estoient de plus grand aage que
luy comme ses peres, cherissant ses egaux et familiers, honorant
ceux qui l'avoient enseigné, aux estrangers, autant comme aux
citoyens, tres-humain, et à tous cordial, et de tous
universellement bien-voulu, tant pour la grace de sa beauté,
que pour sa gracieuse affabilité. Il est bien vray tout cela:
mais aussi faut-il que tu penses, qu'il s'en est allé de
bonne heure de ceste vie mortelle, emportant avec soy louange
eternelle de sa pieté et observance envers toy, et de la
<p 254v>tienne envers luy, ne plus ne moins, que s'il fust
sorty d'un bancquet, avant que de tomber en quelque yvrongnerie et
folie, laquelle ne peut fuir qu'elle n'advienne en longue
vieillesse: et si le dire des anciens poëtes et philosophes est
veritable, comme il est vray-semblable, que les gens de bien, et qui
ont esté devots envers les Dieux, quand ils viennent à
mourir, aient en l'autre monde honneur et preference, et un lieu
à part où leurs ames demeurent, tu dois avoir bonne
esperance de feu ton fils, qu'il sera colloqué au nombre de
ceux-là: desquels hommes religieux le poëte Pindare
parlant en ses Cantiques, dit ainsi,
Quand nous avons icy la nuict,
Le Soleil là-dessous leur luit:
Leurs vergers sont belles prairies
De roses vermeilles fleuries,
Couvertes d'arbres, que les sens
Remplissent de l'odeur d'encens,
Tous chargez de pommes dorees.
Par ces delicieuses prees
Les uns se vont resjouïssans
A picquer chevaux bondissans,
Les autres au son harmonique
De tout instrument de musique.
Là sont toutes sortes de fleurs
De tres-delicates odeurs:
Et les autels des Dieux y fument
De toutes senteurs, qui parfument,
En brulant dedans un clair feu,
Tousjours cest amiable lieu.
Et un peu plus avant, en un autre Cantique de lamentation, là
où il parle de l'ame, il dit:
Heureuse est leur condition
Hors de toute vexation:
Il n'est point de corps qui ne meure,
L'ame seule tousjours demeure
Vivante à perpetuité,
Comme de la divinité
Seule aiant pris son origine.
Or de dormir elle ne fine
Tant que les membres sont veillans:
Mais quelquefois eulx sommeillans,
Elle donne à cognoistre comme
C'est elle seule que en l'homme
Fait jugement de ce qui plaist,
Et de ce qui fasche et desplaist.
Et le divin Platon en son traitté de l'Ame a dit plusieurs
raisons de son immortalité, et en a aussi beaucoup
parlé en ses livres de la Republique, et au dialogue
intitulé Memnon, et en celuy de Gorgia, et par-cy par-
là en plusieurs autres lieux. Or quant à tout ce qu'il
en a dit en son dialogue de l'Ame, j'en feray un extraict à
part, que je te bailleray, ainsi que m'en as requis, mais pour le
present je ne t'en allegueray que ce qui vient à propos, et
qui sert à la matiere: c'est ce qu'il en dit à un
Athenien familier et domestique de Gorgias l'orateur: car Socrates
en ce traitté de Platon dit ainsi: «Escoute un fort beau
propos, lesquel tu reputeras à mon advis estre une fable,
mais quant à moy, je l'estime veritable, et te le raconteray
pour tel: car comme dit <p 255r>Homere, Jupiter, Neptune et
Pluton departirent jadis entre-eux l'empire qu'ils avoient eu de
leur pere. Or y avoit-il une loy touchant les hommes dés le
temps de Saturne, et de tout temps, et est encore jusques au temps
present entre les Dieux, Que d'entre les hommes celuy qui a
passé sa vie justement et sainctement, quand il vient
à mourir, s'en va demourer és Isles fortunees, en
toute felicité, hors de toute sorte de maux: et au contraire,
celuy qui a vescu injustement et sans craindre ne reverer les Dieux,
s'en va en la prison de justice et de punition que lon appelle
Tartare, c'est à dire Enfer. Or les juges qui ont eu
cognoissance de cela durant le regne de Saturne, et encore depuis
sur le commancement du regne de Jupiter, estoient des hommes vivants
qui jugeoient les autres hommes en leur vie, au propre jour qu'ils
devoient aller de vie à trespas: dont il advenoit que les
jugements n'en estoient pas bons, jusques à ce que Pluton et
les autres superintendans les Isles fortunees vindrent rapporter
à Jupiter, que lon leur envoyoit des gens qui n'en estoient
pas dignes. Jupiter leur respondit, J'y donneray bien ordre, et
engarderay bien que cela ne se fera plus: car la cause pourquoy les
jugements sont mauvais est, pource que tant ceux qui jugent, comme
ceux qui sont jugez, le sont estans revestus, pource que c'est
durant leur vie, et plusieurs à l'adventure aiants de
mauvaises ames, et estans revestus de beaux corps, de noblesse, de
lignee et de richesse, quand on les veult juger, il vient plusieurs
qui leur portent tesmoignage, comment ils ont bien vescu: les juges
sont esblouys de ces tesmoings-là, joinct qu'ils sont eulx-
mesmes revestus, aiant au devant de leurs ames les yeux, les
aureilles, et toute la structure de leur corps: toutes ces choses-
là leur donnent empeschement, tant leurs vestements propres,
que ceux des jugez. Premierement doncques il les fault engarder
qu'ils ne sçachent plus le jour de leur mort: et puis il faut
que les jugements dorenavant se facent, les uns et les autres estans
tous nuds: et pour ce faire il est besoing qu'ils soient tous morts,
et le juge mesme soit mort, et qu'il vienne à examiner avec
l'ame seule, les ames des trespassez, à mesure qu'ils
viendront à mourir, estans seules et destituees de tous leurs
parents et amis, et aiants laissé sur la terre tout
l'ornement et vestement qu'elles souloient avoir, à celle fin
que le jugement s'en face plus droict et plus juste. C'est pourquoy
aiant cogneu cela devant vous, j'ay constitué de mes propres
enfans pour juges, deux du costé de l'Asie, Minos et
Radamanthus, et un du costé de l'Europe, c'est Aeacus: ceux-
là apres qu'ils seront morts, jugeront dedans le pré
au carrefour, là où fourchent les deux chemins, l'un
qui va és Isles fortunees, l'autre au Tartare. Radamanthus
jugera ceux de l'Asie, et Aeacus ceux de l'Europe: et quant à
Minos, je luy donneray la presidence de juger par dessus, si
d'adventure il y a quelque chose qui soit incogneuë à
l'un des deux autres, à fin que d'icy en avant le jugement
soit tres-juste, du chemin que les hommes auront à
tenir.» Voyla le propos que j'ay ouy reciter, ô
Callicles, et que je croy estre veritable: duquel discours je
recueille ceste conclusion en fin, Que la mort n'est autre chose,
que la separation de l'ame d'avec le corps. C'est ce que j'ay
ramassé et mis ensemble, trescher amy Apollonius, avec grand
soing et diligence pour t'en composer un discours de consolation,
qui m'a semblé tres-necessaire, tant pour alleger un peu la
douleur qui te travaille presentement, et te faire cesser ce
fascheux deuil que tu menes: comme aussi pour y comprendre l'honneur
et la louange qui me semble que je devois à la memoire de ton
fils Apollonius le bien-aimé des Dieux: car c'est chose
à mon advis tres-desirable, et convenable à ceux qui
par bonne et heureuse memoire, et par gloire perdurable sont
consacrez à immortalité. Tu feras doncques sagement,
si tu obeïs aux raisons qui y sont contenues, et gratifies
à ton fils, en te revenant de ceste vaine affliction que tu
donnes et à ton corps, et à ton ame,
<p 255v>en ton accoustumee, ordinaire et naturelle
façon de vivre: car ainsi comme lors qu'il vivoit entre nous,
il n'eust pas esté aise de voir ny toy son pere, ny sa mere,
tristes et desolez: aussi maintenant qu'il est conversant et faisant
bonne chere avec les Dieux, il ne prendroit pas plaisir à
voir l'estat auquel vous estes. Parquoy reprenant courage d'homme de
bien, magnanime et aimant les siens, retire toy le premier, et puis
la mere du jeune homme, et tous vos parents et amis d'une telle
misere, en passant en une plus tranquille et paisible maniere de
vivre, laquelle sera trop plus agreable et au defunct ton fils, et
à nous tous, qui avons soing de ta personne, ainsi comme il
convient à l'amitié que nous te portons.
CELUY que tu m'avois envoyé pour m'apporter la nouvelle
de la mort de nostre petite fille, à mon advis m'a failly par
le chemin, estant allé droict à Athenes: mais
arrivé à Tanagre, j'en ay esté adverty. Or
quant à sa sepulture, je pense bien que tu y auras desja
donné ordre: et à la miene volonté que ce soit
en sorte, que ny pour le present, ny pour l'advenir elle ne
t'apporte guere de desplaisir. Mais si d'adventure tu as
differé à faire quelque chose que tu eusses bien
voulu, jusques à ce que tu en eusses entendu mon advis,
estimant que cela en le faisant t'aidera à porter patiemment
ta douleur, je te prie au moins que ce soit sans aucune
curiosité ny aucune superstition, desquelles tu es aussi peu
entachee que femme que je cognoisse: Seulement te veux-je
admonester, ma femme, qu'en cest inconvenient tu te maintienes, et
pour toy et pour moy, en une constance et tranquillité
d'esprit: car quant à moy, j'entens et mesure en mon coeur
ceste perte telle, et aussi grande comme elle est, mais si je treuve
que tu la portes trop impatientement, cela me sera plus grief, et me
faschera plus que l'inconvenient mesme: combien que je n'aye pas non
plus esté engendré ny d'un chesne ny d'un rocher,
dequoy tu peux toy mesme estre bien bon tesmoing, sçachant
comme nous avons nourry ensemble plusieurs de nos enfans, en nostre
maison, et par nos propres mains, tu sçais aussi comme je
l'aimois fort tendrement, pour ce que j'avoit fort desiré
avec toy que tu eusses une fille, apres quatre fils que tu avois eus
de reng, et pource qu'elle m'avoit apporté le moyen de luy
donner ton nom. Mais outre l'amour paternelle que lon a communement
envers ses petits enfans, encore y avoit-il en elle une poincte
particuliere qui la me faisoit plus cherement aimer, c'est qu'elle
me donnoit du plaisir, sans que j'apperceusse jamais en elle aucune
cholere, ny aucune mignardise: car elle avoit une doulceur et
bonté naturelle merveilleuse: et ce qu'elle
s'efforçoit de monstrer qu'elle aimoit ceux qui l'aimoient,
et s'estudioit de leur complaire, me donnoit du plaisir, et ensemble
cognoissance d'une grande debonnaireté que nature avoit mise
en elle: car elle prioit sa nourrice de donner la mammelle non
seulement aux autres petits enfans qui jouoient avec elle, mais
aussi aux pouppees et autres jouets d'enfans, dont elle se jouoit,
comme faisant par de sa table par humanité, et communiquant
ce qu'elle avoit de plus agreable à ceux qui luy donnoient
plaisir. Mais je ne voys pas, ma femme, pourquoy ces petits propos-
là, et autres semblables qui nous ont donné du plaisir
en sa <p 256r>vie, nous doivent fascher et troubler
maintenant apres sa mort, quand nous viendrons à les
rememorer: mais aussi, au contraire, crains-je, que avec la douleur
nous n'en chassions la memoire, comme fait Clymene quand elle
dit,
L'arc et la trousse m'est moleste,
Tous exercices je deteste:
fuyant tousjours et tremblant à la recordation et
rememoration de son fils, pource qu'elle luy renouvelloit ses
douleurs: car naturellement nous refuyons tout ce qui nous fasche:
mais il faut que comme en son vivant nous n'avions rien plus doulx
à ambrasser, ne plus plaisant à voir et à
ouïr qu'elle, aussi que le pensement d'elle loge et vive avec
nous, pour toute nostre vie, aiant je dis, beaucoup de fois plus de
joye que de tristesse, s'il est vraysemblable, que les raisons et
argumens que nous avons souventefois alleguees aux autres, nous
ayent à nous mesmes profité de quelque chose au
besoing, et ne soient pas demourees oyseuses, en nous accusant qu'au
lieu de ces joyes-là passees, nous leur rendions maintenant
plusieurs fois autant de douleurs. Ceulx qui y ont assisté,
nous rapportent, avec grande recommendation de ta vertu, que tu n'en
as pas seulement changé de robbe, ne pris accoustrement de
deuil, et que tu ne t'en es ny défiguree, ny outragee, ny toy
ny tes femmes, en aucune maniere, ny que tu n'en as fait aucun
appareil somptueux à ses funerailles, comme si c'eust
esté pour une feste solennelle, ains as fait toutes choses
sobrement, et honnestement, sans bruit, avec nos amis et parents:
dequoy je ne me suis point esmerveillé quant à moy, si
toy qui jamais n'as pris plaisir ny fait gloire de te monstrer ny en
theatre, ny en procession, ains plus tost qui as tousjours
estimé que la sumptuosité estoit inutile, voire mesmes
és choses de plaisir, en chose triste et douloureuse, tu as
observé la simplicité qui est la plus seure: car il
faut que la Dame sage et honneste demeure inviolee non seulement
és festes Bacchanales, mais aussi penser qu'il faut que la
tourmente et emotion de la passion en deuil, a besoing de continence
pour resister et combattre, non pas contre l'amour et charité
naturelle des meres aux enfans, comme quelques unes pensent, mais
contre l'intemperance de l'ame: car nous concedons à ceste
charité le regretter, le reverer, et le rememorer les
trespassez, mais la cupidité excessive et insatiable de
lamentations, qui force les personnes jusques à jetter les
haults cris, et à se battre et outrager, n'est moins laide et
honteuse, que l'incontinence és voluptez: toutefois on
l'excuse plus de paroles, d'autant que à la laideur c'est la
douleur et l'amertume, au lieu qu'à l'autre c'est la
volupté qui y est conjoincte. Car y a-il rien plus
desraisonnable, que d'oster l'exces de rire et de s'esjouïr:
et, au contraire, de laisser aller les torrents de larmes et de
pleurs, qui partent d'une mesme source, tant qu'ils peuvent aller?
et ce que font quelques uns qui tansent et querellent avec leurs
femmes pour quelques parfums ou quelques habillements de pourpre
qu'elles voudroient avoir, et ce pendant leur permettent de raser
leurs cheveux en deuil, et se vestir de noir, se seoir
deshonnestement à mesme terre, crier à pleine teste en
invoquant les Dieux: et, ce qui est encore plus mauvais que tout, si
elles punissent excessivement ou injustement leurs servantes, s'y
opposer et les engarder: et quand elles mesmes se chastient
cruellement, et asprement, les laisser faire en accidents et
inconvenients qui auroient au contraire besoing de facilité
et d'humanité. Mais quant à nous, ma femme, nous
n'avons point eu jamais besoing de ce combat là l'un contre
l'autre, ny n'en aurons, à mon advis, jamais de cestuy-cy:
car quant à la simplicité de vestements, et à
la sobrieté du vivre ordinaire sans aucune
superfluité, il n'y a pas un philosophe, ny pas un honneste
citoyen qui ait hanté et frequenté en nostre maison
avec nous, qui n'ait pris grand plaisir à voir et considerer
ta simplicité, soit aux sacrifices, soit aux theatres, soit
aux danses et processions: aussi as-tu desja monstré une
grande constance en pareil accident, à la mort de ton fils
aisné: <p 256v>et encore depuis quand le gentil
Charon nous laissa avant aage: car il me souvient que quelques
estrangers qui estoient venus avec moy de la marine, quand on nous
vint dire la nouvelle de la mort du petit enfant, comme ils furent
arrivez avec d'autres nos amis et voisins en nostre maison, et
qu'ils y veirent toutes choses rassises et bien composees sans
desordre ne bruit aucun, ainsi comme eulx-mesmes l'ont
raconté à d'autres depuis, ils penserent que ce fust
une faulse nouvelle, et qu'il ne fust rien advenu de mal, tant tu
ordonnas honnestement et sagement toutes choses en nostre maison,
lors que l'occasion estoit bien suffisante pour excuser un desordre
et une confusion, combien que tu eusses nourry l'enfant de ta propre
mammelle, et que tu y eusses enduré une incision au tetin,
à cause d'une froissure et contusion. Ce sont actes de
generosité en une Dame, et de charité envers ses
enfans, cela. Là où nous voyons plusieurs autres
meres, qui prennent leurs petits enfans des mains des nourrices,
comme des jouets pour passer leur temps: et puis quand il advient
qu'ils meurent, ils se laschent et laissent aller à tous
vains regrets, et deuil qui ne sert de rien, et qui ne procede pas
de bien-veuillance, car bien-veuillance est chose raisonnable et
honneste: mais beaucoup de mine procedant de vaine opinion
meslé avec un peu d'affection naturelle, est ce qui engendre
des deuils farouches, furieux et implacables. Et semble qu'Aesope
n'ait pas ignoré cela: car il dit, que Jupiter faisant la
distribution des honneurs aux Dieux, le Deuil y vint qui en demanda
aussi: et il luy bailla les larmes, les regrets et lamentations,
mais de ceulx qui le recevroient librement et volontairement: aussi
se fait-il ainsi du commancement, car un chascun introduit chez soy
de sa propre volonté le deuil, mais depuis qu'il y est une
fois estably par laps de temps, et qu'il s'est rendu familier et
domestique, il ne s'en va pas puis apres quand on le voudroit bien
chasser. Et pourtant faut-il combattre à la porte contre luy,
et ne recevoir pas garnison chez soy, en deschirant sa robbe ou
arrachant ses cheveux, ou quelques autres choses semblables qui
adviennent tous les jours ordinairement, et rendent l'homme honteux,
et son coeur serré, ne s'ozant ouvrir ny s'eslargir, ains
paoureux et craintif, se reduisant là, qu'il ne pense pas
qu'il luy soit loisible de rire, de voir la lumiere du Soleil, ny de
hanter personne, ny de manger en compagnie, en telle
captivité il se rend à cause de son deuil. Et à
ce mal-là est conjoinct une nonchalance du corps, une
condamnation de toutes estuves, de tout lavement, frottement,
huylement, et traictement de sa personne, tout au contraire de ce
que l'ame devoit faire, à fin qu'elle mesme malade fust
soulagee et aidee par le corps sain et dispos: car une grande partie
de la douleur de l'ame s'allege et s'emousse, par maniere de dire,
quand le corps se sent gaillard, ne plus ne moins que les vagues
vont chalant et s'applanissant quand le temps est calme et serain.
Mais à l'opposite, si pour estre mal traitté et mal
pensé il s'y engendre une seicheresse du cuyr, une
aspreté rude, de maniere que le corps n'exhale rien de
gracieux ny de doulx à l'ame, sinon des douleurs et des
tristesses, ne plus ne moins que des ameres et fascheuses
exhalations, alors n'est-il pas aisé, quoy qu'on le desire,
de facilement se ravoir, tant de griefves passions viennent à
saisir l'ame quand elle est ainsi affligee et tourmentee. Mais ce
qui est de plus dangereuse efficace, et plus à craindre en
cela, je ne le sçaurois craindre en toy, c'est à
sçavoir, que de folles femmes ne t'aillent visiter, et
qu'elles ne crient et lamentent avec toy: ce qui par maniere de dire
aiguise et resveille la couleur, ne permettant pas que ou d'elle
mesme, ou par l'entremise et le secours d'autruy, elle se fene et se
passe: car je sçay combien tu eus de peine et de travail
dernierement à l'endroit de la soeur de Theon, pour la
secourir, et resister aux autres femmes qui la venoient veoir avec
grands cris et haultes lamentations, comme si proprement elles
eussent apporté du feu pour l'enflammer d'avantage. Car quand
on voit que la maison d'un amy ou d'un voisin brusle, chascun y
court tant qu'il peut, pour aider à l'esteindre: mais quand
on voit les ames allumees <p 257r>de douleur, au contraire
on y porte encore de la matiere à augmenter ou entretenir le
feu. Et quand quelqu'un a mal aux yeux, on ne luy permet pas qu'il
y porte les mains, ne qu'il y touche, s'il y a inflammation:
là où celuy qui est en deuil, demeure assis en sa
maison, se presentant au premier venu qui veult luy aller emouvoir,
aigrir et irriter sa passion, ne plus ne moins qu'un fluxion, tant
qu'au lieu qu'elle ne faisoit que un petit le chatouiller et
demanger, ils la vous deschirent en sorte, qu'ils y font venir un
grand et fascheux mal. Je suis asseuré que tu te
sçauras bien garder de cela. Mais efforce toy de te reduire
en ton pensement ce temps-là, auquel ne nous estant pas
encore ceste fille nee, nous n'avions pas de quoy nous plaindre de
la fortune, et puis de joindre tout d'un tenant le temps present
avec celuy-là, comme si nous estions derechef retournez
à mesme estat que nous estions au paravant. Car il semblera,
ma femme, que nous soyons marris que jamais l'enfant ait esté
nee, si nous monstrons d'estimer, que nos affaires fussent en
meilleur estat avant qu'elle fust nee, que depuis: non-pas que je
veuille que nous abolissons de nostre memoire les deux annees qu'il
y a eu d'intervalle entre les deux temps, ains plustost veux-je que
nous les comptions entre nos voluptez, comme ceulx qui nous ont
donné de la joye et du passetemps beaucoup, non-pas estimer
que ce qui nous a esté un peu de bien, nous ait esté
beaucoup de mal, et ne nous monstrer pas ingrats envers la fortune
du plaisir qu'elle nous a donné, pour ce qu'elle n'y a pas
adjousté ce que nous esperions d'avantage. Certainement se
contenter tousjours des Dieux, en parlant comme il appartient, et ne
se plaindre jamais de la fortune, ains prendre en gré ce qui
luy plaist bailler, apporte tousjours un beau et doulx fruict. Et
celuy qui en tel cas puize de sa memoire les biens qu'il y a, en
transportant tousjours, et ramenant sa pensee des obscures et
turbulentes cogitations aux claires et reluysantes, s'il n'estaint
entierement la douleur, pour le moins en la meslant et temperant
avec son contraire, il la rend moindre et passante. Car ainsi comme
un parfum resjouit tousjours le sens de l'odorement, et outre cela
est un remede contre les mauvaises senteurs: aussi la cogitation des
biens que lon a autrefois receus, sert de secours necessaire, quand
on est tombé en adversité, à ceulx qui ne
refuyent pas la rememoration des joyes qu'ils ont euës par le
passé, et qui ne se plaignent pas en tout et par tout de la
fortune, que nous ne devons pas faire par raison, si d'adventure il
s'y est trouvé, comme en un livre, quelque rature parmy tout
le reste qui est sain, net et entier. Car tu as souvent ouy dire,
que la beatitude de ceste vie depend des droictes et saines
ratiocinations de nostre entendement, tendantes à une
constante disposition, et que les mutations de la fortune ne font ny
n'apportent pas de grandes inclinations, ny de casuels glissements
à nostre vie. Mais s'il fault que nous nous gouvernions comme
le commun par les choses exterieures, et que nous comptions les
evenements et accidents de la fortune, en prenant pour juges de
nostre felicité ou infelicité les communs et vulgaires
hommes, ne regarde pas aux larmes ny aux regrets et lamentations que
font ceux et celles qui te viennent maintenant visiter, qui se font
par une mauvaise accoustumance à l'endroit de chascun, mais
plus tost pense en toy mesme, combien tu es reputee heureuse par
celles mesmes qui te visitent, pour les enfans que tu as, et pour ta
maison, et pour ta vie: car il feroit mauvais voir, que les autres
desirassent estre en ta condition, voire encore avec le regret qui
nous fasche maintenant, et que tu t'en plaignisses, et la portasses
impatiemment, et que tu ne sentisses pas au moins par la picqueure
de ceste petite perte d'un petit enfant, combien tu dois avoir de
joye pour ceulx qui demeurent vivans: ne plus ne moins que ceulx qui
vont faisant un recueil des vers d'Homere qui sont defectueux ou
à la teste ou à la queuë, et cependant en passent
par dessus une infinité, qui sont excellentement bien faicts:
aussi que soigneusement tu examinasses et calomniasses
particulierement toutes les legeres mesadventures qui te
<p 257v>sont advenues en toute ta vie, et que les bonnes tu
les passasses en gros et en bloc confuseement: qui seroit faire
proprement comme les chiches avaricieux, qui se tuans le coeur et le
corps pour acquerir de grands biens, n'en jouïssent pas quand
ils les ont presens, et les regrettent et lamentent quand ils
vienent à les perdre. Et si d'adventure tu es emeuë de
pitié et de compassion d'elle, qui s'en est allee de ce monde
avant que d'estre mariee ny avoir porté des enfans, tu as
à l'opposite de quoy te reconforter et resjouïr, par ce
que cela ne t'a pas defailly, ny tu n'as esté privee de l'un
ny de l'autre. Car on ne sçauroit maintenir, que ces choses-
là soient grands biens, eu esgard à ceulx qui en sont
privez, et petits à ceulx qui les ont, et qui en
jouïssent: et quant à elle, estant maintenant allee en
lieu où elle ne souffre aucune douleur, elle ne demande point
que nous nous affligeons de regret pour l'amour d'elle: car quel mal
nous est-il advenu par elle, si elle mesme n'a rien maintenant qui
la puisse faire douloir? car és privations des grandes choses
mesmes on perd tout sentiment de douleur, quand on est arrivé
à ce poinct-là de ne s'en soucier point. Mais ta fille
Timoxene est privee non de grandes, mais de petites choses, car elle
ne cognoissoit encore que petites choses, et ne se delectoit que de
petites choses: et au demourant de ce dont elle n'avoit aucun
sentiment, ne qui ne luy estoit jamais entré en pensement,
comment pourroit-on dire qu'elle en fust privee? Au reste, quant
à ce que tu as entendu d'autres qui persuadent beaucoup de
personnes vulgaires, disans que depuis que l'ame est separee du
corps, il n'y a plus rien de mal ny de douloureux nulle part, pour
le suppost qui est ainsi dissoult, je sçay bien que tu n'y
adjoustes point de soy, et que les raisons que tu as receuës de
main en main de nos ancestres, ensemble les sainctes cerimonies et
sacrements secrets des religieux mysteres de Bacchus, que nous
sçavons et cognoissons nous autres qui en sommes de la
confrairie, te gardent fort bien de le croire. Parquoy tenant pour
chose arrestee, que nostre ame est incorruptible et immortelle, il
fault que tu estimes, qu'il luy prend et advient tout ainsi comme
aux petits oyseaux qui sont pris: car si elle a esté
longuement nourrie dedans ce corps, et qu'elle soit accoustumee et
apprivoisee à ceste vie, par le maniement de plusieurs
affaires qu'elle ait maniees, et par une longue accoustumance, elle
y retourne de rechef, et rentre une autre fois dedans ce corps, ny
jamais ne repose ny ne cesse estant attachee aux affections de ceste
chair, et aux adventures de ce monde, y retournant par diverses
generations: car il ne faut pas que tu penses que la vieillesse soit
reprochee ny blasmee à cause des rides, ny à cause des
cheveux blancs, ny pour l'imbecillité et foiblesse du corps,
ains ce qui est en elle plus mauvais et plus fascheux, c'est qu'elle
rend l'ame rance, pour la souvenance des choses qu'elle a
experimentees en ce corps en s'y trop arrestant et affectionnant
trop, et qu'elle la plie et la courbe retenant la forme et figure
qu'elle a prise du corps en ce qu'elle a esté affectionnee:
là où celle qui est prise en jeunesse, pretend
à meilleures conditions d'estre, comme se redressent d'un ply
plus doulx et d'une curvature plus molle et moins forcee, et se
remettant à sa naturelle droitture, ne plus ne moins que le
feu que lon a estaint, si on le rallume soudainement, il se
rembraze, et reprend sa vigueur incontinent. C'est pourquoy il vault
beaucoup mieux
Passer bien tost les portes de la mort,
devant que l'ame ait pris et imbeu trop d'affection aux choses d'icy
bas, et qu'elle se soit attendrie d'amour envers ce corps, et comme
par quelques charmes collee et attachee à luy. La
verité dequoy apparoist encore mieux és façons
de faire et coustumes anciens de nostre païs: car nos citoyens
quand leurs enfans meurent petits, ne leur portent point d'offrandes
mortuaires, ny ne font point les autres sacrifices et cerimonies
pour eux, que lon a accoustumé de faire ailleurs pour les
trespassez, d'autant qu'ils ne tienent rien de la terre, ny des
affections terrestres, et ne s'arrestent pas autour
<p 258r>de leurs monuments et sepultures, ny ne les exposent
en public en veuë, ny ne demeurent et ne s'asseient aupres: car
nos loix et statuts ne permettent pas de mener deuil pour ceux qui
decedent ainsi en bas aage, comme n'estant sainct ny religieux de ce
faire, par ce que lon doit estimer qu'ils sont passez en un meilleur
lieu, et meilleure condition d'estre: ausquelles loix et coustumes
estant plus dangereux de décroire, que de croire, portons
nous, et nous gouvernons ainsi comme elles nous le commandent quant
à l'exterieur au dehors, mais quant à l'interieur au
dedans, que tout y soit encore plus net, plus pur, et plus sage.
APRES qu'Epicurus eut ainsi parlé, devant que pas un de
nous luy eust peu respondre, nous nous trouvasmes tout au bout de
l'allee: et luy s'en allant, nous planta là. Et nous
esmerveillez de son estrange façon de faire, demourasmes un
peu de temps sans parler ny bouger de la place, à nous
entreregarder l'un l'autre, jusques à ce que nous nous
meismes de rechef à nous promener comme devant. Et lors
Patrocles le premier se prit à dire: Et bien Seigneurs, Que
vous en semble? laisserons nous là ceste dispute, ou si nous
respondrons en son absence aux raisons qu'il a alleguees, comme s'il
estoit present? Timon adonc prenant la parole, Voire-mais, dit-il,
si quelqu'un apres nous avoir tiré et assené s'en
alloit, encore ne seroit-il pas bon de laisser son traict dedans
nostre corps: car on dit bien que Brasidas aiant esté
blessé d'un coup de javeline à travers le corps,
arracha luy mesme la javeline de sa playe, et en donna si grand coup
à celuy qui la luy avoit lancee, qu'il l'en tua sur le champ:
mais quant à nous, il n'est pas question de nous venger de
ceux qui auroient ozé mettre en avant parmy nous aucuns
propos estranges et faux, ains nous suffit de les rejetter arriere
de nous, avant que nostre opinion s'y attache. Et qu'est-ce, dis-je
alors, qui vous a plus émeu de ce qu'il a dit? car il a dit
beaucoup de choses pesle-mesle, et rien par ordre, ains a
ramassé un propos deçà, un propos delà,
contre la providence divine, la deschirant comme en courroux, et
l'injuriant par le marché. Adonc Patrocles: Ce qu'il a
allegué, dit-il, de la longueur et tardité de la
justice divine à punir les meschants: et m'a semblé
une objection fort vehemente: et à dire la verité, ces
raisons-là m'ont quasi imprimé une opinion toute autre
et toute nouvelle: vray est que de longue main je sçavois
mauvais gré à Euripide de ce qu'il avoit dit,
De jour à jour s'il dilaye et differe,
Tel est de Dieu la maniere de faire.
Car il n'est point bien seant de dire, que Dieu soit paresseux
à chose quelconque, mais encore moins à punir les
meschants, attendu qu'eux mesmes ne sont pas paresseux ny dilayans
à mal faire, ains soudainement et de grande
impetuosité sont poulsez par leurs passions à mal
faire. Et toutefois quand la punition suit de pres le tort et
l'injure receuë, comme dit Thucydides, il n'y a rien qui si
tost bousche le chemin à ceux qui trop facilement se laissent
aller à mal faire. Car il n'y a delay de payëment qui
tant affoiblisse d'esperance, ne rende si failly de coeur celuy qui
est offensé, ne si insolent et si audacieux celuy qui est
prompt à oultrager, que le delay de la justice: comme au
contraire les punitions qui suyvent et joignent de pres les
malefices, <p 258v>aussi tost qu'ils sont commis, empeschent
qu'a l'advenir on n'en commette d'autres, et reconfortent d'avantage
ceux qui ont esté outragez: car quant à moy, le dire
de Bias, apres que je l'ay repensé plusieurs fois, me fasche,
quand il dit à un certain meschant homme: «Je n'ay pas
peur que tu ne sois puny de ta meschanceté, mais j'ay peur
que je ne le voye pas.» Car dequoy servit aux Messeniens la
punition d'Aristocrates, qui les aiant trahis en la battaille de
Cypre, ne fut descouvert de sa trahison de plus de vingt ans apres,
durant lesquels il fut tousjours Roy d'Arcadie, et depuis en aiant
esté convaincu, il fut puny? mais cependant ceux qu'il avoit
fait tuer, n'estoient plus en ce monde. Et quel reconfort apporta
aux Orchomeniens qui avoient perdu leurs enfans, leurs parents, et
amis, par la trahison de Lyciscus, la maladie qui long temps depuis
luy advint et luy mangea tout le corps, encore que luy mesme
trempant et baignant ses pieds dedans la riviere, jurast et
maugreast qu'il pourrissoit pour la trahison qu'il avoit meschamment
et malheureusement commise? Et à Athenes les enfans des
enfans des pauvres malheureux Cyloniens qui avoient esté tuez
en franchise des lieux saincts, ne peurent pas voir la vengeance qui
depuis par ordonnance des Dieux en fut faitte, quand les excommuniez
qui avoient commis tel sacrilege furent bannis, et les os mesmes des
trespassez jettez hors des confins du païs. Et pourtant me
semble Euripides estre impertinent, quand pour divertir les hommes
de mal faire il allegue de telles raisons,
Pas ne viendra la justice elle mesme,
N'en ayes ja de peur la face blesme,
D'un coup d'estoc le foye te percer,
Ny autre avec pire que toy blesser:
Muette elle est, et à punir tardive
Les malfaisans, encore s'il arrive.
Car au contraire, il est vray-semblable que les meschans n'usent
point d'autres persuasions, ains de celles-là mesmes, quand
ils se veulent poulser et encourager eux mesmes à
entreprendre hardiment quelques meschancetez, se promettans que
l'injustice represente incontinent son fruict tout meur et tout
prest, et la punition bien tard et long temps apres le plaisir du
malefice. Patrocles aiant dict ces paroles, Olympique prenant le
propos: Mais d'avantage, dit-il, Patrocles, voyez quel inconvenient
il arrive de ceste longueur et tardité de la justice divine
à punir les mesfaicts, car elle fait que lon ne croit pas que
ce soit par providence divine qu'ils sont punis. Et le mal qui
advient aux meschans, non-pas incontinent qu'ils ont commis les
malefices, mais long temps apres, est par eux reputé malheur,
et l'appellent une fortune, et non pas une punition, dont il advient
qu'ils n'en reçoivent aucun profit, et n'en devienent de rien
meilleurs: car ils sont bien marris du malheur qui leur est
presentement arrivé, mais ils ne se repentent point du
malefice qu'ils ont au paravant commis. Car tout ainsi comme en
chantant, un petit coup, ou un poulsement qui suit incontinent
l'erreur et la faute, aussi tost qu'elle est faitte, la corrige et
la rhabille ainsi qu'il faut, là où les tirements,
reprises et remises en ton, qui se font apres quelque temps entre-
deux, semblent se faire plus tost pour quelque autre occasion, que
pour enseigner celuy qui a failly, et à ceste cause ils
attristent et n'instruisent point: aussi la malice qui est reprimee
et relevee par soudaine punition à chasque pas qu'elle choppe
ou qu'elle bronche, encore que ce soit à peine, si est-ce
qu'à la fin elle pense à soy, et apprend à
s'humilier et à craindre Dieu, comme un severe justicier qui
a l'oeil sur les oeuvres et sur les passions des hommes, pour les
chastier incontinent et sans delay: là où ceste
justice-là, qui si lentement et d'un pied tardif, comme dit
Euripide, arrive aux meschans, par la longueur de ses remises et son
incertitude vague et inconstante, ressemble plus tost au cas
d'adventure <p 259r>qu'au desseing de providence, tellement
que je ne puis entendre quelle utilité il y ait en ces
moulins des Dieux que lon dit moudre tardivement, attendu qu'ils
rendent la justice obscurcie, et la crainte des malfaicteurs
effacee. Ces paroles aians esté dittes, je demeuray pensif en
moy-mesme. Et Timon, Voulez-vous, dit-il, que je mette aussi le
comble de la doute à ce propos, ou si je laisseray
premierement combattre à l'encontre de ces oppositions-
là? Et quel besoing est-il, dis-je adonc, d'adjouster une
troisiéme vague pour noyer et abysmer du tout ce propos
d'avantage, s'il ne peut refuter les premieres objections, et s'en
despestrer? Premierement doncques, pour commancer, par maniere de
dire, à la deesse Vesta, par la reverence et crainte retenue
des Philosophes Academiques envers la divinité, nous
declarons que nous ne pretendons en parler, comme si nous en
sçavions certainement ce qui en est. Car c'est plus grande
presumption à ceux qui ne sont qu'hommes, d'entreprendre de
parler et discourir des Dieux et des demy-dieux, que ce n'est pas
à un homme ignorant de chanter, et de vouloir disputer de la
musique, ou à une homme qui ne fut jamais en camp, vouloir
disputer des armes et de la guerre, en presumant de pouvoir bien
comprendre, nous qui sommes ignorans de l'ait, la fantasie du
sçavant ouvrier, par quelque legere conjecture seulement: car
ce n'est pas à faire à celuy qui n'a point
estudié en l'art de medecine, de deviner et conjecturer la
raison du medecin, pour laquelle il a couppé plustost, et non
plus tard, le membre de son patient, ou pourquoy il ne le baigna pas
hier, mais aujourd'huy. Aussi n'est-il pas facile ny bien
asseuré à un homme mortel de dire autre chose des
Dieux, sinon qu'ils sçavent bien le temps et
l'opportunité de donner la medecine telle qu'il fault au
vice, et à la malice, et qu'ils baillent la punition à
chasque malefice, tout ainsi qu'une drogue appropriee à
guarir chasque maladie: car la mesure à les mesurer toutes
n'est pas commune, ne n'y a pas un seul ny un mesme temps propre
à la donner: car que la medecine de l'ame, qui s'appelle
droit et justice, soit l'une des plus grands sciences du monde,
Pindare mesme apres infinis autres le tesmoigne, quand il appelle
seigneur et maistre de tout le monde, Dieu, les tresbon et parfait
ouvrier, comme estant l'autheur de la justice, à laquelle il
appartient definir et determiner, quand et comment, et jusques
où il est raisonnable de chastier et punir un chascun des
meschants: et dit Platon que Minos, qui estoit fils de Jupiter,
estoit en ceste science disciple de son pere: voulant par cela nous
donner à entendre, qu'il n'est pas possible de bien se
deporter en l'exercice de la justice, ne bien juger de celuy qui s'y
deporte ainsi qu'il appartient, qui n'a appris et acquis ceste
science. Car les loix que les hommes establissent, ne contienent pas
tousjours ce qui est simplement le plus raisonnable, ne qui semble
tousjours et à tous estre tel, ains y a aucuns de leurs
mandemens qui semblent estre fort dignes de mocquerie, comme en
Laced@emone les Ephores, aussi tost qu'ils sont instalez en leur
magistrat, font publier à son de trompe, que personne ne
porte moustaches, et que lon obeïsse volontairement aux loix,
à fin qu'elles ne leur soient point dures: et les Romains
quand ils affranchissent quelques serfs, et les vendiquent en
liberté, ils leur jettent sur le corps quelque menue verge:*
Latinis festuca dicitur, un festu, un jetton et scion
d'arbre. et quand ils font leurs testaments, ils instituent
aucuns leurs heritiers, et vendent leurs biens à d'autres, ce
qui semble estre contre toute raison: mais encore plus estrange, et
plus hors de toute raison semble estre celuy de Solon, qui veut que
celuy des citoyens qui en une sedition civile ne se sera
attaché et rengé à l'une des parts, soit
infame: brief on pourroit ainsi alleguer plusieurs absurditez qui
sont contenues és loix civiles, qui ne sçauroit et
n'entendroit bien la raison du legislateur qui les a escriptes, et
l'occasion pourquoy. Si doncques il est si mal-aisé
d'entendre les raisons qui ont meu les hommes à ce faire,
est-ce de merveille si lon ne sçait pas dire des Dieux,
pourquoy ils punissent l'un plus tost, et l'autre plus tard?
Toutefois ce que j'en dis, n'est pas <p 259v>pour un
pretexte de fuyr la lice, ains plustost un demander pardon, à
fin que la raison regardant à son port et refuge, plus
hardiment se renge par verisimilitude à se deffier et douter.
Mais considerez premierement, que selon le dire de Platon, Dieu
s'estant mis devant les yeux de tout le monde, comme un patron et
parfait exemplaire de tout bien, influë à ceux qui
peuvent suyvre sa divinité, l'humaine vertu, qui est comme
une conformation à luy: car la nature generale de l'univers
estant premierement toute confuse et desordonnee, eut ce principe-
là, pour se changer en mieux, et devenir Monde par quelque
conformité et participation de l'Idee de la vertu divine: et
dit encore ce mesme personnage, que la nature a allumé la
veuë en nous, à fin que par la contemplation et
admiration des corps celestes qui se meuvent au ciel, nostre ame
apprist à le cherir, et s'accoustumant à aimer ce qui
est beau et bien ordonné, elle devint ennemie des passions
desreglees et desordonnees, et qu'elle fuyst de faire les choses
temerairement et à l'adventure, comme estant cela la source
de tout vice et de tout peché: car il n'y a fruition plus
grande que l'homme peust recevoir de Dieu, que par l'exemple et
imitation des belles et bonnes proprietez qui sont en luy, se rendre
vertueux. Voyla pourquoy lentement et avec traict de temps il
procede à imposer chastiement aux meschants, non qu'il ait
aucune doute ne crainte de faillir ou de s'en repentir s'il les
chastioit promptement, mais à fin de nous oster toute
bestiale precipitation et toute hastifve vehemence en nos punitions,
et nous enseignant de ne courir pas sus incontinent à ceux
qui nous auront offensez lors que la cholere sera plus allumee, et
que le coeur en boudra et battra le plus fort en courroux, oultre et
par dessus le jugement de la raison, comme si c'estoit pour assouvir
et rassasier une grande soif ou faim: ains en ensuyvant sa clemence
et sa coustume de dilayer, mettre la main à faire justice en
tout ordre, à loisir, et en toute solicitude, aiant pour
conseiller le temps, qui bien peu souvent se trouvera
accompagné de repentance: car comme disoit Socrates, il y a
moins de danger et de mal à boire par intemperance de l'eau
toute trouble, que non pas à assouvir son appetit de
vengeance sur un corps de mesme espece et mesme nature que le
nostre, quand on est tant troublé de cholere, et que lon a le
discours de la raison saisy de courroux et occupé de fureur,
avant qu'il soit bien rassis et du tout purifié. Car il n'est
pas ainsi comme escrit Thucydides, que la vengeance plus pres elle
est de l'offense, plus elle est en sa bien-seance: mais au
contraire, plus elle en est esloignee, plus pres elle est du devoir.
Car, comme disoit Melanthius,
Quand le courroux a deslogé raison,
Il fait maint cas estrange en la maison.
Aussi la raison fait toutes choses justes et moderees, quand elle a
chassé arriere de soy l'ire et la cholere: et pourtant y en
a-il qui s'appaisent et s'addoucissent par exemples humains, quand
ils entendent raconter, que Platon demoura longuement le baston
levé sur son vallet: ce qu'il faisoit, disoit-il, pour
chastier sa cholere. Et Architas en une sienne maison des champs,
aiant trouvé quelque faute par nonchalance, et quelque
desordre de ses serviteurs, et s'en ressentant émeu un peu
trop, et courroucé asprement contre eulx, il ne leur feit
autre chose, sinon qu'il leur dit en s'en allant, «Il vous
prend bien de ce que je suis courroucé.» S'il est
doncques ainsi, que les propos notables des anciens, et leurs faicts
racontez, repriment beaucoup de l'aspreté et vehemence de la
cholere, beaucoup plus est-il vraysemblable, que nous voyans comme
Dieu mesme qui n'a crainte de rien, ny repentance aucune de chose
qu'il face, neantmoins tire en longueur ses punitions, et en dilaye
le temps, en serons plus reservez et plus retenus en telles choses,
et estimerons que la clemence, longanimité et patience est
une divine partie de la vertu, laquelle par punition en chastie et
corrige peu, et punissant tard en instruict et admoneste plusieurs.
En second <p 260r>lieu considerons que les punitions de
justice, qui se font par les hommes, n'ont rien d'avantage que le
contr' eschange de douleur, et s'arrestent à ce poinct, que
celuy qui fait du mal, en souffre, et ne passent point oultre, ains
abbayans, par maniere de dire, apres les crimes et forfaits, comme
font les chiens, les poursuyvent à la trace. Mais il est
vraysemblable que Dieu, quand il prend à corriger une ame
malade de vice, regarde premierement ses passions, pour voir si en
les pliant un peu elles se pourroient point retourner et fleschir
à penitence, et qu'il demeure longuement avant que d'inferer
la punition de ceux qui ne sont pas de tout poinct incorrigibles, et
sans aucune participation de bien: mesmement quand il considere,
quelle portion de la vertu l'ame a tiree de luy, lors qu'elle a
esté produitte en estre, et combien la generosité est
en elle forte et puissante, non pas foible ne languissante: et que
c'est contre sa propre nature quand elle produit des vices, par
estre trop à son aise, ou par contagion de hanter mauvaise
compagnie: mais puis quand elle est bien et soigneusement pensee et
medecinee, elle reprend aiseement sa bonne habitude: à raison
dequoy, Dieu ne haste pas egalement la punition à tous, ains
ce qu'il cognoist estre incurable, il l'oste incontinent de ceste
vie, et le retrenche comme estant bien dommageable aux autres, mais
encore plus à soy-mesme, d'estre tousjours attaché
à vice et meschanceté: mais ceux en qui il est vray-
semblable que la meschanceté s'est emprainte plus par
ignorance du bien, que par volonté propensee de choisir le
mal, il leur donne temps et respit pour se changer: toutefois s'ils
y perseverent, il leur rend aussi à la fin leur punition, car
il n'a point de peur qu'ils luy eschappent. Et qu'il soit vray,
considerez combien il se fait de grandes mutations és moeurs
et vies des hommes: c'est pourquoy les Grecs les ont appellees
partie Tropos, et partie Ethos: l'un pour ce qu'elles sont subjectes
à changement et mutation: l'autre, pour autant qu'elles
s'engendrent par accoustumance, et demeurent fermes quand elles sont
une fois imprimees. Voyla pourquoy j'estime que les anciens
appellerent jadis le Roy Cecrops double: non pas, comme aucuns
disent, pour ce que d'un bon, doulx et clement Roy, il devint aspre
et cruel tyran, comme un dragon: mais, au contraire, pour ce que du
commancement aiant esté pervers et terrible, il devint depuis
fort gracieux et humain seigneur. Et s'il y a de la doute en celuy-
là, bien sommes nous asseurez pour le moins, que Gelon et
Hieron en la Sicile, et Pisistratus fils de Hippocrates aians acquis
leurs tyrannies violentement et meschamment, en userent depuis
vertueusement: et estans arrivez à la domination par voyes
illegitimes et injustes, ont esté depuis bons et utiles
princes et seigneurs, les uns aians introduit de bonnes loix en leur
païs, et fait bien cultiver et labourer les terres, et rendu
leurs citoyens et subjects bien conditionnez, honestes et aimans
à travailler, au lieu que paravant ils ne demandoient
qu'à jouër et à rire, sans rien faire que grande
chere: qui plus est, Gelon aiant tres-vertueusement combattu contre
les Carthaginois, et les aiant deffaicts en une grosse battaille,
comme ils le requissent de paix, il ne la leur voulut oncques
ottroyer, qu'ils ne meissent entre les articles et capitulations de
la paix, que jamais plus ils n'immoleroient leur enfans à
Saturne: et en la ville de Megalopolis Lydiadas aiant usurpé
la tyrannie, au milieu de sa domination s'en repentit, et feit
conscience du tort qu'il tenoit à son païs, tellement
qu'il rendit les loix et la liberté à ses citoyens, et
depuis mourut en combattant vaillamment alencontre des ennemis pour
la defense de sa patrie. Or si quelqu'un d'adventure eust fait
mourir Miltiades, ce-pendant qu'il estoit tyran en la Cherronese: ou
que un autre eust appellé en justice Cimon, de ce qu'il
entretenoit sa propre soeur, et l'en eust faict condamner d'inceste,
ou Themistocles pour les insolences et desbauches extremes qu'il
faisoit en sa jeunesse publiquement en la place, et l'en eust fait
bannier de la ville, comme depuis on feit <p 260v>Alcibiades
pour semblables excez de jeunesse, n'eust-on pas perdu les
glorieuses victoires de la plaine de Marathon, de la riviere
d'Eurymedon, de la coste d'Artemise? là où, comme dit
le poëte Pindare,
Ceux d'Athenes ont planté
Le glorieux fondement
De la Grecque liberté.
Les grandes natures ne peuvent rien produire de petit, ny la
vehemence et force active qui est en icelles, ne peut jamais
demourer oyseuse, tant elle est vifve et subtile, ains branlent
tousjours en mouvement continuel, comme si elles flottoient en
tourmente, jusques à ce qu'elles soient parvenus à une
habitude de moeurs constante, ferme et perdurable. Tout ainsi donc
comme celuy qui ne se cognoistra pas gueres en l'agriculture et au
faict du labourage, ne prisera pas une terre laquelle il verra
pleine de brossailles, de meschans arbres et plantes sauvages,
où il y aura beaucoup de bestes, beaucoup de ruisseaux, et
consequemment force fange: et au contraire toutes ces marques-
là et autres semblables donneront occasion de juger à
celuy qui s'y cognoistra bien, la bonté et force de la terre:
aussi les grandes natures des hommes mettent hors dés leur
commancement plusieurs estranges et mauvaises choses, lesquelles
nous ne pouvans supporter, pensons qu'il faille incontinent coupper
et retrencher ce qu'il y a d'aspre et de poignant: mais celuy qui en
juge mieux, voyant de là ce qu'il y a de bon et de genereux,
attend l'aage et la saison qui sera propre à favoriser la
vertu et la raison, auquel temps celle forte nature sera pour
exhiber et produire son fruict. mais à tant est-ce assez de
cela. Au reste, ne vous semble il pas qu'il y a quelques uns d'entre
les Grecs, qui ont à bon droict transcript et receu la loy
d'Aegypte, laquelle commande, s'il y a aucune femme enceinte, qui
soit attainte de crime, pour lequel elle doive justement mourir,
qu'on la garde jusques à ce qu'elle soit delivree? Ouy
certes, respondirent-ils tous. Et bien donc, dis-je, s'il y a aucun
qui n'ait pas des enfans dedans le ventre, mais bien quelque bon
conseil en son cerveau, ou quelque grande entreprise en son
entendement, laquelle il soit pour produire en evidence, et la
conduire à effect avec le temps, en descouvrant quelque mal
caché et latent, ou bien en mettant quelque bon advis et
conseil utile et salutaire en avant, ou en inventant quelque
necessaire expedient, ne vous semble-il pas, que celuy fait mieux
qui differe l'execution de la punition jusques à ce que
l'utilité en soit venue, que celuy qui l'anticipe et va au
devant? Car quant à moy, certainement il le me semble ainsi.
Et à nous aussi, respondit Patrocles. Il est ainsi: car voyez
si Dionysius eust esté puny de son usurpation dés le
commancement de sa tyrannie, il ne fust demouré pas un Grec
habitant en toute la Sicile, par ce que les Carthaginois l'eussent
occupee, qui les en eussent tous chassez: comme autant en fust-il
advenu à la ville d'Apollonie, d'Anactorium, et à
toute la peninsule des Leucadiens, si Periander eust esté
puny que ce n'eust esté bien long temps apres: et quant
à moy, je pense que la punition de Cassander fut differee
jusqu'à ce que par son moyen la ville de Thebes fust
entierement rebastie et repeuplee. Et plusieurs des estrangers qui
saisirent ce temple où nous sommes, du temps de la guerre
sacree passerent avec Timoleon en la Sicile, là où
apres qu'ils eurent deffaict en battaille les Carthaginois, et aboly
plusieurs tyrannies, ils perirent tous meschamment, comme meschants
qu'ils estoient: car Dieu quelqufois se sert d'aucuns meschants
comme de bourreaux, pour en punir d'autres encore pires, et puis
apres il les destruict eulx mesmes: comme il fait à mon
advise de la plus part des tyrans. Et tout ainsi que le fiel de la
beste sauvage, qui s'appelle Hyaine, et la presure du veau marin, et
autres parties des bestes venimeuses ont quelque proprieté
utile aux maladies: aussi Dieu voyant de citoyens qui ont besoing de
morsure et de chastiement, leur envoye un tyran inhumain, ou un
<p 261r>seigneur aspre et rigoureux pour les chastier: et ne
leur oste jamais ce travail-là, qui les tourmente, et que les
fasche, qu'il n'ait bien purgé et guary ce qui estoit malade.
Ainsi fut baillé pour telle medecine Phalaris aux
Agrigentins, et Marius aux Romains, et Apollo mesme respondit aux
Sicyoniens, que leur cité avoit besoing de maistres
fouëttans, qui les fouëttassent à bon esciant,
quand ils voulurent oster par force aux Cleoneïens un jeune
garson nommé Teletias, qui avoit esté couronné
en la feste des jeux Pythiques, voulant dire qu'il estoit de leur
ville et leur citoyen, et le tirerent si fort à eulx qu'ils
le demembrerent: et depuis ils eurent Orthagoras pour tyran, et
apres luy Myron, et Cleisthenes, qui les tindrent de si court,
qu'ils les garderent bien de faire des insolents et des fols: mais
les Cleoneïens qui n'eurent pas une pareille medecine, par leur
folie sont venus à neant: et vous voyez qu'Homere mesme dit
en un passage,
Le fils en toute espece de valeur,
Plus que le pere, est de beaucoup meilleur.
Combien que le fils de ce Copreus ne feit jamais acte quelconque
memorable, ne digne d'un homme d'honneur, là où la
posterité d'un Sysiphus, d'un Autolycus et d'un Phlegias a
flory en gloire et honneur parmy les Roys et les plus grands
Seigneurs: et à Athenes Pericles estoit yssu d'une maison
excommuniee et mauditte, et à Rome Pompeius surnommé
le grand estoit fils d'un Strabon, que le peuple Romain avoit en si
grande haine, que quand il fut mort, il en jetta le corps à
terre de dessus le lict, où lon le portoit, et le foula aux
pieds. Quel inconvenient doncques y a-il, si ne plus ne moins que le
laboureur ne coupe jamais le ramage espineux, que premierement il
n'ait cueilly l'asperge, ny ceux de la Lybie ne bruslent jamais la
tige et branchage du ladanon, qu'ils n'en aient devant recueilly et
amassé la gomme aromatique: aussi Dieu ne couppe pas par le
pied la souche de quelque illustre et royale famille qui soit
meschange et malheureuse, devant qu'il en soit né quelque bon
et profitable fruict qui en doit sortir: car il eust mieux valu pour
ceux de la Phocide, que dix mille boeufs, et autant de chevaux
d'Iphitus fussent morts, et que ceux de Delphes eussent encore perdu
plus d'or et d'argent, que ny Ulysses ny Aesculapius n'eussent point
esté nez, et les autres au cas pareil, qui estans nez de
parents vicieux et meschants, ont esté gens de bien, et
grandement profitables au public. Et ne devons nous pas estimer,
qu'il vault beaucoup mieux que les punitions se facent en tempe et
en la maniere qu'il appartient, que non pas à la haste et
tout sur le champ? comme fut celle de Callippus Athenien, qui
faisant semblant d'estre amy de Dion, le tua d'un coup de dague, de
laquelle luy-mesme depuis fut tué par ses propres amis: et
celle de Mitius Argien, lequel aiant esté tué en une
emotion et sedition populaire, depuis en pleine assemblee de peuple,
qui estoit assemblé sur la place pour voir jouër des
jeux, une statue de bronze tomba sur le meurtrier qui l'avoit
tué, et le massacra: et semblablement aussi celle de Bessus
Paeonien, et d'Ariston Oeteïen, deux colonnels de gens de
pieds, comme vous le devez bien sçavoir Patrocles. Non-fais
certes, dit-il, mais je le voudrois bien apprendre. Cestuy Ariston
avoit emporté de ce temple les bagues et joyaux de la roye
Eriphyle, qui de long temps estoient gardez en ce temple par ottroy
et congé des tyrans qui tenoient ceste ville, et les porta
à sa femme, et luy en feit un present: mais son fils estant
entré en querelle pour quelque occasion avec sa mere, meit le
feu dedans sa maison, et brusla tout ce qui estoit dedans. Et Bessus
aiant tué son pere fut un bien long temps sans que personne
en sçeust rien, jusques à ce que un jour estant
allé soupper chez quelques siens hostes, il percea du fer de
sa picque et abbatit le nid d'une arondelle, et tua les petits qui
estoient dedans: et comme les assistans luy dissent: Dea Capitaine,
comment vous amusez vous à faire un tel acte, où il y
a si peu de propos? «Si peu de propos, dit-il: et comment, ne
crie elle pas <p 261v>ordinairement à l'encontre de
moy, et tesmoigne faulsement que j'ay tué mon pere?»
Ceste parole ne tomba pas en terre, ains fut bien recueillie des
assistans, qui en estans fort esbahis l'allerent incontinent deceler
au Roy, lequel en feit si bonne inquisition, que le faict fut
averé, et Bessus puny de son parricide. Mais quant à
cela, dis-je, nous le discourons, supposant comme il a esté
proposé, et tenu pour confessé, que les meschants
aient quelque delay de punition: mais au demourant, il faut bien
prester l'aureille au poëte Hesiode qui dit, non pas comme
Platon, que la peine suit le peché et la meschanceté,
ains qu'elle luy est égale d'aage et de temps, comme celle
qui naist ensemble en une mesme terre et d'une mesme racine:
Mauvais conseil est pire à qui le donne.
Et ailleurs,
Qui à autruy mal ou perte machine,
A son coeur propre il procure ruine.
Lon dit que la mousche cantharide a en soy-mesme quelque partie qui
sert contre sa poison de contrepoison, par une contrarieté de
nature: mais la meschanceté engendrant elle mesme ne
sçay quelle desplaisance et punition, non point apres que le
delict est commis, mais dés l'instant mesme qu'elle le
commet, commance à souffrir la peine de son malefice: et
chasque criminel, que lon punit, porte dehors sur ses espaules sa
propre croix: mais la meschanceté d'elle mesme fabrique ses
tourments contre elle mesme, estant merveilleuse ouvriere d'une vie
miserable, qui avec honte et vergongne a de grandes frayeurs, des
perturbations d'esprit terribles, et des regrets et inquietudes
continuelles. Mais il y a des hommes qui ressemblent proprement aux
petits enfans, lesquels voyans bien souvent baller et jouër des
gens qui ne valent rien, sur les eschafaulx où lon jouë
quelques jeux, vestus de sayes de drap d'or, et de grands manteaux
de pourpre, couronnez de couronnes, les ont en estime et admiration,
comme les reputans bien-heureux, jusques à ce qu'ils voyent
à la fin qu'on les vient percer les uns à coups de
javeline, les autres fouëtter, ou bien qu'ils voyent sortir le
feu ardent de ces belles robbes d'or-là si precieuses et si
riches. Car à dire vray, plusieurs meschants qui tiennent les
grands lieux d'authorité, et les grandes dignitez, ou qui
sont extraicts des grandes maisons et lignees illustres, on ne
cognoist pas qu'ils soient chastiez et punis, jusques à ce
que lon les voye massacrer ou precipiter: ce que lon ne devroit pas
appeller punition simplement, mais achevement et accomplissement de
punition. Car ainsi comme Herodicus de Selibree estant tombé
en la maladie incurable de Phthise, qui est quand on crache le
poulmon, fut le premier qui conjoignit à l'art de la
medecine, celle des exercices: et comme dit Platon, en ce faisant il
allongea sa mort, et à luy, et à tous les autres
malades attaincts de pareille maladie: aussi pouvons nous dire, que
les meschans qui eschappent le coup de la punition presente, sur le
champ payent la peine deuë à leurs malefices, non en fin
apres long temps, mais par plus long temps: et non pas plus lente,
mais plus longue: et ne sont pas finablement punis apres qu'ils sont
envieillis, ains au contraire ils envieillissent en estant toute
leur vie punis: encore quand j'appelle long temps, je l'entens au
regard de nous: car au regard de Dieux, toute duree de la vie
humaine, quelque longue qu'elle soit, est un rien, et autant que
l'instant de maintenant. Et que un meschant soit puny de son
forfaict trente ans apres qu'il l'a commis, est autant comme s'il
estoit gehenné ou pendu sur les vespres, et non pas
dés le matin: mesmement quand il est detenu et enfermé
en vie, comme en une prison, dont il n'y a moyen de sortir, ny de
s'enfuir: et si ce-pendant ils font des festins, qu'ils
entreprennent plusieurs choses, qu'ils facent des presents et des
largesses, voire et qu'ils s'esbattent à plusieurs jeux,
c'est ne plus ne moins que quand les criminels qui sont en prison
jouent aux osselets, ou aux dez, aiants tousjours le cordeau dont
ils <p 262r>doivent estre estranglez, pendu au dessus de
leur teste: autrement on pourroit dire, que les criminels, condamnez
à mort, ne sont point punis pendant qu'ils sont detenus aux
fers en la prison, jusques à ce qu'on leur ait couppé
la teste: ny celuy qui a par sentence des juges avallé le
bruvage de ciguë, pource qu'il demeure encore vif quelque
espace de temps apres, attendant qu'une pesanteur de jambes luy
vienne, et qu'un gelement et extinction de tous les sentiments le
surprenne, s'il est ainsi que nous ne voulions estimer ny appeller
punition sinon le dernier poinct et article d'icelle, et que nous
laissions en arriere les passions, les frayeurs, les attentes de la
peine, les regrets et repentances, dont chascun meschant est
travaillé en sa conscience: qui seroit tout autant que si
nous disions que le poisson, encore qu'il ait avallé
l'hameçon, n'est point pris jusques à ce que nous le
voyons couppé par pieces, et rosty par les cuysiniers. Car
tout meschant qui commet un malefice, est aussi tost prisonnier de
la justice comme il l'a commis, et qu'il a avallé
l'hameçon de la doulceur et du plaisir qu'il a pris à
le faire: mais le remors de la conscience luy en demeure
imprimé, qui le tire et le gehenne,
Comme le Thun de course vehemente,
De la grand' mer traverse la tourmente.
Car ceste audace, temerité et insolence-là qui est
propre au vice, est bien puissante et prompte jusques à
l'effect et execution des malefices: mais puis apres quand la
passion comme le vent vient à luy defaillir, elle demeure
foible et basse, subjecte à infinies frayeurs et
superstitions, de sorte que je treuve que Stesichorus a feint un
songe de Clyt@emnestra conforme à la verité, et
à ce qui se fait coustumierement, en telles paroles:
Arriver j'ay veu en mon somme,
Un Dragon à la teste d'homme:
Dont le Roy comme il m'a paru,
Plisthenidas est apparu.
Car et les visions des songes et les apparitions de fantosmes en
plein jour, les responses des oracles, les signes et prodiges
celestes, et brief tout ce que lon estime que se fait par la
volonté de Dieu, amene de grands troubles et de grandes
frayeurs à ceulx qui sont ainsi disposez: comme lon dit
qu'Apollodorus en dormant songea quelquefois qu'il se voyoit
escorcher par les Scythes, et puis bouilly dedans une marmitte, et
luy estoit advis que son coeur du dedans de la marmitte murmuroit,
en disant, Je te suis cause de tous ces maux. et d'un autre
costé luy fut advis qu'il voyoit ses filles toutes ardentes
de feu, qui couroient à l'entour de luy. Et Hipparchus le
fils de Pisistratus un peu devant sa mort songea, que Venus luy
jettoit du sang au visage de dedans une fiole. Et les familiers de
Ptolomeus, celuy qui fut surnommé la Foudre, en songeant
penserent voir, que Seleucus l'appelloit en justice devant les loups
et les vautours qui estoient les juges, et que luy distribuoit
grande quantité de chair aux ennemis. Et Pausanias estant en
la ville de Bysance envoya querir par force Cleonice, jeune fille de
honneste maison et de libre condition, pour l'avoir à coucher
la nuict avec luy, mais estant à demy endormy quand elle
vint, il s'esveilla en sursault, et luy fut advis que c'estoient
quelques ennemis qui le venoient assaillir pour le faire mourir,
tellement qu'en cest effroy il la tua toute roide: depuis luy estoit
ordinairement advis qu'il la voyoit, et entendoit qu'elle luy
disoit,
Chemine droit au chemin de justice,
Tres-grand mal est aux hommes l'injustice.
et comme ceste apparition ne cessast point de s'apparoir toutes les
nuicts à luy, il fut à la fin contrainct d'aller
jusques en Heraclee, où il y avoit un temple, auquel on
evoquoit les ames des trespassez: et là aiant faict quelques
sacrifices de propitiations, et <p 262v>luy aiant offert les
effusions funebres que lon respand sur les sepultures des morts, il
feit tant qu'il la feit venir en sa presence, là où
elle luy dit, que quand il seroit arrivé à
Laced@emone, il auroit repos de ses maux: et de faict il n'y fut pas
plus tost arrivé qu'il y mourut: tellement que si l'ame n'a
sentiment aucun apres le trespas, et que la mort soit le but et la
fin de toute retribution, et de toute punition, lon pourroit dire
à bon droict des meschants qui sont promptement punis, et qui
meurent incontiment apres leurs mesfaicts commis, que les Dieux les
traittent trop mollement et trop doulcement. Car si le long temps et
la longue duree de vie n'apporte autre mal aux meschants, au moins
peult-on dire qu'ils ont celuy-là, que aiants cogneu et
adveré par espreuve et experience, que l'injustice est chose
infructueuse, sterile et ingrate, qui n'apporte fruict aucun, ne
rien qui merite que lon en face estime, apres plusieurs grands
labeurs et travaux qu'elle donne, le remors de cela leur met l'ame
sans dessus dessoubs: comme on lit que Lysimachus estant
forcé par la soif livra sa propre personne et son armee aux
Getes, et apres qu'il eut beu estant prisonnier, il dit: «O
Dieux que je suis lasche, qui pour une volupté si courte me
suis privé d'un si grand royaume?» combien qu'il soit
bien difficile de resister à la passion d'une
necessité naturelle. Mais quand l'homme pour la convoitise de
quelque argent, ou par envie de la gloire, ou de l'authorité
et credit de ses concitoyens, ou pour le plaisir de la chair, vient
à commettre quelque cas meschant et execrable, et puis avec
le temps que l'ardente soif et fureur de sa passion est passee,
qu'il voit qu'il ne luy en est rien demouré que les villaines
et perilleuses perturbations de l'injustice, et rien d'utile, ny de
necessaire ou delectable: n'est-il pas vraysemblable, que bien
souvent luy revient ce remors en l'entendement, que par vaine gloire
ou par volupté deshonneste il a remply toute sa vie de honte,
de deffiance et danger? Car ainsi comme Simonides souloit dire en se
jouant, qu'il trouvoit tousjours le coffre de l'argent plein, et
celuy des graces et benefices vuide: aussi les meschants quand ils
vienent à considerer le vice et la meschanceté en eux-
mesmes, à travers une volupté qui a un peu de vain
plaisir present, ils la trouvent destituee d'esperance, et pleine de
frayeurs, de regrets, d'une souvenance fascheuse, et de
souspeçon de l'advenir, et de deffiance pour le present, ne
plus ne moins que nous oyons dire à Ino par les theatres, se
repentant de ce qu'elle a commis,
Làs que fussé-je (amies) demourante
En la maison d'Athamas florissante,
Comme devant, sans y avoir commis
Ce qu'à effect malheureux je y mis.
Aussi est-il vraysemblable, que l'ame de chasque criminel et
meschant rumine en elle mesme et discourt en ce poinct: Comment
pourrois-je en chassant arriere de moy le souvenir de tant de
mesfaicts que j'ay commis, et le remors d'iceulx, recommancer
à mener toute une autre vie? pource que la meschanceté
n'est point asseuree, ferme, ny constante, ny simple, en ce qu'elle
veult: si d'adventure nous ne voulions maintenir, que les meschants
fussent quelques sages philosophes: ains fault estimer que là
où il y a une avarice, ou une concupiscence de volupté
extreme, ou une envie excessive logee avec une aspreté et
malignité, là si vous y prenez de pres garde, vous
trouverez aussi une superstition cachee, une paresse au labeur, une
crainte de la mort, une soudaineté legere à changer
d'affections, une vaine gloire procedant d'arrogance. Ils redoubtent
ceulx qui les blasment, ils craignent ceux qui les louënt,
sçachans bien qu'ils leur tienent tort en ce qu'ils les
trompent, et comme estans grands ennemis des meschants, d'auant
qu'ils louënt si affectueusement ceux qu'ils cuident estre gens
de bien: car au vice ce qu'il y a d'aspre, comme au mauvais fer, est
pourry, et ce qui y est dur, est facile à rompre. Et pourtant
apprenans en un long temps à se mieux cognoistre tels qu'ils
sont, quand ils se sont bien cogneus, ils se desplaisent à
<p 263r>eulx mesmes, et s'en haïssent, et ont en
abomination leur vie: car il n'est pas vraysemblable, que si le
meschant aiant rendu un depost qui auroit esté deposé
entre ses mains, ou plegé un sien familier, ou fait quelque
largesse avec honneur et gloire au public de son païs, s'en
repent incontinent, et est marry de l'avoir faict, tant sa
volonté est muable et facile à se changer, de maniere
qu'il y en a qui aians l'honneur d'estre receus de tout le peuple en
plein theatre avec applaudissements de mains, incontinent gemissent
en eulx mesmes, par ce que l'avarice se tourne incontinent au lieu
de l'ambition: que ceulx qui sacrifient les hommes pour usurper
quelques tyrannies, ou pour venir au dessus de quelques
conspirations, comme feit Apollodorus, ou qui font perdre les biens
à leurs amis, comme Glaucus fils de Epicydes, ne s'en
repentent point, et ne s'en haïssent point eulx mesmes, et ne
soient desplaisans de ce qu'ils ont fait. Car quant à moy, je
pense, s'il est licite de ainsi le dire, que tous ceulx qui
commettent telles impietez, n'ont besoing d'aucun Dieu ny d'aucun
homme qui les punisse, par ce que leur vie seule suffit assez,
estant corrompue et travaillee de tout vice et toute
meschanceté. Mais advisez si desormais ce discours ne
s'estend point plus avant en duree, que le temps ne permet. Adonc
Timon respondit: Il pourroit bien estre, dit-il eu esgard à
la longueur de ce qui suit apres, et qui reste encore à dire:
car quant à moy, j'améne sur les rencs, comme un
nouveau champion, la derniere question, d'autant qu'il me semble
avoir esté suffisamment debatu sur les precedentes. Et pensez
que nous autres qui ne disons mot, faisons la mesme plainte que fait
Euripide, reprochant librement aux Dieux, que
Sur les enfans les fautes ils rejettent,
Et les pechez que leurs peres commettent.
Car soit que ceux mesmes qui ont commis la faute en aient
esté punis, il n'est plus besoing d'en punir d'autres qui
n'ont point offensé, attendu qu'il ne seroit pas raisonnable
de chastier deux fois ceulx mesmes qui auuroient failly, soit que
aians omis par negligence à faire la punition des meschans
qui ont fait les offenses, ils la veulent long temps apres faire
payer à ceulx qui n'en peuvent mais, ce n'est pas bien fait
de vouloir par injustice rhabiller leur negligence. Comme lon
raconte d'Aesope, que jadis il vint en ceste ville avec une bonne
somme d'or, envoyé de la part du Roy Croesus, pour y faire de
magnifiques sacrifices au Dieu Apollo, et distribuer à
chasque citoyen quatre escus. Il advint qu'il entra en quelque
different alencontre de ceulx de la ville, et se courroucea à
eulx, de maniere que aiant fait les sacrifices, il renvoya le reste
de l'argent en la ville de Sardis, comme n'estans pas les habitans
de Delphes dignes de jouïr de la liberalité du Roy:
dequoy eulx estans indignez luy meirent sus qu'il estoit sacrilege,
de retenir ainsi cest argent sacré: et de faict l'aians
condamné comme tel, le precipiterent du hault en bas de la
roche que lon appelle Hyampie. Dequoy le Dieu fut si fort
courroucé, qu'il leur envoya sterilité de la terre, et
diverses sortes de maladies estranges, tellement qu'ils furent
à la fin contraincts d'envoyer par toutes les festes
publiques et assemblees generales des Grecs, faire proclamer
à son de trompe, s'il y avoit aucun de la parenté
d'Aesope, qui voulust avoir satisfaction de sa mort, qu'il vint, et
qu'il l'exigeast d'eulx telle comme il voudroit, jusques à ce
qu'à la troisiéme generation il se presenta un Samien
nommé Idmon, qui n'estoit aucunement parent d'Aesope, ains
seulement de ceulx qui premierement l'avoient achepté en
l'Isle de Samos: et les Delphiens luy aians faict quelque
satisfaction furent delivrez de leurs calamitez: et dit-on que
depuis ce temps-là, le supplice des sacrileges fut
transferé de la roche d'Hyampia à celle de Nauplia. Et
ceulx mesmes qui aiment le plus la memoire d'Alexandre le grand,
entre lesquels nous sommes, ne peuvent approuver ce qu'il feit en la
ville des Branchides, laquelle il ruina toute, et en passa tous les
habitans au fil de l'espee, sans discretion d'aage, ny de
<p 263v>sexe, pour autant que leurs ancestres avoient
anciennement livré par trahison le temple de Milet. Et
Agathocles le tyran de Syracuse, lequel en riant se mocqua de ceulx
de Corfou, qui luy demanderent pour quelle occasion il fourrageoit
leur Isle: Pour-autant, dit-il, que vos ancestres jadis receurent
Ulysses. Et semblablement comme ceulx de l'Isle d'Ithace se
plaignissent à luy de ce que ses soudards prenoient leurs
moutons: Et vostre Roy, leur dit-il, estant jadis venu en la nostre,
ne prit pas seulement nos moutons, mais d'avantage creva l'oeil
à nostre berger. Ne vous semble-il pas donc qu'Apollo a
encore plus grand tort que tous ceux-là, de perdre et ruiner
les Pheneates, aiant bousché l'abysme où se souloient
perdre les eaux qui maintenant noyent tout leur païs, pour-
autant qu'il y a mille ans, comme lon dit, que Hercules aiant
enlevé aux Delphiens le tripié à rendre les
oracles, l'emporta en leur ville à Phenee: et de avoir
respondu aux Sybarites, que leurs miseres cesseroient quand ils
auroient appaisé l'ire de Juno Leucadiene par trois
mortalitez? Il n'y a pas encore long temps que les Locriens ont
desisté et cessé d'envoyer tous les ans de leurs
filles à Troye,
Où les pieds nuds, sans aucune vesture,
Sans voile aucun ny honneste coeffure,
Ne plus ne moins qu'esclaves, tout le jour,
Dés le matin elles sont sans sejour,
A ballier de Pallas la Deesse Le temple sainct, jusques en
leur vieillesse,
en punition de la luxure d'Ajax: comment est-ce que cela
sçauroit estre ne raisonnable ne juste, veu que nous blasmons
mesmes les Thraces de ce que lon dit, que jusques aujourd'huy ils
frisent leurs femmes au visage, en vengeance de la mort d'Orpheus:
et ne louons pas non plus les barbares qui habitent au long du Po,
lesquels, à ce que lon dit, portent encore le deuil, et vont
vestus de noir, à cause de la ruine de Phaëton? car
c'est à mon advis chose encore plus sotte et digne de
mocquerie, si ceulx qui furent du temps de Phaëton, ne se
soucioyent point autrement de sa cheute, que ceulx qui sont venus
depuis cinq ou dix aages apres son accident, aient commancé
à changer de robbes et en porter le deuil: mais toutefois en
cela il n'y auroit que la sottise seule, et rien de mal ny de danger
ou inconvenient d'avantage: mais quelle raison y a-il, que le
courroux des Dieux s'estant caché sur le poinct du mesfaict,
comme font aucunes rivieres, se monstrant puis apres contre
d'autres, se termine en extremes calamitez? Si tost qu'il eut un peu
entrerompu son propos, craignant qu'il n'alleguast encore plus
d'inconveniens, et de plus grands, je luy demande sur le champ: Et
bien, dis-je, estimez vous que tout cela soit vray? Et luy me
respondit, Encore que le tout ne fust pas vray, ains partie
seulement, tousjours pourtant demeure la mesme difficulté. A
l'adventure donc que ceux qui ont une bien grosse et bien forte
fiebvre endurent et sentent tousjours au dedans une mesme ardeur,
soit qu'ils soient peu ou prou couverts et vestus, toutefois pour
les consoler un peu, et leur donner quelque allegement, encore leur
faut-il diminuer la couverture: mais si tu ne veux, à ton
commandement: toutefois je te dis bien, que la plus part de ces
exemples-là ressemblent proprement aux fables et contes faits
à plaisir. Mais au demourant ramene un peu en ta memoire la
feste que lon a celebree n'agueres à l'honneur de ceux qui
ont autrefois receu les Dieux en leurs maisons, et de celle
honorable portion que lon met à part, et que par la voix du
herault on publie que c'est pour les descendans du poëte
Pindare: et te souviene comment cela te sembla fort honnorable et
agreable. Et qui est celuy, dit-il, qui ne prendroit plaisir
à veoir la preference d'honneur ainsi naïfvement,
rondement, et à la vieille mode des Grecs, attribuee? s'il
n'avoit, comme dit le mesme Pindare,
<p 264r> Le coeur de metail noir et roide
Forgé avecques flamme froide.
Je laisse aussi, dis-je, le cry public semblable à celuy-
là qui se faict en la ville de Sparte apres le Cantique
Lesbien, en l'honneur et souvenance de l'ancien Terpander: car il y
a mesme raison. Mais vous qui estes de la race des Philtiades,
dignes d'estre preferez à tous autres, non seulement entre
les Boeotiens, mais aussi entre les Phoceïens, à cause
de vostre ancestre Daïphantus, vous me secondastes et
favorisastes, quand je mainteins aux Lycormiens et Satilaïens,
qui prochassoient d'avoir l'honneur et la prerogative de porter
couronnes deuës par nos statuts aux Heraclides, que tels
honneurs et telles prerogatives devoient estre inviolablement
conservees et gardees aux descendans de Hercules, en recognoissance
des biens qu'il avoit par le passé faicts aux Grecs, sans en
avoir eu de son vivant digne loyer ny recompense. Tu nous as, dit-
il, mis sus une dispute fort belle, et merveilleusement bien seante
à la philosophie. Or laisse doncques, luy dis-je, amy, je te
pry, ceste vehemence d'accuser, et ne te courrouce pas, si tu vois
que quelques uns pour estre nez de mauvais et meschants parents sont
punis: ou bien, ne t'esjouïs doncques pas, et ne louë pas,
si tu vois aussi que la noblesse soit honoree. Car si nous advouons
que la recompense de vertu se doive raisonnablement continuer en la
posterité, il faut aussi consequemment que nous estimions,
que la punition ne doit pas faillir ne cesser quant et les
mesfaicts, ains reciproquement selon le devoir, courir sus les
descendans des malfaitteurs. Et celuy qui voit volontiers les
descendans de Cimon honorez à Athenes, et au contraire se
fasche, et a desplaisir de voir ceux de la race de Lachares ou
d'Ariston bannis et dechassez, celuy-là est par trop lasche
et trop mol, ou pour mieux dire, trop hargneux et querelleux envers
les Dieux, se plaignant d'un costé, s'il voit que les enfans
d'un meschant et mal-heureux homme prosperent: et se plaignant de
l'autre costé au contraire, s'il voit que la posterité
des meschans soit abbaissee, ou bien du tout effacee: et accusant
les Dieux, si les enfans d'un meschant homme sont affligez, tout
autant comme si c'estoient ceux d'un homme de bien: mais quant
à ces raisons-là, fais compte que ce soient comme des
barrieres ou rempars alencontre de ces trop aspres repreneurs et
accusateurs-là. Mais au demourant reprenons de rechef le bout
de nostre peloton de filet, comme en un lieu tenebreux, et où
il y a plusieurs tours et destours, qui est la matiere des jugemens
de Dieu, et nous conduisons avecques crainte retenue tout doucement
à ce qui est plus probable et plus vraysemblable, attendu que
des choses que nous faisons, et que nous manions nous mesmes, nous
n'en sçaurions pas asseureement dire la certaine
verité. Comme, pourquoy est-ce que nous faisons tenir assis
les pieds trempans dedans de l'eau, les enfans qui sont nez de peres
qui meurent etiques ou hydropiques, jusques à ce que les
corps de leurs peres soient entierement consommez du feu, d'autant
que lon a opinion, que par ce moyen ces maladies-là ne
passent point aux enfans, et ne parvienent point jusques à
eux. Et pourquoy c'est, que si une chévre prend en sa bouche
de l'herbe qui se nomme Eryngium, le chardon à cent testes,
tout le troupeau s'arreste, jusques à ce que le
chévrier viene oster ceste herbe à la chévre
qui l'a en la gueule: et d'autres proprietez occultes, qui par
attouchement secrets et passages de l'un à l'autre font des
effects incroyables, tant en soudaineté, qu'en longueur de
distance: mais nous nous esbahissons de la distance et intervalle
des temps, et non pas des lieux, et neantmoins il y a plus
d'occasion de s'esbahir et esmerveiller, comment d'un mal aiant
commancé en Aethiopie la ville d'Athenes a esté
remplie, de maniere que Pericles en est mort, et Thucydides en a
esté malade, que non pas si les Phociens et les Sybarites
aiants commis quelques meschancetez, la punition en soit tombee sur
leurs enfans et leurs descendans: car ces proprietez occultes-
là ont des correspondences des derniers aux premiers,
<p 264v>et des secrettes liaisons, desquelles la cause,
encore qu'elle nous soit incognuë, ne laisse pas de produire
ses propres effects. Mais à tout le moins y a-il raison de
justice toute apparente et prompte à la main, quant aux
publiques vengeances surannees des villes et citez, par ce que la
ville est une mesme chose et continuee, ne plus ne moins que un
animal, lequel ne sort point de soymesme pour les mutations d'aages,
ny ne devient point autre et puis autre, pour quelque succession de
temps qu'il y ait, ains est tousjours conforme et propre à
soy-mesme, recevant tousjours ou la grace du bien, ou la coupe du
mal, de tout ce qu'elle fait ou qu'elle a fait en commun, tant que
la societé qui la lie, maintient son unité: car de
faire d'une ville plusieurs, ou bien encore innumerables, en la
divisant par intervalles de temps, c'est autant comme qui voudroit
faire d'un homme plusieurs, pour autant que maintenant il seroit
vieil aiant esté paravant jeune, et encore plus avant,
garson: ou, pour mieux dire, cela ressembleroit proprement aux ruses
d'Epicharmus, dont a esté inventé et mis en avant la
maniere d'arguer des Sophistes, qu'ils appellent l'argument
croissant. Car celuy qui a pieça emprunté de l'argent,
ne le doit pas maintenant, attendu que ce n'est plus luy, et qu'il
est devenu un autre: et celuy qui fut hier convié à
souper, y vient aujourd'huy sans mander, attendu qu'il est devenu un
autre, combien que les aages facent encore de plus grandes
differences en un chascun de nous, qu'elles ne font és villes
et citez: car qui auroit veu la ville d'Athenes il y a trente ans,
la recognoistroit encore toute telle aujourd'huy qu'elle estoit
alors, et les moeurs, les mouvemens, les jeux, les façons de
faire, les plaisirs, les courroux et desplaisirs du peuple qui est
à present, ressemblent totalement à ceux des anciens.
Là où d'un homme, si lon est quelque temps sans le
veoir, quelque familier ou amy que lon luy soit, à peine peut
on recognoistre le visage: mais quant aux moeurs qui se muent et
changent facilement par toute raison, toute sorte de travail ou
d'accident, ou mesme de loy, il y a de si grandes diversitez, que
ceux qui s'entrevoyent et se hantent ordinairement, en sont tous
esmerveillez: ce neantmoins l'homme est tousjours tenu et
reputé pour un mesme, depuis sa naissance jusques à sa
fin, et au cas pareil la ville demeure tousjours une mesme: à
raison dequoy nous jugeons estre raisonnable qu'elle soit
participante du blasme de ses ancestres, ne plus ne moins qu'elle se
sent aussi de la gloire et de la puissance d'iceux, ou bien nous ne
nous donnerons garde que nous jetterons toutes choses dedans la
riviere de Heraclitus, en laquelle on dit que lon ne peut jamais
entrer deux fois, d'autant qu'elle mue et change la nature de toutes
choses. Or s'il est ainsi, que la ville soit tousjours une chose
mesme continuee, autant en doit on estimer d'une race et lignee,
laquelle depend d'une mesme souche, produisant ne sçay quelle
force et communication de qualitez, qui s'estend sur tous les
descendans. Car ce qui est engendré, n'est pas comme ce qui
est produit en estre par artifice, et est incontinent separé
de son ouvrier, d'autant qu'il est fait par luy, et non pas de luy:
là où au contraire, ce qui est engendré est
faict de la substance de celuy qui engendre, tellement qu'il emporte
avec soy quelque chose de luy, qui à bon droit est ou puny ou
honoré mesme en luy. Et si ce n'estoit que lon penseroit que
je me joüasse, et que je ne le disse pas à bon esciant,
j'asseurerois volontiers, que les Atheniens feirent plus grant tort
à la statue de Cassander quand ils la fondirent, et
semblablement les Syracusains au corps de Dionysius, quand apres sa
mort ils le feirent porter hors de leurs confins, que s'ils eussent
bien chastié leurs descendans: car la statue de Cassander ne
tenoit rien de sa nature, et l'ame de Dionysius avoit de long temps
abandonné son corps: là où un Nys@eus, un
Apollocrates, un Antipater, et un Philippus, et pareillement tous
autres enfans d'hommes vicieux et meschans, retiennent la principale
partie de leurs peres, et celle qui ne demeure point oysifve sans
rien faire, ains celle dequoy ils vivent et se nourrissent, dequoy
ils negocient, et discourent par <p 265r>raison, et ne doit
point sembler estrange ny mal-aisé à croire, si estans
yssus d'eux ils retienent les qualitez et inclinations d'eux. En
somme, dis-je, tout ainsi comme en la medecine, tout ce qui est
utile, est aussi juste et honneste, et se mocqueroit-on de celuy qui
diroit que ce fust injustice, quand une personne a mal en la hanche,
de luy cauteriser le poulce: et là où le foye est
apostumé, de scarifier le petit ventre: et là
où les boeufs ont les ongles des pieds trop molles, oindre
les extremitez de leurs cornes: autant meriteroit d'estre
mocqué et repris celuy, qui estimeroit qu'il y eust és
punitions autre chose de juste, que ce qui peut guarir et curer le
vice: et qui se courrouceroit si on appliquoit la medecine aux uns
pour servir de guarison aux autres, comme font ceux qui ouvrent la
vene pour alleger le mal des yeux, celuy-là sembleroit ne
veoir rien plus outre que son sens, et se souviendroit mal, qu'un
maistre d'eschole bien souvent en fouëttant un de ses
escholiers tient en office tous les autres, et un grand Capitaine en
faisant mourir un soldat de chasque dizaine ramene tous les autres
à la raison: ainsi non seulement à une partie par une
autre partie, mais à toute l'ame par une autre ame,
s'impriment certaines dispositions d'empiremens ou de meliorations,
plus tost que à un corps par un autre corps, pour ce que
là és corps il est force qu'il se face une mesme
impression, et mesme alteration, mais icy l'ame estant bien souvent
menee par imagination à craindre ou à s'asseurer, s'en
trouve ou pis ou mieux. Comme je parlois encore, Olympique me
interrompant mon propos, Par ces tiens propos, dit-il, tu supposes
un grand subject à discourir, c'est à sçavoir
que l'ame demeure apres la separation du corps. Ouy bien, dis-je,
par cela mesme que vous nous concedez maintenant, ou plus tost, que
vous nous avez cy devant concedé: car nostre discours a este
poursuivy dés le commancement jusques à ce poinct, sur
ceste presupposition, que Dieu nous distribue à chascun selon
que nous avons merité. Et comment, dit-il, estimes-tu qu'il
s'ensuyve necessairement, si les Dieux contemplent les choses
humaines, et disposent de toutes choses icy bas, que les ames en
soient du tout immortelles, ou qu'elles demeurent longuement en
estre apres la mort? Non vrayement, dis-je, beau Sire, mais Dieu est
de si basse entremise, et a si peu à faire, que nous n'aians
rien de divin en nous, ne rien qui luy ressemble aucunement, ne qui
soit ferme ne durable, ains nous allans sechans, fenans et
perissans, ne plus ne moins que les feuilles des arbres, comme dit
Homere, en peu de temps: neantmoins il fait ainsi grand cas de nous,
ne plus ne moins que les femmes qui nourrissent et entretiennent des
jardins d'Adonis, comme lon dit, dedans des fragiles pots de terre:
aussi fait-il luy nos ames de duree d'un jour, par maniere de dire,
verdoyantes dedans une chair mollastre et non capable d'une forte
racine de vie, et qui puis apres s'estaignent pour la moindre
occasion du monde. Mais en laissant les autres Dieux, si bon te
semble, considere un peu le nostre, j'entens celuy qui est
reclamé en ce lieu. Si aussi tost qu'il sçait que les
ames sont desliees, ne plus ne moins que quelque fumee ou quelque
brouillas qui exhale hors du corps, il ne fait pas incontinent
offrir force oblations et sacrifices propitiatoires pour les
trespassez, et s'il ne demande pas de grands honneurs et de grandes
venerations à la memoire des morts, et s'il le fait pour nous
abuser et decevoir, nous qui y adjoustons foy. Car quant à
moy, je ne concederay jamais que l'ame perisse, et ne demeure apres
la mort, si lon ne vient emporter premierement le trepied
prophetique de la Pythie, comme lon dit que feit jadis Hercules, et
du tout destruire l'oracle pour ne plus rendre de telles responses
qu'il en a renduës jusques à nos temps, semblables
à celles que jadis il donna à Corax le Naxien,
à ce que lon dit,
C'est une grande impieté de croire,
Que l'ame soit mortelle ou transitoire.
Alors Patrocles: Et qui estoit, dit-il, ce Corax qui eut ceste
response? Car je n'ay rien <p 265v>entendu ny de l'un, ny de
l'autre. Si avez bien, dis-je, mais j'en suis cause, aiant pris le
surnom au lieu du propre nom. Car celuy qui tua Archilochus en
battaille, s'appelloit Callondes, et estoit surnommé Corax:
lequel aiant esté la premiere fois rejetté par la
prophetisse Pythie, comme meurtrier qui avoit occis un personnage
sacré aux Muses: et depuis aiant usé de quelques
requestes et prieres envers elle, avec quelques raisons dont il
pretendoit justifier son faict, à la fin il luy fut
ordonné par l'Oracle, qu'il allast en la maison de Tettix, et
que là il appaisast par oblations et sacrifices l'ame
d'Archilochus. Or ceste maison de Tettix estoit la ville de
T@enarus: car on dit que Tettix Candiot estant jadis arrivé
à ce promontoire de T@enarus avec une flotte de vaisseaux, y
bastit une ville, aupres du lieu où lon avoit
accoustumé de conjurer et evocquer les ames des trespassez.
Semblablement aussi aiant esté respondu à ceux de
Sparte, qu'ils trouvassent moyen d'appaiser l'ame de Pausanias, ils
envoyerent querir jusques en Italie des sacrificateurs et
exorcisateurs qui sçavoient conjurer les ames, lesquels avec
leurs sacrifices chasserent son esprit hors du temple. C'est
doncques une mesme raison, dis-je, qui confirme et preuve, que le
monde est regy par la providence de Dieu ensemble, et que les ames
des hommes demeurent encore apres la mort, et n'est pas possible que
l'un subsiste si lon oste l'autre. Et s'il est ainsi que l'ame
demeure apres la mort, il est plus vraysemblable et plus equitable,
que lors les retributions de peine ou d'honneur luy soient
renduës: car durant tout le temps qu'elle est en vie, elle
combat, et puis apres quand elle a achevé tous ses combats,
alors elle reçoit en l'autre monde estant seule et separee du
corps, cela ne nous touche de rien à nous autres qui sommes
vivans, car ou lon n'en sçait rien, ou on ne les croit pas:
mais celles qui se font sur les enfans et sur les descendans,
d'autant qu'elles sont apparentes et cogneuës de ceux qui sont
en ce monde, elles retiennent et repriment plusieurs meschans hommes
d'executer leurs mauvaises volontez. Au reste qu'il soit vray, qu'il
n'y ait point de plus ignominieuse punition, ne qui touche plus les
coeurs au vif, que de veoir ses descendans et dependans affligez
pour soy, et que l'ame d'un meschant homme ennemy des Dieux et des
loix, apres sa mort voyant non ses images et statuës ou autres
honneurs abbattus, ains ses propres enfans, ses amis et parents
ruinez et affligez de grandes miseres et tribulations, et estans
griefvement punis pour elle, ne vousist pas plus tost perdre tous
les honneurs que lon sçauroit faire à Jupiter, que de
retourner à estre derechef injuste, ou abandonné
à luxure, je vous en pourrois reciter un conte qui me fut
faict il n'y a pas fort long temps, si ce n'estoit que je craindrois
qu'il ne vous semblast que ce fust une fable controuvee à
plaisir: au moyen de quoy il vaut mieux que je ne vous allegue que
des raisons et arguments fondez en verisimilitude. Non pas cela, dit
adonc Olympique, mais recite nous le conte que tu dis. Et comme les
autres aussi me requissent tout de mesme: Laissez moy, dis-je,
deduire premierement les raisons vraysemblables à ce propos:
et puis apres, si bon vous semble, je vous reciteray aussi le conte,
au moins si c'est conte. Car Bion dit, que si Dieu punissoit les
enfans des meschants, il seroit autant digne de mocquerie, comme le
medecin qui pour la maladie du pere ou grand-pere, appliqueroit sa
medecine au fils, ou à l'arriere-fils: mais ceste comparaison
faut en ce, que les choses sont en partie semblables, et en partie
aussi diverses et dissemblables: car l'un estant medicinal ne guarit
pas la maladie et indisposition de l'autre, ny jamais homme qui eust
la fiebvre ou le mal des yeux n'en fut guary pour veoir user d'un
ongnement, ou appliquer emplastre à un autre: mais au
contraire les punitions des meschans pour ceste occasion se font
publiquement devant tous, pour ce que l'effect de justice
administree avec raison, est de retenir les uns par le chastiement
et punition des autres: mais ce en quoy la comparaison
<p 266r>de Bion se rapporte et conforme à la dispute
proposee, n'a pas esté entendu par luy: car souvent est-il
advenu que un homme tombé en une dangereuse maladie, et non
pas pourtant incurable, par son intemperance puis apres et
dissolution, a tellement laissé aller son corps en abandon,
que finablement il en est mort: et que puis apres son fils qui
n'estoit pas actuellement surpris de la mesme maladie, ains
seulement y avoit quelque disposition, un bon medecin ou quelque
sien amy, ou quelque maistre des exercices, s'en estant apperceu, ou
bien un bon maistre, qui a eu soing de luy, l'a rengé
à une maniere de diete austere, en luy ostant toute
superfluité de viandes, toutes patisseries, toute
yvrongnerie, et toute accointance de femmes, et luy faisant user
souvent de medecines, et fortifier son corps par continuation de
labeur et d'exercices, a dissipé et fait esvanouïr un
petit commancement d'une grande maladie, en ne luy permettant pas de
prendre plus grand accroissement. N'est-il pas ainsi que nous
admonestons ordinairement ceux qui sont nez de pere ou mere
maladifs, de prendre bien garde à eux, et de ne negliger pas
leur disposition, ains de bonne heure et dés le commancement
tascher à chasser la racine de celles maladies nees avec eux,
qui est facile à jetter dehors, et à surmonter quand
on previent de bonne heure? Il n'est rien plus vray, respondirent-
ils tous. Nous ne faisons doncques pas chose impertinente, mais
necessaire, ne sotte, mais utile, quand nous ordonnons aux enfans de
ceux qui sont subjects au hault mal, ou à la manie et
alienation d'esprit, ou à la goutte, des exercices du corps,
des dietes et regimes de vie, et des medecines, non pour ce qu'ils
soient malades, mais de peur qu'ils ne le soient: car un corps
né d'un autre maleficié est digne, non de punition
aucune, mais de medecine et d'estre soigneusement bien pensé:
laquelle diligence et solicitude, s'il se trouve aucun qui par
lascheté ou delicatesse appelle punition, d'autant qu'elle
prive la personne de voluptez, ou qu'elle luy donne quelque
poincture de douleur, ou de peine, il le faut laisser là pour
tel qu'il est: et s'il est expedient de prendre garde, et de
medeciner soigneusement un corps qui sera issu et descendu d'un
autre maleficié et gasté, sera-il moins raisonnable
d'aller au devant d'une similitude de vice hereditaire, qui commance
à germer és moeurs d'un heune homme, et à
poulser dehors, ains attendre, et le laisser croistre jusques
à ce que se respandant par ses passions il vienne à
estre en veuë de tout le monde, comme dit le poëte
Pindare,
Le fruict que son coeur insensé
A par-soy auroit propensé?
Ne vous semble-il point qu'en cela, Dieu pour le moins soit aussi
sage comme le poëte Hesiode, qui nous admoneste et
conseille,
Semer enfans garde bien que tu n'ailles
En retournant des tristes funerailles,
Mais au retour des festins gracieux
Faits en l'honneur des habitans des cieux?
voulant conduire les hommes à engendrer des enfans lors
qu'ils sont gays, joyeux et deliberez, comme si la generation ne
recevoit pas l'impression de vice et de vertu seulement, ains aussi
de joye, et de tristesse, et de toutes autres qualitez. Toutefois
cela n'est pas oeuvre de sapience humaine, comme pense Hesiode, de
sentir et cognoistre les conformitez ou diversitez des natures des
hommes, descendans avec leurs devanciers, jusques à ce
qu'estans tombez en quelques grandes forfaittures, leurs passions
les descouvrent pour tels qu'ils sont. Car les petits des ours, des
loups, des singes, et de semblables animaux, monstrent incontinent
leur inclination naturelle dés leur jeunesse, d'autant qu'il
n'y a rien qui les desguise, ne qui les masque. Mais la nature de
l'homme venant à se jetter en des accoustumances, en des
opinions, <p 266v>et en des loix, couvre bien souvent ce
qu'elle a de mauvais, imite et contrefait ce qui est bon et
honneste, tellement que ou elle efface et eschappe du tout la tare
et macule de vice, qui estoit nee avec elle, ou bien elle la cache
pour bien long temps, se couvrant du voile de ruze et de finesse, de
maniere que nous n'appercevons pas leur malice, jusques à ce
que nous soyons attaincts, comme d'un coup ou d'une morsure de
chasque crime, encore à grande peine: ou pour mieux dire,
nous nous abusons en ce, que nous cuydons qu'ils soient devenus
injustes, lors seulement qu'ils commettent injustice, ou dissolus
quand ils font quelque insolence, et lasches de coeur quand ils
s'enfuyent de la battaille, comme si quelqu'un avoit opinion, que
l'aiguillon du scorpion s'engendrast lors premier en luy, quand il
en picque: et le venim és viperes, quand elles mordent: qui
seroit grande simplesse de le penser ainsi. Car chasque meschant ne
devient point tel alors qu'il apparoist, mais il a en soy dés
le commancement le vice et la malice imprimee: mais il en use lors
qu'il en a le moyen, l'occasion et la puissance, comme le larron de
desrobber, et le tyrannique de forcer les loix. Mais Dieu qui
n'ignore point l'inclination et nature d'un chascun, comme celuy qui
voit et cognoist plus l'ame que le corps, ny ne attend point, ou que
la violence viene à main-mise, ny l'impudence à la
parole, ny l'intemperance à abuser des parties naturelles,
pour la punir, à cause qu'il ne prend pas vengeance du
meschant, pour ce qu'il en ait receu aucun mal: ny ne se courrouce
point contre le brigand ravisseur, pour ce qu'il ait esté
forcé: ny ne hait l'adultere, pour ce qu'il luy ait fait
aucune injure: ains punit par maniere de medecine celuy qui est
subject à commettre adultere, celuy qui est avaricieux, celuy
qui ne fait compte de transgresser les loix, ostant bien souvent le
vice, ne plus ne moins que le mal caduque, avant que l'acces en
prenne. Nous nous courroucions n'agueres de ce que les meschants
estoient trop tard et trop lentement punis, et maintenant nous
trouvons mauvais, de ce que Dieu reprime et chastie la mauvaise
disposition et vicieuse inclination d'aucuns, avant qu'ils aient
commancé à forfaire, ne considerans pas que l'advenir
bien souvent est pire et plus à redoubter, que le present: et
ce qui est caché et couvert, que ce qui est apparent et
descouvert: et ne pouvans pas discourir et juger, pourquoy il est
meilleur d'en laisser aucuns en repos encore apres qu'ils ont
peché, et prevenir les autres avant qu'ils puissent executer
le mal qu'ils ont propensé, ne plus ne moins que les
medecines et drogues medicinales ne convienent pas à aucuns
estans malades, et sont utiles à d'autres qui ne sont pas
actuellement malades, ains sont en plus grand danger que les autres.
Voyla pourquoy les Dieux ne tournent pas sur les enfans toutes les
fautes des parents: car s'il advient qu'il naisse un bon enfant d'un
mauvais pere, comme par maniere de dire un fils fort et robuste d'un
pere maladif, celuy-là est exempt de la peine de la race,
comme estant hors de la famille de vice: mais aussi le jeune homme
qui se conformera à la malice hereditaire de ses parents,
sera tenu à la punition de leur meschanceté, comme au
payment des debtes de la succession: car Antigonus ne fut point puny
pour les pechez de son pere Demetrius, ny entre les meschants
Phyleus pour Augeas, ny Nestor pour Neleus, car ils estoient bien
yssus de meschants peres, mais quant à eulx ils estoient gens
de bien: mais tous ceux de qui la nature a aimé, receu et
prattiqué ce qui venoit de la parenté, la justice
divine a aussi puny en eulx ce qu'il y avoit de similitude de vice
et de peché. Car tout ainsi comme les verrues, porreaux,
seings et taches noires qui sont és corps des peres, ne
comparoissans point és corps des enfans, recommancent
à sortir et apparoir puis apres en leurs fils et arriere-
fils: et y eut une femme Grecque, qui aiant enfanté un enfant
noir, et en estant appellee en justice, comme aiant conçeu
cest enfant de l'adultere d'un Maure, il se trouva que elle estoit
en la quatriéme ligne descendue d'un Aethiopien. Et comme
ainsi fust que <p 267r>lon tenoit pour certain, que Python
le Nisibien estoit extraict de la race et lignee des Semez, qui ont
esté les premiers seigneurs et fondateurs de Thebes, le
dernier de ses enfans qui mourut il n'y a pas long temps, avoit
rapporté la figure de la lance en son corps, qui estoit la
marque naturelle de celle lignee-là anciennement, estant
apres si long intervalle de temps ressourse et revenue, comme du
fond au dessus, celle similitude de race: aussi bien souvent les
premieres generations, c'est à dire les premiers descendans,
cachent, et par maniere de dire, enfondrent quelques passions ou
conditions de l'ame qui sont affectees à une lignee, mais
puis apres la nature les boute hors en quelques autres suyvans, et
represente ce qui est propre à chasque race, autant en la
vertu comme au vice. Apres que j'eus achevé ce propos, je me
teu. Et Olympique se prit à rire, en disant, Nous ne louons
pas ton discours, à fin que tu l'entendes, comme estant
suffisamment prouvé par demonstration, de peur qu'il ne
semble que nous ayons mis en oubly le conte que tu nous as promis de
faire, mais alors donnerons nous nostre sentence, quand nous
l'aurons aussi entendu. Parquoy je recommençay à
suyvre mon propos en ceste sorte: Thespesius natif de la ville de
Soli en Cilicie, familier et grand amy de Protogenes qui a icy
longuement esté avec nous, aiant vescu les premiers ans de
son aage en grande dissolution, en peu de temps perdit et despendit
tout son bien: au moyen dequoy estant reduit ja par quelque temps
à extreme necessité, il devint meschant, et se
repentant de sa folle despense commancea à cercher tous
moyens de recouvrer des biens: ne plus ne moins que font les
luxurieux qui bien souvent ne font compte de leurs femmes espousees,
et ne les gardent pas ce-pendant qu'ils les ont, puis quand ils les
ont laissees, et qu'elles sont remariees à d'autres, il les
vont soliciter pour tascher à les corrompre meschamment.
Ainsi n'espargnant voye du monde prouveu qu'elle tournast à
plaisir ou à profit pour luy, en peu de temps il assembla non
pas beaucoup de biens, mais beaucoup de honte et d'infamie: mais ce
qui plus encore le diffama, fut une response que lon luy apporta de
l'oracle d'Amphilochus, là où il avoit envoyé
demander, s'il vivroit mieux au reste de sa vie qu'il n'avoit faict
par le passé: et l'oracle luy respondit, qu'il seroit plus
heureux quand il seroit mort. Ce qui luy advint en certaine maniere
bien tost apres: car estant tombé d'un certain lieu hault la
teste devant, sans qu'il y eust rien d'entamé, du coup de la
cheutte seulement il s'esvanouit, ne plus ne moins que s'il eust
esté mort: et trois jours apres comme lon estoit à
preparer ses funerailles, il se revint, et en peu de jours s'estant
remis sus et retourné en son bon sens, il feit un estrange et
incroyable changement de sa vie: car tous ceulx de la Cilicie luy
portent tesmoignage qu'ils ne cogneurent oncques homme de meilleur
conscience en tous affaires et negoces qu'ils eurent à
desmesler ensemble, ny plus devot et religieux envers les Dieux, ne
plus certain à ses amis, ne plus fascheux à ses
ennemis: de maniere que ceux qui l'avoient de long temps cogneu
familierement, desiroient fort sçavoir de luy, quelle avoit
esté la cause de si grande et si soudaine mutation, estimans
que un si grand amendement de vie si dissoluë, ne pouvoit pas
estre advenu fortuitement, comme il estoit veritable, ainsi que luy-
mesme le raconta au susdit Protogenes, et aux autres siens familiers
amis, gens de bien et d'honneur comme luy. Car quand l'esprit fut
hors de son corps, il se trouva du commancement, ne plus ne moins
que feroit un pilote qui seroit jetté hors de sa navire au
fond de la mer, tant il se trouva estonné de ce changement,
mais puis apres s'estant relevé petit à petit, il luy
fut advis qu'il commancea à respirer entierement, et à
regarder tout à l'entour de luy, l'ame s'estant ouverte comme
un oeil, et ne voyoit rien de ce qu'il souloit voir au paravant,
sinon des astres et estoilles de magnitude tresgrande, distantes
l'une de l'autre infiniement, jettans une lueur de couleur
admirable, et de force et roideur grande, tellement que l'ame estant
portee sur ceste lueur, comme sur un chariot, doulcement et
uniement, <p 267v>ainsi que sur une mer calme, alloit
soudainement par tout où elle vouloit, et laissant à
part grand nombre des choses qu'il y avoit veuës, il disoit
qu'il avoit veu, que les ames de ceux qui mouroient, devenoient en
petites bouteilles de feu, qui montoient de bas en hault à
travers l'air, lequel s'ouvroit devant elles, et que petit à
petit lesdittes bouteilles venoient à se rompre, et les ames
en sortoient aiants forme et figure humaine: au demourant fort
agiles et legeres, et se mouvoient, non pas toutes d'une mesme
sorte, ains les unes sauteloient d'une legereté merveilleuse,
et jallissoient à droite ligne contremont: les autres
tournoient en rond comme des bobines ou fuseaux ensemble, tantost
contremont, tantost contrebas, de sorte que le mouvement estoit
meslé et confus, que ne s'arrestoit qu'à grande peine,
et apres un bien long temps. Or n'en cognoissoit-il point la plus
part, mais en aiant apperçeu deux ou trois de sa
cognoissance, il s'efforcea de s'en approcher, et parler à
elles: mais elles ne l'entendoient point, et si n'estoient point en
leur bon sens, ains comme estourdies et transportees, refuyoient
toute veuë et tout attouchement, errantes çà et
là à par-elles du commancement, et puis en rencontrans
d'autres disposees tout de mesme elles, s'embrassoient et se
conjoignoient avecques elles, en se mouvant çà et
là sans aucun jugement, et jettans ne sçay quelles
voix non articulees ne distinctes, comme des cris meslez de
plainctes et d'espouventement: les autres parvenues en la plus
haulte extremité de l'air estoient plaisantes et gayes
à voir, et tant gracieuses et courtoises, que souvent elles
s'approchoient les unes de autres, et se destournoient au contraire
de ces autres tumultuantes, donnans à entendre qu'elles
estoient faschees quand elles se serroient en elles mesmes, et
qu'elles estoient joyeuses et contentes quand elles s'estendoient et
s'eslargissoient. Entre lesquelles il dit qu'il en vit une d'un sien
parent, combien qu'il ne la cognoissoit pas bien certainement,
d'autant qu'il estoit mort, luy estant encore en son enfance: mais
elle s'approchant de luy le salüa, en luy disant, Dieu te gard
Thespesien: dequoy luy s'esbahissant luy respondit, qu'il n'estoit
pas Thespesien, et qu'il s'appelloit Arid@eus: ouy bien, dit elle,
par cy devant, mais cy apres tu seras appellé Thespesien, car
tu n'es pas encore mort, mais par certaine permission de la
destinee, tu es venu icy avec la partie intelligente de ton ame, et
quant au reste de ton ame, tu l'as laissé attaché
comme une ancre à ton corps: et à fin que tu le
sçaches dés maintenant pour cy apres, prens garde
à ce que les ames des trespassez ne font point d'ombre, et ne
cloënt et n'ouvrent point les yeux. Thespesien aiant ouy ces
paroles se recueillit encore d'avantage à discourir en soy-
mesme, et regardant çà et là autour de luy,
apperçeut qu'il se levoit quant et luy ne sçay quelle
ombrageuse et obscure lineature, mais que ces autres ames-là
reluysoient tout à l'entour d'elles, et estoient par le
dedans transparentes, non pas toutefois toutes egalement, car les
une rendoient une couleur unie et egale par tout comme fait la
pleine Lune quand elle est plus claire, et les autres avoient comme
des escailles ou cicactrices esparses çà et là
par intervalles: et des autres qui estoient merveilleusement
hydeuses et estranges à voir, mouchetees de taches noires,
comme sont les peaux des serpens: les autres qui avoient des legeres
frisures et esgrattigneures au visage. Si disoit ce parent-là
de Thespesien (car il n'y a point de danger d'appeller les ames du
nom qu'avoient les hommes en leur vivant) qu'Adrastia fille de
Jupiter, et de Necessité, estoit constituee au plus hault,
par dessus tous, vengeresse de toute sorte de crimes et pechez, et
que des malheureux et meschants il n'y en eut jamais un, ny grand ny
petit, qui par ruse ou par force se peust oncques sauver d'estre
puny. Mais une sorte de supplice et de peine convient à une
geoliere et executrice, (car il y en a trois et une autre à
une autre: d'autant qu'il y en a une legere et soudaine, qui se
nomme Poene, laquelle execute le chastiement de ceux qui dés
ceste vie sont punis en leurs corps et par leurs corps d'un certain
doux moyen, qui laisse aller impunies <p 268r>plusieurs
fautes legeres, lesquelles meriteroient bien quelque petite
purgation. Mais ceulx où il y a plus à faire, comme de
guarir et curer un vice, Dieu les commet à punir apres la
mort à l'autre executrice, qui se nomme Dice. Et ceulx qui
sont de tout poinct incurables, Dice les aiant repoulsez, la
troisiéme, et la plus cruelle des ministres et satellites de
Adrastia, qui s'appelle Erinnys, court apres, et les persecute
fuyans et errans çà et là en grande misere et
grande douleur, jusques à tant qu'elle les attrappe, et
precipite en une abysme de tenebres indicible. Et quant à ces
trois sortes de punitions, la premiere ressemble à celle dont
on use entre quelques nations barbares: car en Perse ceux qui sont
punis par justice, on prend leurs haults chapeaux poinctus et leurs
robbes, que lon pelle poil apres poil, et les fouëtte lon
devant eux, et eux aians les larmes aux yeux crient, et prient que
lon cesse, aussi les punitions qui se font en ceste vie par le moyen
des corps ou des biens, n'attaignent point aigrement au vif, ny ne
touchent, ny ne penetrent point jusques au vice mesme, ains sont la
plus part d'icelles imposees par opinion, et selon le jugement du
sens naturel exterieur. Mais s'il y en a quelqu'un qui arrive
pardeçà sans avoir esté puny et bien
purgé pardelà, Dice le prenant tout nud en son ame
toute descouverte, n'aiant dequoy couvrir, ny cacher ou pallier et
desguiser sa meschanceté, ains estant veu par tout, de tous
costez, et de tous, elle le monstre premierement à ses
parents gents de bien, s'ils ont d'adventure esté tels comme
il est, abominable et indigne d'estre descendu d'eux: et s'ils ont
esté meschans, eux et luy en sont de tant plus griefvement
tourmentez en les voyant, et estant veu par eux en son tourment,
où il est puny et justicié bien long temps, tant que
un chascun de ses crimes et pechez soit effacé par douleurs
et tourments, qui en aspreté et vehemence surpassent d'autant
plus les corporels, que ce qui est au vray, est plus à certes
que ce qui apparoit en songe, et les marques et cicatrices des
pechez et des vice demeurent aux uns plus, aux autres moins. Et pren
bien garde, dit-il, aux diversitez de couleurs de ces ames de toutes
sortes: car ceste couleur noirastre et salle, c'est proprement la
teinture d'avarice et de chicheté: et celle rouge et
enflambee est celle de cruauté et de malignité:
là où il y a du bleu, c'est signe que de là a
esté escuree l'intemperance et dissolution és voluptez
à bien long temps et avec grande peine, d'autant que c'est un
mauvais vice: le violet tirant sur le livide procede d'envie. Ne
plus ne moins doncques que les Seiches rendent leur encre, aussi le
vice pardelà changeant l'ame et le corps ensemble, produit
diverses couleurs: mais au contraire pardeçà, ceste
diversité de couleurs est le signe de l'achevement de
purification: puis quand toutes ces teintures-là sont bien
effacees et nettoyees du tout, alors l'ame devient de sa naïfve
couleur qui est celle de la lumiere: mais tant que aucune de ces
couleurs y demeure, il y a tousjours quelque retour de passions
d'affections, qui leur apporte un eschauffement et un battement de
poux, aux unes plus debile et qui s'esteint et passe plus tost et
plus facilement: aux autres qui s'y prend à bon esciant: et
d'icelles ames les unes, apres avoir esté chastiees par
plusieurs et plusieurs fois, recouvrent à la fin leur
habitude et disposition telle qu'il appartient: les autres sont
telles que la vehemence de leur ignorance et l'appetit de
volupté les transporte és corps des animaulx, car la
foiblesse de leur entendement, et la paresse de speculer et
discourir par raison les fait incliner à la partie active
d'engendrer: et se sentans destituees de l'instrument luxurieux pour
pouvoir executer et prendre fruition de leurs appetits par le moyen
du corps: car pardeçà il n'y a rien du tout, si ce
n'est une ombre, et par maniere de dire un songe de volupté,
laquelle ne vient point à perfection. Luy aiant tenu ces
propos, il le mena bien viste, mais par une espace infiny, toutefois
à son aise et doulcement, sur les rais de la lumiere, ne plus
ne moins que si c'eussent esté des ailes, jusques à ce
qu'estant arrivé en une grande fondriere tendant tousjours
contrebas, il se trouva lors destitué, et delaissé de
celle force qui l'avoit <p 269vh>là conduit et
amené, et voyoit que les autres ames se trouvoient aussi tout
de mesmes: car se resserrans comme font les oyseaux quand ils volent
en bas, elles tournoient tout à l'entour de ceste fondriere,
mais elles n'ozoient entrer dedans: et estoit la fondriere semblable
aux spelonques de Bacchus, ainsi tapissee de fueillages de ramees et
de toutes sortes de fleurs, et en sortoit une douce et souëfve
haleine, qui apportoit une fort plaisante odeur et temperature de
l'air, telle comme le vin sent à ceulx qui aiment à le
boire, de sorte que les ames, se repaissans et festoyans de ces
bonnes odeurs, en estoient toutes esjouyes, et s'en
entrecaressoient, tellement qu'à l'entour de ce creux-
là, tout en rond, il n'y avoit que passe-temps, jeux et
risees, et chansons, comme de gens qui jouoient les uns avec les
autres, et se donnoient du plaisir tant qu'ils pouvoient: si disoit,
que par là Bacchus estoit monté en la compagnie des
Dieux, et que depuis il y avoit conduitte Semelé, et que le
lieu s'appelloit le lieu de Léthe, c'est à dire,
d'oubliance: et pourtant ne voulut-il pas que Thespesien, qui en
avoit bien bonne envie, s'y arrestast, ains l'en retira par force,
luy donnant à entendre et luy enseignant, que la raison et
l'entendement se dissoult et se fond par ceste volupté, et
que la partie irraisonnable se ressentant du corps, en estant
arrousee et acharnee, luy ramenoit la memoire du corps, et de ceste
souvenance naissoit le desir et la cupidité qui la tiroit
à la generation, que lon apelloit ainsi, c'est à dire
un consentement de l'ame aggravee et appesantie par trop
d'humidité. Parquoy aiant traversé une autre pareille
carriere de chemin, il luy fut advis qu'il apperçeut une
grande couppe, dedans laquelle venoient à se verser des
fleuves, l'un plus blanc que l'escume de la mer ou que neige, et
l'autre rouge comme l'escarlatte que lon apperçoit en l'arc-
en-ciel, et d'autres qui de loing avoient chascun leurs lustres et
teintures differentes: mais quand ils en approcherent de pres, ceste
couppe s'esvanouit, et ces differentes couleurs des ruisseaux
disparurent, exceptee la couleur blanche: et là veit trois
D@emons assis ensemble, en figure triangulaire, qui mesloient ces
ruisseaux ensemble à certaines mesures. Or disoit ceste guide
des ames, que Orpheus avoit penetré jusques-là quand
il estoit venu apres sa femme, et que aiant mal-retenu ce qu'il y
avoit veu, il avoit semé un propos faulx entre les hommes,
c'est à sçavoir, que l'oracle qui estoit en la ville
de Delphes, estoit commun à Apollo et à la Nuict: car
Apollo n'a rien qui soit de commun avec la Nuict, mais cest oracle-
cy, dit-il, est bien commun à la Lune et à la Nuict,
toutefois il ne perce nulle part jusques à la terre, ny n'a
aucun siege fiché ny certain, ains est par tout vague et
errant parmy les hommes par songes et apparitions: c'est pourquoy
les songes meslez, comme tu vois, de tromperie et de verité,
de diversité et de simplicité, sont semez par tout le
monde: mais quant à l'oracle d'Apollo tu ne l'as point veu,
ny ne le pourrois voir, pource que la terre sterile de l'ame ne
peult saillir, ny s'eslever plus hault, ains panche contre bas,
estant attachee au corps: et quant et quant il tascha, en
m'approchant, de me monstrer la lumiere et clarté du trepied
à travers le sein de la deesse Themis, laquelle, comme il
disoit, alloit percer au mont de Parnase, et aiant grande envie et
faisant tout son effort pour la voir, il ne peut pour sa trop grande
splendeur, mais bien ouyt-il en passant la voix hautaine d'une
femme, qui en vers disoit entre autres choses le temps de la mort de
luy, et disoit ce D@emon que c'estoit la voix de la Sibylle,
laquelle tournoyant dedans la face de la Lune chantoit les choses
à advenir, et desirant en ouyr d'avantage, il fut
repoulsé par l'impetuosité du corps de la Lune, et
ainsi en ouyt bien peu, comme l'accident du mont Vesuvien et de la
ville de Pozzol, qui devoient estre bruslez du feu: et se y avoit
une petite clause de l'Empereur qui lors regnoit, qu'estant homme de
bien, il laisseroit son empire par maladie. Apres cela ils passerent
outre jusques à voir les peines et tourments de ceulx qui
estoient punis: là où du commancement ils ne veirent
que toutes choses horribles et pitoyables à voir: car
Thespesien qui ne <p 269r>se doutoit de rien moins, y
rencontra plusieurs de ses amis, parents, et familiers, qui y
estoient tourmentez, lesquels souffrans des peines et supplices
douloureux et infames, se lamentoient à luy et l'appelloient,
en criant: finablement il y veit son propre pere sourdant d'un puits
profond, tout plein de playes et de picqueures, luy tendant les
mains, et qui maugré luy estoit contraint de rompre silence,
et forcé par ceux qui avoient la superintendance desdittes
punitions, de confesser hault et clair qu'il avoit esté
meschant meurtrier alendroit de certains estrangers qu'il avoit eu
logez chez luy, et sentant qu'ils avoient de l'or et de l'argent,
les avoit fait mourir par poison, dequoy il n'auroit jamais
esté rien sçeu pardelà, mais
pardeçà en aiant esté convaincu, il auroit
desja payé partie de la peine, et le menoit-on pour en
souffrir le demourant. Or n'osoit-il pas supplier ny interceder pour
son pere, tant il estoit estonné et effrayé: mais
voulant s'enfuir et s'en retourner, il ne veit plus aupres de luy ce
gracieux sien et familier guide, qui l'avoit conduit du
commancement, ains en apperceut d'autres hydeux et horribles
à voir, que le contraignoient de passer oultre, comme estant
necessaire qu'il traversast: si veit ceulx qui notoirement à
la veuë d'un chascun avoient esté meschants, ou qui en
ce monde en avoient esté chastiez, estre pardelà moins
douloureusement tourmentez, et non tant comme les autres, comme
aiants esté debiles et imparfaicts en la partie irraisonnable
de l'ame, et subjecte aux passions et concupiscences: mais ceulx qui
s'estans desguisez et revestus de l'apparence et reputation de vertu
au dehors, avoient vescu en meschanceté couverte et latente
au dedans, d'autres qui leur estoient alentour les contraignoient de
retourner au dehors ce qui estoit au dedans, et se reboursans et
renversans contre la nature, ne plus ne moins que les Scolopendres
marines, quand elles ont avallé un hameçon, se
retournent elles mesmes, et en escorchant les autres, et les
desployant, ils faisoient voir à descouvert comme ils avoient
esté viciez au dedans et pervers, aians le vice en la partie
raisonnable et principale de l'homme. Et dit avoir veu d'autres ames
attachees et entrelassees les unes avec les autres, deux à
deux, ou trois à trois, ou plus, comme les serpents et
viperes, qui s'entremangeoient les unes les autres, pour la rancune
qu'elles avoient les unes contre les autres, et la souvenance des
pertes et injures qu'elles avoient receuës ou souffertes: et
qu'il y avoit des lacs suyvants de reng les uns les autres, l'un
d'or tout bouillant, l'autre de plomb, qui estoit fort froid, et
l'autre fort aspre, de fer: et qu'il y a des D@emons qui en ont la
superintendance, lesquels, ne plus ne moins que les fondeurs, y
plongeoient ou en retiroient les ames de ceulx qui par avarice et
cupiditez d'avoir, avoient esté meschants. Car quand elles
estoient bien enflambees et rendues transparents à force
d'estre bruslees par le feu, dedans le lac d'or fondu, ils les
plongeoient dedans celuy de plomb, là où apres
qu'elles estoient gelees et rendues dures comme la gresle, derechef
ils les transportoient dedans celuy de fer, là où
elles devenoient hydeusement noires, et estans rompues et brisees
à cause de leur roideur et dureté, elles changeoient
de formes, puis de rechef ils les remettoient dedans celuy de l'or,
souffrans des douleurs intolerables en ces diverses mutations. Mais
celles, dit-il, qui luy faisoient plus de pitié, et qui plus
miserablement que toutes les autres estoient tourmentees, c'estoient
celles qui pensoient desja estre eschappees, et que lon venoit
reprendre et remettre aux tourments, et estoient celles pour les
pechez desquelles la punition estoit tombee sur leurs enfans ou
autres descendans: car quand quelque une des ames de ces descendans-
là les rencontroit ou leur estoit amenee, elle s'attachoit
à elles en courroux, et crioit alencontre, en monstrant les
marques des tourments et douleurs qu'elle enduroit, en les leur
reprochant: et les autres taschoient à s'enfuir, et à
se cacher, mais elle ne pouvoient, car incontinent les bourreaux
couroient apres, qui les ramenoient au supplice, crians et se
lamentans, d'autant qu'elles prevoyoient bien le tourment qu'il leur
convenoit endurer. Oultre, <p 269v>disoit qu'il en veit
quelques unes, et en bon nombre, attachees à leurs enfans et
ne se laissans jamais, comme les abeilles, ou les chauves-souris,
murmurantes de courroux, pour la souvenance des maulx qu'elles
avoient endurez pour l'amour d'eux. La derniere chose qu'il y veit,
fut, les ames qui se tournoient en une seconde vie, et qui estoient
tournees et transformees à force en d'autres animaux de
toutes sortes, par ouvriers à ce deputez, qui avec certains
outils et coups forgeoient aucunes des parties, et en tordoient
d'autres, en effaçoient et ostoient du tout, à fin
qu'ils fussent sortables à autres vies, et autres moeurs:
entre lesquelles il veit l'ame de Neron affligee desja bien
griefvement d'ailleurs, de plusieurs autres maulx, et percee de part
en part avec cloux tous rouges de feu: et comme les ouvriers la
prinssent en main pour la transformer en forme de vipere, là
où comme dit Pindare, le petit devore sa mere, il dit que
soudainement il s'alluma une grande lumiere, et que d'icelle lumiere
il sortit une voix, laquelle commanda, qu'ils la transfigurassent en
une autre espece de beste plus doulce, en forgeant un animal
palustre, chantant à l'entour des lacs et des marets, car il
a esté puny des maulx qu'il a commis: mais quelque bien luy
est aussi deu par les Dieux, pour-autant que de ses subjects il a
affranchy de tailles tributs le meilleur peuple et le plus
aimé des Dieux, qui est celuy de la Grece. Jusques icy
doncques il disoit avoir esté seulement spectateur, mais
quand ce vint à s'en retourner, il fut en toutes les peines
du monde pour le peur qu'il eut: car il y eut une femme de face et
de grandeur admirable, qui luy dit, Viença, à fin que
tu ayes plus ferme memoire de tout ce que tu as veu: et luy approcha
une petite verge toute rouge de feu, comme celle dont usent les
paintres. mais une autre l'en engarda: et lors il se sentit
soudainement tiré, comme s'il eust esté soufflé
par un vent fort et violent dedans une sarbatane, tant qu'il se
retrouva dedans son corps, et estant revenue et resuscité de
dedans le sepulchre mesme.
IL me semble, Circé, que j'ay bien compris cela, et
l'ay bien imprimé en ma memoire: mais je sçaurois
volontiers s'il y a point quelques Grecs entre ceulx que tu as
transformez d'hommes en loups, et en lions. CIRCE. Ouy bien, et
plusieurs, mon bien-aimé Ulysses: mais pour quelle occasion
est-ce que tu me le demandes? ULYSSES. Pour ce qu'il me semble que
ce me seroit une entremise honorable envers les Grecs, si de ta
grace je pouvois obtenir que tu me les rendisses une autre fois
hommes, et que je ne les laissasse pas envieillir contre nature en
corps de bestes, menans une si miserable, si infame et si
ignominieuse vie. CIRCE. Cest homme icy, tant il est simple, veut
que son ambition apporte dommage, non seulement à luy et
à ses amis, mais aussi à ceux qui ne luy appartiennent
en rien. ULYSSES. Voyla quelque autre bruvage de paroles que tu me
vas brouillant et mixtionnant: car certainement tu m'aurois bien
fait devenir beste, si je me laissois persuader, que ce
<p 270r>fust perte et dommage de devenir homme de beste.
CIRCE. Et comment, n'as tu pas desja faict encontre toy-mesme choses
encore plus estranges que cela? veu que laissant une vie immortelle,
et non subjecte à vieillir, que tu pourras avoir demourant
avec moy, tu t'en veulx à toute force aller à une
femme mortelle, et (comme je m'asseure) desja toute vieillotte,
à travers dix mille maux qu'il te faudra encores endurer, te
promettant que tu en seras cy apres plus celebré, plus
regardé, et plus renommé que tu n'es maintenant: et
ce-pendant tu ne t'apperçois pas, que tu poursuis une vaine
image de bien au lieu d'un veritable. ULYSSES. Je suis content qu'il
soit ainsi que tu dis, Circé: car quel besoing est-il que
nous contestions si souvent sur une mesme chose? Mais je te prie,
pour l'amour de moy deslie ce pauvres gens, et me les rends. CIRCE.
Non feray pas certes si legerement, car ce ne sont pas hommes
communs: mais interrogue les premierement s'ils le veulent bien, et
s'ils te respondent que non, efforce toy vaillamment de les
persuader à force de vives raisons: Et si tu ne peulx venir
à bout de les persuader, ains au contraire si eux mesmes te
convainquent par raisons, te suffise d'avoir suivy mauvais conseil
pour toy, et pour tes amis. ULYSSES. Deà, pourquoy te
mocques-tu de moy, Belle Dame, de dire cela? car comment pourroient-
ils recevoir ny rendre raison en conference, pendant qu'ils sont
asnes, pourceaux, ou lions? CIRCE. Ne te soucie point quant à
cela, homme le plus ambitieux qui vive, car je te les rendray et
bien entendans tout ce que tu leur voudras alleguer, et bien
discourans: ou bien plus tost, il suffira que un seul entende tes
allegations, et y responde pour tous ses compagnons. Tien,
interrogue celuy-là. ULYSSES. Et comment le nommerons-nous,
Circé? et qui estoit-il quand il estoit homme? CIRCE. Et que
peut-il chaloir quant à la dispute? toutefois appelle le si
tu veux, Gryllus: mais à fin que tu ne penses que pour me
faire plaisir il discoure au plus loing de sa pensee, je me tireray
à l'escart de vous. GRYLLUS. Dieu te gard Ulysses. ULYSSES.
Et toy aussi vrayement Gryllus. GRYLLUS. Que veux-tu enquerir de
nous? ULYSSES. Je sçay que vous avez esté hommes, et
pourtant ay-je pitié de vous veoir tous tant que vous estes
en cest estat: mais encore plus, comme il est vray-semblable, ceux
qui aians esté Grecs estes tombez en telle calamité:
si ay maintenant supplié Circé, que desliant ceux
d'entre vous qui le voudront estre, et les remettant en leur anciene
forme, elle leur donne congé de s'en venir quant et nous.
GRYLLUS. Tais-toy Ulysses, et ne dy rien d'avantage: car nous aussi
t'avons en grand mespris, voyans que c'est bien à faulses
enseignes que lon t'a par cy devant tenu pour habile homme, plus
advisé et plus sage que les autres, veu que tu as eu peur de
changer de pis en mieux, sans y avoir premierement bien
pensé, ne plus ne moins que les enfans craignent les drogues
que les medecins leur ordonnent, et fuyent les sciences, qui les
peuvent rendre de maladifs et fols sains et sages: aussi as-tu
rejetté arriere l'estre transmué d'une forme en une
autre: et maintenant encore trembles-tu de peur redoutant de coucher
avec Circé, pour crainte qu'elle ne face de toy, sans que tu
t'en prennes garde, un pourceau ou un loup: et nous veux persuader
qu'au lieu que nous vivons maintenant en abondance et
jouïssance de tous biens, nous les quittions et abandonnions,
ensemble celle qui nous les a procurez, pour nous en aller quant et
toy, en redevenans hommes derechef, c'est à dire, le plus
miserable et plus calamiteux animal qui soit au monde. ULYSSES. Il
semble, Gryllus, que ce breuvage-là que te donna
Circé, ne t'a pas seulement corrompu la forme du corps, mais
aussi le discours de l'entendement, et qu'il t'a remply la cervelle
d'estranges et totalement depravees opinions, ou il faut dire que le
plaisir que tu prens à ce corps, pour le long temps qu'il y
a desja que tu y es, t'a ensorcelé. GRYLLUS. Ce n'est ny l'un
ny l'autre, ô Roy des Cephaleniens: mais s'il te plaist
discourir par raison, plus tost que par injures, nous t'aurons bien
tost <p 270v>osté de ceste opinion, en te prouvant
par vives raisons, pour l'experience que nous avons de l'une et de
l'autre vie, que à bonne cause nous aimons mieux ceste-cy,
que cella-là. ULYSSES. Quant à moy, je suis tout prest
de l'ouyr. GRYLLUS. Et moy de le dire. Mais premierement il faut
commancer à parler des vertus, pour lesquelles je voy que
vous vous plaisez merveilleusement, comme voulans dire, que vous
estes beaucoup plus parfaicts et plus excellents en justice, en
prudence, et en magnanimité, et autres vertus, que ne sont
les animaux. Je te prie donc, homme tressage, respons moy, car j'ouy
dernierement que tu racontois à Circé du pays des
Cyclopes, comme la terre y est si bonne et si fertile, que sans
estre labouree ny ensemencee aucunement, elle porte d'elle mesme
toute sorte de fruicts: je te demande donc, laquelle est-ce que tu
estimes le plus, celle-là, ou bien celle d'Ithace montueuse
et aspre, qui ne vaut qu'à nourrir des chévres, et qui
apres plusieurs façons et plusieurs travaux, à grand'
peine rend à ceux qui la cultivent, un bien peu de maigres
fruicts, que ne valent pas la peine que lon y prend, et ne sois pas
marry si tu es contrainct de respondre contre ce que te fait estimer
l'amour que tu portes à ton païs. ULYSSES. Il ne faut
point mentir, que j'aime et tiens singulierement cher mon païs
et le lieu de ma naissance, mais je louë et estime encore plus
ce païs-là. GRYLLUS. Or bien nous dirons donc, que le
plus sage des hommes est d'advis qu'il y a des choses qu'il faut
louër et priser, et d'autres qu'il faut choisir et aimer: et
croy que tu confesseras, qu'autant en faut-il respondre de l'ame
comme de la terre, que la meilleure est celle qui sans labeur rend
un fruict croissant de soy-mesme. ULYSSES. Et bien, supposons que
cela aussi soit ainsi. GRYLLUS. Tu confesses donc desja que l'ame
des animaux est mieux disposee et plus parfaitte pour produire la
vertu, attendu que sans estre poulsee, ny commandee, ny enseignee,
qui est autant comme dire, sans estre labouree, ny ensemencee, elle
produit et nourrit la vertu qui selon nature convient à un
chascun. ULYSSES. Et quelle est la vertu, Gryllus mon amy, dont les
animaux sont capables? GRYLLUS. Mais plus tost devois-tu demander,
de quelle vertu ne sont-ils capables, voire, et d'avantage que le
plus sage des hommes. Mais considerons premierement, si tu veux, la
vaillance pour laquelle tu te glorifies et te plais
merveilleusement, et ne te caches point de honte quand lon te
surnomme, le vaillant, et le preneur de villes, veu que tu as
tousjours, malheureux que tu es, plus tost par belles paroles, ruzes
et tromperies, affiné les hommes qui ne sçavoient
faire la guerre, que rondement et genereusement: et qui ne
sçavoient que c'estoit de fraude ny menterie, voulant
attribuer à finesse le nom de vertu, laquelle ne sçait
que c'est de fraude ny de tromperie: car tu vois les combats des
animaux, tant contre les hommes, que des uns contre les autres,
comment ils sont sans aucune ruze ny artifice, avec une ouverte et
nue hardiesse, et comme d'un naïfve magnanimité ils se
defendent et revenchent contre leurs ennemis, sans qu'il y ait loy
qui les y appelle, ne qu'ils aient peur d'estre en jugement repris
de lascheté ny de couardise, ains par un instinct naturel,
fuyans de leur propre volonté l'estre vaincus, ils endurent
et resistent jusques à toute extremité, pour se
maintenir invincibles: car encore qu'ils soient plus foibles de
corps, si ne cedent-ils point pour cela, ny ne se rendent point de
coeur, ains aiment mieux mourir en combattant: et y en a plusieurs
de qui, en mourant, la generosité et le courage se retirant
en quelque partie du corps, et là se recueillant, resiste
à celuy qui les tue, et saulte, et se courrouce encore,
jusques à ce que comme un feu elle viene à s'estaindre
et à s'amortir de tout poinct. De prier son ennemy, ny de luy
demander pardon, ou confesser d'estre vaincu, il n'en est point de
nouvelles: ny ne vit-on jamais que un Lion s'asservist à une
autre Lion, ny un cheval à un autre cheval, à faute de
coeur, comme fait un homme à un autre homme, se contentant
facilement de vivre en servitude, <p 271r>proche parente de
couardise: et quant à ceux que les hommes surprennent par
pieges et subtiles inventions d'engins, s'ils ont attaint leur aage
parfait, ils rejettent toute nourriture, et endurent la soif jusques
à telle extremité, qu'ils aiment mieux se donner et
procurer la mort, que de vivre en servitude: mais à leurs
petits, que pour leur bas aage sont encore tendres et faciles
à plier, et mener comme lon veut, ils leur donnent tant de
friandises tromperesses, et tant d'emmiellements, qu'ils les
ensorcellent quand ils ont un petit gousté de ces voluptez-
là, et de ceste vie delicate qui est contre leur nature,
tellement qu'avec le temps ils deviennent mols et imbecilles,
recevans cest abastardissement, qu'ils appellent apprivoisement, qui
n'est autre chose qu'une effeminement de courage, et de leur
naturelle generosité. Par où il appert que les animaux
sont nez et bien disposez de nature pour estre vaillans et hardis,
et au contraire, que la hardiesse et franchise de parler est aux
hommes contre nature ce que tu pourras, ô bon Ulysses,
cognoistre te comprendre par cest argument-cy, c'est qu'entre les
animaux la nature pése autant d'un costé que d'autre,
quant au courage et à la hardiesse, et ne cede point la
femelle au masle, soit à supporter les travaux pour le
recouvrement de vivres, soit à combattre pour la defense de
ses petits: car tu as bien ouy parler de la Truye Crommiene, combien
elle donna d'affaires à Theseus: et la Sphinge qui tenoit en
subjection tout le païs qui est à l'entour de la roche
de Phycion, rien ne luy eust profité son astuce et sa
finesse, de sçavoir bien ourdir des questions ambiguës,
et des demandes obscures, si elle n'eust eu beaucoup plus de force
et plus de hardiesse que tous les Cadmeïens. Environ ce mesme
quartier-là aussi estoit la Regnarde de Telmesse, qui estoit
une fine beste: et dit-on que là aupres estoit aussi la
Dragonne, qui combattit teste à teste alencontre d'Apollo
pour la seigneurie de l'oracle de Delphes. Et vostre Roy Agamemnon
prit-il pas la jument Aethé, appartenant à un habitant
Sicyonien, pour le dispenser de n'aller point à la guerre? En
quoy il feit sagement, à mon advis, de preferer une bonne et
courageuse jument à un homme couard. Et toy-mesme plusieurs
fois as veu des Lyonnes, et des Leopardes, comme elles ne cedent en
rien de force et de hardiesse à leurs masles, non pas comme
ta femme Penelopé, laquelle demeure au long d'un foyer assise
pres du feu, ce-pendant que tu es hors de ta maison à la
guerre, sans avoir coeur de faire au moins autant de defense que les
Arondelles, alencontre de ceux qui la vienent destruire elle et sa
maison, mesmement elle qui est Laconiene: que diroit on doncques au
pris, des Carienes et des M@eonienes? Mais de là peut-on
inferer et juger, que la prouësse n'est point és hommes
par nature: car si elle leur estoit naturelle, les femmes auroient
aussi semblablement quelque partie de hardiesse: et pourtant je
conclus, que vous exercez une vaillance qui n'est point volontaire
ny naïfve ou naturelle, ains contrainte par force des loix,
fardee et accoustree de belles paroles, et assubjectie à je
ne sçay quelles opinions, ne sçay quelles moeurs et
reprehensions, qui ne vous partent point du coeur, ains vienent de
dehors, et soustenez des periles et des travaux, non pour ce que
vous les mesprisez, ne pour asseurance ne hardiesse qui soit en
vous, mais pour crainte d'autres que vous estimez plus grands. Or ne
plus ne moins qu'entre tes gens, le premier qui se léve
à la besongne saisit la plus legere rame à voguer, non
pour ce qu'il la mesprise, mais pour ce qu'il fuit et craint de
s'attacher à quelque autres plus pesante: aussi celuy qui
endure un coup de baston de peur de recevoir des coups d'espee, ou
qui se met en defense contre un ennemy de peur d'estre villainement
outragé ou tué, il ne se doit pas dire hardy contre
cecy, mais couard contre cela: tellement qu'en vous la vaillance est
une couardise sage, et la hardiesse une crainte accompagnee de la
science d'eviter un danger par un autre. Brief, si vous vous estimez
plus hardis et plus vaillans que les animaux, pourquoy est-ce que
vos poëtes appellent ceux qui combattent vaillamment
<p 271v>contre leurs ennemis, coeurs de lions, ou loups
acharnez, et ressemblans au sanglier en furie: et neantmoins encore
pense-je que c'est une façon de parler excessive en
comparaison, comme quand ils appellent les vistes, pieds de vent: ou
les beaux, face d'ange aussi accomparent-ils par excez les bons
combattans à ceux qui sont en cela beaucoup plus excellents
que les hommes, dont la cause est, pour ce que la cholere est comme
la trempe et le fil de la vaillance, et les animaux l'employent
toute pure et simples és combats: là où en vous
elle est tousjours meslee avec quelque peu de discours de raison,
comme l'eau dedans le vin, elle s'esvanouït au fort des dangers
et faut à l'occasion. Et y en a parmy vous aucuns qui sont
d'opinion, que és combats on ne doit jamais user de courroux,
ains mettant toute cholere arriere, se servir de la raison toute
sobre et rassise: enquoy je pense bien qu'ils ont raison, quand il
est question d'aseurer son salut: mais où il est besoing de
forcer et desfaire l'ennemy, ils parlent treslaschement. Car quel
propos y a-il de reprendre la nature en ce qu'elle ne vous a point
attaché d'aiguillons au corps, ny ne vous a point
donné de dents propres à vous revenger, ny des ongles
et serres crochuës, et ce-pendant oster à l'ame, ou bien
luy rebouscher l'arme qui est nee avec elle, et que la nature mesme
luy a donnee? ULYSSES. Comment Gryllus, tu as, à ce que je
voy, esté autrefois un grand Orateur, veu que encore
maintenant parlant en groin de pourceau, tu as si vaillamment
argué et disputé sur le subject proposé: mais
que n'as-tu aussi tout d'un train discouru de la temperance?
GRYLLUS. Pourautant que j'estimois que tu voulusses premierement
refuter ce que j'avois desja dit, mais je voy bien que tu desires
ouïr parler de la temperance, d'autant que tu es mary d'une
treschaste femme, et que toy-mesme pense avoir monstré une
grand preuve de chasteté et de continence, d'autant que tu as
mesprisé l'amour de Circé: mais en cela tu n'es rien
plus parfaict en continence que l'un des animaux: car eux mesmes
n'appetent non plus de se conjoindre à plus excellent espece
que la leur, ains prennent leurs plaisirs, et font leurs amours avec
ceux qui sont de leur mesme espece: et pourtant n'est-il pas de
merveille, si comme le bouc de Mendes en Aegypte, encore que lon
l'enferme avec plusieurs belles femmes, ne prend point envie pour
cela de se mesler avec elles, ains plus tost enrage apres les
chévres: aussi toy prenant plaisir à ton amour
ordinaire, ne veux pas, estant homme, coucher avec un Deesse. Et
quant à la chasteté et continence de Penelopé,
il y a dix mille Corneilles, qui avec leur craillement se
mocqueroient d'elle, et monstreroient que ce n'est pas chose dont on
deust faire compte: car chascune d'elles, si son masle vient
à mourir, ne demeure pas vefve sans retourner à
s'apparier pour un peu de temps, ains par neuf aages entiers
d'hommes, de maniere qu'il s'en faut neuf fois que ta belle
Penelopé ne merite autant d'honneur de continence, que la
moindre corneille qui soit au monde. Mais puis que tu dis que je
suis grand Orateur, je veux observer un ordre scientifique en mon
discours, en supposant premierement la definition de temperance, et
divisant par especes les cupiditez. La temperance doncques est un
retranchement et un reglement des cupiditez, à sçavoir
retranchement des estrangeres, et des superfluës, c'est
à dire non necessaires: et un reglement qui par election de
temps, et temperature de moyen, regit les naturelles et necessaires.
Car entre les cupiditez vous y voyez beaucoup de differences, comme
celle du boire, outre ce qu'elle est naturelle, il est certain
qu'elle est aussi necessaire: et celle de l'amour, encore que nature
en donne le commancement, si est-ce que lon peut bien
commodément vivre en s'en passant, et pource doit-elle estre
appellee naturelle,mais non pas necessaire. Il y a un autre genre de
cupiditez, qui ne sont ny naturelles ny necessaires, ains coulees de
dehors par une ignorance du bien, par une vaine opinion: et celles-
là sont en si grand nombre, qu'elles chassent presque toutes
les naturelles, ne plus ne moins que si en une cité il y
avoit si grand nombre d'estrangers, <p 272r>qu'ils
forceassent les naturels habitans. Là où les animaux
ne donnans entree aucune, ny communication quelconque aux
estrangeres affections en leurs ames, et en toute leur vie, et
toutes leurs actions estans fort esloignees de toute vanité
de gloire, et d'opinion, comme de la mer: vray est qu'ils ne se
tienent pas si proprement, ne si curieusement que font les hommes,
mais au demourant, quant à la temperance, et quant à
estre mieux reglez en leurs cupiditez, qui ne sont ny en grand
nombre, ny peregrines et foraines, ils l'observent beaucoup plus
exactement et plus diligemment. Qu'il ne soit ainsi, il a jadis
esté un temps que je n'estois pas moins espris et eslourdy de
la cupidité de posseder de l'or que tu es maintenant,
estimant qu'il n'y eust bien ny possession au monde qui fust
comparable à celle-là, autant m'avoit aussi espris
l'argent et l'yvoire, et celuy qui plus en possedoit, me sembloit
estre plus heureux et plus avant en la grace des Dieux, soit qu'il
fust Phrygien ou Carien, et plus vilain que Dolon, ou plus
infortuné que Priam: tellement que estant tousjours
attaché et suspendu à ces cupiditez-là, je ne
recevois plaisir ne contentement aucun de tous autres biens, dont
j'estois assez suffisamment prouveu, comme si j'eusse esté
delaissé necessiteux et indigent des autres qui sont les plus
grands: car il me souvient que t'aiant une fois vue en Candie
accoustré magnifiquement d'une belle robbe, je ne souhaitay
point ta prudence, ny ta vertu, ains la beauté de ton saye,
qui estoit fort delicatement tissu et subtilement ouvré: et
ton manteau d'escarlate, qui estoit si proprement plissé,
j'estois ravy et esblouy de le voir si beau: la boucle mesme, qui
estoit d'or, avoit je ne sçay quoy de singulier, et estoit ce
croy-je quelque excellent sculpteur qui avoit pris plaisir à
la graver: j'allois apres toy pour le veoir, aussi enchanté
comme les femmes qui sont amoureuses: mais maintenant estant
delivré de toutes ces vaines opinions-là, et en aiant
le cerveau purgé, je passe par dessus l'or et l'argent, sans
en faire compte non plus que d'autres pierres: et quant à vos
beaux habillemens, et vos draps de broderie et de tapisserie, j'en
fais si peu d'estime, que j'aimerois mieux une profonde fange et
molle à me veautrer à mon aise, pour dormir quand je
suis saoul: et n'y a pas une de ces cupidetez-là, et appetits
extraordinaires venus de dehors, qui ait place en nos ames, ains
pour la plus part nostre vie se passe avec les cupiditez et voluptez
necessaires: et quant à celles qui sont bien naturelles, mais
non pourtant necessaires, nous n'en usons ny desordonneement, ny
insatiablement: et discourons de celles-là premierement.
Quant est doncques à la volupté qui procede du
sentiment des choses bien odorantes, et qui par le fleur qu'elles
rendent emeuvent le sentiment, outre le plaisir qu'elle nous
apporte, sans qu'il nous couste rien: encore apporte-elle quant-et-
quant une utilité, pour sçavoir discerner nostre
nourriture: car la langue est bien juge, comme lon le dit, de la
saveur doulce, aspre ou aigre, quand les jus vienent à se
mesler et confondre parmy la faculté de discerner, mais
nostre odorement devant que venir à gouster les jus et
saveurs, est juge de la force et qualité de chasque chose, et
les sent beaucoup plus exquisement, que tous ceux qui font les
essays devant les Princes, et les Roys, et ce qui nous est propre le
reçoit au dedans, ce qui nous est estrange le rejette au
dehors, et ne le nous laisse pas seulement toucher, ny contrister et
offenser nostre sentiment, ains accuse et condamne la mauvaise
qualité devant qu'elle nous porte aucun dommage. Au demourant
elle ne nous donne fascherie quelconque, comme elle fait à
vous, en vous contraignant de mesler ensemble pour faire des
parfums, de la cinnamome, de l'aspic, de la lavande, de la canelle,
et certaines fueilles et cannes d'Arabie, et les incorporer les uns
avec les autres, par une exquise science et subtilité
d'apothicairerie ou de parfumerie, forceant des drogues de nature
toute diverse de se brouiller et se mesler ensemble, en achettant de
grosse somme de deniers une volupté qui ne sent point son
homme, ains plus tost sa <p 272v>fille, et qui est
totalement inutile: mais quoy qu'elle soit telle, si-est-ce qu'elle
a corrompu et gasté non seulement toutes les femmes, mais
aussi la plus part des hommes, tellement qu'ils ne veulent pas
habiter avec leurs propres femmes mesmes, sinon qu'elles soient
parfumees de toutes bonnes odeurs et senteurs, quand elles vienent
pour coucher avec eux. Au contraire, les layes attirent leurs
sangliers, et les chévres leurs boucs, et les autres femelles
leurs masles, avec leurs propres odeurs, sentans la rosee pure et
nette des prez, et la verdure des champs, et se joignent ensemble
pour engendrer, avec une caresse et volupté commune et
reciproque, sans que les femelles facent les mignardes affettees, ne
qu'elles desguisent ou couvrent l'envie qu'elles en ont, de
tromperies ou de sorcelleries, ou de refus: et semblablement les
masles y viennent aussi, poulsez de la fureur d'amour et de l'ardeur
d'engendrer, sans achetter à pris d'argent, ny à
grand' peine et travail, et longue subjection et servitude, l'acte
de generation, ains l'exerceans sans fallace ne faintise, sans
l'achetter, en temps et saison, lors que la nature à la
prime-vere excite et boute hors la concupiscence generative des
animaux, ne plus ne moins qu'elle fait le séve et les boutons
des arbres, et puis l'estaint incontinent: car ny la femelle depuis
qu'elle est pleine, ne cerche plus le masle, ny le masle ne la
pourchasse plus, tant est la volupté parmy nous de peu de
pris et de recommendation, se referant le tout à la nature:
D'où vient que jusqu'icy il ne s'est point trouvé, que
la concupiscence les ait tant transportees, que ny les masles se
soient jamais joincts avec les masles, ny les femelles avec les
femelles: là où entre vous il y en a assez d'exemples,
et des plus grands et plus vaillans hommes, car je laisse là
les petits qui ne valent pas qu'on en parle: mais Agamemnon courut
toute la Boeoce, chassant Argynnus qui le fuyoit par tout: et ce-
pendant il pretendoit une faulse excuse de son sejour, que la mer en
estoit cause, et les vents contraires: à la fin le beau Sire
se baigna gentilement dedans le lac Copaïde, comme pour
là estaindre l'ardeur de son amour, et se delivrer de celle
concupiscence. Et semblablement Hercules poursuyvant un sien
familier qui n'avoit poil de barbe, demoura apres les preux qui
entreprirent le voyage de la toison d'or, et faillit à
s'embarquer quant et eux: et contre la parois du temple de Jupiter
Ptoien il y a quelqu'un des vostres qui a escrit secrettement,
Achilles le beau, combien que Achilles eut des-ja un fils, et
j'entens que ces lettres y sont demourees escriptes jusques
aujourd'huy. S'il y a un coq qui monte sur un autre coq, n'aiant
point de poules aupres de luy, on le brusle tout vif, par ce qu'il
y aura un devin ou quelque pronostiqueur qui viendra dire, que cela
est un grand et mal-heureux prodige. Voyla comment les hommes mesmes
sont contraincts de confesser, que les bestes se contiennent mieux
qu'ils ne font eux, et que pour satisfaire à leurs appetits
il ne violentent jamais la nature. Là où en vous la
nature, encore qu'elle ait la loy à son aisde, ne peut
contenir vostre intemperance dedans les limites de la raison, ains
comme si c'estoit un torrent qui l'emportast à force, elle
fait bien souvent, et en plusieurs lieux, de grands oultrages, de
grands desordres et scandales contre la nature, en matiere de celle
volupté de l'amour: car il y a eu des hommes qui ont
aimé des chévres, et des truyes, et des juments: et
des femmes aussi ont esté furieusement esprises de l'amour
d'animaux masles, car de telles nopces nous sont venus les
Minotaures, les Aegipans: et, comme je pense, les Sphinx mesmes et
les Centaures ont jadis esté produits de là. Il est
bien vray que quelquefois par la necessité de la famine, il
s'est trouvé qu'un chien aura mangé d'un homme, et un
oyseau semblablement en aura tasté, mais il ne se trouva
jamais que un animal eust appeté de se joindre pour engendre,
à un homme, ny à une femme, là où les
hommes, et en cela et en plusieurs autres appetits, ont souvent
forcé et oultragé les bestes. Et s'ils sont ainsi
desordonnez et incontinents en ces voluptez-là, encore se
treuvent-ils beaucoup plus <p 273r>imparfaicts et plus
dissolus que les bestes és autres appetits et voluptez
necessaires, j'entens du boire et du manger, dont nous ne prenons
jamais le plaisir que ce ne soit avec quelque utilité: mais
vous cerchans plus tost la volupté au boire et manger, que
non pas ce qui est necessaire pour la nourriture selon nature, en
estes punis puis apres par plusieurs griefves et longues maladies,
lesquelles procedantes d'une source qui est la repletion,
remplissent vos corps de toutes sortes de vent, qui sont puis apres
bien fort mal-aisez à purger. Car premierement à
chasque genre de beste, il y a chasque sorte de nourriture qui luy
est propre: aux unes, l'herbe: aux autres, les racines: aux autres,
les fruicts: et celles qui vivent de chair, ne touchent jamais
à autre sorte de pasture, ny ne vont point oster aux plus
infirmes et plus debiles leur nourriture, ains les en laissent
paistre, comme nous voyons que le lion laisse paistre le cerf, et le
loup la brebis, selon leur naturel: mais l'homme estant par son
appetit desordonné de voluptez, et par sa gloutonnie
tiré à toutes choses, tastant et essayant de tout,
comme ne sçachant encore quelle est sa propre et naturelle
pasture, il est seul de toutes les creatures vivantes qui mange de
tout. Et premierement il se paist de chair, sans qu'il en soit aucun
besoing ny aucune necessité, attendu qu'il peult en la saison
cueillir, vendenger, moissoner des plantes, des vignes, et des
semences, de toutes sortes de fruicts les uns sur les autres,
jusques à s'en lasser pour la grande quantité: et
neantmoins par delices et par cercher ses appetits, apres estre trop
saoul, il va encore cercher des autres vivres, qui ne luy sont ne
necessaires, ny propres, ny nets et mundes, en tuant les bestes
beaucoup plus cruellement que ne font les plus sauvages animaux de
rapine. Car le sang, le meurtre, la chair est propre pasture pour un
milan, un loup et un dragon,mais à l'homme c'est sa
friandise. Il y a d'avantage: car usant de toutes sortes de bestes,
ils ne font pas comme les animaux de proye qui s'abstiennent de la
plus part, et font la guerre à un petit nombre pour la
necessité de se paistre, mais il n'y a ny oiseau en l'air, ny
poisson en l'eau, en maniere de parler, ny beste sur la terre, qui
eschappe d'estre porté sur vos belles tables que vous
appellez amiables et hospitales. Mais vous me direz que cela est
comme une saulse de vostre nourriture: soit ainsi, mais quel besoing
doncques estoit-il par curiosité de friandise inventer encore
et user d'autres saulses pour les manger? La prudence des bestes est
bien autre, car elle ne donne lieu à art quelconque qui soit
inutile ne vaine, et encore celles qui sont necessaires, ne leur
viennent point de dehors, ny ne leur sont point enseignees par des
maistres mercenaires pour un pris d'argent, ny ne fault point que
l'exercitation vienne à coller et attacher maigrement une
proposition avec l'autre, ains tout à un coup d'elle mesme la
nature les produit comme naturelles et nees avec elles. Lon dit que
tous les Aegyptiens sont medecins mais un chascun des animaulx, non
seulement a en soy l'art et science de se medeciner soy-mesme quand
il est malade, mais aussi de se nourrir et de se defendre, de
combattre, et de chasser, et se contregarder: et de la musique
mesme, chacun en a autant qu'il luy en fait besoing selon son
naturel: car de qui est-ce que nous avons appris quand nous nous
trouvons indisposez,à aller aux rivieres cercher des cancres?
Qui est-ce qui a enseigné la tortuë quand elle a
mangé d'une vipere, d'aller manger apres de l'herbe du chat,
de l'origane? Qui a monstré aux chévres de Candie,
quand elles ont receu des coups de traict dedans le corps, d'aller
cercher l'herbe du Dictame, laquelle leur fait sortir les fleches
quand elles en ont mangé? Car si tu dis, comme il est vray,
que c'est la nature qui leur enseigne tout cela, tu referes la
prudence des animaulx à la plus sage et plus parfaitte cause
et principe qui soit: laquelle si vous ne voulez appeller raison ny
prudence, il faut donc que vous regardiez à luy trouver un
nom qui soit plus beau et plus honorable: comme à dire vray,
par effects elle monstre sa puissance plus grande et plus admirable,
n'estant ny ignorante ny mal-apprise, mais aiant
<p 273v>plustost appris d'elle mesme, non par
imbecillité ou foiblesse de la nature, ains au contraire pour
la force et perfection de la vertu naturelle, laissant-là et
ne faisant compte d'une prudence mendiee et empruntee d'ailleurs par
apprentissage. Et neantmoins tout ce que les hommes par delices, en
passant leur temps, et en jouant, leur veulent faire apprendre et y
exerciter leur entendement, encore que ce soit contre la naturelle
disposition de leur corps, tant ils ont l'esprit grand, en viennent
à bout de l'apprendre. Je laisse à dire comme les
chiens suyvent les bestes à la trace, comme les poulains
marchent à pas mesurez, que les corbeaux parlent, que des
chiens saultent à travers des cercles tournans: mais des
chevaux et des boeufs par les theatres, que nous voyons se coucher,
danser, se tenir debout, si estrangement que les hommes mesmes
auroient fort affaire à en faire autant, et neantmoins eulx
le font apres qu'on leur a enseigné, et le retiennent, pour
monstrer seulement qu'ils sont dociles à apprendre tout ce
que lon voudroit, car à autre chose ne sçauroit servir
tout cela. Et si d'adventure tu es difficile à croire que
nous apprenons les arts, je te diray d'avantage, que nous les
enseignons: comme les perdris enseignent leurs petits, pour
eschapper, à se renverser dessus le dos, et mettre au devant
d'eulx avec leurs pieds une motte de terre pour se cacher dessous:
et les cicoignes sur les toicts des maisons, ne voyons nous pas
ordinairement comme celles qui sont ja toutes grandes, monstrent aux
petits comment il faut voler? et semblablement les rossignols
enseignent à leurs petits à chanter, de maniere que
ceux que lon prend dedans le nid, et qui sont nourris entre les
mains des hommes, n'en chantent puis apres si bien, pource que lon
les a ostez, avant qu'il en fust temps, de l'eschole, hors de
dessoubs le maistre. Brief depuis que je suis descendu dedans ce
corps, je me suis grandement esmerveillé de ces propos et
discours des Sophistes, qui maintiennent et enseignent que tous
animaux, excepté l'homme, n'ont point de discours de raison
ny d'entendement. ULYSSES. De sorte que tu es bien changé
donc maintenant, et nous monstres par vives raisons, que une brebis
est raisonnable, et un asne a de l'entendement. GRYLLUS. Ouy certes
Ulysses, par ces arguments-là tu peux bien colliger, que la
nature des bestes n'est pas du tout privee de discours de raison ny
d'entendement, ne plus ne moins qu'entre les arbres il n'y en a
point qui soient plus ou moins animez que les autres d'ame
sensitive, ains tous egalement sont privez du sentiment, et n'y en
a pas un entre eulx qui l'ait: aussi entre les animaux il ne s'en
trouveroit pas un plus tardif à faire choses d'entendement ny
plus indocile que l'autre, si tous n'estoient participans du
discours de la raison, mais l'un plus que l'autre. Et s'il y a de
rudes bestes et lourdes, pense que les finesses et ruzes des autres
les recompensent: comme si tu viens à comparer le regnard, le
loup, ou les abeilles, avec la brebis et l'asne, c'est tout autant
que si tu conferois Polyphemus avec toy, ou Homere le Corinthien
avec ton grand pere Autolycus: car je ne pense pas qu'il y ait si
grande distance de beste à beste, comme il y a de grand
intervalle d'homme à homme en matiere de prudence, de
discours de raison, et de memoire. ULYSSES. Mais prens garde,
Gryllus, qu'il ne soit bien estrange, et que ce ne soit forcer toute
verisimilitude, de vouloir conceder l'usage de raison à ceux
qui n'ont aucune intelligence ne pensement de Dieu. GRYLLUS. Et puis
nous ne dirons pas que tu sois de la race de Sysiphus, Ulysses, veu
que tu es si sage et si agu?
TU ME demandes pour quelle raison Pythagoras s'abstenoit de
manger de la chair, mais au contraire je m'esmerveille moy, quelle
affection, quel courage, ou quelle raison eut oncques l'homme, qui
le premier approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui oza toucher
de ses lévres la chair d'une beste morte, et comment il feit
servir à sa table des corps morts, et par maniere de dire des
idoles, et faire viande et nourriture des membres qui peu devant
besloient, mugissoient, marchoient, et voyoient. Comment peurent ses
yeux souffrir de voir un meurtre? de voir tuer, escorcher, demembrer
une pauvre beste? comment en peut son odorement supporter la
senteur? comment est-ce que son goust ne fut degousté par
horreur, quand il vint à manier l'ordure des bleceures, quand
il vint à recevoir le sang et le jus sortant des playes
mortelles d'autruy?
Les peaux rampoient sur la terre escorchees,
Les chairs aussi mugissoient embrochees,
Cuittes autant que crues, et estoit
Semblable aux boeufs la voix qui en sortoit.
C'est une fiction poëtique et une fable que cela: mais cecy
certainement fut un souper estrange et monstrueux, avoir faim de
manger des bestes qui mugissoient encore, enseigner à se
nourrir des animaux qui vivoient et crioient encore, ordonner
comment il les falloit accoustrer, bouillir ou rostir, et les
presenter sur la table. C'estoit celuy-là qui commancea le
premier qui s'en devoit enquerir, non celuy qui cessa bien tard le
dernier: ou bien on pourroit dire que ces premiers-là, qui
commancerent à manger de la chair, eurent toutes causes de ce
faire pour leur disette et necessité: car ce ne fut point par
appetits desordonnez qu'ils eussent pris de longue main, ny par trop
d'abondance des choses necessaires, qu'ils fussent venus à
ceste insolence de convoiter des voluptez estranges et contraires
à la nature: ains pourroient-ils dire, s'ils recouvroient
sentiment et parole maintenant, O que vous estes heureux et bien-
aimez des Dieux vous qui vivez maintenant! En quel siecle vous estes
nez! Quelle affluence de toutes sortes de biens vous jouïssez!
Combien de fruicts vous produit la terre, combien vous en vendengez,
combien de richesses vous apportent les champs, combien les arbres
et plantes vous fournissent de voluptez, que vous pouvez cueillir
quand bon vous semble! Vous pouvez vivre en toutes delices, sans
vous souiller les mains, là où nostre naissance est
cheute en la plus dure et plus redoutable partie de la vie humaine,
et de l'aage du monde, estant force que nous encourussions, pour la
recente creation du monde, en grande et estroitte indigence de
plusieurs choses necessaires: la face du ciel estoit encore couverte
de l'air, les estoilles estoient meslees parmy l'humeur trouble et
instable, et avec le feu et les orages des vents. Le Soleil n'estoit
point encore bien estably, aiant un cours arresté certain et
asseuré,
De l'Orient jusques en Occident,
Ains retournoit en arriere evident
<p 274v> Par les saisons en contraire changees
De fleurs et fruicts, et de feuilles chargees.
La terre estoit outragee par les courses des rivieres qui n'avoient
ne fond ne rive, la plus part en estoit gastee par des lacs et des
profonds marescages, l'autre estoit sauvage pour estre couverte de
bois et de forests steriles: la terre ne produisoit nuls bons
fruicts, et n'y avoit encore instrumens quelconques pour la
labourer, ny aucune invention de bon esprit: la faim ne nous
laschoit jamais, et n'attendoit-on point par chascun an que la
saison des semailles fust venue pour semer, car on ne semoit rien.
Ce n'est doncques pas merveille, si nous mangeasmes de la chair des
bestes contre la nature, veu que lors on mangeoit et la mousse et
l'escorce des arbres, et estoit une heureuse rencontre, quand on
pouvoit recouvrer de la racine verte de chiendent ou de bruyere: et
quand les hommes avoient peu trouver du gland ou de la fouyne, ils
en dansoient de joye à l'entour d'un chesne ou d'un fousteau,
au son de quelque chanson rustique, en laquelle ils appelloient la
Terre leur mere, leur nourrice qui leur donnoit à vivre, et
n'y avoit lors en toute la vie des hommes feste quelconque, que
celle-là: tout le reste de la vie humaine n'estoit que
douleur, mesaise et tristesse. Mais maintenant quelle rage ne quelle
fureur vous incite à commettre tant de meurtres, veu que vous
avez à coeur saoul tant grande affluence de toutes choses
necessaires pour vostre vie? pourquoy mentez vous ingratement
alencontre de la terre, comme si elle ne vous pouvoit nourrir?
pourquoy pechez vous irreligieusement alencontre de Ceres inventrice
des sainctes loix, et faictes honte au doulx et gracieux Bacchus,
comme si ces deux deitez-là ne vous donnoient pas
suffisamment assez dequoy vivre? N'avez vous point de honte de
mesler à vos tables les fruicts doulx avec le meurtre et le
sang? Et puis vous appellez les lions et les leopards, bestes
sauvages, et ce-pendant vous espanchez le sang, ne leur cedans de
cruauté en rien: car ce que meurtrissent les autres animaux,
c'est pour la necessité de leur pasture: mais vous, c'est par
delices que vous le faittes, par ce que nous ne mangeons pas les
lions ny les loups, apres les avoir tuez en nous defendant contre
eulx, ains les laissons là: mais celles qui sont innocentes,
doulces et privees, qui n'ont ny dent pour mordre, ny aiguillon, ce
sont celles que nous prenons et tuons, combien qu'il semble que la
nature les ait creées seulement pour beauté et pour
plaisir.* Ces paroles, depuis la premiere estoille jusques
à la seconde, n'appartiennent point au subject dont il est
question, et ont esté de quelque autre livre icy
temerairement entrejettees. Ne plus ne moins que si quelqu'un
voyant le Nil desbordé, emplissant tout le païs à
l'environ d'une eau courante, feconde et generative, ne louoit pas
avec admiration, la proprieté de celle riviere qui fait
naistre et croistre tant de beaux et bons fruicts, et si necessaires
à la vie de l'homme, mais pour y voir, ou un Crocodile
nageant, ou un Aspic rempant, ou des mousches malignes, bestes mal-
faisantes et mauvaises, il le blasmoit pour ceste occasion: ou bien
si voyant ceste terre et ceste campaigne couverte de bons et beaux
fruicts, et chargee d'espics de bled, parmy ces beaux bleds
appercevoit quelque espi d'yvraye et de la tigne, il laissoit
à recueillir et serrer ces belles moissons, et se plaignoit.
Tout ainsi est-il quand on voit le plaidoier d'un Orateur en quelque
cause et proces, qui avec un torrent d'eloquence plein et vehement,
tend à sauver un criminel du danger de sa vie, ou bien
à prouver et verifier des imputations et charges de quelques
crimes: ce torrent dis-je d'eloquence courant non simplement et
nuëment, ains avec plusieurs affections et de toutes sortes,
qu'il imprime és coeurs et esprits de plusieurs auditeurs ou
juges, lesquels il fault tourner et changer en diverses sortes, ou
bien les adoulcir et appaiser, et puis laissant à bien
regarder, peser et considerer le poinct et subject principal de la
cause, il s'amusoit à recueillir quelques fleurs de
Rhetorique, que le flux de l'oraison de l'Advocat decoulant a
amené avec la vehemence de son cours.* Mais rien ne nous
emeut, ny la belle couleur, ny la douceur de la voix accordee, ny la
subtilité de l'esprit, ny la <p 275r>netteté
du vivre, ny la vivacité du sens et entendement des
malheureux animaux, ains pour un peu de chair nous leur ostons la
vie, le Soleil, la lumiere, et le cours de la vie qui leur estoit
prefix par la nature: et puis nous pensons que les voix qu'ils
jettent de peur, ne soient point articulees, et qu'elles ne
signifient rien, là où ce sont prieres, supplications
et justifications de chascune de ces pauvres bestes qui crient:
«Si tu es contrainct par necessité, je ne te supplie
point de me sauver la vie, mais bien si c'est par desordonnee
volonté: si c'est pour manger, tue moy: si c'est pour
friandement manger, ne me tue point.» O la grande
cruauté! C'est horreur de voir seulement la table des riches
hommes servie et couverte par cuisiniers et saulsiers qui habillent
des corps morts: mais encore plus horreur y a-il à la voir
desservir, par ce que le relief de ce que lon emporte, est plus que
ce que lon a mangé: pour neant doncques ces pauvres bestes-
là ont esté tuees. Il y en a d'autres qui espargnans
les viandes servies à table, ne veulent pas que lon en
trenche, ne que lon en couppe, les espargnans quand elles ne sont
plus que chairs, là où ils ne les ont pas espargnees
quand elles estoient encore bestes vivantes. Mais pour ce qu'il y en
a qui tiennent qu'ils ont la nature pour cause et origine premiere
de manger chair, prouvons leur que cela ne peult estre selon la
nature de l'homme. Premierement cela se peult monstrer par la
naturelle composition du corps humain car il ne ressemble à
nul des animaux que la nature a faicts pour se paistre de chair, veu
qu'il n'y ny un bec crochu, ny des ongles pointues, ny les dents
aigues, ny l'estomac si fort, ny les esprits servans à la
concoction, monstre elle mesme qu'elle n'approuve point à
l'homme l'usage de manger chair. Que si tu te veulx obstiner
à soustenir que nature l'a faict pour manger telle viande,
tout premier tue la donques toy mesme, je dis toy mesme sans user ny
de coupperet, ny de cousteau, ny de coignee, ains comme les loups,
et les ours, et les lions à mesure qu'ils mangent, tuent la
beste, aussi toy tue moy un boeuf à force de le mordre
à belles dents, ou de la bouche un sanglier, deschire moy un
aigneau ou un liévre à belles griffes, et le mange
encore tout vif, ainsi comme ces bestes-là font: mais si tu
attens qu'elles soient mortes pour en manger, et as honte de chasser
à belles dents l'ame presente de la chair que tu manges,
pourquoy doncques manges tu ce qui a ame? mais encore qu'elle fust
privee d'ame et toute morte, il n'y a personne qui eust le coeur
d'en manger telle qu'elle seroit, ains la font bouillir, ils la
rotissent, ils la transforment avec le feu et plusieurs drogues,
alterans, desguisans, et estaignans l'horreur du meurtre, à
fin que le sentiment du goust trompé et deceu par tels
desguisements, ne refuse point ce qui luy est estrange. Et certes le
Laconien jadis respondit gentilement, qui aiant achetté en
une taverne un poisson, le bailla au tavernier pour le luy
accoustrer: et comme le tavernier luy demandast du vinaigre, du
formage et de l'huile, pour ce faire: «Si j'eusse, dit-il, eu
ce que tu me demandes, je n'eusse point achetté de
poisson.» Mais nous nous mignardons tant delicatement en ceste
horreur de meurtrir, que nous appellons la chair viande, et avons
besoing d'autres viandes pour accoustrer la chair, meslans avec du
vin, de l'huile, du miel, de la gelee, du vinaigre, ensevelissans
à vray dire un corps mort avec des saulses Syriaques et
Arabiques: et les chairs estants ainsi mortifiees, attendries, et
par maniere de dire, pourries, nostre chaleur naturelle a beaucoup
d'affaire à la cuyre, et ne la pouvant cuyre et digerer, elle
nous engendre de bien dangereuses pesanteurs, et des cruditez qui
nous amenent de griefves maladies. Diogenes fut si temeraire, qu'il
osa bien manger un Poulpe tout crud, à fin d'oster l'usage
d'appareiller telles viandes avec le feu: et y ayant aupres et
autour de luy plusieurs presbtres et autres hommes,
<p 275v>il affubla sa teste de sa cappe, et meit en sa
bouche la chair de ce Poulpe, disant, «Je fais icy un essay
perilleux, et me mets en danger pour vous.» Vrayement c'estoit
un beau et louable danger: car il ne se hazardoit point comme
Pelopidas pour le recouvrement de la liberté de Thebes, ny
comme Harmodius et Aristogiton pour celle d'Athenes, ce beau
Philosophe-là, combattant de l'estomac avec un Poulpe, pour
rendre la vie humaine plus bestiale et plus sauvage. Le manger chair
doncques non seulement est contre la nature aux corps, mais aussi
par satieté et par repletion il grossit et espessit les ames.
Car l'usage du vin et de la chair à boire et manger à
coeur saoul, rend bien le corps plus fort et plus robuste, mais
l'ame plus foible: et de peur que je ne me rende ennemy de ceux qui
font profession des exercices du corps que lon nomme Athletes,
j'useray d'exemples de nostre païs mesme: car ceulx de
l'Attique nous appellent, nous autres qui sommes du païs de la
Boeoce, grossiers, lourdauts et sots, principalement à cause
que nous mangeons beaucoup, comme Menander dit en un passage,
Ces gens qui ont les deux jouës enflees. Et
Pindare,
Fais par vraye preuve cognoistre,
si nous evitons l'ancien reproche, Porc Boeotien. Lueur seiche, ame
tressage, ce disoit Heraclitus. Et puis les tonneaux vuydes
resonnent quand on les frappe, mais quand ils sont pleins, il ne
respondent point aux coups qu'on leur baille. Les vases de cuyvre
qui sont tenues et deliez, rendent un son tout à l'environ
quand on les frappe, jusques à ce que lon viene à
bouscher et estoupper la bouche avec la main. L'oeil remply
d'humidité superflue, s'obscurcit, et diminue beaucoup de sa
force à faire son office. Quand nous regardons le Soleil
à travers un air humide, et à travers des grosses
vapeurs indigestes, nous ne le voyons point pur, ny clair, ains tout
terny de lumiere, et comme plongé au fond d'un nue: aussi
à travers un corps tout brouillé, saoul, et
aggravé de nourriture et de viandes estranges, et qui ne luy
sont point naturelles, il est force forcee que la lueur et la
clarté de l'ame viene à se ternir, à se
troubler et esblouir, n'aiant plus la lumiere, ny la force de
pouvoir penetrer jusques à contempler les fins des choses qui
sont subtiles, menues et difficiles à discerner. Mais oultre
tout cela, ne vous semble il pas que ce soit chose singulierement
recommandable, que de s'accoustumer à l'humanité? Car
qui seroit celuy qui feroit jamais tort ny oultrage à un
homme, quand il seroit si doulcement et si humainement
affectionné envers les bestes, qui n'ont aucune communication
d'espece ny de raison avec nous? J'alleguay il y a trois jours, en
devisant, ce qu'escrit Xenocrates, que les Atheniens condamnerent en
l'amende celuy qui avoit escorché un mouton tout vif: et il
me semble que celuy qui gehenne et tourmente un vivant, n'est pas
pire que celuy qui luy oste la vie, et le fait mourir: mais à
ce que je voy, nous ressentons plus ce qui est contre la coustume,
que ce qui est contre la nature. Mais toutes ces raisons que je
deduisis lors, sont à l'adventure un peu bien grossieres et
vulgaires: car je crains de remuer en mes propos, et toucher
à la grande et pleine de haults secrets cause et origine de
ceste sentence, Qu'il ne fault point manger de chair: pour ce
qu'elle est incroyable et mal-aisee à persuader aux hommes
couards et timides, ainsi que dit Platon, et qui ne sentent rien que
terrestre et mortel, ne plus ne moins que le pilote craint et doute
de commettre sa navire à la mer en tourmente, et le
poëte de dresser une machine en un theatre qui tourne toute la
scene: toutefois si vault-il mieux à la fin toucher, voire
crier tout hault en cest endroit, les vers d'Empedocles: ** Ce
sont des vers d'Empedocles, où il parle de la
transanimation. car soubs paroles couvertes il nous donne
à entendre, que les ames sont attachees à des corps
mortels par punition de ce qu'elles ont esté meurtrieres,
qu'elles ont mangé de la chair et devoré l'une
l'autre, combien que ceste sentence et opinion soit encore bien plus
anciene que non pas Empedocles: <p 276r>car ce que les
poëtes faignent du demembrement de Bacchus, et des outrageux
attentats des Titans alencontre de luy, et les punitions d'iceux, et
comment ils furent foudroyez, c'est une fable, dont le sens
caché et retiré tend à monstrer la
resurrection: car la partie qui est en nous brutale, privee de
raison, violente et desordonnee, non divine, mais d@emonique, les
anciens l'ont appellee les Titans, et c'est ce qui est puny, et dont
la justice est faitte.
LA raison veut que nous soyons frais et dispos, et de
volonté et de pensee, à ouyr discourir alencontre de
ceste rance et moisie coustume de manger chair: car il est bien
malaisé, comme disoit Caton, de prescher un ventre qui n'a
point d'aureilles, et puis nous avons tous beu le bruvage de la
coustume, qui ressemble à celuy de Circé,
Meslant douleur, regret, et fascherie,
Avecques dol, abus, et tromperie.
et n'est pas facile de revomir l'hameçon de l'appetit de
manger chair, depuis que l'on en a les entrailles percees, et que
lon est esblouy et transporté de l'amour de volupté:
et voudroit le devoir, que comme les Aegyptiens quand un homme est
trespassé en ostent le ventre et les entrailles, qu'ils
deschirent et decouppent au Soleil, et puis les jettent, comme
estans cause de tous les pechez que l'homme a commis, nous
retrenchissions aussi toute gourmandise, toute friandise, et tout
meurtre, pour vivre sainctement tout le reste de la vie, pour ce que
ce n'est pas le ventre qui est meurtrier, mais c'est luy qui est
pollu de chose meurtrie par incontinence: toutefois s'il est
impossible de soy, ou par accoustumance, à tout le moins
aians honte de la faute que nous commettons en cela, usons-en avec
moyen et raison. Mangeons de la chair, prouveu que ce soit pour
satisfaire à la necessité, non pour fournir aux
delices, ny à la luxure: tuons un animal, mais pour le moins
que ce soit avec commiseration et avec regret, non point par jeu ou
plaisir, ny avec cruauté, comme lon fait en plusieurs sortes
maintenant, les uns à coups de broches toutes rouges de feu
tuans les pourceaux, à fin que le sang estainct et espandu
par le fer ardant qui passe à travers, rend la chair plus
tendre et plus delicate: les autres sautans à deux pieds sur
le ventre des pauvres truyes pleines, et prestes à cochonner,
et leurs foullans et battans le ventre et les tetins, à fin
que le sang, le laict, et le caillé du fruict conceu, le tout
confus et meslé ensemble un peu au paravant le temps de sa
maturité, ils en facent (ô Jupiter purgatif!) un friand
manger, une summade de la partie de l'animal qui est la plus gastee
et la plus corrompue. D'autres sillent et cousent les yeux des grues
et des cygnes, et les enferment en un lieu obscur pour les
engraisser d'estranges mixtions et de pastons de figues seches,
à fin que leur chair en soit plus delicate et plus friande:
dont il appert manifestement que ce n'est point pour besoing de
nourriture, ny par disette et necessité qu'ils le font, ains
par delices, par luxure, et par sumptueuse curiosité et
superfluité, qu'ils tirent volupté d'injustice. Et
tout ainsi comme celuy qui est insatiable de la volupté des
femmes, apres en avoir essayé de plusieurs vaguant
çà et là, et n'aiant point encore sa luxure
assouvie, à la fin se laisse tomber en villainies, qui ne se
doivent pas seulement nommer: aussi l'intemperance en matiere de
mangeaille, depuis qu'elle vient à passer oultre le naturel
et le but de la necessité, va en cruauté et injustice,
diversifiant et cerchant ses appetits desordonnez:
<p 276v>car les outils des sentimens par contagion de
maladie s'entregastent les uns les autres, et se laissent aller
à pecher ensemble par intemperance, quand ils ne se
contentent pas de mesure naturelle. Ainsi l'ouyë ne se
contentant pas de la raison, a corrompu la musique: l'attouchement
degenerant en feminine delicatesse, demande et appete des
attouchements et chatouillemens feminins. Ce mesme vice a
enseigné à la veuë de ne se contenter pas des
morisques, bals, et danses gentilles et honnestes, ny des images et
paintures semblabls, ains que le plus cher et le plus agreable
spectacle luy fust, de veoir des meurtres d'hommes, des bleceures et
des combats. Voyla comment apres des tables injustes et viandes
illegitimes, suyvent des amours dissolus: apres telles assemblees
luxurieuses et deshonnestes suit, qu'on ne prend plaisir qu'à
ouyr propos villains et infames: apres ces propos et chansons
dehontez, on demande à veoir toutes choses hydeuses et
horribles: à ces spectacles-là inhumains est
conjoincte une cruauté et dureté impassible, qui ne se
passionne point des cas humains. Voyla pourquoy le divin Lycurgus en
l'une de ses trois Ordonnances qu'il appelle Retres, commanda que
lon feist les portes et huisseries des maisons, et les couvertures,
avec la scie et la coignee seulement, sans y employer autre
instrument quelconque: non pas qu'il eust conçeu aucune haine
alencontre de la tariere, ny du rabot, ny autres outils de
menuyserie, mais sachant bien que à travers tels ouvrages ne
passeroit jamais un lict doré, ny jamais ne prendroit-on la
hardiesse d'apporter en une maison si simple et si pietre des tables
d'argent, ny des tapits taincts en pourpre, ny des pierres
precieuses, ains à maison, à lict, à table, et
à couppe de telle sorte, suit un souper sobre, un disner
simple et populaire: mais à un commancement et fondement de
vie superflue et desordonnee, toute delicatesse, toute
curiosité et superfluité luxurieuse suit,
Comme un poulain suit la jument qu'il tette.
Quel souper doncques n'est superflu, pour lequel on tue tousjours
aucun animal qui ait ame et vie? Estimons nous que ce soit peu de
perte et de despense que d'une ame? je ne dis pas encore qui est
à l'adventure celle de ta mere, ton pere, ton amy, ou ton
fils, ainsi que disoit Empedocles, mais à tout le moins qui
est participante de sentiment, de veuë, d'ouyë,
d'apprehension, et de discretion telle, que nature la donne à
chasque animal pour cercher ce qui luy est propre, et fuïr ce
qui luy est contraire. Considerons un petit, si ceux qui nous
enseignent de manger nos enfans, nos amis, nos peres et nos femmes,
quand ils sont morts, nous rendent plus doux et plus humains, que
non pas Pythagoras et Empedocles, qui nous veulent accoustumer
à estre encore justes envers les autres animaux. Tu te
mocques de celuy qui fait conscience de manger du mouton: mais nous,
diront-ils, ne pourrions avoir envie de rire, voyans un qui couppera
des portions du corps de son pere, ou de sa mere qui seront morts,
et les envoyra à quelques uns de ses amis, qui seront
absents, et conviera les presents à en venir manger, et leur
en servira à la table largement. Mais peut-estre encore
commettons nous peché en maniant ces livres, sans avoir
premierement purifié nos mains, nos yeux, nos pieds, et nos
aureilles, si d'adventure toutes ces parties-là ne sont
purifiees et nettoyees par le discourir et deviser de telles choses,
avec doulces paroles: qui, comme dit Platon, lavent toute audition
sallee. Mais si lon mettoit ces livres et ces arguments-là
les uns devant les autres, on jugeroit que les uns seroient la
philosophie des Scythes, Tartares, Sodianiens, et Melanchl@eniens,
desquels Herodote escrivant est estimé menteur. Mais les
sentences et opinions de Pythagoras et d'Empedocles estoient les
anciennes loix, et ordonnances, statuts et jugements des Grecs, Que
les hommes ont quelques droicts communs avec les bestes brutes. Qui
ont doncques esté ceux qui depuis ont autrement
ordonné?
<p 277r> Ceux qui premiers ont forgé les
espees
Outils de mal, et les gorges couppees
Aux pauvres boeufs qui labourent les champs.
Les tyrans aussi commancent à ainsi commettre des meurtres,
comme jadis à Athenes ils tuerent un fort meschant
calomniateur, qui s'appelloit Epitedius, et un autre second apres,
et un troisiéme aussi: depuis s'estans ja les Atheniens
accoustumez à veoir tuer, ils veirent occire Niceratus fils
de Nicias, et puis Theramenes le Capitaine, et Polemarchus le
Philosophe. Aussi du commancement on mangea quelque beste sauvage
malfaisante, et puis il y eut quelque oyseau et quelque poisson
attiré dedans les filets: consequemment la cruauté
amorsee et exercitee en tels meurtres passa outre jusques au boeuf
laboureur, et au mouton qui nous vest, et au coq domestique, et
ainsi croissans et roidissans leur insatiable cupidité, ils
vindrent jusques à occire et meurtrir les hommes, et à
donner des battailles. Mais si bien lon ne preuve et ne demonstre-
lon par raison que les ames aient les corps communs en leurs
renaissances, et que celuy qui est maintenant raisonnable, renaist
une autre fois brutal et irraisonnable, ce qui est ores sauvage
revient à une autre nativité domestique et
privé, et que la nature transmuë ainsi tous corps,
desloge et reloge les ames d'un en autre,
Les revestant d'une chair incogneuë:
Ces raisons au moins ne sont-elles pas suffisantes pour divertir
l'intemperance de ceux qui tuent, que cela apporte des maladies, des
cruditez et pesanteurs au corps, et corrompt l'ame, qui s'addonne
naturellement à contempler les choses hautes, quand nous nous
sommes accoustumez de ne jamais festoyer un hoste et amy estranger
qui nous vient veoir, sans faire meurtre et espandre du sang, jamais
ne celebrer nopces, jamais ne bancqueter avec nos amis? Et toutefois
si bien la preuve de la mutation des ames en divers corps n'est pas
suffisamment demonstree pour y adjouster foy certaine, à tout
le moins nous deust-elle bien tenir en crainte, et nous faire aller
bien plus retenus: ne plus ne moins que quand deux armees se
rencontrent et se combattent la nuict, si quelqu'un trouvant un
homme tombé par terre, le corps tout couvert et caché
d'armes, luy presente l'espee à la gorge, et qu'il en entende
un autre qui luy crie qu'il ne sçait pas certainement, mais
qu'il estime et pense que cest homme gisant soit son fils, ou son
frere, ou son pere, ou bien son compaignon, lequel sera le meilleur,
ou que adjoustant foy à une conjecture et suspicion faulse,
il pardonne à un ennemy, comme s'il estoit amy, ou que
mesprisant ce qui n'a pas preuve ne foy certaine, il tue un des
siens, comme si c'estoit son ennemy, il n'y a celuy de vous qui ne
die, que le dernier seroit une trop lourde faute. Considerez un
petit Merope en la Trag@edie, quand elle léve sa coignee pour
frapper son propre fils, pensant que ce soit le meurtrier de son
fils, en disant,
Ce coup mortel sainctement je te donne,
quel mouvement elle excite de tout le theatre, comment elle fait
dresser les cheveux en la teste des spectateurs, de peur qu'elle ne
previene le vieillard qui luy prend le bras, et qu'elle ne blesse le
jeune adolescent. Et si d'adventure il y eust eu là pres un
autre vieillard qui eust crié, Frappe hardiment, c'est un
ennemy: et que l'autre au contraire luy eust crié, Ne le
frappe pas, c'est ton fils: lequel crime eust esté le plus
grief, obmettre la punition d'un ennemy pour la doute que ce fust
son fils, ou bien tomber en parricide de son propre fils, pour le
courroux qu'elle avoit alencontre de son ennemy? Quand doncques il
n'y a ny haine ny courroux, qui nous poulse à commettre
meurtre, ny vengeance, ny crainte de nostre salut, mais pour plaisir
nous tenons soubs nous un mouton, la gorge tournee à la
renverse, et que un philosophe d'un costé nous dit, Couppe
luy la gorge, c'est une beste brute: d'autre costé un
<p 277v>autre nous crie, Arreste toy, car que sçais-
tu si c'est point l'ame d'un tien parent, ou d'un Dieu, qui soit
logee en ce corps-cy? Le danger, ô Dieux, est-il pareil ou
semblable, si je refuse à manger de la chair, que si je
decroy que je tue mon enfant, ou bien quelque autre de mes parents?
Aussi ne combattent pas egalement les Stoïques touchant ce
poinct de defendre le manger chair. Pourquoy se bandent-ils ainsi
à defendre le ventre et la cuisine? Pourquoy est-ce que
condamnans si fort la volupté, comme chose trop molle et trop
effeminee, et qui ne doit estre tenue pour chose bonne ny presque
bonne, ny propre et convenable à la nature, ils s'efforcent
neantmoins tant pour defendre ce qui appartient aux voluptez du
manger? et toutefois la raison vouloit par consequence, puis qu'ils
chassent et bannissent des tables les parfums, la patisserie, et
tout fruict de four, qu'ils offençassent encore plus d'y
veoir de la chair et du sang: mais maintenant, comme si par leurs
regles philosophiques ils vouloient contreroller nos papiers
journaux de la despense ordinaire, ils retrenchent tous frais que se
font pour la table en choses inutiles et superfluës, et ce-
pendant ils ne rejettent pas ce qu'il y a de cruel et de sanguinaire
en la superfluité. Non, disent-ils pour ce que nous n'avons
nulle communication de droit et de justice avec les bestes brutes.
On leur pourroit respondre, Aussi n'avons nous pas avec les parfums,
ny avec les saulses estrangeres: et neantmoins vous voulez qu'on
s'en abstienne, rejettans et chassans de tous costez, ce qui en
volupté n'est ny utile, ny necessaire. Toutefois examinons un
peu de plus pres ce poinct-là, à sçavoir si
nous n'avons aucune communication de droit et de justice avec les
animaux irraisonnables, non point subtilement et artificiellement,
comme font les Sophistes en leurs disputes, ains humainement, eu
esgard à nos propres passions et affections, pour en bien
decider.
Ce discours est defectueux et imparfaict.
COLOTES,l'un des disciples et familiers d'Epicurus, a escript
et mis en lumiere un Traitté, auquel il s'efforce de prouver
et monstrer, que lon ne sçauroit pas seulement vivre en
suyvant les opinions et sentences des autres philosophes. Or quant
à ce qui promptement me vint en l'entendement de luy
respondre et deduire alencontre de ses raisons, pour la defense des
autres philosophes, cela par cy devant a esté mis par
escript: mais pourautant qu'apres la lecture et dispute finie, il
fut encore, en nous promenant, tenu plusieurs propos alencontre de
ceste secte, il m'a semblé bon de les recueillir aussi et
rediger par escript, quand ce ne seroit pour autre occasion, que
pour faire au moins cognoistre à ceux qui s'ingerent de
syndiquer, reprendre et corriger les autres, qu'il faut avoir ouy et
leu bien diligemment, et non pas superficiellement, les oeuvres et
escripts de ceux qu'ils entreprennent de refuter, non pas en tirer
un mot deçà, et un mot delà, ou s'attacher
à des paroles dittes en devisant, et non couchees par
escript, <p 278r>pour divertir et desgouster les personnes
qui n'ont pas grande cognoissance de telles choses. Car comme nous
nous promenions par le verger, apres estre sortis de la lecture et
de l'eschole, Zeuxippus commancea à dire: Quant à moy,
il me semble que le discours a esté beaucoup plus mol et plus
doux qu'il ne devoit: c'est pourquoy Heraclides s'en est allé
tout mal-content de nous, en nous picquant et poignant nous mesmes,
qui n'en pouvions-mais, plus asprement que lon n'a pas faict ny
Epicurus, ny Metrodorus. Encore ne dittes vous pas, ce dit Theon,
que Colotes, à comparaison d'eux, est le plus modeste, et le
moins mesdisant homme du monde: car toutes les plus ordes et plus
injurieuses paroles que lon sçauroit inventer pour mesdire,
comme badineries, vanitez, bavarderies, paillardises, homicides,
mal-heureux corrupteurs, faisans mal à la teste de ceux qui
les lisent, ils les ont toutes ramassees et respanduës sur les
princes des philosophes, comme Aristote, Socrates, Pythagoras,
Protagoras, Theophrastus, Heraclides, Hipparchus, et contre qui non
des premiers et plus illustres hommes en toutes lettres de toute
l'antiquité? de maniere que quand bien ils se seroient portez
sagement au demourant, pour ces effrenees detractions et
mesdisances-là, ils meriteroient d'estre mis hors du rang et
du nombre des sages hommes, et des philosophes: car envie, emulation
et jalousie ne doivent point entrer ny avoir place en ce divin bal-
là, puis qu'elles sont si impuissantes, que elles ne peuvent
dissimuler ny couvrir leur mal-talent. Aristodemus adonc prenant la
parole: Heraclides, dit-il, qui de profession est grammairien, rend
ces graces-là à Epicurus pour toute la canaille
poëtique: car ainsi ont ces Epicuriens accoustumé de les
blasonner, et pour les sottises d'Homere, ou pour ce que Metrodorus
en tant de lieux et passages de ses escripts injurie le prince des
poëtes. Mais quant à eux, laissons les là pour
tels qu'ils sont, Zeuxippus, et au demourant nous autres icy
à par nous, en y associant Theon, car je voy bien que cestui-
cy, Plutarque, est las, efforceons nous de prouver ce qui dés
les commancement de la dispute leur a esté obiicé, Que
ce n'est pas vivre que de vivre selon leurs preceptes. Lors Theon
suyvant son propos luy respondit,
D'autres ont ja ce combat combattu
Paravant nous, mais à autre but tendre
Il nous faudroit, si voulez y entendre.
Et pour venger l'injure faitte aux autres philosophes, essayons nous
de prouver et monstrer, s'il est possible, que selon les preceptes
de ces Epicuriens icy, il est impossible de vivre joyeusement.
Vrayement, ce dis-je alors, cela sera bien leur saulter à
deux pieds sur le ventre, et les contraindre de venir au combat pour
leur chair propre, d'oster la volupté à des hommes qui
ne font que crier,
Bons escrimeurs des poings pas nous ne sommes,
ny bons orateurs, ny bons magistrats et gouverneurs de villes et de
peuples,
Mais nous aimons à faire bonne chere,
à bancqueter tousjours, à nous donner du bon temps, et
à bailler tout contentement et agreable chatouillement
à nostre chair, si que l'aise et le plaisir en regorge
jusques à l'ame: de maniere qu'il me semble que vous ne leur
ostez pas la joye seulement, mais la vie entierement, si vous ne
leur laissez le vivre joyeusement. Et bien, dit Theon, si tu trouves
l'entreprise de ce subject bonne, que ne l'entreprens-tu doncques
maintenant? Si feray-je bien, dis-je, en vous escoutant, et vous
respondant si vous voulez, mais vous commancerez les premiers
à nous mettre en train. Et comme Theon s'excusast un petit,
Aristodemus se prit à dire: O que tu nous as bien
couppé un beau, court et plein chemin pour parvenir à
ce poinct-là, en ne nous permettant pas de faire premierement
respondre ceste secte Epicuriene, de la vertu, et de
l'honnesteté: car il n'est pas bien aisé d'oster le
vivre joyeusement, et en debouter <p 278v>ceux qui
supposent, que la fin supréme de la felicité humaine
soit la volupté: là où si nous les eussions une
fois peu debutter du vivre honnestement, ils eussent aussi quant et
quant esté forclos du vivre joyeusement: car ils confessent
et disent eux-mesmes, que lon ne peut vivre joyeusement, qui ne vit
honnestement, et qu l'un ne peut subsister sans l'autre. Quant
à cela, dit Theon, si bon vous semble, au progres du discours
nous ne laisserons pas de le ramener en jeu, mais pour ceste heure,
nous nous servirons de ce que eux-mesmes nous concedent: car ils
tienent que le bien souverain de l'homme consiste au ventre, et
autres conduits du corps par lesquels entre la volupté au
dedans, et non pas la douleur: et ont opinion que toutes les belles,
subtiles et sages inventions du monde, ont esté trouvees et
mises en avant pour les plaisirs du ventre, ou pour la bonne
esperance que lon avoit d'en jouyr, ainsi comme l'a escript le sage
Metrodorus: et de ceste premiere supposition-là, sans aller
plus loing, vous pouvez cognoistre et veoir, comme ils posent un
maigre, vermoulu, et mal-asseuré fondement, pour fonder leur
bien souverain, veu que les mesmes conduits, par lesquels ils
introduisent les voluptez, sont aussi bien percez pour y recevoir
les douleurs, ou pour mieux dire, veu qu'il y a bien peu de conduits
au corps humain par lesquels la volupté y entre: là
où il n'y a partie d'iceluy à laquelle la douleur ne
s'attache: car toute volupté a son siege és parties
naturelles, aux nerfes, aux pieds, et aux mains, et c'est là
que demeurent les plus cruelles passions de gouttes, d'ulceres
rongeans, de fluxions et de gangraines, et esthiomenes qui mangent
et pourrissent les membres. Si vous approchez du corps les plus
doulces odeurs, et les plus souëfves saveurs qui puissent
estre, il y aura bien peu d'endroits d'iceluy qui s'en emeuvent
gayement et joyeusement, et toutes les autres bien souvent s'en
irritent et s'en offensent, là où il n'y a partie du
corps qui ne soit subjecte à sentir et souffrir les douleurs
du feu, du fer, les escorchemens des escorgees et du fouët:
l'ardeur du chaut, la rigueur du froid entre et penetre par tout,
comme aussi fait la fiebvre. Et puis les voluptez sont comme de
petites bouffees de vents gracieux qui souspirent les unes sur
l'une, les autres sur l'autre extremité du corps, ainsi que
sur des escueils de la marine, et passent et s'esvanouïssent
incontinent, tant leur duree est courte: ne plus ne moins que les
estoilles que lon voit la nuict tomber du ciel, ou bien traverser
d'un costé à autre, car elles s'allument et
s'estaignent en nostre chair en un instant: mais au contraire
combien les douleurs durent et demeurent, il n'en faut point
alleguer de meilleur tesmoing que le Philoctetes d'Aeschylus, qui
dit parlant de son ulcere,
Le fier dragon qui dedans mon pied cache
Sa dent cruelle, aucunement ne lasche
Ne jour ne nuict la prise qu'il en tient.
La destresse de la douleur n'a garde de glisser et couler ainsi, ny
de mouvoir et chatouiller seulement la superfice de quelques
extremitez du corps, ains au contraire, tout ainsi que la graine et
semance de l'herbe qu'on appelle le sainct foin, est tortue et a
plusieurs poinctes et angles, dont elle prend dedans la terre, et y
demeure plus long temps à cause de ses poinctes: aussi la
douleur aiant plusieurs crochets et plusieurs racines qu'elle jette
et seme çà et là, s'entrelasse dedans la chair,
et y demeure non seulement les jours et les nuicts, mais aussi les
saisons des annees toutes entieres, voire bien les revolutions des
Olympiades toutes accomplies, encore à peine en sort elle
à la fin, estant poulsee et chassee par autres douleurs,
comme un clou est poulsé par un autre plus fort. Car qui fut
oncques l'homme qui beust ou qui mangeast autant de temps durant,
comme endurent la soif ceux qui ont la fiebvre, ou supportent la
faim ceux qui sont assiegez? et où est le soulas et le
plaisir que lon prend à la compagnie et conversation de ses
amis, qui dure autant de temps comme les tyrans font supporter
<p 279r>de gehennes et de tourmens à ceux qui tombent
en leurs mains? et tout cela ne procede d'ailleurs que de
inhabilité et incapacité du corps à mener vie
voluptueuse, d'autant qu'il est plus apte et plus propre à
supporter les douleurs et les labeurs que non pas à
jouïr des delices et voluptez. Car contre les travaux et
douleurs il monstre qu'il a force pour les endurer, là
où en la jouïssance des plaisirs et voluptez il monstre
incontinent son impuissance et sa foiblesse, par ce qu'il s'en lasse
et s'en saoule tout aussi tost: à l'occasion dequoy quand ils
voyent que nous nous voulons un petit estendre à discourir
sur ce vivre joyeusement et voluptueusement, ils nous rompent
incontinent nostre propos, confessans eulx-mesmes que la
volupté du corps et de la chair est fort foible et petite, ou
pour dire la verité, que elle passe en un moment, si ce n'est
qu'ils s'accordent à mentir et à dire tout autrement
qu'ils ne pensent, comme Metrodorus quand il dit, Nous mesprisons et
crachons alencontre des voluptez du corps:» et Epicurus
escrivant, que le sage tombé en maladie, bien souvent se rit
et se resjouit au milieu des plus aigres et plus excessives douleurs
de sa maladie corporelle. Comment doncques est-il possible que ceux
qui portent si legerement et si aisément les angoisseuses
douleurs du corps, facent aucun compte des voluptez? car encore
qu'elles ne cedassent aux douleurs ny en grandeur, ny en longueur de
temps et de duree, si est-ce que pour le moins elles ont relation et
respondance à icelles, d'autant que Epicurus leur a
donné ceste definition generale et commune à toutes
que c'est une substraction de tout ce qui peut causer et apporter
douleur: comme si la nature estendoit la joye jusques à
dissouldre seulement la douleur, et ne permettoit pas qu'elle peust
passer plus outre en augmentation de volupté, ains que quand
elle est arrivee jusques à ce point-là, de ne sentir
plus de douleur, elle receust seulement quelques diversifications et
desguisements non necessaires: mais le chemin pour parvenir avec
appetit à cest estat-là, qui est toute la mesure de
volupté, est fort brief et fort court. Voyla pourquoy
s'appercevans bien que ce lieu-là est fort estroit et fort
maigre, ils transferent leur fin souveraine, qui est la
volupté du corps, comme d'un champ sterile en un plus fecond
et plus fertile, qui est l'ame: comme si là nous devions
tousjours avoir les jardins, vergers et prairies toutes couvertes de
voluptez, là où en l'Isle d'Ithaque, comme dit
Telemachus en Homere,
Il n'y a point de grandes larges plaines,
Qui à courir soient aptes et idoines:
aussi n'y a-il point en nostre pauvre chair de fruition de
volupté qui soit unie et toute plaine, ains est toute
raboteuse, entre-meslee de plusieurs agitations contraires à
la nature et fiebvreuses. Comment, dit adonc Zeuxippus, ne te
semble-il pas que ces gens icy facent bien en cela, de commancer au
corps, où il semble que la volupté s'engendre
premierement, et puis achever en l'ame, comme en celle qui est plus
constante et plus ferme, et y mettre toute la perfection? Si fait
certes, dis-je, il me semble qu'ils font tresbien et selon nature,
si tant est qu'ils y cerchent et y treuvent ce qui est plus parfait
et meilleur, comme font les personnes qui s'addonnent à la
vie contemplative ou active: mais si puis apres vous les oyez
protester et crier à pleine teste, que l'ame ne s'esjouit de
chose du monde quelle qu'elle soit, ny ne se contente et appaise
sinon des voluptez corporelles presentes, ou prochaines à
venir, et qu'en cela seul gist son bien souverain, ne vous semble-il
pas qu'en remuant ainsi la volupté du corps en l'ame, ils
font ne plus ne moins que ceux qui frelattent et transvasent le vin
d'un vaisseau gasté ou percé, et qui s'en va par tout,
en un autre meilleur et mieulx relié, pour l'y conserver plus
longuement, et qu'ils pensent en cela faire chose plus belle et plus
honorable? et toutefois le temps conserve et bonifie le vin qui est
ainsi trans-vase? et frelatté: mais de la volupté
l'ame n'en reçoit sinon la souvenance, comme une odeur, et
n'en retient ny n'en reserve autre chose: par ce que tout
<p 279v>aussi tost qu'elle a boullu un bouillon, par maniere
de dire, en la chair, elle s'estaint, et ce qui en demeure en la
memoire, n'est rien plus qu'une ombre et une fumee: ne plus ne moins
que si quelqu'un faisoit en soy un recueil et amas tout rance des
pensees de ce qu'il auroit autrefois ou mangé ou beu, et se
repaissoit de cela à faute d'autres vins et viandes presentes
et recentes. Or voyez combien les Cyrenaïques parlent plus
modestement, encore qu'ils aient les uns et les autres beu en une
mesme bouteille qu'Epicurus: car ils ne veulent pas que lon exerce
le plaisir de l'amour ouvertement à la lumiere, ains veulent
que lon le couvre et cache des tenebres de la nuict, de peur que la
pensee recevant par la veuë tout clarement les images de telle
action, ne soit cause d'en rallumer souvent les appetits: et ceulx-
cy au contraire tiennent, qu'en cela gist et consiste la perfection
de la felicité du sage, qu'il se souvient certainement, et
retient evidemment toutes les figures, les gestes et mouvements des
voluptez passees. Or si telles preceptions sont indignes du nom de
ceulx qui font profession de sapience, de laisser ainsi telles
laveures et ordures de voluptez demeurer et crouppir en l'ame du
sage, comme en la cloaque et sentine du corps, je ne m'arresteray
point à le discourir pour ceste heure. Mais qu'il soit
impossible que telles choses rendent l'homme heureux, ny le facent
vivre joyeusement, il est de soy tout manifeste: car la
volupté de se souvenir du plaisir passé ne peult estre
grande à ceux à qui la jouyssance du present est
petite: ny à ceux à qui il est expedient d'en peu
faire, et de s'en retirer promptement, il ne peut estre utile d'y
penser apres le faict longuement, veu qu'à ceux mesmes qui
sont les plus sensuels, et plus subjects au plaisir de la chair, la
joye ne leur demeure pas apres qu'ils ont achevé, ains leur
reste seulement une ombre, et comme une illusion de songe en
l'esprit, apres que la volupté s'en est envolee, pour
tousjours entretenir et allumer le feu de leur concupiscence: ne
plus ne moins que ceux qui aians soif songent qu'ils boivent en
dormant, ou qu'ils jouyssent de leurs amours: telles voluptez
imparfaittes, et jouyssances imaginaires en l'air, ne font que plus
asprement aiguillonner et exciter la luxure. Ny à ceux-
là doncques encore n'est point non plus delectable la
souvenance des voluptez qu'ils ont jouyes par le passé, ains
d'un peu de reste de plaisir fort foible et fort vain qui leur
demeure, se resveille un furieux appetit qui les poinçonne et
ne les laisse point reposer. Ny n'est pas aussi vraysemblable que
ceux qui sont honestes et continents s'amusent à rememorer et
recorder telles choses, comme s'ils les lisoient en un papier
journal, ainsi que l'on se mocquoit d'un Corniades, qu'on disoit
qu'il le faisoit, Combien de fois ay-je couché avec Hedia ou
avec Leontion? En quels et combien de lieux ay-je beu du vin
Thasien? A combien de festes du vingtiéme des mois ay-je fait
grand chere? Car ceste passionnee affection de vouloir ainsi
rememorer et se representer ses bonnes cheres passees, monstre et
argue evidemment une envie forsennee et bestiale ardeur d'appetit
apres les actes de volupté presente, ou attendue et esperee.
Et pourtant me semble-il que ces gens icy s'estans bien apperceus,
que de leur dire s'en ensuyvoient tant d'inconvenients et tant
d'absurditez, ont eu recours à l'indolence et à la
bonne disposition du corps, comme si le vivre joyeusement et
heureusement consistoit en imaginer et penser, que telle disposition
doive estre ou avoir esté en quelques uns: car ceste ferme
constitution et bon portement de la chair, ce disent-ils, et
l'asseuree esperance qu'elle continuera, apporte une extreme joye et
tres-asseuré contentement à ceux qui le peuvent bien
discourir en leur entendement. Qu'il soit ainsi, considerez
premierement ce qu'ils font, et comment ils remuent et transportent
du hault en bas ceste ou volupté, ou indolence, ou ferme
disposition de la chair, comment que ce soit qu'ils la baptisent, en
la transferent du corps en l'ame, et puis de l'ame au corps: pour
autant qu'elle s'ensuit et s'escoule par tout, estans contraincts de
la lier et attacher à son principe, <p 280r>en
estayant la volupté du corps avec la joye de l'ame, et
reciproquement terminans la joye de l'ame en l'esperance de la
volupté du corps. Mais comment est-il possible que le
fondement estant ainsi mouvant et esbranlé, ce qui est basty
dessus ne le soit aussi? ou que l'esperance soit asseuree, et la
joye bien ferme, estant appuyee et fondee sur un soubassement
subject et expose à si grand branle, et à tant et de
si grandes mutations, comme sont celles qui espient ordinairement le
corps, estant subject à beaucoup de necessitez et de heurts
au dehors, et aiant au dedans les sources et principes de plusieurs
maulx que le discours de la raison ne peut destourner de divertir.
Car autrement ne fussent pas advenues à hommes prudents et
sages comme ils sont, les maladies de suppression d'urine, de
difficulté de pisser, de flux de ventres, espraintes et
racleurs de boyaux, de phthises ou d'hydropisies, dont Epicurus luy
mesme a esté tourmenté des unes, et Polyaenus des
autres, et Neocles et Agathobulus en ont encore esté emportez
d'autres: ce que je n'allegue pas en intention de leur en faire
reproche, sçachant tresbien que Pherecydes et Heraclitus,
grands et dignes personnages, ont bien aussi esté travaillez
de grandes et griefves maladies: mais nous leur demandons s'ils
veulent que leurs propos s'accordent avec les accidents qu'eulx-
mesmes endurent, et qu'ils ne soient pas trouvez estre faulses
braveries, et eulx convaincus de vanité et de menterie,
qu'ils ne dient et n'asseurent pas que la bonne disposition de la
chair soit le principe de toute joye, et qu'ils ne nous cuydent pas
faire à croire que ceux qui sont tombez en travaux
angoisseux, et maladies fort douloureuses, rient, gaudissent et
facent grand' chere: car il est bien possible que le corps se treuve
souvent en bonne et ferme disposition, mais qu'il y ait esperance
asseuree et certaine qu'elle doive continuer, il n'y en peut avoir
en ame sage et de bon jugement, ains comme Aeschylus dit qu'en la
mer,
La nuict apporte à tout pilote sage
Tousjours douleur et peur de quelque orage:
car l'advenir est tousjours incertain. Parquoy il est impossible que
l'ame qui colloque et constitue son bien souverain en la bonne
disposition du corps, et en l'esperance qu'il continuera en icelle,
demeure sans crainte et sans tourmente, par ce que le corps n'a pas
seulement les orages et tempestes de dehors comme la mer, ains la
plus part de ses troubles et agitations, et les plus violentes, sont
celles qu'il produit de soy mesme: et y auroit plus de raison
d'esperer beau temps et serein en hyver, que non pas de se promettre
une disposition de corps exempte de toute douleur et tout mal, qui
deust longuement perseverer: car qu'est-ce qui a donné aux
poëtes occasion d'appeller la vie des hommes journaliere,
instable, inconstante et incertaine, et de la comparer aux feuilles
des arbres qui naissent en la prime-vere, et tombent en Automne,
sinon l'imbecillité et foiblesse de la chair subjecte
à infinies infirmitez, inconveniens et dangers, de laquelle
les medecins mesmes nous admonestent de craindre, voire de reprimer
et diminuer, le supreme en-bon-poinct? car c'est chose perilleuse,
ce dit Hippocrates, que la bonne disposition quand elle est arrivee
à son dernier poinct.
Qui florissoit n'agueres en beau taint,
Soudainement est demouré estaint,
Comme du ciel une estoille tombee:
ainsi que dit Euripide. Qui plus est, lon tient que les personnes
qui sont en fleur de beauté, si elles sont regardees d'un
oeil envieux et sorcier, elles en reçoivent du dommage,
d'autant que tout ce qui est en sa perfection de vigueur, est
subject à soudaine mutation, à cause de la foiblesse
et imbecillité du corps. Et qu'il n'y ait point d'asseurance
que l'homme puisse passer sa vie sans douleur, il se peut evidemment
monstrer par ce que eulx-mesmes disent aux autres: car ils tiennent,
que ceulx qui commettent des crimes contre les loix, sont toute leur
vie en misere et en crainte, pour ce <p 280v>que encore
qu'ils puissent vivre cachez, si est-il impossible qu'ils en
puissent prendre asseurance, et se promettre qu'ils n'en seront
jamais descouverts, tellement que la doute de l'advenir ne les
laisse pas jouïr ny s'asseurer de l'impunité presente:
mais en disant cela, ils ne s'apperçoivent pas, que c'est
autant contre eulx mesmes, comme contre les autres: car tout de
mesme, il est bien possible qu'eulx soient en santé, et bonne
disposition pour quelque temps, mais de s'asseurer qu'ils y
demoureront tousjours ou longuement, il est impossible: et est force
qu'ils soient tousjours en doute et deffiance de l'advenir, comme
une femme grosse qui attend l'heure de son travail, à cause
du corps, ou bien qu'ils dient comment ils attendent encore une
esperance feable et certaine de luy, veu que jamais ils ne l'ont peu
cy devant acquerir jusques icy: car il ne suffit d'estre
asseuré que l'on n'a rien commis ny eu volonté de
commettre contre les loix pour s'asseurer, pour ce que lon ne
redoubte pas le souffrir peine justement, ains le souffrir
simplement: et s'il est mauvais et fascheux de se trouver
empestré de ses propres forfaitures, il ne peut qu'il ne soit
dangereux aussi, de se trouver empestré de celles d'autruy,
comme si la violence et cruauté de Lachares ne travailloit
pas plus les Atheniens, et celle de Dionysius les Syracusains, que
eulx mesmes, pour le moins les travailloit elle autant: car en les
tourmentant ils estoient tourmentez eulx-mesmes, et s'attendoient
bien de recevoir un jour la punition des torts et oultrages qu'ils
faisoient les premiers à leurs citoyens qui tomboient en
leurs mains. Il n'est ja besoing que j'allegue à ce propos
une fureur de peuple, une cruauté de brigans, une
meschanceté de presumptifs heritiers, une pestilence et
corruption d'air, une mer bruyante, de laquelle Epicurus luy mesme
escrit, qu'en naviguant en la ville de Lampsaque il faillit à
estre englouty: il suffit seulement de mettre en avant la nature de
la chair, laquelle a dedans soy-mesme la matiere de toutes maladies,
prenant, comme lon dit communement par maniere de risee, du boeuf
mesme les courroyes, c'est à dire les douleurs du corps
mesme, par où elle rend la vie autant angoisseuse et
dangereuse aux bons, comme aux meschants, s'ils apprennent à
se resjouïr et à fonder la fiance et seureté de
leur joye pour cause de la chair, et sur l'esperance d'icelle.
Parquoy il fault conclure, que non seulement ils prennent un mal-
feable et peu asseuré principe et fondement de vivre
joyeusement, mais aussi petit et vil, n'aiant dignité
quelconque, s'il est ainsi que l'eviter mal soit leur joye et leur
felicité souveraine, disans qu'il ne se peut entendre ny
comprendre autrement, et brief que la nature mesme ne
sçauroit où loger le bien, sinon seulement là
dont elle chasse le mal, ainsi comme escrit Metrodorus en son
traitté contre les Sophistes: de maniere qu'il faut selon
eulx definir le bien, estre fuyr le mal: car on ne sçauroit
où mettre le bien et la joye, sinon là dont seroit
deslogé le mal et la douleur. Autant en escrit Epicurus, Que
la nature du bien s'engendre de la fuite du mal, et de la memoire de
la pensee et du plaisir de se souvenir que lon a esté tel, et
que tel cas est advenu: par ce que ce qui fait et donne une joye
inestimable et incomparable, c'est proprement cela, quand on
sçait que l'on a eschappé un grand mal: et est cela,
dit-il, certainement la nature et l'estre du bien, si lon assene
droittement là où il faut, ainsi comme il appartient,
et que lon s'arreste là, sans vaguer en vain çà
et là, en babillant de la definition du souverain bien. O la
grande felicité, et la grande volupté dont
jouïssent ces gens-là, s'esjouissans de ce qu'ils
n'endurent point de mal, qu'ils ne sentent aucun ennuy, ny ne
souffrent douleur quelconque! N'ont-ils pas bien occasion de s'en
glorifier, et de dire ce qu'ils disent d'eulx mesmes, en s'appellant
egaux aux Dieux immortels? et pour les excessives sublimitez et
grandeurs de leurs biens, crier à pleine teste, et hurler de
joye, comme ceulx qui sont espris de la fureur de Bacchus, pource
que aiants surpassé tous autres hommes en sagesse et vigueur
d'entendement, ils ont seuls inventé le bien souverain,
celeste et divin, où il n'y a meslange <p 281r>aucune
de mal: tellement que leur beatitude ne cede aucunement à
celle des pourceaux et des moutons, estant par eulx constituee, en
se trouver bien de la chair, et de l'ame pour cause de la chair. Car
quant aux animaux qui sont un peu plus gentils, et qui ont plus
d'esprit, la fuitte de mal n'est point le comble de leur bien: car
quand ils sont saouls, ils se mettent aucuns à chanter, les
autres à nager, les autres à voler, et à
contrefaire toutes sortes de voix et de sons, en se jouant de
guayeté de coeur, pour le plaisir qu'ils y prennent: et puis
ils s'entrefont des caresses, jouënt et saultent les unes avec
les autres, monstrants par là, que apres qu'ils sont sortis
du mal, la nature les incite à cercher et poursuyvre encore
le bien, ou plus tost qu'ils jettent et chassent arriere d'eulx tout
ce qui est douloureux et estranger, comme les empeschant de
poursuyvre ce qui est meilleur, plus propre, et plus selon leur
nature: car ce qui est necessaire, n'est pas incontinent bon, ains
le desirable et choisissable est situé pardelà et plus
avant que la fuitte de mal, voire certes l'agreable et le propre et
naturel, comme disoit Platon, lequel defendoit d'appeller, et ne
vouloit pas que lon estimast la delivrance de tristesse et d'ennuy,
volupté, ains comme le premier esbauchement des gros traicts
d'une painture, et une mixtion de ce qui est propre et estranger,
naturel et contre nature, ne plus ne moins que de blanc et de noir.
Mais il y a des gens qui montans du bas au milieu, à fault de
bien sçavoir et entendre que c'est du bas, et que c'est du
milieu, estiment que le milieu soit la cyme et le bout, comme font
Epicurus et Metrodorus, qui definissent la nature et substance du
bien, estre fuitte et delivrance du mal, et s'esjouïssent d'une
joye d'esclaves, ou de captifs prisonniers, que lon a tirez des
prisons et deferrez, qui tienent pour un grand bien, que lon les
lave et les huyle, apres qu'ils ont esté bien fouëttez
et deschirez d'escorgees, et qui au demourant n'essayerent ny ne
sçeurent jamais que c'est d'une pure, nette et liberale joye,
non point cicatricee: car si la galle, la demangeaison de la chair,
et la chassie des yeux, sont choses mauvaises et fascheuses, et que
la nature refuit, il ne s'ensuit pas pourtant, que le gratter sa
peau et frotter ses yeux soient choses bonnes et heureuses: ne si
superstitieusement craindre les Dieux, et tousjours estre en
angoisse et en frayeur de ce que lon raconte des enfers, est
mauvais: il ne faut pas inferer que pour en estre exempt et delivre,
on soit incontinent bien-heureux ny bien joyeux. Certainement ils
assignent une bien petite et estroitte place à la joye, pour
se pouvoir esguayer et promener à son aise, jusques à
ne se point esmayer ny troubler de l'apprehension des peines que lon
descrit aux enfers. Ceste leur opinion passant oultre les communes
du vulgaire, met pour le but et la fin derniere de sa sapience, une
chose que lon voit clairement estre aux bestes brutes: car si quant
à la bonne disposition du corps, il ne peult chaloir si c'est
ou par nature, ou par luy mesme, qu'il soit exempt de maladie: aussi
ne fait-il pas quant à la tranquillité de l'ame, et
n'est point plus grande chose qu'elle soit rassise hors de toute
perturbation, pour avoir acquis ce repos de soy mesme, que pour
l'avoir de la nature: encore que lon pourroit avec raison soustenir,
que la disposition soit plus robuste, qui par sa nature ne
reçoit point ce qui travaille et tourmente, que celle qui
avec jugement et diligence de doctrine le fuit. Mais posons le cas,
que l'un soit aussi digne que l'autre, par là il apparoistra
pour le moins, qu'ils n'ont en cela rien de plus grand et meilleur
que les bestes, quant à ne se angoisser et troubler point de
ce que lon raconte des enfers et des Dieux, et à ne craindre
point apres la mort des peines et des tourments qui n'auront jamais
fin. Et qu'il soit vray, Epicurus certes luy mesme escrit ainsi: Si
les souspeçons et imaginations, que les hommes ont
conceuës des impressions qui sont et qui apparoissent en l'air
et au ciel, ne nous eussent travaillez, ny semblablement celles de
la mort et des peines d'apres elle: nous n'eussions point eu de
besoing d'aller recercher les causes naturelles, non plus que les
animaux qui n'ont point de mauvaises <p 281v>suspicions des
Dieux, ny des opinions qui les tourmentent, touchant ce qui leur
doit arriver apres leur mort, car ils ne pensent ny ne croyent point
qu'il y ait aucun mal. Et puis si en l'opinion qu'ils tienent des
Dieux, ils eussent laissé la provoyance divine, croyans que
par icelle le monde soit regy, il eust semblé que les sages
hommes eussent eu l'avantage sur les bestes brutes pour vivre
joyeusement, en ce qu'ils eussent eu bonnes esperances: mais estant
ainsi que la fin de toute leur doctrine touchant la nature des Dieux
est, d'en oster toute la crainte, et de n'en estre plus en esmoy ny
en soucy, il m'est advis que cela se treuve plus ferme et plus
certain en ceulx qui ne cognoissent du tout rien de Dieu, qu'en
ceulx qui disent le cognoistre bien, mais non point punissant, ny
mal-faisant: car ceulx-là ne sont point delivrez de
superstition, mais c'est pour autant qu'ils n'y tomberent jamais, ny
n'ont point laissé une opinion touchant les Dieux qui les
teint en transe, mais c'est pour autant qu'ils ne l'eurent oncques.
Autant en faut-il dire touchant les persuasions que lon a des
enfers, car ny les uns ny les autres n'ont esperance d'en tirer et
recevoir du bien: mais souspeçonner, craindre et redoubter ce
qui doit advenir apres la mort, est moins en ceulx qui n'ont point
d'opinion prejugee ny presumee de la mort, qu'en ceulx qui devant se
sont imprimé ceste persuasion, que la mort ne nous touche en
rien: et ne sçauroient eulx dire, qu'elle ne leur touche ny
appartiene en rien, veu qu'ils en discourent, qu'ils en escrivent et
disputent, là où les animaux n'y pensent, ny ne se
soucient aucunement de ce qui point ne leur appartient: vray est
qu'ils fuyent et se gardent d'estre frappez, blecez et tuez, et
c'est ce qu'ils redoubtent de la mort, et ce qui leur en est
espouventable. Voyla les biens qu'ils disent que la sapience leur a
apportez quant à eux: mais voyons maintenant et considerons
ceulx dont eulx mesmes se deboutent et se privent. Quant à
ces espanouissements de l'ame, qui se dilate pour la chair, et pour
les plaisirs qui sont en icelle, s'ils sont petits ou mediocres, ils
n'ont rien de grand, ne qui merite que lon en face cas: et s'ils
passent la mediocrité, oultre ce qu'ils sont vains, mal-
asseurez et incertains, on les devroit plus tost nommer voluptez
importunes et insolentes du corps, que non pas joyes ny plaisirs de
l'ame, qui rit aux voluptez sensuelles et corporelles, et participe
à ses dissolutions. Mais celles qui justement meritent
d'estre appellees joyes, liesses et resjouissances de l'ame, sont
toutes pures et nettes de leurs contraires, n'aiant rien
meslé parmy d'emotion fiebvreuse, ny de poincture qui les
picque, ny de repentance qui les suyve, ains est leur plaisir
vrayement spirituel, propre et naturel à l'ame, non point
emprunté ny attiré d'ailleurs, ny destitué de
raison, ains tresconjoinct à icelle, procedant de la partie
de l'entendement qui s'addonne à la contemplation de la
verité, et est desireuse de sçavoir, ou bien de celle
qui s'applique à faire et executer de grandes et honorables
choses. De l'une et de l'autre desquelles parties qui voudroit
tascher à nombrer, et se parforceroit de vouloir à
plein discourir, combien de plaisirs et de voluptez, et combien
grandes il en sont, il n'en viendroit jamais à bout: mais
pour en refreschir un peu la memoire, les histoires nous en
suggerent infinis beaux exemples, lesquels nous donnent un tres-
agreable passe-temps à les lire, et si ne nous saoulent
jamais, ains laissent tousjours le desir d'entendre la
verité, non content ny assouvy de sa propre volupté,
pour laquelle le mensonge mesme n'est pas du tout destitué de
grace, ains y a aux fables et fictions poëtiques, encore que
lon n'y adjouste point de foy, quelque force et efficace en
delectant de persuader. Car pensez en vous mesmes avec quelle
chaleur de delectation et d'affection on lit le livre de Platon, qui
est intitulé Atlantique, et les derniers livres de l'Iliade
d'Homere, et combien nous regrettons que nous ne voyons au long ce
qui s'en faut que la fable ne soit toute parachevee, comme si
c'estoient de beaux temples ou de beaux theatres fermez: car
cognoissance de la verité de toutes choses est si aimable
<p 282r>et si desirable, qu'il semble que le vivre et
l'estre mesme depende de cognoistre et de sçavoir, et que ce
qui est le plus triste, et le plus odieux en la mort, soit oubly,
ignorance et tenebres, qui est la raison par laquelle tous hommes
presque combattent et font la guerre à l'encontre de ceulx
qui ostent le sentiment aux trespassez, mettans tout le vivre,
l'estre, et la joye de l'homme, au sentiment, et en la cognoissance
de l'ame: tellement que les choses mesmes qui sont fascheuses, on
les oit aucunefois avec quelque plaisir, et bien souvent encore que
lon soit tout troublé de ce que lon entend dire, voire et que
lon en ait les larmes aux yeux, si ne laisse lon pas de prier ceux
qui les racontent, d'achever: comme fait Oedipus en Sophocles,
LE MESSAGER.
Helas je suis sur le poinct de te dire
Ce qu'il y a en tout ce mal de pire.
OEDIPUS.
Helas et moy sur le poinct de l'ouyr,
Mais point ne faut à l'escouter fuyr.
Toutefois cela pourroit estre un ruisseau d'incontinence, procedant
de la curiosité de vouloir tout entendre et sçavoir,
en forceant tout le jugement de la raison: mais quand une narration
qui ne contient rien de triste ny de nuysible, ains toutes
adventures et actions grandes et honorables, est couchee en beau
langage, avec la grace, nerfs, et force d'eloquence, comme sont les
histoires d'Herodote, de Xenophon en ses Annales de la Grece, et de
la Perse, ou ce que Homere divinement a chanté en ses vers,
ou Eudoxus en sa peregrination et description du monde, ou Aristote
en son traitté de la fondation gouvernement et institution
des grandes villes, ou Aristoxenus qui a couché par escrit
les vies des hommes illustres, il y a beaucoup de plaisir et de
contentement, et jamais repentance ny desplaisir ne s'en ensuit
apres. Et qui est celuy qui ayant faim mangeroit plus volontiers des
delicates viandes ou ayant soif beuroit plus tost des vins friands
et delicieux des Phéaciens, qu'il ne liroit toute la fiction
du voyage et peregrination d'Ulysses? Et qui est celuy qui prendroit
plus de plaisir à coucher avec une belle femme, qu'à
passer la nuict à lire ce que Xenophon a escrit de Panthea,
ou Aristobulus de Timoclea, ou Theopompus de Thisbé? ces
plaisirs-là sont voluptez propres à l'ame. Mais ces
Epicuriens icy rejettent aussi tous les plaisirs qui procedent des
subtiles inventions des Mathematiques: et toutefois la delectation
que lon reçoit en lisant les histoires, est toute simple,
coulante et unie: mais les plaisirs que lon reçoit de la
Geometrie, de l'Astronomie, et de la Musique, ont je ne sçay
quoy d'aiguillon d'avantage, et un attraict de varieté si
delectable, qu'il semble que les hommes en soient charmez et
enchantez, attirans et retenans les hommes avec leurs descriptions,
ne plus ne moins qui si c'estoient sorcelleries et enchantemens: de
maniere que qui en a une fois gousté, et qui en a quelque
experience, s'en va par tout chantant ces vers de Sophocles,
Des Muses furieux desir
Est venu le mien coeur saisir:
Je vois à la cyme du mont,
Où de la lyre me semont
La melodieuse harmonie.
Un Thamyras ne chante et n'est ravy d'autre chose, ny un Eudoxus, un
Aristarchus, un Archimedes: car veu que ceux qui se delectent de
l'art de peindre, prennent si grand plaisir à l'excellence de
leurs ouvrages, qui Nicias jadis peignant l'evocation et conjuration
des ames des trespassez, qui est en l'Odyssee d'Homere, estoit si
affectionné apres, qu'il demandoit souvent à ses gens
s'il avoit disné: et quand la peinture fut parachevee, le Roy
d'Aegypte Ptolomee luy en envoya presenter soixante talents,
<p 282v>qui vallent trente six mille escus: lesquels il
refuza, et ne voulut oncques vendre son ouvrage. Quelles doncques et
combien grandes voluptez devons nous estimez que recueilloit de la
Geometrie et de l'Astronomie un Euclides, quand il escrivoit ses
propositions de Perspective: et Philippus, quand il composoit les
Demonstrations des diverses formes et figures que monstre la Lune:
et Archimedes, quand il inventa par le moyen de l'instrument qui
s'appelle l'Angle, que le diametre, c'est à dire le travers
du corps du Soleil, est la mesme partie du plus grand cercle, que
l'angle, par où on le voit, l'est des quatre droicts: et
Apollonius et Aristarchus, qui ont esté inventeurs de
semblables propositions, dont l'intelligence et contemplation
apportent encore aujourd'huy de grandes voluptez, et merveilleuse
hautesse de coeur et magnanimité à ceux qui les
peuvent entendre? Et ne meritent pas les ordes et salles voluptez
des cuysines et bourdelages d'estre comparees à celles-cy, en
contaminant le sainct mont de Helicon et les Muses,
Là où pasteur n'oza jamais mener
Aucun troupeau paistre ny promener,
Et où le fer, dont les arbres on tranche,
Ne couppa onc pas une seule branche.
Car ces plaisirs-là sont les vrayes pastures impollues des
gentilles abeilles sans souillure quelconque, là où
celles du corps ressemblent proprement aux demangeaisons et
grattements des boucs et des pourceaux, qui outre le corps,
emplissent encore de leurs ordures la partie sensuelle de l'ame,
subjecte à toutes passions et perturbations. Il est bien vray
que le desir et la cupidité de jouïr des voluptez est
passion hardie et audacieuse à entreprendre choses diverses:
mais encore ne s'est-il point trouvé jusques icy d'amoureux,
qui pour avoir couché avec son amie, ait sacrifié un
boeuf: ny pas un gourmand qui souhaittast de se pouvoir emplir un
jour à coeur saoul des viandes delicieuses, confitures et
patisseries que lon sert aux Roys, à la charge de mourir
incontinent apres: là où Eudoxus souhaittoit et
faisoit prieres, qu'il peust veoir de pres les Soleil, comprendre sa
forme, sa grandeur, et sa beauté, et puis en estre
bruslé, comme fut Phaëton. Pythagoras, pour la preuve
d'un proposition qu'il avoit inventee, sacrifia un boeuf aux Muses,
ainsi comme escrit Apollodorus,
Pythagoras apres qu'il eust trouvé
Le noble escript, pour lequel bien prouvé
Il feit d'un boeuf solennel sacrifice.
Soit que ce fust la proposition, par laquelle il monstre, que la
ligne qui regard l'angle droict d'un triangle, a autant de puissance
comme les deux qui l'environnent: ou bien celle par laquelle il
mesure l'air de la section parabolique de la Pyramide ronde. Et
Archimedes qui estoit si ententif à trasser ses figures de
Geometrie, qu'il falloit que ses serviteurs l'en retirassent par
force, pour le mener huyler et laver en l'estuve: encore quand il
estoit là, trassoit-il avec l'estrille dont on le frottoit,
des figures sur la peau de son ventre: et un jour ainsi comme il se
baignoit, aiant inventé le moyen, par lequel il pourroit
adverer combien l'orfévre avoit desrobbé d'or en la
façon de la couronne, que le Roy Hireon luy avoit baillee
à faire, ne plus ne moins que s'il eust esté
soudainement espris et ravy de quelque fureur inspiree et divine, il
sortit hors du baing, criant çà et là, Je l'ay
trouvé, je l'ay trouvé, par plusieurs fois: là
où jamais nous n'entendismes qu'il y eust aucun friand ny
gourmand, qui allast de joye criant par tout, J'ay mangé,
j'ay mangé: ny amoureux, J'ay baisé, j'ay
baisé: combien qu'il y ait eu par le passé, et qu'il
y ait encore de present, dix mille fois dix mille, c'est à
dire, innumerables hommes dissolus: ains au contraire, nous
detestons ceux qui avec trop de monstre d'affection font des comptes
de leurs festins, comme gens qui font trop de cas de petites et
indignes voluptez, que lon <p 283r>deust avoir en mespris:
là où au contraire en lisant les escripts d'un
Eudoxus, d'un Archimedes, d'un Hipparchus, nous sommes ravis comme
eux d'un celeste et divin plaisir, et adjoustons foy au dire de
Platon, qui escrit, que les arts Mathematiques, estans mesprisez et
delaissez par ignorance, à faute de les entendre, neantmoins
pour la grace et le plaisir qu'ils ont, encore viennent-ils en
avant, en despit des ignorans. Toutes lesquelles voluptez si
grandes, et en si grand nombre, tousjours coulantes comme une
riviere continuelle, ces hommes icy destournent et derivent
ailleurs, pour empescher que ceux qui s'approchent d'eux, et
prestent l'oreille à leur doctrine, n'en tastent, ains leur
commandent que levant tous leurs appareils, ils les fuyent à
pleines voiles. Qui plus est, tous ceux de ceste secte, tant hommes
que femmes, prient et supplient Pythocles par Epicurus, qu'il ne
face compte quelconque de tous ces arts que nous appellons liberaux.
Et en louant une je ne sçay quel Apelles, entre autres belles
qualitez qu'ils luy attribuent, ils mettent, que dés son
commancement il s'estoit abstenu d'estudier és arts
Mathematiques, et n'en avoir jamais esté souillé ny
contaminé. Quant aux histoires (pour ne dire point comme de
toutes autres sciences ils n'ont jamais rien ouy ne veu)
j'allegueray seulement ce que Metrodorus escrit là où
il parles des poëtes «N'ayes point, dit-il, de honte, et
ne pense point que ce soit vergongne de confesser, que tu ne
sçais desquels estoit Hector, des Grecs ou des Troyens, ny
comment il y a aux premiers vers d'Homere, et te soucies aussi peu
de ceux qui sont au milieu.» Or a bien Epicurus entendu que les
voluptez corporelles, ne plus ne moins que les vents anniversaires
qui soufflent durant les jours caniculaires, se vont passant, et
cessent en fin totalement, apres que la fleur de l'aage de l'homme
est passee: et pourtant il fait une question, à
sçavoir si le sage estant devenu vieil, et ne pouvant plus
avoir compagnie de femme, prend encore plaisir à toucher,
taster, et manier les belles personnes, estant en cela bien loing de
la sentence du sage Sophocles, lequel disoit, qu'il estoit bien aise
d'estre eschappé des liens de l'amour et de la
volupté, comme du joug et de la chaine d'un maistre violent
et furieux. Mais à tout le moins falloit-il que ces
voluptueux icy, voyans que la vieillesse desseche et fait tarir
plusieurs voluptez corporelles, et que
Dame Venus aux vieux est courroucee,
comme dit Euripides, feissent provision de ces autres voluptez icy
spirituelles, comme de vivres secs, non subjects à pourriture
ny à corruption, pour attendre et soustenir un siege, et que
leurs festes de Venus et leurs lendemains fussent de passer leur
temps à lire quelques plaisantes histoires, ou quelques beaux
poëmes, ou quelque belle speculation de Musique, ou de
Geometrie: car il ne leur seroit jamais venu en pensee, de mettre en
avant ces attouchemens et maniemens-là, qui n'ont plus ny
dents ny yeux, en maniere de parler, et ne sont plus que
allechements et provocations de luxure amortie, s'ils eussent appris
à escrire d'Homere et d'Euripide, à tout le moins
comme Aristote, Heraclides, Dic@earchus en escrivent: mais ne
s'estans jamais souciez de faire munition et provision de tels
vivres, et toute leur vie au demourant estant mal-plaisante, aride
et seiche, comme ils disent, de la vertu, voulans tousjours estre en
voluptez continuelles, et le corps n'y pouvant plus fournir, ils
font des choses villaines et deshonnestes hors de temps et de
saison, par leurs confessions mesmes, s'efforceans de resveiller et
resusciter la memoire de leurs voluptez anciennes: et se servans de
ces vieilles-là, à faute d'autres plus fresches, comme
s'ils les eussent gardees en composte salees toutes mortes, et en
veulent rallumer d'autres expirees en leur chair, qui est desormais
comme une cendre froide contre la nature, à faut d'avoir
faict provision en leur ame d'aucune doulceur qui luy soit propre,
avec resjouissance digne d'elle. Et quant au reste des plaisirs
spirituels, nous en avons <p 283v>dit ce qui nous en est
venu en pensee de dire: mais quant à la Musique qui donne
à l'homme tant et de si grandes delectations, laquelle
neantmoins ils fuyent et rejettent, il ne seroit pas possible de
l'oublier ny passer soubs silence, quand bien on le voudroit, pour
les impertinences et absurditez grandes qu'en met Epicurus. Car en
ses questions il maintient que le sage est grand amateur de tous
spectacles, et plus que nul autre curieux et affectionné de
veoir et ouyr les passetemps que lon faict és Theatres durant
les festes de Bacchus: et neantmoins il ne veut pas donner lieu aux
disputes et questions des lettres humaines, non pas seulement
à la table quand on disne ou que lon soupe, ains conseille
aux Roys amateurs des lettres, de se faire plus tost lire des ruzes
de guerre, et d'ouyr des bouffonneries et plaisanteries à
leurs tables, que non pas des propos et disputes de la Musique, ou
de l'art poëtique: ainsi l'a-il escrit en son livre de la
royauté, comme s'il escrivoit à un Sardanapalus, ou
à un Naratus, qui fut jadis Satrape et gouverneur du
païs de Babylone. Car jamais Hieron, Attalus et Archelaus ne se
fussent laissez persuader, qu'ils deussent faire lever de leurs
tables un Euripides, un Simonides, un Melanippides, un Crates, un
Diodotus, pour y faire seoir en leurs places un Cardax, un Agriante,
ny un Callias bouffons et plaisans, et des Thrasonides et
Thrasyleons, qui ne sçavoient autre chose que faire rire, en
contrefaisant des lamentations et gemissemens, ou bien des
applaudissemens et battemens de mains: et si le premier Ptolom@eus
qui assembla un college d'hommes de lettres, eust rencontré
ces beaux enseignemens-là, et ces belles instructions
royales, n'eust-il pas dit aux Muses, O Muses, d'où vient
ceste envie? car il n'est point bien seant à nul Athenien de
haïr ainsi et faire la guerre aux Muses: mais comme dit
Pindare,
Ceux qui ne sont point des esleus
De Jupiter bien-voulus,
Tressaillent de peur, et s'effroyent
Quand la voix des Muses ils oyent.
Que dis-tu Epicurus? tu vas dés le fin matin au theatre pour
ouïr les sons des joueurs de cithres et de fleutes, et si en un
bancquet il advient qu'un Theophrastus discoure des accords de la
Musique, ou un Aristoxenus des nuances, ou un Aristophanes des
oeuvres d'Homere, bouscheras-tu les aureilles avec les deux mains,
de peur de les ouyr, pour la haine et pour l'horreur en quoy tu les
as? N'y a-il pas plus d'apparence et plus d'honnesteté, en ce
que lon recite du Roy de Scythie Athea, lequel comme l'excellent
joueur de fleutes Ismenias eust esté pris prisonnier de
guerre, et eust joué devant luy durant son souper, jura qu'il
prendroit plus de plaisir à ouyr hennir son cheval? et puis
ils ne veulent pas advouër quand on leur obiice qu'ils ont la
guerre juree, sans esperance de trefve ny de paix, avec toute
gentillesse et toute honnesteté. Et si vous en ostez la
volupté, qu'y a-il plus au monde de venerable, de sainct, de
pur et de net, qu'ils aiment, ne qu'ils embrassent? n'eust-il pas
esté plus raisonnable pour vivre joyeusement, de rebuter et
fuïr les senteurs et les parfums, comme font les escharbots et
les vautours, que non pas les propos et devis des lettres humaines,
et de la Musique? Car quelle fleute ou aubois, ne quelle cithre bien
accommodee pour chanter dessus,
Quelle chanson de Chorus envoyee
Hors de la bouche à gorge desployee,
Par gens en l'art de chanter tres-sçavans,
donna oncques tant de resjouïssance à Epicurus, ou
à Metrodorus, comme faisoient à Aristote, à
Theophrastus, à Hieronymus et à Dic@earchus les
discours, les regles et preceptes des chores ou charoles, et les
questions touchant les instrumens des aubois, touchant les
proportions, les consonances et accords? comme pour exemple,
<p 284r>quand ils enqueroient la cause, pourquoy c'est que
de deux tuyaux de fleutes, egaux au demourant, celuy qui est plus
estroit d'emboucheure, rend le son plus gros: et pourquoy est-ce,
que si on léve contremont la fleute, elle en devient plus
hautaine en tous ses tons: et au contraire si on la baisse et
estoupe, elle en sonne plus bassement: autant en fait-elle quand
elle est joincte et approchee d'une autre, et à l'opposite
quand elle est desjoincte et separee, elle sonne plus hault et plus
aigu: et pourquoy est-ce, que si lon seme par la place de la scene
où jouent les joueurs en un theatre, de la balle, ou bien de
la poulsiere, le peuple en est tout assourdy: et comme Alexandre
voulust en la ville de Pelle faire le devant de la scene du theatre
tout de bronze, l'architecte ne le voulut pas permettre, par ce
qu'il dit, que cela gasteroit la voix des joueurs: et pourquoy est-
ce qu'en la musique le genre harmonique resserre et attriste, et le
chromatique dilate et resjouit? Et puis les moeurs et naturels des
hommes que les poëtes representent en leurs escripts, leurs
ingenieuses fictions, la difference de leurs stiles, les solutions
des doubtes et questions que lon fait dessus, outre la delectation,
gentillesse et beauté qu'elles ont, encores apportent'elles
quant et quant je ne sçay quelle efficace de persuader, dont
chascun se peut servir à son profit: tellement qu'elles
pourroient, comme dit Xenophon, faire oublier jusques à
l'amour mesme, tant ceste volupté a de puissance: de laquelle
ces Epicuriens icy n'ont aucun sentiment, ny aucune experience, ny
n'en veulent avoir, qui pis est, comme ils disent eux-mesmes,
tendans toute la partie contemplative de l'ame à ne penser
à autre chose qu'au corps, et la tirant à fond
contrebas avec les cupiditez sensuelles et charnelles, ne plus ne
moins que les filets des pescheurs avec de petits rouleaux de plomb,
faisans comme les palefreniers ou bergers qui mettent devant leurs
bestes du foin, ou de la paille, ou de quelque herbe, comme estant
la propre pasture des animaux qu'ils ont en charge. Car n'est-il pas
ainsi qu'ils veulent engraisser l'ame, comme on fait des pourceaux,
avec les voluptez du corps, entant qu'ils veulent qu'elle se
resjouisse de ce qu'elle espere, que le corps en aura bien tost
jouïssance, ou bien qu'elle a souvenance de celles que elle a
jouyes par le passé, et ne luy permettent pas qu'elle
perçoive aucune particuliere douleur, ny aucune propre
delectation à elle seule? Et toutefois peut-il estre chose
plus estrange et plus hors de toute apparence de raison, que y aiant
deux parties desquelles l'homme est composé, l'ame et le
corps, et l'ame estant en plus digne degré, dire que le corps
ait un bien propre et particulier à luy selon nature, et que
l'ame n'en ait point, ains qu'elle demeure oysifve à regarder
le corps, en regardant aux passions et affections d'iceluy, en
s'esjouissant avec luy seulement, sans que d'elle mesme
originellement elle ait aucun mouvement, ny aucune election, ny
aucun desir, ny aucune joye? car il falloit, en se descouvrant tout
rondement et simplement, dire, que l'homme fust tout chair, comme
font aucuns qui nyent, tout à plat, qu'il y ait aucune
substance spirituelle, ou bien en laissant deux natures differentes
en nous, y laisser aussi quant et quant à chascune son bien
et son mal, son propre et naturel, et son estrange et contre-
naturel, comme entre les cinq sens naturels un chascun est bien
destiné et approprié à un certain subject
sensible, encore qu'ils soient tous fort compassibles et consentans
les uns aux autres. Or est-il que le propre sentiment de l'ame est
l'entendement, et de dire qu'il n'ait aucun propre subject, ny
spectacle, ny mouvement, ny affection qui luy soit propre, peculiere
et naturelle, il n'y auroit point de propos, si ce n'est que
d'adventure sans y penser, nous leur mettions sus des calomnieuses
imputations. Alors je pris la parole et luy dis, Non pas à
nostre jugement, car nous t'absoluons de toute action d'injure, et
pourtant poursuy hardiment ton propos jusques à la fin.
Comment (dit-il) Aristodemus ne me succedera-il doncques pas, si
d'adventure tu es du tout las de parler? Ouy bien certes, respondit
Aristodemus, mais ce sera quand tu te <p 284v>trouveras las
et recreu comme cestui-cy: mais maintenant attendu que tu es encore
tout frais et vigoureux, mon bon amy, ne t'espargne point pour ne
donner à penser, que ce soit mignardise qui te fait fuir la
lice. Certainement dit adonc Theon, c'est bien peu de chose et
tresfacile, que ce qui reste: car il ne reste plus que à
monstrer et raconter, combien il y a de joyes et de voluptez en la
vie active. Or confessent-ils eux-mesmes, qu'il y a trop plus de
plaisir à bien faire à autruy, que non pas à en
recevoir d'autruy: et est vray que lon peut faire bien de paroles
mesmes, mais le plus souvent et principalement de faict, ainsi comme
le nom mesme de benefice et de bien faire le donne à
cognoistre, et eux-mesmes le tesmoignent, comme nous oyons reciter
et recorder à cestui-cy, alleguant les paroles que profera,
et les missives que escrivit Epicurus à ses amis, haut-louant
et magnifiant Metrodorus, de ce que vaillamment et hardiment il
descendit de la ville d'Athenes jusques au port de Pir@ee, pour
secourir Mithres le Syrien, encore qu'il ne feist rien en ceste
saillie-là. Quelles doncques et combien grandes voluptez
devons nous estimer qu'estoient celles de Platon, quand Dion sortant
de son eschole et de sa discipline, alla ruiner le tyran Dionysius,
et delivrer la Sicile? et quelles joyes devoit sentir Aristote quand
il feit r'edifier la ville de sa naissance qui estoit toute par
terre, et feit rappeller ses citoyens qui en estoient tous chassez
et bannis? et quelles Theophrastus et Phidias, qui ruinerent les
tyrans qui avoit usurpé la domination de leur païs? car
combien d'hommes en particulier secoururent-ils, non point en leur
envoyant un boisseau de bled ou de farine, comme Epicurus en envoya
à quelques-uns, mais en faisant que ceux qui estoient bannis
de leur païs, et chassez de leurs maisons et de leurs biens, y
peussent retourner et rentrer, et que ceux qui estoient prisonniers
aux fers, en fussent delivrez, et ceux qui estoient privez de leurs
femmes et de leurs enfans, les peussent recouvrer? Qu'est-il besoing
de vous en dire d'avantage, à vous qui le sçavez
certainement? Mais quand je le voudrois, si me seroit-il impossible
de passer par dessus l'impudende et impertinence de cest homme,
lequel mettant soubs les pieds, et mesprisant les faicts de
Themistocles et de Miltiades, escrivoit de luy à ses amis en
ceste sorte: «Quant aux bleds que vous avez fournis et envoyez,
vous avez vaillamment et magnifiquement monstré le soing que
vous avez de nous, et avez declaré par signes qui montent
jusques au ciel, l'amour et bien-veuillance que vous me
portez.» de maniere que qui osteroit un peu de bleds de la
missive de ce philosophe, les paroles sont au reste couchees, comme
si c'estoit pour remercier quelqu'un d'avoir sauvé toute la
Grece, ou bien d'avoir delivré ou preservé tout le
peuple d'Athenes. Je ne me veux point amuser à deduire, que
pour les voluptez corporelles la nature a besoing de grands frais et
grosse despense, et que le plaisir qu'ils cerchent, ne gist point en
gros pains bis ny en potage de lentilles: ains requerent les
appetits de ces voluptueux icy des viandes exquises, des vins
delicieux, comme sont ceux de Thasos, des delicates senteurs et
odeurs precieuses de parfums, des patisseries, tartres et gasteaux
bien destrempez avec la liqueur de l'abeille aux roux-pennage: et
par dessus tout cela, encore de belles jeunes femmes, comme une
Leontion, une Boidion, une Hedia, une Nicedion, qu'il entretenoit et
nourrissoit en son verger de plaisance: mais au demourant quant aux
joyes et liesses de l'ame, il n'y a celuy qui ne die et ne confesse,
qu'il faut qu'elles soient fondees sur la grandeur de quelques
actions, et la beauté de quelques oeuvres memorables, si nous
ne voulons qu'elles soient trouvees futiles, basses et peuriles,
ains au contraire qu'elles soient reputees graves, constantes et
magnifiques. Mais de se vanter et exalter pour s'estre laissé
aller à toute dissolution de voluptez, comme feroient des
matelots et mariniers qui auroient celebré la feste de Venus,
et de faire gloire de ce qu'estant malade de l'espece d'hydropisie
que les medecins appellent ascites, il ne laissoit pas de faire des
festins et assemblees de ses amis, <p 285r>et qu'il ne
craignoit point d'adjouster encore de l'humeur d'avantage à
son hydropisie, et qu'il se fondoit d'une certaine espece de joye
meslee avec larmes, quand il se souvenoit des dernieres paroles que
luy avoit dittes son frere Neocles à son trespas il est
certain que nulle personne de sain entendement n'appellera jamais
ces sottises là liesses ny joyes, mais s'il y a aucun rire
qui se doive nommer Sardonien, qui soit propre à l'ame, c'est
à mon advis en telles resjouïssances forcees et meslees
de larmes: toutefois qui les voudra appeller joyes et liesses, qu'il
compare à l'encontre ces autres icy, et qu'il considere de
combien sont plus excellentes celles qui sont exprimees par ces
vers:
Par mes conseils de Sparte confondue
En armes a la gloire esté tondue.
Et, Cestuy-cy fut, amy passant, tant comme
Il a vescu, un clair soleil de Rome.
Et, Je ne sçay pas si un Dieu immortel
Je te doy dire, ou un homme mortel.
Et quand je me mets devant les yeux les hauts faicts d'un
Thrasybulus, d'un Pelopidas ou d'un Aristides, en la journee de
Platees, ou d'un Miltiades en celle de Marathon, alors je suis ravy
hors de moy-mesme, comme parle Herodote, et contrainct de dire, que
selon mon advis il y a en la vie active de ceux qui font ainsi tant
de beaux actes heroïques, plus de joye et de douceur que non
pas de gloire et d'honneur: à quoy porte tesmoignage le dire
d'Epaminondas mesme, lequel asseuroit, que le plus doulx
contentement qu'il eust eu en toute sa vie, estoit, que son pere et
sa mere vivans voyoient le trophee de la battaille de Leuctres,
qu'il avoit gaignee contre les Laced@emoniens, estant Capitaine
general des Thebains. Or comparons maintenant à la mere
d'Epaminondas, celle d'Epicurus, laquelle devoit estre bien aise de
voir son fils caché au fond d'un delicieux jardin, et verger
de plaisance: là où il faisoit des enfans à
moitié avec son familier Polyaenus, à une courtisane
natifve de la ville de Cyzique: car que la mere et la soeur de
Metrodorus fussent excessivement joyeuses de ce qu'il s'estoit
marié, on le peut voir par les livres et missives qu'il
escrit à son frere, et neantmoins ils vont par tout criant,
qu'ils ont vescu joyeusement, et ne font autre chose que magnifier
et exalter la delicatesse de leur vie, ne plus ne moins que les
esclaves, quand ils solennisent la feste de Saturne, soupans
ensemble, ou qu'ils celebrent celle de Bacchus, courans
çà et là, il n'est homme qui peust supporter
leurs crieries, et le bruit qu'ils menent en faisant et disant
à qui mieulx mieulx de telles lourderies:
Que chommes-tu, ô pauvre miserable?
Boy moy d'autant: la viande est sur table,
Fais bonne chere, et ne t'espargne point.
Apres ces mots les autres d'un cry joint
Se prennent tous à demener grand' feste:
L'un verse à boire, et l'autre sur sa teste
Met un chapeau de fleurs, l'autre tenant
Un laurier verd en sa main, entonnant
Avec sa voix rude et mal-accordante,
Quelque chanson rurale à Phoebus chante:
L'autre poulsant la porte prend deduit
A tenir hors sa compagne de lict.
Ne vous semble-il pas que ces sotties-là ressemblent
proprement aux lettres missives que Metrodorus escrit à son
frere en ces mots? «Il n'est ja besoing de s'aller exposer aux
dangers de la guerre, pour le salut de la Grece, ny se tuer le coeur
et le corps pour obtenir des Grecs une couronne en tesmoignage de
sapience, Timocrates, ains faut <p 285V>boire de bon vin, se
traitter bien, et manger, de sorte que le corps en reçoive
tout plaisir, et point de dommage.» Et puis en un autre passage
de ces mesmes escriptz il dit, O que je suis joyeux, et comme je me
glorifie d'avoir appris d'Epicurus à gratifier à mon
ventre, ainsi comme il faut! car à la verité, le bien
souverain de l'homme, ô physicien Timocrates, consiste au
ventre.» Brief, ces hommes icy descrivent, limitent et
terminent toute la grandeur de la volupté humaine au ventre,
comme à l'entour de son centre et de sa circonference, et
n'est pas possible que jamais ils participent d'une joye grande,
royale et magnifique, ne qui apporte une magnanimité et
hautesse de courage, une splendeur de gloire, un tranquillité
d'esprit qui s'espande en tout et par tout, attend qu'ils ont eleu
une vie cachee qui ne se monstre point au dehors, sans se vouloir
entremettre des affaires publiques, sans offices d'humanité,
qui n'est ravie et inspiree ny du desir de faire honneur, ny de bien
faire à autruy, et meriter de la Chose publique: car l'ame
n'est point chose petite, ny basse et vile, qui estende ses
cupiditez seulement jusques à ce qui est bon à manger,
comme font les poulpes leurs bras: car ces cupiditez-là sont
incontinent rassasiees, et saoulees en un moment d'heure: mais
depuis que les eslans et mouvements de l'ame, tendans à
l'honneur et à la gloire, et au contentement de la conscience
d'avoir bien fait, sont une fois venus à leur vigueur et
perfection, alors il ne prennent plus pour leur terme de duree
seulement la longueur de la vie humaine, ains le desir d'honneur, et
l'envie de profiter à la communauté des hommes,
ambrassant toute l'eternité, s'efforce de'aller tousjours en
avant, avec des actions qui leur donnent des joyes et voluptez
impossibles à exprimer, desquelles les grands personnages et
gens de bien ne se peuvent jamais despestrer, encore qu'ils les
fuyent, pource qu'elles les environnent de tous costez, et leur
vienent de tous costez au devant, quand ils ont par leurs bienfaicts
resjouy beaucoup de gens,
Chascun regarde un tel homme en la face,
Ainsi qu'un Dieu, quand par la ville il passe.
Car celuy qui a tellement dispose les autres envers soy, qu'ils
s'esjouissent et tressaillent d'aise quand ils le voyent, qu'ils
desirent le toucher, le saluër et parler à luy: il est
tout manifeste, voire à un aveugle, que celuy-là sent
en soy-mesme de grandes voluptez, et qu'il jouist d'un tres-doulx
contentement. voyla d'où vient que jamais ils ne se lassent
ny se faschent de servir et profiter au public, ains entend-on
tousjours de leurs bouches de tels propos,
Ton pere t'a en ce monde produit,
Pour aux humains porter beaucoup de fruict.
Et, Ne nous lassons jamais de profiter
Au genre humain, ny d'en bien meriter.
Et n'est ja besoing de parler de ceux qui ont esté
extremement gens de bien: car si à quelqu'un de ceux qui ne
sont pas du tout meschans, sur le poinct qu'il seroit prest à
mourir, celuy en la puissance duquel il se trouveroit, fust ou un
Dieu ou un Roy, luy donnoit une heure de respit, luy permettant de
l'employer auquel il voudroit, ou à executer quelque acte
memorable, ou à prendre son plaisir, pour incontinent apres
l'heure passee s'en aller recevoir la mort, qui seroit celuy qui
aimeroit mieulx en ce peu de temps de respit, coucher avec la
courtisane Laïs, ou bien boire du vin Arvisien, que de tuer le
tyran Arhias, pour delivrer de tyrannie la ville de Thebes? Quant
à moy je pense qu'il n'y a homme si perdu, qui n'aimast
mieulx l'un que l'autre: car mesme je voy entre les gladiateurs et
escrimeurs à oultrance, ceulx qui ne sont pas du tout
brutaulx et sauvages, ains Grecs de nation, quand il leur faut
entrer en l'arene et au camp clos, encore qu'on leur presente lors
plusieurs vivres et fort delicieux, si aiment-ils mieulx recommander
leurs femmes et leurs enfans à leurs <p 286r>amis, et
affranchir leurs esclaves, que non pas complaire à leurs
ventres et appetits sensuels. Mais encore supposons que ce soit
chose grande que des voluptez corporelles, elles sont aussi bien
communes à ceux qui s'entremettent des affaires publiques:
car comme dit le poëte,
Ils mangent pain et boivent vin vermeil,
et banquettent avec leurs amis, beaucoup plus alaigrement et plus
joyeusement, à mon advis, apres qu'ils sont retournez de
leurs combats, ou autres grands exploits, comme Alexandre et
Agesilaus, voire certes Phocion et Epaminondas, que non pas ceulx
icy qui se sont huylez au long du feu, ou qui se sont branlez tout
doucement en leurs littieres, en se mocquant de ceulx qui ont la
fruition de ces autres plus grandes et plus nobles voluptez. Car que
diroient-ils d'Epaminondas, lequel estant convié à
souper chez un sien amy, quand il veit que l'appareil qu'il y avoit,
estoit plus grand que ses facultez ne portoient, il n'y voulut pas
demourer à souper, disant, Je pensois que tu sacrifiasses aux
Dieux, non pas que tu feisses du prodigue: et veu qu'Alexandre le
grand refuza les cuysiniers et patissiers de la Royne de Carie Ada,
en disant qu'il en avoit de meilleurs, à sçavoir, pour
le disner, le lever matin et cheminer avant jour: et pour le souper,
le peu disner: et Philoxenus qui luy avoit escrit de deux beaux
jeunes garsons, s'il vouloit qu'il les achettast pour les luy
envoyer, il ne s'en fallut gueres qu'il ne le deposast de son
gouvernement: et toutefois qui le pouvoit mieux faire que luy: Mais
comme Hippocrates dit, que un labeur et une douleur moindre est
offusquee par une plus grande: aussi les voluptez qui procedent des
vertueuses et honorables actions, obscurcissent et amortissent de
leurs joyes et grandeurs celles qui proviennent du corps: et s'il
est ainsi, comme disent ces Epicuriens icy, que la souvenance des
plaisirs que lon a receu par le passé, soit un grand moyen
pour vivre joyeusement: il n'y a celuy de nous qui peust adjouster
foy à Epicurus, qui mourant en de tres-griefvres douleurs et
des tres-douloureuses maladies, il reconfortoit son tourment et ses
angoisses par la souvenance des voluptez qu'il avoit autrefois
jouyes: car il seroit plus aisé de voir l'image de sa face au
fond d'une eau agitee, et en une tourmente, que de ramener en son
entendement la memoire riante d'une volupté pieça
passee, en une si grande fiebvre et si griefve laceration du corps,
là où l'homme ne sçauroit chasser arriere de
soy, encore qu'il le voulust, la souvenance de ses louables et
vertueuses actions. Car comment eust jamais Alexandre peu perdre la
memoire de la journee d'Arbeles, ou Pelopidas oublier comment il
avoit desfait le tyran Leontiades, ou Themistocles la journee de
Salamine? car quant à celle de Marathon, les Atheniens la
festent et solennisent encore jusques aujourd'huy: et les Thebains,
celle de Leuctres: et nous-mesmes vrayement celle que Diophantus
gaigne pres le ville de Hyampolis, comme vous sçavez: car
nous la festons encore, et est tout le païs de la Phocide ce
jour-là tout plein de sacrifices, et d'honneur, que lon fait
à sa memoire, et n'y a celuy de nous qui soit si aise de ce
qu'il boit et qu'il mange, comme furent ceux qui gaignerent celle
victoire. On peut doncques penser quelle joye, quelle liesse et quel
contentement accompagnerent toute leur vie ceux qui executerent ces
haults faicts d'armes-là, veu que apres cinq cens ans, et
plus, la memoire d'iceulx en est encore conjoincte avec grande
resjouïssance. Et toutefois encore confessoit Epicurus, que de
la gloire il naissoit je ne sçay quoy de volupté. Et
comment eust-il peu faire de moins, veu que luy-mesme l'appetoit si
furieusement, et haletoit apres si desespereement, que non seulement
il desadvoüoit ses maistres et precepteurs, et contestoit
alencontre de Demetrius, à qui il avoit desrobbé
toutes ses doctrines, sur quelques syllabes ou quelques poincts, et
maintenoit qu'il n'avoit jamais eu homme sage ne sçavant que
luy, et ceulx qui avoient appris de luy? et qui plus est, il a bien
eu l'impudence de dire, que Colotes <p 286v>l'adoroit, en
luy embrassant les genoux, quand il l'entendoit discourir des causes
naturelles, et que son frere Neocles affermoit dés qu'ils
estoient enfans, que jamais homme n'avoit esté si sage ne si
sçavant que Epicurus, et que sa mere estoit bien-heureuse,
laquelle avoit porté en son ventre tant d'Atomes, c'est
à dire tant de petits corps indivisibles, qui avoient, en
s'amassant ensemble, formé un si sçavant personnage.
N'est-ce pas doncques ne plus ne moins que Callicratidas disoit
anciennement, que Conon adulteroit la mer, aussi que Epicurus
honteusement et à cachettes faisoit l'amour à la
gloire, et taschoit à forcer et corrompre l'honneur, pour ce
qu'il n'en pouvoit jouïr ouvertement, et si en estoit amoureux
et passionné de desir? Car tout ainsi que le corps humain en
temps de famine, d'autant qu'il n'a point de nourriture d'ailleurs,
est contrainct d'en prendre de sa propre substance contre nature:
aussi l'ambition fait un grand mal és ames des ambitieux: car
mourans de soif de gloire, et voyans qu'ils n'en peuvent avoir
d'ailleurs, elle les contrainct de se louër eux-mesmes: mais
ceulx qui sont ainsi passionnez de la cupidité d'honneur et
de gloire, ne confessent-ils pas manifestement, qu'ils rejettent de
grandes louanges par leur lascheté et foiblesse de coeur, en
fuyant les charges publiques, le maniement des affaires, et le
hanter aupres des grands, de là où Democritus disoit
que tous biens estoient venus en la vie des hommes? car il ne
pourroit jamais persuader au monde, que veu qu'il estimoit tant et
faisoit si grand compte du tesmoignage de Neocles, et de l'adoration
de Colotes, que s'il eust esté reçeu en la feste et
assemblee des jeux Olympiques avec acclamations de joye et
battements de mains, il ne fust sorty hors de soy, tant il en eust
eu de joye, et qu'il ne s'en fust allé brayant d'aise parmy
les rues comme un fol, ainsi que dit le poëte Sophocles,
Comme le vent souffle à son abandon
Le dubet blanc du vieux chenu chardon.
Et si c'est chose agreable de sçavoir que lon a bon nom, il
faut consequemment aussi confesser, que c'est chose fascheuse de
sentir que lon ait mauvais nom: or n'y a-il rien plus infame, ne qui
donne plus mauvaise reputation, que de n'avoir point d'amis, ne se
vouloir mesler de rien, ne croire, ny ne craindre point les Dieux,
vivre en toute dissolution, passer sa vie sans rien faire. Or est-il
que tous les hommes vivans, exceptez eulx, tienent que toutes ces
qualitez convienent à ceux de ceste secte-là. Il est
vray, dira quelqu'un, mais c'est à tort. Tant y a que nous ne
disputons pas maintenant de la verité, mais de la publique
opinion que l'on a d'eux. Je ne vous veux point alleguer les decrets
publiques de villes, ny les livres diffamatoires que lon a escrits
contre eulx, pource que cela seroit trop odieux. Si la
charité et dilection de peres et meres envers leurs enfans,
si manier les affaires publiques, gouverner une armee, avoir
authorité de magistrat, sont choses honorables et glorieuses:
il est force de confesser que ceulx qui disent, qu'il ne se faut
point travailler pour sauver la Grece, ains boire et manger, de
maniere que le ventre en reçoive plaisir, sans dommage ny
desplaisir, sont infames, et doivent estre tenus pour meschants: et
que sentans qu'ils sont tenus et reputez pour meschants, il est
force qu'ils en soient faschez et qu'ils en vivent mal plaisamment,
s'il est ainsi qu'ils mettent l'honneur, le bon nom, et la bonne
reputation entre les choses delectables. Apres que Theon eut
achevé d'ainsi parler, nous fusmes d'advis de cesser nostre
promenement, et suyvant nostre coustume nous asseismes sur des
sieges, là où nous demourasmes un peu de temps sans
mot dire, rememorans ce que nous avions entendu: car Zeuxippus
pensant à ce qui avoit esté dit, se prit à
demander, Et qui achevera ce qui reste plus à dire? Par ce
que aiant fait mention en passant de la divination et de la
providence divine, le discours nous donne à entendre, qu'il
n'est pas encore arrivé là où il en doit
demourer, pource que ce sont les poincts desquels plus se vantent et
se glorifient ces gens-là, et qui leur donnent
<p 287r>plus de contentement, plus de repos et de
tranquillité d'esprit, et plus d'asseurance d'avoir
osté tout cela (disent-ils) de la vie des hommes: pourtant
seroit-il bien necessaire d'en toucher quelque chose. Aristodemus
adonc prenant la Parole: Quant à la volupté, dit-il,
qu'ils pretendent en cest endroit, il me semble qu'il a esté
dit, que si leurs raisons vienent à bout de leur entente, et
qu'ils facent ce qu'ils taschent à faire, elles leur ostent
de l'esprit je ne sçay quelle crainte des Dieux, et ne
sçay quelle superstition, mais aussi qu'elles ne leur
impriment joye, ny liesse quelconque de la part des Dieux, ains
qu'elles les rendent tels envers eulx, en ce qu'ils n'en sont ny
troublez de crainte, ny consolez d'esperance, comme nous sommes
envers les poissons de la mer d'Hyrcanie, n'attendans ny bien ny mal
d'eulx: mais s'il faut adjouster aucune chose à ce qui a
esté dit, il me semble que je puis prendre cela comme receu
et approuvé par eulx. Premierement, qu'ils combattent fort et
ferme alencontre de ceulx qui defendent, que lon ne monstre sentir
aucune douleur, que lon ne pleure, et que lon ne souspire à
la mort de ses amis, et maintienent que ceste indolence-là
tendant à impassibilité, par maniere de dire, procede
d'un autre mal plus grand et plus grief, qui est une cruelle
inhumanité, ou une rage et furieuse cupidité de vaine
gloire: et pourtant qu'il vault mieux en souffrir un peu et s'en
douloir moderément, mais non pas jusques à en fondre
en larmes, ny à perdre les yeux à force de plorer, ny
à monstrer toutes ces passions que quelques uns faisans et
escrivans veulent qu'on les estime cordiaux envers leurs amis, et
gens de doulce humeur et de bonne amitié. Car Epicurus le met
en plusieurs endroits de ses escripts, et mesmement en ses missives,
où il fait mention de la mort de Hegesianax, escrivant
à Dositheus le pere, et à Pyrson le frere du
trespassé: car il n'y a pas long temps que par fortune ces
lettres me sont tombees entre les mains, et en imitant leur
façon d'arguer, je dis, que l'impieté d'estre
Atheiste, sans Dieu, n'est pas moindre peché que la
cruauté ou la furieuse cupidité de vaine gloire,
à laquelle impieté nous induisent les persuasions de
ceux qui ostent et la grace et le courroux aux Dieux: et pourtant
vault-il beaucoup mieux qu'à l'opinion et creance que lon a
des Dieux, il y ait meslee et adjoustee une affection composee de
reverence et de crainte, qu'en fuyant cela ne se laisser à
soy-mesme ny plaisir, ny esperance, ny asseurance en
prosperité, ny recours en adversité en la bonté
des Dieux. Bien est-il vray qu'il faudroit oster de l'opinion que
lon doit avoir d'iceulx, la superstition, ne plus ne moins qu'une
maille de l'oeil: mais s'il est possible, il ne fault pas pourtant
coupper par le pied, ny aveugler la foy et la creance que les
hommes, pour la plus part, ont des Dieux, laquelle n'est point,
comme ils faignent eulx, severe, triste, ny austere, en calomniant
ainsi la Providence divine, pour la rendre odieuse: ne plus ne moins
que lon fait peur aux petits enfans de l'Empuse, qui est un
fantosme, ou comme si c'estoit une Furie infernale ou tragique, qui
fust ainsi nommee: mais il n'y a point d'hommes qui craignent Dieu,
à qui il ne soit beaucoup meilleur de le craindre que
autrement,: car en le craignant comme un seigneur doulx et propice
aux bons, et ennemy des meschans, par ceste seule crainte, qui fait
qu'ils n'ont point besoing de plusieurs autres, ils sont delivrez
des emorces qui attirent les hommes bien souvent à mal faire,
et tenant de court le vice comme languissant aupres d'eulx, sans le
laisser eschapper, ils sont moins tourmentez que ceulx qui osent
bien prendre la hardiesse de l'employer et le mettre en besongne, et
puis incontinent apres ils en entrent en des peurs, et s'en
repentent. Au demourant quant à la disposition envers les
Dieux des communs hommes, qui sont ordinairement grossiers et
ignorans, mais non pas fort vicieux ny meschants, il est vray qu'il
y a parmy la reverence et l'honneur qu'ils portent aux Dieux,
quelque crainte et tremeur, laquelle s'appelle proprement
superstition: mais aussi y a-il infiniement plus de bonne esperance,
et de resjouïssance, qui fait qu'ils prient continuellement
<p 287v>pour l'heureux succes de leurs affaires, et
reçoivent toute prosperité comme leur estant envoyee
des cieulx: ce qui se peut monstrer et verifier par signes et
arguments tresgrands: car il n'y a esbattements qui plus nous
recreent que ceulx que nous prenons és temples, ny temps plus
joyeux que les festes, et ne faisons ny ne voyons chose quelconque
qui plus nous esgaye, que ce que nous faisons en ballant et chantant
aux temples des Dieux, ou en assistant aux sacrifices et ceremonies
du service des Dieux: car nostre ame n'est point alors triste,
morne, ny melancholique, comme si elle avoit affaire à
quelques tyrans, ou à quelques cruels bourreaux, ains
là où plus elle estime et se persuade que Dieu soit,
c'est là où plus elle dechasse arriere de soy tous
ennuis, toutes craintes et tous soucis, et se donne à toute
resjouïssance, jusques à boire d'autant, à
jouër et à rire, comme dit le poëte en parlant de
l'amour,
Et le vieillard et la vieille hydeuse,
Se souvenans de Venus amoureuse,
De joye encor' tressaillent en leur coeur.
Mais aux pompes des processions, et aux sacrifices non seulement le
vieillard et la vieille, le pauvre et l'homme de bas estat, mais
aussi
La garse esclave à la cuisse refaitte,
Qui à tourner une meule est subjette,
les serfs domestiques, les maneuvres qui vivent de la sueur de leur
bras, au jour la journee, tous entierement s'en relevant d'aise et
de joye. Les Princes et Rois tiennent bien maisons ouvertes et cour
pleniere à tous venans, et font des festins publiques: mais
ceulx qui se font és sacrifices, festes et solennitez des
Dieux, parmy les parfums et encensements, là où il
semble aux hommes qu'ils touchent et hantent de plus pres avec eulx,
en tout honneur et toute reverence: tels honneurs, tels festins,
dis-je, donnent bien une joye plus rare, et une delectation plus
singuliere, à laquelle n'a part aucune celuy qui n'a foy ne
fiance quelconque en la providence divine: car ce n'est pas la
quantité du vin qui s'y boit, ny la rostisserie des bonnes
viandes que lon y mange, qui donnent la joye en telles festes, ains
l'asseurance et la persuasion que Dieu y est present, propice et
favorable, et qu'il prend en gré l'honneur et le service
qu'on luy fait: car il y a bien des festes et sacrifices, où
le plaisir de la musique, des fleutes et aubois, et des chapeaux de
fleurs, n'est point: mais un sacrifice où il n'y ait point de
Dieu, non plus que une feste, ou un temple, où lon ne
bancquette point, est Athee, je veux dire desagreable à
Dieux, sans pieté, sans religion, sans ravissement de
devotion: et pour mieulx dire, il desplaist à celuy mesme qui
le fait, d'autant qu'il contrefait par hypocrisie des prieres et des
adorations, dont il ne pense pas en son coeur avoir aucunement
affaire, mais il le fait pour la crainte du peuple, et prononce des
paroles du tout contraires aux opinions qu'il tient en sa
philosophie: et en sacrifiant il assiste au presbtre, ne plus ne
moins qu'il feroit à un boucher ou à un cuysinier, qui
coupperoit la gorge à un mouton, puis le sacrifice fait, il
s'en retourne chez luy, disant en soy-mesme, J'ay sacrifié un
mouton aux Dieux, qui ne s'empeschent ny ne se soucient point de
moy. Car c'est ainsi que Epicurus enseigne à ses sectateurs,
de faire bonne mine, pour ne porter point d'envie, et ne se rendre
point odieux à la commune, quand elle se resjouit, se
monstrans autres exterieurement en faisant, et eux mesmes
interieurement en s'en faschant, par ce que tout ce que lon fait
envis, et par force, comme dit Evenus, est desplaisant et fascheux.
C'est pourquoy eux mesmes disent et tienent, que les superstitieux
assistent aux sacrifices et ceremonies des Dieux, non pour plaisir
qu'ils y prennent, mais pour crainte qu'ils en ont. Et en cela il
n'y a doncques point de difference du superstitieux à eux,
s'il est ainsi qu'ils facent les mesmes choses par crainte du monde,
que les autres par crainte des Dieux. Encore sont ils en pire
condition, d'autant qu'ils n'ont pas autant de bonne esperance
qu'eux, <p 288r>ains sont tousjours en crainte et en transe,
que lon ne descouvre qu'ils pipent et abusent le monde: pour la
crainte dequoy ils ont escrit leurs livres et traittez, où il
n'y a rien de clair ny de pur et net, ains se masquent et se
couvrent de tout ce qu'ils peuvent, pour cacher les opinions, qu'ils
en ont à cause qu'ils redoutent la fureur du peuple. Mais
à tant avons nous assez discouru des deux premieres sortes
des hommes, à sçavoir des meschants, et de la commune
du simple et rude populaire: et pource considerons maintenant la
troisiéme espece, de ceux qui sont gens de bien et d'honneur,
devots et religieux envers les Dieux, quelles et combien de voluptez
synceres et nettes ils ont à cause de la bonne persuasion
qu'ils ont des Dieux, croyans fermement qu'ils sont autheurs de tous
biens, et que d'eulx procedent toutes les choses qui sont belles et
bonnes, et qu'il n'est pas loisible de dire ny de croire, qu'ils
facent rien de mal, ne moins qu'ils en seuffrent: car ils sont bons
de nature, et ce qui est bon ne conçoit en luy envie de chose
quelconque, ne crainte, ne courroux, ny haine: comme le chault ne
peut refreschir, ains eschauffe tousjours, aussi ne peut le bon
nuyre ny mal faire: et sont par nature bien esloignez l'un de
l'autre, courroux et grace, rancune et debonnaireté,
malignité et benignité, aspreté et clemence,
d'autant que l'un sourt de vertu et de puissance, et l'autre
d'imperfection et d'impuissance: ainsi ne fault-il pas estimer que
la divinité soit esprise de courroux ny de grace et faveur,
ains fault croire que son propre et naturel et de secourir, aider et
bien faire tousjours, mais de se courroucer, nuyre et mal faire,
non: ains le grand Jupiter est celuy, qui le premier descend du ciel
en la terre, ordonnant et disposant toutes choses: et puis les
autres Dieux apres, dont l'un est surnommé le Donneur,
l'autre le Bening, l'autre le Protecteur, et comme dit Pindare,
Apollo qui son char volant
Parmy les astres va roulant,
Par les hommes en tout affaire
Est tenu le plus debonnaire.
Or comme disoit Diogenes, Tout est aux Dieux, et toutes choses sont
communes entre amis, et les bons sont amis des Dieux: ainsi est-il
impossible, que ceux qui sont devots et amis des Dieux, ne soient
quant-et-quant bien-heureux, ny que un homme qui est vertueux, comme
temperant et juste, ne soit aussi devot et religieux. Estimez vous
doncques que ceux qui ostent le gouvernement de la providence des
Dieux, meritent autre supplice, et qu'ils ne soient pas suffisamment
punis de leur impieté, de se retrencher eux mesmes d'une si
grande joye et si grande volupté, comme nous la sentons en
nous mesmes, nous qui sommes ainsi disposez et affectionnez envers
les Dieux? Toute l'asseurance et toute la resjouïssance
d'Epicurus estoient un Metrodorus, et un Poly@enus, et un
Aristobulus: apres lesquels il estoit tousjours occupé, ou
à les penser malades, ou à les plorer trespassez:
là où Lycurgus fut appellé par la prophetisse
Pythie,
De Jupiter amy, et de tous Dieux
Qui ont là-sus leur demourance és cieux.
Et Socrates avoit un esprit familier qui parloit familierement
à luy, pour l'amitié qu'il luy portoit: et Pindare qui
entendit Pan chanter un des cantiques qu'il avoit composez, pensons
nous qu'ils en sentissent en leurs coeurs une petite ou mediocre
joye? ou Phormion quand il logea en son hostel, Castor et Pollux, et
Sophocles Aesculapius, ainsi que luy mesme se le persuadoit, et les
autres le croyoient pour les grandes apparences qu'il y en avoit. Il
ne sera point hors de propos de reciter en cest endroit, quelle foy
et creance des Dieux avoit Hermogenes, és mesmes et propres
termes qu'il escrit luy mesme. «Les Dieux, dit-il, qui
sçavent tout, et qui peuvent <p 288v>tout, me sont
tant amis pour le soing qu'ils ont de ma personne et de mes
affaires, que jamais ils n'ignorent ny de jour ny de nuict, que
c'est que j'aye envie de faire, ny là où je propose
d'aller: et pour autant qu'ils prevoyent ce qui me doit advenir de
quelque chose que j'entreprenne, ils m'en advertissent tousjours par
quelque voix, par songes, ou par les presages du vol des
oyseaux.» Or est-il bien vraysemblable, que tout ce qui vient
des Dieux est bon: mais quand nous sommes persuadez, que les biens
que nous recevons, nous sont envoyez de speciale grace d'iceux, cela
nous apporte une satisfaction, et nous donne une confiance grande,
un courage merveilleux, et une joye interieure qui rit aux bons:
là où ceux qui sont autres et autrement encouragez,
empeschent ce qu'il y a de plus doux en la prosperité, et ne
laissent aucun refuge ny recours en l'adversité: car quand il
leur arrive quelque mesadventure, ils n'ont autre retraicte ny autre
port que la dissolution, ou separation du corps et de l'ame, et
privation de tout sentiment, comme si en une tourmente et tempeste
de mer, quelqu'un venoit dire pour asseurer les passagers, que ny la
navire n'auroit point de pilote, ny que les feux de Castor et Pollux
n'apparoistroient point pour appaiser les vagues, ny les violens
tourbillons des vents, Le feu de S. Herme. et toutefois qu'il
n'y auroit point de mal pour cela, par ce que bien tost la navire
seroit abysmee et engloutie dedans la mer, ou qu'elle donneroit bien
tost à travers la coste, ou de quelque rocher, là
où elle se briseroit: car ce sont les propres raisons dont
Epicurus use és griefves maladies et extremes perils,
«Attens-tu quelque chose de bien par ta religion? tu t'abuses:
car l'essence de Dieu et de sa nature est bien-heureuse et
immortelle, ne se saisissant point ny de courroux ny de
pitié. Imagines-tu quelque chose de meilleur apres ta mort
que ce que tu as en ta vie? tu te trompes: car le suppost et
composé qui vient à estre dissolu et despecé,
perd tout sentiment, et ce qui n'a point de sentiment, ne nous
touche en rien, ny en bien ny en mal.» Comment doncques est-ce,
mon bel amy, que tu me enhortes de manger et de faire bonne chere?
pour ce que la tourmente est si grande, que bien tost le naufrage
s'en ensuyvra, et le peril extreme te conduira à la mort. Et
toutefois le pauvre passager, encore apres que la navire est toute
brisee et fracassee, et qu'il en est dehors, s'appuye sur quelque
peu d'esperance, qu'il arrivera par quelque fortune à bord,
et qu'il gaignera la terre à nage: mais l'issue de la
philosophie de ceux icy
Ne sort plus hors de la mer escumeuse,
quant à l'ame, pour ce que tout incontinent elle se dissoult
et perit devant le corps mesme, tellement qu'elle sent une joye
excessive, d'avoir appris et receu une si sage et si divine
doctrine, que la fin de toutes ses adversitez et de tous ses maux,
est de perir du tout, se corrompre et estre reduitte à neant.
Mais ce-pendant, dit-il, ce seroit sottise à moy de parler
d'avantage de ce propos-là, veu que n'agueres nous t'ouysmes
amplement discourir alencontre de ceux qui tienent, que les raisons
d'Epicurus nous rendent mieux dispos et plus prests à mourir,
que ne fait pas ce que Platon a escrit en son traitté de
l'ame. Et bien, ce dit Zeuxippus, faudra-il que pour ce discours-
là, cestuy-cy demeure imparfaict? et craindrons nous
d'alleguer les oracles des Dieux, en disputant alencontre
d'Epicurus? Rien moins, dis-je alors:
Deux fois ouyr faut ce qui est honneste,
Qui que ce soit qui nous en admoneste,
ce dit Empedocles, et pourtant nous fait-il derechef prier Theon:
car je pense qu'il fut lors present à ouyr toute la dispute:
et puis il est jeune, et ne craint point, comme nous faisons, que
les jeunes gens l'accusent de faute de memoire. Alors Theon comme
estant contrainct, Et bien (dit-il) puis qu'il faut que je le face,
je ne feray pas comme toy Aristodemus: car tu as eu crainte de
redire ce que cestuy-cy avoit n'agueres dit, et moy j'useray de ta
mesme deduction, car il me semble que tu as bien
<p 289r>divisé les hommes en trois sortes: la
premiere, celle des meschans: la seconde, celle de la commune et des
ignorans: et la troisiéme, celle des sages et des gens de
bien et d'honneur. Ceux doncques qui sont mauvais et meschans, en
redoutant les peines generales, et punitions proposees à
tous, auront peur de commettre aucun malefice: et à ceste
occasion ne se bougeans, ils en vivront plus doucement, avec moins
de trouble et de perturbation: car Epicurus n'estime pas qu'il y ait
autre moyen de destourner les hommes de mal faire, que par la
crainte du supplice, de maniere qu'il leur faut encore imprimer les
frayeurs de la superstition, et bracquer alencontre d'eux les
tremeurs du ciel et de la terre tout ensemble, des tremblemens et
ouvertures de la terre, et generalement toutes sortes de peurs et de
suspicions, prouveu que estans effroyez, par ce moyen, ils soient
pour vivre plus modestement, et se comporter plus doucement: car il
leur est plus expedient de ne commettre aucun malefice, par crainte
des tourmens qu'ils seroient pour en souffrir apres leur mort, que
non pas en transgressant et violant les loix, vivre toute leur vie
en peril, frayeur et defiance. Quant au menu peuple et la commune
ignorante, outre la crainte de ce que lon croit estre aux enfers,
l'esperance de l'eternité que nous promettent les
Poëtes, et la cupidité de tousjours estre, qui est le
plus ancien et le plus vehement de tous les desirs, surpasse en
volupté, et en doux contentement, ceste puerile crainte des
enfers, tellement qu'apres avoir perdu leurs enfans, leurs femmes et
leurs amis, encore aiment-ils mieux estre, et demeurer en vie avec
toutes les calamitez, que d'estre de tout poinct ostez de ce monde,
peris et reduits à neant: et escoutent plus volontiers ces
manieres de parler, quand on dit d'un mort qu'il est passé de
ce monde en l'autre, et qu'il est allé à Dieu, et
autres façons de parler, qui signifient que la mort soit
seulement une mutation de l'ame, et non pas une entiere abolition:
et parlent ainsi le plus souvent,
J'auray encor' pardelà souvenance
De mon amy et sa douce accointance.
Et, Que conteray-je à Hector de ta part,
Et que diray-je à ton mary vieillard?
De là est procedé l'erreur, qu'il leur semble qu'ils
allegent leur douleur, quand ils ont enterré les armes, les
meubles et les vestemens, dont souloient ordinairement user les
trespassez, avec eux, comme feit Minos, qui ensevelit quant et
Glaucus ses fleutes Candiotes,
Faittes des os de biche tavelee.
Et s'ils ont opinion que les defuncts desirent ou demandent quelque
chose, ils sont bien aises de le leur envoyer et bailler: comme
Periander feit, qui brusla quant et le corps de sa femme ses
habillemens et ses bagues, pour ce qu'il luy fut advis qu'elle les
luy demandoit, et disoit qu'elle enduroit froid: et ne redoutent pas
fort un juge Aeacus, un Ascalaphus, ny un fleuve d'Acheron, attendu
qu'ils leur attribuent des danses, des jeux, et de toute sort de
Musique, comme s'ils y prenoient plaisir: mais il n'y a celuy qui ne
tremble de frayeur, quand ils voyent la face de la mort, comme chose
effroyable, tenebreuse et melancholique, d'estre privé de
tout sentiment, tomber en oubliance et ignorance de toutes choses.
Ils fremissent d'horreur quand ils entendent ces façons icy
de parler, Il est perdu, Il est pery, Il n'est plus au monde: et
perdent patience quand ils oyent dire,
Dedans la terre il pourrira,
Et plus aux festins il n'ira:
Plus il n'entendra le doux bruire
Ny des fleutes, ny de la lyre.
Et, Depuis que l'ame une fois departie
<p 289v> D'avec le corps hors des dents est
sortie,
Il n'y a plus moyen de la tenir,
De la reprendre, ou faire revenir.
Et leur semble qu'on les assomme, quand ces Epicuriens leur disent,
Nous autres mortels avons esté nez une fois pour toutes, et
ne pouvons pas estre deux fois, ains faut n'estre plus
eternellement. Car pensans en eux que c'est si peu de chose, ou plus
tost rien du tout en duree, que le present, à comparaison de
l'eternité, ils le jettent-là sans en faire compte, ny
tascher d'en jouyr, mettans à nonchaloir toute vertu et toute
honorable entremise d'action, par une maniere de descouragement et
de contemnement d'eux-mesmes, comme estans de si courte duree, si
incertaine et si mal-asseuree, et brief inhabiles à faire
rien de grand. Car de dire que l'homme mort demeure privé de
tout sentiment, par ce que c'est un suppost composé qui s'est
dissoult et dissipé, et que ce qui est dissoult n'a point de
sentiment, et que ce qui n'a point de sentiment ne nous touche
doncques en rien: toutes ces belles raisons-là ne nous ostent
pas la crainte de la mort, ains au contraire elles adjoustent la
preuve, demonstration et confirmation d'icelle crainte, par ce que
c'est cela proprement que la nature redoute que dit le
poëte,
Puissiez vous tous devenir eau et terre,
c'est à sçavoir la resolution de l'ame en chose qui
n'a ny sentiment, ny intelligence quelconque: laquelle resolution
Epicurus dit, qu'elle se fait en vuydes et en atomes, par où
il retrenche encore d'avantage toute esperance d'immortalité,
pour laquelle il ne s'en faut gueres que je ne die, que tous, tant
hommes que femmes, voudroient plus tost combattre à belles
dents alencontre de Cerberus, et porter l'eau en vaisseaux percez
comme les Danaïdes, que de perir du tout, à fin de
pouvoir seulement demourer en estre, et qu'ils ne fussent point
abolis entierement: combien qu'il n'y a gueres d'hommes qui
craignent ces choses-là, sçachans tresbien que ce sont
fictions poëtiques, et contes faicts à plaisir, que les
meres et les nourrices donnent à entendre aux petits enfans:
et encore ceux qui les craignent, ont certains ceremonies et
purgations, par lesquelles ils ont opinion qu'estans purgez et
sanctifiez en ce monde, ils s'en vont en l'autre en lieux plaisans,
où ils ne font que jouër et danser, en un air pur, un
vent doux, et une lumiere gracieuse, là où la
privation de vie fasche les jeunes et les vieux: car nous sommes
tous impatiemment amoureux et desireux de veoir
Ce beau Soleil qui esclaire la terre,
comme dit Euripides: et ne sommes pas contents, ains marris, quand
on nous vient dire,
Le grand oeil immortel du monde
Esclairant la machine ronde,
Avecques son char attelé
S'en est dessoubs la terre allé.
Et pourtant avec la persuasion de l'immortalité, ils ostent
au commun peuple les plus grandes et plus douces esperances qu'ils
aient. Or que pensons nous doncques qu'ils ostent aux gens de bien
et d'honneur, qui ont justement et sainctement vescu en ce monde, et
qui n'attendent au partir rien de mal en l'autre, ains esperent tous
les plus grands et les plus divins biens qui sçauroient
advenir à l'homme? car premierement les champions qui
combattent és jeux sacrez, ne sont jamais couronnez tant
qu'ils combattent, ains seulement apres qu'ils ont combattu et
qu'ils ont vaincu: aussi eux estimans, que le pris de la victoire de
ceste vie est rendu aux gens de bien apres le cours de ceste vie, on
ne sçauroit dire combien de contentement ils ont de la
conscience de leur vertu pour ces esperances-là, qui les
asseurent de <p 290r>veoir un jour ceux qui maintenant
abusent outrageusement et insolentement de leurs biens, et de leur
puissance et authorité, et qui se mocquent follement de ceux
qui valent mieux qu'eux, payans les justes peines que meritent leur
orgueil et insolence. Et puis il n'y eut jamais homme de ceux qui
sont enamourez de sçavoir, qui ait en ce monde assouvy son
desir de la cognoissance de verité, et de la contemplation de
ce qui est, attendu qu'ils ne le voyent qu'à travers une
nuee, ou un brouillas, qui sont les organes de ce corps, se servans
du discours de la raison humaine, foible, trouble et empeschee
à merveilles, en regardant tousjours contremont, et taschant
à s'en voler hors de ce corps, comme un oyseau qui prend son
vol pour voler en un autre grand lieu reluisant, rendant leur ame
legere, et deschargee de toutes passions et affections terrestres,
basses et transitoires, par le moyen de l'estude de philosophie,
laquelle ils prennent pour un exercice de mourir, tant ils estiment
que la mort soit un bien grand et parfaict à l'ame, qui alors
vivra pardelà d'une vie vraye et certaine: là
où maintenant elle ne vit pas à certes, ains ressemble
sa vie presente aux vaines illusions de quelque songe: et s'il est
ainsi que dit Epicurus, que la recordation d'un amy trespassé
soit fort douce en toutes manieres, on peut dés icy assez
cognoistre, de quelle joye ils se privent eux-mesmes, ces Epicuriens
icy, qui cuident quelquefois en songeant, recevoir les umbres et
images de leurs amis trespassez, et aller apres pour les embrasser:
encore que ce soient choses vaines, qui n'ont ne sentiment, ny
entendement, et ce-pendant ils se frustrent eux-mesmes de l'attente
de converser jamais au vray avec leur cher pere, leur chere mere, ny
de revoir jamais plus leur honneste femme, se bannissans de toute
telle esperance de si amiable compagnie, et si douce frequentation,
comme ont ceux qui tienent les mesmes opinions que tenoient
Pythagoras, Platon et Homere, touchant la nature de l'ame. Si me
semble qu'Homere a bien en passant monstré taisiblement,
quelle est en cela leur affection, quand il fait abbattre au milieu
de la presse des combattans l'image d'Aeneas, comme s'il fust
veritablement mort, et puis incontinent apres il le fait venir sur
les rengs sain et sauf, entier de tous ses membres,
Dont ses amis de joye tressaillirent,
Quand approcher sain et sauf ils le veirent,
Entier de tous ses membres, vigoureux
Pour bien combattre, et le coeur genereux.
et quittans là son idole et image, se rengerent tout autour
de luy-mesme. Nous doncques, puis que la raison nous preuve et nous
monstre, que lon peut encore veritablement converser et frequenter
avec ses amis trespassez, voyans et sentans, fuyons ceux qui ne le
peuvent croire, ny rejetter arriere tous idoles, images, et
escorces, dedans lesquelles ils ne font toute leur vie que regretter
et lamenter en vain. Mais outre cela, ceux qui se persuadent que la
fin de ceste vie soit le commancement d'une autre meilleure, s'ils
sont en ce monde bien à leur aise, ils en sont tant plus
contents de mourir, d'autant qu'ils s'attendent de jouyr encore de
plus grands biens en l'autre: et si leurs affaires ne leur succedent
pas selon leur desir icy, ils ne sont pas fort marris d'en partir,
d'autant que l'esperance qu'ils ont des biens et plaisirs qui leur
doivent advenir, leur donnent des voluptez et attentes incroyables,
lesquelles effacent et abolissent toute defectuosité, et
toute malencontre de l'ame, qui supporte doucement et patiemment
tout ce qui luy survient par le chemin, ou plus tost par un court
destour de chemin: là où au contraire ceux qui croyent
que la vie se termine en un aneantissement privé de tout
sentiment, à ceux-là la mort ne leur apporte point de
fin et de mutation à leurs maux, ains est douloureuse en
l'une et en l'autre fortune: mais plus à ceux qui sont
heureux en ce monde, que non pas à ceux qui sont miserables:
pour ce que à ceux-cy, elle leur retrenche court toute
esperance de meilleure fortune, <p 290v>et à ceux-
là elle leur oste un bien certain, qui est le vivre
joyeusement. Et tout ainsi comme les drogues medicinales ne sont
bonnes ny plaisantes à l'estomach, mais necessaires: et comme
elles allegent et guarissent les malades, aussi gastent et
endommagent-elles les corps sains: aussi la doctrine d'Epicurus
à ceux qui sont infortunez, et qui vivent miserablement en ce
monde, elle leur promet une issuë non heureuse de leurs maux,
qui est l'aneantissement et totale dissolution de leur ame: et
à ceux qui ont le sens bon, et abondance de tous biens, elle
leur oste et empesche la tranquillité de leur esprit, en les
reduisant d'un vivre heureusement, à un non vivre, et non
estre totalement. Car premierement il est certain, que
l'apprehension de la perte de ses biens afflige et contrite autant
l'homme, que l'attente certaine, ou la jouïssance et fruition
presente le resjouït: toutefois ils nous veulent faire à
croire, que l'apprehension de devoir estre resolu à neant
leur laisse un bien tres-asseuré et tres-plaisant, c'est
à sçavoir la refutation d'une crainte et doute de maux
infinis, qui jamais ne sont à bout, et disent que la doctrine
d'Epicurus fait cela, en ostant la crainte de la mort, et enseignant
que l'ame se dissoult. Si doncques c'est un tres doux contentement,
comme ils disent, que d'estre delivré de la crainte et
attente de maux et miseres sans fin, comment ne sera-il moleste et
grief, se sentir privé de l'esperance des biens sempiternels,
et de perdre la supréme et souveraine felicité? Ainsi
n'est-il bon ny aux uns, ny aux autres, ains est le non estre ennemy
naturel et contraire à tout ce qui est: mais ceux à
qui le mal de la mort oste les miseres de la vie, ceux-là ont
pour un froid reconfort l'insensibilité, comme s'ils s'en
estoient fuïs: et au contraire, ceux qui vivent en toute
prosperité, et puis vienent soudain à se changer en
rien, il me semble que je voy manifestement, que ceux-là
attendent une fin fort redoutable, attendu qu'elle fera cesser leur
felicité, et par ce que la nature ne redoute pas ceste
insensibilité ou privation de sentiment, comme le
commancement d'un autre estre, ains la craint, pour autant que c'est
une privation des biens qu'elle a presens: car de dire que ce qui se
fait avec la perdition de tout ce qui est nostre, ne nous touche en
rien, il semble que si fait à bon escient, par ceste
cogitation et apprehension-là: et n'est pas
l'insensibilité qui afflige et contriste ceux qui ne sont
pas, ains ceux qui sont, quand ils vienent à reputer le
dommage qu'ils reçoivent de n'estre plus, et que par la mort
ils seront reduits à neant. Car ce n'est pas le chien
à trois testes, Cerberus, ny la riviere de pleurs, Cocytus,
qui rendent la crainte de la mort infinie et interminee, ains est la
menasse de n'estre plus rien, et de ne pouvoir jamais plus retourner
en estre, depuis que lon est une fois pery, par ce que lon ne
sçauroit deux fois estre, ains faut eternellement n'estre
plus, comme dit Epicurus: car s'il n'y a point de fin au non estre,
et qu'il soit infiny et immuable, il se treuve doncques un mal
eternel et infiny, qui est la privation de biens par une
insensibilité, laquelle ne prendra jamais fin. En quoy il
semble qu'Herodote ait esté plus sage quand il dit, que Dieu
aiant gousté la douceur de l'eternité s'est
monstré en cela envieux, mesmement à ceux qui semblent
estre heureux en ce monde, ausquels la volupté n'est que un
appast et amorse de douleur, quand ils viennent à gouster ce
dont ils seront privez: car quelle joye, quelle aise et quelle
fruition de plaisir ne chasseroit et ne romproit ceste imagination
et cogitation de l'ame tombant continuellement comme en une mer
vaste de ceste infinie eternité, mesmement en ceux qui
constituent tout le bien et toute la beatitude en la volupté?
Et s'il est vray ce que pense Epicurus arriver à la plus part
des hommes, de mourir en douleur, il n'y a certainement plus de
moyen de reconforter la crainte de la mort, qui nous meine par de
griefs maux à la privation et perdition du souverain bien: et
neantmoins ils ne cessent jamais de combattre alencontre de cela,
voulans à toute force contraindre les hommes de croire que
c'est un bien d'eschapper et eviter le mal, et neantmoins estimer
que ce <p 291r>ne soit point de mal que d'estre privé
de biens. Ils confessent bien, que la mort n'a plus ny joye ne
esperance aucune, ains que toute douceur et tout bien nous est par
elle resequé: là où en ce temps-là, au
contraire, ceux qui estiment les ames estre immortelles et
incorruptibles, s'attendent d'avoir et de jouyr de plusieurs grands
et divins biens, et que par grandes revolutions elle converseront
tantost en la terre, tantost au ciel, jusques à ce qu'elles
viendront avec la generale resolution du monde universel, avec le
soleil et la lune, s'enflammer en un feu spirituel et intellectuel.
Epicurus oste et retrenche aux hommes ceste grande place de tant et
de si grandes voluptez, et en abolissant toute l'esperance que lon
doit avoir en l'aide et faveur des Dieux, il estaint en la vie
contemplative le desir de sçavoir et apprendre: et en
l'active, le desir de se faire valoir et d'acquerir gloire et
honneur, en restraignant et abbattant la nature à une sorte
de joye fort estroicte et impure, qui est la volupté de la
chair, comme si elle n'estoit point capable de plus grand bien, que
d'eviter le mal.
VOIRE-MAIS celuy mesme qui l'a dit, vouloit bien que lon
sçeust, que c'estoit luy qui l'avoit dit: car il le disoit
expressément à fin qu'il ne demourast pas incogneu,
ains que lon sçeust qu'il entendoit quelque chose plus que
les autres, se voulant acquerir une gloire qui ne luy estoit pas
deuë, par divertir les autres de tascher à en
acquerir:
Je hay celuy qui a nom d'estre sage,
Et ne sçait pas l'estre à son advantage.
On lit que Philoxenus fils de Eryxis, et Gnaton le Sicilien, hommes
glouttons et fort subjects à leur bouche, quand ils estoient
en un banquet, se mouchoient dedans les plats, à fin que par
ce moyen divertissans ceux qui estoient à table, ils se
gorgeassent et remplissent eux seuls, à coeur saoul, des
viandes servies: Aussi ceux qui sont desmesureement et excessivement
ambitieux, blasment devant les autres, comme devant leurs corrivaux,
la gloire et l'honneur, à fin qu'eux en jouyssent seuls et
sans competiteurs: en quoy ils font ne plus ne moins que les
forçaires qui voguent en une galere: car combien qu'ils
regardent vers la pouppe, si est-ce qu'ils poussent la prouë en
avant, à fin que le flus de l'eau courante tout à
l'entour, par la reciprocation des rames aide à chasser le
vaisseau en avant: aussi ceux qui donnent de tels preceptes, faisans
semblant de fuyr la gloire, la poursuyvent. Car qu'il soit ainsi,
quel besoing estoit-il de dire cela, quel besoing de l'escrire? et
apres l'avoir escrit, quel besoing estoit-il de le publier à
la posterité, s'il vouloit que ceux de son temps ne le
cogneussent point, veu qu'il veut estre cogneu de ceux mesmes qui
seront apres luy? Et comment ne seroit la chose mauvaise, Cache ta
vie, que lon ne sçache point que tu ayes vescu? comme s'il
disoit, garde que lon ne sçache que tu ayes fouillé et
saccagé les sepulchres des trespassez: mais au contraire, il
est deshonneste de vivre en sorte que personne n'en sçache
rien, et voudrois dire tout l'opposite, Ne cache point ta vie,
encore que tu ayes mal vescu, ains fay toy cognoistre, amende toy,
repens toy: si tu as de la vertu, ne sois point inutile: si tu as
des vices, ne demeure point sans te faire penser: ou plus tost, fais
une distinction et division. A qui est-ce que <p 291v>tu
donnes ce precepte-là? si c'est à un ignorant, ou
à un meschant, ou à un fol, c'est autant comme si tu
disois, cache ta fiebvre, cache ta frenesie, garde que le medecin ne
le sçache, va te jetter en quelque lieu tenebreux où
personne ne te voye, ny toy ny tes passions aussi: va te cacher avec
la maladie incurable et mortelle des vices, couvre tes envies, tes
superstitions, comme un poulx hasté et elevé,
craignant de te bailler et monstrer à ceux qui auroient le
moyen de t'admonester, corriger et guarir: là où les
bien-anciens jadis souloient penser et traitter les malades mesme du
corps tout publiquement: et lors chascun qui avoit eu cognoissance
d'un mal semblable, ou en soy-mesme ou en autruy, dont il auroit
esté guary, le declaroit à celuy qui en avoit besoing:
et dit-on que la science de medecine nee et accreuë par
experience, est ainsi devenue grande. Ainsi falloit-il descouvrir
à tous les vies malades, et les infirmitez de l'ame, les
toucher, et en considerant les inclinations de chascun, leur dire:
à l'un, Tu es subject à te courroucer, donne toy garde
de cela: à l'autre, Tu es jaloux, fais une telle chose:
à un autre, Es tu amoureux? je l'ay aussi esté
autrefois, mai je m'en suis repenty. Et maintenant, au contraire, en
le nyant, en le cachant et le couvrant, les hommes enfoncent le plus
bas qu'ils peuvent le vice au dedans d'eulx. Et si c'est aux gens de
bien que tu conseilles de se cacher, et de ne se faire point
cognoistre, c'est autant comme si tu disois à Epaminondas, Ne
prens point charge d'armee: ou à Lycurgus, ne t'amuse point
à faire des loix: et à Thrasybulus, ne tue point les
tyrans: et à Pythagoras, n'enseigne point: et à
Socrates, ne discour point: et à toy le premier Epicurus,
n'escry point à tes amis qui sont en Asie, ne communique
point avec ceux d'Aegypte, et ne coustoye point, comme estaffier,
les jeunes gentils-hommes de Lampsaque, et n'envoye point à
tous et à toutes de tes livres, pour faire monstre de ta
science, et n'ordonne point de ta sepulture. A quoy tendoient tes
tables communes? à quoy servoient tant de milliers de vers
que tu escrivois et composois à grand labeur, sur Metrodorus,
sur Aristobulus, et sur Chaeredemus, à fin qu'apres leur mort
mesme il ne fussent point incogneus? Estoit-ce à fin que tu
donnasses la loy à la vertu d'oubliance, aux arts de ne rien
faire, à la philosophie de silence? Et si tu veux oster de la
vie de l'homme la cognoissance, ne plus ne moins que si tu ostois
d'un festin toute lumiere, à fin que lon ne cognoisse pas que
toy et les tiens faittes tout pour la volupté, et à
fin de volupté, tu as raison de conseiller, Cache ta vie. Ouy
bien certes, si je veux passer ma vie avec une putain Hedia, avoir
ordinairement avec moy une Leontion, mespriser toute
honnesteté, colloquer tout mon bien és chatouillements
de la chair: ces fins-là certainement ont besoing d'estre
cachees de tenebres, et obscurcies de la nuict: c'est à cela
qu'il faut conseiller l'oubliance, et le non estre cogneu. Mais si
aucun en la science naturelle a appris à louër en
cantiques Dieu, la justice, et la providence divine: en la science
morale, la loy, la societé humaine, le gouvernement de la
Chose publique, et en iceluy l'honneur, et non pas son profit,
pourquoy veux-tu que celuy-là cache sa vie? à fin
qu'il n'enseigne personne, à fin qu'il ne donne à
personne ny envie ny exemple de bien faire? Si jamais Themistocles
n'eust esté cogneu des Atheniens, jamais la Grece n'eust
repoulsé Xerxes: et si Camillus n'eust point esté
cogneu des Romains, à l'adventure ne fust Rome demouree
ville. Si Platon n'eust cogneu Dion, jamais la Sicile n'eust
esté delivree de tyrannie. Mais comme la lumiere fait que non
seulement nous nous entrecognoissons, mais aussi elle nous rend
utiles les uns aux autres: aussi à mon jugement, l'estre
cogneu apporte non seulement gloire, mais aussi moyen de s'employer
à la vertu, comme Epaminondas estant incogneu aux Thebains
jusques à l'aage de quarante ans, ne leur apporta aucun
profit: mais depuis qu'ils l'eurent cogneu, et se furent fiez
à luy de la conduitte de leur armee, il conserva la ville de
Thebes qui s'en alloit perir, et <p 292r>delivra la Grece
qui estoit prochaine à servir, monstrant en gloire, ne plus
ne moins qu'en une claire lumiere, la vertu produisant ses effects,
quand il en est temps: car comme dit Sophocles,
Comme le fer est clair et reluisant
Tant que la main de l'homme en va usant,
Et la maison où ne se tient personne,
Avec le temps du toict en terre donne:
Aussi non seulement le fer, mais les moeurs mesmes, les conditions
et le naturel de l'homme se corrompent, attirans une moysissure
relante, et une vieillesse, en ne faisant rien par ignorance, un
silence muet, une vie sedentaire, retiree à part en
oysiveté, met en langueur non seulement les corps, mais aussi
les ames des hommes. Et tout ainsi comme les eaux cachees, pour
autant qu'elles sont couvertes et ombragees, et qu'elles
croupissent, elles se pourrissent: aussi ceux qui ne bougent, et ne
s'employent point, encore qu'ils ayent quelque chose de bon en eulx,
et ne le font point sortir dehors, ny n'exercent point les
naturelles facultez qui estoient nees avec eulx, se corrompent et
envieillissent. Ne voyez vous pas, quand la nuict s'approche, comme
et les corps deviennent plus pesants à besongner, et les
esprits plus mornes et paresseuz à s'esvertuer, et le
discours de l'entendement plus assopy et abbatu en soy, ne plus ne
moins qu'un feu s'en va mourant, et comme pour une lascheté
et fascherie qui luy vient, il est agité de peu de diverses
imaginations, qui est un quotidian advertissement secret à
l'homme, combien sa vie est courte?
Mais au Soleil les rays espanouis
Aiant rendu songes esvanouis:
et apres que, par maniere de dire, meslant ensemble les actions et
les pensees des hommes avec sa lumiere, il les resveille et excite,
comme dit Democritus: Au poinct du jour, les hommes courans comme
dedans un chariot, du desir de s'entrerencontrer vistement l'un
deçà, l'autre delà, se levent pour vacquer
à leurs affaires. Et m'est advis que le vivre mesme, voire le
naistre, et participer à la generation des hommes, nous est
donné de Dieu, à fin de le cognoistre: car il est
incognu et caché en ceste grande machine de l'univers,
pendant qu'il s'y promene çà et là par les
menus: mais quand il se recueille en soy, et prend sa grandeur,
alors il reluit, et devient apparent au lieu de caché, et
manifeste au lieu de couvert qu'il estoit: car cognoissance n'est
pas le chemin à l'essence, comme aucuns veulent dire, mais au
contraire l'essence est le chemin à la cognoissance, pour ce
que la cognoissance ne fait pas chasque chose, mais seulement elle
la monstre quand elle est: comme ny la corruption de ce qui est,
n'est point un transporter à non estre, ains plus tost un
amener ce qui est dissoult à non apparoistre. C'est pourquoy
selon nos ancienes loix et traditions, estimans que le Soleil soit
Apollo, nous l'appellons Delius et Pythius: et celuy qui est
seigneur de l'autre monde, soit Dieu, ou Daemon, s'appelle Ades,
d'autant que quand nous venons à nous dissoudre, nous allons
en une obscurité où lon ne voit rien,
Devers le Roy des tenebres de nuict,
Et du sommeil paresseux et sans bruit.
Et me semble que les anciens mesmes ont appellé l'homme
Phota, de la lumiere, à cause qu'il y a en chascun de nous un
vehement desir de nous entrecognoistre, et estre entrecogneus,
à cause de la consanguinité qu'il y a entre nous. Et
y a des philosophes qui estiment mesmes que l'ame soit une lumiere
de substance: ce qu'ils jugent tant par autres signes, comme par ce
qu'il n'y a rien en ce monde que l'ame haïsse tant que
l'ignorance, et refuit tout ce qui est obscur et sans clarté,
et se trouble quand elle entre en lieux tenebreux, estans pleins de
crainte et de souspeçon pour elle: et luy est la
clarté si douce et si desirable, qu'elle ne veut point avoir
les autres <p 292v>choses qui naturellement sont
delectables, sans lumiere, ny en tenebres, ains est ce qui rend tout
plaisir, tout passe-temps, et toute recreation plus doulce et plus
delectable, comme une faulse commune à toutes viandes, et
celuy qui se jette en ignorance et s'en revest, faisant de sa vie
une representation de mort, il semble qu'il se lasse d'estre, et se
fasche de vivre: et neantmoins on tient que le lieu où sont
les ames des gens de bien et bien-heureux, n'est autre chose que la
nature de la gloire, et de l'estre:
Le Soleil qui tousjours leur luit,
Esclaire de là nostre nuict:
De roses vermeilles fleuries
Sont leurs belles grandes prairies:
et là toute la campagne ouverte est tapissee des fleurs de
toutes sortes d'arbres sans fruicts, mais couverts de fleurs: et
là y a de belles rivieres qui ne font bruit quelconque, tant
elles coulent doulcement, et s'entretienent à discourir
ensemble et raconter et qui a passé par ce devant, et ce qui
est, s'entre-accompagnans, et s'entreconvoyans les unes les autres.
Puis il y a une troiséme voye de ceulx qui ont mal vescu et
qui sont meschants, laquelle precipite leurs ames en une abysme de
tenebres,
Où les croupissantes rivieres
De la nuict, hors de leurs fondrieres
Vomissent une infinité
De tenebreuse obscurité:
engloutissants et enfouissants ceux qui sont punis en oubliance et
ignorance: car il n'y a pas des vautours qui mangent continuellement
le foye des meschants couchez et renversez par terre, car il est
pieça ou bruslé ou pourry: ne n'y a pas des fardeaux
qui oppriment et accablent les corps de ceulx qui sont punis, pource
que les os et la chair n'ont plus de ligatures de nerfs, et n'ont
plus les trespassez aucun reste de corps capable de recevoir
punitions, ce qui est propre à chose dure et qui resiste.
Mais la vraye unique maniere de chastier et punir ceux qui ont mal
vescu en ce monde, est une infamie, une ignorance, et une abolition
entiere et aneantissement total qui les emporte au fleuve de
Lethé, qui signifie oubliance, en lieu où il n'y a ris
aucun, ny aucune resjouissance, et les plonge en la vaste mer qui
n'a fond ne rive, de lascheté inutile à tout bien, et
paresse qui ne sçait rien faire, sinon tirer apres soy un
oubly, et va ensepvelissement en toute ignorance et toute
descognoissance.
TU destournas doncques hier, amy Zeuxippus, le medecin
Glaucus, qui ne demandoit qu'à conferer et communiquer avec
nous. ZEUXIPPUS. Je ne l'en destournay point, amy Moschion, je
jamais il n'eut volonté de ce faire: mais je fuys ce que je
craignois, c'estoit de luy donner occasion et prise de s'attacher
à moy, sçachant bien qu'il ne demandoit autre chose:
car en la medecine, comme dit Homere,
Il vault tout seul autant que plusieurs autres:
mais quant à la philosophie, il ne luy veut point de bien,
ains a tousjours quelques aspres et fascheuses paroles à dire
contre elle: mesmement lors que je le voyois venir droit alencontre
de nous, criant de tout loing à haute voix,
<p 293r>que nous avions entrepris un grand cas, et qui
n'estoit gueres honneste: c'est, que nous avions rompu les confins,
et, par maniere de dire, levé les bornes des sciences, en
discourant de la maniere de vivre sainement. Car les confins,
disoit-il, des medecins et des philosophes, comme lon dit en commun
proverbe, des Phrygiens et des Mysiens, sont separez: et d'avantage
il avoit en la bouche quelques propos, que nous avions tenus par
maniere de passe-temps seulement, qui n'estoient pas inutiles
pourtant, lesquels il alloit deschirant et reprenant. MOSCHION. Et
je serois bien aise d'entendre ces propos-là dont il se
mocquoit, et les autres que vous eustes sur ce subject-là,
s'il te venoir à gré de me les dire. ZEUXIPPUS. Je le
croy certainement, Moschion, pour ce que tu es naturellement enclin
à la philosophie, et ne treuves pas bon qu'un philosophe
n'aime la medecine, te semblant estrange qu'il estime luy estre plus
convenable qu'on le voye estudiant en la Geometrie, en la
Dialectique, ou en la Musique, que d'enquerir et d'apprendre
Ce qu'il y a de bien ou mal chez luy:
c'est à dire, dedans son corps, Et toutefois vous voyez
ordinairement, qu'il y a plus grand nombre de spectateurs aux
theatres, là où lon distribue quelque piece d'argent
à ceux qui s'y assemblent pour voir l'esbattement des jeux,
ainsi que lon fait à Athenes, qu'il n'y en a aux autres: et
la medecine est une des sciences liberales, en laquelle il n'y a pas
moins de beauté, et de subtilité, et de plaisir, qu'en
autre quelle qu'elle soit: mais outre cela, encore paye elle
à ceux qui l'aiment une grande distribution pour leur
salaire, qui est la conservation de leur vie, et de leur
santé: pourtant ne fault-il pas accuser les philosophes qui
discourent des choses saines, et mal-saines, d'avoir
oultrepassé leurs confins, ains plus tost les faudroit-il
blasmer, s'ils ne levoient et ostoient entierement ces bornes, pour
labourer, comme en un champ commun avec les medecins, à la
contemplation des choses belles et honnestes, enquerans par leurs
discours ce qui est ensemble et plaisant à entendre, et
necessaire à sçavoir. MOSCHION. Mais laissons
là le medecin Glaucus, je te prie Zeuxippus, qui par sa
gravité veult qu'on l'estime accomply de tout poinct, sans
avoir aucun besoing de la philosophie, et me raconte tous les propos
que vous eustes, mesmement ceux-là les premiers, s'il te
plaist, que tu avois dit en jouant, et non pas trop à certes,
que Glaucus alloit reprenant. ZEUXIPPUS. Je le veux bien. Ce nostre
amy doncques disoit avoir ouy dire à quelqu'un, que avoir
tousjours les mains chaudes, et ne les laisser pas refroidir, estoit
chose grandement utile à la santé: et au contraire,
que d'avoir ordinairement les extremitez froides, chassoit la
chaleur au dedans du corps, et nous apportoit comme un
accoustumance, et une usance à la fiebvre: mais que la
tourner au dehors, et tirer avec la chaleur la matiere d'icelle, et
la distribuer egalement par tout le corps, estoit chose saine, comme
nous voyons qu'en besongnant des mains, et en faisant quelque
ouvrage, le mouvement nous y fait venir et y maintient la chaleur:
mais si nous n'avons de telle besongne à faire, qu'il ne
fault pas pourtant recevoir la froideur aux extremitez du corps:
voyla l'un des poincts dont il se rioit et mocquoit. Le second fut,
à mon advis, touchant les viandes que lon donne aux malades,
qu'il conseilloit qu'en santé mesme on en goustast un petit
par intervalle de temps, pour s'y accoustumer, à fin que lon
ne les eust point en horreur, comme ont les petits enfans, et que
lon ne haïst point celle maniere de vivre, ains que lon la se
rendist peu à peu familiere, à fin que quand il
adviendroit que lon seroit malade, on n'eust pas à
contrecoeur ces viandes-là, comme si c'estoient drogues
medicinales, et que nous ne nous faschissions point de manger
quelquefois d'une seule viande simple, sans saulse ne rosty:
à ceste cause vouloit-il que lon ne trouvast point estrange,
de venir quelquefois à la table sans s'estre premierement
baigné ou estuvé, ny de boire de l'eau quand il y
auroit du vin, ny de boire chaud en esté, quand bien il y
auroit de la <p 293v>neige, prouveu que lon ne feist point
ces abstinences-là par ambitieuse ostentation de vaine
gloire, et pour s'en vanter apres, ains à par sans en mot
dire, et pour accoustumer peu à peu nostre appetit à
obeïr facilement à la raison et à ce qui est
utile, en ostant de loing à nostre ame ceste mignardise
delicate, de se plaindre trop és maladies, et regretter les
grands plaisirs, et agreables voluptez, qu'elle souloit avoir au
lieu de la basse et estroitte regle de vivre, à laquelle elle
se voit reduitte. Car il ne fut jamais mal dit, Choysi la vie la
meilleure qui soit, et l'accoustumance te la rendra plaisante: ce
qui à l'espreuve se trouvera utile en toutes choses, mais
principalement quant aux traittements de la personne, en
s'accoustumant à ceulx qui sont les plus salubres, on les
rends plus familiers, plus amis, et plus cogneuz à nostre
nature se ramenant en la memoire ce que font et que disent les
autres en leurs maladies, comment il se courroucent, et se
tourmentent, quand on leur presente à boire de l'eau chaude,
ou quelque chaudeau à humer, ou du pain sec, comment ils
appellent cela fascheuse et mauplaisante viande, et fascheux et
importuns ceulx que les veulent contraindre d'en prendre. Il y en a
eau plusieurs que le baing a fait mourir, qui n'avoient pas grand
mal du commancement, sinon qu'ils ne pouvoient boire ny manger que
premierement ils ne se fussent baignez, et lavez en l'estuve: entre
lesquels à esté l'Empereur Titus, ainsi que
tesmoignent ceux qui le penserent en sa maladie. Il fut dit aussi,
que tousjours les plus simples viandes, et qui coustent le moins,
sont les plus salubres au corps, et que sur tout il se falloit bien
donner garde de repletion, d'yvrongnerie, et de volupté,
mesmement quand on sent approcher une feste, où l'on a
accoustumé de faire grand' chere, ou bien que lon doit faire
un bancquet à ses amis, ou que lon attend quelque festin de
Roy, ou de Prince, là où on est contrainct de boire
d'autant à son tour, que lon ne l'ose refuser, à fin
que lors que lon est encore en beau temps et serain, on prepare son
corps de bonne heure, pour le rendre plus gaillard, et plus dispos
contre le vent et la tempeste qui le menasse: car il est bien
difficile en telles assemblees et festes de seigneurs et d'amis, de
se maintenir en une mediocrité, et accoustumee
sobrieté, que lon ne soit trouvé fascheux, malplaisant
et ennuyeux à toute la compagnie. Afin doncques que lon ne
mette point feu sur feu, repletion sur repletion, et vin sur vin, il
seroit bon d'imiter et ensuyvre à bon escient le tour que
jadis le Roy Philippus feit par jeu, qui fut tel. Il y eut quelqu'un
qui le convia, comme il estoit par les champs, de venir souper chez
luy, pensant qu'il y deust venir avec petite compagnie: mais le
voyant venir avec une grande suitte, sçachant qu'il avoit
fait apprester pour peu de gens, il en estoit tout troublé:
dequoy Philippus s'estant apperçeu, envoya soubs-main dire
à tous ceux qu'il avoit amenez, qu'ils gardassent lieu
à la tourte: eulx le croyans, et l'attendans tousjours,
espargnerent les viandes qui leur furent presentees, de maniere
qu'elles suffirent largement à toute la compagnie. Ainsi se
fault-il devant preparer, quand on se doit trouver à ces
assemblees-là, où il fault par force boire d'autant
à tour de rolle, et garder lieu en nostre corps et pour
viande et pour patisserie, voire et pour yvrongnerie, et y apporter
nostre appetit tout frais et bien deliberé. Mais si
d'adventure quelques telles contrainctes nous surprennent encore
tous pleins et mal-disposez, pour avoir ja trop beu et trop
mangé: estans quelques Seigneurs arrivez soudainement, ou
quelques uns de nos amis survenus à l'improuveu, et que nous
soyons forcez par honte de nous trouver en compagnie d'autres qui
seront bien dispos et preparez à boire: alors se faudra-il
bien bander et armer contre la mauvaise honte, qui est cause de tant
de maulx aux hommes, en luy mettant alencontre ces vers que dit le
Roy Creon en une Trag@edie d'Euripide,
Il me vault mieulx maintenant te desplaire,
Amy passant, que pour te vouloir plaire,
<p 294r> En me laissant aller trop mollement,
Me repentir apres amerement.
Car de s'aller jetter en une pleuresie, ou en une phrenesie, pour
crainte d'estre tenu et reputé lourdault et incivil, c'est
faire du lourdault à bon escient, et de l'homme de mauvais
jugement, qui n'a pas la grace ny la parole pour entretenir la
compagnie, sans yvrongner et gourmander: car le refus mesme, s'il
est fait dextrement et de bonne grace, ne sera point moins aggreable
à la compagnie, que le boire d'autant à tour de rolle.
Et si celuy mesme qui fait le festin, s'abstient de boire et de
manger, encore qu'il soit à la table (comme quand on fait un
sacrifice, dont lon ne taste point) entretenant au demourant la
compagnie avec un bon visage et une bonne chere, disant tousjours de
luy mesme quelque mot pour rire, il resjouira, et contentera plus la
compagnie, que celuy qui s'enyvreroit et gourmanderoit jusques au
crever avec eulx. Il feit mention à ce propos de quelques
exemples anciens, comme d'Alexandre le grand entre autres, qui eut
honte de refuser Medius, l'un de ses Capitaines, qui le convia
d'aller souper chez luy, apres avoir desja bien beu ailleurs, et qui
le remeit à boire encore mieulx que devant, dont il mourut:
et de nostre temps un puissant luicteur nommé Rigulus, que
l'Empereur Titus un jour de bon matin envoya querir pour se baigner
et estuver avec luy, il y vint, et apres s'estre lavé beut un
coup tel, que l'apoplexie le surprit incontinent, de maniere qu'il
en tomba mort soudainement. Nostre medecin Glaucus se mocquoit de
tous ces propos-là, les appellant discours de maistres
d'eschole: ne se souciant pas gueres au demourant d'en ouyr plus
avant, ny nous aussi n'aians pas grande envie de luy en dire
d'avantage, pour ce qu'il ne s'arrestoit pas à considerer
plus avant un chascun d'iceulx. Mais au demourant Socrates, qui le
premier nous a defendu de manger des viandes qui nous convient
à manger, encore que nous n'aions point de faim, ny de boire
bruvages qui nous facent boire, encore que nous n'aions point de
soif, ne nous defendoit pas simplement d'en user, ains nous
enseignoit d'en user seulement lors que nous en aurions besoing, en
joignant la volupté d'icelles avec la necessité, comme
font ceux qui employent les deniers publiques, qui paravant se
souloient despendre à faire des jeux, à la soulde et
entretenement des gens de guerre: car le doulx, tant comme il est
partie du nourrissant, est fort propre et amy familier à la
nature, et fault pendant que lon a encore faim, jouïr et user
des aliments necessaires, comme plaisans, non pas se provoquer et
susciter à part de nouveaux appetits extraordinaires, apres
que lon a rassasié les communs et ordinaires. Car ainsi comme
à Socrates mesme le danser estoit un exercice et si le
delectoit, aussi celuy à qui une patisserie ou une confiture
sert pour toute viande et pour souper entier, elle luy fait moins de
mal: mais apres que lon a pris ce qui suffit à la nature, et
que lon s'est assez remply, il se fault bien donner garde, autant
que de chose qui soit, d'estendre encore ses mains à ces
friandises-là: et si ne fault pas en telles choses moins
eviter la sottise et l'ambition, que la friandise ou gourmandise.
Car ces deux vices nous induisent aussi bien souvent à manger
quand nous n'avons point de faim, et à boire quand nous
n'avons point de soif, en nous imprimant de bien folles et
extravagantes imaginations: Que c'est grande simplesse de ne prendre
pas à coeur saoul d'une chose qui est rare et chere, quand on
la peut avoir: comme seroit, pour exemple, de la sommade ou des
champignons d'Italie, ou de la tourte de Samos, ou de la neige en
Aegypte: ces imagintions-là sont un peu de vaine gloire, qui
nous tire par le nez bien souvent comme une odeur de cuysine,
à desirer user de telles choses, et contraindre le corps, qui
ne les demande pas, d'y participer, seulement pour ce qu'elles sont
rares et fort renommees, à fin qu'ils en puissent faire leurs
contes à d'autres, et estre par eulx reputez bienheureux,
d'avoir eu jouïssance de choses si singulieres, si cheres et si
difficiles à <p 294v>recouvrer. Pareille affection
ont-ils envers les femmes de grand renom, et de grande reputation:
car quand ils sont couchez aupres de leurs espouses, qui seront
belles bien souvent, et qui leur porteront grande amitié, ils
ne bougeront: mais s'ils se treuvent avec une telle courtisane comme
estoient Phryné ou Laïs, ausquelles ils auront
payé de bon argent pour coucher avec elles, encore qu'ils ne
soient pas bien disposez de leurs personnes, ou autrement lasches
à tel mestier, ils feront neantmoins tout ce qu'ils pourront
pour exciter leur luxure à ceste volupté, par une
vaine gloire: tellement que Phryné mesme estant des-ja
vieille et passee disoit, qu'elle vendoit plus cherement sa lie pour
la reputation. C'est une grande chose et digne d'admiration, que si
nous recevons en nostre corps autant de voluptez que sa nature en
peut porter, ou qu'elle en a de besoing, ou, qui plus est, pour
diverses occupations nous resistons à ses appetits, et le
remettons à une autre fois, et qu'à fine force apres
qu'il nous a bien espoinçonnez et gehennes, nous luy cedons,
nous n'en souffrons point pour tout cela aucune perte ny dommage:
et, au contraire, si és cupiditez qui descendent de l'ame au
corps, nous nous laissons aller tant qu'elles nous forcent de
servir, et de nous esmouvoir au gré des passions d'icelles,
il est impossible qu'elles ne nous laissent de tresgrandes et
tresnotables pertes pour bien peu de voluptez, foibles, et peu
apparentes, qu'elles nous auront donnees: ainsi se fault-il bien
garder de provoquer le corps aux voluptez par les cupiditez de
l'ame, pour ce que le commancement en seroit contre la nature. Car
tout ainsi comme le chatouillement des aixelles apporte à
l'ame un rire qui n'est point proprement doux ny gracieux, ains
fascheux et ressemblant plus proprement à une convulsion et
un esvanouissement: aussi les voluptez que le corps pinsé et
aiguillonné par l'ame reçoit, sont toutes violentes,
forcees, turbulentes et hors de la nature. Toutes et quantes fois
doncques qu'il se presentera occasion de jouyr de quelques telles
voluptez rares ou renommees, il sera meilleur faire gloire de s'en
abstenir, que non pas d'en jouyr, reduisans en memoire ce que
souloit dire Simonides, qu'il ne s'estoit jamais repenty de s'estre
teu: mais d'avoir parlé, souvent: aussi jamais nous ne nous
sommes repentis d'avoir rejetté quelque viande, ny d'avoir
beu de l'eau au lieu de bon vin de Falerne. Parquoy non seulement il
ne faut jamais forcer la nature: mais si d'aventure quelquefois on
nous sert de telles friandises qu'elle appete, il en faut souvent
divertir nostre appetit, et le ramener à l'usage des choses
simples et ordinaires pour l'y accoustumer et exerciter.
Si violer en rien se peult la Loy
Honnestement, c'est pour se faire Roy,
ce dit le Thebain Etheocles, et dit mal: mais nous pourrions dire
mieux, et plus veritablement, S'il faut estre ambitieux en telles
choses que cela, il est tres-honneste de se contenir pour sa
santé entretenir. Toutefois il y en a qui par espargne
mechanique, et par chicheté refrenent bien leurs cupiditez
quand ils sont chez eux: mais s'il advient qu'ils soient conviez
chez autruy, ils se gorgent et se remplissent jusques au crever de
ces viandes exquises et cheres, ne plus ne moins que lon fait
à la guerre, quand on va fourrager, tant que lon peut, sur
les terres de l'ennemy: et puis ils sortent de là mal-
disposez, rapportans de leur cupidité insatiable une belle
provision pour le lendemain, c'est une crudité d'estomac. Or
le philosophe Crates, estimant que les guerres civiles et les
tyrannies se suscitoient dedans les villes, autant pour la
superfluité et pour les delices, que pour autre cause qui
soit, souloit dire en jouant selon sa coustume, Garde toy de nous
jetter en sedition civile, en augmentant le plat devant la lentille:
c'est à dire, en faisant despense plus grande que ne porte
ton revenu: mais un chascun se doit commander à soy mesme,
N'augmente pas le plat devant <p 295r>la lentille, ny ne
passe point par dessus le cresson et l'olive, jusques aux tourtes et
aux delicieux poissons, et ne jette point ton corps puis apres en
choliques, et en flus de ventre pour avoir trop mangé: car
les viandes simples et ordinaires contienent l'appetit dedans les
bornes et la mesure de nature, mais les artifices des cuysiniers et
des patissiers, avec leurs friandises de saulses et de saupiquets,
ainsi comme dit le poëte Comique, avancent et mettent tousjours
plus avant les limites de la volupté, et oultrepassent
l'utilité: et ne sçay comment, veu que nous detestons
si fort, et avons en abomination si grande, les femmes qui donnent
des breuvages d'amour, et composent des charmes pour appliquer
à leurs marits, nous abandonnons ainsi à des
mercenaires, ou à des esclaves, nos viandes à
empoisonner, par maniere de dire, et à ensorceller. Et bien
que le mot que souloit dire le philosophe Arcesilaus contre les
paillards et luxurieux, soit un peu trop brusque et trop aigre,
qu'il ne peut chaloir de quel costé on le soit, pour ce qu'il
y a autant de mal à l'un qu'à l'autre, si ne vient-il
pas mal à propos pour le subject que nous traittons: car
à la verité, quelle difference y a-il de manger des
herbes chaudes, que lon appelle Satyrion, pour se provoquer et
semondre à la luxure, et irriter le sentiment par odeur et
par saulses? comme les galleux, qui ne demandent autre chose, sinon
qu'on leur frotte et qu'on leur galle tousjours leur rongne. Mais
à l'adventure vaudra-il mieulx se reserver à un autre
lieu pour parler contre les voluptez deshonnestes, en monstrant
combien la continence de soy-mesme est honneste et venerable: car le
propos qui se presente maintenant, est pour defendre plusieurs
grandes voluptez honnestes, par ce que les maladies ne nous ostent
pas tant d'actions, tant d'esperances, tant de voyages, ny tant de
passetemps, comme elles nous empeschent et font perdre de voluptez:
pourtant aussi peu est-il expedient à ceux qui aiment les
voluptez, qu'à gens du monde, de mespriser leur santé:
car il y en a plusieurs à qui les maladies n'ostent point les
moyens de philosopher, ny d'estre grands capitaines, ny de gouverner
les royaumes: mais les voluptez et jouissances corporelles pour la
plus part ne peuvent pas seulement naistre en maladie, ou si elles
y naissent, elles apportent bien peu de la delectation qui leur est
propre et naturelle, et ce peu encore non pur et net, ains
meslé de mixtion estrangere, et comme desguisé et
cicatricé, ne plus ne moins qu'en une tourmente et tempeste:
car le plaisir de Venus n'est point bien à propos quand on
est trop plein de viande et de vin, mais plus tost quand le corps
est en une serenité et tranquillité grande, pour ce
que Venus se doit terminer en volupté, si fait bien le boire
et le manger: mais la santé est aux voluptez, comme leur beau
temps, qui leur donne seure et plaisante naissance, ne plus ne moins
que le calme de l'hyver à la couvee des oyseaux de mer que
lon appelle Halcyons, qui escloent leurs oeufs tousjours en beau
temps, au milieu de l'hyver. On louë à bon droit
Prodicus d'avoir gentilement dit, que le feu est la meilleure saulse
qui soit: mais on pourroit aussi tres-veritablement dire, que la
santé est une divine saulse et tresplaisante: car les
viandes, pour delicates qu'elles soient, bouillies ou rosties, ou
cuittes au four, n'apportent aucune volupté ne plaisir
à ceux qui sont malades ou yvres, ou qui ont envie de vomir,
là où un pur et net appetit rend toute viande
aggreable et plaisante, voire ravissable, comme dit Homere, à
un corps sain et convenable. Mais comme Demades l'orateur, voyant
les Atheniens desireux des armes et de la guerre hors de propos,
leur disoit, que jamais ils ne traittoient de la paix sinon en
robbes noires, apres qu'ils avoient perdu de leurs parens et amis:
aussi ne nous souvenons nous jamais de vivre sobrement et
simplement, sinon parmy des cauteres, des unguents, et des
cataplasmes: et quand nous y sommes, alors nous condamnons bien fort
nos fautes, quand il nous souvient de ce que nous avons fait par le
passé: mais encore accusons nous tantost l'air, tantost la
contree qui n'est pas saine, ou l'estre hors de son païs
naturel, et jamais n'en voulons accuser nostre intemperance,
<p 295v>et nos appetits desordonnez: et comme le Roy
Lysimachus dedans le païs des Getes se trouvant contrainct et
forcé de la soif, à se rendre prisonnier luy et son
armee entre les mains de son ennemy, apres avoir beu de l'eau
fresche dit, «O Dieux, combien de felicité j'ay perdu
pour un si court plaisir!» aussi pourrions nous rapporter et
accommoder cela à nous mesmes, en nos maladies, comment pour
avoir beu de l'eau froide, ou pour avoir esté aux estuves
importunément, ou pour avoir beu d'autant, combien de
voluptez nous avons gastees, combien de bonnes actions, et combien
d'honnestes passetemps nous avons perdus: car le remors de tels
pensemens touche jusques au vif la memoire, de sorte que la
cicatrice en demeure encore apres que lon est restitué en
santé: ce qui fait que nous sommes puis apres plus retenus en
nostre maniere de vivre, par ce que un corps qui sera bien sain, ne
produira gueres jamais de trop vehementes cupiditez, et appetits
desordonnez, mal-aisez à domter, ou à y resister, ains
leur faut faire teste quand ils se remuent, et qu'ils regibbent pour
jouïr des plaisirs dont ils ont envie: car tels appetits se
plaignent legerement, et crient pour peu de chose, comme font les
enfans mignards, et puis ils s'appaisent quand la table est ostee,
et ne se plaignent point qu'on leur ait fait tort, ains au contraire
sont purs et nets, et gaillards, non pas pesans, et báaillans
pour avoir l'estomac chargé jusques au lendemain: comme lon
escrit, que le capitaine Timotheus aiant un jour soupé en
l'Academie, chez Platon, un souper simple et sobre, dit, «Ceux
qui soupent chez Platon, s'en treuvent bien jusques au
lendemain.» Aussi escrit-on qu'Alexandre renvoyant les
cuisiniers que la Royne Ada luy envoyoit, dit, «qu'il en menoit
tousjours quant et luy de meilleurs: pour le disner, le lever matin
et cheminer avant jour: et pour le souper, le peu manger à
disner.» Je sçay bien que les hommes prennent aussi bien
quelquefois la fiebvre pour avoir trop travaillé, ou s'estre
eschauffez, ou bien pour s'estre refroidis. Mais comme les odeurs
des fleurs sont foibles et debiles à par-elles, là
où estans meslees avec de l'huile, elles prennent force et
vigueur: aussi la repletion d'humeurs donne, par maniere de dire,
corps et substance aux causes et occasions exterieurs des maladies:
et sans la quantité grande d'humeurs superflues, il n'y a
danger, pour ce que toutes telles indispositions se dissipent et se
dissóluent facilement, quand un sang subtil et un esprit pur
et net reçoit ces autres excessifs mouvemens: mais où
il y a repletion grande de toutes superfluitez, comme une fange
profonde remuee, alors il en sourd plusieurs malings accidens,
dangereux, et difficiles à curer. Pourtant ne faut-il pas
faire comme les patrons et maistres des navires, qui ne se peuvent
jamais saouler de fourrer dedans leurs vaisseaux, et leur semble
qu'ils n'ont jamais trop de charge, et puis ils ne font autre chose
que vuider la sentine, et jetter l'eau de la mer qui entre dedans:
aussi apres que nous avons bien emply et chargé nostre corps,
le purger, puis laver avec medecines et clysteres: ains le faut
tousjours contregarder net, dispos et leger, à fin que si
d'adventure il vient à estre d'ailleurs appesanty et
chargé, il revienne tousjours au dessus, ainsi comme fait le
liege sur la mer. Mais principalement faut-il prendre garde aux
precedentes indispositions et messagers des maladies, pour ce
qu'elles ne viennent pas toutes sans mot dire, ainsi que dit
Hesiode,
Car Jupiter leur a osté la voix:
ains la plus part ont des avant-coureurs, trompettes et
denonciateurs, comme des cruditez d'estomac, des pesanteurs de toute
la personne, suyvant ce qu'escrit Hippocrates, «Les pesanteurs
et lassitudes qui vienent d'elles-mesmes, prognostiquent et
signifient des maladies:» et pour ce que les esprits, à
mon advis, qui doivent aller aux nerfs, sont estoupez et exclus par
la repletion grande d'humeurs. Mais combien que le corps, par
maniere de dire, luy mesme tende au contraire, et nous tire au lict
et au repos: les uns neantmoins par gourmandise ou par appetit
desordonné <p 296r>des voluptez, se vont jetter
dedans des baings et des estuves, et se hastent d'aller aux festins,
et aux compagnies où lon boit d'autant, comme s'ils faisoient
provision de vivres attendans un siege de ville, et s'ils avoient
peur que la fiebvre les surprist qu'ils n'eussent premierement bien
soupé. Les autres un peu plus honnestes ne se prennant pas
par là, mais aians honte fort sottement de confesser qu'ils
ont trop beu ou trop mangé, et qu'ils sentent quelque
crudité et indigestion en leur estomac, et de demourer tout
un jour à requoy en robbe de chambre, pendant que les autres
vont jouër à la paulme et autres tels exercices de la
personne qui les y convient ils s'y en vont, et se mettent en
pourpoint ou tous nuds, comme les autres, et font tout ne plus ne
moins que ceux qui sont bien sains: mais la plus part subjects
à leur plaisir et desordonnez, se laissent persuader et
poulser à se lever hardiment, et aller faire comme de
coustume par une vaine esperance qu'ils ont fortifiee d'un commun
proverbe, qu'il faut prendre du poil de la beste qui les a mordus,
et chasser le vin par le vin, resoudre l'yvrongnerie par
l'yvrongnerie. Mais alencontre de telle esperance il faut opposer la
crainte reservee de Caton, lequel disoit que telle retenue fait les
choses grandes petites, et les petites elle les reduit du tout
à neant: et qu'il vaut mieux endurer la faute de manger, et
tenir son corps vuide et en repos, que de soy hazarder en se jettant
dedans un baing ou en une table pour souper: car s'il n'y a quelque
disposition à maladie, il nous nuyra de ne nous estre pas
gardez: et s'il n'y a rien, il ne nous sçauroit nuyre de nous
estre reservez et retenus, et par ceste retenue nous en aurons le
corps de tant plus net: et l'autre sot, qui craindra de donner
à cognoistre à ses domestiques ou à ses amis,
qu'il se treuve mal d'avoir trop beu, ou trop mangé, aiant eu
honte de confesser aujourd'huy qu'il n'a peu digerer, demain sera
contrainct, malgré luy, d'advouër un flux de ventre, ou
la fiebvre, ou des trenchees. Tu reputerois à grande
vergongne de confesser que tu eusses faim: mais bien est-ce plus
grande honte estre contrainct d'advouër une crudité, une
pesanteur venant d'avoir trop mangé, et d'une repletion de
corps que lon entraine encore dedans un baing, comme un vieux
vaisseau demy-pourry, et ne tenant point eau, que lon tire dedans la
mer. Ils font ne plus ne moins que quelques uns de ceux qui voyagent
sur la mer, lesquels, estant l'hyver, ont honte de demourer sans
rien faire sur le rivage de la mer: mais puis apres quand ils ont
levé l'ancre, mis la voile au vent, et qu'ils font un peu
eslargis en pleine mer, ils se treuvent tres-mal, crians à
l'aide, et rendans leur gorge: aussi ceux qui se trouvans en doubte
de maladie, ou en disposition de leurs corps pour y tomber, cuydent
que ce soit lascheté honteuse de se tenir un jour sur ses
gardes dedans le lict, et ne venir pas comme de coustume à la
table, sont puis apres bien plus honteusement couchez par plusieurs
nuicts à se faire purger et appliquer force cataplasmes, et
à flatter les medecins, et les caresser en leur demandant
à boire du vin ou de l'eau froide, aians bien alors le
courage si foible, que de faire et dire plusieurs paroles
impertinentes, et sentans son coeur failly, pour la peine qu'ils
endurent, et la peur qu'ils ont d'avoir encore pis: et toutefois il
seroit bien à propos de ramentevoir à ceux qui ne se
peuvent autrement contenir, et qui se laissent esbranler ou bien
emporter du tout à leurs cupiditez, que les voluptez prennent
la plus part de ce qu'elles ont de bon du corps mesme. Et comme les
Laced@emoniens apres avoir donné à leur cuysinier du
sel et du vinaigre, luy disoient qu'il cerchast le demourant en la
beste qui estoit immolee: aussi à un corps que lon veut
nourrir, la meilleure saulse qu'on luy sçauroit bailler pour
la luy faire trouver bonne, est, que lon luy baille quand il est
bien sain, et pur et net: car qu'une viande soit douce ou soit
chere, cela est hors du corps de celuy qui la prend, et se juge
à par-soy: mais pour estre plaisante, il faut que ce soit eu
esgard au corps qui la prend, et pour en recevoir le plaisir, il
faut qu'il soit disposé ainsi comme le requiert la nature:
autrement en <p 296v>un corps fasché, mal-
disposé et chargé de vin, toutes saulses perdent toute
leur grace et toute leur saison. Pourtant ne faut-il pas tant
prendre garde si le poisson est frais pesché, ne si le pain
est de pur fourment, si le baing est chaud, ou si la femme est
belle, qu'il faut considerer de bien pres si nostre corps est point
degousté, aiant envie de vomir, gorgé, tout crud et
desbauché: autrement nous ferons la mesme faute que feroit un
qui apres avoir bien beu, voudroit aller en masque baller et
jouër en une maison, où lon porteroit le deuil pour la
mort du maistre d'icelle, qui n'agueres seroit decedé: car au
lieu d'y apporter resjouissance et plaisir, il feroit plorer et
crier ceux de la maison à haults cris: aussi le deduit de
l'amour, les viandes exquises, le baing, et le vin, en un corps mal-
disposé, et hors du naturel, ne font qu'emouvoir et brouiller
la pituite et la cholere à ceux qui ne sont ne bien rassis en
la disposition de leurs personnes, ny aussi du tout corrompus, et
desbaucher le corps encore plus qu'il ne l'estoit, ne donnant point
de plaisir, dont au moins on doive faire cas, ny de contentement tel
que nous l'avions esperé. Il est bien vray que la diete trop
exquise et gardee estroittement au doigt et à l'oeil, comme
lon dit en commun langage, rend non seulement le corps paresseux, et
dangereux de tomber en maladies, mais aussi matte toute la
gayeté de l'ame, de maniere qu'elle a toutes choses pour
suspectes, craignant tousjours de s'arrester trop, autant en travail
qu'en plaisir, et generalement en toute action, n'entreprenant
jamais rien asseureement ny gaillardement, là où il
faut que nous facions de nostre corps comme d'une voile en la mer,
ne le resserrant, ny ne le retenant point trop à l'estroit en
beau temps, ny aussi le laschant trop dissoluëment et trop
negligemment, où il y a occasion de souspeçonner
quelque tempeste: car à ceste heure-là il le faudra
choyer, et retirer un petit, pour le rendre puis apres plus dispos
et leger, comme nous avons dit, et n'attendre pas à ce faire,
jusques à ce que nous sentions des cruditez, ny des flux de
ventre, ny des inflammations, ou refroidissemens et endormies de
membres: lesquels signes estans comme les messagers et les sergens
de la fiebvre qui est desja à leur porte, à male peine
peuvent emouvoir aucuns tant qu'ils se veuillent resserrer et
restraindre, lors qu'ils sont ja en l'acces de leur mal, là
où il faut de loing prevoir, et se tenir sur ses gardes long
temps devant la tourmente, quand on sent
Sur un escueil marin en l'aer,
Le vent de la Bise souffler.
Car il n'y auroit point de propos de prendre soigneusement garde au
crailler des corbeaux, ou au caqueter des poulles, et au fouiller
des pourceaux remuans des ordures et de vieux haillons, comme dit
Democritus, pour en tirer pronostiques de vent et de pluye, et que
nous ne sçeussions point observer ny prevoir à
certains signes une tempeste prochaine à sourdre et à
naistre dedans nostre propre corps. Pourtant ne faut-il pas
seulement observer le corps au boire, et au manger, et aux exercices
de la personne, s'il s'y prend point plus laschement et plus
froidement que de coustume, ou au contraire, s'il a point plus de
faim et plus de soif que d'ordinaire: mais aussi craindre, si le
dormir n'est point continué tout d'une tire egalement et
doucement, ains qu'il y ait des inegalitez et interruptions: voire
jusques aux songes faut-il bien prendre garde, s'ils sont point
estranges et non accoustumez: car si ce sont imaginations
extraordinaires, ils tesmoignent et signifient qu'il y a repletion
de grosses humeurs gluantes, et perturbation des esprits au dedans.
Quelquefois aussi il advient que les mouvemens de l'ame mesme nous
monstrent que le corps est en quelque danger de maladie: car il
prend aucunefois aux hommes des melancholies sans propos, et des
frayeurs sans aucune raison apparente, qui leur ostent et estaignent
soudainement toute esperance: les uns deviennent aucunefois prompts
à choleres soudaines, chagrins, se faschans de peu de chose,
tellement <p 297r>qu'ils pleurent mal-gré eux, et
languissent d'ennuy. C'est quand de mauvaises fumees et vapeurs
ameres amassees s'elevent et se vont meslant, comme dit Platon,
parmy les voyes de l'ame. Pourtant faut-il que ceux à qui
telles choses arrivent, reÄpmemorent et considerent en eux-mesmes,
s'il n'y a point quelque cause spirituelle: car s'il n'y en a point,
il est force que ce soit quelque matiere corporelle qui a besoing
d'evacuation, ou bien de repression. Aussi est-il utile, quand on va
visiter ses amis malades, s'enquerir diligemment des causes de leurs
maladies, non par curiosité ny par ostentation, pour en
disputer seulement, et faire monstre de son eloquence, en babillant
des instances, des incidences, et communitez des maladies,* pour
monstrer que lon a leu les livres, et que lon entend les termes de
la medecine: * Ce sont termes du medecin Erasistratus. ains
s'enquerant diligemment, et non pas en passant par dessus, de ces
choses legeres et communes, s'il estoit plein ou vuide, s'il avoit
travaillé, s'il dormoit bien ou mal: et principalement,
comment il vivoit, et comment il se gouvernoit, quand il est
tombé en fiebvre. Et puis, comme Platon souloit dire en soy-
mesme s'en retournant, apres avoir veu les fautes que d'autres
commettoient: «Mais suis-je point moy-mesme tel?» aussi
apprendre aux despens d'autruy à prouvoir bien au faict de sa
santé, s'en souvenir, et se tenir sur ses gardes, à
fin de ne tomber aux mesmes inconveniens, et n'estre point
contrainct de s'alitter, et là regretter, et louër,
quand il n'en est plus temps, la tant precieuse Santé, ains
en voyant un autre attainct de maladie, remarquer bien, et imprimer
en son coeur, combien nous doit estre chere la santé, combien
il faut estre soigneux de se garder, et retenu à s'espargner.
Et si ne sera pas mauvais de comparer puis apres sa vie à
celle du patient: car s'il advient que nous aions trop beu, ou trop
mangé, ou trop travaillé, et fait quelque autre tel
exces, et que pourtant nostre corps ne nous menasse point de maladie
prochaine, toutefois si jugerons nous qu'il nous faudra contre-
garder, et anticiper le mal qui en pourroit advenir: comme si nous
avions fait quelque desordre au plaisir de l'amour, ou autrement
trop travaillé, en nous reposant et demourant à
requoy, ou apres une yvrongnerie et apres avoir bien beu d'autant,
beuvant de l'eau en recompense: mais specialement apres avoir
mangé beaucoup de viandes pesantes, comme sont chairs, ou
bien diverses, en jeunant puis apres, et se restraignant, de maniere
que lon ne laisse aucune superfluité dedans le corps: car ces
choses-là seules d'elles mesmes sont causes de plusieurs
maladies, et aux autres causes adjoustent encore matiere et force
d'avantage qu'elles n'en avoient. Pourtant a-il esté sagement
dit par les anciens, que pour entretenir sa santé ces trois
poincts sont principalement necessaires, «Manger sans se
saouler, travailler sans s'espargner, et sa semence conserver.»
Car l'intemperance de la luxure dissoult et affoiblit fort la
chaleur naturelle, qui fait cuire et digerer la viande que nous
prenons, et par consequent est cause qu'il s'engendre beaucoup de
superfluitez, et se fait un grand amas de mauvaises humeurs dedans
nostre corps. Parquoy pour recommancer à parler derechef d'un
chascun de ces poincts, venons premierement à considerer les
exercices qui sont convenables aux hommes de lettres et d'estude:
car tout ainsi comme celuy qui dit le premier, qu'il n'escrivoit
rien touchant les dents à ceux qui habitoient au long de la
marine, leur enseigna ce qu'ils doivent faire en disant cela: aussi
pourroit-on dire aux hommes de lettres que lon ne leur escrit rien
touchant les exercices, pour ce que l'usage quotidian de la parole
prononcee par vive voix, est un exercice de merveilleuse efficace,
non seulement pour la santé, mais aussi pour la force, non
pas telle comme celle que lon fait venir par artifice aux luicteurs,
qui rend le corps charnu, et le cuyr ferme par le dehors, ainsi que
un bastiment que lon a enduit et crespy exterieurement: mais bien
engendrant une disposition robuste, et une force vigoureuse aux plus
nobles parties, et principaux instrumens de nostre vie au dedans. Or
que <p 297v>les esprits augmentent les forces des nostre
corps, les maistres des exercices le monstrent assez, commandans aux
luicteurs, quand on leur frotte les membres, de resister et poulser
contre les frictions en retenant leur halene, à mesure que
lon leur manie et que lon leur frotte chasque partie: mais la voix
estant un mouvement de l'esprit fortifie non superficiellement, mais
en la propre source dont elle naist dedans les flancs et les
poulmons, augmente la chaleur naturelle, subtilise le sang, nettoye
toutes les veines et ouvre toutes les arteres, empeschant qu'il ne
s'y face aucun estouppement ou espessissement d'humeurs superflues,
comme une lie au fond des vaisseaux qui reçoivent, et qui
cuysent les viandes dont nous nous nourrissons: au moyen dequoy il
est besoing que nous usions fort ordinairement et familierement de
cest exercice, en parlant en public, et discourant continuellement:
ou bien si d'adventure nous faisons doubte, que nostre corps fust
trop debile pour pouvoir supporter tant de travail, au moins en
lisant à haulte voix: car ce que la branloire est au regard
de l'exercice du corps, cela mesme en proportion est la lecture au
regard du parler, remuant tout doucement et promenant la voix dedans
la parole, ne plus ne moins que dedans un coche ou voitture
d'autruy: il est vray que le devis et la dispute y adjouste
d'avantage la vehemence et l'efforcement, d'autant que l'ame s'y
attache quant et le corps: bien se fault-il donner de garde des
clameurs violentes à pleine teste: car ces efforts-là,
et inegales contensions d'halene, sont bien souvent cause de rompre
des venes, ou de faire convulsion de nerfs au dedans: puis apres que
lon a ainsi leu ou parlé, il est bon user de quelques
frictions unctueuses et chauldes, avant que de s'aller promener, et
de tels amollissements du cuyr et de la chair, en touchant et
maniant, en la sorte qu'on le peult faire, les entrailles, à
fin de departir et espandre egalement les esprits par tout, jusques
aux extremitez du corps. La mesure de ces frottements soit jusques
à tant que le sentiment les trouvera agreables, et ne s'en
offensera point. Qui aura ainsi appaisé le trouble et la
tension des esprits au fond de son corps, si d'adventure il s'y
treuve quelque superfluité, elle ne luy apportera point de
nuisance: et s'il laisse de se promener à faute de loisir,
pour quelque affaire qui luy sera inopineement survenu, ce sera tout
un pour cela, car nature aura tousjours eu ce qui luy fait besoing:
et pour ce ne fault-il prendre pour couleur et excuse de se taire,
ny la navigation, quand on est avec plusieurs autres passagers
dedans un vaisseau sur la mer, ny le logis quand on est en
l'hostellerie, encore que les assistans s'en deussent rire et
mocquer, pour ce que là où il n'est point deshonneste
de manger devant tout le monde, là n'est-il point aussi
deshonneste d'exerciter sa personne: ains plus-tost est-il
deshonneste craindre ou avoir honte de mariniers, mulatiers ou
hostelliers, qui se mocqueront, non d'un qui jouëra à la
paulme tout seul, ou qui escrimera à son ombre, ains d'un qui
parlera, et en parlant enseignera, discourra, ou apprendra par coeur
et rememorera quelque bonne chose, pour son exercice. Socrates
souloit dire qu'une petite salette estoit suffisante pour exercer un
qui fait son exercice de la danse: mais à celuy qui veut
exerciter sa personne par le moyen de la parole, tout lieu luy est
suffisant, soit debout, soit couché ou assis: seulement nous
fault-il bien donner garde que nous ne nous efforcions pas de crier
à haulte voix, lors que nous nous sentirons pleins de boire
et de manger, ou bien lassez du plaisir de l'amour, ou bien d'autre
travail quel qu'il soit, comme il advient souvent aux Orateurs et
maistres de Rhetorique qui se laissent aller, et s'efforcent de
declamer et harenguer, les uns par vaine gloire et ambition de se
monstrer, les autres pour le gaing mercenaire, ou pour jalousie
à l'encontre de leurs compagnons: comme Niger l'un de nos
amis, lequel faisoit profession d'enseigner la Rhetorique au
païs de la Galatie, aiant un jour avallé une areste de
poisson qui luy estoit demouree en la gorge, il survint d'adventure
un autre Rhetoricien passant son chemin, qui feit une harengue
<p 298r>publiquement. Niger craignant qu'il ne semblast fuyr
la lice, pour n'ozer se parangonner à luy, se meit luy-mesme
à declamer, aiant encore l'areste accrochee dedans sa gorge,
de maniere qu'il s'y engendra une grande et douloureuse
inflammation: la douleur de laquelle ne pouvant plus endurer, il
souffrit qu'on luy feist une profonde incision et grande ouverture
par le dehors, par où l'areste luy fut bien arrachee, mais la
playe en devint si mauvaise, et s'y feit une si grande fluxion
d'humeurs, qu'il en mourut tout roide. mais cela à
l'adventure sera plus à propos de ramentevoir cy dessoubs.
Apres l'exercice il fault entrer dedans l'estuve, là
où se laver d'eau froide est plus fait en jeune homme qui
veult monstrer sa bonne disposition, qu'il n'est convenable à
la santé: car le bien que tel lavement peut apporter, c'est
qu'il semble endurcir le corps, et le rendre moins subject à
estre offensé des qualitez de l'air: mais cela fait plus de
mal au dedans, qu'il ne fait de bien au dehors, d'autant qu'il
resserre les pores, et fait grossir et espessir les humeurs et
vapeurs qui se voudroient evaporer et resoudre continuellement.
D'avantage il est force que ceux qui usent de se laver d'eau froide,
tombent en la subjection de celle trop exquise et estroitte diete
que nous fuyons, ayans tousjours l'oeil fiché à n'en
oultre-passer jamais un seul poinct, d'autant que la moindre et plus
legere faute du monde est incontinent chastiee bien asprement:
là où, au contraire, se laver d'eau chaulde nous
pardonne beaucoup de choses, car elle n'oste pas tant de force et
roideur au corps, comme elle nous apporte de profit pour la
santé, acheminant et accommodant tout doulcement les humeurs
à la concoction: et si d'adventure il y en a qui ne se
puissent pas bien cuyre, prouveu qu'elles ne soient pas totalement
creuës, et qu'elles ne flottent pas au dessus de l'estomac,
elle les fait dissoudre et exhaler sans aucun sentiment de douleur,
et reconforte, et fait esvanouir les secrettes foulures et
lassitudes des membres: toutefois là où nous sentirons
que le corps sera en sa disposition naturelle, assez fort et
robuste, il vaudra mieulx entre-mettre l'usage du baing, et sera
meilleur se faire huyler et frotter devant le feu, là
où le corps aura besoing d'estre reschauffé: car par
ce moyen il prend mieulx ce qu'il luy fault de chaleur: ce qui n'est
pas de mesme quant au Soleil: car on ne peult pas prendre de sa
chaleur plus ou moins à discretion, ains est force de s'en
servir et en user selon qu'il tempere et dispose l'air. Cela suffise
quant aux exercices de la personne: au demourant pour venir à
la nourriture, si les raisons et instructions que nous avons amenees
cy dessus, par lesquelles nous nous sommes efforcez de refrener et
reprimer les cupiditez, ont apporté quelque fruict, il seroit
temps de passer maintenant oultre à d'autres advertissements.
Mais si d'adventure les cupiditez sont si vehementes, et si
effrenees par maniere de dire, qu'il soit difficule de les renger
à la raison, et s'opiniastrer à combattre contre un
ventre, qui n'a point d'aureilles, ainsi que disoit l'ancien Caton,
il fault par subtils moyens faire, que la qualité de la
viande en rende la quantité plus legere: et quant aux viandes
solides et qui nourrissent beaucoup, comme sont les grosses chairs,
les formages, les figues seiches, et les oeufs durs, n'en manger que
le moins que lon peult, car de les refuzer du tout il seroit bien
mal-aisé, mais bien se prendre aux viandes legeres et
delices, comme sont la plus part des herbages, dont on use en
potages, les chairs des oyseaux et des poissons qui ne sont pas
gras: car en mangeant de semblables viandes on peult bien tout
ensemble gratifier à l'appetit, et ne charger point le corps.
Mais sur tout se fault-il donner garde des cruditez precedentes de
trop manger de chair: car oultre ce que sur l'heure elles chargent
trop l'estomac, il demeure encore puis apres de mauvaises reliques:
de maniere que le meilleur est, accoustumer son corps à ne
demander point à manger chair: car la terre produit assez
d'autres aliments, non seulement pour la necessité de la
nourriture, mais aussi pour le plaisir et contentement de l'appetit,
les uns tous prests à manger sans que l'oeuvre
<p 298v>de l'homme s'empesche d'y rien adjouster, les autres
aptes à estre meslez avec d'autres en plusieurs sortes pour
les rendre plus savoureux au goust. Mais pour autant que
l'accoustumance est, par maniere de dire, une autre nature, ou
à tout le moins non contre nature, il ne fault pas
s'accoustumer de manger chair pour assouvir son appetit, comme font
les loups et les lions, ains s'en fault seulement servir comme d'un
fondement, et un soubassement de toute l'autre viande, et au
demourant faire sa nourriture principale d'autres aliments qui sont
plus conformes au corps et plus selon nature, et si grossissent
moins la subtilité de l'esprit, et le discours de l'ame,
comme un feu allumé de plus delicate et plus legere matiere.
Et quant aux choses liquides, il fault user du laict, non comme d'un
breuvage, mais comme d'une viande pesante et qui nourrit beaucoup.
Et quant au vin, il luy fault dire ce que dit Euripides de
Venus,
Sois avec moy, mais en mesure bonne,
Ny peu ny trop, et point ne m'abandonne:
car entre toutes sortes de breuvages, c'est le plus utile: entre les
medecines, la plus plaisante: et entre les viandes, celle de qui
moins on se lasse, prouveu qu'il soit bien trempé et
meslé avec temps opportun, plus tost qu'avec de l'eau, non
seulement celle dont on trempe le vin, mais aussi celle qui est
beuë à part, laquelle fait que le vin trempé fait
encore moins de mal, et porte moins de dommage: à raison de
quoy, il se fault accoustumer de boire par chascun jour deux ou
trois fois d'eau pure, poure ce que cela rendra la force du vin plus
foible, et la boisson d'eau pure plus familiere à nostre
estomac, à fin que quand la necessité sera venue, que
par force il nous en faudra boire, il ne la trouve pas si estrange,
et ne la refuse pas tant. Car plusieurs bien souvent recourent
principalement au vin, lors qu'ils ont plus besoing de boire de
l'eau, comme quand ils se sont eschauffez au Soleil: ou au contraire
quand ils sont gelez de froid, ou qu'ils se sont efforcez à
haranguer, ou qu'ils ont fort estudié, et generalement apres
qu'ils ont bien travaillé, ou fait quelques grands efforts,
ils estiment que c'est lors qu'ils doivent boire du vin, comme si la
nature mesme requeroit que lon feist quelque bien au corps, et
quelque changement pour le recreer de ses travaux: mais la nature ne
desire point qu'on luy face du bien en ceste sorte, si lon appelle
volupté faire du bien, ains requiert seulement qu'on le
raméne à un moyen entre travail et aise: de maniere
qu'à ceulx-là il fault retrencher les vivres, et ou
leur oster le vin du tout, ou leur en bailler ce-pendant qui soit
bien trempé: pour ce que le vin estant de sa nature vehement
et remuant, il augmente et empire les emotions qu'il trouve dedans
le corps irrité, et aigrit encore d'avantage les parties qui
y sont desja offensees, lesquelles auroient plus tost besoing de
reconfort et d'adoulcissement, à quoy l'eau est bien plus
commode: car si n'aians point de soif autrement nous beuvons de
l'eau chaude, apres avoir bien travaillé et fait quelque
effort és grandes chaleurs de l'esté, nous en sentons
un refreschissement et un grand reconfort au dedans: c'est pour ce
que l'humidité de l'eau est gracieuse et paisible, et qu'elle
ne se debat point, là où celle du vin a une force et
vehemence qui ne repose jamais, et qui n'est point benigne, ne bien
convenable aux indispositions qui commancent à naistre: car
si lon craint les acrimonies aigues, et les amertumes que la faim et
faulte de manger engendre dedans nostre corps, ou si comme font les
enfans, on trouve mauvais de ne se mettre point à table pour
manger avant que la fiebvre soit venue, quand on se doubte qu'elle
doive venir, le boire de l'eau est un confin et un entre-deux fort
à propos pour cela; et bien souvent nous offrons à
Bacchus mesme les sacrifices que lon appelle Nephália, pour
ce qu'il n'y a point de vin, nous accoustumans par là
sagement à ne desirer pas tousjours boire du vin. Minos osta
du sacrifice la fleute et les chapeaux de fleurs que lon porte sur
la teste pour quelque ennuy qu'il avoit, <p 299r>et
toutefois nous sçavons tresbien, que l'ame dolente n'est par
les fleutes, ny par fleurs et festons passionnee: là
où il n'y a corps d'homme, tant soit-il fort et robuste, que
s'il est esmeu et enflammé, en y mettant encore du vin, n'en
soit bien griefvement offensé. On dit que les Lydiens en
temps de famine ne mangent que de deux jours l'un, et cependant
qu'ils passent leurs temps à jouer aux dez, et à
d'autres jeux: aussi seroit-il bien seant à un homme d'estude
aimant les Muses et les lettres, en temps qui auroit besoing de
souper peu, et de manger moins, avoir devant soy la figure de
quelque proposition Geometrique, ou bien un petit livre, ou une
lyre, ou un lut, cela ne le laissera point emmener prisonnier
à son ventre, ains luy divertissant et transferant
ordinairement l'entendement de la table à ses honnestes
passetemps là, chassera les appetits de boire et de manger,
comme des Harpyes avec les Muses: car il ne seroit-pas raisonnable
qu'un Scythe en beuvant touchast souvent et feist sonner la chorde
de son arc, en resveillant par cela son courage, qui autrement,
ainsi comme ils disent, s'en iroit laschant et amollissant par le
vin: et qu'un personnage Grec eust crainte et honte d'estre
mocqué de ce, qu'il essayeroit de refrener et reprimer un
importun et violent appetit, par le moyen des livres et des lettres:
ne plus ne moins qu'en l'une des Com@edies de Menander il y a un
macquereau, qui pour tenter de jeunes hommes soupans ensemble en un
festin, leur amena de belles filles sur leur souper, richement et
proprement vestues et parees: mais chascun de ces jeunes hommes,
pour ne point voir ces belles filles au visage, baissoit la teste,
et mangeoit des confitures et patisseries qui estoient servies
devant eux. Les hommes addonnez à l'estude des lettres, ont
bien d'autres plus plaisants divertissements, si autrement ils ne
peuvent arrester et contenir ceste faim violente et canine, quand
ils sont à la table: car quant aux paroles des maistres de
luicte, et aux propos de quelques maistres d'escholes, qui vont
disant, que disputer des lettres à la table corrompt la
viande que lon prend dedans l'estomac, et fait mal à la
teste, il faudroit craindre cela si nous voulions durant le repas
nous mettre à resouldre de tels arguments sophistiques, comme
celuy que les Dialecticiens appellent l'Indien, ou que nous
voulussions disputer de tels sophismes, comme celuy qu'ils nomment
le Maistre. Lon dit que la cyme du palmier que lon appelle la
cervelle, est fort doulce à manger, mais qu'elle fait mal
à la teste: aussi les disputes espineuses de la Logique ne
sont pas viandes bien propres ny plaisantes pour un souper, plus
tost feroient elles mal à la teste, et donneroient beaucoup
de peine: mais s'ils ne nous veulent permettre de discourir, d'ouyr
lire, et de deviser durant le souper de quelques propos, qui avec
l'honnesteté et l'utilité aient la doulceur
attraiante, et le plaisir conjoint, nous les prierons de ne nous
estre point molestes, ny importuns, ains de se lever de la table, et
s'en aller en leurs galleries, et en leurs parquets à luicte,
tenir ces propos-là à leurs escholiers et champions de
la luicte, lesquels ils retirent et destournent de l'estude des
bonnes lettres, et les accoustumans à consumer les jours tous
entiers à plaisanter et à dire mots de gaudisserie,
ils les rendent à la fin, comme disoit le gentil Ariston,
avec aussi peu de sentiment, et aussi gras et bien huilez, comme
sont les coulonnes de pierre qui soustienent les portiques, soubs
lesquels ils s'exercent et tienent leur eschole de la luicte. Et
nous au contraire adjoustans foy aux medecins, qui nous conseillent
de faire mettre tousjours quelque intervalle entre le souper et le
dormir, non pas apres avoir remply le corps de viande et avoir
comprimé les esprits, estans encore les morceaux tous cruds,
et ne faisans que commancer à bouillir, aggraver et empescher
la concoction, là où il leur faut donner un peu
d'espace, et un peu de loisir, de se rasseoir. Comme ceux qui
veulent que lon meuve le corps apres le repas, ne commandent pas que
lon coure à toute bride, ny que lon escrime à toute
oultrance, ains que lon se promene à l'aise tout bellement,
ou que lon danse tout doucement: ainsi estimerons
<p 299v>nous qu'il faut exercer nos entendements apres le
souper, non point d'affaires de profonde meditation, ny de disputes
sophistiques qui tendent ou à ostentation de grand et vif
esprit, ou qui esmeuvent à contention: mais il y a plusieurs
questions naturelles, plaisantes à disputer, et faciles
à decider, et plusieurs beaux contes, dont il se peult tirer
beaucoup de bonnes considerations et instructions pour former les
moeurs, qui ont celle facilité que le poëte Homere
appelle Menoeces, c'est à dire, cedant au courroux, et ne
point resistant. Voyla pourquoy aucuns appellent plaisamment cest
exercice de mouvoir et resoudre des questions historiales, ou
poëtiques, l'yssue de table et le dessert des hommes studieux
et doctes. Encore y a-il d'autres devis plaisants, comme d'ouyr des
contes faicts à plaisir, parler du jeu de la fleute, ou de la
lyre, qui donne quelquefois plus de contentement, que d'ouyr la
fleute, ou la lyre mesme. Et la marque du temps propre à tels
entretenements est, tant que lon sent que la viande s'affaisse bien
dedans l'estomac, et que l'haleine monstre que la concoction se
fait, et que la chaleur naturelle gaigne le dessus. Mais pour ce que
Aristote estime que le promener apres le souper excite et souffle,
par maniere de dire, la chaleur: et le dormir, quand l'on s'endort
incontinent apres souper, l'amortit et l'esteinct: et que les autres
au contraire sont d'opinion, que le repos sert mieulx à la
concoction, et que le mouvement empesche la digestion, qui est cause
que les uns se promenent apres le souper, et les autres demeurent en
repos: il me semble que lon satisferoit commodément à
toutes les deux opinions, qui se tiendroit quoy et serré
apres le souper, pour eschauffer son corps, et qui esveilleroit son
ame sans la laisser appesantir d'oysiveté, ains aguiseroit et
subtiliseroit un petit ses esprits, en devisant, ou escoutant
deviser, de propos gracieux et plaisans, non pas fascheux et
poignans. Au demourant quant aux vomissements, ou purgation du
ventre, par le moyen de medecines laxatives, qui sont les malheureux
reconforts et remedes de repletion, il n'en fault jamais user sans
tres-grande et urgente necessité, au contraire de ce que font
plusieurs, qui remplissent leurs corps en intention de le vuider
puis apres, ou à l'opposite, qui le vuident pour le remplir
contre la nature, ne se faschans pas moins, mais estans
ordinairement plus marris d'estre pleins, que d'estre vuides,
d'autant que telle repletion leur empesche le contentement de leurs
cupiditez: au moyen dequoy ils procurent que leur corps soit
tousjours vuide de quelque chose, comme estant celle vuidange le
propre champ de leurs voluptez. Or le dommage qui peut advenir de
cela est du tout evident, pour ce que l'un et l'autre apporte de
grandes emotions et violentes lacerations au corps, mais le
vomissement améne un mal propre et particulier d'avantage,
c'est qu'il entretient et augmente un appetit insatiable: car il
s'en engendre des faims violentes et turbulentes, comme quand le
cours d'un ruisseau est empesché et arresté, qui
tirent à force la viande laissant tousjours un appetit, qui
ne ressemble point au naturel, quand la nature a besoing de manger,
mais plus tost aux eschauffements et inflammations des medecines, ou
des cataplasmes: d'où vient que les voluptez qui en
procedent, passent incontinent comme avortees et imparfaittes,
estans accompagnees de grands battements de pouls, et grandes
torsions en leur jouïssance, et apres s'en ensuyvent de
douloureuses tensions, estoupements des conduits, et retentions des
vents, qui n'attendent pas les naturelles ejections, ains vont
discourant par tout le corps, ne plus ne moins que les vaisseaux
surchargez, qui ont besoing d'estre soulagez de leurs charges, plus
tost que remplis d'avantage. Et quant à l'emotion du ventre
et des boyaux qui se fait avec drogues laxatives, elles gastent et
resóluent la vertu naturelle des parties, tellement qu'elles
sont cause qu'il s'engendre plus de superfluitez et plus
d'excrements dedans le corps, qu'elles n'en tirent dehors. De
maniere que c'est tout ne plus ne moins que si quelqu'un se faschant
de voir dedans sa ville grand nombre <p 300r>de peuple Grec
naturel habitant du païs, pour l'en chasser l'alloit
remplissant de Tartares, ou d'Arabes estrangers: ainsi se
mescomptent grandement aucuns, qui pour jetter hors de leurs corps
des humeurs superflues, qui leur sont domestiques et familieres,
jettent dedans je ne sçay quelle graine, que lon appelle
Cocque Gnidien, ou de la Scammonee, et autres telles drogues de
loingtain païs, qui n'ont aucune convenance avec nos corps, et
qui auroient plus tost besoing d'estre purgees et jettees hors du
corps elles mesmes, que puissance de vuider et chasser ce dont la
nature se trouveroit chargee. Le meilleur doncques est, par
sobrieté, et bonne regle de vivre, rendre son corps bien
composé, pour soustenir tantost une evacuation, et tantost
une repletion: mais si d'aventure il est force quelquefois user
aucunement de l'un ou de l'autre, il fault provoquer le vomissement,
sans user de drogues medicinales, ny autre curiosité, en ne
troublant rien au dedans, ains seulement pour eviter une
crudité, rejetter ce qui seroit de trop, et qui ne se
pourroit parachever de cuyre. Car tout ainsi que les linges et draps
qui se nettoyent avec du savon, cendres, et autres matieres
abstersives, s'usent bien plus que ceulx que lon lave avec l'eau
simple: aussi les vomissements qui sont provoques avec des
medecines, offensent bien plus le corps, et en gastent la
complexion. Et quand le ventre est arresté, il n'y a drogue
que le lasche si doulcement, ne qui le provoque si aisément
à le descharger, comme font aucunes viandes, dont
l'experience nous est tres-familiere, et l'usage ne nous apporte
aucune douleur: mais si d'adventure il estoit si fort endurcy, qu'il
ne voulust pas obeïr, ne ceder à ces viandes-là,
alors il faudroit par plusieures jours boire de l'eau, jeuner, ou
prendre un clystere, plus tost que de prendre de ces medecines
laxatives, qui corrompent tout le corps, et le mettent sans dessus
dessoubs: ausquelles toutefois plusieurs courent facilement, ne plus
ne moins que les folles femmes qui usent de certains medicaments
pour se faire avorter, et jetter le fruict qu'elles ont conceu,
à fin de se faire incontiment remplir une autre fois, et
qu'elles en aient tant plus de plaisir. mais à tant est-ce
assez parlé de ce propos-là. Au contraire aussi, ceulx
qui entrejettent des jeunes à poinct nommé trop
exactement et trop regleement observez par certain circuit de jours,
enseignent à la nature, sans qu'elle en ait besoing, d'avoir
besoing d'un resserrement, et de se rendre necessaire une abstinence
d'aliments, qui de soy n'estoit point necessaire, à temps
prefix, que demande la coustume à quoy on l'a asservie. Car
il est bien meilleur user de tels chastiments envers son corps
librement, sans qu'il en ait aucun presentiment, ny aucune
suspicion: au demourant composer le reste de sa maniere de vivre, en
sorte qu'elle se puisse accommoder et obeïr à toutes
diverses occurrences, non pas demourer attachee ne liee à une
seule forme de vivre, asservie à certains jours, certains
nombres, et certain circuit de temps: car cela n'est ny seur, ny
facile, ny civil, ny pas humain: ains ressemblant plus proprement
à la vie d'une ouystre, ou d'un tronc d'arbre, de se rendre
ainsi subject, sans pouvoir aucunement jamais changer ny
diversifier, ny en viandes, ny en jeunes et abstinences, ny en
mouvements, ny en repos: ains demourer tousjours clos et couvert en
une vie ombrageuse, oisifve, à par-soy, sans conversation
d'amis, sans participation d'honneurs, loing de toute administration
de la Chose publique, cela est par trop se resserrer à mon
advis: car la santé ne se doit point achetter avec
l'oisiveté, et la paresse de ne rien faire, qui sont les
principaux inconvenients et maulx qu'il y a és maladies: car
c'est tout ne plus ne moins que si quelqu'un vouloit bien
contregarder ses yeux par ne les employer point à regarder,
et sa voix par ne point parler, qui penseroit que la santé
pour se bien conserver eust necessairement besoing d'un continuel
repos, et de ne jamais rien faire: car l'homme qui est sain, ne
sçauroit mieulx faire, pour bien entretenir sa santé,
que de s'employer à plusieurs beaux et bons offices
d'humanité. C'est doncques un grand abus d'estimer
qu'oisiveté soit saine ou salubre, attendu
<p 300v>qu'elle destruit la fin de la santé: et n'est
pas veritable, que ceux qui font le moins, soient les plus sains:
car Xenocrates n'estoit point plus sain que Phocion, ne Theophrastus
plus que Demetrius, et n'a de rien servy à Epicurus ny aux
Epicuriens, pour acquerir celle tranquillité de la chair,
dont ils font si grand cas, et qu'ils louënt si hautement, de
fuir toute entremise de gouvernment et d'administration honorable et
publique, ains faut par autres provisions et moyens entretenir la
disposition et habitude du corps, qui est selon nature, estant
certain que toute sorte de vie reçoit et maladie et
santé. Toutefois le personnage dont il est question dit,
qu'il falloit recorder aux hommes politiques, et de gouvernement, le
contraire de ce que Platon admonestoit les jeunes gens au sortir de
son eschole: car il leur souloit dire, «Or sus enfans, advisez
d'employer vostre loisir à quelque passetemps honneste:»
mais nous recorderions volontiers à ceux qui s'entremettent
des affaires de la Chose publique, d'employer leur labeur à
choses honnestes et necessaires, et non pas se tuer le coeur et le
corps pour choses legeres, et de bien peu de consequence, comme fait
une bonne partie des hommes, qui se tourmentent pour neant, se
travaillans de veilles, d'allees et de venues, et de courses
çà et là, pour choses qui ne sont bien souvent
ny bonnes, ny honnestes, ains pour faire honte à quelqu'un
par envie qu'ils luy portent, ou par opiniastreté, ou pour
quelques vaines et folles opinions qu'ils poursuyvent: car je pense
que c'est à telles gens principalement que Democritus disoit,
que si le corps mettoit l'ame en proces, et l'appelloit en justice,
en matiere de reparation de dommage, jamais elle ne se sauveroit
qu'elle ne fust condamnee en l'amende: et ne sçay si
Theophrastus disoit bien vray, quand il affermoit par une maniere de
translation, que l'ame payoit bien le louage de sa demeurance au
corps: car le corps reçoit plus de mal de l'ame qui n'use pas
de luy selon raison, et ne le traitte pas ainsi comme il appartient:
pour ce que quand elle a ses propres et peculieres passions, et
quelques entreprises ou affections, elle abuse de luy, sans en rien
l'espargner. Or le tyran Jason, ne sçay pour quelle occasion,
souloit dire, qu'il falloit faire beaucoup de petites choses
injustement, qui en vouloit faire une bien grande justement: Aussi
pourrions nous bien conseiller à l'homme d'estat et de
gouvernement, qu'il ne feist pas cas des choses legeres, ains ne
s'en feist que jouer, et se reposer en icelles, s'il veut n'avoir
point le corps rompu ne foulé, ne recreu, quand il le faudra
employer aux grandes et belles, ains qu'il soit tout refait à
loisir, ne plus ne moins que les vaisseaux vieux que lon tire en
terre, pour les rhabiller, à fin que derechef, quand l'ame le
voudra conduire et remettre aux affaires, il y aille plus
dispos,
Comme un poulain suit la jument qu'il tette.
Et pourtant quand les affaires le permettent, il se faut refaire et
revenir, sans plaindre ny espargner au corps le dormir, ny le boire,
et le manger, ny le repos qui est mestoyen entre plaisir et
desplaisir, n'observans pas la regle que la plus part des hommes
gardent, et en la gardant perdent et affolent le corps par soudaines
mutations, ne plus ne moins que le fer que lon trempe: car lors
qu'il est bien rompu et foulé de travaux, ils le vont fondre
et dissoudre en voluptez excessives et demesurees, puis tout
soudain, lors qu'il est tout fondu et affoibly du plaisir de Venus,
ou d'avoir bien beu, ils le vous tirent ou aux travaux du palais, ou
de la court, à la solicitation de quelque affaire de grande
importance, aiant besoing de chaude et vehemente poursuitte. Le
philosophe Heraclitus estant tombé en une maladie
d'hydropisie, disoit à son medecin, qu'il feist d'une grande
pluye une grande secheresse: Les hommes aussi font ordinairement de
grandes et lourdes fautes, quand ils baillent leurs corps à
fondre, et à lascher aux voluptez, lors qu'ils sont bien las,
recreuz, et foulez de labeur: et puis derechef les roidissent et
retendent au contraire: car la nature ne desire, ny ne demande point
ce soudain changement, ains est l'incontinence et lascheté
<p 301r>de l'ame, qui se laisse desordonneement aller aux
plaisirs et voluptez, au sortir des laborieux exercices, ainsi comme
font ordinairement les gens de marine, qui soudainement apres les
voluptez se rejettent derechef à la poursuitte du gaing, et
à penser à leurs affaires, ne donnans pas loisir
à la nature de jouyr du repos, et de la quoye
tranquillité, dont elle a besoing, ains l'en jettent
incontinent dehors, et la mettent sans dessus dessoubs par le moyen
de ceste inegalité: mais les hommes advisez se gardent bien
de donner des voluptez à leur corps, lors qu'il est rompu de
travail, car ils n'en ont que faire: et les mesprisent, ou ne s'en
souvienent du tout point, aians tousjours l'esprit tendu à la
consideration de l'honnesteté et beauté de la chose
qu'ils ont envie de faire, amortissans toute aise et toute
solicitude de leur ame par autres cupiditez: comme lon trouve escrit
qu'Epaminondas dit en jouant, d'un fort homme de bien et vaillant,
qui mourut en son lict de maladie, environ le temps de la guerre
Leuctrique: «O Hercules, comment a cest homme eu loisir de
mourir entre tant d'affaires!» Autant en pourroit-on dire
à la verité d'un personnage qui auroit en main quelque
grand affaire, en matiere de gouvernment, ou bien quelque
traitté de philosophie, Comment un tel homme pourroit-il
avoir loisir ou de s'enyvrer, ou de gourmander, ou de paillarder?
mais les sages quand ils sont hors d'affaires, ils mettent alors
leurs corps en repos, les deschargent de travaux inutiles, et encore
plus de voluptez superflues et non necessaires, les fuyans comme
chose ennemie et contraire à la nature. Il me souvient
d'avoir entendu que Tibere C@esar souloit dire, que l'homme qui a
soixante ans passez, merite d'estre mocqué quand il tend la
main au medecin pour se faire taster le pouls: quant à moy je
treuve ce dire-là un peu trop crud, mais bien me semble-il
veritable, qu'il faut qu'un chascun cognoisse les particularitez de
son pouls, pour ce qu'il y a beaucoup de diversitez en un chascun de
nous, et qu'il ne soit point ignorant de la particuliere complexion
de son corps, tant en chaleur, qu'en secheresse, et quelles choses
luy font bien, et quelles choses luy font mal, quand il en use. Car
celuy-là ne se sent pas soy-mesme, et demeure sourd et
aveugle, comme en un corps emprunté, qui veult apprendre ces
particularitez-là d'un autre que de luy-mesme, et qui va
demandant au medecin, s'il se treuve mieux en esté qu'en
hyver, et s'il prend plus aiseement les choses seches que les
humides, et s'il a naturellement le pouls fort ou foible,
hasté ou lent: car ce sont choses utiles à
sçavoir, et aisees à apprendre, d'autant que nous le
pouvons esprouver à toute heure, veu qu'il est tousjours
quant et nous. Aussi faut-il cognoistre entre les viandes et entre
les breuvages, plus tot ceux qui sont bons à nostre estomac,
que ceux qui sont plaisans à la langue, et sçavoir par
experience cela qui fait bien à l'estomac, plus tost que cela
qui l'offense: et ce qui trouble et empesche la concoction, plus
tost que ce qui est aggreable, et qui chatouille le goust: car
demander au medecin quelle chose est facile à digerer, et
quelle ne l'est pas, et quelle chose lasche le ventre, et quelle le
restrainct, cela me semble aussi laid, que de luy demander que c'est
qui est amer, et que c'est qui est doux, ou brusque et austere. Et
toutefois nous en voyons plusieurs qui sçavent bien reprendre
les cuisiniers, quand ils ont fait un potage ou une saulse trop
doulce, ou trop aigre, ou trop sallee, et ne discernent pas ce qui
estant mis dedans leur corps ne leur fera point de mal, ou leur sera
profitable: tellement que bien peu souvent il y a faute, que leur
potage ne soit bien assaisonné: et au contraire, par ne
vouloir bien assaisonner tout leur corps, ains le desbaucher tous
les jours, ils donnent beaucoup d'affaires aux medecins: car ils ne
jugent pas le potage estre le meilleur, qui est le plus doux, ains
y meslent plusieurs jus aigres, ou verds, pour luy donner un peu de
poincte: et à l'opposite ils fourrent dedans leurs corps
toutes les douceurs des voluptez jusques à coeur saoul,
ignorans ou bien ne se souvenans pas, que la nature attache
tousjours aux choses qui sont utiles et salubres, un plaisir non
mixtionné de <p 301v>desplaisir, et dont on ne se
repent jamais: mais aussi faut-il avoir en memoire les choses qui
sont propres et convenables aux corps, ou contraires aux mutations
des saisons de l'an, et autres qualitez et proprietez de l'air, pour
sçavoir accommoder proprement à une chascune saison sa
maniere de vivre. Au reste quant aux inconveniens procedans de
chicheté, ou d'avarice et ardeur de gaigner, à la
saison que lon serre les fruicts, pour les loger et garder à
force de veiller, de courir et tracasser çà et
là, ils font paroir au dehors les vices et les tares qui sont
au dedans du corps: mais il ne faut pas craindre que tels accidents
advienent aux personnes doctes et studieuses, ny à gens
d'estat et d'honneur, ausquels principalement s'adresse ce discours.
Mais il faut qu'eux prennent garde, et fuyent une autre sorte de
chicheté et d'avarice, en matiere d'estude et de lettres,
laquelle fait qu'ils mettent en nonchaloir, et n'ont aucun esgard
à leurs pauvres corps, qui bien souvent n'en peuvent plus,
tant ils les ont travaillez: et neantmoins ne leur pardonnent point
encore, ains les contraignent de faire à l'envy, eux qui sont
fresles et mortels, de l'entendement et de l'esprit qui est
immortel, et ce qui est terrestre, venu de la terre, à l'envy
de ce qui est celeste. Et puis le boeuf dit au chameau son compagnon
au service d'un mesme maistre, «Tu ne me veux pas maintenant
soulager d'une partie de ma charge, mais bien tost tu porteras tout
ce que je porte, et moy avecques d'avantage:» comme il advint
par la mort du boeuf, qui demoura soubs le faix. Ainsi en prend-il
à l'ame, qui ne veut pas donner au pauvre corps las et
recreu, un peu de relasche et de repos car peu apres il luy survient
une fiebvre, ou un mal de teste, avec un esblouissement d'yeux, qui
la contrainct de quitter et abandonner livres, lettres et estudes,
et est finablement forcee de languir, et demourer au lict malade
quant et luy. Parquoy Platon nous admonestoit sagement, de ne remuer
et n'exercer point le corps sans l'ame, ny l'ame aussi sans le
corps, ains les conduire egalement tous deux, comme une couple de
chevaux attelez à un mesme timon ensemble, attendu que le
corps besongne et travaille quant et l'ame: au moyen dequoy il en
faut avoir un tresgrand soing, et luy rendre le traictement qui luy
appartient, à fin de luy entretenir la belle, bonne, et
desirable santé, sçachant que le plus grand et le plus
singulier bien qui en procede, c'est, que l'un ne l'autre à
faute de bonne disposition n'est empesché de cognoistre la
vertu, et d'en user, tant en lettres comme és actions de la
vie humaine.
LA VERTU et la Fortune ont combattu plusieurs grands combats,
et par plusieurs fois, l'une contre l'autre: mais celuy qui se
presente maintenant, est le plus grand de tous, à
sçavoir, le proces qu'elles ont ensemble touchant l'Empire
Romain, laquelle des deux l'a faict, et laquelle a produit en estre
une si grande puissance: car ce ne sera pas un petit tesmoignage
pour celle qui le gaignera, ou plus tost une grande justification
alencontre de l'imputation que lon leur met sus à toutes
deux: car on impute à la Vertu, qu'elle est honeste, mais
inutile: et à la Fortune, qu'elle est incertaine, mais bonne:
et dit-on que l'une est infructueuse, et l'autre mal-feable en ses
dons. Car qui est celuy qui ne dira, estant la grandeur de Rome
attribuee et adjugee à l'une ou à l'autre, que ou la
Vertu ne soit tres-utile, si elle a peu faire tant pour les gens de
bien: ou la Fortune ne soit tres-ferme et constante, veu qu'elle
conserve desja par si long temps ce qu'elle a <p 302r>une
fois donné? Or le poëte Ion és oeuvres qu'il a
composez sans vers en prose, dit que la fortune et la sapience, qui
sont deux choses tres-differentes et dissemblables, produisent
neantmoins de tres-semblables effects: l'une et l'autre agrandissent
et honorent les hommes, les avancent en dignité, en
puissance, en estat et authorité. Et quel besoing est-il
d'estendre ce propos à reciter et denombrer ceux qu'elles ont
avancez, attendu que la nature mesme qui nous porte, et nous produit
toutes choses, les uns estiment que ce soit la fortune, les autres
la sapience? Et pourtant ce present discours adjouste à la
cité de Rome une grande et admirable dignité, c'est
que nous mettons en dispute d'elle ce que nous disputons aussi de la
terre, de la mer, et des estoilles, à sçavoir si ce a
esté par fortune, ou par providence, qu'elles sont venues en
estre. Mais quant à moy, il m'est advis que si bien la vertu
et la fortune ont eu ailleurs plusieurs debats et plusieurs
querelles ensemble, qu'à la composition d'un si grand Empire,
et si grande puissance, il est vraysemblable qu'elles se sont
accordees ensemble, et que d'un commun accord elles ont
achevé et parfaict le plus grand et le plus beau chef-
d'oeuvre qui fut oncques entre les humains: et ne me pense point
abuser en ceste conjecture, ains estime que tout ainsi que Platon
dit, que du feu et de la terre, comme des premiers et necessaires
elemens, tout le monde a esté concreé, à fin
qu'il fust et visible et palpable, la terre luy donnant la
gravité et la fermeté, et le feu la forme, la couleur
et le mouvement, et les deux autres natures et elemens qui sont
entre ces deux extremes, à sçavoir, l'air et l'eau,
amollissans et temperans la grande dissimilitude de l'un et l'autre,
des deux bouts ont assemblé et meslé par leur moyen la
matiere premiere: aussi le temps avec Dieu prenans la vertu et la
fortune, les ont destrempees et meslees ensemble, à fin que
de ce qui est propre à l'un et à l'autre ils
bastissent et feissent un temple veritablement sainct, et à
tous profitable, un fondement et soubassement ferme, un element
eternel aux affaires qui tendent tousjours contre bas, et vont
tousjours en empirant, et une ancre sacree alencontre de la
tourmente, pour garder le monde de courir fortune. Car ainsi comme
quelques philosophes naturels disent, que le monde au commancement
ne vouloit pas estre monde, et que les corps ne vouloient pas se
joindre et se mesler ensemble, pour donner à la nature une
commune forme composee de tous ces corps-là, ains que ceux
qui estoient encore petits, et espars çà et là,
se glissoient, s'eschappoient, et fuyoient de peur d'estre attrapez
et attachez avec les autres, et ceux qui estoient un peu plus
robustes et mieux entassez, se combattoient desja bien rudement les
uns contre les autres, et y avoit de grands troubles entre eux,
tellement qu'il en sortoit une violente tourmente, et une grande
combustion, tout estant plein de ruïne, d'erreur et de
naufrages, jusques à ce que la terre venant à prendre
grandeur par le moyen des corps qui accouroient et s'attachoient
à elle, elle commancea à s'affermir elle mesme
premierement, et depuis donna et dedans elle et à l'entour
d'elle un siege ferme et asseuré à tous les autres
corps: aussi, comme les plus grands potentats et empires qui fussent
entre les hommes, se remuassent selon les fortunes, et
s'entreheurtassent les uns les autres, d'autant que nul n'estoit
assez grand pour commander à tous les autres, et que
toutefois chascun le desiroit, il y avoit un estrange mouvement et
agitation vagabonde, et une mutation universelle de tout en tout
parmy le monde, jusques à ce que Rome venant à prendre
force et accroissement, et à lier et attacher à soy
d'un costé d'autres peuples et nations voisines, et d'autre
costé des seigneuries, royaumes et principautez des princes
loingtains et estrangers d'outre mer, les choses principales
commancerent à prendre un fondement ferme, et un
establissement asseuré, par ce que l'Empire se reduisit en
fin en un ordre pacifique, et en un cercle et rondeur d'estat si
grand, que rien n'en pouvoit tomber ne dechoir, par le moyen de ce
que toute vertu regna en ceux qui conduisirent ce
<p 302v>grand ouvrage à chef, et aussi qu'il y eut
beaucoup de faveur de la fortune, qui y coopera, ainsi comme par la
suitte de ce discours il sera facile à cognoistre, et
à demonstrer. Si me semble que je voy maintenant, comme de
dessus une haute guette, venir la Vertu et la Fortune à la
plaiderie de ceste cause, et au jugement et decision de ceste
question. Mais le port et l'alleure de la Vertu est grave et doux,
le regard arresté, et le soing qu'elle a de maintenir et
defendre son honneur en ceste contention, luy fait un peu monter la
couleur au visage, encore qu'elle demeure beaucoup derriere la
Fortune qui se haste de venir tant qu'elle peut: et la conduisent et
environnent tout à l'entour, comme sa garde, une bonne
troupe
D'hommes tuez en guerrieres attaintes,
Aians de sang les armes toutes taintes,
tout navrez par le devant, et degouttans de sang meslé avec
la sueur, appuyez sur des tronçons de lances et de picques
qu'ils ont ostees à leurs ennemis. Voulez vous que nous
demandions qui ils sont? Ils respondent qu'ils sont un Fabricius, un
Curius, un Camillus, les Deciens, un Cincinnatus, un Fabius Maximus,
un Claudius Marcellus, les deux Scipions. Je y voy aussi Caius
Martius se courrouceant à la fortune. Là est aussi
Mucius Scevola qui monstre sa main bruslante, et crie tout haut,
Voulez vous attribuer ceste main à la fortune? Et Horatius
Cocles qui si vaillamment combattit sur le pont, tout couvert de
coups de traict des Thoscans, et monstrant sa cuisse rompue, murmure
à voix sourde du fond de la riviere où il est
tombé, A-ce esté par fortune que j'ay eu la cuisse
rompue? Voyla quelle est la troupe de la Vertu, qui vient à
ouïr ceste decision,
Rudes guerriers combattans de pieds stables
Aux ennemis en armes redoutables.
Mais de la Fortune, au contraire, l'alleure est viste, le courage
superbe, l'esperance hautaine, et prevenant la Vertu, elle est ja
tout icy pres, non qu'elle se soubleve avecques de legeres ailes, ny
qu'elle ait le bout des arteuils sur une boule: car elle s'en vient
douteuse et vacillante, et puis s'en reva desplaisante. Mais ainsi
comme les Spartiates disent, que Venus depuis qu'elle eut
passé la riviere d'Evrotas, quitta les miroirs et toutes
feminines delicatesses, voire son tissu mesme, et qu'elle prit la
lance et l'escu, se parant pour se monstrer à Lycurgus: aussi
la Fortune aiant abandonné les Perses et les Assyriens, vola
legerement par dessus la Macedoine, et vous secoua habilement
Alexandre, puis se proumena un peu par l'Aegypte, et par la Syrie,
trainnant apres soy les Royautez, et ruïnant les Carthaginois,
que souvent elle avoit soustenus: finablement elle s'approcha du
Mont-palatin, et passant la riviere du Tybre, posa là ses
ailes, quitta ses patins volans, et delaissa sa boule mal-asseuree,
qui tourne tantost çà tantost là, et ainsi
entra dedans Rome, comme pour y faire sa demeure: telle se presente-
elle, comparoissant pour ouïr droit devant la justice, non
point funeste, ny trouble-feste, comme l'appelle Pindare, ny maniant
un double timon, mais plus tost soeur de l'egalité et de
persuasion, et fille de providence, ainsi comme le poëte Alcman
deduit sa genealogie. Au reste, elle a bien en sa main celle corne
d'abondance, qui est tant celebree, pleine non de toutes sortes de
fruicts tousjours verdoyans, ains de toutes les choses exquises et
precieuses qui sont en toute la terre, et en toute la mer, en toutes
les rivieres, et toutes les minieres des metaux, et en tous les
ports, qu'elle respand en grande largesse. Si voit-on à
l'entour d'elle plusieurs illustres et excellents personnages, comme
Numa Pompilius extraict des Sabins, Tarquinius Priscus venu de la
ville des Tarquins, lesquels estans estrangers et forains elle
installa Roys dedans le siege Royal de Romulus. Paulus Aemylius
ramena son armee saine et sauve de la desfaicte de Perseus, et des
Macedoniens, où il gaigna une victoire si heureuse, que
jamais Romain n'en jetta larme d'oeil, et retournant en
<p 303r>triomphe, il magnifie la Fortune: aussi fait le
vieillard Cecilius Metellus surnommé Macedonicus, pour les
victoires qu'il y gaigna, et pour avour eu cest heur, que d'estre
porté en sepulture par quatre siens fils, tous quatre
consulaires, Quintus Balcaricus, Lucius Diadematus, Marcus Metellus,
et Caius Caprarius, et par deux gendres consulaires aussi, et des
arriere-fils qui avoient desja fait des grandes prouësses
d'armes, et qui tenoient de beaux estats et offices en la Chose
publique: et Aemylius Scaurus venu de bien petit lieu, et de race
encore plus basse, homme neuf, elevé par elle, est fait
prince du Senat. Et puis Cornelius Sylla qu'elle prit et enleva du
sein de la courtisane Nicopolis, pour l'exalter par dessus tous les
trophees Cimbriques de Marius, et tous ses sept Consulats, et le
colloquer au souverain degré de Monarque et de Dictateur,
celuy-là se donnoit luy et toutes ses actions à la
faveur de la fortune, criant tout haut avec l'Aedipus de Sophocles,
«Je me repute enfant de la Fortune.» En langage Romain il
se surnommoit Felix, c'est à dire l'heureux: mais quand il
escrivoit aux Grecs, il se soubsignoit, Lucius Cornelius
Epaphroditus, comme qui diroit le bien-aimé de Venus et des
Graces. Ses trophees mesmes qui sont en nostre païs de
Cheronee, des victoires qu'il y gaigna contre les lieutenans du Roy
Mithridates, ont pareille inscription, et meritoirement: car ce
n'est pas la nuict, comme dit Pindare, qui a le plus de la faveur de
Venus, mais c'est la Fortune. Qui voudroit doncques plaider la cause
de la Fortune, ne seroit-ce pas un bon commancement et bien propre,
que d'amener les Romains mesmes pour tesmoings, comme ceux qui ont
plus attribué à la fortune, et se sont jugez plus
redevables à elle qu'à la Vertu? car ce n'a
esté que bien tard, et long temps apres la fortune, que
Scipion Numantinus leur bastit un temple de la Vertu, et depuis
Marcellus y feit construire celuy qui s'appelle le temple de Vertu
et d'honneur, comme Aemylius Scaurus feit edifier celuy de la deesse
Mens, qui signifie l'entendement, environ le temps des guerres
Cimbriques. Alors que les lettres, les Sophistes et l'eloquence se
coulerent dedans la ville de Rome, ils commancerent aussi à
avoir en pris et recommendation ces choses-là: mais
toutesfois jusques aujourd'huy encore n'y a-il point de temple de
Sagesse, ny de Temperance, ny de Patience, ny de Magnanimité,
ny de Continence, là où les temples de la Fortune sont
si notoires et si anciens, qu'il semble qu'ils aient esté
faicts et fondez quant et les premiers fondemens de la ville: car le
premier qui en fonda, fut Ancus Marcius, nepveu de Numa, qui fut le
quatriéme Roy de Rome apres Romulus, et fut à
l'adventure celuy qui la surnomma Fortune virile, comme aiant la
virilité, c'est à dire, la vaillance et prouësse,
besoing du secours de la fortune, pour emporter la victoire: et
quant à celuy de la Fortune feminine, ils le bastirent avant
le temps de Camillus, lors que Martius Coriolanus aiant amené
les Volsques contre la ville, fut destourné de sa mauvaise
volonté par le moyen des Dames: car elles allerent en
ambassade vers luy avec sa femme et sa mere, et le prierent tant,
que finablement elles luy feirent pardonner à la ville, et
rammener l'armee des Barbares: et fut lors que lon dit que l'image
et statue de Fortune, ainsi qu'on la consacroit, prononcea ces
paroles, «Vous m'avez Dames Romaines par ordonnance publique
devotement consacree:» combien que Furius Camillus apres avoir
estainct le feu des Gaulois, et osté la ville de Rome du
bassin de la balance, où lon la contrepesoit à une
certaine quantité d'or, ne bastit point de temple ny à
bon conseil, ny à vaillance, ains à la deesse Monete
le long de la rue neufve, à l'endroit où lon dit que
Marcus et Decius en passant la nuict ouïrent une voix qui les
advertit, que bien tost ils auroient sur les bras la guerre des
Gaulois. L'autre temple de Fortune, qui est sur le bord de la
riviere, surnommee Fortis, c'est à dire vaillante,
belliqueuse et magnanime, comme celle à qui appartient
l'efficace et force de donner la victoire et la generosité
d'icelle, ils le bastirent dedans les jardins et vergers, que C@esar
delaissa par testament au peuple Romain, estimant que luy-mesme par
la faveur de fortune estoit devenu <p 303v>le plus grand des
Romains. Mais quant à Jules C@esar, j'aurois honte de dire
que moyennant la faveur de fortune il se soit eslevé jusques
à estre le plus grand, so luy-mesme ne l'avoit
tesmoigné: car estant party de Brindes le quatriéme
jour de Janvier, pour poursuyvre Pompeius, au coeur d'hyver pres du
solstice, il traversa seurement la mer, luy aiant la fortune
reculé le mauvais temps: mais trouvant Pompeius fort et
puissant, tant par mer que par terre, d'autant qu'il avoit toutes
ses forces assemblees en un camp, et luy en avoit bien peu aupres,
d'autant que les forces que luy amenoient Antonius et Sabinus
estoient demourees derriere, il osa bien se jetter dedans une petite
fregate, et partir sans estre cogneu du maistre ny du pilote, comme
si c'eust esté le serviteur de quelque seigneur: mais y aiant
un grand repoulsement du flot de la mer, contre le cours de la
riviere, et une forte tourmente, voyant que le pilote tournoit en
arriere, il osta la robbe qu'il avoit entortillee autour de sa
teste, de devant son visage, et se monstrant à face
descouverte, «Poulse mon amy, dit-il, hardiment, et ne crains
point, ains mets les voiles au vent à l'adventure,
asseureement, car tu menes C@esar et sa fortune:» tant il se
persuadoit et asseuroit que la fortune naviguoit quant et luy,
l'accompaignoit par les champs, estoit au camp avec luy, et luy
aidoit à conduire toutes ses guerres, estant son ouvrage et
son faict qui ne pourvoit proceder que d'elle, de commander
tranquillité à la mer, esté en hyver, diligence
aux plus paresseux, et force de courage aux plus lasches et couards,
et, ce qui est encore plus incroyable, fuitte à Pompeius, et
meurtre de son hoste à Ptolemeus, à fin que Pompeius
mourust, et neantmoins C@esar ne fust point contaminé de son
sang. Que diray-je de son fils, lequel fut le premier des Empereurs
surnommé Auguste, qui commanda l'espace de cinquante quatre
ans à toute la terre et à la mer? Quand il envoya son
arriere-fils à la guerre, ne luy souhaitta-il pas qu'il fust
aussi vaillant que Scipion, aussi aimé que Pompeius, et aussi
bien fortuné que luy? attribuant l'honneur de l'avoir fait
tel qu'il estoit, comme un grand chef-d'oeuvre, à la fortune,
laquelle le mettant au dessus de Ciceron, de Lepidus, de Pansa, de
Hircius, et de Marcus Antonius, par les conseils, prouësses,
expeditions, victoires, armees desquels, tant par mer que par terre,
elle le feit le premier, et l'esleva en hault, et abaissa tous ces
autres-là par qui elle l'avoit fait monter, et puis le laissa
seul: car c'estoit pour luy que Ciceron conseilloit, Lepidus menoit
armee, Pansa vainquoit, Hircius mouroit, et Antonius yvrongnoit et
paillardoit: car je mets Cleopatra entre les faveurs que la fortune
feit à Auguste, contre laquelle, comme contre un rocher,
Antonius si grand Capitaine s'alla briser et noyer, à fin que
C@esar Auguste demourast tout seul. Auquel propos on raconte, que y
aiant grand privauté et familiarité entre-eux, ils
passoient souvent le temps ensemble à jouer à la
paulme ou aux dez, ou bien à faire combattre de petits
animaux, comme des coqs ou des cailles, mais que tousjours Antonius
s'en alloit vaincu: et que quelque un de ses familiers, homme
entendu en l'art de deviner, luy en parla franchement par plusieurs
fois, et luy remonstra, «Seigneur que veux-tu faire aupres de
ce jeune homme icy? esloigne toy de luy: tu es plus renommé
que luy, tu es plus vieil que luy, tu commandes à plus
d'hommes que luy, tu es plus exercité aux armes, tu as plus
d'experience: mais ton esprit familier craint le sien, et ta
fortune, qui à par-soy est grande, flatte la siene: et si tu
ne t'en esloignes bien loing, elle t'abandonnera pour s'en aller
devers luy.» Voyla les preuves par tesmoings que la fortune
peut alleguer: mais il nous fault amener aussi celles des choses, en
commanceant nostre propos à la naissance mesme de la ville de
Rome. En premier lieu doncques, qui sera celuy qui ne confessera,
que quant à la nativité, à la preservation,
à la nourriture, et à l'education de Romulus, les
excellences de vertu ont esté differees, et que la fortune a
seule fondé le tout? car premierement le faict de la
generation et procreation de ceulx mesmes qui ont fondé et
planté la ville de Rome, semble <p 304r>estre
procedee d'une faveur de fortune merveilleuse, car on dit que leur
mere coucha avec le Dieu Mars. Et comme lon tient que Hercules fut
engendré en une longue nuict, le jour aiant esté
reculé et retardé contre l'ordre de la nature, et le
Soleil arresté: aussi trouve lon escrit qu'en la generation
et conception de Romulus, le Soleil eclipsa, et qu'il y eut une
veritable conjonction du Soleil avec la Lune, comme Mars qui estoit
Dieu, se mesla avec Sylvia qui estoit mortelle, et que le mesme
advint encore à Romulus le jour propre qu'il passa de ceste
vie: car on dit qu'il disparut ainsi comme le Soleil estoit en
eclipse, aux Nones Capratines, auquel jour les Romains encore de
present celebrent une feste bien solennelle. Et puis quand ils
furent nez, le tyran les voulant faire mourir, de bonne fortune ce
ne fut point un Barbare esclave maupiteux qui les reçeut,
ains un gracieux et humain serviteur, qui ne les voulut point faire
mourir, ains les posa en un endroit du bord de la riviere, joignant
à une belle prairie verdoyante, et ombragee de petits
arbrisseaux bas, aupres d'un figuier sauvage qu'ils appellent
Ruminalis, à cause que la mammelle se nomme en Latin Ruma: et
puis une Louve qui avoit fait nouvellement des petits, aiant le pis
si plein de laict qu'il en crevoit, ses petits estans morts, elle
cerchant à se descharger s'abaissa à ces enfans, et
leur bailla son tetin comme accouchant une seconde fois, en se
delivrant de son laict: et puis l'oyseau consacré à
Mars, qu'ils appellent le Piverd, y survenant, et s'en approchant,
avec le bout de ses pieds tout doulcement entre-ouvrant la bouche
à ces enfans, l'un apres l'autre, leur meit dedans de petites
miettes de sa propre pasture: et qu'il soit vray, le figuier sauvage
en est encore appellé Ficus Ruminalis, à cause du pis
de la Louvre, qui se baissant le donna à teter à ces
enfans: et a esté long temps depuis que les habitans alentour
de ce lieu-là ont observé la coustume de ne jamais
exposer ne jetter rien de ce qui leur naissoit, ains de nourrir et
elever tout, en memoire et pour la similitude de l'accident advenu
à Romulus. Et puis qu'ils aient esté nourris et
enseignez depuis en la ville de Gabij, sans que lon sçeust
qui ils estoient, ne qu'on entendist qu'ils fussent enfans de
Sylvia, et nepveux de Numitor, et du Roy, il semble bien que ce fut
une ruze et une desrobee de la fortune, de peur qu'ils ne perissent,
avant que avoir fait aucun acte digne d'eux, ains qu'ils fussent
descouverts par les effects mesmes, monstrant leur vertu pour la
marque de leur noblesse. Auquel propos il me souvient d'une response
que feit un jour Themistocles à quelques Capitaines, qui
depuis luy eurent la vogue, et furent en estime à Athenes,
mais ils pretendoient meriter d'estre plus honorez que luy: car il
leur dit, que le Lendemain querella une fois contre le jour de la
Feste, disant qu'elle estoit fiere et oiseuse, et que lon ne faisoit
que manger en elle, ce qui paravant avoit esté acquis et
preparé avec peine: la Feste luy respondit,
«Certainement tu dis vray, mais si je n'eusse esté,
où est-ce que tu serois?» aussi si je n'eusse
esté du temps des guerres Medoises, que seroit-ce maintenant
que de vous? et dequoy serviroit toute vostre vaillance? Il me
semble que la Fortune dit tout de mesme à la vertu de
Romulus, Tes faicts sont grands et illustres, et as monstré
que certainement tu estois extraict de sang et de race divine, mais
tu vois combien de temps tu es venu apres moy: car si lors je ne me
fusse monstree bonne et benigne, ains eusse laissé et
abandonné ces pauvres petits enfans, toy comment fusses-tu
venue en estre? et comment te fusses-tu fait voir, si lors une Louve
ne fust survenue, aiant le pis enflé et enflammé de la
quantité grande du laict qui y affluoit, cerchant plus tost
à qui donner pasture que dequoy se paistre? et si elle eust
esté du tout sauvage et farouche, ou affamee, ces maisons
royales, ces temples, ces theatres, ces portiques, ces places, ces
palais à tenir la justice, ne seroient-ce pas aujourd'huy des
loges de bouviers et cabanes de bergers, qui serviroient comme
esclaves à quelques maistres d'Albe, ou de la Thoscane, ou du
païs Latin? Le commancement en toutes choses et le principal,
mesmement en la fondation et edification d'une
<p 304v>ville: et la Fortune a esté celle qui a
fourny ce fondement, quand elle a sauvé et contregardé
le fondateur: car la vertu a bien fait Romulus grand, mais la
fortune l'a conservé jusques à ce qu'il fust grand.
Bien est-ce chose certaine et confessee, que le regne de Numa
Pompilius, qui dura bien longuement, fut entierement guidé et
conduit par une faveur de fortune merveilleuse: car de dire que la
Nymphe Egeria, l'une des Dryades, fee prudente, et sage, ait
esté amoureuse de luy, et que couchant avec luy elle luy ait
enseigné à establir, gouverner et regir sa Chose
publique, cela est à l'adventure trop fabuleux, attendu que
les autres mesmes que lon raconte avoir esté aimez par des
Deesses, et avoir jouy des nopces d'icelles, comme un Peleus, un
Anchises, un Orion, un Emathion, n'ont point pour cela eu au reste
de leur vie tout contentement et prosperité, sans aucune
fascherie: Mais Numa semble à la verité avoir eu la
bonne fortune pour domestique, familiere compagne et regnante avec
luy, laquelle prenant la ville de Rome, comme en une tempeste
turbulente, et une mer tourmentee, en l'inimitié, envie et
mal-veuillance de tous les peuples prochains et voisins, et outre
cela travaillee en elle mesme d'infinis maulx et partialitez, elle
estaignit et assopit tous les courroux et toutes les envies, comme
mauvaus vents et contraires. Et ainsi que lon dit que la mer au fin
coeur d'hyver donne l'aisance aux oyseaux Halcyons d'esclorre leurs
petits, de les nourrir et alimenter en grande tranquillité:
aussi la fortune estendant alentour de ce peuple nouvellement
planté, et branlant encore, un tel calme et serenité
d'affaires, sans guerres, sans maladies, sans peril et sans crainte,
elle donna moyen à la ville de Rome de prendre racine et pied
ferme, en croissant en repos avec toute seureté, sans
empeschement quelconque. Ne plus ne moins que une carraque ou une
galere se fabrique et s'assemble à force de coups, à
grande violence de marteaux, de clous, de coings, de coignees et
sies, dont elle est fort harassee: mais depuis qu'elle est une fois
composee, il fault qu'elle demeure en repos quelque peu de temps,
jusques à ce que les liaisons soient affermies, et les
cloueures toutes accoustumees: autrement qui la tireroit en mer, les
joinctures et commissures estans encore toutes fresches, lasches et
non bien consolidees, tout souvriroit quand elle viendroit à
estre un petit secouee et esbranlee des vagues de la mer, tellement
qu'elle feroit eau par tout: Aussi le premier prince, autheur et
fondateur de la ville de Rome l'aiant composee d'hommes agrestes et
de bouviers, comme de gros plansons et puissans aix de chesne, eut
à ce faire plusieurs travaux, et se trouva embarrassé
en plusieurs guerres et plusieurs grands dangers, estant contrainct
de combattre ceulx qui s'opposoient à la naissance et
fondation d'icelle: mais le second la prenant de ses mains, luy
donna temps et loisir de s'affermir, et asseurer sa croissance par
la faveur de bonne fortune, qui luy donna moyen de jouyr de grande
paix et de long repos. Mais si un Porsena luy fust venu courir sus
lors que les murailles toutes fresches branloient encore, par
maniere de dire, plantant son camp, et amenant une grosse armee de
la Thoscane devant: ou que quelque puissant personnage belliqueux
entre les Marses, ou du païs de la Lucanie, par une envie et un
appetit de troubler, et de remuer tout, homme factieux et entendu au
faict des armes, tel que depuis ont esté un Mulius ou un
Silon le superbe, et le dernier de tous, un Telesinus, auquel Sylla
eut affaire, qui comme à un signal feit prendre les armes
à toute l'Italie, fust venu environner et assaillir à
trompettes sonantes le philosophe Numa, ce-pendant qu'il sacrifioit
et faisoit prieres aux Dieux, la ville à ce premier
commancement-là n'eust pas peu soustenir une tempeste et une
tourmente si grande, et ne fust pas creuë en si grand nombre
d'hommes et de peuple: là où il semble que la longue
paix, qui dura soubs ce Roy-là, fut aux Romains comme un
magasin de toute munition pour les guerres qui suyvirent apres, et
que le peuple Romain, ne plus ne moins qu'un champion qui a à
combattre, s'estant exercé à loisir et en repos par
l'espace de quarante trois <p 305r>ans, apres les guerres
qu'ils avoient euës soubs Romulus, se rendit fort assez et
suffisant pour faire teste à ceux qui depuis s'opposerent
à luy: car on dit qu'il n'y eut ny peste, ny famine, ny
sterilité de la terre, ny intemperature d'hyver ou
d'esté, en tout ce temps-là, qui faschast la ville de
Rome, comme si ce n'eust pas esté une providence humaine,
mais une fortune divine, qui eust regy et gouverné toutes ces
annees-là. Aussi furent lors fermees les deux portes du
temple de Janus, qu'ils appellent les portes de la guerre, pour ce
qu'elles s'ouvrent quand il y a guerre, et se ferment quand il y a
paix: et incontinent apres la mort de Numa elles furent ouvertes
pour la guerre d'Albe, qui se rompit aussi tost, et d'autres
infinies qui la suyvirent de main en main. Depuis elles furent
derechef closes, environ quatre cents quatre vingts ans apres, quand
la guerre fut achevee, et la paix faitte avec les Carthaginois,
l'annee que Caius Attilius et Titus estoient Consuls: depuis elles
furent encore r'ouvertes, et durerent les guerres jusques à
la victoire que gaigna C@esar, devant le promontoire d'Action: et
lors cesserent les armes des Romains, non gueres long temps, par ce
que les troubles des Biscains, et des Gaulois contre les Germains,
survindrent, qui troublerent la paix. voyla les tesmoignages de la
felicité et bonne fortune de Numa que lon treuve par escript.
Mais les Roys qui ont esté à Rome depuis luy, ont
grandement honoré la Fortune, comme la patrone, la nourrice,
et le soustien, ainsi que parle Pindare de la ville de Rome: ce que
lon peut juger par les raisons qui ensuyvent. Il y a bien à
Rome un temple fort honoré de la Vertu, mais il y a
esté fondé et basty bien tard par Marcellus, celuy qui
prit Syracuse. Il y en a aussi un autre de l'Entendement, ou de la
Raison, qu'ils appellent Mentem, mais ce fut Aemylius Scaurus qui le
dedia environ le temps des guerres Cimbriques, que desja les
lettres, les arts et le babil de la Grece avoit commancé
à se glisser en la ville: mais de Sapience encore jusques
aujourd'huy ils n'en ont pas un, ny de Temperance, ny de Patience,
ny de Magnanimité: mais des temples de la Fortune il y en a
plusieurs et fort anciens, et fort celebres en tous honneurs, en
maniere de dire, qui y sont fondez et meslez parmy les plus nobles
endroicts et lieux de la cité: car il y a celuy de la Fortune
virile qui fut basty par Ancus Martius quatriéme Roy, et
ainsi nommé, pour-autant qu'il estima avoir eu autant de
fortune que de vaillance, à obtenir la victoire: et l'autre
de la Fortune feminine, chascun sçait que ce furent les Dames
qui le dedierent, apres avoir diverty et destourné Martius
Coriolanus, qui avoit amené grande puissance d'ennemis devant
la ville. Et Servius Tullius qui augmenta la puissance du peuple
Romain, et en reduisit en belle et bonne ordonnance le gouvernement,
autant que nul autre Roy, ayant estably l'ordre que lon y garde
à donner les suffrages aux elections, et aussi l'ordre de la
discipline militaire, ayant esté le premier Censeur des
moeurs, et Syndique ou contrerolleur de la vie et des moeurs d'un
chascun, et qui semble avoir esté et tres-vaillant, et tres-
prudent: celuy-là, dis-je, s'attribuoit luy mesme à la
fortune, et estimoit que sa principaulté dependoit d'elle, de
maniere que lon disoit que la fortune mesme venoit coucher avec luy,
descendant par une fenestre en sa chambre, que lon appelle
maintenant la porte Fenestelle: à raison de quoy il fonda au
Capitole le temple de la fortune que lon appelle Primigenia, comme
qui diroit, fortune l'aisnee: et une autre, Fortunae Obsequentis,
comme qui diroit de fortune favorable et obeïssante. Mais sans
m'arrester aux noms et appellations Romaines, je m'efforceray
d'interpreter en Grec les significations de toutes ces fondations de
la fortune: Car il y a au Mont-palatin une chappelle de fortune
Privee, et une autre de fortune Gluante, encore que le mot semble
avoir de la mocquerie, toutefois si a-il par translation signifiance
de chose bien importante, voulant donner à entendre qu'elle
attire ce qui est loing, et retient ce qui est pres: et aupres de la
fontaine qui se surnomme Muscosus, un autre de fortune Vierge: et au
mont des Esquilies, de fortune <p 305v>adverse: et en la
longue rue y a un autel de fortune de bonne esperance, ou comme
d'esperance: aussi y a-il joignant l'autel de Venus Talaria une
chappelle de fortune Masle, et plusieurs autres honneurs et
denominations de la fortune, que Servius pour la plus part a
basties, sçachant tresbien qu'au gouvernement de toutes
choses humaines la fortune est de grande, ou plus tost de totale
importance, mesmement, que luy par benefice de la fortune, d'esclave
et ennemy de nation qu'il estoit, fut elevé et avancé
jusques à la dignité royale. Car estant la ville de
Corioles prise par les Romains, une jeune fille nommee Ocrisia, de
laquelle la fortune de captivité n'avoit peu effacer ny la
face, ny les moeurs, fut donnee pour servante à Tanaquil,
femme de Tarquinius roy, et depuis fut donnee en mariage à un
des dependans de la maison, que les Romains appellent Clientes, et
d'eux deux nasquit Servius. Les autres disent qu'il n'est pas ainsi,
mais que Ocrisia jeune fille prenant ordinairement quelques primices
des viandes et du vin qui estoient servies à la table du Roy,
les portoit au foyer de l'autel domestique, et que un jour ainsi
comme elle jettoit, suyvant sa coustume, ces primices dedans le feu
qui estoit au foyer, la flamme subitement s'assopit, et sourdit du
foyer un membre viril, dequoy la jeune fille effroyee raconta sa
vision à Tanaquil seule: laquelle estant sage et prudente,
accoustra la jeune fille ne plus ne moins que lon a
accoustumé de parer les nouvelles mariees, et l'enferma avec
ceste apparition, estimant que ce fust chose celeste et divine:
Aussi pensent aucuns que ce fut le Dieu domestique, Lar, ou bien
Vulcanus, qui fut amoureux de ceste jeune fille: comment que ce
soit, de là nasquit Servius et comme il estoit encore enfant,
une lumiere claire comme l'esclair du tonnerre, luy enlumina la
teste tout alentour. Mais Valerius Antias ne le conte pas ainsi: car
il dit, que Servius avoit une femme nommee Gegania qui mourut, que
sa mere presente il demena grand deuil de ceste mort, que
finablement de melancholie et de tristesse il s'endormit, et que luy
dormant les femmes apperceurent sa face reluysante comme toute en
feu: ce qui luy fut en tesmoignage qu'il avoit esté
engendré par le feu, et un presage certain de la
royauté inopinee et non esperee, à laquelle il parvint
apres la mort de Tarquinius, par le moyen du port et de la faveur
que Tanaquil luy feit: car de tous les Roys, cestuy semble avoir
esté celuy qui avoit le moins d'apparence de jamais attaindre
à la Monarchie, et moins d'envie d'y aspirer et pretendre,
attendu mesmement qu'aiant envie de s'en deposer, il fut
empesché de le faire: car Tanaquil en mourant le conjura et
l'obligea par serment qu'il persevereroit en icelle royauté,
et qu'il n'abandonneroit point la police et le gouvernement des
Romains. Voyla comment la royauté de Servius dependit
totalement de la fortune, attendu qu'il y parvint sans l'avoir
esperé, et la retint oultre son gré. Mais à fin
qu'il ne semble que nous nous retirions, et nous enfuyons, comme en
un lieu obscur, au temps ancien, à faute de plus evidentes et
plus claires preuves, laissons l'histoire des Roys, et transferons
nostre propos à leurs plus glorieux faicts, et leurs guerres
plus celebres et plus renommees, ausquelles qu'il n'y ait eu grande
vaillance et grande discipline d'obeïssance cooperante à
la vertu guerriere, comme dit le poëte Timotheus, qui le
pourroit nier? mais le cours heureux de leurs affaires, et la vogue
courante de leur progrés à une si grande puissance et
si grand accroissement, monstre bien clairement à ceux qui
sçavent discourir par raison, que ce n'a point esté
chose conduitte par les mains ny par les conseils, ou affections des
hommes, ains par une guide et escorte divine, et par un vent en
pouppe de la fortune qui les hastoit, trophees sur trophees erigez,
triomphes continuez d'un tenant à d'autres triomphes, le
premier sang des armes encore tout chaud lavé par un autre
second: lon y compte les victoires non par les monceaux des morts ou
des despouilles, ains par les royaumes subjuguez, par les nations
assubjecties, par Isles asservies, et terres fermes qui se sont
rengees à l'abry de la grandeur de leur empire: une seule
battaille chassa Philippus de la <p 306r>Macedoine: par un
seul coup Antiochus leur ceda l'Asie: les Carthaginois par une seule
deffaicte perdirent la Libye: un seule homme à une boutee et
un seul voyage leur conquit l'Armenie, le royaume de Pont, la Syrie,
l'Arabie, les Albaniens, les Iberiens, et jusques au mont de
Caucase, et aux Hyrcaniens, et l'Ocean qui environne le monde, par
trois diverses fois, et en trois diverses lieux, l'a veu victorieux.
Il reprima et rembarra les Nomades en l'Afrique, jusques aux rivages
de l'Ocean meridional: il subjugua l'Espagne qui s'estoit revoltee
avec Sertorius, jusques à la mer Atlantique: il poursuyvit
les Roys des Albaniens jusques à la mer Caspiene. Toutes ces
conquestes-là il acheva heureusement tant qu'il se servit de
la fortune publique, mais depuis il fut ruïné par sa
propre et privee destinee: mais le grand Daemon tutelaire des
Romains ne leur aspira pas pour un jour seulement, ny ne fut pas en
vigueur pour un petit de temps, comme celuy de la Macedoine: ny ne
florit pas en terre, comme celuy des Laced@emoniens: ny en mer,
comme celuy des Atheniens: ny ne commancea pas à se remuer
tard, comme celuy des Perses: ny ne cessa pas tost, comme celuy des
Colophoniens: ains dés la premiere naissance de la ville
commancea à croistre et venir en avant comme elle, mania le
gouvernement d'icelle, demoura constamment avec elle, par terre, par
mer, en guerre, en paix, contre les Barbares et contre les Grecs. Ce
fut luy qui feit escouler et consommer Hannibal de Carthage en
Italie, comme un impetueux torrent, en procurant que par l'envie et
malignité de ses envieux concitoyens, nul secours ne renfort
ne luy fust envoyé du païs: ce fut luy qui separa les
armees des Cimbres et des Teutons de grands intervalles de lieux et
de temps, à fin que Marius peust fournir à les
combattre et deffaire toutes deux l'une apres l'autre: et empescha
que trois cents mille combattans se joignans ensemble en un mesme
temps, ne noyassent et ne couvrissent toute l'Italie d'hommes
invincibles et d'armes non soutenables. Par luy Antiochus se teint
quoy cependant que lon faisoit la guerre à Philippus. Et
Philippus aiant desja esté battu, quand Antiochus fut en
peril de son estat, mourut. Par luy les guerres Sarmatiques et
Bastarniques teindrent le Roy Mithridates occupé, cependant
que la guerre Marsique brusloit et fourrageoit l'Italie. Par luy
Tigranes, ce-pendant que Mithridates fut fort et puissant, se deffia
de luy, et luy porta envie, qui le garda de se joindre avec luy, et
puis quand il eut esté deffaict, l'assembla avec luy,
à fin qu'il perist quant et luy. Quoy, en ses plus griefvres
calamitez ne fut-ce pas la fortune qui la redressa, et remit sus,
pendant que les Gaulois estoient campez alentour du Capitole, et
qu'ils tenoient le chasteau assiegé?
Dedans leur ost la peste elle rua,
Qui de leur peuple un grand nombre tua.
Ce fut aussi la fortune et un cas fortuit qui revela leur venue, et
en donna advertissement là où personne du monde ne
s'en doutoit: et ne sera point à l'adventure hors de propos
en cest endroit, d'en discourir un peu plus amplement. Apres la
grandde desconfiture que les Romains reçeurent aupres de la
riviere d'Allia, ceux qui se peurent sauver de vistesse, arrivez
qu'ils furent à Rome, emplirent de trouble et d'effroy toute
la ville, tellement que le peuple esperdu de ces nouvelles,
s'espandit fuyant çà et là, excepté un
petit nombre qui se jetterent dedans le chasteau du Capitole,
deliberez de le tenir jusques à l'extremité: les
autres qui estoient eschappez de la deffaicte, assemblez en la ville
de Vejes, eleurent pour Dictateur Furius Camillus, que le peuple,
hault en bride et insolent pour sa longue prosperité, avoit
abbattu et jetté par terre, le condamnant d'avoir
desrobbé les deniers publiques, et lors ravallé et
humilié par ceste affliction, le rappelloit apres la
desconfiture, et luy mettoit en main la puissance et
authorité souveraine: mais à fin qu'il ne semblast que
ce fust par l'iniquité et le malheur du temps, et non pas
selon l'ordre des loix qu'il acceptast ce <p 306v>magistrat,
et que desesperant la ressourse de la ville il se fust fait elire
par une troupe de gens de guerre ramassez de toutes pieces, il
voulut que les Senateurs qui s'estoient, retirez dedans le Capitole
en fussent advertis, et que par leur consentement ils approuvassent
et confirmassent l'election de luy qu'avoient fait les soudards. Or
y avoit-il entre les autres, un nommé Caius Pontius homme
vaillant, lequel promeit d'aller luy mesme en personne porter
nouvelles de ce que lon avoit arresté à ceux qui
estoient dedans le Capitole, et entreprit une chose fort dangereuse,
par ce qu'il falloit passer à travers les ennemis, qui
tenoient le chasteau environné avec trenchees et corps de
garde. Arrivé qu'il fut sur le bord de la riviere, il meit
sous son estomac des pieces de lieges plattes, et commettant son
corps à la legereté de telle voitture, se laissa aller
au cous de l'eau, qui luy fut gracieux, et le porta tout doucement
jusques à la rive opposite, sans aucun danger: et là
prenant terre il s'en alla vers l'endroit qu'il voyoit vuide de
clarté, conjecturant par l'obscurité et le silence,
qu'il n'y devoit avoir personne à la garde et au guet. si se
meit à grimper contremont le precipice par où il
trouvoit le rocher plus couché, et par les circuitions et
aspretez rabotteuses d'iceluy, se prenant et appuyant le mieux qu'il
pouvoit, feit tant qu'il arriva tout au fest, où ceux qui
faisoient le guet l'aians apperceu luy aiderent à monter, et
là il declara à ceux de dedans ce qui avoit
esté advisé par ceux de dehors, et en prenant d'eux un
decret et une ordonnance arrestee, s'en retourna la mesme nuict, par
où il estoit venu, devers Camillus. Le matin l'un des
barbares se promenant sans y penser alentour de la place, apperceut
par cas d'adventure les prises du bout des pieds, et les glissures
et froissures de l'herbe qui estoit creuë aux endroits
où il y avoit un peu de terre, avec les trasses par où
il avoit trainné et tiré son corps, en gravissant en
travers, et l'alla declarer à ses compagnons: lesquels
estimans que les ennemis mesmes leur monstroient le chemin,
s'efforcerent à l'envy d'en faire autant, et aians la nuict
observé l'endroit plus solitaire, monterent contremont, sans
estre nullement apperceus, non seulement des hommes, qui estoient
à la garde, mais non pas des chiens que lon mettoit aussi au
devant pour aider à faire le guet, tant ils estoient
endormis: toutefois la bonne fortune de Rome n'eut point encore
faute de voix qui les peust advertir d'un si grand danger. Il y
avoit des oyes sacrees à la Deesse Juno, que lon nourrissoit
aux despens de la Republique, en l'honneur d'elle, tout joignant son
temple: or cest animal de nature fort paoureux, et fort aisé
à effroyer pour peu de bruit qu'il oye: et lors y aiant
dedans la place fort estroitte necessité de tous vivres, et
ne se soucioit pas beaucoup de leur donner à manger, de
maniere qu'à faute de manger, leur sommeil en estoit encore
plus leger: au moyen dequoy elles sentirent incontinent les ennemis,
si tost qu'ils furent au dessus de l'enceinte de la muraille, et
crians effroyeement, coururent alencontre, car elles furent encore
plus effarouchees quand elles veirent la lueur des armes, tellement
qu'elles remplirent toute la place d'un cry violent et aspre, qui
esveilla les Romains, lesquels se doutans de ce que c'estoit,
accoururent incontinent à la muraille, et en repoulserent et
precipiterent à bas les ennemis. En memoire duquel accident
jusques aujourd'huy encore en triomphe la Fortune: car on y porte
à certain jour en procession un chien pendu en croix, et une
oye portee en une petite littiere, sur un coussin fort sumptueux et
riche: lequel spectacle nous monstre et donne à entendre la
puissance grande de la Fortune, et les grands moyens qu'elle a de
trouver expedient à toutes choses qui sont impossibles
à la raison humain, attendu qu'elle donne entendement aux
bestes brutes et destituees de tout usage de raison, et hardiesse et
courage aux paoureuses et couardes. Car qui est celuy, s'il n'est du
tout privé des affections naturelles, qui ne seroit ravy
d'esbahissement et de merveille, en discourant un peu en soy-mesme
la tristesse morne de ce temps-là, et la felicité qui
est aujourd'huy en la ville de Rome, et regardant <p 307r>au
Capitole la richesse, sumptuosité et magnificence des
offrandes, les envis des excellens ouvriers, les presens ambitieux
faicts par les villes, les couronnes des Roys, et tout ce que porte
de precieux la terre, la mer, les Isles, les terres fermes, les
fleuves, les arbres, les animaux, les campagnes, les montagnes et
les minieres des metaulx, et de toutes ces choses, les primices et
l'eslite choisies à l'envy les unes des autres, pour embellir
et orner de richesse et de grace et beauté ce lieu-là,
considerant en soy-mesme combien peu il s'en a fallu que tout cela
n'ait point esté, et ne soit point, veu que tout estant en la
puissance du feu, des tenebres effroyables de la nuict, des espees
barbaresques, et cruelles, et des courages inhumains de ces Gaulois,
de povres bestes privees de raison, paoureuses et couardes, ont
apporté commancement de salut: et comme ces grands vaillans
hommes et grands chefs de guerre des Manliens, des Serviens, des
Posthumiens, des Papyriens, qui ont esté les ancestres et
progeniteurs de tant de nobles et illustres races, les Seigneurs
Romains approcherent pres d'estre tous perdus et deffaicts, si des
oyes ne les eussent esveillez pour defendre le Dieu patron de leur
ville, et combattre pour leur païs. Et s'il est vray ce
qu'escrit Polybius en son second livre touchant les Gaulois, qui
pour lors occuperent et prirent la ville, que leur estans
venuës nouvelles, que leurs voisins barbares estoient entrez en
armes dedans leur païs, là où ils occupoient et
destruisoient tout, ils s'en retournerent à la haste, aiants
fait appoinctement avec Camillus, encore ainsi n'y auroit-il point
de doute, que la fortune n'ait esté cause du salut de la
ville de Rome, aiant tiré et destourné ailleurs ses
ennemis, contre toute esperance. Mais quel besoing est-il de
s'arrester à ces vieilles histoires-là, où il
n'y a rien de bien certain, ny asseuré, par ce que les
affaires des Romains furent lors ruïnez, et toutes leurs
histoires, annales et memoires confonduës, ainsi comme Livius
mesme a laissé par escript, veu que les choses depuis
advenuës, qui sont bien plus notoires et plus certaines,
demonstrent assez evidemment les faveurs de la fortune? Car quant
à moy, je compte pour une singuliere la mort d'Alexandre le
grand, Prince de courage et de hardiesse nompareille et invincible,
eslevé par plusieurs grandes prosperitez, et glorieuses
conquestes et victoires, ne plus ne moins qu'un astre volant, qui
saute depuis l'Orient jusques à l'Occident, et qui desja
commanceoit à lancer les rays flamboyans de ses armes jusques
en Italie, aiant pour pretexte et couleur de son entreprise, la
deffaicte de son parent Alexandre Roy des Molossiens, qui avoit
esté avec some armee taillé en pieces par les Brutiens
et Lucaniens, qui sont ceux de la Basilicate au Royaume de Naples,
pres la ville de Pandasie. Combien que à la verité ce
qui le menoit ainsi alencontre de toutes nations, n'estoit autre
chose que une cupidité de gloire et une envie de dominer,
s'estant proposé par emulation et jalousie, de surpasser les
faicts de Bacchus et d'Hercules, en faisant veoir ses armes encore
plus avant qu'ils n'avoient fait les leurs. Or entendoit-il qu'il
trouveroit en teste dedans l'Italie la force et vaillance des
Romains comme l'acier que lon met au trenchant de l'espee, et
sçavoit bien, par les rapports qu'on luy en faisoit, que
c'estoient des guerriers endurcis et exercitez en guerres et combats
innumerables: et croy à mon advis que la meslee eust
esté fort sanglante, si les coeurs indomtables des Romains se
fussent venus chocquer alencontre des armes invincibles des
Macedoniens: car les citoyens de Rome n'estoient pas dés lors
en moindre nombre, que de cent trente mille combattans, tous
adroicts et exercitez aux armes, courageux et vaillans,
Sçachans à pied ce qu'il faut pour
combattre,
Et de Cheval les ennemis abbatre.
Ce discours est defectueux de toutes les raisons et arguments que
la Vertu deduit et allegue pour elle.
CE DISCOURS est à la Fortune, laquelle s'attribue et
s'approprie Alexandre comme son oeuvre propre à elle seule:
mais il luy faut contredire au nom de la philosophie, ou bien pour
Alexandre mesme, lequel trouve mauvais, et se courrouce de ce que
lon pense que la Fortune luy ait baillé son Empire, qu'il a
achetté et conquis avec son propre sang espandu, et avec
force blesseures qu'il a receuës les unes sur les autres,
Aiant passé tant de nuicts à veiller,
Et tant de jours sanglans à travailler,
En combattant
contre des forces invincibles, des nations innumerables, des
rivieres presque impossibles à passer, des rochers que lon
n'eust sçeu surmonter à coups de traict, tousjours
accompagné de prudence, de patience, de vaillance et de
temperance. Et croy que luy-mesme diroit à la Fortune qui se
voudroit vendiquer la gloire de ses haults faicts, Ne viens point
calomnier ma vertu, et ne me viens point oster ma gloire, pour te
l'attribuer. Darius estoit ton ouvrage, que tu as faict de serviteur
et courrier du Roy, seigneur et maistre de tous les Perses: aussi
estoit un Sardanapalus, auquel filant la laine parmy des femmes, tu
as attaché le diadéme royal, et baillé le
manteau de pourpre. Mais moy je suis monté jusques à
Suse, en gaignant la battaille d'Arbeles, et la Cilicie subjuguee
m'ouvrit le chemin tout plain en Aegypte: et la battaille que je
gaignay sur la riviere du Granique, en la passant par dessus les
corps morts de Mithridates et de Spithridates Lieutenans du Roy de
Perse, fut ce qui me donna l'entree en la Cilicie. Glorifie toy et
te pare tant que tu voudras de ces Roys qui ne furent jamais blessez
en guerre, et ne respandirent oncques goutte de leur sang: ce sont
ceux-là qui ont esté bien fortunez, comme un Ochus et
un Artaxerxes que tu as assis et colloques dés le jour de
leur naissance dedans le throsne de Cyrus. Mais mon corps porte
plusieurs marques et signes de Fortune non favorable, ains opposite
et contraire. Premierement contre les Illyriens j'eus la teste
brisee d'un coup de pierre, et le col moulu et froissé d'un
coup de pilon: depuis en la journee du Granique j'eus la teste
fenduë d'un coup de cimeterre barbaresque: en celle d'Issus
j'eus la cuisse percee d'un coup de traict: devant la ville de Gaza
j'eus une fleschade dedans la cheville du pied, et une autre dedans
l'espaule, dont je tombay par terre tout pasmé: une autre
fois contre les Gandrides j'eus l'os de la jambe fendu en deux d'un
autre coup de traict: et contre les Malliens j'en receu un autre
dedans l'estomac, qui entra si avant que le fer y demeura: et d'un
coup de pilon j'eus aussi le chignon du col tout brisé, quand
les eschelles apposees contre les murailles y rompirent, et la
fortune m'enferma tout seul au combat, non contre nobles et
illustres adversaires, mais contre simples soudards barbares,
ausquels elle gratifioit d'un si grand effect, que peu s'en fallut
qu'ils ne me feissent mourir: car si Ptolomeus n'eust mis au devant
sa targue pour me couvrir, et Limneus se jettant au devant de moy
n'eust receu en son corps infinis coups de traict, dont il mourut
sur la place, et que les Macedoniens de courrous et de furie
n'eussent rompu la muraille, celle bourgade barbare, et de nul
renom, seroit aujourd'huy la sepulture d'Alexandre. Au demourant
tout le voyage de ceste miene expedition, que fut-ce autres chose
sinon tempestes, chaleurs extremes, rivieres profondes infiniement,
des hauteurs de montagnes si excessives, que les oyseaux ne
pouvoient voler par dessus, des bestes de grandeur espouventable
à veoir, des façons de vivre sauvages, des changemens
de gouverneurs <p 308r>à tout propos, trahisons et
rebellions d'aucuns, et quant au preambule de mon voyage, la Grece
se demenoit et se debattoit encore pour la souvenance des guerres
qu'elle avoit endurees soubs mon pere Philippus: la ville d'Athenes
secouoit de dessus ses armes la poussiere de la battaille de
Cheronee, commanceant à se relever et resourdre de celle
cheute: à elle se conjoignoit celle de Thebes, luy tendant
les mains: toute la Macedoine estoit suspecte et doubteuse, par ce
qu'elle inclinoit à Amyntas et aux enfans d'Aeropus: les
Esclavons avoient ouvertement rompu la guerre: les Scythes estoient
en branle, attendans que feroient leurs voisins qui se remuoient: et
l'or et l'argent de la Perse coulant és bourses des orateurs
et gouverneurs du peuple en chasque ville, suscitoit le Peloponese:
les tresors et coffres de Philippus estoient vuides de deniers, et
si y avoit des debtes avec interests jusques à la somme de
douze cens mille escus, ainsi comme escrit Onesicritus. En une si
grande pauvreté et affaires ainsi troublez, un jeune
adolescent, qui ne faisoit que sortir de l'enfance, oza bien esperer
et se promettre les royaumes de Babylone, et de Suse, ou pour plus
briefvement dire, mettre en son entendement la conqueste de l'Empire
de tout le monde, avec trente mille hommes de pied, et quatre mille
chevaux. Car il n'avoit pas plus de gens de guerre, ce dit
Aristobulus: ou, comme dit le Roy Ptolomeus, quarante et cinq mille
hommes de pied, et cinq mil cinq cens de cheval: et tout le grand et
plantureux moyen d'entretenir ceste puissance-là, que la
fortune luy avoit preparé, c'estoient quarante et deux mille
escus comptant, ainsi que dit Aristobulus, ou comme escrit Duris,
provision de vivres et d'argent pour trente jours seulement.
Comment, Alexandre doncques estoit-il insensé, temeraire et
mal conseillé, d'entreprendre la guerre avec si peu de moyen,
contre une si grosse puissance que celle des Perses? Nenny certes:
car il n'y eut oncques capitaine qui partist pour aller à la
guerre avec plus grands et plus suffisans moyens que luy, à
sçavoir magnanimité, prudence, temperance, vaillance,
dont la philosophie luy avoit fait munition pour son voyage, estant
plus secouru à ceste entreprise contre les Perses de ce qu'il
avoit appris de son precepteur Aristote, que de ce que luy avoit
laissé son pere Philippus. Il est bien vray que nous ne
voulons pas desdire ny descroire ceux qui escrivent, que luy-mesme
Alexandre dit quelquefois, que l'Iliade et l'Odyssee d'Homere
l'accompaignoient tousjours pour un viatique ou entretien de la
guerre, concedans cela à l'honneur et à la reverence
d'Homere: mais toutefois si lon disoit, que l'Iliade et l'Odyssee
d'Homere luy estoient un soulagement de ses travaux, et un honneste
passetemps pour son loisir, mais que sa vraye munition et son
entretien pour la guerre estoient les discours qu'il avoit appris de
la philosophie, et les recors et preceptes touchant l'asseurance de
ne rien craindre, la prouësse et vaillance, et de la
magnanimité et temperance, nous nous en mocquerions, pour
autant qu'il n'a rien escrit de l'artifice de composer syllogismes,
ou des elemens et principes de Geometrie, et n'a pas tenu le
proumenoir en l'eschole du Lycium, ny n'a pas tenu positions en
l'Academie: car c'est ce en quoy terminent et definissent la
philosophie ceux qui cuident que ce soient seulement paroles, et non
pas effects, combien que Pythagoras n'ait jamais rien escrit, ny
Socrates, ny Arcesilaus, ne Carneades, qui ont tout esté
philosophes tres-renommez, et si n'estoient pas occupez en si
grandes guerres, ny à cultiver et civiliser des Roys
barbares, ny à fonder des villes Grecques pour vivre
civilement entre des nations farouches et sauvages, ny n'alloient
point par le monde enseignant les loix et le vivre pacifique
à des peuples effrenez, qui n'avoient jamais ouy parler ny de
paix, ny de loix: mais ces grands hommes-là, combien qu'ils
eussent tout loisir, si laisserent-ils ceste partie-là de
coucher par escript, aux Sophistes. D'où vient doncques que
lon les a tenus pour philosophes? Il vient de ce qu'ils ont dit, de
leur façon de vivre, de ce qu'ils ont fait, et de ce qu'ils
ont <p 308v>enseigné. Jugeons doncques aussi par ces
mesmes choses qu'Alexandre semblablement l'a esté: car on
trouvera par les choses qu'il a dittes, qu'il a faittes, et qu'il a
enseignees, qu'il a esté un grand philosophe. En premier
lieu, si vous voulez, considerons, ce qui semblera de prime face
plus estrange, les disciples d'Alexandre, et les comparons avec ceux
de Platon, ou de Socrates: ceux-cy ont enseigné des hommes
qui estoient de bon entendement, et qui parloient une mesme langue
qu'eux: quand ils n'eussent eu autre chose, pour le moins
entendoient-ils la langue Grecque: et toutefois encore y eut-il
beaucoup de leurs auditeurs qu'ils ne peurent persuader: car un
Alcibiades, un Critias, un Clitophon, rejetterent la raison, comme
le mors de bride, et se destournerent ailleurs: là où
si vous regardez la discipline d'Alexandre, il enseigna aux
Hyrcaniens à contracter certains mariages, aux Arrachosiens
à labourer la terre, aux Sogdianiens à nourrir leurs
peres vieux, et ne les faire point mourir, et aux Perses à
reverer leurs meres, et non pas les espouser. O la merveilleuse
philosophie, par le moyen de laquelle les Indiens adorent les Dieux
de la Grece, les Scythes ensepvelissent les trespassez, et ne les
mangent plus! Nous nous esmerveillons de l'efficace du parler de
Carneades, qui sçeut faire que Clitomachus, lequel au
paravant s'appelloit Asdrubal, et estoit Carthaginois de nation, se
conforma au party, aux m@eurs et langage des Grecs: nous
esmerveillons la disposition de Zenon, de ce qu'il sçeut
persuader à Diogenes le Babylonien de s'adonner à
l'estude de la philosophie: et depuis qu'Alexandre eut domté
et civilisé l'Asie, tout leur passetemps estoit de lire les
vers d'Homere, et les enfans des Perses, des Sufianiens, et des
Gedrosiens, chantoient les Trag@edies de Sophocles et d'Euripides:
et Socrates fut puny de mort à la poursuitte des
calomniateurs qui luy mettoient sus, qu'il introduisoit à
Athenes de nouveaux Dieux: là où par l'enseignement
d'Alexandre les habitans de Bactra, et du mont de Caucasus, encore
de present adorent les Dieux de la Grece. Platon a laissé par
escrit une seule forme de gouvernement de ville, mais il n'a pas
sçeu persuader à un seul homme de la suyvre, tant elle
a esté trouvee austere et severe: là où
Alexandre aiant basty et fondé plus de soixante et dix villes
parmy les nations barbares, et aiant semé par tout l'Asie les
mysteres, sacrifices et cerimonies de servir aux Dieux, dont on use
en la Grece, les a retirez d'une vie sauvage et bestiale. Il y a
encore peu d'entre nous qui lisent les loix de Platon, là
où il y a des milliers innumerables d'hommes qui ont
usé et encore usent de celles d'Alexandre, estans plus
heureux ceux qui ont este subjuguez et domtez par luy, que ceux qui
ont eschappé sa puissance: car ceux-là n'ont encore eu
personne qui les ait fait cesser de vivre miserablement, et ceux-cy
ont esté contraincts par le vainqueur de vivre heureusement:
de sorte que ce que jadis Themistocles dit, lors qu'estant banny
d'Athenes il s'enfuit, et se retira devers le Roy de Perse,
où il eut de grands presens, et outre cela encore trois
villes, qui luy payoient tous les ans tribut, l'une pour avoir du
pain, l'autre pour le vin, et la tierce pour la viande: «O mes
enfans, dit-il, nous estions perdus, si nous n'eussions esté
perdus:» cela peut-on plus justement dire de ceux qui furent
lors pris par Alexandre, Ils n'eussent pas esté apprivoisez
et civilisez, s'ils n'eussent esté subjugez: Alexandrie
n'eust pas esté bastie en Aegypte, ny Seleucie en la
Mesopotamie, ne Prophthasie au païs des Sogdianiens, ny
Bucephalie aux Indes, ny le mont de Caucasus n'auroit aupres de soy
la ville Hellade, par le moyen desquelles, la farouche
bestialité se trouvant empestree, peu à peu s'est
estainte, et s'est changé ce qu'il y avoit de mauvais,
s'accoustumant à ce qu'il voyoit de meilleur. Si doncques les
philosophes se magnifient de ce qu'ils addoucissent et reforment des
m@eurs rudes et non polies d'aucune doctrine, et il se voit que
Alexandre a changé en mieux infinies nations sauvages, et
natures bestiales, à bon droit le devra-lon estimer un
tresgrand philosophe. D'avantage <p 309r>la police ou forme
de gouvernement d'estat tant estimé, que Zenon le fondateur
et premier auteur de la secte des philosophes Stoïques a
imaginé, tend presque toute à ce seul poinct en somme,
que nous, c'est à dire les hommes en general, ne vivions
point divisez par villes, peuples et nations, estans tous separez
par loix, droicts, et coustumes particuliers, ains que nous
estimions tous hommes nos bourgeois et nos citoyens, et qu'il n'y
ait qu'une sorte de vie, comme il n'y a qu'un monde, ne plus ne
moins que si ce fust un mesme troupeau paissant soubs mesme berger
en pastis communs. Zenon a escrit cela comme un songe ou une Idee
d'une police et de loix philosophiques, qu'il avoit imaginee et
formee en son cerveau: mais Alexandre a mis à reale execution
ce que l'autre avoit figuré par escrit: car il ne feit pas
comme Aristote son precepteur luy conseilloit, «Qu'il se
portast envers les Grecs comme pere, et envers les Barbares comme
seigneur: et qu'il eust soing des uns comme de ses amis et de ses
parents, et se servist des autres comme de plantes ou
d'animaux:» en quoy faisant il eust remply son Empire de
bannissemens, qui sont tousjours occultes semences de guerres, et
factions et partialitez fort dangereuses: ains estimant estre
envoyé du ciel, comme un commun reformateur, gouverneur, et
reconciliateur de l'univers, ceux qu'il ne peut assembler par
remonstrances de la raison, il les contraignit par force d'armes: et
assemblant le tout en un de tous costez, en les faisant boire tous,
par maniere de dire, en une mesme coupe d'amitié, et meslant
ensembles les vies, les m@eurs, les mariages, et les façons
de vivre, il commanda à tous hommes vivans d'estimer la terre
habitable estre leur païs, et son camp en estre le chasteau et
le donjon, tous les gens de bien parens les uns des autres, et les
meschans seuls estrangers: au demourant, que le Grec et le Barbare
ne seroient point distinguez par le manteau, ny à la
façon de la targue, ou au cimeterre, ou par le haut chapeau,
ains remarques et discernez le Grec à la vertu, et le Barbare
au vice, en reputant tous les vertueux Grecs, et tous les vicieux
Barbares: en estimant au demourant les habillemens communs, les
tables communes, les mariages, les façons de vivre, estans
tous unis par meslange de sang et communion d'enfans. C'est pourquoy
Demaratus le Corinthien estant l'un des hostes et des amis du Roy
Philippus, quand il veit Alexandre en la ville de Suse, en fut fort
joyeux, de maniere que d'aise les larmes luy en vindrent aux yeux,
en disant, que les Grecs qui estoient ja decedez, estoient privez
d'une grande joye et singulier contentement, de voir Alexandre assis
dedans le throsne royal de Darius. Quant à moy, je ne repute
pas certainement fort heureux ceux qui veirent ce spectacle-
là, attendu qu'il dependoit de la fortune, et qu'autant en
peut advenir aux plus communs Roys: mais bien eusse-je eu grand
plaisir de veoir ces belles et sainctes espousailles, quand il
comprit dedans une mesme tente foncee de fond et couverture d'or,
à mesme festin et mesme table, cent espousees Persienes
mariees à cent espoux Macedoniens et Grecs, luy-mesme y
estant couronné de chapeau de fleurs, et entonnant le premier
le chant nuptial d'Hymeneus, comme un cantique d'amitié
generale, venant à conjoindre par alliances de mariage deux
des plus grandes et plus puissantes nations du monde, estant luy
mary de l'une, et pere commun, moyenneur et conciliateur des nopces
de toutes, qu'il apparioit ainsi en legitime couple: car j'eusse
bien volontiers dit là, O barbare Xerxes, ecervelé,
qui te travaillas beaucoup en vain pour dresser un pont dessus le
destroit de l'Hellespont, c'est ainsi que les sages Roys doivent
conjoindre l'Europe avec l'Asie, non point par des vaisseaux de
bois, ny par des radeaux, ny avec des liens qui n'ont point d'ame,
et ne sont point capables de mutuelles affections, ains par amour
legitime et mariages honnestes, conjoignant les deux nations par
communication d'enfans. Voila pourquoy Alexandre regardant à
ce bel ornement-là, ne receut pas l'habillement des Medois,
ains celuy des Persiens, qui est beaucoup plus sobre et plus modest
que <p 309v>celuy des Medois: car rejettant ce qu'il y avoit
de trop excessif, trop pompeux et tragique en l'habit barbaresque,
comme le hault chapeau poinctu, la longue robbe, et les braguesques,
il porta un vestement composé moitié de l'habit
Persien, et moitié du Macedonien, ainsi comme Eratosthenes a
laissé par escript, comme philosophe, c'est à dire,
homme se gouvernant avec raison, usant des choses qui sont de soy
indifferentes, c'est à dire, ny bonnes ny mauvaises, et comme
Prince commun, et Roy gracieux et humain, s'acquerant la bien-
veuillance de ceux qu'il avoit subjuguez, en honorant sur sa
personne leur habillement, à fin qu'ils perseverassent fermes
vers luy en fidelité, en aimant les Macedoniens comme leurs
naturels Seigneurs, non pas les haïssant comme leurs ennemis.
Car le contraire eust esté d'un esprit estourdy, et d'un
entendement desdaigneux et superbe, faire cas d'un manteau de
couleur naïfve, et s'offenser d'un saye de pourpre: ou bien
à l'opposite, avoir en admiration cecy et mespriser cela, ne
plus ne moins qu'un petit enfant, retenant à toute force
l'accoustrement que la coustume de son païs, comme sa nourrice,
luy auroit vestu, là où les chasseurs ont
accoustumé de se vestir des peaux des animaulx qu'ils
prennent, comme des cerfs: et ceux qui font profession de prendre
les oyseaux, se vestent de sayons tissus et composez de plumage
d'oyseaux. Ceux qui ont des robbes rouges se gardent de se monstrer
aux taureaux, et ceux qui ont des sayes blancs, de se monstrer aux
Elephans, d'autant que ces bestes-là s'irritent et
s'effarouchent en voyant de telles couleurs. Et si un grand Roy,
comme estoit Alexandre, pour addoulcir et apprivoiser des nations
belliqueuses et malaisees à retenir, ne plus ne moins que des
bestes fieres, a usé des robbes qui leur estoient propres, et
de leurs façons de vivre accoustumees, pour tousjours plus
les gaigner, amollir la fierté de leur courage, et
reconforter leur desplaisir, il y en a qui le blasment et le
reprennent, au lieu qu'ils devroient admirer en cela sa sagesse,
d'avoir si destrement sçeu, par un leger changement d'habit,
caresser l'Asie, se faisant par armes seigneur et maistre des corps,
et par l'accoustrement se conciliant les ames. Et toutefois ceux-
là mesmes louënt Aristippus le philosophe Socratique de
ce, que quelquefois il se vestoit d'une pauvre et mince cappe, et
autrefois d'un manteau riche de la tissure et taincture de Milet, et
sçavoit garder la bienseance en l'un et en l'autre vestement:
et ce-pendant ils accusent Alexandre de ce, que honorant l'habit de
son païs il ne mesprisa point celuy qu'il avoit conquis par
armes, en intention de s'en servir à bastir le fondement de
choses grandes: car son desseing n'estoit pas de courir et fourrager
l'Asie, comme feroit un Capitaine de larrons, ny de la saccager et
piller, comme ravage et butin de felicité inesperee, ainsi
comme depuis Hannibal feit l'Italie, et devant les Treriens avoient
fait l'Ionie, et les Scythes la Medie, ains estoit sa volonté
de rendre toute la terre habitable subjecte à mesme raison,
et tous les hommes citoyens d'une mesme police et d'un mesme
gouvernement. Voyla la cause pour laquelle il se transformoit ainsi
en habits. Que si le grand Dieu qui avoit envoyé l'ame
d'Alexandre icy bas, ne l'eust soudainement rappellee à soy,
à l'adventure n'y eust-il eu qu'une seule loy qui eust regy
tous les vivants, et eust esté tout ce monde gouverné
soubs une mesme justice, comme soubs une mesme lumiere, là
où maintenant les parties de la terre qui n'ont point veu
Alexandre, sont demourees tenebreuses et obscures, comme estans
destituees du soleil. Parquoy le premier project et desseing de son
expedition monstre qu'il a eu intention de vray philosophe, qui
n'estoit point de conquerir pour luy des delices et plantureuses
richesses, ains de procurer une paix universelle, concorde, union et
communication à tous les hommes vivans les uns avec les
autres. En second lieu, considerons un peu ses paroles et propos,
par ce que de tous autres Princes et Roys, les ames monstrent
quelles sont leurs m@eurs et leurs intentions, principalement par
leurs propos. Antigonus le vieil respondit un jour à quelque
<p 310r>Sophiste qui luy presentoit et dedioit un
Traitté qu'il avoit composé de la justice, «Tu es
un sot, mon amy, qui me viens prescher de la justice, là
où tu vois que je bats les villes d'autruy.» Et
Dionysius le tyran disoit, qu'il falloit tromper les enfans avec des
dez et des osselets, et les hommes avec des jurements. Ailleurs
il est attribué à Lysander. Et sur le tombeau de
Sardanapalus y avoit engravé,
Demouré m'est seulement ce que j'ay
Paillardé, beu, yvrongné, et
mangé.
Qui pourroit nier que par l'une de ces responses-là, la
volupté et l'impieté ne soient authorisees, et par
l'autre l'avarice et l'injustice? mais au contraire si aux dicts
d'Alexandre vous ostez le diadesme et la couronne royale, et l'estre
fils de Jupiter Hammon, et la noblesse, vous direz que ce seront
sentences d'un Socrates, d'un Platon, et d'un Pythagoras: car il ne
fault pas que nous nous arrestions aux braveries et superbes
inscriptions que les poëtes ont engravees et empraintes sur les
images et statues de luy, ne tendans pas à monstrer sa
modestie, mais magnifier sa fortune et sa puissance:
Ce bronze estant d'Alexandre l'image
Tournant à mont les yeux et le visage,
A Jupiter semble dire, Pour toy
Retien le ciel, car la terre est à moy. Et un
autre,
Alexandre je suis, le fils de Jupiter.
toutes telles galanteries c'estoient les poëtes qui les
disoient et escrivoient pour flatter sa fortune: mais des vrays
dicts d'Alexandre, qui les voudroit raconter, on pourroit commancer
à ceux qu'il dit en sa jeunesse: car estant plus viste que
nul autre des jeunes hommes de son aage, ses familiers l'incitoient
à vouloir courir en la carriere des jeux Olympiques pour
gaigner le pris de la course: il leur demanda s'il y avoit des Roys
qui y courussent: ils luy respondirent, que non: «La partie
doncques ne seroit pas justement faitte, en laquelle un privé
pourroit estre vainqueur, et un Roy vaincu.» Et comme son pere
eust eu la cuisse percee d'outre en outre d'un coup de lance, en une
battaille contre les Triballiens, estant hors du danger de la vie,
mais desplaisant de se voir boitteux: «Ne te soucie, dit-il,
mon pere, sors hardiment en public, à fin qu'à chasque
pas que tu feras, tu te souvienes de ta vertu.» Ces responses-
là ne procedent elles point d'un entendement de philosophe,
et d'un coeur qui pour estre ravy de l'amour des choses grandes et
honnestes, ne se soucie desja nullement des dommages du corps? car
comment pensons nous qu'il se glorifioit des blesseures qu'il avoit
luy-mesme receuës en sa personne? quand il se souvenoit ou d'un
peuple subjugué, ou d'une battaille gaignee, ou de villes
prises, ou de Roys qui s'estoient rendus, il n'avoit garde de cacher
ny couvrir telles cicatrices, ains les portoit et monstroit par
tout, comme des images de sa vertu engravees en sa personne. Et si
quelquefois en devisant des lettres, on venoit à faire
comparaison des vers d'Homere, ou bien entre les propos de table,
s'il se mettoit en avant, lequel estoit le plus excellent, comme
l'un en alleguast un, et l'autre un autre, luy preferoit cestuy-cy
à tous les autres,
Sage en conseil et vaillant au combat:
faisant son compte que la louange que l'autre avoit donnee au Roy
Agamemnon, quelque aage au paravant, estoit une loy pour luy-mesme,
tellement qu'il disoit, que Homere en un mesme vers avoit
honoré la vaillance d'Agamemnon, et prophetisé celle
d'Alexandre. Et pourtant si tost qu'il eust passé le destroit
de l'Hellespont, il alla visiter Troie, là où il se
representa en son entendement les haults faicts d'armes des princes
qui y combattirent: et comme quelqu'un du païs luy promeist de
luy donner la lyre de Paris, s'il vouloit: «Je n'ay, dit-il,
que faire de cella-là, car j'ay celle d'Achilles:» au
son de laquelle il se reposoit en chantant les louanges des
vaillants personnages: mais celle de Paris avoit une Harmonie trop
molle et trop feminine, sur laquelle <p 310v>il chantoit des
chansonnettes d'amour. Or est-il bien certain qu'aimer la sapience,
et avoir en estime les gens sages et de sçavoir, est signe
d'une ame philosophique: cela estoit en Alexandre autant qu'en nul
autre des Roys: car nous avons desja dict quelle affection il
portoit à son maistre Aristote, et qu'il faisoit autant
d'honneur à Anaxarchus le Musicien, qu'à nul autre de
ses familiers. La premiere fois que Pyrrhon Elien parla à
luy, il luy donna dix mille pieces d'or. Il envoya un present de
cinquante talents, qui sont trente mille escus, à Xenocrates
l'un des disciples de Platon. Et la plus part des historiens escrit,
qu'il feit Onesicritus, lequel avoit esté auditeur de
Diogenes, Capitaine de son armee de mer: et s'estant
rencontré une fois aupres de Corinthe à parler avec
Diogenes, il fut si esmerveillé de sa façon de vivre,
et eut sa gravité en telle admiration, que bien souvent
depuis, faisant mention de luy, il disoit, «Si je n'estoit
Alexandre, je serois Diogenes:» qui estoit autant à dire
comme, j'eusse volontiers usé ma vie à l'estude des
lettres, si je n'eusse deliberé de philosopher par effect. Il
ne dit pas, Si je n'estois Roy, je serois Diogenes: ne, si je
n'estois riche, ou aimant à estre bien vestu, car il ne
preferoit point la fortune à la sapience, ny la pourpre et le
diadéme à la besace, et à la pauvre cappe: ains
dit simplement, Si je n'estois Alexandre, je serois Diogenes: qui
est autant à dire comme, si je n'avois proposé de
mesler ensemble les nations Barbares avec les Grecques, et voyageant
par toute la terre habitable, polir et cultiver tout ce que j'y
trouverois de sauvage, recercher jusques aux extremes bouts du
monde, approcher la Macedoine de la mer Oceane, y semer la Grece, et
espandre par toutes nations la paix et la justice, je ne demourerois
pas oysif en delices, à prendre mon plaisir, ains je voudrois
imiter la simplicité et frugalité de Diogenes. Mais
maintenant pardonne moy Diogenes, je imite Hercules, je vay apres
Perseus, je suy la trasse de Bacchus, je veux faire voir encore une
fois les Grecs victorieux baller au païs des Indes, et reduire
encore en memoire aux montaignars, et sauvages nations qui habitent
delà la montaigne de Caucasus, les joyeusetez des festes
Bacchanales. On dit qu'en ces quartiers-là il y a aussi
quelques gens qui font profession d'une sapience austere et nue,
hommes sacrez et vivans à leurs loix, vacants du tout
à la contemplation de Dieu, se passans encore de moins que
Diogenes, et n'aians point besoing de bissac, car ils ne font point
de provision de vivres, par ce que la terre leur en fournit
tousjours de tous frais et nouveaux, les rivieres leur donnent
à boire, et les feuilles tombans des arbres, et l'herbe,
à coucher: par moy Diogenes les cognoistra, et eulx Diogenes.
Il fault que je batte et grave aussi de la monnoye à la forme
Grecque, qui se debite entre les nations Barbares. Venons maintenant
à ses faicts: apparoist-il qu'il y ait seulement une
temerité de la fortune, ou une force d'armes et violence de
main mise, ou plus tost une grande prouësse et justice, et une
grande temperance, bonté et clemence, avec un bon ordre et
grande prudence, conduisant toutes choses par un bon sens et un
grand jugement? Certainement je ne pourrois dire ne discerner en ses
gestes, cela est un faict de vaillance, cela d'humanité, cela
de patience, ains tout exploit de luy semble avoir esté
meslé et composé de toutes les vertus ensemble, en
confirmation de ceste sentence des Stoïques, «Que tout
acte que faict le sage, il le faict par toute vertu ensemble.»
Bien est-il vray, que tousjours en chasque action il y a une vertu
eminente par dessus les autres, mais celle-là incite et
dirige les autres à la mesme fin: aussi voit on és
gestes d'Alexandre, que sa vaillance est humaine, et son
humanité vaillante, sa liberalité mesnagere, sa
cholere facile à appaiser, ses amours temperees, ses
passetemps non oyseux, ses travaux non sans addoulcissement. Qui est
celuy qui a meslé la feste parmy la guerre, les expeditions
militaires parmy les jeux? Qui a entrelassé parmy les sieges
des villes, parmy les exploits d'armes, les joyeusetez Bacchanales,
les nopces, les chansons nuptiales d'Hymence? Qui fut
<p 311r>oncques plus ennemy de ceulx qui font injustice, ne
plus gracieux aux affligez? Qui fut jamais plus aspre aux
combattans, ne plus equitable aux suppliants? Il me vient en pensee
d'alleguer et transferer en cest endroit le dire du Roy Porus,
lequel estant amené prisonnier à Alexandre, et enquis
par luy, comment il vouloit qu'il le traittast, respondit, «En
Roy.» Et comme Alexandre luy repliquast, s'il vouloit rien dire
d'avantage: «Non, dit-il, car tout est compris soubs ce mot-
là, En roy.» Aussi m'est advis qu'à tous les
faicts d'Alexandre, je puis adjouster ce refrein, «En
philosophe: car en cela tout est compris.» Il devint amoureux
de Roxane, fille d'Oxiathres, l'aiant veuë baller de bonne
grace entre les Dames captives: il n'en voulut point jouyr à
force, ains l'espousa legitimement. en philosophe. Aiant veu son
ennemy Darius massacré à coups de traict, il n'en feit
point de sacrifices aux Dieux, ny n'en chanta point chant de
triomphe, combien que une longue guerre fust abbregee et finie par
ceste mort, ains ostant son manteau de dessus ses espaules, le jetta
sur le corps du mort, comme s'il eust voulu cacher la miserable
destinee d'une fortune royale. en philosophe. Il reçeut
quelquefois une missive secrette de sa mere, qu'il lisoit, estant
d'adventure Hephestion assis aupres de luy, qui la lisoit naifvement
sans y penser avec luy: Alexandre ne l'en engarda point, ains
seulement tira l'anneau de son doigt, et luy meit contre la bouche,
seellant son silence de la foy d'amitié. en philosophe. Car
si ces actes ne sont faicts en philosophe, quels autres le seront?
Socrates souffrit bien que Alcibiades couchast avec luy: mais
Alexandre, comme Philoxenus son lieutenant au gouvernement de la
coste maritime de l'Asie luy eust escript, qu'il y avoit un jeune
enfant en son gouvernement d'Ionie de face et beauté
incomparable, et luy demandast par ses lettres, s'il luy plaisoit
qu'il luy envoyast: il luy rescrivit bien aigrement, «O
malheureux et meschant homme, qu'as-tu jamais cogneu en moy pourquoy
tu deusses me flatter par telles voluptez?» Nous admirons
Xenocrates de ce qu'il ne voulut pas accepter un present de
cinquante talents qu'Alexandre luy envoyoit, n'admirerons nous pas
aussi celuy qui le luy donnoit? n'estimerons nous pas qu'aussi peu
de compte d'argent fait celuy qui le donne ainsi liberalement, que
celuy qui le refuse? Xenocrates n'avoit point besoing d'argent,
pource qu'il estoit philosophe: et Alexandre en avoit, pour ce qu'il
estoit philosophe, à fin qu'il en exerceast liberalité
envers telles gens. * * Le discours du mespris de la mort default
en ce lieu icy. Combien de fois pensons nous que l'a dit
Alexandre, quand il se voyoit tout couvert de traicts qu'on luy
tiroit, et quand à tout effort on le pressoit? Nous estimons
bien qu'il y a en tous hommes quelque lumiere de droict et bon
jugement, par ce que la nature d'elle mesme les dresse à ce
qui est honneste: mais il y a difference entre les communs hommes et
les philosophes en ce, que les philosophes ont le jugement plus
ferme et plus asseuré és dangers, d'autant que les
vulgaires hommes n'ont pas les coeurs fortifiez et munis de telles
anticipations et prejugees impressions,
Bon augure est, pour son païs combattre. Et,
La mort est fin de tous maux aux humains.
Mais les occasions des perils qui se presentent, leur rompent leurs
discours, et les apprehensions des dangers presents ou prochains
leur esbranlent tous leurs jugements: car la peur ne chasse pas
seulement la memoire, comme dit Thucydide, mais aussi toute bonne
intention, toute envie de bien faire, et toute emotion, là
où la philosophie lie de cordages tout alentour
La fin en est defectueuse.
NOUS oubliasmes hier, ce me semble, à dire que le
siecle d'Alexandre fut heureux en cela, qu'il porta plusieurs arts
et plusieurs beaux et grands esprits: ou plus tost fault-il dire que
cela ne fut pas tant la bonne fortune d'Alexandre, que de ces bons
ouvriers et grands entendements-là, d'avoir un tel tesmoing
et un tel spectateur, qui sçeust tres-subtilement juger de ce
qui seroit bien fait, et tres-liberalement le recompenser. Suyvant
lequel propos on dit, que quelque temps depuis aiant esté
Archestratus gentil poëte, vivant en grande et estroitte
pauvreté, pour ce que personne n'en faisoit compte, quelqu'un
luy dit, Si tu eusses esté du temps d'Alexandre, il t'eust
donné pour chascun de tes vers, ou la Cypre, ou la Phoenice:
aussi croy-je que les premiers et plus excellents ouvriers de ce
regne-là ne se doivent pas tant dire avoir esté soubs
Alexandre, que par Alexandre: car la bonne temperature et
subtilité de l'air cause l'abondance des fruicts, mais la
benignité, l'honneur et l'humanité du prince est ce
qui provoque et fait venir en avant l'avancement des arts et des
beaux esprits, comme au contraire tout cela languit et s'estaint par
l'envie, l'avarice et l'opiniastreté de ceux qui dominent.
Auquel propos on dit, que Dionysius le tyran aiant un jour ouy un
Musicien joueur de Cithre qui sonnoit fort bien, il luy promeit tout
hault qu'il luy donneroit un present de six cents escus. Le
lendemain cest homme vint demander le present qui luy avoit
esté promis, et Dionysius luy respondit, «Tu me donnas
hier du plaisir à t'ouyr jouër, et je t'en donnay aussi
en te faisant ceste promesse: ainsi tu fus payé sur le champ
du plaisir que tu me donnas, par celuy que tu receus.» Et
Alexandre, le tyran de Pheres (il le falloit seulement specifier par
celle qualité-là, et non pas contaminer le nom
d'Alexandre, en le donnant à un si meschant homme) regardant
jouër une Trag@edie y prit si grand plaisir, qu'il en avoit le
coeur fort attendry de pitié et de compassion: dequoy
s'estant pris garde, il se leva en haste, et s'en alla du theatre
plus viste que le pas, disant que ce seroit chose indigne qu'on le
veist plorer par compassion des miseres et calamitez d'Hecuba et de
Polyxena, veu qu'il faisoit tous les jours mourir tant de ses
citoyens. Mais celuy-là fut bien si meschant, qu'il s'en
fallut bien peu qu'il ne feist punir ce joueur excellent de
Trag@edies, pour ce qu'il l'avoit amolly comme du fer. Le Roy de
Macedoine Archelaus sembloit estre un peu tenant en matiere de
donner et faire presents: dequoy Timotheus musicien en chantant sur
la luyre luy donna une attainte, en luy tirant souvent ce petit
brocquard, «Ce fils de terre, l'argent, trop tu le
recommandes:» mais Archelaus luy repliqua sur l'heure bien
gentilment et de bonne grace, «Mais toy par trop tu le
demandes.» Et Ateas le Roy des Scythes aiant pris prisonnier de
guerre Ismenias, excellent joueur de fleutes luy commanda qu'il en
sonnast durant son disner: et comme les assistans s'esmerveillassent
d'ouyr si excellentement jouër, et luy en feissent caresses,
luy jura qu'il prenoit plus de plaisir à ouyr son cheval
hennir: tant ses aureilles estoient logees loing des Muses, et avoit
son ame attachee en une estable, plus apte encore à ouyr des
asnes que non pas des chevaux. Quel honneur donc et quel avancement
pourroit esperer un si excellent ouvrier et maistre de Musique
aupres de tels princes, non plus qu'envers ceulx mesmes qui
estrivent contre eulx de la suffisance de l'art, et pour ceste
jalousie par une envie et une malignité veulent ruiner ceulx
qui veritablement y sont excellents ouvriers? de quelle sorte estoit
le mesme tyran Dionysius, qui feit jetter le poëte Philoxenus
és prisons des carrieres, pour ce que luy aiant baillé
une <p 312r>Trag@edie qu'il avoit composee, pour la revoir
et corriger, il la ratura toute depuis le commancement jusques
à la fin. Philippus mesme de Macedoine pour avoir tard appris
la Musique, ne respondoit pas en cela au reste de sa grandeur, et se
monstroit impertinent et ignorant: car estant un jour entré
en dispute avec un sonneur d'instruments touchant la façon
d'en jouër, et luy semblant avoir quelque raison pour le
convaincre, le Musicien luy respondit en se souriant tout
doulcement, «Dieu te gard, Sire, d'estre si malheureux que tu
entendes ces choses-là mieux que moy.» Mais Alexandre
sçachant tresbien de quelles choses il devoit estre
spectateur et auditeur, et de quelles il devoit estre facteur et
executeur de sa main, il exercea bien tousjours sa personne à
estre adroict aux armes et vaillant, et comme dit le poëte
Aeschylus,
Rude guerrier combattant de pied stable,
Aux ennemis en armes redoutable.
Celle-là estoit son art hereditaire qu'il avoit par
succession de ses ancestres les Aeacides et Hercules: mais quant aux
autres arts et sciences ils les honoroit bien, mais c'estoit sans
avoir envie d'en faire profession, et louoit bien leur excellence et
leur gentillesse, mais pour plaisir qu'il y prist, il n'estoit pas
facile à surprendre de l'affection de les vouloir imiter. De
son temps furent deux excellent joueurs de Trag@edies entre autres,
Thessalus et Athenodorus, lesquels jouants à l'envy l'un de
l'autre, les Roys et Princes de Cypre faisoient les frais à
l'envy de mesme, et estoient juges de ce different les principaux et
plus renommez Capitaines de l'armee: en fin Athenodorus aiant
esté declaré le vainqueur, Alexandre qui aimoit
Thessalus dit, «Je voudrois avoir perdu la moitié de mon
royaume, et ne voir point Thessalus vaincu:» mais toutefois
jamais il n'en parla devant aux juges pour les solliciter, ny jamais
ne reprit leur jugement, estimant «qu'il falloit qu'il vint au
dessus de toute autre chose, mais qu'il pliast au dessoubs de la
justice.» Et entre les joueurs de Com@edies y avoit un Lycon
Scarphien, lequel un jour en jouant son rolle de quelque Com@edie
entrelassa dextrement un vers par lequel il luy demandoit de
l'argent: Alexandre s'en prit à rire, et luy feit donner dix
talents, qui sont six mille escus. Aussi y avoit-il plusieurs
excellents joueurs de Cithre, et entre autres Aristonicus, lequel en
une battaille accourant pour le secourir, fut tué à
ses pieds en combattant vaillamment. Alexandre luy feit faire et
dresser une statue de bronze au temple d'Apollo Pythique, tenant une
Cithre d'une main, et une lance de l'autre: en quoy faisant il
honora non seulement le personnage, mais aussi la Musique, comme luy
rendant tesmoignage qu'elle rend les coeurs des hommes magnanimes,
et les remplit d'un ravissement d'esprit, et d'un ardeur de bien
faire, ceux qui y sont naïfvement nourris: car luy mesme un
jour que Antigenidas joueur de fleutes sonna une chanson militaire,
fut si esmeu et si eschauffé en courage par les aiguillons de
celle musique, qu'il saulta de sa place et s'en courut mettre la
main aux armes qui estoient pres de luy: tesmoignant par cela estre
vray ce que les Spartiates chantent és chansons de leur
païs,
Sçavoir doulcement chanter
Sur la lyre de beaux carmes,
Sied bien avec le hanter
Vaillamment le faict des armes.
Aussi estoient du temps d'Alexandre Apelles le peintre, et Lysippus
le statuaire, desquels l'un peignit Alexandre tenant la foudre en sa
main, si naïfvement peint et au vif, que lon disoit que des
deux Alexandres, celuy qui estoit fils de Philippus estoit
invincible, et celuy d'Apelles inimitable. Et Lysippus aiant
moulé la premiere statue d'Alexandre la face tournee vers le
ciel, comme luy mesme Alexandre avoit accoustumé de regarder,
tournant un petit le col, il y eut quelqu'un qui y meit ceste
inscription <p 312v>qui n'a pas mauvaise grace:
Ce bronze estant d'Alexandre l'image
Jettant à mont les yeux et le visage,
A Jupiter semble dire, Pour toy
Retien le ciel, car la terre est pour moy.
Et pourtant defendit Alexandre que nul autre fondeur ne jettast en
bronze son image que Lysippus, par ce que luy seul avoit l'industrie
de representer ses moeurs par le cuyvre, et monstroit son naturel en
la figure de son corps: les autres representans bien la torse de son
col, et l'humidité de ses yeulx, ne pouvoient advenir
à exprimer son visage masle, et sa generosité de lion.
Il y avoit aussi entre les autres ouvriers un insigne Architecte
nommé Stasicrates, lequel ne tendoit point à faire
chose qui fust jolie, ny gentille et de belle grace à la
voir, ains de grande entreprise, et d'un desseing et disposition
telle, que pour y fournir il ne falloit pas une moindre opulence que
celle d'un grand Roy. Cestuy s'en allant trouver Alexandre, luy
blasma toutes ses images, et peintes et gravees, moulees et fondues,
disant que c'estoient ouvrages d'ouvriers couards, et non genereux
ny magnanimes: «Mais j'ay proposé, dit-il, Sire, de
fonder la similitude de ta personne en une matiere vive, et qui a
ses racines immortelles, et sa gravité immobile et immuable:
car le mont Athos qui est en Thrace, alendroit qu'il se leve plus
haut, et est le plus eminent, aiant des plaines et hauteurs
proportionnees à soy mesme, et des membres, joinctures,
distances et intervalles qui se peuvent accommoder à la forme
humaine, se peut, en l'accoustrant et le formant, nommer et estre la
statue digne d'Alexandre, qui de sa base touchera à la mer,
et en l'une de ses mains ambrassera et tiendra une ville habitable
de dix mille hommes, et en la droitte une riviere perpetuelle
qu'elle versera d'une cruche dedans la mer: et au reste, quant
à toutes ces statues d'or ou de bronze, ou d'yvoire, et
à tous ces tableaux de bois et de peinture, jettons les
là, comme de petits moules seulement qui se peuvent achetter
ou desrober, ou se fondre et gaster.» Alexandre l'aiant ouy
parler, loua bien grandement le haut courage de son entreprise, et
la hardiesse de son invention: mais il luy respondit, «Laisse
là Athos demourer en sa forme et en sa place: il suffit qu'il
soit le monument de l'outrageuse insolence et arrogance d'un seul
Roy: et quant à moy, le mont de Caucasus, les montaignes
Emodienes, la riviere de Tanais, et la mer Caspiene, seront les
images de mes faicts.» Or je vous prie posons le cas que un tel
ouvrage eust esté faict et parfaict, y a'il homme qui le
veist en telle forme, en telle disposition, et de telle face, qui
pensast qu'il fust ainsi creu fortuitement et par cas d'adventure?
Je croy que non. Que dirons nous de son image que lon surnomme,
Portant la fouldre? Que dirons nous de celle que lon appelle,
Appuyé sur la lance? et comment la grandeur d'une statue ne
se pourroit sans artifice achever par fortune, encore qu'elle y
versast et espandist largement en grande affluence l'or, le cuyvre,
l'yvoire et toute autre riche et precieuse matiere? et nous
estimerons qu'il soit possible que un grand homme, voire le plus
grand qui fut jamais au monde, ait esté achevé par la
fortune sans la vertu, et que ce soit la seule fortune qui luy ait
fait provision d'armes, d'argent, d'hommes, de chevaux, et de
villes, toutes lesquelles choses apportent peril à ceux qui
n'en sçavent pas bien user, non pas honneur ny puissance,
ains plus tost font preuve de leur petitesse et impuissance. Car
Antisthenes disoit bien, qu'il falloit souhaitter à ses
ennemis tous les biens du monde, excepté la vaillance: car
par ce moyen ils sont non à ceux qui les possedent, mais
à ceux qui les surmontent. C'est pourquoy lon dit que la
nature a attaché à la teste du cerf, la plus lasche et
la plus couarde beste qui soit, les plus merveilleuses et plus
dangereuses cornes pour se defendre, à fin de nous enseigner
par cest exemple, que rien ne sert d'estre ny fort, ny bien
armé, qui <p 313r>n'a le courage de demourer et
s'asseurer à combattre: ainsi la fortune bien souvent
attachant des forces et des estats grands à des hommes de
lasche coeur et de cervelle esventee, en faisant veoir comme ils s'y
portent laschement et villainement, honore et recommande la vertu,
comme celle de qui seule depend toute la grandeur, toute la gloire
et l'honneur des hommes: car ainsi comme dit Epicharmus,
l'entendement voit, l'entendement oit, tout le reste est aveugle et
sourd, aiant faute de la raison. Les sentimens ont bien leurs
propres et particulieres functions, mais qu'il soit vray que ce soit
l'entendement qui approfite tout, et qui dispose tout en bon ordre,
que ce soit l'entendement qui surmonte, qui domine et qui regne, et
que toutes autres choses aveugles, sourdes, et sans ame, aggravent
et deshonorent ceux qui les possedent, si la vertu n'y est joincte
quant-et-quant, on le peut clairement appercevoir et verifier par
les exemples. Car d'une mesme puissance, et d'un mesme empire,
Semiramis, qui n'estoit qu'une femme, equippoit de grosses flottes
de vaisseaux par mer, armoit et soudoyoit de puissans exercites,
bastissoit des Babylonnes, conquestoit tous les environs de la mer
Rouge, assubjettissant à soy les Arabes, et les Ethiopiens:
Et Sardanapalus qui estoit né homme, filoit la pourpre en la
maison, estant veautré et couché à la renverse
parmy des concubines: et quand il fut mort, on luy fit une
statuë de pierre, qui balloit à par-soy à la mode
barbaresque, et cliquetoit des doigts au dessus de sa teste, avec un
tel escriteau: Mange, boy, paillarde, tout le reste n'est rien. Lon
dit que le philosophe Crates, voyant au temple d'Apollo Pythique une
statuë d'or de la courtisane Phryné, s'escria tout haut,
«Voyla un trophee de la luxure des Grecs:» mais qui
considereroit la vie ou la sepulture de Sardanapalus, car il n'y a
point de difference, il pourroit bien à la verité
dire, Voyla un trophee des biens de la fortune. Quoy doncques?
permettrons-nous que la fortune apres Sardanapalus touche tant peu
que ce soit à Alexandre, ne qu'elle s'attribuë part
aucune ny de sa grandeur, ny de sa puissance? Il n'y auroit point de
propos: car que luy a-elle jamais donné d'avantage que aux
autres Roys, soit d'armes, de chevaux, de finances et de soudards?
Que elle en face doncques grand Arid@eus si elle peut: Qu'elle en
face grand un Amasis, un Arses, un Tigranes Armenien, un Nicomedes
Bithynien, dont l'un jetta son diadéme aux pieds de Pompeius,
et perdit honteusement son royaume, et l'autre se faisant raire la
teste, et se mettant un chapeau dessus, se declara libert, c'est
à dire serf affranchy des Romains. Nous disons doncques, que
la fortune rend petits les hommes, qui de leur nature sont couards,
craintifs et bas de courage: mais il n'est pas raisonnable
d'attribuer la lascheté à infortune, ny aussi la
vaillance et prudence à la fortune. Mais bien peut-on dire
que la fortune est chose grande, par ce que Alexandre a
dominé: car en luy et avec luy elle a esté glorieuse,
invincible, magnanime, non superbe, ny insolente, ains humaine et
clemente: mais si tost qu'il fut decedé, Leosthenes disoit,
que son armee et sa puissance errante, s'entreheurtant soy-mesme,
ressembloit au Cyclops Polyphemus, qui apres son aveuglement tastoit
par tout de la main, sans sçavoir où il alloit: aussi
la grandeur de sa puissance, luy mort, vaguoit et erroit tantost
cà tantost là, bronchant et choppant à tout
propos, pour ce qu'il n'y avoit plus personne à qui elle
obeist: ou plus tost, ainsi comme les corps mourans, quand l'ame en
est dehors, les parties ne s'entretienent plus, ny ne se tienent
plus l'une à l'autre, ains s'entrelaissent et se destachent
l'une d'avec l'autre, et se retirent: aussi l'armee d'Alexandre
depuis qu'elle l'eut perdu, ne feit plus que palpiter, trembler, et
estre en fiebvre, soubs je ne sçay quels Perdicques,
Meleagres, Seleuques et Antigones, qui estoient comme des esprits
encore chauds et pouls saillans, tantost cy, tantost là, par
bouttees et intervalles, jusques à ce que finablement venants
à se gaster et pourrir en soy-mesme, elle grouilla toute de
vers, qui furent des Roys qui n'avoient aucune valeur ny
generosité en eux, et des <p 313v>capitaines lasches
et faillis de coeur. Luy-mesme Alexandre tensant un jour Hephestion,
qui avoit pris querelle alencontre de Craterus, luy dit: Quelle
force ne puissance as-tu de toy-mesme? Que sçaurois-tu faire
qui t'osteroit Alexandre? Aussi ne faindray-je pas d'en dire autant
à la fortune de ce temps-là: Quelle grandeur as-tu?
quelle gloire? où est ta puissance, où est ta force
invincible, si lon t'oste Alexandre? c'est à dire, si lon
oste des armes l'experience, des richesses la liberalité, de
la sumptuosité et magnificence la temperance, du combat la
hardiesse et asseurance, de la victoire la bonté et la
clemence? Fais-en si tu peux un autre grand qui ne departe point
liberalement ses biens, qui ne s'expose point luy-mesme le premier
aux perils devant son armee, qui n'honore point ses amis, qui n'ait
point de pitié de ses ennemis captifs, qui ne soit point
continent és voluptez, vigilant aux occasions, aisé
à appaiser en ses victoires, doux et humain en ses
prosperitez. Comment pourroit estre un homme grand, quelque
authorité et puissance qu'il eust, s'il est beste et vicieux
quant et quant? Ostez la vertu à un homme heureux, vous le
trouverez petit en toutes sortes, petit en ses dons et presens pour
sa chicheté, petit és travaux pour sa delicatesse,
petit envers les Dieux pour sa superstition, petit envers les bons
à cause de son envie, petit entre les hommes pour sa
lascheté, petit entre les femmes pour estre subject à
la volupté: car ainsi comme les mauvais ouvriers qui posent
de petites statuës sur des bases grandes et amples, monstrent
par là mesme la petitesse de leurs statuës: aussi quand
la fortune leve un homme de foible et petit coeur en grand estat,
où il doit estre veu de tout le monde, elle le descouvre, le
descrie, et le deshonore d'avantage, faisant veoir comment il branle
et chancelle pour sa legereté. Par ce moyen faut-il confesser
que la grandeur ne gist pas à posseder des biens, mais
à en bien user: car il y a bien souvent des enfans, qui
dés le berseau heritent des royaumes, estats et seigneuries
de leurs peres, comme feit Charillus, que Lycurgus son oncle apporta
en son maillot au lieu où mangeoient les seigneurs, et le
mettant au siege Royal le declara Roy de Sparte au lieu de luy: et
pour cela l'enfant n'estoit pas grand, mais bien celuy qui rendoit
au petit enfant venant de naistre, l'honneur et le degré qui
luy appartenoit, sans le se vouloir attribuer ny en priver son
neveu. Mais qui eust peu faire grand Arid@eus, que Meleager
emmaillota seulement d'un manteau royal de pourpre, ne differant
point d'un petit enfant, et le colloqua dedans le throsne
d'Alexandre? Faisant bien en cela, pour donner clairement à
cognoistre au monde dedans bien peu de jours, comment les hommes
regnent par la vertu, et comment par la fortune: car il subrogea
à un vray Prince et vray Roy, un qui n'en avoit que la mine,
ou pour mieux dire, il promena pour un peu de temps par la terre
habitable, ne plus ne moins que sur un eschaffaut, un diademe sourd
et muet:
La femme mesme un fardeau porteroit,
Que sur l'espaule un homme luy mettroit.
Mais on pourroit dire au contraire, que une femme ou un enfant mesme
pourroit prendre et charger une seigneurie, un royaume, un estat et
office, comme Bagoas, un Eunuque, enleva et chargea sur les espaules
des Roys Arses et Darius second, le royaume des Perses: mais apres
que lon a receu sur ses espaules une grande puissance, la porter, la
manier, et ne se laisser point accabler ne briser dessous, par la
grandeur et pesanteur des affaires, c'est fait en homme qui a la
vertu, l'entendement et le courage tel comme l'avoit Alexandre:
auquel il y a quelques uns qui reprochent qu'il aimoit le vin et
qu'il s'enyvroit, mais il estoit grand aux affaires, là
où il demouroit sobre, et ne s'enyvroit, ny ne se
mescognoissoit point pour quelque puissance, authorité, ne
licence qu'il eust, de laquelle depuis que les autres ont un petit
gousté et participé, ils ne se peuvent plus retenir,
ains si tost qu'ils sont ou remplis de deniers, ou qu'ils ont
attainct à quelques honneurs et dignitez de ville, ils
regibbent et devienent <p 314r>si insolents que lon ne peut
plus durer à eux,
Quand la Fortune a leurs maisons rendues
En des grandeurs qu'ils n'avoient attendues.
Clitus pour avoir mis à fond trois ou quatre galeres des
Grecs pres d'Amorges, se feit appeller Neptune, et porta le Trident:
Demetrius à qui la fortune avoit donné un petit
lambeau de l'Empire d'Alexandre, se laissoit appeller Jupiter: et
quand on envoyoit devers luy, on n'appelloit pas les deputez
Ambassadeurs, mais Theores, qui sont ceux que lon eslit pour aller
enquerir quelque chose de l'oracle des Dieux: aussi ses responses
s'appelloient Oracles. Et Lysimachus aiant occupé la Thrace,
qui estoit comme une petite lisiere de son Empire, monta en telle
superbe, et arrogance si insupportable, qu'il osa bien dire,
«Les Bysantins vienent maintenant à moy, quand je touche
du bout de ma lance au ciel.» A laquelle parole se trouvant
present Pasiades Bysantin, ne se peut tenir qu'il ne dist aux
assistans, «Retirons-nous de bonne heure, de peur que cestuy-ce
ne perce le ciel du fer de sa lance.» Mais quel besoing est-il
d'alleguer ceux-là, ausquels encore estoit-il aucunement
loisible d'avoir les coeurs et les esprits elevez, d'autant qu'ils
avoient esté soudards d'Alexandre? veu qu'un Clearchus
s'estant fait tyran de la ville de Heraclee, porta en sa devise, la
Foudre, et appella l'un de ses enfans le Tonnerre: et Dionysius le
jeune s'appella luy-mesme le fils d'Apollo, par une telle
inscription,
Doris la Nymphe aux beaux yeux est ma mere,
Qui me conceut de Phebus le mien pere.
Et son pere qui avoit fait mourir dix mille de ses citoyens, si non
plus, qui par envie avoit trahy son propre frere aux ennemis, qui
n'avoit pas eu la patience d'attendre peu de jours que sa mere avoit
à survivre, ains la feit estouffer toute vieille qu'elle
estoit, et qui avoit luy-mesme escript en une Trag@edie,
La tyrannie est mere d'injustice,
ce neantmoins de trois filles qu'il avoit, il en nomma la premiere
Vertu, la seconde Temperance, et la tierce Justice. Les autres se
sont surnommez les uns Bienfaitteurs, les autres Victorieux, les
autres Sauveurs, et les autres Grands. Au demourant qui seroit celuy
qui pourroit fournir à expliquer de paroles leurs nopces les
unes sur les autres, passans les jours entiers parmy grand nombre de
femmes, comme les estalons parmy un troupeau de jumens, violemens de
jeunes filles, frottemens en bains et estuves meslez d'hommes et de
femmes, passer les jours entiers à jouer aux dez, sonner de
la fleute en pleins Theatres, percer les nuicts à souper, et
les jours tout du long à disner? Alexandre au contraire
disnoit dés le matin assis, et ne soupoit qu'il ne fust le
soir: il faisoit bonne chere et beuvoit apres qu'il avoit
sacrifié aux Dieux, il jouoit aux dez chez Medius aiant la
fiebvre, il passoit son temps, et jouoit en allant par les champs,
en apprenant ensemble à tirer de l'arc, à descendre et
remonter en son chariot courant. Il espousa Roxane seule par amour
et pour luy, mais Statira la fille de Darius pour le royaume et pour
ses affaires, pour ce qu'il estoit expedient de mesler les nations:
et quant à toutes les autres Dames de Perse, il en fut autant
vainqueur par temperance, comme des hommes Perses par vaillance: car
il n'en veit jamais une contre sa volonté, et celles qu'il
vit, il en feit moins de compte que de celles qu'il ne vit oncques:
et là où il estoit gracieux à toutes autres
sortes de gens, il se monstroit rebours à ceux qui estoient
beaux. Quant à la femme de Darius qui estoit une fort belle
Dame, il ne voulut pas seulement ouyr un qui luy en louoit la
beauté, et quand elle fut trespassee, il en honora si
hautement les obseques, et la plora si tendrement, que son
humanité feit mescroire sa continence, et sa bonté en
fut suspecte d'injustice: car Darius fut emeu de prime face à
cest deffiance, tant pour ce qu'il estoit jeune, que pour ce qu'il
avoit sa femme en sa puissance, <p 314v>estant aussi luy un
de ceux qui s'estoient persuadez, qu'Alexandre estoit ainsi venu au
dessus de ses affaires par le benefice de la fortune: mais quand il
en sçeut la verité, apres en avoit fait diligente
enqueste de tous costez, «Tout ne va doncques, dit-il, encore
pas mal pour les Perses, et ne nous reputera-lon pas du tout lasches
et effeminez pour avoir esté vaincus par tel adversaire.
Quant à moy je prie aux Dieux qu'ils m'envoyent heureux
succes, et en fin la victoire de ceste guerre, à fin que je
puisse aussi surmonter Alexandre en beneficence: car j'ay une
emulation et jalousie de me monstrer encore plus bening envers luy
que luy envers moy. Mais si c'est fait que de moy et de ma maison,
je te supplie Jupiter protecteur de l'empire des Perses, et vous
Dieux tutelaires des Roys et des royaumes, que vous ne permettiez
qu'autre qu'Alexandre seie au siege et throne royal de Cyrus.»
Cela estoit comme une adoption d'Alexandre, faitte en la presence
des Dieux. Voyla comme on gaigne la victoire par vertu. Attribue si
tu veux la journee d'Arbeles, la battaille de la Cilicie à la
fortune, et autres tels exploits qui procederent de force et de
guerre. Ce fut la fortune qui luy esbranla la ville de Tyr, qui luy
ouvrit l'Aegypte: par le benefice de fortune Halicarnassus tomba,
Milet fut prise, Maz@eus laissa le rivage de l'Euphrates desprouveu,
et fut toute la campagne de Babylone couverte de corps morts: mais
ce n'a point esté la fortune qu'il a rendu temperant, il n'a
point esté continent par le moyen de la fortune: la fortune
ne gardoit point son ame enfermee dedans son corps, comme dedans une
forteresse inexpugnable aux voluptez, et non approchable aux
cupiditez, et toutefois c'estoit ce dequoy plus il vainquoit la
personne propre de Darius: le reste estoit desconfiture d'armes et
de chevaux, battailles, meurtres, occisions, et fuittes d'hommes:
mais la plus grande deffaitte, moins refutable, et à laquelle
ceda le plus Darius, ce fut la vertu, la magnanimité, et la
justice, admirant son coeur invincible de volupté, de
travail, et de liberalité, plus que nulle autre chose. Car
quant aux piques et pavois, escus et lances, aux alarmes et choc des
battailles, aussi bien estoit asseuré Tarrias fils de
Dinomenes, et Antigenes de Pelle, et Philotas fils de Parmenion,
mais alencontre des voluptez, des femmes, de l'or et de l'argent,
ils n'estoient de rien meilleurs ne plus vaillans que des esclaves:
car Tarrias alors qu'Alexandre paya les debtes de tous les
Macedoniens, et satisfeit à tous ceux qui leur avoient
presté de l'argent, feignit en avoir emprunté, et
amena au bureau, où s'en tenoit le compte, un qu'il disoit
estre son creancier, et depuis estant adveré et convaincu que
c'estoit chose faulse et supposee, il s'en cuida deffaire luy-mesme,
si Alexandre, en estant adverty, ne luy eust remis et
pardonné ceste faute, et permis qu'il retint la finance qui
pour luy avoit esté fournie et payee à faulses
enseignes, se souvenant que lors que son pere Philippus assiegeoit
la ville de Perinthe, il avoit receu un coup de flesche dedans
l'oeil, et ne voulut oncques bailler à penser son oeil ny
à tirer la flesche, que premier les ennemis ne fussent
tournez en fuitte. Et Antigenes s'estant fait enroller entre ceux
que lon renvoyoit en la Macedoine, pour occasion de maladie ou de
quelque mutilation de membre: quand il fut depuis trouvé
qu'il n'avoit mal aucun, et qu'il contrefaisoit le malade, luy qui
estoit homme de guerre, aiant le corps tout cicatricé de
coups, Alexandre en fut mal-content, et luy demanda la cause
pourquoy il le faisoit: il luy confessa que c'estoit pour ce qu'il
estoit amoureux d'une jeune femme nommee Telesippa, et qu'il avoit
intention de la suyvre jusques à la coste de la mer, ne
pouvant demourer esloigné d'elle. Alors luy demanda Alexandre
à qui estoit ceste femme, et à qui il en falloit
parler pour la faire demourer. Antigenes luy respondit, qu'elle
estoit de franche et libre condition. Il faut don, dit Alexandre,
que nous luy persuadions à force de luy donner et promettre,
qu'elle veuille demourer avec nous, car de la forcer nous ne
pouvons. Ainsi pardonnoit-il à tous l'amour, et le concedoit,
fors qu'à soymesme. La cause primitive <p 315r>du
malheur de Philotas le fils de Parmenion fut aucunement son
intemperance: car il y avoit une jeune femme natifve de la ville de
Pella, laquelle avoit esté prise entre les autres prisonniers
au saccagement de la ville de Damas, où elle avoit paravant
esté amenee par Autophradates qui l'avoit surprise sur mer,
ainsi comme elle naviguoit de la coste de Macedoine en l'isle de
Samothrace: elle estoit assez belle de visage, et avoit tellement
espris de son amour Philotas depuis qu'il s'estoit approché
d'elle, qu'encore qu'il fust un homme de fer, elle l'amollit et
destrempa, de sorte que le pauvre homme au milieu de ses plaisirs ne
fut pas maistre de son jugement, ains ouvrant son coeur en laissa
sortir beaucoup de secrets à la cognoissance d'elle.
«Qu'eust-ce esté, disoit-il, de Philippus sans
Parmenion? Et que seroit-ce encore de cest Alexandre mesme sans
Philotas? Où seroit son Jupiter Ammon? Où seroient ses
serpens si nous ne voulions?» Antigone rapporta ces paroles
à quelque femme de ses familieres, et celle-là les
rapporta à Craterus, et Craterus amena Antigone mesme
à Alexandre secrettement. Alexandre se garda bien de luy
toucher, ains s'en absteint, mais sondant Philotas par moyen d'elle,
il le descouvrit entierement tel qu'il estoit plus de sept ans
depuis: mais en tout ce temps-là, jamais en quelque festin
qu'il fust, ne quelque bonne chere qu'il feist, luy que lon accuse
d'avoir esté yvrongne, n'en donna aucune suspicion, ny en
courroux, luy qui estoit cholere, ny à son amy Hephestion,
luy qui luy souloit fier et commettre tout: car on dit que un jour
aiant ouvert une missive secrette de sa mere, et la lisant en
soymesme, Hephestion approchant tout doucement sa teste, la leut
quant et luy: il n'eut pas le coeur de luy defendre de la lire, mais
apres luy avoir laissé lire, il tira son anneau de son doigt
et luy en seella la bouche. Brief on se lasseroit de dire, qui
voudroit entreprendre de reciter au long tous les beaux exemples par
lesquels on pourroit monstrer, qu'il a usé tres-honnestement
et tres-royalement de la grandeur de sa puissance, de sorte
qu'encore que lon dist qu'il a esté grand par le benefice de
la fortune, il en est tant plus grand, qu'il a bien et sagement
sçeu user d'elle. Ce nonobstant je veux venir au commancement
de son accroissement et à l'entree de sa puissance, et
considerer quel acte de la fortune il y a eu là, pour lequel
ils puissent dire et maintenir qu'Alexandre a esté grand par
la fortune. Comment doncques est-ce, je vous prie au nom des Dieux,
qu'elle ne l'a colloqué dedans le throne de Cyrus sans coup
frapper, sans sang espandre, sans estre nullement blessé,
sans aucune expedition d'armes, par le hennissement d'un cheval,
comme elle avoit fait au paravant le premier Darius fils de
Hystaspes? ou bien un mary gaigné par les flatteries de sa
femme, comme Darius feit Xerxes flatté par sa femme Atossa:
ou bien le diadéme royal de luy mesme est venu à sa
porte, comme il feit à Darius le second, par le moyen de
l'Eunuque Bagoas, lequel ne feit que changer son hocqueton de
courrier, et se vestir du manteau royal, et prendre le turban
à la poincte droitte, qui s'appelle Cittaris, et ainsi
soudainement sans y avoir pensé, par le benefice du sort et
de la fortune il se trouva Roy de la terre, ne plus ne moins que par
le sort on eslit à Athenes les officiers qui s'appellent
Thesmothetes et Archontes. Voulez vous sçavoir comment les
hommes viennent à estre Roys par la fortune? Cest exemple le
vous enseignera. La race des Heraclides, c'est à dire, des
descendans de Hercules, failloit en la ville d'Argos, de laquelle
ils avoient de tout temps accoustumé d'eslire leurs Roys: et
comme ils eussent envoyé devers l'oracle d'Apollo, enquerir
et demander ce qu'ils avoient à faire, l'oracle leur
respondit, que un aigle le leur enseigneroit. Peu de jours apres il
apparut en l'air un grand aigle, lequel fondant se vint poser sur la
maison d'un nommé Aegon, et ainsi fut Aegon pris pour Roy.
Encore un autre. Celuy qui regnoit en la ville de Paphos, fut
d'adventure trouvé meschant, injuste et violent: à
l'occasion dequoy Alexandre le deboutta de la royauté, et en
cerchoit un autre qui <p 315v>fust de la race et famille des
Cinyrades qui s'en alloit defaillant. On luy dit qu'il n'y en avoit
plus qu'un seul pauvre homme, dont on ne faisoit compte quelconque,
qui se tenoit en un jardin, là où il vivoit fort
pauvrement. On y envoya incontinent pour le cercher: et ceux qui
eurent ceste commission, le trouverent là, où il
tiroit de l'eau pour arroser des porreaux: si fut tout
troublé et effroyé quand les soudards le vindrent
prendre, et luy dire qu'il vint parler à Alexandre. Ainsi
estant amené en sa chicquenie de toile, il fut là
declaré Roy de Paphos, et luy donna lon sur le champ une
robbe de pourpre, et fut l'un de ceux que lon appelle les mignons du
Roy. celuy là s'appelloit Alynomus. Voyla comment la Fortune
fait les Roys subitement et facilement, en leur changeant de robbes,
et leur muant leur nom seulement, sans que ils y pensent, ne qu'ils
s'y attendent. Mais Alexandre qu'a-il jamais eu de grand qu'il n'ait
merité? Que luy est-il advenu sans sueur, sans sang espandu?
Qu'a-il eu gratuitement, qu'a-il eu sans travail? Il a beu és
rivieres taintes de sang, il en a passé par dessus des ponts
de corps morts, il a mangé de l'herbe la premiere qu'il a peu
rencontrer pour la famine: il a descouvert des peuples submergez en
des profonds monceaux de neiges, et des villes enfouyes dedans la
terre: il a navigué la mer qui luy faisoit la guerre, en
passant par les sablons sans eaux des Gedrosiens et Arrochosiens: il
veit plus tost en la mer qu'en la terre des herbes et des plantes.
Que s'il estoit loisible de adresser sa parole à la Fortune
comme à une personne, pour la defense d'Alexandre, ne luy
diroit-on pas, Où et quand est-ce que tu as dressé le
chemin aux affaires d'Alexandre? quelle forteresse a-il jamais prise
sans sang espandre par ta faveur? Quelle ville luy as-tu fait rendre
sans garnison, quelle armee sans armes? Quel Roy a il trouvé
paresseux? Quel Capitaine negligent, ou portier endormy, ou riviere
passable à guay, ou hyver moderé, ou esté sans
douleur? Va t'en, retire toy devers Antiochus fils de Seleucus,
à Artaxerxes frere de Cyrus, à Ptolomeus Philadelphus:
ceux là ont esté declarez et couronnez Roys par leurs
peres encore vivants: ceux-là ont gaigné des
battailles, pour lesquelles on ne jetta oncques larmes d'oeil: ceux-
là n'ont fait autre chose toute leur vie que festes et jeux
de batteaux és theatres: chascun de ceux-là vieillit
regnant en toute prosperité, là où, quand il
n'y auroit autre chose, le corps d'Alexandre fut detaillé de
blesseures depuis la teste jusques aux pieds, et moulu de coups
qu'il reçeut des ennemis
A coups de traict, d'espee, et de cailloux.
Sur la riviere du Granique son armet luy fut fendu d'un coup d'espee
jusques aux cheveux: devant la ville de Gaze il eut l'espaule percee
d'un coup de traict: au païs des Maragandiens il eut l'os de la
jambe faulsé d'une flesche, de maniere que l'os du fuzeau en
sortoit par la playe: en Hyrcanie il reçeut un coup de pierre
sur le col, duquel la veuë luy fut obscurcie, tellement que
plusieurs jours durant on fut en crainte qu'il en perdist le
veuë du tout: contre les Assacaniens il eut le talon rompu d'un
coup de traict Indien, là où se tournant devers ses
faltteurs en riant, «C'est (dit-il) sang cela, leur monstrant
sa playe,
Non pas l'humeur qui coule et flue aux Dieux.»
En la battaille d'Issus la cuisse luy fut percee d'un coup d'espee,
ainsi comme escrit Chares, par le Roy Darius mesmes qui vint aux
prises avec luy. Et Alexandre luy-mesme escrivant simplement et en
toute verité à Antipater, «Je fus, dit-il,
blessé d'un coup d'espee en la cuisse, mais graces aux Dieux
il ne m'en est advenu aucun inconvenient, ny sur l'heure, ny
depuis.» Contre les Malliens il eut un coup de traict de deux
coudees de long, qui faulsant sa cuirasse à travers la
poitrine, vint sortir au long du col, ainsi comme Aristobulus a
laissé par escrit. Aiant passé la riviere de
Tanaïs pour aller contre les Scythes, et les aiant deffaits en
battaille, il les chassa et poursuyvit par l'espace de bien neuf ou
dix lieuës, aiant un flus de ventre. Vrayment
<p 316r>Fortune, tu augmentes bien Alexandre, tu le fais
bien grand, en le perceant de tous costez, en le sappant par le
pied, en luy ouvrant toutes les parties de son corps, non comme
faisoit Pallas, qui destournoit avec la main les traicts des
ennemis, et leur faisoit donner aux plus forts endroits des armes de
Menelaus, dedans le corps de la cuirasse, ou dedans l'armet, ou sur
le baudrier: et si le coup venoit à penetrer jusques au
corps, elle en diminuoit de la roideur, jusques à en faire
couler par maniere d'acquit un peu de sang: mais au contraire
baillant aux coups les parties dangereuses toutes nues et
descouvertes, faisant penetrer les traicts à travers les os,
environnant son corps tout à l'environ, assiegeant ses yeux
et ses pieds, empeschant qu'il ne poursuyvist ses ennemis,
divertissant ses victoires, ruïnant ses esperances. Quant
à moy, il me semble qu'il n'y eut oncques Roy qui eust la
fortune plus rebourse ny plus adversaire, combien qu'elle ait
esté dure et envieuse à plusieurs autres: car elle les
a destruicts et perdus tout à un coup comme une foudre: mais
alencontre d'Alexandre sa haine et son inimitié fut
opiniastre, obstinee et implacable, comme contre Hercules: car quels
geants, quels Typhons, et hommes de grandeur monstrueuse n'a elle
suscité à combattre contre luy? Quels ennemis n'a elle
fortifiez et munis de quantité grande d'armes, de profondes
rivieres, de rochers coupez, ou bestes de force et courage estrange?
Que si le courage d'Alexandre n'eust esté grand, et qu'il ne
fust party d'une vertu grande, appuyé et fondé sur
icelle alencontre de la fortune, ne se fust-il pas à la fin
ennuyé et lassé de tant dresser de battailles, de tant
porter de harnois, de tant assieger de villes, tant chasser et
poursuyvre d'ennemis, de tant de rebellions, tant de trahisons, tant
de soulevements de peuples, tant de Roys qui secouoient le joug, de
domter les Bactriens, les Maragandiens, les Sogdianiens, nations
infideles, qui ne faisoient que espier l'occasion de luy jouër
un mauvais tour, qui estoit autant comme couper la teste du serpent
Hydra, qui rejettoit et reverdissoit tousjours à remettre sus
nouvelles guerres? Je diray une chose qui semblera estrange, mais
elle est vraye pourtant. C'est par fortune qu'Alexandre depuis
n'agueres a perdu l'opinion que lon avoit qu'il fust fils d'Ammon:
car qui fut oncques homme extraict de la semence des Dieux, qui
executast de plus laborieux, plus dangereux et plus difficiles
combats? si ce n'a esté le fils de Jupiter, Hercules, mais
encore estoit-ce par ce que un homme outrageux et violent luy
commandoit d'aller prendre des lions, poursuyvre des sangliers,
chasser des oyseaux, à fin qu'il ne s'occupast à plus
grandes choses, en allant par le monde punir des Ant@ees, et faire
cesser les meurtres ordinaires que commettoit le tyran Busiris: mais
il n'y eut que la vertu seule qui commanda à Alexandre
d'aller exploitter un combat digne d'un grand Roy, duquel la fin
estoit, non l'or porté par tout apres luy sus dix mille
chameaux, ny les delices de la Medie, ny les tables friandes, ny les
belles Dames, ny les bons vins de Calydoine, ny les poissons de la
mer Caspiene, ains de rendre tout le monde gouverné par un
mesme ordre, obeïssant à un mesme Empire, et
reglé par une mesme façon de vivre, aiant ce desir
né et nourry et accreu dés son enfance quant et luy.
Il vint des ambassadeurs du Roy de Perse devers son pere Philippus,
lequel n'estoit pas pour lors au païs, et Alexandre les
festoyant et caressant ne leur feit point de demandes pueriles,
comme les autres, touchant une vigne d'or et touchant le jardins
suspendus de Babylone, ny quels habillements portoit le Roy: ains
tous ses propos furent des choses qui sont les plus importantes en
un Empire, les enquerant combien de gens de guerre entretenoit le
Roy, en quel endroit de la battaille il se mettoit quand il falloit
combattre, ne plus ne moins qu'Ulysses en Homere,
En quel lieu sont ses chevaux et ses armes?
quel chemin estoit le plus court pour ceulx qui vouloient aller de
la coste de la mer Mediterranee aux provinces haultes: de maniere
que ces ambassadeurs estrangers en demourerent tous esbahis, et
dirent, que cest enfant estoit le grand Roy, et le leur
<p 316v>estoit le riche. Si tost que son pere fut
trespassé, son coeur le convioit de passer incontinent le
destroict de l'Hellespont, et estoit tout apres et d'esperance et
d'appareil à mettre le pied en l'Asie: mais la fortune
s'opposa à ses desseings, qui le destourna et le retira en
arriere, l'embrouillant de mille troubles et traverses pour
l'arrester et retenir. Premierement elle suscita les nations
barbares qui luy estoient voisines, luy braisant la guerre contre
les Esclavons et contre les Triballiens, et jusques aux Tartares qui
habitent le long de la riviere de Danube, qui le retirerent et
divertirent de l'entreprise d'aller faire la guerre és hauts
païs de l'Asie: toutefois apres avoir couru par tout, et assopy
tous ces mouvements-là, avec perils tresgrands, et
tresdangereuses battailles, il se remeit de rechef à avancer
et haster son passage: mais la fortune de rechef luy attira la ville
de Thebes, et luy meit au devant la guerre des Grecs, et une
calamiteuse necessité de guerroyer pour se venger à
feu et à sang des peuples de mesme origine et de mesme nation
que luy, dont l'yssue fut fort miserable. Cela fait, il passa
à la fin aiant provision de vivres et d'argent, comme escrit
Philarchus, seulement pour trente jours, ou comme dit Aristobulus,
quarante et deux mille escus seulement, aiant distribué et
donné à ses amis et familiers la plus part de son
domaine, excepté Perdiccas, qui ne voulut rien prendre de ce
qu'il luy presenta, ains luy demanda, «Mais pour toy Alexandre,
que te reserves-tu?» Comme il luy eust respondut,
«l'Esperance: Je veux doncques aussi y participer: car il n'est
pas juste que nous prenions le tien, ains que nous attendions celuy
de Darius.» Quelles estoient doncques les esperances sur
lesquelles Alexandre passoit en Asie? Ce n'estoit point une
puissance mesuree à nombre grand de grosses et riches villes:
ce n'estoient point des flottes de vaisseaux naviguans à
travers les montaignes: ce n'estoient point des fouëts ny des
fers à mettre aux pieds des prisonniers presumptueux et
furieux, instruments de la folie des Barbares qui en pensoient
chastier la mer: mais quant à ce qui estoit hors de luy, une
grande volonté de bien faire, en une petite armee bien
troussee, une emulation d'honneur entre les jeunes gens de mesme
aage, contention de vertu et de gloire entre les mignons du Roy:
mais ses plus asseurees esperances estoient en luy mesme, en
devotion envers les Dieux, fiances en ses amis, suffisance de peu,
continence, beneficence, mespris de la mort, magnanimité,
humanité, entretien gracieux, facile acces, un naturel franc,
non simulé ne fainct, constance en ses conseils, promptitude
en ses executions, vouloir d'estre le premier en gloire, et
resolution de faire tousjours ce que le devoir commande. Car Homere
ne composa point bien ny comme il falloit de trois images la
beauté d'Agamemnon, comme celle d'un parfaict prince,
De chef semblable il estoit, et des yeux,
A Jupiter le haut-tonnant és cieux,
Des reins à Mars, et de large poitrine
Au souverain seigneur de la marine.
Mais le naturel d'Alexandre, si Dieu qui le feit naistre, le forma
et composa de plusieurs vertus, ne pourrions nous pas à la
verité dire, qu'il luy donna le courage de Cyrus, la
temperance d'Agesilaus, l'entendement aigu de Themistocles,
l'experience de Philippus, la hardiesse de Brasidas, et la
suffisance de Pericles en matiere d'estat et de gouvernement? Et des
plus anciens il fut plus continent que Agamemnon, qui prefera une
prisonniere captive à sa femme legitime, et luy ne voulut
oncques toucher à une captive, que premierement il ne l'eust
espousee: plus magnanime qu'Achilles, qui pour un peu de finance
vendit le corps mort d'Hector, et luy despendit grande somme de
deniers à inhumer celuy de Darius: et l'autre à fin
d'appaiser sa cholere prit, comme un mercenaire, pour son loyer, des
presens de ses amis, et cestuy-cy victorieux enrichit ses ennemis.
Il estoit plus religieux que Diomedes, qui estoit prest de combattre
les Dieux mesmes: et luy estimoit, que toutes ses victoires
<p 317r>et succes heureux luy venoient de la faveur des
Dieux. Il estoit plus charitable à ses parents qu'Ulysses,
duquel la mere mourut de douleur: là où la mere de son
ennemy, pour l'amour et bien-veuillance qu'elle luy portoit, mourut
de regret quant et luy. Brief si ce a esté par fortune que
Solon a estably le gouvernement d'Athenes, que Miltiades a conduit
les armees: si ce a esté du port et faveur de la fortune que
Aristides a esté juste: il n'y a doncques oeuvre quelconque
de la vertu, et n'est rien sinon une parole et un nom vain, qui
passe avec quelque reputation par la vie des hommes, estant feinct
et controuvé par les Sophistes et par les Legislateurs. Mais
si chascun de ces personnages-là a bien esté pauvre ou
riche, fort ou foible, beau ou laid, de longue ou de courte vie par
le moyen de la fortune, et se sont faicts ou grands capitaines, ou
grands legislateurs, ou grands gouverneurs, et bien entendus en
l'exercice de la justice et en toute matiere d'estat par leur vertu,
et par la raison qui estoit en eux: considerez un peu quel a
esté Alexandre, en le comparant et parangonnant à tous
ceux-là. Solon establit à Athenes abolition de toutes
debtes, qu'il appella Sisachthia, qui est autant à dire
comme, descharge de fardeau: et Alexandre paya aux creanciers les
debtes que ses souldars avoient faittes. Pericles aiant
taillé les Grecs, de l'argent qui provint de celle taille
orna la ville d'Athenes de beaux temples, mesmement le chasteau: au
contraire Alexandre, aiant pris les finances des barbares, en envoya
en la Grece jusques à la somme de six millions d'or, pour en
faire bastir des temples aux Dieux, au lieu de ceulx qu'ils avoient
demolis. Brasidas acquit grande reputation de vaillance parmy les
Grecs, pour ce qu'il traversa de bout à autre le camp des
ennemis campez devant la ville de Methone le long de la marine:
là où le sault merveilleux que feit Alexandre en la
ville des Oxydraques, à ceux qui l'oyent raconter est
incroyable, et à ceux qui le veirent effroyable, quand il se
jetta du hault des murailles au milieu des ennemis, qui le
reçeurent à coups de traict, de picques et d'espees:
à quoy pourroit-on comparer ce faict-là, sinon
à un feu de la foudre qui sort avec impetuosité de la
nue, et estant porté par le vent vient fondre en terre, ne
plus ne moins qu'un fantasme reluysant d'armeures flammantes?
tellement que ceux qui le veirent sur l'heure, en eurent si grand
effroy, qu'il se tirerent en arriere: mais puis apres quand ils
veirent que c'estoit un homme seul qui se ruoit sur plusieurs, alors
il retournerent pour luy faire teste. Là monstra bien la
fortune de grandes et claires preuves de la bienveuillance qu'elle
portoit à Alexandre, quand elle le jetta et enferma en un
lieu ignoble et barbare, environné tout alentour de hautes
murailles: et puis quand ceux de dehors se hastans pour le secourir
planterent leurs eschelles contre les murailles pour y monter, elle
feit rompre les eschelles, et precipita par terre ceux qui estoient
ja demy montez: et des trois qui peurent atteindre jusques au hault,
et se jetterent à bas pour secourir leur Roy, elle en ravit
incontinent l'un et le feit tuer devant luy, l'autre fut si couvert
de coups de traict et de dard, qu'il ne s'en falloit, qu'il ne fust
mort, autre chose, sinon qu'il voyoit et sentoit encore: et ce-
pendant que les Macedoniens au dehors accouroient en vain celle part
avec grands cris, n'aians ny artillerie, ny engin quelconque
à battre les murailles, et les frappans seulement de leurs
espees nues, tant ils avoient d'ardente envie de l'aller secourir,
et les rompans à belles mains, voire par maniere de dire
s'efforceans de les manger à belles dents. Et l'heureux Roy
ce-pendant qui estoit tousjours gardé et accompagné de
la fortune, se trouva pris comme une beste sauvage dedans les
toiles, abandonné seul, sans aide ne secours, non pour
prendre la ville de Sufe ou celle de Babylone, ny pour conquerir la
province de Bactra, ou pour saisir le grand corps de Porus: car aux
grands et illustres combats, encore que la fin n'en soit pas
heureuse, pour le moins si n'y a-il point d'infamie: mais la fortune
fut si maligne et si envieuse en son endroit, et tant favorable aux
barbares, et contraire à Alexandre, que non
<p 317v>seulement elle s'efforcea de luy faire perdre le
corps et la vie, mais aussi son honneur et sa gloire, tant qu'il
estoit en elle: car s'il fust demouré mort estendu au long de
la riviere d'Euphrates, ou de celle d'Hydaspes, il n'y eust point eu
de desastre indigne: et ne luy eust point esté de deshonneur
quand il vint aux prises avec Darius, s'il eust esté
là massacré des chevaux, des espees, et des haches des
Perses combattans pour l'Empire, ny estant monté sur les
murailles de Babylone s'il en eust tresbuché, et decheut
d'une grande esperance. ainsi moururent Pelopidas et Epaminondas, et
fut leur mort plus tost acte de vertu, qu'accident de malheur,
taschant à executer de si grandes choses. Mais quant à
la fortune que nous examinons maintenant, quel oeuvre fut-ce? En un
lointain païs barbare le long d'une riviere, dedans les
murailles d'une meschante villette enfermer et cacher le Roy et
souverain Seigneur de la terre habitable, pour illec le faire perir
par les mains et armes honteuses d'une multitude barbaresque, qui le
massacroient et tiroient avec bastons et traicts les premiers
rencontrez: car il fut blessé en la teste d'un coup de hache
à travers de son armet, et sa cuirasse luy fut faulsee d'un
coup de flesche, dont le fust pendoit au dehors, et le fer large de
trois doigts, et long de quatre, luy demoura fiché dedans les
os qui sont au dessoubs de la mammelle. Et pour le comble de
l'indignité, il se defendoit par devant, et celuy qui luy
avoit tiré le coup de traict s'estant ozé approcher
l'espee au poing pour le cuyder achever, il le tua à coups de
dague: mais ce-pendant un autre accourant d'un moulin luy donna par
derriere un coup de pilon sur l'eschignon du col, dont il tomba
pasmé, aiant perdu tout sentiment: mais la vertu luy
assistoit, qui luy donnoit un coeur asseuré, et à ses
gens la force et diligence de le venir secourir: car un Limneus, un
Leonnatus, un Ptolomeus, aiants rompu la muraille, ou bien
monté par dessus, se meirent au devant de luy, et luy
servirent d'un rampar et muraille de vertu, jettans leurs corps,
leurs faces et leurs vies au devant, pour l'amour et bienveillance
qu'ils portoient à leur Roy: car ce n'est point par fortune
qu'il y a des personnes qui s'exposent volontairement à la
mort, ains par amour de la vertu, ne plus ne moins que des abeilles
par aiguillons d'amour naturelle s'approchent tousjours et
s'attachent à leur Roy. Qui doncques eust esté en
lieu, où il eust peu voir à son aise sans danger ce
spectacle-là, n'eust-il pas dit, qu'il eust veu un grand
combat de la fortune alencontre de la vertu? auquel les barbares par
le moyen de la fortune avoient le dessus plus qu'ils ne meritoient,
et les Grecs par leur vertu resistoient plus qu'ils ne pouvoient: et
que si ceux-là avoient du meilleur, c'estoit oeuvre de
fortune et de quelque esprit maling et envieux: et si ceux-cy
venoient au dessus, c'estoit la vertu, la hardiesse, la foy et
l'amitié qui emportoient la victoire, car il n'y avoit que
cela qui accompagnast en ce lieu-là Alexandre: et quant au
reste de ses forces, de son armee, de ses chevaux, et de ses
vaisseaux, la fortune avoit mis la muraille de ceste meschante
bourgade-là entre deux. Les Macedoniens à la fin
desfeirent les barbares, et sur eulx abbattirent et raserent leur
ville: mais tout cela ne servoit de rien à Alexandre, car on
l'emporta vistement avec le traict qu'il avoit en l'estomac portant
la guerre dedans ses entrailles, et estoit le traict comme un clou
ou une cheville, qui tenoit sa cuirasse attachee à son corps:
car si lon s'efforçoit de l'arracher de la playe comme de la
racine, le fer ne venoit pas quant et quant, estant fiché
bien avant dedans les os de la poitrine, qui sont au devant du
coeur, et n'ozoit-on sier ce qui pendoit dehors de la canne, pour ce
que lon craignoit que par ce secouëment l'os ne se fendist
davantage, qui luy causast des douleurs extremes, et qu'il n'en
sortist du fond une grande effusion de sang. Mais luy voyant ceste
grande doubte et longue demeure de ses gens, essaya de couper avec
sa dague le fust de la canne tout rasibus de la cuirasse, mais sa
main n'eut pas la force, estant prevenue et saisie d'une pesanteur
endormie et amortie, qui procedoit de l'inflammation de sa playe: si
commanda à ses chirurgiens <p 318r>d'y mettre la main
hardiment, encourageant, tout blessé qu'il estoit, ceulx qui
estoient sains et entiers, et disoit injure à ceulx qu'il
voyoit plorer et se lamenter, appelloit les autres traistres qui
n'ozoient pas le secourir, et crioit apres ses familiers et ses
mignons, «Nul ne se monstre lasche et couard, non pas pour ma
vie mesme: Je ne sçaurois penser que lon croye que je ne
craigne point la mort, si lon la craint pour moy.»
Ils sont tous deux de mesme extraction,
Et tous deux nez en mesme region,
Mais Jupiter en est le fils aisné,
Et de sçavoir plus grand que l'autre
orné.
Il afferme que la preference et precedence de Jupiter estoit plus
venerable et plus digne en ce qu'il estoit plus sçavant et
plus sage. Et quant à moy j'estime que la beatitude et la
felicité de la vie eternelle, dont Jupiter jouyt, consiste en
ce qu'il ignore rien, et rien de tout ce qui se fait ne le fuit: et
pense que l'immortalité, qui en osteroit la cognoissance et
intelligence de tout ce qui est et qui se fait, ne seroit pas une
vie, mais un temps seulement. Pourtant pouvons nous dire, que le
desir d'entendre la verité est un desir de la
divinité, mesmement la verité de la nature des Dieux,
dont l'estude et le prochas de telle science est comme une
profession et entree de religion, et oeuvre plus saincte que n'est
point le voeu et l'obligation de chasteté, ny de la garde et
closture d'aucun temple: et si est d'avantage tresagreable à
la Deesse que tu sers, attendu qu'elle est tressage et
tressçavante, ainsi comme la derivation mesme de son nom nous
le donne à cognoistre, que le sçavoir et la science
luy appartient plus qu'à nul autre, car c'est un mot Grec que
Isis: et Typhon aussi l'ennemy et adversaire de la Deesse,
enflé et enorgueilly par son ignorance et erreur, dissipant
et effaceant la saincte parole, laquelle la Deesse rassemble, remet
sus et baille à ceulx qui aspirent à se deifier par
une continuelle observance de vie sobre et saincte, en s'abstenant
de plusieurs viandes, et se privant du tout des plaisirs de la
chair, pour reprimer la luxure et l'intemperance, et en
s'accoustumant de longue main à supporter et endurer dedans
les temples des durs et penibles services faicts aux Dieux: de
toutes lesquelles abstinences, peines et souffrances, la fin est la
cognoissance du premier, principal et plus digne object de
l'entendement, que la Deesse nous invite et convie à cercher,
estant et demourant avec elle. Ce que mesme nous promet le nom de
son temple, qui s'appelle Ision, c'est à sçavoir
l'intelligence et cognoissance de ce qui est: comme nous promettant,
que si nous entrons dedans le temple et religion <p 318v>de
la Deesse sainctement, et ainsi qu'il appartient par raison, nous
aurons intelligence de ce qui y est. D'avantage plusieurs ont escrit
qu'elle est fille de Mercure, les autres de Prometheus, dont on
repute l'un inventeur et autheur de Sapience, et de Provoyance, et
l'autre de la Grammaire et de la Musique. Voyla pourquoy en la ville
de Hermoupolis ils appellent la premiere des Muses, Isis et Justice
tout ensemble, comme estant sçavante, ainsi qu'il a
esté dit ailleurs, et monstrant à ceux qui à
bonnes enseignes sont surnommez religieux, et portans habits de
saincteté et de religion, et ce sont ceulx qui portent et
enferment en leur ame, comme dedans une boiste, la saincte parole
des Dieux pure et nette, sans aucune curiosité ne
superstition, et qui de l'opinion qu'ils ont des Dieux, en declarant
aucunes choses obscurcies et ombragees, et les autres toutes claires
et ouvertes, comme encore leur habit sainct le monstre. Et pourtant
ce que lon habille ainsi de ces habits saincts les religieux
Isiaques, apres qu'ils sont trespassez, est une marque et un signe
qui nous tesmoigne, que ceste saincte parole est avec eulx, et
qu'ils s'en sont allez de ce monde en l'autre sans emporter autre
chose que ceste parole: car porter longue barbe, ou se vestir d'une
grosse cappe, ne font point le philosophe, Dame Clea: aussi ne font
pas les vestements de lin, ny la tonsure ou rasure, les Isiaques,
ains est vray Isiaque celuy, qui apres avoir veu et receu par la loy
et coustume les choses qui se monstrent, et qui se font és
cerimonies de ceste religion, vient à recercher et
diligemment enquerir par le moyen de ceste saincte parole et
discours de raison, la verité d'icelles. Car il y en a bien
peu entre eux, qui entendent et sçachent pour quelle cause
ceste petit cerimonie, qui est la plus commune, s'observe, pourquoy
les presbtres et religieux d'Isis razent leurs cheveux, et portent
vestemens de lin: et y en a les uns qui du tout ne se soucient pas
d'en rien sçavoir: les autres disent qu'ils s'abstienent de
porter habillement de laine, ne plus ne moins que de manger de la
chair des moutons par reverence qu'ils leur portent, et qu'ils font
razer leurs testes en signe de deuil, et qu'ils portent habillements
de lin à cause de la couleur qu'a la fleur du lin quand il
florit, ressemblant proprement au celeste azur qui environne tout le
monde. Mais à la verité il n'y en a qu'une cause
certaine: car il n'est pas loisible que l'homme net et monde touche
chose aucune qui soit immonde: or toute superfluité de
nourriture et tout excrement est ord et immonde, et de telles
superfluitez s'engendrent et se nourrissent la laine, le poil, les
cheveux et les ongles: si seroit chose digne de mocquerie, que
és sanctifications et celebrations des divins offices ils
ostassent tout leur poil, en razant et polissant uniement tout leur
corps de toutes superfluitez, et qu'ils vestissent et portassent les
superfluitez des bestes: et fault estimer que quand le poëte
Hesiode escrivoit,
Ny au festin d'un public sacrifice
Offert aux Dieux tu ne seras si nice,
Que de rongner tes ongles d'un cousteau,
Couppant le sec d'avec la verte peau:
il ne nous vouloit pas enseigner, que pour faire festes et bonnes
cheres il falloit estre propre et net, mais bien se nettoyer et se
purger de telles superfluitez, en traittant les choses sainctes, et
faisant le services des Dieux. Or le lin naist de la terre, qui est
immortelle, et produit tout fruict bon à manger, et nous
fournit dequoy faire robbe simple, sobre et nette, qui ne charge
point de sa couverture celuy qui la porte, et convenable à
toute saison de l'annee, joinct qu'elle n'engendre point de poux
nullement, ainsi que lon dit, dequoy il faudroit discourir ailleurs.
Mais les presbtres haïssent tant la nature de toutes
superfluitez, que pour cela non seulement ils refusent à
manger toutes sortes de legumages, et entre les chairs celles des
brebis et moutons, et celles des porcs, d'autant qu'elles engendrent
beaucoup d'excrements, ains <p 319r>aussi és jours et
oeuvres de sanctification, ils commandent d'oster mesme le sel des
viandes, tant pour plusieurs autres causes et raisons, que pour ce
qu'il aiguise l'appetit, et nous provoque à boire et à
manger d'avantage: car de dire ce que disoit Aristagoras, que le sel
est par eux reputé immonde, pour autant que quand il se
congele, plusieurs petits animaux, qui se treuvent pris dedans, y
meurent, c'est une sottise. On dit mesme qu'ils ont un puis à
part, de l'eau duquel ils abbreuvent leur boeuf Apis, et qu'ils
l'engardent en toute sorte de boire de l'eau du Nil: non qu'ils
reputent l'eau du Nil immonde à cause des Crocodiles qui sont
dedans, comme quelques uns estiment: car au contraire il n'y a rien
que les Aegyptiens honnorent tant qu'ils font le fleuve du Nil, mais
il semble qu'elle engraisse trop, et engendre trop de chair: or ne
veulent-ils pas que leur Apis soit par trop gras, ny eux aussi: ains
veulent que leurs ames soient estayees de corps legers, habiles et
dispos, et non pas que la partie divine qui est en eux soit opprimee
et accablee par le pois et la force de celle qui est mortelle. En la
ville de Heliopolis, qui est à dire la ville du Soleil, ceux
qui servent à Dieu ne portent jamais de vin dedans le temple,
comme n'estant pas convenable qu'ils boivent de jour à la
veuë de leur Seigneur et leur Roy: et ailleurs les presbtres en
boivent, mais bien peu, et ont plusieurs purgations et
sanctifications où ils s'abstiennent totalement de vin,
esquels jours il ne font autre chose que vacquer à estudier,
à apprendre et enseigner les choses sainctes: les Roys mesmes
n'en beuvoient que jusques à certaine mesure, ainsi qu'il
estoit prescript en leurs escriptures sainctes, et commancerent
à en boire au Roy Psammitichius, au paravant duquel ils n'en
beuvoient du tout point, et n'en offroient point aux Dieux, estimans
qu'il ne leur estoit pas aggreable, pour ce qu'ils pensoient que ce
fust le sang de ceux qui jadis feirent la guerre aux Dieux, duquel
meslé avec la terre, apres qu'ils furent renversez, elle
produisit la vigne: c'est pourquoy, disoient-ils, ceux qui
s'enyvrent perdent l'entendement et l'usage de la raison, comme
estans remplis du sang de leurs predecesseurs. Eudoxus escrit au
second de sa Geographie, que les presbtres d'Aegypte le disent et le
tienent ainsi. Quant aux poissons de mer, tous ne s'abstienent pas
de tous, mais les uns d'aucuns, comme les Oxyrinchites de ceux qui
se prennent avec l'hameçon: car d'autant qu'ils adorent le
poisson qui se nomme Oxyrinchos, qui est à dire Bec-agu, ils
ont doute que l'hameçon ne soit immonde, si d'adventure le
poisson Oxyrinchos l'auroit avallé: et les Syenites le
Phagre, car il semble qu'il se trouve alors que le Nil commance
à croistre, et qu'il leur en signifie la croissance quand il
apparoit, dont ils sont fort joyeux, le tenans pour un certain
messager: mais les presbtres s'abstienent de tous: et là
où le neufiéme jour du premier mois tous les autres
habitans d'Aegypte devant la porte de laurs maisons mangent de
quelque poisson rosty, les presbtres n'en tastent aucunement, mais
bien en bruslent-ils devant leurs maisons, aiants deux sortes de
paroles, l'une saincte et subtile, laquelle je reprendray encore en
cest endroit, comme estant conforme et convenable à ce que
lon discourt sainctement touchant Osiris et Typhon: l'autre
vulgaire, grossiere et exposee à tout le monde, qui est
representee par le poisson, lequel n'est viande ny necessaire, ny
rare et exquise, ainsi que tesmoigne Homere, quand il ne fait les
Ph@eaciens qui estoient gens delicats, et aimans à
delicieusement vivre, ny ceux d'Ithace hommes insulaires, mangeans
en leurs festins du poisson, non pas les gens mesmes d'Ulysses par
tout le temps de leur navigation, qui fut si longue, et par la mer,
jusques à ce qu'ils furent reduits à l'extreme
necessité: brief ils estiment que la mer ait esté
produitte par le feu sortant hors des bornes de la nature, n'estant
ny partie naturelle, ny element du monde, ains chose estrangere,
superfluité corrompuë, et maladie contre nature: car il
n'y avoit rien de fabuleux, ny hors de raison, ny de superstitieux,
comme aucuns cuident faulsement, qui servist de note et de signe en
leurs sainctes <p 319v>cerimonies, ains estoient toutes
marques qui avoient quelques causes et raisons morales et utiles
à la vie, ou bien qui representoient quelque notable
histoire, ou bien quelque deduction naturelle, comme ce que lon dit
touchant un Crommyus: car de dire ce que le commun en raconte, que
le nourrisson d'Isis nommé Dictys, tomba dedans la riviere du
Nil et s'y noya, s'estant pris à des oignons, il n'y a
apparence quelconque: mais les presbtres haïssent et abominent
l'oignon, aiant observé que jamais il ne croist et ne grossit
bien, et jamais ne florit sinon au decours de la Lune, et qu'il
n'est convenable ny à ceux qui veulent jeuner et mener
saincte vie, ny à ceux qui veulent celebrer festes: aux uns,
pour ce qu'il apporte la soif: aux autres, pour ce qu'il fait plorer
ceux qui en mangent. Pour ceste mesme cause reputent-ils la truye
beste immonde, d'autant qu'elle se fait couvrir ordinairement au
masle quand la Lune commance à defaillir, et que de ceux qui
en boivent du laict, la peau jette hors ne sçay quelle sorte
de lepre et d'asperitez, qui ressemblent au mal de sainct Main: et
quant au propos que disent ceux qui une fois en leur vie sacrifient
une truye, et puis la mangent, que Typhon poursuyvant une truye,
estant la Lune au plein, il rencontra un bucher de bois, dedans
lequel estoit le corps d'Osiris, et qu'elle le renversa et esboula,
il y a peu de gens qui l'approuvent, estimans que ceste fable a
esté mise en avant par gens qui avoient mal ouy, et n'avoient
pas bien entendu que cela vouloit dire, comme plusieurs autres
contes semblables. Mais on tient que les anciens ont eu par le
passé en si grande haine et si grande abomination les
delices, la superfluité et volupté, qu'ils disent que
dedans le temple de la ville de Thebes y avoit une coulonne quarree,
sur laquelle estoient engravees des maledictions et execrations
alencontre du Roy Minis, qui fut le premier qui destourna et retira
les Aegyptiens d'une vie simple et sobre, sans argent et sans
richesses: et dit on aussi que Technatius le pere de Borchoris, en
une guerre qu'il eut alencontre des Arabes, comme son bagage fust
demouré derriere, et n'eust peu arriver à temps, soupa
d'une pauvre viande la premiere qu'il peut trouver, et puis se
coucha sur une paillasse, là où il dormit toute la
nuict d'un tresprofond sommeil, à raison dequoy tousjours
depuis il aima la sobrieté de vie, et maudit ce Roy Minis: ce
que luy aiants loué les presbtres de son temps, il feit
engraver lesdictes maledictions et execrations sur la coulonne. Or
les Roys s'eslisoient ou de l'ordre des presbtres, ou de l'ordre des
gens de guerre, pour ce que l'un ordre estoit honoré et
reveré pour la vaillance, et l'autre pour la sapience: et
celuy qui estoit esleu de l'ordre des gens de guerre, incontinent
apres son election estoit aussi receu en l'ordre des gens de guerre,
incontinent apres son election estoit aussi receu en l'ordre de
presbtrise, et luy estoient communiquez et descouverts les secrets
de leur philosophie, qui couvroit plusieurs mysteres soubs le voile
de fables, et soubs des propos qui obscurement monstroient et
donnoient à veoir à travers la verité, comme
eux-mesmes donnent taisiblement à entendre, quand ils mettent
devant les portes de leurs temples des Sphynges, voulans dire que
toute leur Theologie contient, soubs paroles @enigmatiques et
couvertes, les secrets de sapience. Et en la ville de Saïs
l'image de Pallas, qu'ils estiment estre Isis, avoit une telle
inscriptions, «Je suis tout ce qui a esté, qui est, et
qui sera jamais, et n'y a encore eu homme mortel qui m'ait
descouverte de mon voile.» D'avantage plusieurs estiment que le
propre nom de Jupiter en langue Aegyptien soit Amoun, et que nous en
Grec en aions derivé ce mot Ammon, dont nous appellons
Jupiter Ammon: mais Manethon qui estoit Aegyptien de la ville de
Sebenne estime, que ce mot signifie caché ou cachement: et
Hecatheus natif de la ville d'Abdere dit, que les Aegyptiens usent
de ce mot quand ils se veulent entre-appeller l'un l'autre, pource
que c'est une diction vocative: et pourautant qu'ils estiment que le
Prince des Dieux soit une mesme chose que l'univers qui est obscur,
caché et incogneu, ils le prient et convient à se
vouloir manifester et donner à cognoistre
<p 320r>à eux, en l'appellant Amoun. Voyla donc
comment les Aegyptiens estoient reservez et retenus à ne
point profaner leur sapience, en publiant trop ce qui appartient
à la cognoissance des Dieux: ce que tesmoignent mesme les
plus sages et plus sçavans hommes de la Grece, Solon, Thales,
Platon, Eudoxus, Pythagoras, et comme quelques uns ont voulu dire,
Lycurgus mesme, qui allerent de propos deliberé en Aegypte
pour en communiquer avec les presbtres du païs: car on tient
que Eudoxus ouit Chonoupheus qui estoit de Memphis, et Solon Sonchis
qui estoit de Saïs, et Pythagoras Oenupheus qui estoit de
Heliopolis. Ce dernier Pythagoras fut fort estimé d'eux, et
luy aussi ce semble les estima beaucoup tellement qu'il voulut
imiter leur façon mystique de parler en paroles couvertes, et
cacher sa doctrine et ses sentences soubs paroles figurees et
@enigmatiques: car les lettres que lon appelle hieroglyphiques en
Aegypte, sont presque toutes semblables aux preceptes de Pythagoras,
comme, «Ne manger point sur une selle, Ne se seoir point sur un
boisseau, Ne planter point de palmier, N'attizer point le feu avec
une espee en la maison.» Et me semble que ce que les
Pythagoriens appellerent l'unité Apollon, et le deux Diane,
le sept Minerve, et Neptune le premier nombre cubique, resemble fort
à ce qu'ils consacrent, qu'ils font et qu'ils escrivent en
leurs sacrifices, car ils peignent leur Roy et leur Seigneur Osiris
par un oeil, et un sceptre: et y en a qui interpretent le nom
d'Osiris, aiant plusieurs yeux, pour ce que Os en Aegyptien signifie
plusieurs, et Iris oeil: et le Ciel, comme ne vieillissant point
à cause de son eternité, par un coeur, aiant dessoubs
une chausserette de Feu, qui est la marque de courroux. Et en la
ville de Thebes y avoit des images de Juges qui n'avoient point de
mains, et celle du President d'iceux avoit les yeux bandez, pour
donner à entendre que la justice ne doit estre ny
concussionnaire ny favorable, c'est à dire, ne prendre point
d'argent, et ne faire rien plus ne moins par faveur. Les gens de
guerre pour la marque de leurs anneaux y portoient engravee la
figure d'un escharbot, pour ce qu'entre les escharbots il n'y a
point de femelle, ains sont tous masles, et jettent leur geniture
dedans une boule de fiens, laquelle ils preparent et construisent,
non tant pour matiere et provision de leur vivre, comme pour un lieu
à engendrer. Quand doncques tu entendras parler de certaines
vagabondes peregrinations et erreurs, et desmembremens, et autres
telles fictions, il te faudra souvenir de ce que nous avons dit, et
estimer qu'ils ne veulent pas entendre que jamais rien ait
esté de cela ainsi, ne qu'il ait oncques esté fait:
car ils ne disent pas que Mercure proprement soit un chien, ains la
nature de celle beste, qui est de garder, d'estre vigilant, sage
à discerner et cercher, estimer et juger l'amy ou l'ennemy,
celuy qui est cogneu ou incogneu, suyvant ce que dit Platon, ils
accomparent le chien au plus docte des Dieux. Et si ne pensent pas
que de l'escorce d'un Alisier sorte un petit enfant ne faisant que
naistre, mais ils peignent ainsi le Soleil levant, donnans à
entendre soubs figure couverte, que le Soleil sortant des eaux de la
mer, se vient à rallumer. Car ainsi appellerent-ils Ochus,
l'Espee, qui fut le plus cruel Roy des Perses et le plus terrible,
comme celuy qui feit mourir plusieurs grands personnages, et qui
finablement tua leur boeuf Apis, et le mangea avec ses amis, et
jusques aujourd'huy ils l'appellent encore ainsi en la liste et
catalogue de leurs Roys, non qu'ils voulussent signifier sa
substance, ains la dureté de son naturel et sa
mauvaistié, qu'ils accomparent à l'instrument dont on
fait mourir les hommes. En escoutant doncques et recevant ainsi ceux
qui t'exposeront sainctement et doctement la fable, en faisant et
observant tousjours diligemment ce qui vous est ordonné en
vostre estat pour le service des Dieux, et croyant fermement que tu
ne leur pourrois faire service ne sacrifice qui leur fust plus
aggreable que de t'estudier à avoir saine et vraye opinion
d'eux, tu eviteras par ce moyen la superstition, laquelle n'est
point moindre mal ne peché, que l'impieté de ne croire
<p 320v>point qu'il y ait de Dieux. Or la fable doncques
d'Isis et d'Osiris, pour la deduire en moins de paroles qu'il sera
possible, et en retrencher beaucoup de choses superflues, et qui ne
servent à rien, se raconte ainsi. On dit que Rhea s'estant
meslee secrettement à la desrobbee avec Saturne, le Soleil
s'en apperceut, qui la maudit, priant en ses maledictions qu'elle ne
peust jamais enfanter ny mois ny an: mais que Mercure estant
amoureux de celle Deesse, coucha avec elle, et que depuis jouant aux
dez avec la Lune il luy gaigna la septantiéme partie de
chascune de ses illuminations, tant que les mettant ensemble il en
feit cinq jours, qu'il adjousta aux trois cents soixante de l'annee,
que les Aegyptiens appellent maintenant les jours Epactes, les
celebrans et solennizans, comme estans les jours de la
nativité des Dieux, pour ce que au premier jour nasquit
Osiris, à l'enfantement duquel fut ouye une voix, que le
Seigneur de tout le monde venoit en estre: et disent aucuns, que une
femme nommee Pamyle, ainsi comme elle alloit querir de l'eau au
temple de Jupiter, en la ville de Thebes, ouyt celle voix, qui luy
commandoit de proclamer à haute voix, que le grand Roy
bienfaicteur Osiris estoit né: et pour ce que Saturne luy
meit l'enfant Osiris entre les mains pour le nourrir, que c'est pour
l'honneur d'elle que lon celebre encore la feste des Pamyliens,
semblable à celle des Phallephores en la Grece. Le
deuxiéme jour elle enfanta Aroveris qui est Apollo, que les
uns appellent aussi l'aisné Orus. Au troisiéme jour
elle enfanta Typhon, qui ne sortit point à terme, ny par le
lieu naturel, ains rompit le costé de sa mere, et saulta
dehors par la playe. Le quatriéme jour nasquit Isis, au lieu
de Panygres. Le cinquiéme nasquit Nephté, que les uns
nomment aussi Teleute ou Venus, et les autres Victoire: et que
Osiris et Aroveris avoient esté conceus du Soleil, et Isis de
Mercure, et Typhon et Nephté de Saturne: c'est pourquoy les
Roys reputent le troisiéme jour malencontreux, et à
ceste cause ne despeschent affaires quelsconques ce jour-là,
et ne boivent ny ne mangent jusques à la nuict: que Typhon
porta honneur à Nephté, que Isis et Osiris estans
amoureux l'un de l'autre devant qu'ils fussent sortis du ventre de
la mere, coucherent ensemble à cachettes, et disent aucuns
que Aroveris nasquit de ces amourettes-là, qui est
appellé l'aisné Orus par les Aegyptiens, et Apollo par
les Grecs. Osiris regnant en Aegypte, retira incontinent les
Aegyptiens de la vie indigente, souffreteuse et sauvage, en leur
enseignant à semer et planter, en leur establissant des loix,
et leur monstrant à honorer et reverer les Dieux: et depuis
allant par tout le monde, il l'apprivoisa aussi sans y employer
aucunement la force des armes, mais attirant et gaignant la plus
part des peuples par douces persuasions et remonstrances couchees en
chansons, et en toute sorte de Musique, dont les Grecs eurent
opinion que c'estoit un mesme que Bacchus: que Typhon durant le
temps de son absence ne remua rien, d'autant que Isis y donna bon
ordre, et y prouveut avec bonnes forces: mais que quand il fut de
retour, Typhon luy dressa embusche, aiant attiré à sa
ligue soixante et douze autres hommes conjurez avec luy, sans une
Royne d'Aethiopie participante et complice aussi de la conjuration
(ceste Royne s'appelloit Azo) et aiant secrettement pris la mesure
du corps d'Osiris, il feit faire un coffre de la mesme longueur,
beau à merveilles ouvré et labouré fort
exquisement, lequel il feit apporter en la salle, où il
donnoit à souper à la compagnie: chascun prit plaisir
à veoir un si bel ouvrage, et l'estima lon grandement: et
Typhon faisant semblant de jouër, dit qu'il le donneroit
volontiers à celuy qui auroit le corps egal de mesure
à ce coffre: tous ceux de la compagnie l'essayerent les uns
apres les autres, et ne se trouva bien proportionné, ny egal
à pas un des autres: finablement Osiris luy-mesme y monta, et
se coucha dedans: et alors les conjurez y accourans jetterent le
couvercle dessus, et partie le fermerent de clous, et partie de
plomb fondu qu'ils jetterent par dessus, puis le portans en la
riviere, le jetterent par la bouche du Nil, qui se nomme Tanitique,
dedans la mer: c'est <p 321r>pourquoy jusques aujourd'huy
ceste bouche est execrable aux Aegyptiens, et pourquoy ils
l'appellent abominable. On dit que tout cela fut faict le
dixseptiéme du mois, que lon appelle Athyr, qui est celuy
durant lequel le Soleil passe par le signe du Scorpion, et le
vingthuictiéme du regne d'Osiris: toutefois d'autres disent
qu'il vescut, non pas qu'il regna, autant: que les premiers qui
entendirent la nouvelle de cest inconvenient, furent les Panes et
Satyres habitans autour de la ville de Chennis, et commancerent
à murmurer entre eux: c'est pourquoy encore jusques
aujourd'huy on appelle les soudaines peurs, troubles et emotions de
peuples, frayeurs Paniques. Et qu'Isis en estant advertie feit
tondre une tresse de ses cheveux, et se vestit de dueil au lieu qui
maintenant est appellé Coptus, combien que les autres veulent
dire que ce mot signifie privation, pource que Coptein est autant
à dire comme priver. En cest habit elle alla errant par tout,
pour en cuider entendre des nouvelles, en grande destresse: mais
personne ne venoit ny ne parloit à elle, jusques à ce
que elle rencontra de jeunes enfans qui jouoient ensemble, ausquels
elle demanda s'ils avoient point veu le coffre: ces enfans l'avoient
veu, qui luy dirent la bouche du Nil par laquelle les complices de
Typhon l'avoient poulsé dedans la mer. Depuis ce temps
là les Aegyptiens estiment, que les enfans ont le don de
prophetie, de pouvoir reveler les choses secrettes, et prennent
à presage toutes les paroles qu'ils disent en jouant et
babillant ensemble, mesmement dedans les temples, de quoy que ce
soit. Et qu'aiant apperceu qu'Osiris estant devenu amoureux de sa
soeur, avoit couché avec elle, pensant que ce fust Isis, et
en aiant trouvé le signe du chappellet de melilot, qu'il
avoit laissé chez sa soeur Nephté, elle cercha
l'enfant, pour ce que Nephté incontinent qu'elle l'eut
enfanté l'alla cacher, pour la crainte de Typhon, et l'aiant
trouvé difficilement et à grande peine, par le moyen
des chiens qui la conduisirent au lieu où il estoit, elle le
nourrit, de maniere que depuis qu'il fut devenu grand, il fut son
gardien et son page, appellé Anubis, que lon dit qui garde
les Dieux, comme les chiens font les hommes. Depuis elle entendit
nouvelles du coffre, comme les flots de la mer l'avoient
jetté en la coste de Byblus, là où il s'estoit
tout doucement rengé au pied d'un Tamarix: ce Tamarix en peu
de temps devint un fort beau et fort gros tronc d'arbre bien
branchu, qui ambrassa et enveloppa tout alentour le coffre, de sorte
qu'on ne le voyoit point. Le Roy de Byblus s'esbahissant de voir
ceste plante ainsi soudainement creuë en telle grandeur, feit
couper le branchage qui couvroit le coffre que lon ne voyoit point,
et du tronc en feit un pillier à soustenir le toict de sa
maison: dequoy Isis, ainsi que lon dit, aiant esté advertie
par un vent divin de renommee, s'en alla en la ville de Byblus,
là où elle s'asseit aupres d'une fontaine, toute
triste et esploree, sans parler à autre personne quelconque,
sinon qu'elle salüa et caressa les femmes de la Royne, en leur
accoustrant les tresses de leurs cheveux, et leur rendant une
merveilleusement douce et souëfve odeur yssant de son corps. Le
Royne aiant veu ses femmes si bien parees, eut envie de voir
l'estrangere qui les avoit ainsi accoustrees, tant pource qu'elle
sçavoit ainsi bien accoustrer les cheveux, comme pource
qu'elle rendoit une si douce senteur: ainsi l'envoya elle querir, et
aiant pris familiarité avec elle, la feit nourrice et
gouvernante de son fils: le Roy s'appelloit Malcander, et la Royne
Astarte, ou bien Saosis, ou Nemanoun, comme les autres veulent,
c'est à dire en langage Grec, Athenaide: et dit on que Isis
nourrit cest enfant en luy mettant son doigt en la bouche au lieu du
bout de la mammelle, et que la nuict elle luy brusloit tout ce qui
estoit mortel en son corps, et qu'elle se tournant en une harondelle
alloit voletant et lamentant alentour de ce pillier de bois, jusques
à ce que la Royne s'en estant pris garde, et s'estant escriee
quand elle veit le corps de son fils bruslant ainsi alentour, luy
osta l'immortalité, et que la Deesse aiant ainsi esté
descouverte, demanda le pillier de bois, lesquel elle coupa
facilement, <p 321v>et osta de soubs la couverture le tronc
du Tamarix, qu'elle oignit d'une huyle parfumee, puis l'envelopa
d'un linge, et le bailla en garde aux Roys, dont vient que jusques
aujourd'huy les Bybliens reverent encore ceste piece de bois-
là, qui est couchee dedans le temple d'Isis: et qu'à
la fin elle rencontra le coffre, sur lequel elle plora, et lamenta,
tant que l'un des enfans du Roy, le plus jeune, en mourut de
pitié: et elle aiant en sa compagnie le plus aagé,
avec le coffre, s'embarqua en un vaisseau, monta sur la mer, et s'en
alla. Et pourtant que sur l'aube du jour la riviere de Ph@edrus
destourna le vent un peu trop asprement, elle, qui en fut
courroucee, la secha toute, et au premier lieu qu'elle se peut
trouver seule, elle ouvrit le coffre, là où trouvant
le corps d'Osiris, elle mit sa face sur la sienne en l'ambrassant et
plorant. Le jeune enfant survint et s'approcha secrettement, et veit
ce qu'elle faisoit, dont elle s'estant apperceuë se retourna,
et le regarda d'un mauvais oeil en travers, tellement que l'enfant,
ne pouvant supporter la terreur qu'elle luy feit, en mourut. Les
autres le disent autrement, c'est qu'il tomba dedans la mer, et
qu'il est honoré à cause de la Deesse, et que c'est
celuy que les Aegyptiens chantent en leurs festins qu'ils appellent
Maneros: aucuns disent que cest enfant avoit nom Pal@estinus, et que
la ville de Pelusium fut fondee en memoire de luy par la Deesse, et
que ce Maneros qu'ils celebrent en leurs chansons, fut celuy qui
premier trouva la Musique. Toutefois il y en a d'autres qui disent
que ce n'est point le nom d'aucun homme, mais une façon de
parler propre et convenable à ceux qui boivent et banquettent
ensemble, laquelle signifie autant, comme qui diroit, A bonne heure
soit cecy venu: car les Aegyptiens ont accoustumé de crier
cela ordinairement: comme aussi le corps sec d'un homme mort qu'ils
portent dedans un cercueil, n'est point une representation de
l'accident d'Osiris, comme aucuns estiment, ains un admonestement
aux conviez de se donner joye, et jouyr alaigrement des biens
presents, d'autant que bien peu de temps apres ils seront tous
semblables à celuy-là, c'est la raison pourquoy ils
l'introduisent és festins. Et comme la Deesse Isis fust allee
voir son fils Orus qui se nourrissoit en la ville de Butus, et
qu'elle eust osté le coffre, ou la biere dedans laquelle
estoit le corps d'Osiris, Typhon estant la nuict à la chasse
au clair de la Lune le rencontra, et aiant recogneu le corps le
deschira et decouppa en quarante parties, qu'il jetta
çà et là: ce que aiant Isis entendu, le cercha
dedans un batteau fait de l'herbe du papier à travers les
marets: d'où vient que les Crocodiles n'offensent jamais ceux
qui naviguent dedans les vaisseaux faicts d'icelle herbe, soit
qu'ils en aient peur, ou qu'ils les reverent en memoire de ce faict
de la Deesse. Voyla d'où vient que lon trouve plusieurs
sepultures d'Osiris par le païs d'Aegypte, pource que à
mesure qu'elle en trouvoit chasque partie, elle y faisoit dresser un
sepulchre: les autres disent que non, mais qu'elle en feit faire
plusieurs images, qu'elle laisse an chascune ville, comme si elle
leur en laissoit le propre corps, à fin qu'en plusieurs lieux
il fust honoré, et que si d'adventure Typhon venoit au dessus
de son fils Orus, quand il viendroit à cercher le vray
sepulchre d'Osiris, et qu'on luy en monstreroit plusieurs, il ne
sçeust ausquel s'arrester: et dit on plus, que Isis trouva
toutes les autres parties du corps d'Osiris, excepté le
membre naturel, pource qu'il fut incontinent jetté dedans la
riviere, et que les poissons, le Lepidote, le Phagre, et l'Oxyrinche
le mangerent: pour raison dequoy Isis les abomina par dessus tous
les autres poissons, mais au lieu du naturel elle en feit
contrefaire un qui s'appelle Phallus, et le consecra, tellement que
les Aegyptiens en solennisent encore la feste. Et puis ils content,
que Osiris revenant de l'autre monde s'apparut à son fils
Orus, qu'il instruisit et exercita à la battaille: qu'il luy
demanda, quelle chose il estimoit au monde la plus belle, et que
Orus luy respondit, que c'estoit venger le tort et l'injure que lon
auroit fait à ses peres et meres. Secondement qu'il luy
demanda, quel animal il estimoit plus utile à ceux qui
alloient à la battaille. <p 322r>Orus respondit, que
c'estoit le cheval: dont Osiris s'esmerveilla, et luy demanda
pourquoy il avoit respondu que c'estoit le cheval, et non pas le
lion: et que Orus repliqua, que le lion estoit plus utile à
celuy que auroit besoing de secours pour combattre, mais le cheval
pour deffaire entierement et desconfire celuy qui se mettroit en
fuitte: ce que Osiris aiant entendu de luy, en fut fort aise,
jugeant qu'il estoit suffisamment preparé pour donner la
battaille à son ennemy. Et dit-on que plusieurs se
retournoient ordinairemet du costé d'Orus, jusques à
la concubine mesme de Typhon nommee Thoueris, mais que un serpent la
poursuyvit, qui fut taillé en pieces par les gens d'Orus:
voyla pourquoy encore aujourd'huy ils apportent une petite corde,
laquelle ils couppent en pieces. Si disent que la battaille dura
plusieurs jours, mais que finablement Orus en gaigna la victoire, et
que Isis aiant Typhon prisonnier lié et garrotté, ne
le tua point, ains le deslia, et le laissa aller: ce que Orus ne
peut endurer patiemment, ains jetta les mains sur sa mere, et luy
osta de sur la teste la marque de royauté, au lieu de
laquelle Mercure luy meit en la teste un morrion fait en guise d'une
teste de boeuf. Typhon voulut appeller en justice Orus, et luy
mettre en avant qu'il estoit bastard: mais à l'aide de
Mercure qui defendit sa cause, il fut jugé par les Dieux
legitime, et qu'il deffeit depuis à faict Typhon en deux
autres battailles: et que Isis apres sa mort coucha encore avec
Osiris, duquel elle eut Helitomenus et Harpocrates qui estoit
mutilé des pieds. Voyla presque les principaux poincts de
toute la fable, excepté ceux qui sont plus execrables, comme
le demembrement d'Orus, et la decapitation de Isis. Or qu'il ne leur
faille cracher au visage et rompre la bouche, comme dit Aeschylus,
s'ils ont telles opinions de la bienheureuse immortelle nature que
nous entendons la divinité, s'ils pensent et disent que
telles fables soient veritables, et que realement et de faict elles
soient ainsi advenues, il ne le faut point dire à toy, car je
sçay bien que tu hais et abomines ceulx qui ont de si
barbares, et si estranges opinions des Dieux: mais aussi vois-tu
bien que ce ne sont pas contes qui ressemblent fort aux fables
vagues, et vaines fictions que les poëtes ou autres fabuleux
escrivains controuvent à plaisir, ne plus ne moins que les
araignees qui d'elles mesmes, sans aucune matiere ny subject, filent
et tissent leurs toiles, ains est apparent qu'ils contienent des
accidents et memoires de quelques inconveniens: ainsi comme les
Mathematiciens disent, que l'arc-en-ciel est une apparence seulement
de diverses peintures de couleurs, par la refraction de nostre veue
contre une nuee. Aussi ceste fable est apparence de quelque raison
qui replie et renvoye nostre entendement à la consideration
de quelque autre verité: comme aussi nous le donnent à
entendre les sacrifices, où il y a meslé parmy ne
sçay quoy de deuil et de lamentable, et semblablement les
ordonnances et dispositions des temples, qui en quelques endroicts
sont ouverts en belles ailes et plaisantes allees longues à
descouvert, et en quelques autres endroicts ont des caveaux
tenebreux et cachez soubs terre, ressemblans proprement aux
sepulchres et caves où lon met les corps des trespassez: et
mesmement l'opinion des Osiriens, qui bien que lon die que le corps
d'Osiris soit en plusieurs lieux, renomment toutefois Abydus et
Memphis petites villes, où ils disent que le vray corps est,
tellement que les plus puissants hommes et plus riches de l'Aegypte
ordonnent coustumierement que leurs corps soient inhumez en la ville
d'Abydos, à fin qu'ils gisent en mesme sepulture que Osiris.
Et en Memphis on nourrit le boeuf Apis, que est l'image et figure de
son ame, et veulent que le corps aussi y soit: et interpretent
aucuns le nom de ceste ville, comme s'il signifioit le port des gens
de bien, les autres le sepulchre d'Osiris: et y a devant les portes
de la ville une petite Isle, qui au demourant est inaccessible
à tous autres, de maniere que les oyseaux mesmes n'y peuvent
pas demourer, ny les poissons en approcher, fors qu'en un certain
temps les presbtres y entrent, et y font des sacrifices et offrandes
que lon presente aux trespassez, et y couronnent <p 322v>de
fleurs la sepulture d'une Mediphthe, qui est ombragee et couverte
d'un arbre plus grand et plus hault que pas un olivier. Eudoxus
escrit que combien que lon monstre plusieurs sepulchres, qu'on dit
estre d'Osiris en Aegypte, le corps neantmoins en est en Busiride,
pource que c'est le païs et le lieu de la naissance d'Osiris,
et qu'il n'est ja besoing le dire de Taphosiris, pource que le nom
mesme le dit assez, signifiant la sepulture d'Osiris. J'approuve la
coupure de bois, la deschirure du lin, et les effusions et offrandes
funebres que lon y fait, pour autant qu'il y a beaucoup de mysteres
meslez parmy. Si disent les presbtres Aegyptiens, que non seulement
de ces Dieux-là, mais encore de tous ceulx qui ont
esté engendrez, et ne sont point incorruptibles, les corps en
sont demourez par devers eux, là où ils sont honorez
et reverez, et les ames estans devenues estoilles en reluisent au
ciel, et que celle d'Isis est celle que les Grecs appellent
l'estoille Caniculaire, et les Aegyptiens Sothin, celle de Orus
Orion, celle de Typhon l'Ourse. Mais là où toutes les
autres villes et peuples de l'Aegypte contribuent la quote qui leur
est imposee, pour faire protraire et peindre les animaux que lon y
honore, ceux qui habitent en la contree Thebaïde seuls entre
tous n'y donnent rien, estimans que rien qui soit mortel ne peut
estre Dieu, ains celuy seul qu'ils appellent Cnef, qui jamais ne
nasquit, ne jamais ne mourra. Comme doncques ainsi soit, que
plusieurs telles choses se disent et se monstrent en Aegypte, ceux
qui cuydent que ce soit pour perpetuer la memoire des faicts et
accidents merveilleux et grands de quelques Princes, Roys ou tyrans,
qui pour leur excellent vertu, ou grande puissance, ont
adjousté à leur gloire l'authorité de
divinité, ausquels puis apres il soit arrivé des
inconveniens, ils usent en cela d'une bien facile desfaite et
façon d'eschapper, et si ne font point mal de transferer des
Dieux aux hommes ce qu'il y a de sinistre ou infame en tous ces
contes-là, et si sont aidez par ces tesmoignages que lon lit
és histoires: car les Aegyptiens escrivent que Mercure estoit
bien petit de corsage, que Typhon estoit de couleur rousseau, Orus
blanc, et Osiris brun, comme aiants de nature esté hommes:
d'avantage ils appellent Osiris capitaine et gouverneur, Canobus,
duquel nom ils ont aussi appellé une estoille, et la navire
que les Grecs appellent Argo, ils tiennent que c'est la figure de la
navire d'Osiris, que lon a referé au nombre des astres pour
l'honneur de luy, et si n'est pas situee au mouvement du ciel gueres
loing de celle d'Orion, et de celle de la Caniculaire, dont ils
estiment l'une sacree à Orus, et l'autre à Isis. Mais
j'ay peur que cela ne soit remuer les choses sainctes, ausquelles on
ne doit toucher, pour ne point combattre, non seulement le long
temps et l'antiquité, comme dit Simonides, ains la religion
de plusieurs peuples qui de longue main ont une devotion imprimee
envers ces Dieux-là, en ne voulant pas endurer que ces grands
noms là transportent chose quelconque du ciel en la terre, et
que ce ne soit encore vouloir arracher et renverser un honneur, et
une foy et creance, qui est emprainte aux coeurs des hommes presque
dés leur premiere naissance, qui seroit ouvrir de grandes
portes à la tourbe des mescreans Atheistes, lesquels separent
et esloignent les hommes de toute divinité, et donner
manifeste ouverture et grande licence aux impostures et tromperies
de Evemerus le Messenien, lequel aiant luy-mesme controuvé
les originaux de fables qui n'ont aucune verisimilitude, ny aucun
subject, a respandu par le monde universel toute impieté,
transmuant et changeant tous ceulx que nous estimons Dieux, en noms
d'Admiraux, grands Capitaines, et de Roys qui auroient esté
le temps passé, ainsi qu'il est, ce dit-il, escrit en lettres
d'or, en la ville de Panchon, que jamais homme Grec ne barbare ne
veit que luy, aiant navigué au païs des Panchoniens et
Triphyliens, qui ne sont en nulle partie de la terre habitable, et
neantmoins on celebre assez entre les Assyriens les haults faicts de
Semiramis, et de Sesostris. En Aegypte jusques aujourd'huy les
Phrygiens appellent les illustres et admirables entreprises
<p 323r>et exploits d'armes Maniques, d'autant que l'un de
leurs anciens Roys du temps jadis s'appelloit Manis, qui de son
temps fut un tressage et tres-vaillant Prince: aucuns l'appellent
autrement Masdes. Cyrus mena les Perses, Alexandre les Macedoniens
tousjours conquerans presque jusques au bout du monde, mais pour
tout cela ils n'ont renom que d'avoir esté puissans et
vaillants Princes et Roys. Et s'il y en a eu quelques uns qui elevez
par oultrecuidance avec jeunesse et ignorance, comme dit Platon,
aiants l'ame enflammee de vaine gloire et d'insolence, aient
reçeu les surnoms de Dieux et des fondations de temples en
leurs noms, celle gloire ne leur a gueres longuement duré: et
puis estans par la posterité condamnez de vanité et de
superbe arrogance, oultre l'injustice et l'impieté,
En peu de jours leur folle renommee
S'en est allee en vent et en fumee.
Et maintenant, comme serfs fugitifs, qu'il est loisible de reprendre
par tout où lon les peult trouver, ils sont arrachez des
temples et des autels, et ne leur est demouré que leurs
tombeaux et sepulchres. Et pourtant Antigonus le vieil, comme un
certain poëte, nommé Hermodotus, en ses vers l'eust
appellé fils du Soleil, et Dieu: «Celuy, dit-il, qui
vuide le bassin de ma selle percee, sçait bien, comme moy, le
contraire.» Et feit aussi bien sagement Lysippus le statuaire,
quand il reprit le peintre Apelles de ce que peignant Alexandre le
grand il luy meit la foudre en main, là où Lysippus
luy avoit mis au poing la lance, de laquelle la gloire estoit pour
durer eternellement, comme estant veritable et meritoirement propre
et deuë à luy. Et pourtant ont mieux fait et dit ceux
qui ont pensé et escrit, que ce que lon recite de Typhon,
d'Osiris et d'Isis, n'estoient point accidents advenus ny aux Dieux
ny aux hommes, ains à quelques grands Daemons, comme ont
faict Pythagoras, Platon, Xenocrates et Chrysippus, suyvant en cela
les opinions des vieux et anciens Theologiens, que tienent qu'ils
ont esté plus forts et plus robustes que les hommes, et qu'en
puissance ils ont grandement surmonté nostre nature: mais ils
n'ont pas eu la divinité pure et simple, ains ont esté
un suppost composé de nature corporelle et spirituelle,
capable de volupté et de douleur, et des autres passions et
affections qui accompaignent ces mutations-là, travaillans
les uns plus, les autres moins: car entre les Daemons il y a, comme
entre les hommes, diversité et difference de vice et de
vertu. Et les faicts des Geants et des Titans qui sont tant chantez
par les poëtes Grecs et les abominables actes d'un Saturne, et
les resistances d'un Python alencontre d'Apollon, les sons d'un
Bacchus, et les erreurs d'une Ceres, ne different en rien des
accidents d'Osiris et de Typhon, et de tous ces autres tels contes
fabuleux que chascun peult ouyr tant qu'il veult, et tout ce qui est
caché et couverts soubs le voile des sacrifices
significatifs, et soubs des cerimonies qu'il n'est pas loisible de
dire, ny demonstrer à un commun populaire, tout cela est
d'une mesme sorte: suyvant laquelle opinion nous voyons qu'Homere
appelle les gens de bien diversement, tantost semblables aux Dieux
ou egaux aux Dieux, tantost
Aiants des Dieux la divine prudence:
mais du nom de Daemon il en use communément, autant en
parlant des meschants comme des bons,
Daemonien avant approche toy,
Comment as-tu de ces Grecs tant d'effroy? Et ailleurs,
Quand il chargea la quatriéme fois,
Il ressembloit un Daemon. Et ailleurs,
Daemoniene en quelle forfaitture
Le vieil Priam, et sa progeniture,
T'ont-ils si fort offensee, que tant
<p 323v> Ton coeur felon prochasse souhaittant
De Troie voir la ville bien bastie
Entierement rasee et subvertie?
Comme nous donnant à entendre, que les Daemons ont une nature
meslee, et une volonté et affection inegales, et non point
tousjours semblables. De là vient que Platon attribue aux
Dieux Olympiques et celestes, tout ce qui est dextre et non pair, et
tout ce qui est senestre et pair aux Daemons: et Xenocrates tient
que les jours malencontreux, et les festes où lon se bat, et
où lon se donne des coups, et qu'on se frappe l'estomac, ou
que lon jeune, où il se fait ou dit quelque chose honteuse et
villaine, il n'estime point qu'elles appartiennent aux bons Dieux,
ny aux bons Daemons: mais qu'il y a en l'air des natures grandes et
puissantes, au demourant malignes et malaccointables, qui ont
plaisir que lon face de telles choses pour elles, et que quand elles
les ont obtenues, elles ne s'addonnent plus à pis faire:
comme aussi au contraire Hesiode appelle les bons et saincts
Daemons, gardiens des hommes,
Donneurs de biens, d'opulence et richesse,
Propre à eulx est la royale largesse.
Et Platon appelle ceste sorte de Daemons Mercuriale et Ministeriale,
estant leur nature au milieu des Dieux et des hommes, envoyans les
prieres et requestes des hommes vers le ciel aux Dieux, et de
là nous transmettans en terre les oracles et revelations des
choses occultes et futures, et les donations des richesses et des
biens. Empedocles mesme dit, qu'ils sont punis et chastiez des
faultes et offenses qu'ils ont commises,
L'air les vous jette en la grand'mer profonde,
L'eau les vomit dessus la terre ronde,
La terre apres au ciel les fait voler,
Et le Soleil les precipite en l'air:
De l'un en l'autre ainsi chassez, ils cheent,
Et tous ensemble egalement les hayent:
jusques à ce qu'estans ainsi chastiez et purgez, ils
recouvrent derechef le lieu, le reng et l'estat qui leur est propre,
selon leur nature. A cela ressemble naifuement ce que l'on recite de
Typhon, qu'il feit par son envie et sa malignité plusieurs
mauvaises choses, et qu'aiant mis tout en combustion, il remplit de
maulx et de miseres la mer et la terre, et puis en fut puny, et que
la femme et soeur d'Osiris en feit la vengeance, esteignant et
amortissant sa rage et sa fureur: et neantmoins encore ne meit-elle
point à nonchaloir les travaux et labeurs qu'elle avoit
supportez, et ses fuittes, çà et là, ny
plusieurs actes de grande sapience et grande vaillance, se
contentant que cela demourast ensepvely en silence et en oubly, ains
les meslant parmy les plus sainctes ceremonies des sacrifices, comme
exemples, images et souvenances des inconveniens pour lors advenus,
elle consacra un enseignement et une instruction et consolation de
pieté envers les Dieux, autant pour les femmes que pour les
hommes detenus en miseres et calamitez. Au moyen dequoy elle et son
mary Osiris auroient esté transmuez de bons Daemons pour
leurs vertus en Dieux, comme depuis l'auroient aussi semblablement
esté Hercules et Bacchus, ausquels non sans raison pour cela
auroient esté decernez honneurs entremeslez des Daemons et
des Dieux, comme à ceux qui ont par tout grande puissance,
tant dessoubs que dessus la terre, mais specialement en ces
sacrifices-là, pour ce que Sarapis n'est autre chose que
Pluton, et Isis que Proserpine, comme dit Archemachus natif
d'Euboee, et Heraclitus le Pontique, qui pense que l'oracle qui est
en la ville de Canobus soit celuy de Pluton. Le Roy Ptolomeus,
surnommé le Sauveur, feit enlever de la ville de Sinope la
statue enorme de Pluton, non qu'il sçeust qu'elle y fust, et
qu'il eust jamais veu auparavant quelle face elle avoit, sinon qu'il
luy fut advis en songeant, qu'il voyoit Sarapis qui luy commandoit,
<p 324r>que le plus tost qu'il luy seroit possible, il feist
transporter sa statue en Alexandrie. Le Roy ne sçavoit
où estoit ceste statue, ny là où il la devoit
trouver, mais ainsi comme il racontoit luy mesme sa vision à
ses amis, il se rencontra un nommé Sosibius, homme qui avoit
esté en beaucoup de païs, lequel dit qu'il avoit veu une
pareille statue que celle que le Roy leur descrivoit, en la ville de
Sinope: si y envoya le Roy un Soteles et Dionysius, qui avec longue
espace de temps et grand travail, non sans aide speciale encore de
la providence divine, la desroberent et l'emmenerent. Quand elle fut
apportee, et qu'on la veit en Alexandrie, Timotheus le cosmographe
et Manethon Sebennitique, conjecturans que c'estoit la statue de
Pluton à voir Cerberus aupres de luy, et le Dragon,
persuaderent au Roy que ce n'estoit l'image d'autre Dieu que de
Sarapis: car il ne vint pas de là avec ce nom-là, mais
estant apporté en Alexandrie, il y acquit le nom de Sarapis,
qui est le nom dont les Aegyptiens appellent Pluton, combien que
Heraclitus le Physicien die, que Pluton et Dionysius, c'est à
dire Bacchus, soient tout un. Quand doncques ils veulent enrager et
follastrer, ils se laissent aller en ceste opinion. Car ceulx qui
cuydent que Ades, c'est à dire Pluton soit le corps, comme la
sepulture de l'ame, pour ce qu'il semble qu'elle soit folle ou yvre
pendant qu'elle est dedans, il me semble qu'ils allegorisent bien
froidement, et vault mieulx assembler en un Osiris avec Bacchus, et
Bacchus avec Sarapis, en disant, que depuis qu'il eut changé
de nature, il changea aussi d'appellation: et pourtant est le nom de
Sarapis commun à tous, ainsi comme sçavent assez ceux
qui ont esté receus és sacrifices et en la religion
d'Osiris. Car il ne fault pas adjouster foy aux livres des Phrygiens
qui disent, que une Charops fut fille de Hercules, et que d'un autre
fils de Hercules nommé Isaiacus nasquit Typhon: ny aussi
faire compte de Philarchus escrivant que Bacchus fut le premier qui
amena des Indes deux boeufs, l'un desquels avoit nom Apis, et
l'autre Osiris, et que Sarapis est le propre nom de celuy qui regit
et embellist l'univers, d'autant que Sairein signifie orner et
embellir: [...], balayer. car ces propos de Philarchus sont
manifestement hors de toute apparence, et encore plus le dire de
ceux qui escrivent, que Sarapis n'est pas le nom d'un Dieu, mais que
c'est le sepulchre d'Apis que lon appelle ainsi, [...]. et qu'il y
a dedans la ville de Memphis des portes de bronze nommees
d'Oubliance et Deuil, que lon ouvre quand lon inhume Apis, et
qu'elles menent un bruit bas et rude quand on les ouvre, et que
c'est pourquoy nous mettons la main sur tout vase de bronze et de
cuyvre qui nous fait du bruit, pour le faire cesser. Il y a plus
d'apparence en l'opinion de ceulx qui tienent qu'il a esté
derivé de ce mot Sevesthai ou Sousthai, qui signifie poulser,
comme estant celuy qui remue toute la machine du monde. [...]. Il y
aussi plusieurs des presbtres qui tienent que c'est un mot
composé de Osiris et d'Apis, exposans et nous enseignans
qu'il nous fault penser, que Apis est une belle image de l'ame
d'Osiris. Mais quant à moy, si Sarapis est un nom Aegyptien,
je pense qu'il signifie joye et alaigresse, le conjecturant par ce
que les Aeyptiens appellent feste et liesse Sairei: car Platon mesme
escrit, que Ades, qui signifie Pluton, est fils d'Aido, c'est
à dire de vergongne et de honte, doulx et clement Dieu
à ceulx qui sont pardevers luy. Et est vray que, au langage
des Aegyptiens, plusieurs autres noms propres signifient quelque
chose, comme celuy par lequel ils signifient le lieu de dessoubs
terre, où ils cuydent que les ames des trespassez s'en
aillent apres la mort, qu'ils disent Amenthes, c'est à dire
Prenant et Donnant: mais si ce mot-là est un de ceulx qui
anciennement sont sortis de la Grece, et depuis y ont esté
rapportez, nous en discourrons cy apres, et maintenant achevons de
considerer le reste de l'opinion que nous avions en main: car Osiris
et Isis, estants des bons Daemons, ont esté transferez en la
nature des Dieux, et quant à la puissance de Typhon qui s'en
alloit deffaitte et fracassee, voire tirant aux derniers sanglots et
battements de la mort, ils ont aucuns sacrifices <p 324v>et
cerimonies où ils la reconfortent: et y en a aussi d'autres,
esquels au contraire ils l'abbatent, et la diffament en certaines
festes qu'ils ont: car ils injurient et oultragent les hommes
rousseaux, et qui plus est, ils precipitent les asnes roux, comme
font les Coptites, pourautant que Typhon a esté roux, et de
la couleur d'un asne rouge: et les Busirites et Lycopolites se
gardent entierement de sonner des trompettes, d'autant que leur son
ressemble au cry de l'asne: et brief ils estiment que l'asne soit un
animal immonde, pour la semblance de couleur qu'il a avec luy: et
faisant des gasteaux és sacrifices des moys de Payni, et de
Phaofi, ils y figurent dessus un asne lié: et au sacrifice de
Soleil, à ceux qui veulent cognoistre Dieu, ils commandent
qu'ils ne portent point de bagues d'or sur leurs corps, et qu'ils ne
donnent point à manger à l'asne: et semble que les
Pythagoriens mesmes eussent opinion, que Typhon estoit une puissance
daemonique: car ils disent qu'il nasquit en un nombre pair de
cinquante huict, et derechef que celle du nombre triangle est la
puissance de Pluton, de Bacchus, de Mars: et que celle du
quarré est de Rhea, de Venus, de Ceres, de Vesta et de Juno:
et celle du Dodecagone, c'est à dire, à douze angles,
est celle de Jupiter: et celle à cinquante et huict angles
est celle de Typhon, ainsi comme Eudoxus a laissé par
escript. Et les Aegyptiens estimans que Typhon a esté roux de
couleur, immolent et sacrifient les boeufs de la mesme couleur, en
faisant si exquise et si diligente observation, que s'il a un seul
poil blanc ou noir, ils le reputent non sacrifiable, par ce qu'ils
estiment que ce qui est bon à sacrifier, ne soit pas
aggreable aux Dieux: ains au contraire, desplaisant à eulx,
d'autant qu'ils pensent que ce soient des corps qui ont receu les
ames de quelque mauvais et meschants hommes, transformez en d'autres
animaux: et pourtant font-ils toutes les execrations et maledictions
du monde dessus la teste, laquelle ils coupent, et puis la jettent
dedans la riviere, au moins ils le faisoient ainsi anciennement,
mais maintenant ils la donnent aux estrangers: et puis les
presbtres, qui se nomment les Seelleurs, venoient à marquer
ce boeuf que lon devoit immoler, de la marque de leur seau, qui
estoit, ainsi comme escrit Castor, l'image d'un homme à
genoux, aiant les mains liees derriere, et l'espee à la
gorge: semblable traittement font-ils à l'asne pour sa lourde
rudesse et son insolence, non moins que pour sa couleur. Et pourtant
surnomment ils Ochus, celuy des Roys de Perse que plus ils
haïssoient, comme execrable et abominable, l'Asne: et Ochus en
estant adverty leur dit, Cest asne-là mangera vostre boeuf.
aussi feit-il immoler leur boeuf Apis, ainsi comme Dinon a
laissé par escript. Et quant à ceux qui disent que
Typhon, apres la battaille perdue, s'en fuit sept journees dessus un
asne, et que s'estant ainsi sauvé, il engendra des enfans,
Jerosolymus et Jud@eus, il est tout manifeste qu'ils veulent tirer
à toute force les histoires des Juifs en ceste fable. Telles
doncques sont les conjectures que lon en peut tirer, mais pour en
discourir un peu avec raison, considerons premierement les poincts
où il y a plus de simplicité. Ainsi comme les Grecs
allegorisent que Saturne est le temps, et que Juno est l'air, et que
la generation de Vulcain est la transmutation de l'air en feu: aussi
disent-ils que si Osiris empres les Aegyptiens s'entend estre le
Nil, qui se mesle avec Isis, c'est à dire la terre, et que
Typhon est la mer, dedans laquelle le Nil venant à entrer, se
perd et se dissipe çà et là, sinon en tant que
la terre en recevant une partie en est rendue fertile par luy, et
s'y fait une lamentation sacree sur le Nil, par laquelle on le
deplore comme naissant à la main gauche, et se perdant
à la main droitte: car les Aegyptiens estiment que la partie
du Soleil levant soit la face du monde, et partie de Septentrion
soit le costé droict, et la partie du Midy le costé
gauche. Ce Nil doncques qui sourd à la main gauche, et se
vient à perdre en la mer à la main droitte, à
bon droit est dit avoir sa naissance à la gauche, et sa mort
à la droitte. C'est pourquoy les presbtres ont la mer en
abomination, et appellent le sel l'escume de Typhon, et est l'un des
<p 325r>poincts qu'on leur defend, de n'user jamais de sel
à la table, et la raison pourquoy ils ne saluënt jamais
les pilotes et gens de marine, pour autant qu'ils sont ordinairement
sur la mer, et gaignent leur vie à l'art de naviger, et est
aussi l'une des principales causes pourquoy ils abominent le
poisson, de sorte que quand ils veulent escrire le haïr et
abominer, ils peignent un poisson: comme au vestibule, qui est
devant le temple de Minerve, en la ville de Saï, il y avoit
peint un petit enfant, un vieillard, et puis un esparvier, et tout
joignant un poisson, et à la fin un cheval de riviere, qui
signifioit soubs figure: «O arrivans et partans, jeunes et
vieux, Dieu hait tout violente injustice:» car par l'esparvier
ils representent Dieu, par le poisson haine et abomination, et par
le cheval de riviere toute impudence de mal faire, d'autant que lon
tient qu'il tuë son pere, et puis se mesle par force avec sa
mere. Ainsi semblera-il que le dire des Pythagoriens, qui disoient
que la mer estoit la larme de Saturne, soubs paroles couvertes
voulussent donner à entendre, qu'elle estoit impure et
immonde. J'ay bien voulu en passant alleguer cela, encore qu'il soit
hors du propos de nostre fable, pour ce qu'il contient une histoire
toute commune: mais pour revenir à nostre propos, les plus
sçavans des presbtres entendent par Osiris non seulement la
riviere du Nil, et par Typhon la mer, ains par l'un ils entendent
generalement toute vertu de produire eau, et toute puissance humide,
estimans que ce soit la cause materielle de generation, et la
substance du germe generatif: et par Typhon ils entendent toute
vertu desicative, toute chaleur de feu, et toute secheresse, comme
chose qui est de tout poinct contraire et ennemie de
l'humidité: c'est pourquoy ils tienent que Typhon estoit
rousseau de poil, et de teinct jaunastre, et pour ceste raison ils
ne recontrent pas volontiers les hommes qui sont de telles couleurs,
ny ne parlent pas, sinon envis, à eux: au contraire ils
feignent que Osiris estoit brun de couleur, pour autant que toute
eau fait apparoir la terre, les vestements, et les nuees mesmes
noires, et l'humidité qui est dedans les jeunes hommes rend
les cheveux noirs, et la couleur jaune, qui semble une
pallidité procedant de seicheresse, qui est au corps de ceux
qui ont passé la fleur et vigueur de la leur aage: et la
saison de la prime-vere est verdoyant, generative et doulce: mais
l'arriere-saison de l'Automne à faute d'humeur est ennemie
des plantes, et maladive pour les hommes. Et le boeuf qui
publiquement est nourry en la ville de Heliopolis, que lon appelle
Mnevis, consacré à Osiris, et que les aucuns estiment
estre pere d'Apis, est de poil noir, et est honoré en second
lieu apres celuy d'Apis. D'avantage toute la terre d'Aegypte est
fort noire entre les autres, comme ils appellent le noir des yeux
Chemia, et l'accomparent et representent par le coeur, lequel est
chaud et humide et aussi à la senestre partie du monde, comme
le coeur est tourné vers la partie gauche de l'homme, et
encline là: et disent que le Soleil et la Lune ne sont point
voiturez dedans des charriots ou charrettes, ains dedans des
bateaux, esquels ils naviguent tout alentour du monde, donnans par
cela couvertement à entendre, qu'ils sont nez et nourris
d'humidité. Et estiment que Homere aiant appris des
Aegyptiens, comme Thales, que l'eau estoit le principe de toutes
choses, le met aussi, par ce que Osiris est l'Ocean, et Isis est
Thetis, qui nourrit et allaicte tout le monde: car les Grecs
appellent la projection de semence Apousian, et la commixtion du
masle et de la femelle Synousian: et Hyos en Grec signifie fils, qui
est derivé de ce mot Hydor, qui vaut autant comme eau, et
Hysai signifie plouvoir, et surnomment Bacchus Hyes, comme qui
diroit, maistre et seigneur de l'humide nature, qui n'est autre
chose que Osiris. Et ce que nous prononceons Osiris, Hellanicus le
met Hysiris, disant l'avoir ainsi ouy prononcer aux presbtres, et
l'appellent par tout ainsi, non sans apparence de raison, à
cause de sa nature et de son invention. Mais que ce soit Osiris un
mesme Dieu que Bacchus, qui est-ce qui par raison le doit mieux
sçavoir que toy, ô Clea, attendu qu'en la ville de
Thebes tu es la maistresse des <p 325v>Thyades, et que
dés ton enfance tu as esté consacree et devouee par
ton pere et par ta mere au service et à la religion d'Osiris?
Mais si pour le regard des autres il est besoing d'alleguer des
tesmoignages, nous laisserons les choses cachees et secrettes: mais
ce que les presbtres font en public quand ils enterrent Apis, aiants
apporté le corps sur un radeau, ne differe en rien des
cerimonies de Bacchus: car ils sont vestus de peaux de cerfs, et
portent en leurs mains de javelines, et crient à pleines
testes, et se deménent fort, ne plus ne moins que ceux qui
sont espris de la saincte fureur de Bacchus. C'est pourquoy
plusieurs peuples de la Grece portraient la statuë de Bacchus
avec une teste de taureau, et les femmes des Eliens en leurs prieres
le reclament et requierent de venir à elles avec son pied de
boeuf: et les Argiens communément le surnomment Bougenes, qui
est à dire, fils de vache: qui plus est ils l'invoquent et
l'appellent hors de l'eau au son des trompettes, jettans dedans un
abysme d'eau un agneau pour le portier, et cachent leurs trompettes
dedans leurs javelines, ainsi comme Socrates l'escrit en son livre
des sainctes cerimonies. Et puis les faicts Titaniques et la nuict
toute entiere s'accordent avec ce que lon raconte du demembrement
d'Osiris, et à sa resurrection et renouvellement de vie:
aussi font les sepultures, car les Aegyptiens monstrent en plusieurs
lieux des sepultures d'Osiris: et les Delphiens pensent avoir les
ossemens de Bacchus par devers eux, qui sont inhumez pres de
l'Oracle, et luy font les religieux un sacrifice secret dedans le
temple d'Apollo, quand les Thyades, qui sont les presbtresses,
commancent à remuer et entonner leur cantique de Licnites,
qui est un surnom de Bacchus, derivé de Licnon, qui signifie
le berseau d'un petit enfant. Or que les Grecs estiment que Bacchus
soit le seigneur et maistre non seulement de la liqueur du vin, mais
aussi de toute autre nature humide, Pindare en est suffisant
tesmoing quand il dit,
Bacchus le donneur de liesse
Les arbres accroisse en largesse,
Car sa lueur saincte produit
Toutes les especes de fruict.
Voyla pourquoy il est estroittement inhibé et defendu
à ceux qui servent et reverent Osiris, de gaster un arbre
fruictier, et d'estouper une fontaine: si n'appellent pas seulement
la riviere du Nil, le decoulement d'Osiris, ains toute autre sorte
d'eau: au moyen dequoy devant ses sacrifices on porte tousjours en
procession une cruche à eau, en l'honneur de ce Dieu. Et puis
ils peignent un Roy, ou le climat meridional du monde, par une
feuille de figuier, et interpretent ceste feuille l'abbreuvement et
le mouvement de tous, et semble qu'elle se rapporte au membre
naturel. Et quand ils celebrent la feste qu'ils appellent des
Pamyliens, qui est toute Bacchanale, ils monstrent et portent en
procession une statuë qui a le membre naturel, qui est trois
fois aussi grand que l'ordinaire: car Dieu est le principe des
choses, et tout principe par generation se multiplie soy mesme. Or
avons nous accoustumé de dire trois fois pour plusieurs fois,
nombre finy pour infiny: comme quand nous disons Trismacares, c'est
à dire trois fois heureux, pour dire tres-heureux, et trois
liens pour dire infinis: si d'adventure le nombre ternaire n'a
esté expressément et proprement choisi par les
anciens: car la nature humide estant le principe et la generation de
toutes choses, a engendré dés le commancement les
trois premiers corps, à scavoir l'eau, l'air, et la terre.
Car le propos que lon adjouste à la fable, que Typhon jetta
le membre viril d'Osiris en la riviere, et qu'Isis ne le peut
trouver, mais qu'elle en feit faire une representation semblable, et
que l'aiant accoustré elle ordonna qu'on l'honorast, et qu'on
le portast en pompe, tend à nous enseigner, que la vertu
genitale et productive de Dieu, eut l'humidité pour sa
premiere matiere, et par le moyen d'icelle humidité se mesla
parmy les choses qui estoient propres à participer de la
generation. Il y a un autre propos que tienent les
<p 326r>Aegyptiens, que un Apopis frere du Soleil faisoit la
guerre à Jupiter, qu'Osiris porta secours à Jupiter,
et luy ayda à deffaire son ennemy: au moyen dequoy il
l'adopta pour son fils, et le nomma Dionysius, c'est à dire
Bacchus. Si est facile à monstrer que la fabulosité de
ce propos-là touche couvertement la verité de nature,
car les Aegyptiens appellent Jupiter le vent, auquel rien n'est plus
contraire que la secheresse enflammee, ce que n'est pas le Soleil,
mais elle a grande consanguinité et conformité
à luy. Or l'humidité venant à esteindre
l'extremité de la secheresse, fortifie et augmente les
vapeurs qui nourrissent le vent et le tienent en vigueur: d'avantage
les Grecs consacrent le lierre à Bacchus, lequel s'appelle en
langage Aegyptien Chenosiris, qui signifie ainsi comme lon dit, la
plante d'Osiris: au moins Ariston, celuy qui a descript les colonies
des Atheniens, dit l'avoir ainsi trouvé en une epistre
d'Alexarchus. Il y a d'autres Aegyptiens qui tienent que Bacchus
estoit fils d'Isis, et qu'il ne s'appelloit pas Osiris: mais
Arsaphes en la lettre Alpha, lequel nom signifie, ce disent-ils,
prouësse et vaillance: ce que mesme donne à entendre
Herm@eus en son premier livre des choses Aegyptiennes, là
où il dit, qu'Osiris interpreté signifie pluvieux. Je
laisse à alleguer Mnasas, qui adjouste à Epaphus,
Bacchus, Osiris et Sarapis: je laisse aussi Anticlides, qui dit
qu'Isis estoit fille de Prometheus, et qu'elle fut mariee avec
Bacchus. Car les particulieres proprietez que nous avons dit qui
sont en leurs festes et sacrifices, font foy plus evidente et plus
claire que nulle allegation de tesmoings: et entre les estoilles ils
tienent que la Caniculaire est consacree à Isis, laquelle
estoille attire l'eau: et puis ils honorent le Lion, et ornent les
portes de leurs temples avec des testes de lion, aiants les gueules
ouvertes, pour ce que le fleuve du Nil deborde quand le Soleil passe
par le signe du Lion. Or ainsi comme ils estiment et appellent le
Nil decoulement d'Osiris, aussi tienent ils que le corps d'Isis est
la terre, non pas toute, mais celle que le Nil en se meslant rend
fertile et feconde, et de celle assemblee ils disent qu'il
s'engendre Orus, qui n'est autre chose que la temperature et
disposition de l'air, qui nourrit et maintient toutes choses: et
disent que cest Orus fut nourry dedans les marets qui sont pres de
la ville de Butus, par la Deesse Latone, pour ce que la terre eueuse
et arrosee d'eaux, produit et nourrit les vapeurs qui esteignent et
empeschent la grande secheresse. Ils appellent aussi les extremitez
de la terre, et les confins des rivages qui touchent à la
mer, Nephtys: c'est pourquoy ils surnomment Nephtys la derniere, et
disent qu'elle fut mariee à Typhon: et quand le Nil
debordé et hors de ses rives approche de ses extremitez-
là, ils appellent cela l'adultere d'Osiris avec Nephtys,
laquelle se cognoit à quelques plantes qui y sourdent, entre
lesquelles est le Melilot, duquel, ce disent-ils, quand la graine
vint à tomber, Typhon commencea à s'appercevoir du
tort qu'on luy faisoit en son mariage. Ainsi disent-ils que Isis
enfanta Orus legitime, et Nephtys Anubis bastard: et en la
succession des Roys, ils mettent Nephtys mariee à Typhon, qui
fut la premiere sterile: et si cela ne s'entend point d'une femme,
ains d'une Deesse: ils entendent soubs ces paroles couvertes une
terre de tout poinct sterile et infructueuse pour sa dureté.
Et la surprise de Typhon, et sa domination usurpee, n'est autre
chose que la force de la secheresse qui fut la plus forte, et qui
dissipa toute humidité, qui est le Nil, matiere de produire
en estre, et de croistre et augmenter tout ce qui naist de la terre.
Et la Royne d'Aethiopie qui vint à son secours, ce sont les
vents Meridionaux venans de devers l'Aethiopie: car quand ces vents-
là du Midy vienent à gaigner les Etesiens, qui
soufflent de la part de Septentrion, et chassent les nuës en
l'Aethiopie, et par ce moyen empeschent que les grands ravages des
pluyes ne devalent des nuës, alors la secheresse obtient le
dessus qui brusle tout, et surmonte de tout poinct le Nil son
contraire, qui pour sa foiblesse se retire et reserre, tellement
qu'elle le vous poulse bas, et perit en la mer. Car ce que la fable
dit, qu'Osiris fut enfermé dedans un coffre, ou un cercueil,
ne veut autre chose <p 326v>signifier, que le retirement et
appetissement de l'eau: c'est pourquoy ils disent que Osiris
disparut au mois d'Athyr, lors que cessans de souffler du tout les
vents Etesiens, le Nil se retire, et la terre se descouvre: et la
nuict croissant l'obscurité croist, et la force de la lumiere
decroist et se diminuë: et les presbtres alors font plusieurs
cerimonies de tristesse, entre autres ils monstrent un boeuf aux
cornes dorees, qu'ils couvrent d'une couverture de lin teint en
noir, pour representer le deuil de la Deesse: car ils estiment que
le boeuf soit l'image d'Osiris, et le vestement de lin la terre: si
le monstrent quatre jours durant, depuis le dixseptiéme du
mois tout de reng, pource qu'il y a quatre choses qu'ils regrettent,
et dont ils font demonstration de dueil: la premiere c'est le Nil,
qui se retire et qui s'en va tarissant: la seconde, les vents du
Septentrion qui se baissent, et les vents du Midy qui gaignent le
dessus: la tierce, le jour qui devient plus court que la nuict: et
apres tout, le denuëment et la descouverture de la terre, avec
le dévestement aussi des arbres, qui au mesme temps perdent
leurs feuilles qui leur tombent: puis la nuict du dixneufiéme
jour il descend vers la mer, et les presbtres revestus de leurs
habits sacrez portent le coffre sacré, où il y a un
petit vase d'or, dedans lequel ils versent de l'eau douce: et adonc
tous les assistans se prennent à crier, comme si Osiris
estoit trouvé, et puis ils destrempent de la terre avec de
l'eau, et y meslant des plus precieuses senteurs et bonnes odeurs,
en font une petite image en forme de croissant, et la vestent et
accoustrent, donnans clairement à cognoistre qu'ils estiment
la substance de l'eau et de la terre estre ces Dieux-là.
Ainsi aiant Isis recouvré Osiris et eslevé Orus,
fortifié par vapeurs, brouillas et nuees, Typhon fut bien
surmonté, mais non pas tué, pour ce que la Deesse, qui
est dame de la terre, ne voulut pas permettre que la puissance qui
est contraire à l'humidité, fust du tout aneantie,
ains seulement la lascha et la diminua, voulant que ce combat
demourast, pour ce que le monde ne seroit point entier et parfait
quand la nature du feu en seroit esteincte et ostee. Et si cela ne
se dit entre eux, aussi ne seroit point ce propos vray-semblable, si
quelqu'un le mettoit en avant, que Typhon jadis fust venu au dessus
d'une portion d'Osiris, pour ce que anciennement Aegypte estoit la
mer, de maniere qu'encore jusques aujourd'huy dedans les mines
où lon fouille, et parmy les montagnes, lon trouve force
coquilles de mer, et toutes les fontaines, et tous les puits, qui
sont en grand nombre, ont l'eau salmastre et amere, comme estant
encore en reste et reserve de la mer qui seroit là coulee.
Mais avec le temps Orus est venue au dessus de Typhon: c'est
à dire, qu'estant venue la temperature des pluyes, qui ont
temperé l'excessive chaleur, le Nil a repoulsé la mer,
et monstré la campagne à descouvert, qu'il a tousjours
depuis remplie de plus en plus de nouveaux amas de terre: ce que
tesmoigne l'experience que nous en voyons tous les jours à
l'oeil: car nous appercevons encores jusques aujourd'huy, que le
fleuve apportant tous les jours de la nouvelle vase et amenant de la
terre, la mer se retire tousjours petit à petit en arriere,
et que la mer s'en va, par ce que ce qui estoit bas en elle, se
remplit et se haulse par les continuels atterremens du Nil: et
l'Isle de Pharos, qu'Homere disoit estre de son temps esloignee de
la navigation d'une journee de la terre ferme d'Aegypte, est
maintenant partie d'icelle, non qu'elle s'en soit approchee ou
remontee vers la terre, mais pour ce que la mer qui estoit entre-
deux a cedé au fleuve, qui continuellement a
maçonné de nouveau limon, dont il a augmenté la
terre ferme. Mais cela ressemble aux Theologiques interpretations
que donnent les Stoïques: car ils tiennent que l'esprit
generatif et nutritif est Bacchus, et celuy qui bat et qui divise
est Hercules: celuy qui reçoit, Ammon: celuy qui penetre la
terre, et les fruicts, est Ceres, et Proserpine: celuy qui passe
à travers la mer est Neptune: les autres meslans parmy les
causes et raisons naturelles quelques unes triees des Mathematiques,
<p 327r>mesmement de l'Astrologie, estiment que Typhon soit
le monde du Soleil, et Osiris celuy de la Lune, pour ce que la Lune
a une lumiere generative, multipliant l'humidité doulce et
convenable à la generation des animaux, et à la
generation des plantes et des arbres: mais que le Soleil aiant une
clarté de feu pur, eschauffe et desseche ce que la terre
produit, et ce qui verdoye et florit, tellement que par son
embrazement il rend la plus grande partie de la terre totalement
deserte et inhabitable, et en plusieurs lieux supplante la Lune: et
pourtant les Aegyptiens appellent tousjours Typhon Seth, qui vault
autant à dire, comme dominant et forceant: et content que
Hercules conjoinct avec le Soleil, environne le monde, et Mercure
avec la Lune: au moyen dequoy les oeuvres et effects de la Lune
ressemblent aux actes qui se font par eloquence et par sagesse: et
ceulx du Soleil, à ceux qui se font à coups par force
et puissance. Et disent les Stoïques que le Soleil s'allume de
la mer, et s'en nourrit, mais que les fontaines et les lacs envoyent
à la Lune une doulce et delicate vapeur. Les Aegyptiens
feignent que la mort d'Osiris advint le dixseptiéme jour du
mois, auquel on juge mieux qu'en nul autre, qu'elle est pleine:
c'est pourquoy les Pythagoriens appellent ce jour-là
obstruction, et ont du tout en grande abomination ce nombre-
là: car estant le seize nombre quarré, et le dixhuict
plus long que large, ausquels deux seuls entre les nombres plats il
advient, que les unitez qui les environnent alentour sont egales aux
petites aires contenues au dedans, le seul dixseptiéme
tombant entre deux les separe et desjoinct l'un d'avec l'autre, et
divise la proportion sesquioctave, estant coupé en
intervalles inegaux. Et y en a aucuns qui tienent qu'Osiris vescut,
les autres qu'il regna, vingt et huict ans: car autant y a il de
jours esclairez de la Lune, et en autant de jours environne elle son
cercle: et pour ce és cerimonies qu'ils appellent la
sepulture d'Osiris, coupans du bois ils en font un coffre
courbé, en façon de croissant, pour autant que quand
elle s'approche du Soleil, elle devient pointuë et cornuë
en forme de croissant, tant que finablement elle disparoit. Et quant
au demembrement d'Osiris, qu'ils disent avoir esté
coupé en quatorze pieces, ils donnent à entendre soubs
le voile de ces paroles couvertes, les jours qu'il y a du decours
que la Lune va decroissant jusques à la nouvelle Lune, et le
premier jour qu'elle commance à apparoir nouvelle, en
s'eschappant des rais du Soleil et le passant, ils l'appellent bien
imparfaict: car Osiris est bien-faisant, et son nom signifie
beaucoup de choses, mais principalement une force active et bien-
faisante, comme ils disent. Et son autre nom, qui est Omphis,
Herm@eus dit qu'il signifie autant comme bienfaitteur: aussi
estiment ils que les montees des debordemens du Nil ont quelque
respondance au cours de la Lune: car la plus haute qui se fait en la
contree Elephantine, monte jusques à vingt et huict coudees,
autant qu'il y a de jours illuminez en chasque revolution de la
Lune: et la plus basse qui se fait pres de Mendes et de Xois est de
six coudees, qui respond au premier quartier: et la moyenne qui se
fait aux environs de Memphis, quand elle est juste est de quatorze
coudees, respondant à la pleine Lune: et que Apis est l'image
vive d'Osiris, et qu'il nasquit alors que la lumiere generative
descend de la Lune, et vient à toucher la vache quand elle
appete le masle, et pour ce resemble-il aux formes de la Lune, aiant
des marques blanches et claires, fort obscurcies par les umbres du
noir: c'est pourquoy ils solennisent une feste à la nouvelle
Lune du mois, qu'ils appellent Phamenoth, laquelle ils nomment
l'entree d'Osiris en la Lune, qui est le commancement de la prime
vere: ainsi mettent-ils la puissance d'Osiris en la Lune. Ils disent
qu'Isis, qui n'est autre chose que la generation, couche avec luy,
pourtant appellent-ils la Lune la mere du monde, et disent qu'elle
est de nature double, masle et femelle: femelle, en ce qu'elle est
emplie et engrossie de la lumiere du Soleil: et masle, en ce que de
rechef elle jette et respand en l'air des principes de generation:
pource que l'intemperature seche <p 327v>de Typhon ne gaigne
pas tousjours, ains est bien souvent vaincue par la generation, et
estant liee, se monstre de nouveau, et combat de rechef alencontre
d'Orus, qui n'est autre chose que ce monde terrestre, lequel n'est
pas de tout poinct delivre de corruption, ny aussi de generation. Il
y en a d'autres qui veulent, que toute ceste fiction ne represente
couvertement autre chose que les eclipses: car la Lune eclipse quand
elle est au plein directement opposee au Soleil, et qu'elle vient
à tomber dedans l'umbre de la terre, comme quand Osiris fut
mis dedans la biere, et au contraire aussi elle le cache et fait
disparoir au trentiéme jour, mais elle n'oste pas du tout le
Soleil, comme aussi ne fait pas Isis Typhon. Mais Nephtys engendrant
Anubis, Isis luy est supposee, car Nephtys est la partie de dessous
la terre qui ne nous apparoist point, et Isis celle de dessus qui
nous apparoist: et le cercle qui s'appelle Orizon, qui est commun,
et disgrege les deux hemispheres, se nomme Anubis, et se compare de
figure à un chien, pource que le chien se sert de la
veuë aussi bien la nuict que le jour, et semble qu'envers les
Aegyptiens Anubis a une pareille puissance que Proserpine envers les
Grecs, estant et terrestre et celeste. Il y en a d'autres à
qui il semble qu'Anubis est Saturne, et pourtant qu'il porte en son
ventre et engendre toutes choses, qui s'appelle Kyein en langage
Grec, pour ceste cause a esté surnommé Kyon, qui est
à dire chien. Il y a doncques quelque secret qui fait que
quelques uns encore reverent et adorent le chien, car il fut un
temps qu'il avoit plus d'honneur en Aegypte que nul autre animal:
mais depuis que Cambyses eut tué Apis, et jetté par
piece çà et là, nul autre animal n'en approcha
ny n'en voulut taster, sinon le chien, il perdit ceste prerogative
d'estre le premier, et plus honoré que nul autre des animaux.
Il y en a d'autres qui appellent l'ombre de la terre, qui fait
eclipser la Lune quand elle y entre, Typhon. Parquoy il me semble
qu'il ne seroit pas hors de propos de dire, que particulierement il
n'y a pas une de ses interpretations qui soit entierement parfaicte,
mais que toutes ensemble disent bien et droictement: car ce n'est ny
la seicheresse seulement, ny le vent, ny la mer, ny les tenebres,
mais tout ce qui est nuysible, et qui a une partie propre à
perdre et à gaster, tout cela s'appelle Typhon. Et ne fault
pas mettre les principes de l'univers en des corps qui n'ont point
d'ames, ainsi que font Democritus et Epicurus: ny ouvrier et
fabricateur de la premiere matiere, une certaine raison et une
providence, comme font les Stoïques, aiant son estre avant
toutes choses, et commandant à tout: car il est impossible
qu'il y ait une seule cause bonne ou mauvaise qui soit principe de
toutes choses ensemble, pour ce que Dieu n'est point cause d'aucun
mal, et la concordance de ce monde est composee de contraires, comme
une lyre du hault et bas, ce disoit Heraclitus: et ainsi que dit
Euripide,
Jamais le bien n'est du mal separé,
L'un avec l'autre est tousjours temperé,
A fin que tout au monde en aille mieulx.
Parquoy ceste opinion fort ancienne, descendue des Theologiens et
Legislateurs du temps passé jusques aux poëtes et aux
philosophes, sans que lon sçache toutefois qui en est le
premier autheur, encore qu'elle soit si avant imprimee en la foy et
persuasion des hommes, qu'il n'y a moyen de l'en effacer, ny
arracher, tant elle est frequentee, non pas en familiers devis
seulement, ny en bruits communs, mais en sacrifices et divines
cerimonies du service des Dieux, tant des nations barbares que les
Grecs en plusieurs lieux, que ny ce monde n'est point flottant
à l'adventure sans estre regy par providence et raison, ny
aussi n'y a-il une seule raison qui le tiene et qui le regisse avec
ne sçay quels timons, ne sçay quels mors d'obeissance,
ains y en a plusieurs meslez de bien et de mal: et pour plus
clairement dire, il n'y a rien icy bas que nature porte et produise,
qui soit de soy pur et simple: ne n'y a point un seul despensier de
deux tonneaux qui nous distribue les affaires, comme un tavernier
fait ses vins, en les <p 328r>meslant et brouillant les uns
avec les autres: ains ceste vie est conduitte de deux principes, et
de deux puissances adversaires l'une à l'autre, l'une qui
nous dirige et conduict à costé droict, et par la
droitte voye, et l'autre qui au contraire nous en destourne et nous
rebute: ainsi est ceste vie meslee, et ce monde, sinon le total,
à tout le moins ce bas et terrestre au dessus de la Lune,
inegal et variable, subject à toutes les mutations qu'il est
possible: car s'il n'y a rien qui puisse estre sans cause
precedente, et ce qui est bon de soy ne donneroit jamais cause de
mal, il est force que la nature ait un principe et une cause dont
procede le mal aussi bien que le bien. C'est l'advis et l'opinion de
la plus part et des plus sages anciens: car les uns estiment qu'il
y ait deux Dieux de mestiers contraires, l'un autheur de tous biens,
et l'autre de tous maulx: les autres appellent l'un Dieu qui produit
les biens, et l'autre Daemon, comme fait Zoroastres le Magicien, que
lon dit avoir esté cinq cents ans devant le temps de la
guerre de Troye. Cestuy donc appelloit le bon Dieu Oromazes, et
l'autre Arimanius: et d'avantage il disoit, que l'un ressembloit
à la lumiere, plus qu'à autre chose quelconque
sensible, et l'autre aux tenebres et à l'ignorance: et qu'il
y en avoit un entre les deux qui s'appelloit Mithres: c'est pourquoy
les Perses appellent encore celuy qui intercede et qui moyene,
Mithres: et enseigna de sacrifier à l'un, pour luy demander
toutes choses bonnes, et l'en remercier: et à l'autre, pour
divertir et destourner les sinistres et mauvaises: car ils broyent
ne sçay quelle herbe, qu'ils appellent Omomi, dedans un
mortier, et reclament Pluto et les tenebres, et puis la meslant avec
le sang d'un loup qu'ils ont immolé, ils la portent et la
jettent en un lieu obscur où le Soleil ne donne jamais: car
ils estiment que des herbes et plantes les unes appartiennent au bon
Dieu, et les autres au mauvais Daemon: et semblablement des bestes
comme les chiens, les oyseaux et les herissons terrestres, soient
à Dieu: et les aquatiques, au mauvais Daemon, et à
ceste cause reputent bien-heureux ceulx qui en peuvent faire mourir
plus grand nombre: toutefois ces sages-là disent beaucoup de
choses fabuleuses des Dieux, comme sont celles-cy, que Oromazes est
né de la plus pure lumiere, et Arimanius des tenebres: qu'ils
se font la guerre l'un à l'autre: et que l'un a fait six
Dieux, le premier celuy de Benevolence, le second de Verité,
le troisiéme de bonne Loy, le quatriéme de Sapience,
le cinquiéme de Richesse, le sixieme de Joye pour les choses
bonnes et bien faittes: et l'autre en produit autant d'autres en
nombre, tous adversaires et contraires à ceulx-cy. Et puis
Oromazes s'estant augmenté par trois fois, s'esloigna du
Soleil autant comme il y a depuis le Soleil jusques à la
terre, et orna le Ciel d'astres et d'estoilles, entre lesquelles il
en establit une comme maistresse et guide des autres, la
Caniculaire. Puis aiant fait autres vingt et quatre Dieux, il les
meit dedans un oeuf: mais les autres qui furent faicts par Arimanius
en pareil nombre, gratterent et ratisserent tant cest oeuf, qu'ils
le percerent, et depuis ce temps-là les maulx ont esté
pesle-mesle brouillez parmy les biens. Mais il viendra un temps
fatal et predestiné, que cest Arimanius aiant amené au
monde la famine ensemble et la peste, sera destruict et de tout
poinct exterminé par eulx: et lors la terre sera toute
platte, unie et egale, et n'y aura plus qu'une vie et une sorte de
gouvernement des hommes, qui n'auront plus qu'une langue entre eulx,
et vivront heureusement. Theopompus aussi escrit que selon les
Magiciens, l'un de ces Dieux doit estre trois mille ans vaincueur,
et trois autres mille ans vaincu, et trois autres mille ans qu'ils
doivent demourer à guerroyer et à combattre l'un
contre l'autre et à destruire ce que l'autre aura fait,
jusques à ce que finablement Pluton sera delaissé, et
perira du tout, et lors les hommes seront bien-heureux, qui n'auront
plus besoing de nourriture, et ne feront plus d'ombre, et que le
Dieu qui a ouvré, fait et procuré cela, chomme ce
pendant et se repose un temps, non trop long pour un Dieu, mais
comme mediocre à un homme qui dormiroit. Voyla ce que porte
la fable controuvee <p 328v>par les Mages. Et les Chaldees
disent qu'entre les Dieux des planettes qu'ils appellent, il y en a
deux qui font bien, et deux qui font mal, et trois qui sont communs
et moyens: et quant aux propos des Grecs touchant cela, il n'y a
personne qui les ignore: qu'il y a deux portions du monde, l'une
bonne, qui est de Jupiter Olympien, c'est à dire celeste:
l'autre mauvaise, qui est de Pluton infernal: et feignent
d'avantage, que la Deesse Armonie, c'est à dire accord, est
nee de Mars et de Venus, dont l'un est cruel, hargneux et
querelleux, l'autre est doulce et generative. Prenez garde que les
Philosophes mesmes convienent à cela, car Heraclitus tout
ouvertement appelle la guerre, pere, roy, maistre et seigneur de
tout le monde, et dit que Homere quand il prioit,
Puisse perir au ciel et en la terre,
Et entre Dieux et entre hommes, la guerre,
ne se donnoit pas de garde qu'il maudissoit la generation et
production de toutes choses qui sont venues en estre par combat et
contrarieté de passions, et que le Soleil ne oultre-passeroit
pas les bornes qui luy sont prefixes, autrement que les Furies
ministres et aides de la Justice le rencontreroient. Et Empedocles
chante, que le principe du bien s'appelle Amour et amitié, et
souvent Armonie: et la cause du mal,
Combat sanglant, et noise pestilente.
Quant aux Pythagoriens, ils designent et specifient cela par
plusieurs noms, en appellant le bon principe, Un, finy, reposant,
droict, non pair, quarré, dextre, lumineux: et le mauvais,
Deux, infiny, mouvant, courbe, pair, plus long que large, inegal,
gauche, tenebreux. Aristote appelle l'un forme, l'autre privation:
Et Platon, comme umbrageant et couvrant son dire, appelle en
plusieurs passages l'un de ces principes contraires, le Mesme, et
l'autre l'Autre: mais és livres de ses loix qu'il escrivit
estant desja vieil, il ne les appelle plus de noms ambigus ou
couverts, ny par notes significatives, ains en propres termes il
dit, que ce monde ne se manie point par une ame seule, ains par
plusieurs à l'adventure, à tout le moins, non par
moins que deux, desquelles l'une est bien-faisante, l'autre
contraire à celle-là, et produisant des effects
contraires: et en laisse encore entre deux une troisiéme
cause, qui n'est point sans ame, ny sans raison, ny immobile de soy-
mesme, comme aucuns estiment, ains adjacente et adherente à
toutes ces deux autres, appellant toutefois tousjours la meilleure,
la desirant et la prochassant, comme ce que nous dirons cy apres le
rendra manifeste, qui accommodera la Theologie des Aegyptiens avec
la Philosophie des Grecs, par ce que la generation, composition, et
constitution de ce monde icy est meslee de puissances contraires,
non pas toutefois egales, car la meilleure le gaigne, et est plus
forte, mais il est impossible que la mauvaise perisse du tout, tant
elle est avant imprimee dedans le corps et dedans l'ame de
l'univers, faisant tousjours la guerre à la meilleure. En
l'ame doncques l'entendement et la raison, qui est la guide et la
conduitte, et le maistre de toutes les bonnes choses, c'est Osiris:
et en la terre, és vents, en l'eau, et au ciel, et aux
astres, ce qui est ordonné, arresté et bien
disposé en temperature, saisons et revolutions, cela
s'appelle decoulement ou defluxion d'Osiris, et l'image apparent
d'iceluy: au contraire la partie de l'ame passionnee, violente,
deraisonnable, folle, est Typhon: et du corps ce qui est debile,
indispos et maladif, qui est turbulent par temps obscur, mauvais
air, obscurcissement de Soleil, privation de Lune, devoyements hors
du cours naturel, disparition: toutes ces choses-là sont
Typhons, comme l'interpretation mesme du mot Aegyptien le signifie,
car ils appellent Typhon Seth, qui vaut autant à dire comme
supplantant, dominant, forceant. Il signifie aussi bien souvent
retour, et quelquefois aussi sursault et supplantation: et disent
aucuns que l'un des familiers amis de Typhon, s'appelloit Bebaeon:
et Manethus arriere dit, que Typhone s'appelle aussi Bebon, qui
signifie empeschement et retention, comme estant la puissance de
Typhon qui arreste et empesche les affaires qui sont bien acheminez,
<p 329r>et qui vont ainsi qu'il appartient. Voyla pourquoy
des bestes privees ils luy dedient et attribuent la plus grossiere
et la plus lourde, qui est l'asne, et quant à l'asne nous en
avons parlé au paravant: et des sauvages celles qui sont les
plus cruelles, comme le crocodile et le cheval de riviere. En la
ville de Mercure ils monstrent l'image de Typhon, qui est un cheval
de riviere, sur lequel il y a un esparvier qui combat un serpent,
par le cheval representans Typhon, et par l'esparvier, la puissance
et l'authorité que Typhon aiant acquise par force, ne se
soucie pas d'estre souvent troublé, et de troubler aussi les
autres par malice: et pourtant faisans un sacrifice le
septiéme jour du mois de Tybi, lequel sacrifice ils appellent
la venue d'Isis du païs de la Phoenice, ils font sur les
gasteaux du sacrifice un cheval de riviere lié et
attaché. Et en la ville d'Apollo la coustume estoit, qu'il
falloit que chascun y mangeast du crocodile, et à certain
jour ils en font une grande chasse, où ils en tuent tant
qu'ils peuvent, et puis les jettent devant le temple. Ils disent que
Typhon estant devenu crocodile est eschappé à Orus,
attribuans toutes les mauvaises bestes, les dangereuses plantes, les
violentes passions, comme estans oeuvres ou parties, ou mouvements
de Typhon: au contraire ils peignent et representent Osiris par un
sceptre sur lequel il y a un oeil peint, entendans par l'oeil la
provoyance, et par le sceptre l'authorité et la puissance,
comme Homere appelle Jupiter, celuy qui est maistre et seigneur de
tout le monde, le souverain et le clair-voyant, nous donnant
à entendre par souverain sa supréme puissance, et par
clair-voyant sa sagesse et sa prudence. Ils le representent aussi
souvent par un esparvier, d'autant qu'il a la veuë claire et
aiguë à merveilles, et le vol merveilleusement viste et
leger, et se remplit moins de viande, et est moins sur sa bouche que
nul autre: et dit-on qu'en volant par dessus des corps morts non
ensepvelis, il leur jette de la terre sur les yeux: et quand il fond
sur la riviere pour boire, il dresse et herisse son pennache, puis
quand il a beu il le rabat de rechef, par où il appert qu'il
est sauve, et qu'il a eschappé le crocodile, car si le
crocodile le happe, son pennache luy demeure droit et herissé
comme il estoit. Mais par tout où l'image d'Osiris est en
forme d'homme, ils le peignent avec le membre viril droict, pour
figurer sa vertu d'engendrer et de nourrir: et l'habillement qui
revest ses images, est tout reluysant comme feu, reputans le feu
estre le corps de la puissance du bien, comme matiere visible d'une
substance spirituelle et intellective. Voyla pourquoy il ne fault
pas s'arrester au propos de ceux qui attribuent la sph@ere du Soleil
à Typhon, attendu que jamais à luy ne s'attribue rien
qui soit luysant, ny salutaire, ny disposition, generation ou
mouvement qui soit faitte par mesure ny avec raison, mais si en
l'air ou en la terre il se faict quelque emotion de vents ou d'eaux
hors de saison, quand la cause primitive d'une desordonnee et
indeterminee puissance vient à esteindre les vapeurs. Et puis
és sacrez hymnes d'Osiris ils reclament et invoquent celuy
qui repose entre les bras du Soleil: et le trentiéme jour du
mois Epiphi ils solennisent la feste des yeux d'Orus, lors que le
Soleil et la Lune sont en une mesme droicte ligne, comme estimans
non seulement la Lune, mais aussi le Soleil, estre l'oeil et la
lumiere d'Orus: et le vingt et huictiéme du mois de Phaophi,
ils solennisent une autre feste qu'ils appellent le baston du
Soleil, qui est apres l'equinocce de l'automne, donnant couvertement
à entendre, que le Soleil a besoing d'un soustien, d'un
appuy, et d'un renfort, d'autant que sa chaleur commance à
diminuer, et sa lumiere aussi s'enclinant et s'esloignant
obliquement de nous: d'avantage ils portent alentour du temple sept
fois une vache environ le solstice d'hyver, et ceste procession
s'appelle le recerchement d'Osiris ou la revolution du Soleil, comme
desirant lors la Deesse les eaux de l'hyver: et font autant de
tours, pour autant que le cours du Soleil depuis le solstice de
l'hyver jusques à celuy de l'esté se fait au
septiéme mois. On dit aussi que Orus, le fils d'Isis, fut le
premier qui sacrifia au Soleil le quatriéme jour du mois,
ainsi <p 329v>qu'il est escrit au livre de la
nativité d'Orus, combien que à chasque jour ils
offrent par trois fois du parfum au Soleil: la premiere fois environ
le Soleil levant, de Resine: la seconde fois sur le midy, de Myrrhe:
et environ le coucher du Soleil, d'une composition qu'ils nomment
Kyphi: l'interpretation et signifiance desquels parfums je
declareray cy apres: mais ils pensent reverer et honorer le Soleil
par tout cela. Et qu'est-il besoing de ramasser beaucoup de telles
choses, attendu qu'il y en a qui tout ouvertement maintienent
qu'Osiris est le Soleil, et que les Grecs l'appellent Sirius, mais
que l'article que les Aegyptiens ont mis devant, a fait que lon ne
s'en est pas apperçeu: et que Isis n'est autre chose que la
Lune, et que de ses images celles à qui lon donne des cornes
ne representent autre chose que le croissant: et ceulx qui la
vestent de noir, signifient les jours qu'elle se cache, ou qu'elle
s'obscurcit, esquels elle court apres le Soleil: c'est pourquoy en
leurs amourettes ils reclament la Lune: et Eudoxus mesme dit, que
Isis preside, regit et gouverne les amours: et en tout cela encore
y a-il quelque verisimilitude: mais de dire que Typhon soit le
Soleil, il n'y fault pas seulement prester l'oreille. Et à
tant reprenons de rechef nostre premier propos. Car Isis est la
partie feminine de la nature apte à recevoir toute
generation, pour laquelle occasion elle est appellee de Platon
nourrice et tout recevant, et par plusieurs est surnommee
Myrionymos, c'est à dire aiant noms infinis, d'autant qu'elle
reçoit toutes especes et toutes formes, selon qu'il plaist
à la premiere raison de la tourner; mais elle a en elle un
amour naturellement imprimé de ce premier et principal estre,
qui n'est autre chose que le bien souverain, et le poursuit et
desire: et au contraire elle fuit et repoulse la partie du mal, bien
qu'elle soit la matiere et la place idoine et capable de recevoir
l'une et l'autre: mais de soymesme elle incline tousjours plus tost
au bien, et se baille plus tost à engendrer et à semer
en elle des semblances et decoulements, car elle prent plaisir et se
resjouit quand elle est engrossie du bien, et qu'elle en peult
enfanter: car cela est une representation et description de
substance engendree en la matiere, et n'est cela qu'une figuration
et imitation de ce qui est. Voyla pourquoy ce n'est point hors de
propos qu'ils feignent que l'ame d'Osiris soit eternelle et
immortelle, et que Typhon en deschire bien souvent et perd le corps,
et que Isis, errant çà et là, le va cerchant,
et rassemblant les pieces: car ce qui est bon et spirituel,
consequemment n'est point aucunement subject à mutation ou
alteration, mais ce qui est sensible et materiel, il moule plusieurs
images, et reçoit plusieurs raisons et plusieurs similitudes,
ne plus ne moins que les seaux et figures qui s'impriment en cire ne
demeurent pas tousjours, ains sont subjectes à changement,
alteration, et à trouble, lequel a esté chassé
de la superieure region celeste, et envoyé en bas, où
il combat alencontre d'Orus, que Isis engendre sensible, estant
l'image du monde spirituel et intellectuel. C'est pourquoy on dit
que Typhon l'accusa de bastardise, comme n'estant pas pur et
sincere, comme est son pere, le discours de l'entendement, qui est
simple non meslé d'aucune passion, ains est cestuy-cy
abastardy et adulteré, à cause qu'il est corporel:
à la fin demeurent les victoires à Mercure, qui est le
discours de la raison, qui nous tesmoigne et nous monstre que la
nature a produit ce monde materiel à la forme du spirituel et
intellectuel. Car la naissance d'Apollo, qui fut engendré
d'Isis et d'Osiris lors que les Dieux estoient encore dedans le
ventre de Rhea, signifie couvertement que devant que ce monde fust
manifestement mis en evidence, et que la matiere de la raison fust
parachevee, qui par nature estoit convaincue d'estre imparfaitte, la
premiere generation estoit desja faitte: et c'est ce qu'ils
appellent l'ancien Orus, car ce n'estoit pas encore le monde, mais
une image et un desseing d'iceluy entendement: mais cestuy est
l'Orus determiné, definy et parfaict, qui ne tua pas du tout
entierement Typhon, ains luy osta la force et la puissance de
pouvoir plus rien faire. D'où <p 330r>vient qu'en la
ville de Coptus on dit que l'image de Orus tenoit en l'une de ses
mains le membre viril de Typhon, et feint-on aussi, que Mercure luy
osta ses nerfs, dont il feit des chordes à sa lyre: nous
enseignans par cela, que la raison a mis d'accord tout ce qui au
paravant estoit en discord: et ne tollit pas du tout entierement la
puissance de perdre et de corrompre, ains la remplit et parfait:
dont procede qu'elle est foible et debile, se meslant et attachant
aux parties subjectes à mutation et alteration de
tremblements et de concussions en la terre et de grandes ardeurs et
vents extraordinaires et excessifs, et aussi de fouldres, tonnerres
et esclairs qu'elle produit en l'air, et empoisonne de pestilence
les eaux et les vents de l'air, s'estendant et elevant la teste
jusques au ciel de la Lune, obscurcissant et noircissant bien
souvent ce qui de nature est clair et luysant: comme les Aegyptiens
cuident, et disent que Typhon tantost a donné un coup sur
l'oeil à Orus, et tantost luy a arraché, et l'a
avallé, et puis l'a rendu au Soleil: car par le coup ils
entendent couvertement le decours de la Lune, qui se fait par
chasque moys: et par la privation totale de l'oeil, l'eclipse et
default de la Lune: à laquelle le Soleil remedie, en la
reilluminant aussi tost comme elle est sortie de l'ombre de la
terre. Mais la principale et divine nature est composee de trois
choses, de l'entendement, et de la matiere, et du composé de
ces deux choses, que nous appellons le monde. Or Platon appelle
ceste intellectuelle, l'idee, le patron et le pere: la matiere il la
nomme la mere, la nourrice, et le fondement et la place de la
generation: ce qui est produit de ces deux, il a accoustumé
de l'apeller l'engendré et l'enfanté. Et pourroit-on
à bon droict conjecturer, que les Aegyptiens auroient voulu
comparer la nature de l'univers au triangle, qui est le plus beau de
tous, duquel mesme il semble que Platon és livres de la
Republique use à ce propos, en composant une figure nuptiale:
et est ce triangle de ceste sorte, que le costé qui faict
l'angle droict est de trois, la base de quatre, et la
troisiéme ligne, qu'on appelle soubtendue, est de cinq, qui
a autant de puissance comme les deux autres qui font l'angle droict:
ainsi fault comparer la ligne qui tombe sur la base à plomb
au masle, la base à la femelle, et la soubtendue à ce
qui naist des deux: et Osiris au principe, Isis à ce qui le
reçoit, et Orus au composé des deux: car le nombre
ternaire est le premier non pair, et parfaict, le quatre est nombre
quarré, composé du premier nombre pair, qui est deux:
et cinq ressemble partie à son pere et partie à sa
mere, estant composé du deux et du trois: et si semble que ce
mot de Pan, qui est l'univers et le monde, soit derivé de
Penté, qui signifie cinq: et si Pembasasthai signifioit
anciennement nombrer: [...]. qui plus est, le cinq en soy
multiplié fait un quarré, qui est vingtcinq, autant
comme les Aegyptiens ont de lettres en leur Alphabet, et autant
comme Apis vescut d'annees. Ils ont doncques accoustumé
d'appeller Orus Kaemin, qui vault autant à dire comme, veu,
pour ce que ce monde est sensible et visible: et Isis aucunefois
s'appelle Mouth, et quelquefois Athyri ou Methyer, et entendent par
le premier Mere, et par le second la belle maison d'Orus, comme
Platon l'appelle, le lieu de generation, et recevant: le
troisiéme est composé de plein et de cause, car la
matiere est plein du monde, estant mariee au premier principe bon,
pur et bien orné: et pourroit sembler que le poëte
Hesiode, disant que toutes choses au commancement estoient le Chaos,
la Terre, le Tartare et l'Amour, se fondoit sur mesmes principes qui
sont signifiez par ces noms-là, et qu'il entend par la terre
Isis, par l'amour Osiris, et par le tartare Typhon, car par le Chaos
il semble qu'il veuille entendre quelque place et quelque endroit du
monde: et semble que les affaires mesmes appellent aucunement la
fable de Platon, que Socrates recite au livre du convive, là
où il expose la generation de l'Amour, disant que
Penía, c'est à dire pauvreté, desirant avoir
des enfans, s'alla coucher au long de Porus, c'est à dire
richesse, qui dormoit, et qu'aiant esté engrossie de luy,
elle enfanta Amour, <p 330v>qui de sa nature est
meslé et divers en toutes sortes, comme celuy qui est
né d'un pere bon sage, et aiant tout ce qui luy fait besoing,
et d'une mere pauvre, indigente, et qui pour son indigence
appéte autruy, et est tousjours apres à le cercher et
requerir: car Porus n'est autre chose que le premier aimable,
desirable, parfaict, et n'aiant besoing de rien: et appelle
Penía la matiere, qui de soy-mesme est tousjours indigente du
bien, par lequel elle est remplie, et qu'elle desire et participe
tousjours: et celuy qui est engendré d'eulx Orus (c'est le
monde) n'est point immortel, ny impassible, ny incorruptible, ains
tousjours engendrant tasche à faire par vicissitude de
mutations, et par revolution de passion de demourer tousjours jeune,
comme si jamais ne devoit perir. Or se fault-il servir des fables,
non comme de propos qui realement subsistent, ains en prendre ce qui
par similitude convient à chascun. Quand doncques nous disons
la matiere, il ne fault pas en le referant aux opinions de je ne
sçay quels philosophes, estimer que ce soit un corps sans
ame, sans qualité, qui demeure quant à soy oysif, sans
action quelconque: car nous appellons l'huile la matiere d'un
parfum, et l'or la matiere d'une statue d'or, combien qu'ils ne
soient pas de tout poinct hors de toute similitude: aussi disons
nous que l'ame mesme et l'entendement de l'homme est la matiere de
la vertu et de la science, et les baillons à former, dresser,
et accoustrer par la raison, et y en a eu quelques uns qui ont dit,
que l'entendement estoit le propre lieu des especes, et le moule des
choses intelligibles. Comme aussi y a il quelques naturels qui
tienent, que la semence de la femme n'a point de force de principe
constituant en la generation de l'homme, et ne sert que de matiere
et de nourriture seulement: suyvant lesquels il fault aussi
entendre, que ceste Deesse aiant fruition du premier Dieu, et le
hantant continuellement pour l'amour des biens et vertus qui sont en
luy, ne luy resiste point, ains l'aime comme son mary juste et
legitime: comme nous disons que une honneste femme qui jouit
ordinairement de son mary, ne laisse pas pour cela de l'aimer et
desirer, aussi ne laisse elle pas à estre enamouree de luy,
bien qu'elle soit tousjours avec luy, et qu'elle soit remplie de ses
principales et plus sinceres parties: mais là où
Typhon sur la fin y survient, elle s'en fasche et s'en contriste, et
pour ce dit-on qu'elle en deméne deuil, et qu'elle recerche
quelques reliques et quelques pieces d'Osiris, lesquelles, quand
elle en peut trouver, elle reçoit et recueille soigneusement,
et les cache diligemment, comme derechef elle en monstre et en
produit d'autres d'elle mesme: car les raisons, les Idees, et les
influences de Dieu qui sont au ciel et aux estoilles, y demourent
quant à cela: mais celles qui sont semees parmy les corps
sensibles et passibles en la terre et en la mer, et sont attachees
aux plantes et aux animaux, y estans amorties, et ensepvelies, se
resveillent et resuscitent aucunefois par generation. Voyla pourquoy
la fable dit, que Typhon concha avec Nephthys, et que Osiris aussi
à la desrobee eut sa compagnie, car la puissance de perdre et
amortir occupe principalement les dernieres parties de la matiere,
que lon appelle Nephthys et mort, et la vertu generative et
conservatrice y donne bien peu de semence foible et debile, estant
perdue et amortie par Typhon, sinon en tant que Isis la recueillant
la conserve et la nourrit et maintient: mais universellement cestuy-
cy vault mieulx, comme Platon et Aristote sont d'opinion, et la
puissance naturelle d'engendrer et de conserver se meut devers luy,
comme devers l'estre, et celle de perdre et de gaster arriere de
luy, vers le non estre: c'est pourquoy ils appellent l'un Isis, qui
est un mouvement animé et sage, estant le mot derivé
de Iesthai, qui signifie mouvoir par certaine science et raison, car
ce n'est point un mot barbaresque. Mais ainsi que le nom general de
tous Dieux et de toutes Deesses, qui est Theos, est dit, ou de
Theaton, ou de Theon, dont l'un signifie visible, et l'autre
courant: aussi et nous, et les Aegyptiens, avons appellé
ceste Deesse Isis, et de la science ensemble et du mouvement: ainsi
dit Platon que <p 331r>les anciens qui l'ont appellee Isia,
ont voulu dire Osia, c'est à dire saincte, comme Noësis
et Phronesis, qui sont mouvemens de l'entendement et du jugement: et
ont aussi imposé ce mot Syniénai à signifier
ceux qui ont trouvé et qui voyent à descouvert le bien
et la vertu: comme aussi ils ont ignominieusement denommé de
noms contraires les choses qui empeschent, gardent et arrestent le
cours des choses naturelles, et ne les laissent aller, en les
nommant Kakía vice, Aporía indigence, Dilía
lascheté, Anía douleur, comme gardant, Iénai ou
Iesthai, c'est à dire, d'aller en avant. Quant à
Osiris c'est un nom composé de Osios et Ieros, c'est à
dire sainct et sacré: car c'est la raison ou Idee commune des
choses qui sont au ciel, et en bas, dont les anciens avoient
accoustumé de nommer les unes sainctes, et les autres
sacrees: et la raison qui monstre les choses celestes, et le cours
des choses qui se meuvent la-sus, s'appelle Anubis, et quelquefois
Hermanubis, l'un comme convenable à celles de la-sus, et
l'autre à celles de ça-bas: pourtant sacrifient-ils
à l'un un coq blanc, et à l'autre un jaune, pour ce
qu'ils estiment les choses de la-sus pures, simples et luisantes, et
celles de ça-bas meslees et de diverses couleurs: et ne se
faut pas esmerveiller si lon a desguisé les termes à
la façon des mots Grecs, car il y en a infinis autres qui ont
esté transportez de la Grece avec les hommes qui en sont
autrefois sortis, et y demeurent encore jusques aujourd'huy, comme
estrangers, hors de leurs païs: entre lesquels il y en a aucuns
qui sont cause de faire calomnier les poëtes, qui les
rappellent en usage, comme s'ils parloient barbaresquement, par ceux
qui appellent telles dictions poëtiques, et obscures, glottas,
qui est à dire langues: mais és livres que lon appelle
de Mercure, on dit qu'il y a escript touchant les noms sacrez, que
la puissance ordonnee sur la revolution du Soleil, les Aegyptiens
l'appellent Orus, et les Grecs Apollon, et celle qui est ordonnee
sur le vent, aucuns l'appellent Osiris, les autres Sarapis, les
autres en Aegyptien Sothi, qui signifie estre grosse ou
engrossement: d'où vient que par un peu de la depravation de
langage l'estoille Caniculaire a esté nommee Kyon, qui vaut
autant à dire comme chien, Caniculaire, laquelle on estime
propre à Isis: bien sçay-je qu'il ne faut point
estriver touchant les noms, toutefois je cederois plus tost aux
Aegyptiens de ce mot Sarapis que de Osiris: celuy-là est
estranger, et cestui-cy Grec, mais l'un et l'autre signifie une
mesme puissance de la divinité. A quoy se rapporte le langage
des Aegyptiens, car bien souvent ils appellent Isis du nom de
Minerve, qui signifie en leur langue autant comme, Je suis venu de
moy-mesme: qui monstre et donne à entendre un volontaire
mouvement: et Typhon, comme nous avons dit, se nomme Seth, Bebon, et
Smy, tous lesquels noms signifient un arrest violént, et
empeschant une contrarieté, et un devoyement et
destournement. D'avantage ils appellent la pierre de l'aimant l'os
de Orus, et le fer l'os de Typhon, ainsi que l'escrit Manethus: car
ainsi comme le fer semble quelquefois suivre, et se laisser tirer
à l'aimant, et bien souvent aussi se retourne et repoulse
alencontre: aussi le bon et salutaire mouvement qui à la
raison du monde convertit et amene à soy, et adoucit par
remonstrances de bonnes paroles celle dureté de Typhon, mais
aussi quelquefois elle rentre en soy-mesme, et se cache et profonde
en impossibilité. D'avantage Manethus dit, que les Aegyptiens
feignent de Jupiter, que ses deux cuisses se prirent et unirent
tellement ensemble, qu'il ne pouvoit plus marcher, en sorte que de
honte il se tenoit en solitude, mais que Isis les luy coupa et les
divisa d'ensemble, tellement qu'elle le feit marcher droit à
son aise. Laquelle fable donne couvertement à entendre que
l'entendement et la raison de Dieu marchent invisiblement, et
secrettement procedent à generation par mouvement: ce que
monstre et donne taisiblement à entendre le Seistre, qui est
la cresserelle d'@erain, dont on use és sacrifices d'Isis,
qu'il faut que les choses se secouënt, et ne cessent jamais de
se remuer, et quasi s'esveillent et se croulent, comme si elles
s'endormoient ou languissoient: car ils disent
<p 331v>qu'ils destournent et repoulsent Typhon, avec ses
Seistres, entendans que la corruption liant et arrestant la nature,
le mouvement de rechef la deslie, reléve et remet sus par la
generation. Et ceste cresserelle estant ronde par dessus sa
curvature contient quatre choses qui se secouent: car la portion du
monde qui naist ou qui meurt, c'est à dire subjecte à
corruption et alteration, est contenue par la sph@ere de la Lune, au
dedans de laquelle toutes choses s'esmeuvent et se changent par les
quatre elemens, du feu, de la terre, de l'eau, et de l'air: et sur
la rondeur du Seistre au plus haut ils y engravent la figure d'une
chatte, aiant la teste d'un homme, et au dessoubs des choses que lon
secouë: quelquefois ils y engravent le visage d'Isis, et
quelquefois celuy de Nephthys, signifians par ces deux faces la
naissance et la mort, car ce sont les mutations et motions des
elemens: et par la chatte ils entendent la Lune, à cause de
la varieté de sa peau, qu'elle besongne la nuict, et qu'elle
porte beaucoup: car on dit qu'elle porte premierement un chatton
à la premiere portee, puis à la seconde deux, à
la troisiéme trois, et puis quatre, et puis cinq, jusques
à sept fois, tant qu'elle en porte en toute vingthuict,
autant comme il y a de jours de la Lune: ce qui à l'adventure
est fabuleux, mais bien est veritable se remplissent et
s'eslargissent en la pleine Lune, et au contraire s'estroississent
et se diminuent au decours d'icelle: et quant au visage d'homme
qu'ils luy baillent, ils entendent par là la subtilité
ingenieuse et de grand discours des mutations de la Lune. Et pour
estraindre tout ce propos en peu de paroles, la raison veut que nous
n'estimions point, ny que le Soleil, ny l'eau, ny que la terre, ny
le ciel, soient Isis ou Osiris, ny semblablement aussi que la
seicheresse, l'ardeur excessive de chaleur, ny le feu, ny la mer,
soient Typhon, mais simplement tout ce qui est en telles choses
demesuré, inconstant, desordonné, tant en exces qu'en
defaut, il le faut attribuer à Typhon: et au contraire tout
ce qu'il y a de bien disposé, bien ordonné, de bon et
de profitable, il nous faut croire que c'est oeuvre d'Isis, et
l'image, l'exemple et la raison d'Osiris: et en l'honorant et
adorant de ceste sorte, nous ne pecherons point, et qui plus est
nous osterons toute la deffiance et doute d'Eudoxus, qui demande
pourquoy c'est que Ceres n'a aucune part de la superintendance des
amours, et qu'on la donne toute à Isis, et pourquoy Bacchus
ne peut ny augmenter et croistre le Nil, ny commander aux morts: car
pour en dire une raison generale et commune, nous estimons que ces
Dieux-là ont esté ordonnez pour la portion du bien, et
que tout ce qu'il y a en la nature de beau ou de bon est par la
grace et par le moyen de ces Deitez-là, l'un qui en donne les
premiers principes, et l'autre qui les reçoit et qui demeure
perseverante. Et par mesme moyen satisferons à la commune et
aux mechaniques, qui se delectent en des changemens des saisons de
l'annee, ou bien de la procreation, semailles et labourages des
fruicts, qui approprient et acommodent les propos de ces Dieux-
là, à ce en quoy ils prennent plaisir, disans que lon
ensepvelit Osiris, quand on couvre la semence dedans la terre, et
que de rechef il resuscite et retourne en vie, quand il commance
à germer: et que c'est pour ce que lon dit, que quand Isis se
sentit enceinte elle s'attacha au col un preservatif le
sixiéme jour du mois qu'ils appellent Phaophi, et qu'elle
enfanta Harpocrates environ le solstice de l'hyver, n'estant pas
encore à terme avec les premieres fleurs et premiers germes:
voyla pourquoy on luy offre les premices des lentilles, et
solennise-lon les jours feriaux de ses couches apres l'equinocce de
la prime-vere. Car quand les hommes populaires entendent cela, ils
y prennent plaisir et le croyent, prenans la verisimilitude pour le
croire des choses ordinaires et qui nous sont tous les jours
à la main. Et n'y a point d'inconvenient premierement qu'ils
nous facent les Dieux communs, et non pas propres et particuliers
aux Aegyptiens, et qu'ils ne comprennent pas seulement le Nil et la
terre que le Nil arrose, soubs ces noms-là, ny en nommant
leurs lacs, leurs alisiers, et la nativité des Dieux,
<p 332r>ils ne privent pas les autres hommes qui n'ont point
de Nil, ny de Butus, ny de Memphis, et neantmoins recognoissent et
ont en veneration la Deesse Isis, et les Dieux qui l'accompaignent,
desquels ils ont depuis nagueres appris à nommer aucuns des
noms mesmes des Aegyptiens: mais de tout temps ils ont eu la
cognoissance de leur vertu et puissance, et à raison de ce
les ont adorez. Et secondement, qui est bien plus grande chose,
à fin qu'ils craignent et se donnent bien garde de dissouldre
et defiler, sans y penser, les divinitez en des rivieres, des vents,
des labourages, et autres alterations de la terre, mutations de
saisons et qualitez de l'air, comme font ceux qui tienent que
Bacchus soit le vin, Vulcain soit la flamme, et Proserpine, comme
dit Cleanthes en un passage, soit l'esprit qui penetre dedans les
fruict de la terre, et comme un poëte dit touchant les
moissonneurs,
Lors qu'à Ceres les jeunes jouvenceaux
Vont decoupant les membres à faisceaux.
Car ceux-là ressemblent proprement à ceux qui cuident
que les voiles, les chables et cordages, ou l'ancre, soient le
pilote: et que les filets, la trame et l'estaim, et la navette,
soient le tisserand: et que le gobelet, la ptisanne, ou l'hydromel,
soient le medecin: mais en ce faisant ils s'impriment de mauvaises
et blasphemes opinions alencontre des Dieux, en donnant des noms des
Dieux à des natures et des choses insensibles, inanimees et
corruptibles, dont ils se servent necessairement, et ne s'en
sçauroient passer. Car il ne faut pas entendre que ces
choses-là elles mesmes soient Dieux, pour ce que rien ne peut
estre Dieu qui n'a point d'ame, ne qui soit subject, ny soubs la
main à l'homme, mais par ces choses-là nous avons
cogneu que ce sont les Dieux qui les nous donnent perdurables, et
qui nous les prestent pour nous en servir, non qu'ils soient autres
en un païs, et autres en un autre, ne qu'ils soient Grecs, ou
estrangers barbares, ny Septentrionaux et Meridionaux, ains comme le
Soleil, et la Lune, le ciel, et la terre, et la mer, sont communs
à tous, mais ils sont appellez de divers noms en divers
lieux: ainsi d'une mesme intelligence qui ordonne tout le monde, et
d'une mesme providence qui a soing de le gouverner, et des
puissances ministeriales sur tout ordonnees, autres noms et autres
honneurs selon la diversité des loix ont esté donnees,
et usent les presbtres de marques et mysteres, aucuns plus obscurs,
autres plus clers, pour conduire nostre entendement à la
cognoissance de la divinité: non sans peril toutefois, par ce
que les uns aiants failly le droit chemin sont tombez en
superstition, et les autres fuyans la superstition, comme si
c'estoit un marets, ne se donnent de garde qu'ils tombent dedans le
precipice d'impieté. Et pourtant faut-il en cela prendre la
raison de la philosophie, qui nous guide en ces sainctes
contemplations, pour dignement et religieusement penser de chasque
chose qui s'y dit et qui s'y fait, à fin qu'il ne nous
adviene comme à Theodorus, qui disoit que la doctrine qu'il
tendoit de la main droitte, aucuns de ses auditeurs la prenoient et
recevoient de la main gauche: aussi que prenans en autre sens et en
autre part qu'il ne convient, ce que les loix ont ordonné
touchant les festes et les sacrifices, nous ne faillions lourdement:
car que toutes choses se doivent en cela rapporter à la
raison, on le peut veoir et cognoistre par eux-mesmes, car le dix-
neufiéme jour du premier mois faisans feste à Mercure,
ils mangent du miel et des figues, et disent en les mangeant,
«C'est une chose doulce que la verité.» Et quant au
preservatif qu'ils feignent que Isis prit en sa groisse, on
l'interprete, voix veritable: et quant à Harpocrates, il ne
faut point penser que ce soit un Dieu jeune, et non encore d'aage
parfait, ny aussi aucun homme, ains que c'est le superintendant et
correcteur du langage que doivent les hommes tenir des Dieux, estant
encore jeune, imparfaict, et non bien articulé: c'est
pourquoy il tient un anneau au devant de sa bouche, qui est le signe
et la marque de taciturnité et de silence. Et au mois de
Mesori, luy apportans <p 332v>des legumages, ils disent,
«La langue est fortune, la langue est d@emon.» Et de
toutes les plantes qui sont en Aegypte, on tient que le Pescher luy
et consacré plus que nul autre, pour ce que son fruict
resemble à un coeur, et sa feuille à une langue: car
de toutes les choses qui sont naturellement en l'homme, il n'y en a
pas une qui soit plus divine que le langage, et le parler, mesmement
des Dieux, ne qui le face plus approcher de sa beatitude: c'est
pourquoy je conseille à tout homme qui vient par deça
à l'oracle, de sainctement penser, et honnestement parler:
là où plusieurs és processions et festes
publiques font toutes choses dignes de mocquerie: et combien que lon
y face crier par voix des Huissiers et Heraults, que lon se taise et
se tiene de mal parler, ils ne laissent pas de cacqueter des Dieux,
et de penser les plus deshonnestes choses du monde. Comment doncques
est-ce que lon se comportera és sacrifices tristes, et
sentans leur deuil, où il est prohibé de rire, s'il
n'est licite ny de laisser et omettre rien des cerimonies
accoustumees, ny de mesler les opinions des Dieux, ny les brouiller
et confondre de suspicions faulses? Les Grecs en font de presque
semblables, et presque en un mesme temps que les Aegyptiens: car en
la feste des Thesmophories à Athenes, les femmes jeunent
assises sur la terre, et les Boeotiens remuent les maison d'Achaia,
qu'ils appellent Ceres, nommans ceste feste-là odieuse, comme
si Ceres estoit en tristesse pour la descente de sa fille aux
enfers: et est ce mois-là, celuy auquel apparoissent les
Pleiades, et que lon commance à semer, que les Aegyptiens
appellent Athyr, et les Atheniens Pyanepsion, et les Boeotiens le
nomment Damatrien, comme qui diroit Cereal. Et Theopompus escrit,
que ceux qui habitent vers l'Occident estiment et appellent l'hyver
Saturne, l'esté Venus, la prime-vere Proserpine, que de
Saturne et de Venus toutes choses ont esté engendrees. Et les
Phrygiens cuidans que Dieu dorme l'hyver, et que l'esté il
veille, ils celebrent en une saison la feste du dormir, et à
l'autre du resveil de Dieu: mais les Paphlagoniens disent qu'il est
retenu prisonnier, et qu'il est lié en hyver, et que à
la prime-vere il est deslié, et commance à se mouvoir:
et nous donne la saison occasion de souspeçonner, que la
triste chere qu'ils font c'est pour ce que les fruicts sont cachez:
lesquels fruicts les anciens jadies n'estimoient pas estre Dieux,
ains des dons utiles et necessaires pour vivre civilement, et non
sauvagement et bestialement: mais en la saison qu'ils voyoient les
fruicts des arbres disparoir et defaillir totalement, et ceux qu'ils
avoient eux-mesmes semez, ils les remettoient encore en terre, en
fendant la terre bien petitement et bien maigrement avec leurs
propres mains, sans autrement estre asseurez de ce qui en devoit
succeder et venir à perfection: ils faisoient beaucoup de
choses semblables à ceux qui inhument les corps en terre, et
qui portent le deuil. Et puis ainsi que nous disons que celuy qui
achette les livres de Platon achette Platon, et disons que celuy
jouë Menander qui jouë les com@edies de Menander: aussi
eux ne faignoient point d'appeller des noms des Dieux les dons ou
les inventions d'iceux, en les honorant et reverant pour le besoing
qu'ils en avoient. Mais les survivans prenans cela lourdement, et le
retournans ignorantement, attribuoient aux Dieux mesmes les
accidents de leurs fruicts: et non seulement appelloient la presence
des fruicts, la naissance des Dieux: et l'absence, les trespas
d'iceux: mais aussi le croyoient et le tenoient ainsi: tellement
qu'ils se sont remplis eux-mesmes de plusieurs mauvaises et confuses
opinions des Dieux: encore qu'ils eussent la faulseté et
absurdité de leurs opinions toute evidente devant leurs yeux,
non seulement Xenophanes le Colophonien, et autres qui ont depuis
admonesté les Aegyptiens s'ils les estimoient Dieux, qu'ils
ne les lamentassent point: et s'ils les lamentoient, qu'ils ne les
estimassent point Dieux: mais aussi que c'estoit une vraye
mocquerie, en les lamentant les prier de leur ramener de rechef de
nouveaux fruicts, et les faire venir à maturité,
à fin que de rechef ils les consumassent, et de rechef les
plorassent et <p 333r>lamentassent. Mais cela ne va pas
ainsi, car ils plorent et lamentent leurs fruicts qu'ils ont
consumez, et prient les autheurs et donateurs d'iceux, de leur en
donner et faire croistre de rechef d'autres nouveaux, au lieu de
ceux qui sont faillis. Voyla pourquoy c'est que les Philosophes
disent tresbien, que ceux qui n'ont pas appris à bien prendre
les paroles, usent aussi mal des choses: comme, pour exemple, les
Grecs qui n'ont pas appris ny accoustumé d'appeller les
statues de bronze ou de pierre, et les images peinctes, statues et
images faittes à l'honneur des Dieux, mais Dieux mesmes: et
puis prennent la hardiesse de dire, que Lachares despouilla Pallas,
et Dionysius le tyran tondit Apollo, qui avoit une perruque d'or, et
Jupiter Capitolin durant les guerres civiles fut bruslé et
consumé par le feu: et ne se donnent pas garde en ce faisant,
qu'ils attirent et reçoivent de faulses opinions qui suivent
ces noms-là: mesmement les Aegyptiens entre toutes autres
nations, touchant les bestes qu'ils honorent. Car quant aux Grecs
ils disent bien en cela, et croyent que la Colombe est oyseau
sacré à Venus, le Dragon à Minerve, le corbeau
à Apollo, et le Chien à Diane, comme dit Euripide,
Diane qui chasse la nuict,
Le chien est son plaisant deduit.
Mais les Aegyptiens, au moins la plus part, entretenans et honorans
ces animaux-là, comme s'ils estoient Dieux eux-mesmes, ils
n'ont pas seulement remply de risee et de mocquerie leur service
divin, car cela est le moins de mal qui soit en leur ignorance et
sottise, mais il s'en engendre és coeurs des hommes une forte
opinion, qui attire les simples et infirmes en une pure
superstition, et jette les hommes aigus d'entendement ou audacieux
en pensemens bestiaux et pleins d'impieté: c'est pourquoy il
ne sera pas mal à propos de dire, en passant, de cela ce qui
en est plus vraysemblable. Car de penser que Typhon ait mué
les Dieux espouventez és corps de ces bestes-là, comme
se cachans dedans les corps des cigognes, des chiens, ou des
esparviers, cela surpasse toute monstruosité de fiction et de
fables: et semblablement de dire que les ames de ceux qui
trespassent, demeurans encore en estre, renaissent seulement
és corps de ces animaux-là, il est aussi hors de toute
verisimilitude: et quant à ceux qui en veulent rendre
quelques causes et raisons civiles, les uns disent que Osiris, en
son grand exercite, aiant departy sa puissance en plusieurs bandes
et compaignies, il leur donna à chascune, pour enseignes, des
figures d'animaux, desquels chascune bande depuis honora et eut en
veneration le sien, comme chose saincte. Les autres disent, que les
Roys successeurs d'Osiris, pour espouventer leurs ennemis, porterent
en battaille le devant de telles bestes faictes d'or et d'argent sur
leurs armes. Les autres alleguent, qu'il y eut quelque Roy
advisé et caut, qui cognoissant que les Aegyptiens de leur
nature estoient legers et prompts à se revolter, et à
emouvoir seditions, et que pour leur grande multitude ils seroient
mal-aisez à contenir et deffaire s'ils estoient bien
conseillez, et qu'ils s'entr'entendissent les uns avec les autres,
il sema parmy eux une eternelle superstition, laquelle leur seroit
occasion d'inimitié et dissension qui ne finiroit jamais
entry-eux: car leur aiant commandé de reverer des bestes qui
avoient naturelle inimitié et guerre continuelle les unes
contre les autres, voire qui s'entremangeoient les unes les autres,
chasque peuple voulant secourir les sienes, et se courrouceant quand
on leur faisoit desplaisir, ils ne se donnerent garde qu'ils se
tuerent eux-mesmes pour les inimities qui estoient entre les animaux
qu'ils adoroient, et qu'ils s'entre-haïrent mortellement les
uns les autres: car jusques aujourd'huy encore, il n'y a que les
Lycopolites qui mangent du mouton, pour ce que le loup, qu'ils
venerent comme un Dieu, est son ennemy: et jusques à nostre
temps les Oxyrinchites, pour autant que les Cynopolites, c'est
à dire, les habitans de la ville du Chien, mangent le
<p 333v>poisson qui se nomme Oxyrinchos, comme qui diroit
Bec-agu, quand ils peuvent attraper un chien ils le sacrifient,
comme une hostie, et le mangent: et pour ceste occasion aiants emeu
la guerre les uns contre les autres, ils s'entrefeirent beaucoup de
maux, et depuis en aiants esté chastiez par les Romains, ils
s'appointerent. Et pour autant que le vulgaire dit, que l'ame de
Typhon mesme fut decoupee en ces animaux-là, il sembleroit
que ceste fiction voudroit dire, que toute mauvaise, bestiale, et
sauvage nature, est et procede du mauvais D@emon, et que pour le
pacifier et addoucir qu'il ne leur face mal, ils honorent et
reverent ainsi ces bestes-là. Et si d'adventure il advient
une grande ardeur, et mauvaise seicheresse, qui cause des maladies
pestilentes, ou d'autres calamitez estranges et extraordinaires, les
presbtres amenent quelque une des bestes qu'ils servent et honorent
de nuict en tenebres, sans en faire bruit ny en rien dire, et la
menassent du commancement et luy font peur, puis si le mal continue
ils la sacrifient et la tuent, estimants que cela soit comme une
punition et chastiement du mauvais D@emon, ou quelque grande
purgation qui se fait pour notables inconveniens: car mesme en la
ville de Idithya, ainsi que Manethon recite, ils brusloient des
hommes vifs, et les appelloient les Typhoniens, et en passant par un
tamis les cendres, les dissipoient et semoient çà et
là, mais cela se faisoit publiquement et manifestement
à certain temps, et és jours qu'ils appelloient
Cynades: mais les immolations des bestes qu'ils avoient pour
sacrees, se faisoient secrettement, et non à certain temps ny
à jours prefix, ains selon les occurrences des inconveniens
qui advenoient: et pourtant le commun peuple n'en sçait ny
n'en voit rien, sinon quand ils les ont inhumees, et qu'en presence
de tout le peuple ils en monstrent quelques unes des autres, et les
jettent quant-et-quant, pensans que cela attriste en contr'eschange
Typhon, et reprime la joye qu'il a de mal faire. Car il semble que
Apis avec quelque peu d'autres animaulx, soit consacré
à Osiris, combien qu'ils luy en attribuent la plus part: et
si ce propos est veritable, je pense qu'il signifie ce que nous
cerchons, et ceux qui sont de tous confessez, et qui ont honneurs
communs, comme la cigogne, l'esparvier et le cynocephale, et Apis
mesme, car ainsi appellent-ils le bouc en la ville de Mendes. Il
reste doncques l'utilité et la marque significative, car les
uns participent de l'une des raisons, et les autres des autres: car
le boeuf, le mouton, et l'Ichneumon, il est certain qu'ils les
honorent pour l'itilité et pour le profit qu'ils en
reçoivent, comme les habitans de Lemnon honorent les
alouëttes, pour ce qu'elles trouvent les oeufs des sauterelles,
et les quassent: et les Thessaliens semblablement les cigognes, pour
autant que leurs terres aiants produit grand nombre de serpents, les
cigognes qui survindrent les feirent tous mourir, à raison
dequoy ils feirent un edict, que quiconque tueroit une Cigogne, il
seroit banny du païs. Et l'aspic, la belette, et l'escharbot,
d'autant qu'ils voyoient en eux ne sçay quelles petites
images reluire de la divinité, comme nous appercevons le
corps du Soleil en une goutte d'eau: car il y en a beaucoup qui
cuident encore, et le disent, que la belette s'accompagne avec son
masle, et qu'elle fait ses petits par la bouche: et disent que c'est
une figure et representation de la parole qui se forme et procede de
la bouche. Et quant aux escharbots ils tienent, qu'en toute leur
espece il n'y a point de femelle, et que tous les masles jettent
leur semence dedans une certain matiere qu'ils forment en
façon de boule, laquelle ils poulsent à reculons,
comme il semble que le Soleil tourne le ciel au contraire de luy,
qui a son mouvement de l'Occident en Orient: et l'Aspic pour ce
qu'il ne vieillit point, et qu'il se remue sans instruments de
mouvement avec une grande facilité, vistesse et soupplesse,
et pour ce l'ont ils comparé à l'astre du Soleil. Le
Crocodile mesme n'a point esté par eux honoré sans
quelque occasion vraysemblable, ains disent qu'il est en certaine
chose l'image de Dieu, car il est seul entre tous les animaux qui
n'a point de langue, à cause que la parole divine n'a point
besoing de voix ny de langue,
<p 334r> Ains cheminant par le sentier sans
bruit
De la justice, à droict le tout conduit.
Et dit-on que de toutes bestes qui vivent en l'eau, il n'y a que luy
seul qui ait sur les yeux une taye bien deliee et transparent, qu'il
fait descendre de son front, et en couvre ses yeux, tellement qu'il
voit sans estre veu, en quoy il est conforme au premier des Dieux:
et l'endroit où la femelle se descharge de son petit, c'est
le bout dernier de la croissance et regorgement du Nil, car ne
pouvans enfanter dedans l'eau, et craignans en accoucher loing,
elles presentent si exquisement et si parfaittement ce qui en doit
advenir, qu'elles se servent du Nil qui s'approche d'elles, quand
elles pondent leurs oeufs, et qu'elles les couvent, et neantmoins
maintienent et contregardent leurs oeufs secs, sans estre baignez de
la riviere: elles en pondent soixante, et les pondent en autant de
jours, et vivent autant d'annees ceulx qui vivent le plus
longuement, qui est le premier et principal nombre, duquel se
servent plus ceulx qui traittent des choses du ciel. Au demourant
quant aux animaux qui sont honorez pour toutes les deux causes, nous
avons ja au paravant parlé du chien, mais la cigogne noire,
oultre ce qu'elle tuë les petits serpenteaux, dont la morsure
est mortelle, elle est celle qui la premiere a enseigné
l'usage de la purgation et evacuation medicinale du clystere, par ce
que lon apperçoit qu'elle se lave, purge et nettoye elle
mesme de ceste sorte: et les plus experimentez et plus religieux des
presbtres, quand ils se veulent sanctifier, prennent de l'eau
où la cigogne a beu, pour s'en asperger, car elle ne boit
jamais eau corrompue ny empoisonnee, ny n'en reçoit point: et
de ses deux jambes eslargíes, et de son bec, elle fait un
triangle de costez egaulx: et d'avantage la diversité et
meslange des plumes blanches avec les noires, represente la Lune,
quand elle a passé le plein. Et ne se fault pas esmerveiller
si les Aegyptiens se sont contentez de si legeres et petites
similitudes avec les Dieux, car les Grecs mesmes, tant en peintures
que mouleures et sculptures, ont usé souvent de telles
conferences et similitudes: comme en la Candie il y avoit une statue
de Jupiter qui n'avoit point d'aureilles, pour ce que à celuy
qui est seigneur et maistre de tout il ne convient point estre
instruit ouir aucun: et à celle de Pallas, Phidias y adjousta
le dragon: et à l'image de Venus en la ville d'Elide, une
tortue, pour donner à entendre, que les filles ont besoing
d'estre soigneusement gardees, et les femmes mariees se doivent
tenir en la maison, et garder silence. Et le trident de Neptune
signifie le troisiéme lieu, que tient la mer apres le ciel et
l'air, et pour ceste mesme occasion ils appelloient la mer
Amphitrite, et les petites Dieux marins des Tritons. Et les
Pythagoriens ont bien honoré les nombres et les figures
geometriques de noms des Dieux, car le triangle à costez
egaulx, ils l'appelloient Pallas nee du cerveau de Jupiter, et
Tritogenia, pour autant qu'il se divise egalement avec trois lignes
droictes tirees à plomb, de chascun des angles: et Un, ils
l'appelloient Apollon,
Tant pour la grace à persuader vive,
Que la jeunesse en unité naifve:
et le Deux, contention et audace: et le Trois, justice: car offenser
et estre offensé, faire ou souffrir tort, se fait l'un par
exces, et l'autre par default, le juste demeure au milieu en
egalité: et le nombre qu'ils appelloient Tetractys, qui
estoit trent et six, c'estoit leur plus grand serment, comme il est
en la bouche d'un chascun: et s'appelle le monde composé des
quatre premiers nombres pairs, et des quatre premiers non pairs,
assemblez ensemble. Si donc les plus excellents et plus renommez
philosophes, aians apperçeu és choses qui n'ont ny
corps ny ame quelque marque et figure de la divinité, ont
estimé qu'il ne falloit en cela rien negliger ny despriser,
et passer sans honneur: encore estimé-je qu'il le faille
moins faire és natures qui ont sentiment, et qui sont
capables d'affections et de qualitez particulieres de doulceur de
m@eurs. Il se <p 334v>fault doncques contenter, non pas
d'honorer telles bestes, mais par elles la divinité qui
reluit en elles, comme en un plus clair et plus reluysant miroir qui
est selon nature, à fin que nous les reputions comme
instrument et artifice du Dieu qui regit et gouverne tout ce monde.
Et ne faut pas penser qu'aucune chose, n'aiant point d'ame ou point
de sentiment, puisse estre plus digne ny plus excellente que celle
qui a ame et qui a sentiment, non pas si long mettoit tout tant
qu'il y a d'or ny d'esmeraudes ensemble, car ce n'est point en
couleurs, ny en figures ou polissures, que la divinité
s'imprime, ains tout ce qui ne participe point de vie, ny ne fut
oncques de nature pour en participer, est de moindre et pire
condition que les morts mesmes: mais la nature qui vit et qui voit,
et qui en soy-mesme a le principe de mouvement et cognoissance de ce
qui luy est propre, et de ce qui luy est estranger, a tiré
quelque influence et quelque part et portion de la providence, par
laquelle cest univers est gouverné, comme dit Heraclitus. Et
pourtant la divinité n'est pas moins representee en telles
nature qu'en ouvrages faicts de bronze ou de pierre, lesquels sont
aussi bien subjects à corruption et alteration, mais par
nature ils sont privez de tout sentiment et de toute intelligence.
Voyla l'opinion que je treuve de toutes la meilleure, quant aux
animaux que lon honore. Au reste les habillements d'Isis sont de
differentes teintures et couleurs, car toute sa puissance gist et
s'employe en la matiere, laquelle reçoit toutes formes, et se
fait toutes sortes de choses, lumiere, tenebres, jour, nuict, feu,
eau, vie, mort, commancement, fin: mais ceulx d'Osiris n'ont aucun
umbrage, ny aucune varieté, ains sont d'une seule couleur
simple, à sçavoir de la couleur de la lumiere, car la
premiere cause et principe est toute simple, sans meslange
quelconque, estant spirituelle et intelligible: voyla pourquoy ils
ne monstrent que une seule fois ces habillements-là, et au
demourant les resserrent et les gardent estroictement, sans les
laisser voir ny toucher, là où au contraire ils usent
souvent de ceux d'Isis, pour ce que les choses sensibles sont en
usage, et les a lon tousjours entre les mains, et d'autant qu'elles
sont subjectes à plusieurs alterations, on les desploye et
regarde lon à plusieurs fois. Mais l'intelligence de ce qui
est spirituel et intellectuel, pur, et simple, et sainct, reluisant
comme un esclair, ne se donne à toucher et regarder à
l'ame que une seule fois. Voyla pourquoy Platon et Aristote
appellent ceste partie de la philosophie Epoptique, comme qui diroit
visive ou visible, pour ce que ceux qui ont passé avec le
discours de la raison toutes les matieres subjectes à
opinions meslees et variables, saultent finablement à la
contemplation de ce premier principe-là, simple et qui n'a
rien de materiel, et depuis qu'ils ont peu un peu attaindre la pure
verité d'iceluy, ils estiment que la philosophie achevee a
attainct le dernier but de sa perfection. Et ce que les presbtres
maintenant ont horreur de monstrer, et qu'ils tiennent couvert et
caché avec si grand soing et diligence, ne le monstrant
seulement que à cachettes en passant, que ce Dieu commande et
regne sur les trespassez, qui n'est autre Dieu que celuy qui
s'appelle Ades, en langage Grec, et Pluton: le commun peuple
n'entendant pas comment cela est vray, s'en trouble, trouvant cela
estrange que le sainct et sacré Osiris habite dedans la
terre, ou soubs la terre, là où sont cachez les corps
de ceulx que lon estime estre venus à leur fin. Mais luy au
contraire est bien loing de la terre, sans macule, sans tache ny
pollution quelconque, pur et net de toute substance qui peult
admettre aucune mort, ny aucune corruption. Mais les ames des
hommes, pendant qu'elles sont icy bas envelopees de corps et de
passions, ne peuvent avoir aucune participation de Dieu, sinon
d'autant qu'ils en peuvent attaindre de l'intelligence par l'estude
de la philosophie, comme un obscur songe: mais quand elles seront
delivrees de ces liens, et passees en ce lieu-là sainct,
où il n'y a passion aucune, ny force quelconque passible,
alors ce mesme Dieu est leur conducteur et leur roy, s'attachans le
plus qu'il leur est possible à luy, et contemplans
insatiablement, et desirans celle <p 335r>beauté
qu'il n'est possible de dire ny d'exprimer aux hommes, de laquelle,
selon les anciens contes, Isis fut jadis amoureuse, et l'aiant tant
poursuyvie qu'elle en jouit, elle fut depuis remplie de toutes les
choses belles et bonnes, qui peuvent estre engendrees en autruy.
Voyla donc comment il en va quant à cela, selon
l'interpretation qui est plus convenable aux hommes. Et s'il fault
aussi parler des parfums que lon y brusle par chascun jour, selon
que j'ay promis au paravant, il fault premierement supposer en son
entendement, que les hommes ont accoustumé d'avoir
principalement en singuliere recommandation les exercices qui
appartiennent à leur santé, mesmement és
cerimonies de leur service divin, en leurs sanctifications, et en
leur vivre ordinaire, où il n'y a pas moins d'esgard à
la santé qu'à la sancteté, car ils n'estiment
pas qu'il soit loysible ne bien seant de servir à l'essence
qui est toute pure, sans aucune tare ny pollution ou corruption
quelconque, avec des corps non plus que des ames gastez au dedans ou
subjects à des maladies. Et pour autant que l'air, duquel
nous usons le plus souvent, et dedans lequel nous sommes tousjours,
n'est pas tousjours en semblable disposition ny mesme temperature,
ains la nuict s'espessit, et comprime le corps, et fait retirer
l'ame en ne sçay quelle tristesse et soucieuse façon,
comme estant obscurcie de brouillats et appesantie, incontinent
qu'ils sont levez ils encensent et allument de la resine, pour
nettoyer et purifier l'air par ceste rarefaction et subtilisation,
en resveillant par mesme moyen les esprits qui en nos corps sont
comme languissans, et encore assopis, par la force de ceste odeur,
laquelle a je ne sçay quoy de vehement, et qui bat les sens.
Et puis sur le midy, sentans que le Soleil attire de la terre, par
son ardeur, grande quantité de vapeur forte, ils allument
alors de la myrrhe pour en parfumer l'air, car la chaleur de ce
parfum-là dissoult et dissipe ce qui est gros et espais et
limonneux en l'air: mesme en temps de pestilence les medecins
pensent y remedier en faisant de grands feus, aiants opinion que la
flamme subtilise et rarefie l'air, ce qu'elle fait encore mieulx
quand on y brusle des bois bien odorants, comme sont les cyprez, les
genévres, et les sapins. Voyla pourquoy lon dit que le
medecin Acron, du temps de la grande pestilence à Athenes,
acquit grande reputation de ce qu'il ordonna, que lon feist bon feu
aupres des malades de peste, car il en sauva par cela plusieurs:
Acron medecin fort ancien, devant Hippocrates, natif d'Agrigente
en Sicile, premier des Empiriques, fort recommandé par
Empedocles. et Aristote escrit, que les doulces senteurs et
bonnes odeurs des parfums, des fleurs, et des prairies, ne servent
pas moins à la santé, qu'au plaisir et à la
volupté, par ce qu'elles destrempent et dissoluent avec leur
chaleur et suavité la substance du cerveau, qui de sa nature
est froide, et comme figee: et puis les Aegyptiens appellent le
myrrhe Bal, qui signifie autant comme deschassement de resverie, ce
qui donne encore quelque confirmation à nostre dire. Et quant
au parfum qui s'appelle Cyphy, c'est une composition de seize
ingredients, où il entre du miel et du vin, des raisins de
cabas, et du sourcher, de la resine et de la myrrhe, de tribule et
de seseli, de jonc odorant, de bitume, de la mousse et du lacaphtum,
et oultre cela de deux sortes de grains de genévre, du grand
et du petit, du Cardamon et du calame: et les composent ensemble non
point à l'adventure, ainsi qu'il leur vient en fantasie, ains
lit-on des lettres sacrees aux parfumeurs ce-pendant qu'ils les
meslent ensemble. Et quant au nombre, encore qu'il soit carré
et fait d'un autre carré, et que seul entre les nombres
egalement egaux il face l'aire au dedans contenue egale aux unitez
de sa circonference, si ne fault-il pas penser qu'il face ny coopere
rien en cela: mais plusieurs des simples qui entrent en ceste
composition aiants vertus aromatiques, rendent une doulce haleine et
une bonne vapeur, par laquelle l'air s'altere, et le corps
s'emouvant souefvement et doulcement se prepare à reposer, et
en prent une temperature attractive de sommeil, en laschant et
desliant les liens des ennuis et soucis du jour, sans qu'il soit
besoing d'yvresse pour les oster, lissant et polissant la partie
imaginative du cerveau qui reçoit les songes, ne plus ne
moins que un <p 335v>miroir, et le rendant plus pur et plus
net, autant ou plus que les sons de la lyre et des instruments de
musique, desquels usoient les Pythagoriens devant que se mettre
à dormir, enchantans ainsi et entretenans la partie de l'ame
irraisonnable, et subjecte aux passions: car les odeurs bien souvent
suscitent et resveillent le sentiment qui default, et au contraire
aussi bien souvent ils le rendent plus mousse, plus reposé et
plus quoy, quand les senteurs aromatiques sont espandues et semees
par le corps pour leur subtilité, ainsi comme aucuns medecins
disent, que le dormir se forme en nous, c'est à
sçavoir, quand la vapeur de la viande que nous avons prise,
venant à ramper tout doulcement au long des parties nobles,
par maniere de dire, les chattouille. Ils usent aussi de ceste
composition de Cyphi en breuvage, car ils tienent qu'en le beuvant
il purge et lasche le ventre: mais sans cela, la resine est ouvrage
du Soleil, et cueille lon la myrrhe à la Lune, des arbres qui
la pleurent: mais des simples qui composent le Cyphi, il y en a qui
aiment mieulx la nuict, comme ceulx qui sont nourris des vents
froids, des ombrages, des rosees et humiditez: car la clarté
et lumiere du jour est une, et simple: et dit Pindare, que lon voit
le Soleil à travers l'air solitaire, là où
l'air de la nuict est une composition et meslange de plusieurs
lumieres et plusieurs puissances, comme plusieurs semences
confluentes de plusieurs astres en un mesme corps: et pourtant
à bon droict bruslent ils ces parfums-là, qui sont
simples, le jour, comme ceulx qui sont engendrez par la vertu du
Soleil: et ceux cy, comme estans meslez et de toutes sortes de
diverses qualitez, ils les allument sur le commancement de la nuict.
ON fait un conte, amy Terentius Priscus, que jadis des Aigles,
ou des Cygnes, volants des extremitez opposites de la terre vers le
milieu d'icele, s'entrerencontrerent les uns les autres au lieu
où est basty le temple d'Apollo Pythien, à l'endroit
qui s'appelle, le Nombril: Et que quelque temps depuis Epimenides le
Ph@estien voulant sçavoir si ce conte estoit veritable,
demanda à l'oracle d'Apollo, où estoit le milieu et le
nombril de la terre: qui luy rendit une response ambiguë et
incertaine, de sorte que lon n'y pouvoit rien entendre: à
raison dequoy il composa ces vers,
Il n'y a point de nombril en la mer,
Ny en la terre, et ne fault presumer,
S'il y en a, qu'homme en ait cognoissance:
Il n'est cogneu qu'à la divine essence.
ainsi chastia Apollo bien à propos ce curieux-là, qui
vouloit esprouver une vieille fable comme une peinture, en la
touchant du doigt. Mais de nostre temps, un peu avant la feste des
jeux Pythiques qui furent celebrez durant le magistrat de
Callistratus, il y eut deux saincts personnages, qui venans des
bouts contraires de la terre s'entrerencontrerent ensemble en la
ville de Delphes: l'un estoit Demetrius le Grammairien, venant de
l'Angleterre pour s'en retourner à la ville de Tarse en
Cilicie, dont il estoit natif: l'autre estoit Cleombrotus
Laced@emonien, lequel avoit longuement versé en Aegypte, et
en la province Troglodytique, et qui avoit navigué fort avant
dedans la mer rouge, non pour traffiquer ne marchander, mais pour
desir de voir et d'apprendre tousjours quelque chose de nouveau: car
aiant dequoy suffisamment, et ne se souciant pas beaucoup d'amasser
des biens plus qu'il ne luy en falloit, <p 336r>il employoit
son loisir à aller ainsi voir le monde, et en recueilloit une
histoire, comme une matiere de philosophie, qui a pour son but et sa
fin, la Theologie, ainsi qu'il l'appelloit. Cestuy aiant nagueres
esté au temple et oracle de Jupiter Ammon, monstroit ne
s'esmerveiller pas grandement de chose qu'il y eust veuë, mais
il nous racontoit un propos, qu'il disoit avoir entendu des
presbtres du temple, touchant la lampes qui jamais n'esteint, bien
digne d'estre de pres consideré: c'est qu'ils disoient, que
d'annee en annee il se consumoit moins d'huile, et que de là
ils conjecturoient, qu'il y avoit inegalité entre les annees,
qui faisoit que la suyvante estoit tousjours de plus courte duree
que la precedente, pour ce qu'il estoit vraysemblable, puis qu'il se
consumoit moins d'huyle, qu'il y eust aussi moins de temps. Tous les
assistans trouverent ce propos fort estrange. Et Demetrius entre les
autres dit, que c'estoit une moquerie de vouloir recercher la
cognoissance de choses si haultes et si grandes par de si petites:
ce qui ne seroit pas peindre le Lion, ainsi que disoit Alc@eus,
à l'estimation des ongles, ains vouloit remuer le ciel
ensemble, et tout le monde, à la conjecture d'une mesche et
d'une lampe seulement, et renverser de fond en comble tous les arts
mathematiques. Ne l'un ne l'autre, respondit adonc Cleombrotus,
n'esmouveroit ces hommes-là de rien: car premierement ils ne
cederoient jamais aux Mathematiciens en certitude de probations,
pour ce qu'il est bien plus aisé que les Mathematiciens se
trompent en la precision du temps, observans des mouvements et
revolutions, qui sont si esloignees d'eulx, que non pas eulx en la
mesure de l'huyle qu'ils observent continuellement, et qu'ils
remarquent diligemment, pour ce qu'ils la trouvent estrange et
contre tout discours de raison. Et au reste, Demetrius, ne vouloir
conceder que petites choses soient souvent signes et indices de
grandes, seroit faire grand prejudice à beaucoup d'arts,
attendu que ce leur seroit oster les preuves de beaucoup de
conclusions et plusieurs predictions. Et neantmoins vous autres
mesmes Grammairiens voulez verifier une chose qui n'est pas petite,
que les demy-dieux et princes, qui estoient à la guerre de
Troye, rasoient leur poil avec le rasoir, par ce que vous trouvez en
Homere ce mot de rasoir: Au troisiéme de l'Odyssee. Et
semblablement qu'ils prestoient argent à usure, pour ce qu'il
dit en un passage,
La debte n'est petite ny recente,
Et tous les jours de plus en plus augmente:
voulans dire qu'en ce lieu-là le mot Grec, Opheleisthai,
signifie s'augmenter. Et puis d'autant qu'en plusieurs lieux il
appelle la nuict Thoen, c'est à dire viste et aiguë,
vous vous attachez fort affectionneement à ce mot-là,
disans qu'il a voulu donner à entendre que l'ombre de la
terre, qui est ronde comme une boule, se va aboutissant en pointe,
comme fait le corps d'une Pyramide. Et qui sera celuy qui niant que
petites choses ne puissent estre signes et preuves de grandes,
approuve ce que la medecine enseigne, que quand il y a multitude
d'araignees, c'est un prognostique d'un esté qui doit estre
pestilent: et semblablement aussi, quand à la prime-vere les
fueilles de figuier sont aussi grandes que le pied d'une corneille,
il est saison de naviger? Et qui pourra souffrir que lon mesure la
grandeur du corps du Soleil aux clepsydres et horologes à
eau, avec une quarte ou une pinte d'eau, ou qu'une tablette en forme
de thuyle faisant un angle aigu sur un plan à niveau, monstre
la haulteur du Pole qui tousjours nous apparoit par dessus l'orizon?
C'est un instrument de Mathematique, pour trouver la hauteur du
Pole. Voyla ce que disent les prestres de par dela, pourtant
faut il que nous alleguions d'autres raisons contre eux, si nous
voulons maintenir le cours du Soleil ferme et invariable, ainsi
comme nous le tenons par deça. Non pas du Soleil seulement,
s'escrya adonc tout hault le philosophe Ammonius qui estoit present,
mais aussi de tout le ciel entierement: car il sera force forcee,
que son passage, qu'il fait depuis l'un des tropiques jusques
à l'autre, soit necessairement racourcy, et qu'il ne mesure
pas une si grande partie de l'orison comme les Mathematiciens le
mettent, ains deviene <p 336v>plus court, par ce que la
partie australe s'approchera tousjours de la Septentrionale, dont il
adviendroit consequemment que l'esté nous en seroit plus
brief, et la temperature de l'air par consequent aussi plus froide,
par ce qu'il tourneroit plus en dedans, et atteindroit de plus
grands paralleles et cercles @equidistans és poincts de ses
reversions, qui sont au plus grand jour d'esté, et au plus
court d'hyver. D'avantage il s'ensuyvroit aussi, que les aiguilles
dressees en la ville de Syene, ne seroient plus sans ombre au jour
du solstice d'esté, et que plusieurs des estoiles fixes
seroient courrues les unes soubs les autres, ou qu'elles
s'entretoucheroient et confondroient pesle-mesle à faulte
d'espace. Et s'ils veulent dire que tous les autres corps celestes
demeurent en leurs cours et mouvements ordinaires, sans aucun
changement, ils ne sçauroient alleguer cause aucune qui peust
haster le mouvement seul de celuy-là, entre tant d'autres
qu'il y a, et si troubleront et confondront plusieurs evidentes
apparences qui se monstrent clairement à nos yeux, et
mesmement celles de la Lune, du tout, tellement qu'il ne seroit
point de besoing d'observer ces mesures d'huile, pour cognoistre la
diversité des annees, par ce que les Eclipses les
monstreroient assez s'il y en avoit, d'autant que le Soleil se
rencontre assez souvent avec la Lune, et la Lune assez souvent tombe
en l'ombre de la terre reciproquement: et n'est ja besoing de
desployer plus avant la faulseté de ce propos-là.
Voire-mais, dit Cleombrotus, j'ay moy mesme veu la mesure de
l'huile, car ils en monstroient de plusieurs annees, mais celle de
la presente estoit de beaucoup plus petite que celle des bien
anciennes. Ammonius repliquant derechef: Et comment est-ce que les
autres hommes qui adorent aussi le feu inextinguible, et chez
lesquels on le garde depuis une suitte d'ans par maniere de dire
infinie, ne s'en sont aussi bien apperçeus? Et quand bien on
voudroit supposer que ce propos là fust veritable, ne
vaudroit-il pas mieux en attribuer la cause à quelque
froideur, ou à quelque humidité de l'air, ou au
contraire à quelque secheresse et chaleur, par lesquelles
estant le feu elangouré n'auroit pas eu besoing de tant de
nourriture, ny n'en auroit pas peu tant consumer? Car j'ay souvent
ouy dire, qu'en hyver le feu brusle beaucoup mieux, estant plus fort
pour estre estrainct et resserré en soy-mesme par la
froideur, là où és grandes chaleurs et
secheresses il s'affoiblist, demeurant lasche et rare sans aucune
vehemence, et si on l'allume au Soleil il en opere moins, se prenant
plus laschement au bois et le consumant plus lentement. Mais encore
plus justement en pourroit-on attribuer la cause à l'huile
mesme, car il n'est pas sans apparence de dire qu'ancienement
l'huile estoit de moindre nourriture et plus eueuse, comme estant
produite de jeunes oliviers, et depuis aiant esté mieux
cuitte en oliviers entiers et parfaicts, et estant plus pressee en
egale quantité, elle ait eu plus de force, et ait mieux
nourry et entretenu le feu. Voila comment il falloit sauver la
supposition de ces presbtres Ammoniens, bien qu'elle soit estrange
et merveilleusement extravagante. Apres qu'Ammonius eut
achevé son propos, Mais plus tost, dis-je, Cleombrotus, je te
prie conte nous un peu de l'oracle: car il y a de toute
ancieneté tousjours eu grand apport et grande opinion de
divinité en ce lieu-là, jusques à maintenant
qu'il semble que ceste reputation-là se va fort passant. Et
comme Cleombrotus ne respondist rien à cela, et regardast
contre bas, Demetrius prit la parole, disant, Il n'est ja besoing
d'enquerir et demander des oracles de par dela, veu que nous voyons
le definement, ou pour mieux dire, l'entier aneantissement de tous
ceux de par deçà, excepté d'un ou de deux, et
seroit plus à propos de recercher la cause pour laquelle ils
sont ainsi defaillis. Car quel besoing est-il de discourir des
autres, veu que la Boeoce mesme qui souloit anciennement estre
resonnante de plusieurs oracles, en est de present toute tarie comme
de fontaines, et y a maintenant une grande secheresse et defaut
d'oracles? Car il n'y a aujourd'huy lieu aucun en toute la Boeoce
où lon sçeust puiser un seul oracle, si ce n'est en la
ville de <p 337r>Lebadie seule, tous les autres lieux sont
devenus muets, ou de tout poinct delaissez: et neantmoins du temps
des guerres contre les Perses l'oracle de Ptous Apollo estoit en
reputation, et celuy d'Amphiaraus autant, car l'un et l'autre fut
lors esprouvé: celuy de Ptous Apollo quand le presbtre, qui
avoit tousjours accoustumé de respondre et rendre les oracles
en langue Grecque, respondit à celuy qui y estoit
envoyé de la part des Barbares en langue barbaresque, de
sorte que nul des assistans n'en entendit pas un mot, donnant ceste
inspiration taisiblement à entendre, qu'il n'est pas loisible
ny permis aux Barbares d'avoir la langue Grecque servante à
leur commandemens. Et quant à celuy d'Amphiaraus, le
serviteur qui y fut envoyé s'estant endormy dedans le
sanctuaire, pensa premierement en songeant veoir et ouïr le
ministre du Dieu qui le chassoit de parole, et luy commandoit de
sortir hors du temple, disant que son Dieu n'y estoit pas, et puis
qu'il le poulsa avec les deux mains, et finablement voyant qu'il
s'arrestoit encore, qu'il prit une grosse pierre et luy en donna par
la teste: et tout cela n'estoit que prediction et denonciation de ce
qui devoit advenir: car Mardonius fut depuis desfaict par Pausanias
qui n'estoit pas Roy, ains seulement tuteur du Roy de Laced@emone,
et son Lieutenant, commandant pour lors à l'armee des Grecs,
et fut assommé et porté par terre d'un coup de pierre,
ainsi comme le serviteur Lydien pensa avoir esté
frappé en dormant. Semblablement aussi florissoit adonc
l'oracle qui estoit aupres de Tegyres, là où lon tient
qu'Apollo mesme nasquit: et de faict il y a deux ruisseaux qui
coulent alentour, dont l'un s'appelle la Palme, et l'autre l'Olive,
comme lon dit. En cest oracle, du temps des guerres Medoises contre
les Perses, estant lors prophete Echecrates, le Dieu Apollo
respondit par sa bouche, que l'honneur et la victoire de ceste
guerre demoureroit aux Grecs. Et durant le guerre Peloponesiaque,
les Deliens aians esté dechassez de leur Isle, il leur fut
rapporté un oracle de Delphes, par lequel il leur estoit
mandé de cercher et trouver le lieu où Apollo avoit
esté né, et là y faire quelques certains
sacrifices: dequoy eux s'esmerveillans, et demandans si Apollo
estoit né ailleurs que chez eux, la Prophetisse Pythie leur
dit d'avantage, qu'une Corneille leur diroit l'endroit. Ces deputez
des Deliens en s'en retournant passerent d'adventure par la ville de
Ch@eronee, là où ils ouyrent l'hostelliere devisant
avec quelques estrangers passans de l'oracle de Tegyres, auquel ils
vouloient aller, et leur propos finy, entendirent comme ces
estrangers prenans congé luy dirent, A dieu dame Corneille:
et ainsi comprenans ce que vouloit dire la response de la
Prophetisse Pythie, et aians faict leurs sacrifices à
Tegyres, eurent la grace d'estre bien tost apres remis et restituez
en leur païs. Encore y a-il eu d'autres plus recentes
apparitions de ces oracles-là, que celles que nous avons
alleguees, et maintenant ils ont de tout poinct cessé,
tellement qu'il ne seroit pas mal à propos, attendu que nous
sommes chez Apollo Pythien, de recercher la cause de telle mutation.
Au demourant nous estions desja devant les portes de la salle des
Gnidiens venans du temple, parquoy entrans dedans, nous y trouvasmes
les amis devers lesquels nous venions, assis en nous attendant: tous
les autres estoient de loisir sans rien faire, pour l'heure qu'il
estoit du jour, sinon que regarder ou frotter d'huile les champions
de luicte qui s'exercitoient: si se prit Demetrius en se riant
à leur dire,
Diray-je vray, ou si je mentiray?
Il me semble à vous veoir, que vous n'avez pas entre vous
propos qui soit de gueres grande consequence, car je vous voy assis
fort à vostre aise, et semble bien à vos visages
rians, que vous n'avez pas grands pensemens. Il est vray, repliqua
lors Heracleon le Megarien, que nous ne disputons pas, à
sçavoir si ce verbe Ballo en son futur perd l'une de ses ll.
ny de quel mot positif ou primitif sont formez et derivez
<p 337v>ces deux comparatifs, chiron et beltion, et ces deux
superlatifs chiriston et beltiston: car ces questions-là, et
autres semblables, sont celles qui font rider et froncer les
visages: mais au reste on peut bien disputer de toutes autres
questions de philosophie, sans se froncer le sourcil, et en
discourir tout doulcement, sans avoir un regard furieux, ny se
courroucer aux assistans. Recevez nous doncques, dit Demetrius, en
vostre compaignie, et quand et nous le propos qui s'est nagueres
émeu entre nous, lequel est bien convenable à ce lieu
icy, et qui pour le regard du Dieu appartient bien à tous
tant que nous sommes; mais advisez bien, que pour cela vous ne
ridiez ny ne fronciez point vos visages. Apres doncques que nous
fusmes assis pesle-mesle les uns parmy les autres, et que Demetrius
eut proposé la question de laquelle nous devisions, Didymus
le philosophe Cynique, surnommé Planetiades, se dressant sur
ses pieds, apres avoir frappé deux ou trois coups de son
baston contre terre s'escria disant, ô Dieux ô Dieux,
vous nous apportez une question bien mal-aisee à soudre, et
qui a besoing d'une longue et profonde inquisition: car c'est bien
grande merveille, si tant de meschanceté estant aujourd'huy
espanduë par le monde, non seulement honte et honneur ont
abandonné la vie humaine, ainsi comme nous avoit
prophetisé Hesiode, mais aussi la providence des Dieux, aiant
emporté quand et elle tout tant qu'il y avoit d'oracles au
monde. Mais au contraire je vous propose une autre demande à
discourir, Comment plus tost ils ne sont pieça tous faillis,
et comment Hercules, ou quelque autre des Dieux, long temps y a n'a
soustrait la machine à trois pieds, qui est ordinairement
remplie de si villaines et de si sacrileges demandes que lon y
propose à Apollo. Les uns comme s'ils vouloient esprouver un
Sophiste, les autres l'interrogans de quelques thresors cachez, de
successions à advenir, de mariages clandestins: tellement que
Pythagoras est par là manifestement convaincu de mensonge,
qui a dit, que les hommes sont alors les plus gens de bien, quand il
se presentent devant les Dieux: car ce qui seroit honneste de cacher
et couvrir en la presence seulement d'un personnage ancien, touchant
les plus ordes maladies et passions de l'ame, ils l'apportent
à descouvert et tout à nud devant Apollo. Et comme il
voulust encore poursuivre ce propos, Heracleon le tira par sa robbe,
et moy qui estois plus son familier que nul autre de la compaignie,
luy dis: Cesse, amy Planetiades, d'irriter Apollo contre toy, car il
est aspre et cholere, et non pas gracieux, mais comme dit
Pindare,
Les humains injustement
Le jugent doux et clement.
Soit que ce soit le Soleil, ou bien le maistre du soleil, ou son
pere, estant par dessus toute nature visible, il n'est pas
vraysemblable qu'il desdaigne de parler plus aux hommes du temps
present, ausquels il est cause de naissance et de nourriture, de
l'estre, et de l'entendre: ny n'est pas croyable que la providence
divine, qui comme une bonne et charitable mere produit et conserve
toutes choses pour nostre usage, se monstre maligne en la seule
divination, et tienne son courroux contre nous, ny qu'elle la nous
ait ostee, nous l'aiant au commancement donnee, comme si lors qu'il
y avoit des oracles en toutes les parties du monde, en plus grande
tourbe d'hommes, le plus grand nombre n'estoit pas tousjours des
meschants. Durant les jeux Olympiques et Pythiques, il y avoit
trefves en guerre ouverte. Parquoy faisans trefves Pythiques
avec le vice et la meschanceté que tu as tousjours
accoustumé de chastier de paroles, sied toy icy aupres de
nous, pour cercher avec nous quelque autre occasion de ceste
cessation et eclipsement d'oracles, et ce-pendant garde tousjours
Dieu propice et maintien qu'il ne se courrouce point. Ces miennes
paroles eurent tant d'efficace, que Planetiades s'en alla sans mot
dire ne repliquer. Ainsi estant la compagnie demouree en repos et
silence pour un espace de temps, Ammonius addressant à moy sa
parole: Je te prie (dit-il) Lamprias, pren garde à ce que
nous faisons, et <p 338r>considere un peu de pres ce que
nous disons, à fin que nous n'ostions point du tout à
Dieu la cause de ce que ces oracles sont faillis: car celuy qui en
attribuë la cessation à quelque autre cause qu'à
la volonté et ordonnance de Dieu, il donne occasion de
souspeçonner aussi qu'il pense, qu'ils n'aient jamais
esté ny ne soient encore à present par sa disposition,
mais par quelque autre moyen: car il n'y a point d'autre plus noble
ny plus forte et plus excellente cause et puissance, qui peust
destruire et abolir la divination, si elle estoit oeuvre de Dieu. Et
quant au discours de Planetiades, il ne me revient point, tant pour
autres causes que pour un inegalité et inconstnce qu'il met
en Dieu: car il le fait tantost rejettant et detestant le vice, et
tantost l'admettant et le recevant, ne plus ne moins que un Roy, ou
un tyran plus tost, qui par une porte chasseroit les meschans, et
par une autres les recevroit, et negocieroit avec eux. Mais comme
ainsi soit que le plus grand ouvrage qui sçauroit estre, qui
n'est en rien superflu, ains en tout et par tout accomply, et ne
desirant rien d'ailleurs, est celuy qui convient le mieux à
la dignité des Dieux, en supposant ce principe et ce
fondement-là, , on pourroit à mon advis dire, que de
ceste rarité et faulte d'hommes commune, que les seditions et
guerres passees ont aujourd'huy apportee par tout le monde, la Grece
en a senty la plus grande partie, tellement qu'à grande peine
pourroit-elle aujourd'huy faire tout ensemble trois mille hommes de
guerre, que la seule cité de Megares envoys jadis à la
battaille de Platees. Parquoy si Dieu delaisse aujourd'huy plusieurs
oracles qui anciennement souloient estre frequentez, qui dira que
cela ne monstre autre chose, sinon que la Grece est maintenant fort
deshabitee et depeuplee, au pris de ce qu'elle estoit anciennement,
je luy pourrois suffisamment fournir dequoy en discourir: car
à qui profiteroit maintenant, et de quel bien seroit cause
l'oracle qui jadius souloit estre à Tegyres ou à
Ptoum, là où en tout un jour à peine pourriez
vous rencontrer un seul homme gardant les bestes? Car on trouve
mesme par escript, que ce siege de divination où nous sommes,
qui est et d'antiquité le plus vieux, et de reputation le
plus noble et plus renommé de toute la Grece, fut jadis
longuement desert et inaccessible, pour le danger d'une male beste
venimeuse qui y repairoit, c'estoit un Dragon: mais ceux qui
escrivent cela ne prennent pas bien la cessation de l'oracle, comme
il faut, ains tout au rebours: car ce fut la solitude qui y attira
le Dragon, plus tost que le Dragon y ait fait la Solitude. Depuis
quand il a pleu à dieu, la Grece s'est fortifiee de villes,
et le lieu s'est remply d'hommes, et lors ils userent de deux femmes
prophetisses, qui l'une apres l'autre descendoient dedans le trou,
encore y en avoit-il une tierce choisie pour secours, si besoin en
estoit, et maintenant il n'y en a plus qu'une, et neantmoins nous ne
nous en plaignons point, pour ce qu'une seule suffit: par ainsi ne
faut-il point accuser Dieu, car ce qu'il y a aujourd'huy en estre de
divination fournit et suffit assez à tous, et renvoye
contents ceux qui viennent, aians response à tout ce qu'ils
sçauroient demander. Tout ainsi doncques comme en Homere,
Agamemnon jadis avoit neuf heraults, et encore à peine
pouvoit-il contenir l'assemblee des Grecs, pour le grand nombre
qu'il y en avoit, et maintenant vous verrez dedans peu de jours, que
la voix d'un seul homme fournira à se faire ouïr de tous
ceux qui seront dedans le Theatre: aussi faut-il penser, que la
divination parloit lors par plus d'organes et de voix, pour ce qu'il
y avoit plus grande multitude d'hommes: plus tost aucontraire
faudroit-il trouver estrange, si Dieu laissoit respandre et couler
en vain, comme de l'eau la divination prophetique, et resonner par
tout, ne plus ne moins qu'aux champs nous voyons que les rochers des
montaignes retentisent à la voix, et au beslement des
troupeaux paissans. Ammonius aiant dit ces paroles, et moy n'y
respondant rien, Cleombrotus prit la parole, en s'adressant à
moy: As tu doncques ja confessé, dit-il, que c'est Dieu qui
fait et qui deffait aussi les oracles? Non <p 338v>pas moy,
dis-je, car je maintiens, que Dieu ne fut oncques cause d'oster ny
d'abolir oracle ny divination quelconque: ains au contraire, au lieu
que luy produit et prepare plusieurs choses pour nostre usage, la
nature y améne la corruption, et quelquefois la privation du
tout: ou, pour mieux dire, la matiere, qui est la privation elle
mesme s'enfuit bien souvent, et dissoult ce qu'une plus excellent
cause qu'elle avoit composé, ainsi estime-je qu'il y a
quelques autres causes, qui obscurcissent ou qui amortissent du tout
ces puissances-là divinatrices, comme ainsi soit que Dieu
donne bien aux hommes plusieurs choses belles et bonnes, mais rien
de perdurable immortellement, de sorte que les dons mesmes des Dieux
meurent, mais non pas eux, comme dit Sophocles: et fault bien que
les Philosophes naturels, exercitez en la cognoissance de la nature
et de la matiere premiere, en enquierent, et recerchent la
substance, la proprieté et la puissance, mais qu'ils en
laissent l'origine et cause primitive à Dieu, comme il est
juste et raisonnable. Car ce seroit chose trop sotte et peurile, de
cuider que Dieu luy-mesme, comme les esprits parlans de dedans le
creux du ventre, que lon appelloit anciennement Eurycles, et
maintenant Pythons, entrast dedans les corps des Prophetes, et qu'il
parlast par leur bouche, se servant de leurs langues et de leurs
voix, comme d'outils et instrumens à parler: car celuy qui
entremesle ainsi Dieu parmy les negoces des hommes, n'a pas le
respect qu'il doit à sa majesté, ny ne luy conserve
pas la dignité et la grandeur de sa puissance et vertu.
Cleombrotus adonc prenant la parole, Tu dis bien vray, dit-il, mais
d'autant qu'il est mal-aisé de comprendre et de definir,
comment et jusques à quel poinct il faut employer ceste
providence divine, il me semble que ceux qui veulent simplement que
Dieu ne soit cause de rien du monde, et ceux qui le font autheur de
tout entierement, ne tiennent point le moyen qu'il faut tenir, et ne
touchent pas au poinct du devoir et de la verité. Mais comme
ceux-là disent tresbien, qui tiennent que Platon aiant
inventé cest element, sur lequel naissent et s'engendrent les
qualitez que lon appelle tantost la matiere premiere, et tantost la
nature, a delivré les philosophes de plusieurs grandes
difficultez: aussi me semble-il que ceux qui ont mis l'espece des
D@emons, entre celle des Dieux et celle des hommes, ont resolu
encore plus de doutes et de difficultez, et de plus grandes, aians
trouvé le lien qui conjoinct et tient ensemble, par maniere
de dire, nostre societé et communication avec eux, soit que
ce propos et ceste opinion soit venuë des anciens Mages, et de
Zoroastres, ou bien de la Thrace et d'Orpheus, ou bien de l'Aegypte,
ou de la Phrygie, comme nous conjecturons à veoir les
sacrifices qui se font en l'un et l'autre païs, là
où parmy leurs sainctes et divines cerimonies il semble qu'il
y ait quelques signes de deuil et de mortalité meslez parmy.
Et quant aux Grecs, Homere a usé indifferentement de ces deux
noms, appellant aucunefois les Dieux D@emons, et les D@emons Dieux.
Mais Hesiode a le premier purement et distinctement mis quatres
genres de natures raisonnables, les Dieux, les D@emons plusieurs en
nombre et bons, les demy-Dieux, et les hommes, car les
Heroïques sont nombrez entre les demy-Dieux. Les autres disent,
qu'il se fait mutation des corps aussi bien que des ames, ne plus ne
moins que lon voit que de la terre s'engendre l'eau, de l'eau
s'engendre l'air, et de l'air le feu, tendant tousjours la nature et
la substance contre-mont: aussi les bonnes ames prennent tousjours
mutation, se tournans d'hommes en demy-Dieux, et de demy-Dieux en
D@emons, et de D@emons bien peu et avec fort long espace de temps,
apres estre bien affinees et entierement purifiees par la vertu,
vienent à participer de la Divinité: et y en a qui ne
se peuvent pas contenir, ains se laissent aller, et s'envelopent de
rechef de corps mortels, où ils vivent d'une vie sombre et
obscure, comme d'une fumee: et quant à Hesiode il estime que
les D@emons mesmes apres certaines revolutions de temps vienent
à mourir: car parlant en la personne d'une
<p 339r>Naïde, il designe le temps auquel ils vienent
à definir,
Neuf hommes vit la corneille cryarde,
Le cerf autant quatre fois vif se garde,
Le corbeau noir si longuement vieillit,
Que de trois cerfs les vies il emplit,
Et le Phenix de neuf corbeaux egale
Les jours: mais vous progenie Royale
De Jupiter, Nymphes aux chefs plaisant,
De dix Phenix vous fournissez les ans.
Or ceux qui ne prennent pas bien ce que le poëte a voulu
entendre par ce mot Genean, c'est à dire l'aage de l'homme,
font monter ceste somme de temps à un grand nombre d'annees,
car ce n'est seulement que un an, de maniere que la somme totale ne
vient à faire que neuf mille sept cents et vingt ans, qui est
la duree de la vie des Daemons. Et y a plusieurs des Mathematiciens
qui la font plus courte que cela. Pindare mesme ne la fait pas plus
grande quand il dit, que les Nymphes ont la destinee de leur vie
egale aux arbres, et que c'est pour cela que lon les appelle
Amadryades, pour ce qu'elles naissent et meurent avec les chesnes.
Il parloit encore quand Demetrius, rompant son propos, prit la
parole, en disant: Comment est-il possible, Cleombrotus, que tu
soustienes que un an ait esté appellé par ce
poëte l'aage d'un homme? car ce n'est la duree ny de la fleur
de l'aage de l'homme, ny de sa vieillesse, pour ce qu'il y a en cest
endroit diverse leçon, d'autant que les uns y lisent
Hebonton, qui seroit à dire florissans, et les autres
Geronton, qui signifieroit vieillissans: [...] et ceux qui y lisent
florissans, y mettent l'aage de l'homme à trente ans, suyvant
l'opinion d'Heraclitus, que c'est l'espace de temps dedans lequel un
pere qui a engendré un fils le rend apte et propre à
en engendre un autre: et ceux qui y lisent vieillissans, attribuent
à l'aage de l'homme cent et huict ans, disant que cinquante
et quatre ans sont justement la moytié de la vie de l'homme,
estant composé de l'unité des deux premiers nombres
plains, des deux quarrez et des deux cubiques, lesquels nombres
Platon mesme a pris à bastir la generation de l'ame qu'il
descrit: et semble que le poëte Hesiode par ces paroles-
là couvertement ait voulu designer la consommation du monde
par feu, auquel temps il est vraysemblable que les Nymphes avec
toute humeur et liqueur periront,
Celles qui sont aux forest demourantes,
Sources des eaux et rivieres courantes,
Ou par les prez de verdure vestus.
Et lors Cleombrotus, J'entends, dit-il, alleguer cela à
plusieurs, et voy bien que comme l'inflammation et l'embrazement des
Stoïques à desja envahy les vers de Heraclitus et
d'Orpheus, aussi va elle saisir ceux d'Hesiode, en luy donnant une
faulse et abusive interpretation aussi bien qu'aux autres. Mais ny
je ne puis supporter de ce definement du monde, qu'ils mettent en
avant, ny je n'estime pas qu'il soit possible d'avoir
remarqué ces vies des bestes, et si pense que le nombre des
ans qu'ils vont sommans, mesment en la corneille et au cerf, est
excessivement extravagant: au demourant l'annee contenant en soy le
commancement et la fin de toutes choses que les saisons
aménent, et que la terre produit, pourroit à mon advis
non impertinemment estre appellee l'aage de l'homme, car vous mesmes
confessez qu'Hesiode en quelque passage appelle la vie de l'homme
genean: n'est-il pas ainsi? Demetrius l'advoüa. Mais aussi est-
il bien certain, poursuyvit Cleombrotus, que bien souvent les
vaisseaux qui mesurent s'appellent de mesme nom que les choses
mesurees, comme nous disons une chopine, un picotin, un boisseau,
une mine. Tout ainsi donc comme nous appellons l'unité
nombre, qui est la mesure et la moindre partie, et le commancement
<p 339v>de tout nombre: au cas pareil aussi a-il
appellé l'annee l'aage de l'homme, pour ce que c'est la
mesure avec laquelle on la mesure: car les nombres que ces autres-
là somment, n'ont aucune singularité illustre ny
celebre en matiere de nombres, mais la somme de neuf mille sept cens
et vingt, est composee des quatre premiers numbres à
commancer à un, assemblez ensemble et multipliez quatre fois,
ou bien dix fois quatre, car par l'une et l'autre mode il en vient
quarante: et ces quarante reduits en triangles par cinq fois, font
la somme du nombre dessus allegué: mais quant à cela
il n'est point necessaire d'en entrer en altercation alencontre de
Demetrius, car soit qu'il y ait un court ou long temps, et certain
ou incertain, auquel Hesiode fait trespasser l'ame d'un D@emon, la
vie d'un demy-Dieu: tousjours sera-il prouvé par lequel des
deux il voudra, avec tesmoignages fort evidents et anciens, qu'il y
a des natures neutres et moyenes, comme és confins des Dieux
et des hommes, subjectes aux passions mortelles, et à
recevoir mutations et variations necessaires, lesquelles natures,
suyvant la tradition et l'exemple de nos predecesseurs, il est
raisonnable que nous appellions D@emons, et que nous les honorions.
Auquel propos Xenocrates l'un des familiers amis de Platon souloit
apporter l'exemple des triangles qui y convenoit fort bien, car il
comparoit celuy des triangles, qui a tous ses trois costez et ses
trois angles egaux, à la nature divine et immortelle: celuy
qui les a tous trois inegaux, à la nature humaine et
mortelle: et celuy qui en a deux egaux et un inegal, et qui par ce
moyen est en quelque chose egal, et en quelque chose inegale,
à la nature des D@emons, laquelle a les passions et
perturbations de l'homme mortel, et la force et puissance semblable
à un Dieu. La nature mesme nous en a proposé des
figures sensibles, et similitudes en haut, c'est à
sçavoir des Dieux, le Soleil et les estoilles: des hommes
mortels, les cometes, les lueurs nocturnes, les brandons de feu
volans, et estoilles tombantes, comme Euripide mesme les a comparez
quand il dit,
Naguere aiant de sa jeunesse attaint
La belle fleur, il a esté estaint
Comme une estoille ardente, devoluë
Du ciel en l'air, aussi tost dissoluë.
Et pour un corps meslé representant la nature des D@emons, la
Lune, laquelle voians estre ainsi subjecte à croistre et
à descroistre, et à disparoir, du tout, ils ont
estimé estre fort sortable et convenable à la
mutabilité du genre des D@emons, et l'ont à ceste
cause aucuns appellee astre terrestre: les autres terre olympicque,
c'est à dire celeste, et les autres, l'heritage et possession
de Proserpine celeste et terrestre. Tout ainsi donques comme si
quelqu'un ostoit du monde l'air, et le soubstrayoit d'entre la Lune
et la terre, il dissoudroit la continuation et la composition de
l'univers, en laissant au milieu une place toute vuide, sans liaison
qui conjoignist les extremitez ensemble, aussi ceux qui ostent le
genre des D@emons, ils ostent toute communication, et toute
conference des Dieux avec les hommes, attendu qu'ils ostent la
nature, laquelle sert de truchement et de messager entre les deux,
ainsi que dit Platon: ou bien ils nous contraignent de confondre
pesle-mesle, et de brouiller le tout ensemble, si nous venons
à mesler la divinité parmy les passions et actions
humaines, et si nous l'arrachons du ciel pour la faire entremettre
des negoces et affaires des hommes, ainsi que lon dit, que les
femmes de Thessalie tirent la Lune hors du ciel, laquelle ruze de
fiction trouva foy entre les femmes, parce que Aglaonice fille de
Agetor, comme lon dit, estant femme sçavante en Astrologie,
donnoit à entendre au vulgaire, et faisoit semblant d'user de
quelques charmes et enchantements, par vertu desquels elle arrachoit
la Lune du ciel. Mais quant à nous n'estimons pas qu'il y ait
aucuns oracles ne divinations sans quelque divinité, ny ne
prestons pas l'oreille à ceux qui disent que les Dieux ne se
soucient pas de sacrifices ny de services, et autres sacrees
cerimonies <p 340r>qu'on leur face: mais d'autre
costé aussi, ne cuidons pas que Dieu y soit present, ne qu'il
s'en entremette, ou qu'il s'y employe luy-mesme en personne, ains
commettant cela aux ministres des Dieux, comme il est juste et
licite, ne plus ne moins que si c'estoient leurs commis et leurs
greffiers, croyons que ce sont les Daemons qui sont les espies et
escoutes des Dieux, allans par tout çà et là,
les uns contemplans et dirigeans les sacrifices et sacrees
cerimonies que lon fait aux Dieux, les autres pour venger et punir
les grandes et oultrageuses forfaittures et injustices des hommes.
Il y en a encore d'autres, à qui le poëte Hesiode donne
un fort venerable nom, les appellant
Saincts et donneurs de biens, car l'exercice
Propre leur est de ce royal office.
comme nous baillant en passant à entendre, que le donner et
faire des biens est le propre office des Roys: car il y a difference
de vertu entre ces D@emons, ne plus ne moins qu'il y en a entre les
hommes, et y en a aucuns esquels il demeure encore quelques petites
reliques, mais bien foibles et peu apparoissantes, de la partie de
l'ame sensitive qui n'est point raisonnable, comme un peu
d'excrement et de superfluité demouré de reste, et
d'autres en qui il en est demouré beaucoup, et mal
aisé à assopir et esteindre, dequoy nous voyons les
marques et les traces en plusieurs lieux empraintes et semees
és sacrifices, festes et cerimonies que lon leur fait, et
és contes que lon en recite: toutefois quant aux mysteres et
cerimonies secrettes, desquelles et à travers lesquelles on
peult plus clairement, que par nulle autre voye, apparcevoir la
verité de la nature des D@emons, je n'en parle point quant
à cela, et en ay la bouche close, ainsi que parle Herodote:
mais au reste quant à certaines festes et sacrifices severes
et tristes, comme jours malencontreux, là où en
quelques lieux on mange chair crue, et la deschire-lon à
beaux ongles, ou és autres où lon jeune, et se bat-on
la poitrine, et en plusieurs lieux où lon dit de villaines et
deshonnestes paroles durant les sacrifices,
En se secouant de furie,
Avec forsenee cryerie,
Le col et la teste croulans:
je n'estimeray jamais que cela se face pour aucun des Dieux, mais
plus tost diray-je que c'est pour divertir, adoucir et appaiser
l'ire et la fureur de quelques D@emons malings. Et n'est pas
vraysemblable qu'il y ait jamais eu Dieu qui ait requis et
demandé qu'on luy sacrifiast des hommes, comme lon faisoit
ancienement, ou qui reçeust tels sacrifices pour aggreables:
et n'est pas aussi pour neant, que des Roys et grands princes
baillent leurs propres enfans à immoler, ou bien que eux-
mesmes les immolent et sacrifient, ains fault croire que c'est pour
destourner ou pour appaiser le courroux et la rancune que quelques
pervers et malings esprits ont pour assouvir leurs violentes et
tyranniques amours, dont ils ne peuvent ou ne veulent jouir avec les
corps ny par les corps: ains comme Hercules assiegea la ville
d'Oechalie pour avoir une fille qui estoit dedans, aussi ces
puissans et violents D@emons-là demandans quelque ame
humaine, estant encore envelopee de son corps, et n'en pouvant jouir
à travers ce corps, aménent la pestilence, la famine
et sterilité de la terre aux villes, suscitent des guerres et
des seditions civiles, jusques à ce qu'ils vienent à
avoir et à jouir de ce qu'ils aiment. Les autres au
contraire, comme il me souvient avoir remarqué en Candie,
où je me suis longuement tenu, qu'ils celebrent une feste, en
laquelle ils monstrent la figure d'un homme sans teste, disans que
c'est Molus le pere de Meriones, lequel aiant pris à force
une Nymphe, fut depuis trouvé sans teste. Et puis les
ravissements de fils ou de filles, les voyages loingtains, les
bannissements, les fuites et cachements, les services que lon dit et
que lon chante és fables et hymnes des poëtes, ne sont
point passions ny accidents convenables aux Dieux, ains aux D@emons,
<p 340v>dont on fait mention pour celebrer leur vertu ou
leur puissance: ny n'a pas Aeschylus entendu d'un Dieu, quand il a
dit,
Sainct Apollo de tout le ciel banny:
ny Admetus en Sophocles,
Mon coq chantant le menoit à la meule:
et se fourvoyent grandement de la verité les Theologiens de
la ville de Delphes, qui estiment que jamais il y ait eu en ce lieu
combat d'Apollo alencontre d'un serpent, pour la possession de
l'oracle, et qui souffrent que les poëtes ou les orateurs en
estrivant les uns contre les autres, aillent jouër ou reciter
de telles fables parmy les Theatres, comme contredisans
expressément, par ce qu'ils composent, aux plus sainctes
cerimonies de leurs sacrifices. En cest endroit Philippus se
trouvant fort esbahy (car l'historien Philippus estoit en la
compagnie) demanda, Et à quelles cerimonies divines est-ce
que contredisent ceulx qui estrivent és theatres les uns
contre les autres? A celles-là, dit-il, qui concernent
l'oracle Delphique, et par lesquelles ceste cité depuis
nagueres aiant admis et reçeu en ses cerimonies et sacrifices
tous les Grecs, qui habitent deça la vallee de Tempes, en a
chassé et exclus ceux qui sont habitans oultre le pas des
Thermopyles. Car la tente de feuillees que lon fait de neuf en neuf
ans dedans l'aire du temple, n'est pas la representation du repaire
et de la tesniere ombrageuse du dragon, ains plus tost de la maison
et habitation de quelque tyran ou de quelque Roy, et l'assault que
lon luy donne par surprise en silence par la porte que lon appelle
Dolonia: et ce que un peu apres lon y améne un jeune garson
aiant pere et mere, avec torches ardentes que lon jette le feu
dedans la feuillee, et renverse lon la table par terre, et puis que
ceulx qui l'ont fait, s'enfuient à travers les portes du
temple, sans regarder derriere eulx: et finablement la fuitte de ce
garson en divers lieux, qu'il est reduit en servitude: et apres tout
les expiations et cerimonies de purification, qui se font en la
vallee de Tempes, me font souspeçonner que cela represente
quelque notable malefice et hardie entreprise, ancienement advenue.
Car c'est une mocquerie, mon bel amy, de dire qu'Apollo pour avoir
tué le Dragon ait esté contrainct de s'en fuir jusques
aux extremitez de la Grece, pour en estre rehabilité et
purifié, et que là il ait fait quelques offrandes et
quelques effusions, comme font les hommes quand ils veulent appaiser
l'ire et le courroux des D@emons, que nous appellons Alastoras et
Palamn@eos, c'est à dire poursuyvans la punition et vengeance
de crimes si enormes que la memoire en dure à jamais, ou bien
de quelques fort anciens fortfaittures. Vray est que le propos que
j'ay autrefois ouy raconter touchant ceste fuitte et cest
absentement, est fort merveilleux et estrange, mais s'il contient
aussi quelque chose de verité, il ne fault pas que nous
estimons que ce soit petite chose, ne vulgaire et commune, que celle
qui fut alors commise au lieu de l'oracle. Toutefois de peur qu'il
ne semble, que, comme dit Empedocles,
Je couse un bout d'une fable à un autre.
et que je ne suive pas un mesme sentier en mes propos, je vous prie
souffrez que je mette icy la fin convenable à mon premier
discours, car nous y sommes justement arrivez: et me permettez
prendre la hardiesse de dire ce que plusieurs devant moy ont dit,
que quand les D@emons, qui sont ordonnez pour le gouvernement et
superintendance des oracles et divinations, vienent à
defaillir, il est force aussi que les oracles defaillent et
perissent: et que quand ils s'enfuyent, ou qu'ils passent et s'en
vont tenir ailleurs, il est force que les forces divinatrices
faillent en tels lieux: puis quand ils y retournent apres un long
espace de temps, les lieux recommancent à parler ne plus ne
moins que les instruments de musique, quand ceux qui en
sçavent jouër les manient et les touchent. Apres que
Cleombrotus eut ainsi discouru, Heracleon se prit à dire, Il
n'y a personne en la compagnie qui soit infidele ny mescreant,
<p 341r>ou qui ait opinions touchant les Dieux qui ne
s'accordent avec les nostres, mais toutefois donnons nous garde
qu'en nos discours nous ne facions des suppositions erronees, et qui
pourroient donner de grands fondements à l'impieté. Tu
parles bien, dit Philippus, mais quel propos est ce qui t'a le plus
offensé et scandalisé en ce que Cleombrotus a
supposé? Adonc Heracleon, Que ce ne soient pas des Dieux qui
president aux oracles, d'autant qu'il est convenable de croire
qu'ils soient exempts de toute entremise de choses terrestres, et
que ce soient plus tost des Daemons ministres des Dieux, il me
semble que ce n'est point mal supposé: mais tout à
coup d'aller attribuer à ces Daemons-là des crimes,
forfaittures, calamitez, erreurs et inquietudes envoyez des Dieux,
en tirant ces propos-là des vers d'Empedocles, cela me semble
un peu trop presumptueux et d'une audace trop barbaresque. Et lors
Cleombrotus demanda à Philippus, qui et d'où estoit ce
jeune homme-là: et apres qu'il eut entendu son nom et son
païs, luy respondit: Nous n'ignorons pas non plus qu'un autre,
Heracleon, que ce que nous avons dit ne soit estrange, mais on ne
sçauroit discourir de grandes matieres sans poser de grands
fondements, pour prouver une opinion vraysemblable: mais toymesme ne
t'advises pas, que tu ostes ce que tu concedes: car tu confesses
bien qu'il y a des Daemons, mais en voulant maintenir qu'il n'y en
a point de meschants ny de mortels, tu ne sçaurois plus
soustenir qu'il y en ait: car en quoy seront-ils differents des
Dieux, si quand à leur essence ils l'ont conjoincte à
l'immortalité, et quant à la vertu ils ne sont
subjects à aucunes passions ny à aucun peché?
Heracleon pensant en soy-mesme, sans mot dire, ce qu'il devoit
respondre à cela, Cleombrotus poursuyvit, disant: Et qui plus
est, ce n'a pas esté Empedocles seul qui a dit, qu'il y avoit
de mauvais Daemons, mais Platon mesme, et Xenocrates et Chrysippus:
et encore Democritus quand il souhaittoit et prioit qu'il
rencontrast des images heureuses, il donnoit assez à entendre
qu'il croyoit y en avoir d'autres perverses, et mauvaises, et qui
ont de mauvaises intentions, et de violentes affections. Et quant
à ce qu'ils soient mortels, j'en ay ouy faire un conte
à un personnage qui n'est point esventé ny menteur,
c'estoit Epitherses le pere d'Aemylianus l'orateur, que quelques uns
de vous à mon advis peuvent avoir ouy declamer: cestuy
Epitherses estoit de la mesme ville que je suis, et avoit
esté mon maistre en Grammaire, lequel contoit que pour aller
en Italie il s'embarqua un voyage sur une navire chargee de
plusieurs marchandises, et de grand nombre de passagers: et disoit
que sur le seoir le vent leur faillit aupres des Isles Echinades, et
que leur navire alla branlant tant qu'elle arriva pres des Paxes,
que la plus part des passagers estoient veillans, et y en avoit
beaucoup qui beuvoient encore, achevans de souper, quand tout
soudain on entendit une haulte voix venant de l'une de ces Isles de
Paxes, qui appelloit Thamos, si fort, qu'il n'y eut celuy de la
compagnie, qui n'en demourast tout esbahy. Ce Thamos estoit un
pilote Aegyptien, que peu de ceulx qui estoient en la nef
cognoissoient par son nom. Pour les deux premieres fois qu'il fut
appellé, il ne respondit point, mais à la
troisiéme, si: et lors celuy qui l'appelloit renforceant sa
voix, luy crya, que quand il seroit à l'endroit des basses,
qu'il denonceast, que le grand Pan estoit mort Epitherses nous
contoit que tous ceux qui ouirent le cry de ceste voix, en
demeurerent fort esmerveillez, et entrerent là-dessus en
dispute, à sçavoir s'il seroit bon de faire ce qu'il
commandoit, ou bien de ne s'en entremettre point, ains le laisser
là: finablement qu'ils resolurent ainsi, que s'ils avoient
bon vent, lors qu'ils passeroient par devant ce lieu, que Thamos
passast oultre sans mot dire: mais si d'adventure il y avoit calme,
et qu'il ne tirast point de vent, qu'il cryast tout hault, ce qu'il
avoit entendu. Quand ils furent à l'endroit de ces basses et
platys, il advint qu'il ne tiroit ne vent ny haleine, et estoit la
mer fort platte: parquoy ce Thamos regardant de dessus la prouë
vers la terre, dit tout hault ce qu'il avoit entendu, que le grand
Pan estoit mort. Il n'eut <p 341v>pas plus tost
achevé de dire, que lon entendit un grand bruit, non d'un
seul, mais de plusieurs ensemble, qui se lamentoient et
s'esbahissoient tout ensemble: et pour autant que plusieurs estoient
presens, la nouvelle en fut incontinent espandue par toute la ville
de Rome, tellement que l'Empereur Tiberius Caesar envoya querir ce
Thamos, et adjousta tant de foy à son dire, qu'il feit
enquerir qui pouvoit estre ce Pan là, et que les hommes de
lettres, qui estoient en bon nombre autour de luy, furent d'opinion
que ce devoit estre celuy qui estoit né de Penelopé et
de Mercure: si y eut lors quelques uns en la compagnie qui
tesmoignerent l'avoir autrefois ouy dire au vieil Aemylianus.
Demetrius adonc conta, que alentour de l'Angleterre y a plusieurs
petites Isles desertes, semees çà et là par la
mer, que lon appelle au païs les Isles des Daemons et des demy-
Dieux, et que luy mesme par commandement de l'Empereur alla en la
plus prochaine des desertes, pour voir et enquerir ce que c'estoit,
et trouva qu'il y avoit peu d'habitans, qui estoient tenus pour
saincts et inviolables par les Anglois. Peu apres qu'il y fut
arrivé, il dit que l'air et le temps se troubla
merveilleusement, et se feit une terrible tempeste et orage de vents
et de tonnerres: laquelle estant à la fin cessee, il dit que
les insulaires luy asseurerent, que c'estoit quelqu'un de ces
Daemons et demy-Dieux qui estoit decedé: car ainsi comme une
lampe, disoit il, pendant qu'elle est allumee n'a rien qui offense
personne, mais quand elle vient à s'esteindre, elle rend une
puanteur qui fasche ceulx qui sont alentour: aussi les grandes ames,
pendant qu'elles luysent, sont doulces et gracieuses, sans fascher
personne, mais quand elles viennent à s'esteindre et à
defaillir, elles emeuvent, comme lors, de grands orages et de
grandes tempestes, et bien souvent mesme infectent l'air de maladies
contagieuses. Ils disent d'avantage, qu'il y a l'une de ces Isles-
là, où Saturne est detenu prisonnier par Briareus, qui
le tient lié de sommeil, et que lon a inventé ce
moyen-là de le tenir enchainé en le faisant dormir, et
qu'il y avoit autour de luy plusieurs Daemons qui estoient ses
vallets et ses serviteurs. Cleombrotus adonc prenant la parole: Je
pourrois, dit-il, aussi bien reciter plusieurs tels exemples si je
voulois, mais c'est assez que cela n'est point contraire, ny
n'apporte aucune opposition alencontre de ce que nous avons mis en
avant, combien que nous sçavons assez que les Stoïques
ont la mesme opinion des Daemons que nous avons, et qu'ils tienent
qu'en une si grande multitude de Dieux que lon tient, il n'y en a
que un seul qui soit eternel et immortel, et que tous les autres ont
eu commancement par naissance, et prendront fin par mort. Quand aux
risees et mocqueries des Epicuriens, il ne les fault point craindre,
attendu qu'ils ont bien l'audace d'en user mesme contre la
providence divine, l'appellans fable et conte de vieilles: mais au
contraire nous maintenons, que leur infinité de mondes est
veritablement une fable, de dire qu'entre les mondes innumerables il
n'y en ait pas un qui soit gouverné par raison et providence
divine, ains que tous ont esté faicts et se maintienent
fortuitement et casuellement. Et s'il est loisible de se rire et
mocquer és discours de philosophie, plus tost faudroit il se
mocquer de ceulx qui tirent aux disputes des choses naturelles je ne
sçay quelles images sourdes, aveugles et sans ames, qui
apparoissent par infinies revolutions d'annees aux survivans, et se
proménent par tout, estans, ce disent-ils, yssues et
decoulees des corps, partie encore vivans, et partie de ceulx qui
long temps y a sont ou bruslez ou pourris: c'est de ceulx-là
qu'il se faudroit mocquer, qui attirent des ombres et des bourdes
sottes és disputes de la nature: et cependant se courroucent,
et treuvent estrange si lon dit qu'il y a des Daemons, non seulement
qui apparoissent, mais aussi qui parlent et qui ont leur vie et leur
estre de bien fort longue duree. Apres que ces propos eurent
esté dicts, Ammonius parla disant: Il me semble que
Cleombrotus a bien prononcé. Et qui empesche que nous ne
recevions sa sentence, laquelle est saincte et tres-digne d'un
philosophe? car si on la rejette, on sera contrainct de rejetter
aussi <p 342r>et nier beaucoup de choses qui sont et qui
advienent, mais dont on ne sçauroit rendre raison certaine:
et si on la reçoit, elle ne tire apres elle consequence de
chose quelconque impossible, ne qui ne soit en estre. Mais quant
à ce que j'ay ouy dire aux Epicuriens seuls, alencontre des
Daemons qu'introduit Empedocles, comme estant impossible qu'ils
soient heureux et de longue vie, s'ils sont mauvais et vicieux,
d'autant que le vice de sa nature est aveugle, et qui de soymesme se
precipite ordinairement és perils et inconveniens qui
destruisent la vie, cela est une sotte opposition, car par ceste
raison il faudroit qu'ils confessassent que Epicurus ait esté
pire que Gorgias le Sophiste, et Metrodorus que Alexis le farceur et
joueur de Com@edies, car il vescut deux foit autant que Metrodorus,
et Gorgias vescut deux fois autant, et encore un tiers d'avantage
qu'Epicurus: mais autrement disons nous que la vertu est puissante,
et le vice debile, non pas pour l'entretenement, ou pour la
dissolution du corps en vie, attendu que nous voyons entre les
animaulx plusieurs qui sont lourds et hebetez, et d'autres qui sont
fort getifs et fort lascifs, qui vivent plus longuement que ne font
ceulx qui sont plus sages et plus esveillez: parquoy ils ne
concluent pas bien de dire, que la nature divine jouisse de
l'immortalité, d'autant qu'elle sçait eviter et
repoulser les choses qui destruisent la vie, car il falloit qu'en la
nature de la divinité bienheureuse, ils missent une
impassibilité de n'estre subjecte à corruption ou
alteration quelconque, sans avoir besoing d'aucune sollicitude de
l'entretenir. Mais à l'adventure n'est-il pas honneste de
dire ne disputer contre ceulx qui ne sont pas presens: et pourtant
sera-il meilleur que Cleombrotus reprenne le propos qu'il a nagueres
laissé touchant la fuitte et le passage des Daemons de lieu
à autre. Voire-mais, dit Cleombrotus, ce sera bien merveille
s'il ne vous semble encore plus estrange et hors d'apparence de
raison, que le premier, combien qu'il semble estre fondé en
raison naturelle, et que Platon luy mesme en ait donné le
commancement, non qu'il l'ait absoluëment prononcé et
affermé, mais par maniere d'opinion doubteuse en aiant soubs
paroles couvertes jetté avec une crainte retenue quelque
conjecture en avant. Mais puis que la coupe des devis et des contes,
meslez de toutes sortes, est servie sur table, et que à peine
pourrois-je jamais rencontrer de plus gracieux et plus faciles
auditeurs, pour faire passer une telle narration, ne plus ne moins
que de la monnoye estrangere, je ne feindray point de vous faire le
conte que j'ay entendu d'un estranger, lequel apres plusieurs allees
et venues, aiant bien cherement achetté et payé
l'adventure de le rencontrer, je trouvay à la fin, à
toute peine, aupres de la mer rouge. Il ne parloit aux hommes qu'une
fois l'annee, et le demourant du temps conversoit, comme il disoit,
avec les Nymphes, Nomades, et avec les Daemons. Je parlay à
luy, et me feit bon recueil; c'estoit le plus bel homme de visage
que je pense jamais avoir veu, non subject à maladie aucune,
et prenoit tous les moys une fois seulement le fruict de ne
sçay quelle herbe medicinale amere, dont il vivoit: il estoit
exercité à parler plusieurs langages, et parloit avec
moy plus communément en langue Dorique: son parler sembloit
presque un chant, et si tost qu'il ouvroit la bouche pour parler,
tout l'environ de luy estoit remply d'une tressouefve odeur qui en
sortoit. Or quant à tout autre sçavoir et cognoissance
de toutes histoires, il l'avoit tout le long de l'an: mais quant
à la divination, elle luy estoit inspiree un seul jour en
chasque annee, auquel il descendoit sur le rivage de la mer, et
là chantoit et predisoit les choses à advenir aux
Princes et Seigneurs de tout le païs, ou aux secretaires des
Roys, qui se trouvoient là à jour nommé, et
puis s'en retournoient. Ce personnage doncques attribuoit la
divination aux Daemons, et estoit bien aise d'ouïr ce que lon
raconte de Delphes. Quant à ce que nous tenons de Bacchus;,
et des sacrifices que nous luy faisons, il en estoit tout
informé, disant que c'estoient tous grands accidents advenus
aux Daemons, et semblablement ce que lon raconte touchant le serpent
<p 342v>Python, et disoit que celuy qui l'avoit tué
n'en avoit pas esté banny pour dix ans, ny ne s'en estoit pas
fuy en la vallee de Tempes, ains de tout ce monde, dont il seroit
depuis retourné apres neuf revolutions de la grande annee,
estant bien purifié, nettoyé, et veritablement
Ph@ebus, c'est à dire, clair et luisant, auroit
recouvré la superintendance de l'oracle Delphique, lequel ce-
pendant avoit esté deposé en la garde de Themis.
Autant en disoit-il de ce que lon raconte des Typhons, et des
Titans: car il affermoit que ce avoit esté des battailles de
Daemons contre Daemons, et des fuittes et bannissements de ceux qui
avoient esté vaincus, ou bien des punitions que les Dieux
avoient faittes de ceux qui avoient commis de telles forfaittures
que lon raconte que Typhon commeit alencontre d'Osiris, et de
Saturne alencontre du Ciel, desquels les honneurs sont fort
obscurcis ou du tout esteincts, d'autant qu'ils sont passez en un
autre monde: car j'entends que les Solymiens, qui sont voysins des
Lyciens, honorent singulierement Saturne, mais depuis qu'il eut
occis leurs princes, Arsalus, Dryus et Trosobius, il s'en fuit, et
s'en alla en quelque autre païs, car ils ne sçavent
où, lon ne feit plus conte de luy, mais qu'ils appellerent
ces trois, Arsalus, Dryus, et Trosobius, les Dieux severes, et de
faict que tant en public qu'en privé les Lyciens font encore
leurs maledictions et execrations par eulx. Plusieurs autres
exemples semblables peult-on tirer de ce que lon raconte des Dieux.
Et si nous appellons aucuns de ces Daemons des noms des Dieux usitez
et ordinaires, il ne s'en fault point emerveiller, disoit ce
personnage estranger, car ils sont bien-aises d'estre appellez des
noms des Dieux dont ils dependent, et dont ils ont honneur et
puissance, comme entre les hommes, l'un est Jovial, l'autre
Palladien, l'autre Apollonien ou Bacchanal, ou Mercurial, et y en a
qui sont bien et convenablement nommez, encore que ce soit à
l'adventure: mais la plus part ont des denominations des Dieux qui
ne leur convienent aucunement, ains sont transposees. Icy
Cleombrotus aiant fait pause, son dire sembla merveilleux à
toute la compagnie: et Heracleon luy demanda, en quelle sorte
c'estoit que cela touchoit à Platon, et comment c'estoit
qu'il avoit donné commancement à un tel propos.
Cleombrotus luy respondit, Tu fais bien de me le remettre en
memoire, c'est par ce que premierement il rejetta tousjours
l'infinité des mondes: mais il a tousjours douté du
nombre certain et precis, et concedant qu'il y avoit apparence au
dire de ceux qui en mettoient cinq, un en chasque element, il s'est
tenu à un, et semble que cela soit propre à Platon,
là où tous les autres philosophes ont tousjours fort
redouté de recevoir et admettre multitude de mondes, comme
s'il estoit necessaire que ceux qui n'arrestoient et ne terminoient
pas la matiere en un, ains en sortoient, tombassent necessairement
en ceste fascheuse et non terminee infinité. Mais cest
estranger-là, dis-je adonc, determinoit-il rien du nombre des
mondes comme Platon, ou si tu ne l'en recerchas jamais en tout le
temps que tu fus avec luy? Je n'avois garde de faillir, dit
Cleombrotus, d'estre bien diligent et affectionné auditeur de
tels devis, voyant mesmement qu'il se monstroit si affable en mon
endroit. Il disoit que ny le nombre des mondes n'estoit infiny, ne
qu'il n'y en avoit pas un seul, ny cinq, mais cent quatre vingts et
trois, qui estoient ordonnez et rengez en forme triangulaire, duquel
triangle chascun costé contenoit soixante mondes, et que des
autres trois chascun estoit à l'un des coings du triangle, et
qu'ils s'entretenoient tout alentour, ne plus ne moins que ceux qui
sont en une danse, et que la plaine qui est au dedans du triangle,
estoit le fondement et l'autel commun de tous ces mondes, qui
s'appelloit le champ ou la plaine de verité, dedans laquelle
sont les desseings, les moules, les idees, et les exemplaires
immobiles de toutes les choses qui furent oncques et qui jamais
seront, et à l'entour de ces idees estant l'eternité,
le temps, comme un ruisseau qui en sortoit, couloit dedans ces
mondes, et que les ames des hommes, s'ils ont bien vescu en ce
monde, en dix mille ans une fois les voyent, et que les plus
sainctes <p 343r>cerimonies mystiques des sacrifices qui se
font icy bas, ne sont que comme un songe de ceste veuë, et de
ce spectacle-là: et disoit que toute la peine que lon employe
à l'estude de la philosophie estoit pour parvenir à la
veuë de ces beautez-là, ou autrement que c'estoit toute
peine perdue. Je l'entendois, dit-il, conter tous ces propos-
là, ne plus ne moins proprement, que si c'eust esté
quelque cerimonie de sacrifice qu'il m'eust exposee en quelque
religion, en laquelle il m'eust instruit, sans qu'il m'amenast
aucune preuve ny aucune demonstration de son dire. En cest endroit
me tournant devers Demetrius, je luy demanday comment il y avoit aux
vers d'Homere que disent les pourchassans de Penelope, quand ils
voyent manier l'arc à Ulysses:
O c'a esté quelque grand crocheteur
D'arcs cestui-cy, et un grand fureteur!
Et comme Demetrius me les eust remis en memoire: Il me vient, dis-
je, en pensee d'en dire autant de cest estranger, O c'estoit un
grand amateur et un grand fureteur de toutes resolutions, et de tous
discours de philosophie, et estoit homme bien versé aux
lettres. Certes il n'estoit point estranger de nation, ains Grec, et
remply de toute science, et erudition Grecque: et ce nombre de
mondes nous monstre qu'il n'est ny Aegyptien, ny Indien, ains venu
d'un Grec de langue Dorique, du païs de la Sicile, nommé
Petron, natif de la ville d'Imere en Sicile, qui en a composé
un petit livre, que je n'ay pas leu, et si ne sçay s'il est
en estre és mains des hommes, mais Hippys natif de Rege,
duquel Phanias Eressien fait mention, escrit que c'estoit l'opinion
et le discours de ce Petron, qu'il y avoit cent quatre vingts et
trois mondes qui touchoient les uns aux autres de reng: mais il ne
declare point que c'est à dire, se toucher de reng, et n'en
apporte aucune raison probable. Et quelle verisimilitude, ce dit
Demetrius, pourroit-il avoir en cela, veu que Platon, sans amener
aucune conjecture vraysemblable, ny aucune apparence de raison, a
renversé ceste opinion là? Et toutefois, ce dit
Heracleon, nous entendons dire à vous autres Grammairiens,
que Homere mesme est le premier autheur de ceste opinion-là,
comme aiant divisé l'univers en cinq mondes, le ciel, l'eau,
l'air, et la terre, et ce qu'il appelle Olympe, dont il en laisse
les deux communs, c'est à sçavoir la terre à
tous ceux d'à bas, l'Olympe à tous ceux d'en haut, et
les trois du milieu attribue à trois divers Dieux. Aussi
semble-il que Platon attribuant aux principaux membres de l'univers
les especes et figures premieres, et les plus excellentes des corps,
les appelle cinq mondes, à sçavoir celuy de la terre,
celuy de l'eau, celuy de l'air, et celuy du feu, et finablement
celuy qui embrasse tous les autres, qu'il appelle Dodecaëdre,
c'est à dire à douze faces, qui s'estend amplement,
est fort capable et mobile, comme estant sa forme et figure fort
propre et convenable aux revolutions et mouvemens des ames.
Demetrius alors, Qu'est-il besoing, dit-il, de remuer maintenant
Homere, car assez avons nous desormais allegué de fables.
Mais il s'en faut beaucoup que Platon n'appelle les cinq differentes
essences du monde cinq mondes, attendu que là mesme où
il dispute contre ceux qui mettent une infinité de mondes, il
afferme qu'il n'y en a que un seul creé de Dieu et
aimé de luy, composé de toute nature, aiant corps
entier, et content de soymesme, sans avoir besoing de rien
d'ailleurs. Voyla pourquoy à bon droit pourroit-on trouver
estrange, que luy aiant dit verité, il ait donné
occasion à d'autres de prendre une opinion faulse, et en
laquelle il n'y a apparence quelconque: car s'il n'eust retenu
l'unité du monde, il eust aucunement donné fondement
à ceux qui en mettent infinis: mais qu'il en ait voulu
asseurer precisément cinq, et non point plus ne moins, cela
est merveilleusement estrange et esloigné de toute
probabilité, si d'adventure tu n'as quelque chose à
dire sur cela, dit-il, en soy retournant devers moy. Comment, dis-je
lors, estes vous doncques d'advis de laisser là vostre
premiere dispute des oracles, comme estant de tout poinct
<p 343v>achevee et resoluë, et d'en prendre une autre
de non moindre difficulté? Nous ne la laisserons pas pour
cela, respondit Demetrius, mais aussi ne passerons nous pas outre
ceste-cy, qui de soy-mesme se presente, et presque nous met la main
au devant: car nous n'y demourerons pas beaucoup, ains seulement
tant que nous puissions en passant y trouver quelque peu de
verisimilitude, et puis nous retournerons à nostre premier
propos. En premier lieu doncques, dis-je, les raisons qui empeschent
que lon ne mette des mondes infinis, n'empeschent pas que lon n'en
mette plus d'un: car aussi bien en plusieurs mondes, comme en un,
pourra estre la divination, la providence et la fortune, qui
entreviendra és plus petites choses: mais la plus part des
plus grandes et principales choses auront et prendront leurs
generations, changemens et mutations par ordre, ce qui ne se
pourroit faire en infiny nombre de mondes. Et puis il est plus
conforme à la raison, de dire, que Dieu n'ait pas creé
pour un monde unique et seul, car estant parfaittement bon, il n'y
a vertu ne bonté aucune qui luy defaille, et moins encore que
toutes les autres, la justice et l'amitié, car elles sont de
soy-mesme tres-belles et tres-bien seantes aux Dieux: or n'a Dieu
rien qui soit inutile, ne qui soit pour neant: parquoy il fault
qu'il y ait hors de luy d'autres dieux et d'autres mondes, envers
lesquels il use de ces vertus sociales: car il n'en usera pas envers
soy-mesme, ny envers aucune partie de soy, de justice, ny de grace
et de benignité, ains envers les autres: ainsi n'est-il pas
vraysemblable que ce monde flotte et vague sans amy, sans voisin,
sans communication quelconque en un vuide infiny, attendu mesmement
que nous voyons que la nature enferme et environne toutes choses en
leurs genres et en leurs especes, ne plus ne moins que dedans des
vases, ou dedans les enveloppes de leurs semences, car il n'y a en
toute la nature rien qui soit un en nombre, qu'il n'ait la raison de
son estre commune avec d'autres, ne n'y a chose qui participe de
quelque denomination en commun, qui en particuliere ne soit telle.
Or est-il que le monde s'appelle ainsi en commun. Il faut donc qu'il
soit en particulier tel, et est qualifié tel en particulier,
pour la difference qu'il a avec ses semblables et de mesme espece:
car s'il n'y a en toute la nature ny homme qui soit un, ny cheval,
ny estoille, ny Dieu, ny D@emon, qui empeschera que lon ne puisse
dire que la nature n'a pas non-plus un seul monde, ains qu'il fault
qu'il en ait plusieurs? Et qui m'obiicera que ce monde n'a
semblablement que une terre, ny qu'une mer, je luy respondray qu'il
ne s'appercoit pas de ce qui est tout evident, des parties
semblables: car nous divisons la terre en parties de semblable et
mesme denomination, pour ce que toutes parties de terre sont terre,
et de la mer semblablement: mais nulle partie du monde n'est monde,
ains est composé de diverses et differentes natures: car
quant à l'inconvenient que d'aucuns redoutent principalement,
pour lequel ils consomment toute la matiere au dedans d'un monde, de
peur que s'il en demouroit quelque chose au dehors, elle ne
troublast la composition de cestui-cy par resistence qu'elle luy
feroit, et heurts qu'elle luy donneroit, ils n'ont point occasion de
le craindre, car y aiant plusieurs mondes, et un chascun d'iceux
particulierement aiant une mesure definie et determinee à sa
substance et à sa matiere, et nulle partie d'icelle sans
mesure ny sans ordre, il ne demeurera rien de superfluité,
comme d'excrement, au dehors, qui puisse donner empeschement, pour
ce que la raison qui dominera celle portion de la matiere qui sera
attribuee à chasque monde, ne permettra pas qu'il y ait rien,
qui sortant hors de son ordre, et vagant çà ou
là, aille choquer un autre monde, ny que d'un autre aussi il
sorte rien qui se viene ruer sur soy, pour ce que la nature n'a rien
qui en quantité soit infiny, ny desordonné, ny
mouvement qui soit sans raison, ny sans ordre, et s'il y a
d'adventure quelque influence qui passe des uns aux autres, cela est
une communication fraternelle, doulce et amiable, dont ils se
meslent tous ensemble, ne plus ne <p 344r>moins que les
lumieres des astres, et les influences de leurs temperatures sont
causes qu'eux mesmes se resjouissent en s'entreregardant les uns les
autres d'un bening aspect, et donnent aux dieux, qui sont plusieurs
et bons en chascun astre, moyen de s'entrehanter et s'entrecaresser
les uns les autres: car en tout cela il n'y a rien qui soit
impossible, ny fabuleux, ny contraire à la raison, si ce
n'est que quelques uns s'en defient, pour les raisons et decisions
d'Aristote, qui dit que chasque corps a son lieu propre et naturel,
à raison de quoy il est force que la terre de tous costez
tende au milieu, et puis l'eau par dessus elle, servant pour sa
pesanteur de fondement aux autres plus legers elemens. Si doncques
il y avoit plusieurs mondes, il adviendroit que la terre bien
souvent se trouveroit situee au dessus de l'air et du feu, et bien
souvent au dessoubs, et semblablement que l'air et le feu se
trouveroient au dessoubs, quelquefois en leurs lieux naturels, et
quelquefois en d'autres contre nature: lesquelles choses estans
impossibles, ainsi comme il pense, il s'ensuit doncques qu'il n'y a
ne deux ne plusieurs mondes, ains un seul, qui est cestui-cy,
composé de toute sorte de substance, disposé selon
nature, ainsi qu'il est convenable à la diversité des
corps. Mais en tout cela il y a plus d'apparence vraysemblable,
qu'il n'y a de verité: car qu'il soit ainsi, amy Demetrius,
considere que quand il dit, qu'entre les corps simples les uns
tendent vers le milieu, c'est à dire contre-bas, les autres
arriere du milieu et contre-mont, et les autres à l'entour du
milieu, c'est à dire en rond: au regard dequoy prent-il le
milieu? il est certain que ce n'est pas au regard du vuide, car il
n'y en a point en nature selon son advis, et encore selon ceux qui
en mettent, il ne peut avoir de milieu non plus que de premier, ny
de dernier: car premier et dernier sont des bouts: or ce qui est
infiny, consequemment est aussi sans bout: mais encore que par force
quelqu'un d'eux nous contraignist d'admettre un milieu au vuide, il
est impossible de comprendre et imaginer la difference de mouvemens
des corps vers iceluy, par ce qu'il n'y a ny en iceluy vuide aucune
puissance attractive des corps, ny dedans les corps aucune
deliberation, ou inclination et affection de tendre de tous costez
à ce milieu, ains est aussi peu possible d'imaginer, que des
corps sans ames se meuvent d'eux-mesmes, vers une place incorporelle
et n'aiant aucune difference de situation, comme qu'elle les attire
à soy. Il reste donc que ce milieu se doive entendre, non
point localement, mais corporellement: car estant ce monde une masse
et union composee de plusieurs corps differents et dissemblables
conjoincts ensemble, il est force que les diversitez d'iceux
engendrent mouvemens dissemblable aussi de l'un en l'autre: ce qui
apparoist par ce que chascun d'iceux corps changeant de substance
change aussi de place quant et quant: car la subtilisation et
rarefaction distribue à l'entour en rond la matiere qui se
léve du milieu en contremont, et au contraire la condensation
et constipation la deprime et la chasse contre bas vers le milieu:
sur quoy il n'est ja besoing de discourir d'avantage en ce lieu, car
quelque cause que lon suppose produire de telles passions et de
telles mutations, celle mesme contiendra chascun des mondes en soy,
par ce qu'un chascun d'eux a sa terre et sa mer, et chascun son
milieu propre, et chascun aussi les passions et mutations des corps,
et la nature et puissance qui les maintient et conserve chascun en
son lieu et son estre: car le dehors, soit qu'il n'y ait rien, soit
qu'il y ait un vuide infiny, ne peult bailler aucun milieu, selon
que eux mesmes les distinguent: et celuy qui voudroit que y aiant
plusieurs milieus, les corps pesans de tous costez tendent vers un
seul, ressembleroit proprement à celuy qui voudroit, que y
aiant plusieurs hommes le sang coulast de tous costez en une seule
véne, et que les cerveaux de tous fussent
<p 344v>contenus d'une mesme taye, estimant que ce seroit un
grand inconvenient, si tous les corps solides n'estoient en une
mesme place, et les rares en une autre: mesme celuy là seroit
bien impertinent, et aussi lourdaut seroit celuy qui trouveroit
mauvais que les entiers eussent toutes leurs parties en leur ordre,
en leur reng, et en leur situation naturelle: car ce seroit une
extréme sottise si quelqu'un croyoit, qu'il y eust un monde
qui eust la Lune en soy situee au bas, ne plus ne moins que si un
homme avoit la cervelle aux talons, et le coeur aux tempes: mais il
n'y a point d'absurdité ne d'inconvenient, qu'en mettant
plusieurs mondes distincts et separez les uns des autres, on
distingue aussi quant-et-quant, et separe leurs parties: car en
chascun la terre, la mer, et le ciel, seront situez et colloquez en
leurs assiettes naturelles, ainsi comme il appartient, et aura un
chascun d'iceux mondes, son bas, son hault, son environ, et son
milieu: non pas au regard d'un autre monde, ny au regard du dehors
de soy, ains en soy-mesme, et au dedans de soy: et quant à la
supposition que font aucuns, que si une pierre estoit hors du monde,
lon ne sçauroit imaginer ou comprendre, ne comment elle
pourroit demourer, ny comment elle se pourroit mouvoir: car comment
pourroit-elle demourer suspenduë, veu qu'elle est pesante, ou
se mouvoir vers le milieu du monde, comme les autres corps pesans,
veu qu'elle ne seroit ny partie d'iceluy, ny comptee entre les
substances? Et quant à la terre qui est attachee et
environnee tout alentour en un autre monde, il ne faut pas enquerir
ne demander comment elle ne tombe deça, veu sa pesanteur, et
comment elle ne s'arrache de son entier total, attendu que lon voit
qu'il y a une nature et une force naturelle qui contient une
chascune partie: car si nous voulons prendre bas et hault, non au
dedans du monde, mais au dehors, nous nous trouverons és
mesmes destresses et difficultez que Epicurus, qui fait mouvoir et
tendre ses petits corps indivisibles vers les lieux qui sont au
dessoubs des pieds, comme si le vuide avoit des pieds, ou que son
espace infinie permeist que lon y peust imaginer un bas et un hault.
Et pourtant y a-il cause de s'esmerveiller, ou plus tost de
recercher et demander quelle fantasie a meu Chrysippus à
dire, que le monde estoit colloqué et situé
droittement au milieu, et que sa substance de toute eternité
aiant occupé le lieu du milieu, y estoit si bien serree et
pressee pour durer à jamais, et jusques à une
immortalité, par maniere de dire: car il escrit cela en son
quatriéme livre des choses possibles, songeant sans propos,
qu'il y ait milieu en un infiny, et encore plus mal à propos
attribuant à un milieu qui n'est point la cause de la
stabilité et ferme fondation du monde, attendu mesmement,
qu'il a escrit en beaucoup d'autres lieux, que la substance se
gouverne, et se maintient par ses mouvemens, tendans au milieu, et
partans du milieu d'icelle. Au demourant, quant aux autres
oppositions que font les Stoïques qui les redoubteroit? comme
quand ils demandent, Comment sera-il possible de maintenir une
fatale destinee, une providence divine? et comment ne sera lon
contrainct de mettre plusieurs Jupiters, quand on mettra plusieurs
mondes? Car premierement s'il y a inconvient à mettre
plusieurs Jupiters, leurs opinions sont encore bien plus absurdes,
car ils mettent des Soleils et des Lunes, des Apollons, des Dianes,
et des Neptunes infinis en infinies revolutions des temps. Et puis
quelle necessité y a-il qui contraigne d'advouër qu'il
y ait plusieurs Jupiters, s'il y-a plusieurs mondes, et non pas en
chascun Dieu souverain, gouverneur et conducteur de l'univers,
prouveu de toute intelligence et de raison, comme celuy que nous
surnommons le Seigneur et le Pere de toutes choses? ou bien qui
empeschera que tous mondes ne soient subjects à la providence
et à la destinee de Jupiter, et que luy aussi reciproquement
n'ait l'oeil sur tous, et ne les dirige et gouverne, en
subministrant à tous les principes, les semences et les
raisons de toutes les choses qui se font? car puis que ainsi est que
nous voyons icy bien souvent un corps composé de plusieurs
autres corps <p 345r>distincts, comme une assemblee de
ville, une armee, une danse, en chascun desquels corps y a vie,
prudence et intelligence: il n'est pas aussi donc impossible qu'en
tout l'univers, dix, ou cinquante, ou cent mondes qu'il y aura,
n'usent d'une mesme raison, et ne respondent tous à un mesme
principe, ains au contraire cest ordre et disposition est fort
convenable aux Dieux, car il ne les faut pas faire comme les roys
d'un exaim d'abeilles, qui ne sortent jamais de la ruche, ny les
tenir en prison enfermez, ou plus tost attachez dedans la matiere,
comme ceux-cy font, qui disent que les Dieux sont certaines
dispositions de l'air, et certaines proprietez et vertus des eaux,
et du feu, infuses au dedans, et ainsi les font naistre avec le
monde, et puis les bruslent aussi quand et luy: mais encore ne les
deslient ils pas, ny ne les font pas libres, à tout le moins
comme les chartons qui guident les chariots, ou les pilotes qui
gouvernent les navires, ains les y clouënt, ne plus ne moins
que les statues attachees et seellees avec des clous et du plomb
à leurs bases, ainsi les tienent ils enfermez et enclouez
dedans la matiere corporelle, participans avec elle jusques à
corruption, dissolution, et alteration toute entiere. Mais bien plus
est ce propos digne et magnifique, de dire que les Dieux sont de
tout poinct libres, sans que personne leur commande, ne plus ne
moins que les feus de Castor et de Pollux secourent ceux qui sont
travaillez en tourmente de mer: en y survenant ils addoucissent la
violence de la mer, et les impetueux soufflemens des vents, non pas
qu'eux mesmes naviguent ny soient participans du mesme peril, ains
seulement se monstrant en l'air, et preservant les mariniers: aussi
que les Dieux aillent visiter par plaisir tantost un monde, et
tantost un autre, en regissant et gouvernant un chascun d'iceux avec
la nature: car le Jupiter d'Homere ne jette pas gueres loing ses
yeux de la ville de Troye, jusques au païs de Thrace, et des
Scythes vagabonds, habitans au long des rives du Danube: mais le
vray Jupiter a plusieurs passages honnestes et convenables à
sa majesté d'un monde à l'autre, non point regardant
hors de soy en un vuide infiny, et se contemplant soy-mesme, et non
autre chose, comme aucuns estiment, ains considerant les faicts des
hommes et des Dieux, les mouvements et revolutions des astres: car
la divinité ne hait point les varietez et mutations, ains y
prent fort grand plaisir, comme lon peut conjecturer par les
circuitions, conversions et commutations qui apparoissent au ciel.
Parquoy je conclus que l'infinité de mondes est une resverie
faulse, où il n'y a point d'apparence de raison, et qui ne
peut en aucune maniere admettre un Dieu, ains se gouverne en tout et
par tout par la fortune et à l'adventure: et au contraire,
que le gouvernement et la providence d'un nombre certain et
quantité terminee et finie de mondes, n'a point
d'administration qui doive sembler plus indigne ne plus laborieuse
que celle qui s'employe et s'attache à la direction d'un tout
seul, et qui les transforme, renouvelle et reforme par infinies
fois. Apres que j'eu achevé ce propos je m'arrestay: et
Philippus sans guere attendre, Quant à cela, dit-il, s'il est
ainsi, ou s'il est autrement, je ne le voudrois point trop asseurer:
mais si nous faisons sortir Dieu hors de la superintendance d'un
monde seul, pourquoy est-ce que nous le faisons ouvrier de cinq tant
seulement, et non de plus? et quelle raison y a-il peculiere de ce
nombre-là avec la multitude des mondes, plus tost que d'un
autre? Je l'entendrois bien plus volontiers, que non pas l'occasion
et la cause pourquoy ce mot E'i a esté consacré en ce
temple: car il n'est nombre, ny triangle, ny quarré, ny
parfaict, ny cubique, ny ne present aucune gentillesse à ceux
qui aiment, et qui estiment telles speculations: et l'argument et
illation tiree des Elemens, laquelle il semble que Platon mesme
obscurement ait touchee, est fort difficile à comprendre, et
ne nous demonstre rien de la probabilité qui l'ait deu
attirer à faire ceste consequence, qu'il est vray-semblable,
que comme il se fait et engendre en la matiere cinq sortes de corps
reguliers aiants les angles et les costez egaux, environnez de
<p 345v>superfices egales, aussi de ces cinq corps y ait eut
dés le commancement incontinent cinq mondes faicts et formez.
Et toutefois, dis-je, il semble que Theodore le Solien, exposant ce
qu'il y a de Mathematique en Platon, ne traitte pas mal ce passage
là, car il declare ainsi la Pyramide: l'Octaëdre, c'est
à dire, le corps à huict faces egales, le
Dodecaëdre à douze, et l'Icosaëdre à vingt,
que Platon met les premiers, sont fort beaux pour leurs proportions
et leurs egalitez, et ne sçauroit la nature rien former ne
figurer de plus excellent ny de semblable: mais toutefois ils n'ont
pas eu tous une mesme constitution, ny une semblable origine, car le
plus petit des cinq, et le plus delié, est la Pyramide, et le
plus grand, et qui a plus de parties, est le Dodecaëdre: et des
autres deux l'Icosaëdre est plus grand de la moitié que
n'est l'Octaëdre, en multitude et nombre de triangles: et
pourtant est-il impossible qu'ils aient esté faicts l'un tout
quand et l'autre d'une mesme matiere, car les plus deliez, et plus
petits, et plus simples en manufacture, il est force qu'ils soient
plus tost venus en main, et qu'ils aient plus tost obey à
l'ouvrier qui mouvoit et qui formoit la matiere, et par consequent
qu'ils ayent esté plus tost faicts, et plus tost venus en
estre, que ceux qui ont plus de parties, et plus grande masse de
corps: d'autant que la manufacture de la composition en estoit plus
laborieuse et plus difficile, comme est le Dodecaëdre: dont il
s'ensuit que la Pyramide est le premier de tous les corps, et non
pas un des autres, comme ceux qui par nature ont posterieurement
esté creez et produits. Or le remede pour obvier et respondre
à cest inconvenient, est de separer et diviser la matiere en
cinq mondes: icy la Pyramide, car elle est sortie la premiere:
là l'Octaëdre, et là l'Icosaëdre: et en
chascun d'iceux mondes de ce qui sera le premier venu en estre, le
reste puis apres prendra sa naissance par discretion et concretion,
ou par rarefaction et condensation des parties: qui fait que toutes
se transmuent en toutes, ainsi comme Platon luy-mesme le donne
à entendre, le discourant par exemples, presque de toutes:
mais à nous presentement il suffira de l'entendre par peu
d'exemples, car l'air s'engendre par l'extinction du feu, et puis de
rechef en se subtiliant et rarefiant, il produit du feu: en la
semence de ces deux-là peult on cognoistre les passions et
transmutations de tous. Or le seminaire ou principe du feu et la
Pyramide, composee de vingt et quatre premiers triangles, et
l'Octaëdre est le seminaire de l'air, composé des
quarante et huict mesmes triangles: ainsi il se fait un element
d'air, de deux de feu conjoincts et composez ensemble, et à
l'opposite l'element de l'air party se divise en deux corps de feu,
puis retournant à s'espessir et constiper d'avantage en soy-
mesme, il devient en forme d'eau, tellement que par tout ce qui sort
le premier en lumiere donne tousjours facilement generation aux
autres par transmutation, et ne demeure jamais seul ce qui est venu
en estre le premier, mais l'un aiant en la masse de l'autre
l'origine de mouvement primitif et antecedant, on conserve à
tous un mesme nom. Ammonius adonc se prit à dire: Cela certes
a esté vaillamment et diligemment recerché par
Theodorus, mais je serois bien esmerveillé, si les
presuppositions qu'il fait ne s'entredestruisoient et refutoient
l'une l'autre: car il veult que les cinq mondes n'aient pas
esté composez à la fois tous ensemble, mais que ce qui
est plus delié, et où il y a moins de manufacture
à le composer, soit sorty premier en essence: et puis, comme
si c'estoit chose consequente, et non pas repugnante, il suppose que
la matiere ne poulse pas tousjours en essence ce qui est le plus
delié et le plus simple, mais que aucunefois les plus
espesses, et les plus lourdes et pesantes parties sortent les
premieres en generation. Mais sans cela, estant supposé qu'il
y a cinq corps premiers, et consequemment qu'il y a autant de
mondes, il n'applique sa probabilité qu'aux quatre seuls: car
quant est du cube, c'est à dire du corps quarré, il le
print et l'oste, comme si c'estoit au jeu des marelles, par ce que
le corps quarré de sa nature et proprieté ne se peult
muer en eulx, ny leur bailler à eulx puissance de
<p 346r>se tourner en luy, d'autant que les triangles dont
ils sont composez, ne sont pas d'un mesme genre: car tous les autres
communément sont composez de demy-triangles, mais le subject
propre, dont cestui-cy particulierement se compose, est le triangle
aux deux jambes egales, qui ne se peult unir, incorporer, ny
accommoder avec le demy-triangle. S'il est ainsi doncques qu'il y
ait cinq corps, et consequemment cinq mondes, et qu'en chascun
d'iceux mondes le principe de generation soit le corps qui premier
sort en evidence, celuy où le corps quarré sera le
premier, nul des autres corps n'y pourra doncques estre, comme celuy
qui ne se peult naturellement tourner et changer en pas un d'eulx.
Je laisse à dire d'avantage, que l'element et principe dont
est composé le Dodecaëdre, n'est pas le triangle
à trois costez inegaulx, mais un autre, comme ils disent,
bien que de celuy aux costez inegaulx Platon compose la Pyramide,
l'Octaëdre et l'Icosaëdre: tellement, dit Ammonius en
riant, qu'il fault, ou que tu resólues ces objections-
là, ou que tu allegues quelque chose de nouveau touchant la
question qui se presente: et je luy respondy, Quant à moy je
n'en sçaurois rien alleguer pour le present, où il y
ait plus de verisimilitude, mais à l'adventure vault-il
mieulx rendre raison de son opinion propre que de celle d'autruy. Je
dy doncques de rechef, que la nature se departant et divisant
dés le commancement en deux parties, l'une sensible, muable,
subjecte à generation et corruption, tantost d'une sorte et
tantost d'une autre: l'autre spirituelle et intelligible, se
comportant tousjours d'une mesme sorte, il seroit bien estrange,
beaux amis, de dire que la spirituelle reçeust en soy
division, et eust de la diversité et difference en soy-mesme,
et que lon trouve mauvais, jusques à s'en courroucer, si lon
ne laisse la corporelle et passible toute unie en soy, et s'amassant
en soy-mesme, ains qu'on la divise et qu'on la separe en plusieurs
parts: car il seroit plus raisonnable que les natures permanents et
divines s'entretinsent plus tost et s'embrassassent inseparablement
elles-mesmes, et qu'elles evitassent, autant qu'il leur seroit
possible, toute section et toute separation, et toutefois la force
de l'Autre ou de la diversité touchant aussi bien à
elles, fait és choses spirituelles et intellectuelles de plus
grandes dissimilitudes en forme et raison essentielle, que ne sont
les distances locales entre les corporelles: parquoy Platon refutant
ceulx qui tienent ceste proposition, Que tout est Un, dit, que ce
qui est, est et Mesme et Autre, et mouvement, et station. Si donques
ces cinq choses-là sont, ce n'est pas de merveille, si de ces
cinq elements corporels, nature en a fabriqué les figures et
representations chascune propre à chascun, non pas simples ny
pures, mais en-tant qu'ils sont plus participans de chasque
proprieté et puissance: car il est tout manifeste, que le
corps quarré est le plus propre et plus sortable à la
station et au repos, pour la stabilité et fermeté de
ses plattes faces et superfices: et quant à la Pyramide il
n'y a celuy qui ne recognoisse incontinent la nature de feu mouvant
à ses cosstez longs et gresles, et à ses angles aigus.
Et la nature du Dodecaëdre, apte à comprendre toutes les
autres figures, sembleroit proprement estre l'image de l'univers en
toute essence corporelle. Et des deux qui restent l'Icosaëdre
est l'image de l'Autre et divers, et l'Octaëdre participe
principalement de la forme du Mesme: et par ainsi l'un a produit
l'air, lequel est capable de toute substance en une forme: et
l'autre nous a baillé l'eau, qui par temperature se peult
tourner en toutes sortes de qualitez. Or s'il est ainsi que la
nature requiere en tout et par tout une egale et uniforme
distribution, il est doncques vraysemblable qu'il y a aussi cinq
mondes, et non point plus ny moins qu'il y a de moules et de
patrons, à fin que chascun patron et exemplaire tiene le
premier lieu, et la principale puissance en chasque monde, ne plus
ne moins qu'ils l'ont en la premiere constitution et composition des
corps. Mais cela soit dit pour respondre un peu à celuy qui
s'esmerveilleroit comment nous divisons la nature subjecte à
generation et alteration en tant de genres. Au demourant
<p 346v>je vous prie considerez un petit de pres, avec moy,
cest argument. Il est certain que des deux premiers supremes
principes, j'entends l'unité, et le binaire ou la
dualité, ceste-cy estant l'element et l'origine premiere de
toute difformité, desordre et confusion, s'appelle
infinité: et au contraire, la nature de l'unité venant
à terminer le vague de l'infinité, qui n'a aucune
proportion, aucun arrest, ny aucune terminaison, luy baille forme,
et le rend aucunement capable de recevoir certaine denomination,
laquelle accompagne tousjours les choses sensibles. Or ces deux
generaux principes là se monstrent premierement au nombre,
tellement que la multitude n'est jamais nombre, jusques à ce
que l'unité venant à s'imprimer, comme une forme en la
matiere, viene à retrencher ce qu'il y a icy de plus, et
là de moins en l'infinité indeterminee: car lors
chasque multitude devient et est faitte nombre, quand elle est
terminee par un, mais si lon oste l'unité, de rechef la
dualité indefinie et interminee confondant tout, le rend sans
ordre, sans grace, sans nombre, et sans mesure. Or puis qu'il est
ainsi, que la forme n'est pas la destruction de la matiere, mais
plus tost la figure et l'ordre, il est force que ces principes
soient tous deux dedans le nombre, desquels procede la premiere et
plus grande dissimilitude et difference: car le principe infiny et
interminé est autheur du nombre pair, et l'autre meilleur
principe, qui est l'unité, pere du non-pair: si que le
premier nombre pair, c'est deux, et le premier non-pair est trois,
desquels se compose le cinq, par conjonction estant commun aux deux,
et de puissance non-pair, car il estoit necessaire, d'autant que ce
qui est corporel et sensible se divise en plusieurs parties pour sa
composition par force de l'Autre, c'est à dire
diversité, que ce ne fust, ny le premier pair, ny le premier
non-pair, ains un troisiéme composé des deux, à
fin qu'il fust procreé des deux principes, de celuy qui
engendre le nombre pair, et de celuy qui produit le non-pair, car
l'un ne se pouvoit departir ny separer d'avec l'autre, d'autant que
tous deux ont nature, force et puissance de principe. Ces deux
principes donc estants conjoints ensemble, le meilleur estant le
plus fort s'est opposé à l'infinité interminee
qui divisoit la nature corporelle: et ainsi estant la matiere
divisee, l'unité s'interposant a empesché que
l'univers ne fust divisé et mesparty en deux parties egales,
ains y a eu pluralité de mondes causee par l'Autre, de
l'infinité et diversité, mais ceste pluralité
a esté produite en nombre non-pair, par la vertu et puissance
du Mesme et du Finy, par ce que le meilleur principe n'a pas
souffert que la nature s'estendist plus loing qu'il ne falloit, car
si l'un y eust esté tout pur et simple, la matiere n'eust eu
aucune separation: mais d'autant qu'il est meslé avec la
nature divisive de la dualité, il a receu et souffert par ce
moyen separation et division, mais elle s'est arrestee-là,
par ce que le non-pair a esté maistre et superieur du pair.
Voyla pourquoy les anciens souloient nommer, le compter,
Pembasasthai: [...]. et croy que ce mot Panta, [...]. qui signifie
l'univers, a esté derivé de Penté, [...]. qui
signifie cinq, non sans raison, d'autant que cinq est composé
des deux premiers nombres, et puis les autres nombres multipliez par
autres, produisent divers nombres, là où le cinq
multiplié par nombre-pair, produit dix precisément, et
multiplié par non-pair, il s'engendre soy-mesme: je laisse
à dire, qu'il est composé des deux premiers nombres
quarrez, c'est à sçavoir, de l'unité et du
quatre, et que c'est le premier des nombres qui peult autant que les
deux qui le precedent, tellement qu'il compose le plus beau triangle
qui soit à angle droit, c'est le premier nombre qui contient
la proportion sesquialtere: car à l'adventure toutes ces
raisons-là ne sont pas bien sortables ne propres au discours
de la matiere presente, mais bien est-il plus convenable d'alleguer
qu'en ce nombre-là y a une vertu naturelle de diviser, et que
la nature divise plusieurs choses par ce nombre là: car en
nous mesmes elle a mis cinq sens naturels, et cinq parties de l'ame,
la naturelle, la sensitive, la concupiscible, l'irascible, et la
raisonnable, et autant de doigts en chascune des mains: et que la
semence genitale se depart au plus en cinq, car on ne trouve
<p 347r>point par escript que femme ait enfanté plus
d'enfans en une mesme portee: et les Aegyptiens aussi content, que
la Deesse Rhea enfanta cinq Dieux: donnans à entendre soubs
paroles couvertes, que d'une mesme matiere y avoit eu cinq mondes
procreez. Et en l'univers, la terre est divisee en cinq bandes, et
le ciel en cinq cercles, deux arctiques, deux tropiques, et un
@equinoctial au milieu: qu'il y a cinq revolutions des planettes ou
estoilles errantes, d'autant que le Soleil, Venus, et Mercure, ne
font qu'une mesme revolution, et est la constructon du monde faicte
par raison harmonique: ne plus ne moins que la game, dont nous usons
à chanter, est composee de cinq tetrachordes arrengez de reng
l'un apres l'autre, dont le premier s'appelle Hypátôn,
c'est à dire, des bas: le second Mésôn, c'est
à dire, moyens: le tiers Synemménôn, c'est
à dire, conjoincts: le quart Diezeugménôn, c'est
à dire, dejoincts: et le quint Hyperbolaeôn c'est
à dire, supremes: et les intervalles du chant dont nous
usons, sont aussi cinq, Diesis, Semitonion, Tonus, Triemitonion, et
Ditonus: de maniere qu'il semble, que la nature prenne plaisir
à faire toutes choses par nombre quinaire, plus qu'elle ne
fait encore à les produire en forme ronde comme une boule,
ainsi qu'escrit Aristote. Mais pourquoy, dira quelqu'un, est-ce que
Platon a rapporté le nombre de cinq mondes aux cinq premieres
figures des corps reguliers? Pour ce qu'il a dit que Dieu en
ordonnant le monde a usé de la cinquiéme composition.
Et puis aiant proposé la doute et question du nombre des
mondes, à sçavoir s'il fault tenir qu'il n'y en ait
qu'un, ou qu'il y en ait cinq, à la verité il monstre
assez clairement que sa conjecture est fondee sur ceste raison-
là. S'il fault doncques amener et appliquer la verisimilitude
à son advis et opinion, voyant qu'il est force qu'avec la
diversité de ces figures et des corps-là, , il s'en
ensuive aussi incontinent difference et diversité de
mouvements ainsi comme luy-mesme enseigne, affermant que ce qui est
espessy ou subtilisé avec l'alteration de substance, change
aussi quant et quant de lieu, car si de l'air s'engendre du feu,
estant le corps Octaëdre dissolu et departy en Pyramides, ou au
contraire, s'il se fait de l'air du feu, estant pressé et
reserré en forme d'Octaëdre, il n'est pas possible qu'il
demeure là où il estoit au paravant, ains s'en fuit et
s'en court en une autre place, forçeant et combattant ce
qu'il treuve en son chemin, et qui luy fait resistance: et monstre
encore cela plus clairement et plus evidemment par un exemple et
similitude des vans, et autres tels instruments où lon vanne
et nettoye le bled, disant que ne plus ne moins que les elements
remuans la matiere, et estans remuez par elle, s'alloient tousjours
rendre les semblables avec leurs semblables, et qu'ils occupoient
tantost un, tantost autre lieu, avant que le monde fust
ordonné en la matiere qu'il est maintenant. Estant doncques
la matiere en tel estat qu'il est vraysemble que soit toute chose
là où Dieu n'est pas, les cinq premieres qualitez,
c'est à dire les premiers corps, aiants chascunes leurs
propres et peculieres inclinations et mouvements, s'en allerent
à part, non pas du tout ny sincerement divisees et separees
les unes des autres, pour ce que tout estant brouillé pesle-
mesle, les surmontees tenoient tousjours un peu et suyvoient contre
leur nature celles qui surmontoient: et pourtant les unes s'en
allans d'un costé, et les autres de l'autre, il est advenu de
là, qu'il y a eu autant de portions et de distinctions, comme
il y a de divers genres des premiers corps, l'une de feu non pas du
tout pur, mais tirant sur la forme de feu: une autre de nature
celeste, non du tout sincere ciel, mais tirant sur la nature du
ciel: un autre de terre, non terre seule et simple, mais tirant sur
la forme de la terre: mais principalement la communication de l'eau
et de l'air, comme nous avons dit par cy devant, pour ce qu'elle
s'en alla remplir de plusieurs genres divers et estranges: car ce
n'a pas esté Dieu qui a separé et distribué la
substance, mais l'aiant trouvee ainsi temerairement dissipee d'elle
mesme, et se tirant chascune à part en si grand desordre et
si grande confusion, il l'ordonna et l'arrengea avec symmetrie
<p 347v>et proportion, et mettant en chascune la raison
comme garde et gouverneur, il feit autant de mondes, comme il y
avoit de premiers corps. Ce discours donques soit attribué
à la grace et faveur de Platon, pour l'amour d'Ammonius: car
quand à moy je ne voudrois pas affermer qu'il y ait
precisément autant de mondes en nombre, mais je diray bien
que l'opinion de ceulx qui tiennent qu'il y a plus d'un monde et non
pas pourtant infinis, est fondee en aussi bonne raison que nulle des
autres: voyant que la matiere de sa nature se respand et se depart
en plusieurs parts, sans demourer en un, et que la raison aussi ne
souffre pas qu'elle s'en aille à l'infiny: et si en aucun
autre lieu, principalement en cestui-cy, nous souvenans des
preceptes de l'Academie, ostons de nos entendements le trop de
creance, et comme en un lieu glissant et coulant retenons la
fermeté de creance, seulement au propos de l'infinité,
croians fermement qu'il n'y peult avoir des mondes infinis. Apres
que j'eus deduit ces raisons, Demetrius dit, Lamprias nous
admonneste sagement,
Les oeuvres des Dieux en diverses
Façons nous donnent des traverses,
comme dit Euripide, quand nous presumons et osons prononcer de si
haultes et grandes choses, comme si nous les sçavions bien
certainement. Mais il nous fault, comme il a dit, rapporter nos
devis au premier propos que nous avons laissé: car ce qui a
paravant esté dit, que les oracles demeurent muets et
inutiles, quand les Daemons, qui les souloient gouverner, s'en sont
retirez et allez, ne plus ne moins que nous voyons les instruments
de Musique demourer oyseux, sans aucun son ny armonie, quand les
ouvriers ne les manient: cela, dis-je, remue une autre question qui
est plus grande, touchant la cause et la puissance, car laquelle ces
Daemons rendent les devins et prophetes espris et ravis de fureur
divine, et leur font avoir des visions: car de dire que les oracles
se taisent pour autant qu'ils sont delaissez et abandonnez par les
Daemons, cela n'est rien, si premier lon ne donne à entendre
comment c'est que quand ils y sont presents, et qu'ils les
gouvernent, ils les mettent en besongne, et les font prophetiser.
Ammonius adonc prenant la parole, Estimes-tu, dit-il, que les
Daemons soient autre chose que
Esprits vestus de substance aëree,
Allans par tout' la terre labouree?
comme dit Hesiode: car quant à moy il me semble que la
difference qu'il y a d'un homme à un autre qui jouë une
Trag@edie ou une Comedie, la mesme difference y a il d'une ame
à une autre qui est revestue d'un corps durant ceste vie. Il
n'y a doncques en cela rien qui soit estrange, ny sans apparence de
raison, si des ames rencontrans d'autres ames, leur impriment des
visions et apprehensions des choses futures, ne plus ne moins que
nous monstrons plusieurs choses ja faittes et advenues, et en
signifions et prognostiquons de celles qui sont à advenir,
non par vive voix seulement, mais aussi par lettres et escripts, et
par quelque attouchement, ou par un regard seulement: si d'aventure
tu n'as quelque autre chose à dire à l'encontre,
Lamprias, car nous ouismes n'a pas long temps dire, que tu en avois
eu nagueres de grands propos avec des estrangers en la ville de
Lebadie, mais celuy qui nous en dit des nouvelles ne se souvenoit
pas bonnement des propos. Ne vous en esbahissez pas, dis-je, car
plusieurs occupations et affaires qui sont survenues depuis,
mesmement pour l'ouverture de l'oracle, et pour le sacrifice, ont
esté cause que nos propos se sont esvanouis et egarez
çà et là. Mais maintenant, dit Ammonius, tu as
des auditeurs qui sont de loysir, qui desirent et interroguer et
apprendre, sans aucune volonté de contester ny de contredire
opiniastrement, devant lesquels tu peux tout dire, et entendre d'eux
toute excuse, quelque chose que tu dies, comme tu vois. Et comme les
autres de la compagnie me feissent pareilles exhortations, apres
avoir fait un peu de pause en silence, <p 348r>je
recommençay à dire, Certainement (Ammonius) tu as,
sans y penser, toy mesme ouvert l'entree, et donné
commencement aux propos qui furent lors tenus: car si les Daemons
sont ames et esprits separez des corps, et n'aiants aucune
communication avec eux, comme tu dis, suivant le divin poëte
Hesiode, qui les appelle
Saincts habitans dessus la terre tarde,
Pour des humains mortels avoir la garde:
pourquoy est-ce que nous privons les esprits et ames qui sont dedans
les corps de ceste mesme puissance, par laquelle les Daemons peuvent
prevoir et predire les choses à advenir? car il n'est pas
vraysemblable, que les ames acquierent proprieté ou puissance
aucune nouvelle, quand elles abandonnent les corps, qu'elles
n'eussent pas au paravant, ains faut penser qu'elles ont tousjours
les mesmes parties, mais qu'elles les ont pires, quand elles sont
meslees avec les corps, et aucunes d'elles nullement apparentes et
cachees, les autres debiles et obscures, et qui pesamment et
malaisement peuvent faire leurs operations, ne plus ne moins que
ceulx qui regardent à travers un brouillas, ou qui se meuvent
dedans quelque substance liquide, desirans fort la guarison et le
recouvrement de ce qui leur est propre, et le deschargement et
purgation de ce qui les couvre: car l'ame encore pendant qu'elle est
liee et attachee avec le corps, a la puissance de prevoir et
cognoistre les choses futures, mais elle est aveuglee par la
meslange avec la terrestreité du corps: pour ce que tout
ainsi comme le Soleil n'est pas clair, quand il est eschappé
des nues, ains l'estant tousjours, il nous semble neantmoins obscur
et trouble à travers un brouillas, aussi l'ame n'acquiert pas
de nouveau la puissance de deviner, quand elle sort du corps, comme
d'une nuee, ains l'aiant dés maintenant, elle est aveuglee
par la commixtion et confusion qu'elle a avec le corps mortel: et ne
le fault pas trouver estrange, ny le decroire quand nous ne verrions
autre chose en l'ame, que la faculté et force de la memoire
qui respond vis à vis à la puissance de deviner, et
considerant le grand effect qu'elle fait, de conserver et garder les
choses passees ou pour mieux dire, de les faire aucunement estre,
car du passé rien ne demeure ny ne subsiste en estre, soient
actions ou paroles, ou passions, d'autant qu'elles ne font que
passer, et perissent aussi tost comme elles vienent en estre, par ce
que le temps, ne plus ne moins que un torrent emporte tout, mais
ceste faculté memorative de l'ame, luy faisant ne sçay
comment resistance, et l'arrestant, donne, par maniere de dire,
apparence et essence, à ce qui n'est pas present. Car
l'oracle qui fut donné à ceulx de Thessalie, touchant
la ville d'Arna, vouloit qu'on luy dist
Ce que l'aveugle voit,
Et ce que le sourd oit:
mais la memoire nous est l'ouye des choses sourdes, et la veuë
des aveugles, tellement que, comme j'ay tantost dit, ce n'est pas de
merveille, si retenant les choses qui ne sont des-ja plus, elle en
anticipe plusieurs de celles qui ne sont pas encore: car celles la
luy touchent, et luy appartiennent d'avantage, et s'affectionne plus
à elles, car elle se panche et encline vers celles qui sont
encores à venir, là où de celles qui sont desja
passees et du tout finies, elle n'en a rien que le souvenir. Les
ames doncques aiants ceste puissance nee quand et elles, mais
foible, obscurcie et mal-aisee à exprimer ses apprehensions,
ce neantmoins encore la monstrent elles, et la poulsent dehors bien
souvent par songes, ou bien par quelques cerimonies de sacrifices,
quand le corps est bien purifié, et qu'il prent une certaine
temperature propre à cest effect, là où pour ce
que la partie ratiocinative et speculative estant lors relaschee et
delivree de la solicitude des choses presentes, elle se met avec la
partie irraisonnable et imaginative à penser de l'advenir:
car ce n'est pas comme dit Euripide,
Bon devin est qui conjecture bien:
mais bien est-il homme sage qui suit la partie de l'ame qui a
discours de raison, et qui <p 348v>le conduit avec
verisimilitude, mais la vertu divinatrice, comme un papier sans
escriture, non capable d'aucune raison ny d'aucune determination
d'elle mesme, ains seulement apte et propre à recevoir des
fantasies, imaginations et presensions, sans aucune ratiocination ne
discours de raison, touche à l'advenir, lors qu'elle
s'esloigne et se tire le plus arriere du present dont il sort, par
une certaine temperature et disposition du corps transmué,
que nous appellons inspiration. Or a le corps bien souvent de luy
mesme une telle disposition, mais la terre jette dehors aux hommes
les sources et origines de plusieurs autres forces et puissances,
les unes qui transportent les hommes hors de soy, et apportent des
maladies, et des mortalitez: et des autres aussi quelquefois bonnes,
doulces et utiles, ainsi comme il appert à ceulx qui en font
l'experience. Or le flux, ou vent et respiration prophetique de
divination est tresdivin et tressainct, soit qu'il se léve
seul à travers l'air, soit qu'il sourde avec quelque fluxion
humide: car venant à se mesler dedans le corps il y engendre
une temperature et disposition estrange et non accoustumee aux ames,
de laquelle il est bien malaisé pouvoir clairement et
certainement exprimer la proprieté, mais avec raison on en
peut tirer quelque conjecture, en plusieurs manieres: car par sa
chaleur et sa dilatation et diffusion il ouvre ne sçay quels
petits pertuis, où il y a force imaginative de l'advenir, ne
plus ne moins que le vin qui bouilt et qui fume fait plusieurs
autres mouvemens, et mesmement qu'il revelle et decelle plusieurs
propos secrets et cachez: car la fureur de Bacchus et de l'yvresse
a, comme dit Euripide, beaucoup de divination, quand l'ame
eschauffee et enflammee jette arriere toute crainte, que la prudence
mortelle apportant, destourne, et esteinct bien souvent
l'inspiration divine. Et quant-et-quant on pourroit dire, non sans
grande raison, que la seichresse s'y mettant avec la chaleur,
subtilise l'esprit, et le rend de nature de feu et pur: car, comme
disoit Heraclite, Seiche lueur, ame tressage: là où
l'humidité non seulement grossit et rebousche la veuë et
l'ouye, mais qui plus est, meslee parmy l'air, et venant à
toucher la superfice des miroirs, elle leur oste la splendeur et la
lueur: et au contraire aussi, il n'est pas impossible que par
quelque refrigeration et condensation de cest esprit, comme le fer
s'affine par la trempe, aussi ceste partie prevoyante l'advenir, ne
s'engendre et ne s'aiguise en l'ame, ne plus ne moins que l'estaim
fondu avec le cuyvre, qui de soy-mesme est rare et plein de petits
pertuis, le serre et l'espessit, et quant-et-quant le rend plus
luysant et plus net: aussi n'y a-il inconvenient qui empesche, que
ceste divinatrice exhalation aiant quelque chose de propre et de
peculierement conforme aux ames, ne remplisse ce qui est rare et
vuide, et ne le resserre au dedans, d'autant qu'il y a des choses
qui ont convenance avec d'aucunes, et d'autres avec d'autres, comme
la febve est sortable à la couleur de pourpre, et le salnitre
meslé parmy semble aider la teinture de l'escarlatte: et,
comme dit Empedocles,
Parmy le bysse on mesle le saffran.
Et nous avons appris de toy, seigneur Demetrius, que la riviere de
Cydnus seule nettoye le cousteau sacré à Apollo, en la
ville de Tarse en Cilicie, et qu'il n'y a eau quelconque qui le
puisse escurer ny nettoyer que celle-là seule: ne plus ne
moins qu'en la ville d'Olympie, ont dit que lon detrempe la cendre
des sacrifices avec l'eau du fleuve d'Alpheus, et que lon la plastre
contre l'autel, et que si lon essaye de le faire avec l'eau de
quelque autre fleuve, on ne sçauroit venir à bout de
la faire prendre ne lier. Ce n'est doncques pas de merveille si la
terre poulsant hors de soy contremont plusieurs exhalations, il ne
s'en treuve que celles-là, qui transportent les ames de
fureur divine, et qui leur donnent imagination et apprehension de
l'advenir: et sans contredit, ce que lon raconte touchant l'oracle
de ce lieu s'accorde à ce propos, car c'est icy proprement
que lon dit que ceste puissance de deviner se monstra premierement,
par ce qu'il y eut un berger qui par fortune y estant tombé,
commencea <p 349r>à jetter des cris et voix de
personne transportee hors de soy: de quoy les voisins ducommancement
ne faisoient point de compte: mais depuis quand ils veirent que ce
qu'il leur avoit predit estoit advenu, ils l'eurent en admiration,
et mesmes les plus sçavans entre les Delphiens l'appellent
Coreta. Si me semble que l'ame se mesle et s'attache avec ceste
exhalation divinatrice, ne plus ne moins que fait l'oeil et la
veuë avec la lumiere: car l'oeil, qui a une naturelle
proprieté et puissance de voir, n'est de nul effect sans la
lumiere: aussi l'ame aiant ceste proprieté et faculté
de prevoir les choses à advenir comme un oeil, elle a besoing
d'une chose propre qui l'allume, et qui l'aiguise. Voyla pourquoy
plusieurs des anciens estimoient que le Soleil et Apollo fussent un
mesme Dieu, et ceux qui entendent que c'est, et qui reverent la
belle et sage proportion, estiment et jugent que telle comparaison
qu'il y a du corps à l'ame, et de la veuë à la
lumiere, et de l'entendement à la verité, telle y a il
de la force du Soleil à la nature d'Apollo, affermans que
c'est sa geniture qui continuellement procede et s'engendre de luy,
estant tousjours eternellement: car ne plus ne moins que celuy-
là allume, poulse et excite entre les sentimens la vertu
visive, aussi fait cestui-cy la vertu divinatrice qui est en l'ame.
Ceux donc qui ont estimé que ce fust un mesme Dieu, bon droit
ont dedié et consacré cest oracle à Apollo, et
à la Terre, jugeans que c'estoit le Soleil qui imprimoit
ceste temperature, et ceste disposition en la terre, de laquelle
sourdoit ceste exhalation divinatrice. Or comme Hesiode, avec
beaucoup meilleure raison que plusieurs philosophes, appelle la
terre
Le fondement ferme de toutes choses:
aussi l'estimons nous eternelle, immortelle et incorruptible: mais
des vertus et facultez qui sont en elle, nous estimons que les unes
faillent en un lieu, et naissent de nouveau en un autre, et passent
en un endroit, et affluent d'ailleurs en un autre: et est
vraysemblable que ces telles revolutions-là en un cours de
long temps tournent et reviennent en elle par plusieurs fois, comme
nous en pouvons tirer conjecture de ce qui manifestement nous
apparoist: car en plusieurs contrees nous voyons des lacs, des
fleuves entiers, et encore plus des fontaines chaudes faillir, et se
perdre du tout en autres, s'enfouir et se cacher dedans terre, et
puis aux lieux mesmes, de là à quelque intervalle de
temps, se monstrer de rechef, ou bien couler là aupres. Et
des mines nous sçavons les unes perir et faillir de tout
poinct, comme celles d'argent au païs d'Attique, et d'aerain en
Negrepont, où lon forgeoit anciennement les espees battues
à froid, comme dit le poëte Aeschylus,
Prenant l'espee Euboïque pointuë.
Et la carriere de Caryste il n'y a pas long temps qu'elle a
cessé de produire des pelotons de pierre mols, qui se
filoient comme lin: car je pense que quelques uns de vous en ont peu
veoir des serviettes et des rezeaux, et des coisses qui en estoient
tissues, qui ne brusloient point au feu, ains quand elles estoient
ordes et salles, pour avoir servy, et qu'on les jettoit dedans la
flamme, on les en retiroit toutes nettes et claires: mais maintenant
tout cela s'est esvanouy, et ne voit-on plus dedans la carriere que
un peu des cheveux bien rares, et des filets deliez qui courent
cà et là. De toutes lesquelles choses Aristote
maintient que la seule exhalation est la cause efficiente dedans la
terre, avec laquelle exhalation il est doncques force que tels
effects defaillent quelquefois, qu'ils passent de lieu à
autre, et qu'ils resortent aussi de rechef quelque autre fois:
autant en faut-il estimer des esprits et exhalations divinatrices
qui sortent de la terre, qu'elles n'ont pas non plus la vertu
immortelle, et qui ne puisse jamais vieillir, ains subjecte à
mutations et alterations: car il et vraysemblable que les ravages
excessifs des pluyes et grandes eaux les esteignent, et que les
coups des tonnerres les dissipent, et mesmement quand la terre est
agitee et concassee par tremblement, et qu'elle vient à
s'affaisser et à se troubler et confondre au dedans, il
<p 349v>est bien force que telles exhalations dedans les
cavernes de la terre changent d'issues à sortir, ou bien
qu'elles s'assopissent et s'estouffent entierement, comme lon dit
que le grand tremblement, dont on parle tant, demeura tout court et
s'arresta icy, aussi ruïna-il toute la ville: comme lon dit
qu'en la ville d'Orchomene il amena une pestilence qui emporta
nombre infiny d'hommes, et que l'oracle de Tiresias y defaillit
entierement, de sorte que jusques aujourd'huy il est demouré
muet, et sans aucun effect. Et si le semblable est advenu aux
oracles qui souloient estre en la Cilicie, comme nous entendons, il
n'y a personne qui le nous sçeust plus certainement dire que
toy Demetrius. Alors Demetrius, Je ne sçay, dit-il, comme il
en va pour le present, car il y a desja bien fort long temps que je
suis hors de mon païs, comme vous sçavez: mais du temps
que j'y estoit, celuy de Mopsus et celuy de Amphilochus estoient
encore en leur fleur: et vous puis dire, pour avoir eté
present, une chose merveilleuse touchant celuy de Mopsus. Le
gouverneur de la Cilicie estoit quant à luy en doute s'il y
avoit des Dieux, pour l'infirmité de sa mescreance, n'osant
pas du tout croire qu'il n'y en ait point, à mon advis: car
au demourant c'estoit un mauvais homme et violent: mais aiant autour
de luy certains Epicuriens qui ont accoustumé de se mocquer
de telles choses, d'une mocquerie, ce disent ils, honneste et fondee
en raison naturelle, il envoya un sien affranchy, comme s'il l'eust
envoyé au païs des ennemis pour espier, avec une lettre
cachettee, en laquelle lettre estoit escritte la demande qu'il
devoit faire à l'oracle sans que personne sçeust ce
qu'il y avoit escrit. C'est homme donc, ainsi que la coustume du
lieu est, demourant toute la nuict dedans le sanctuaire du temple,
et s'y estant endormy, recita le lendemain le songe qu'il y avoit
eu, c'est qu'il luy fut advis qu'il veit un bel homme qui se
presenta à luy, qui luy dit ce mot, Noir, et rien
d'advantage, pour ce qu'il s'en alla aussi tost: cela nous sembla
à nous autres impertinent, et n'entendions point que c'estoit
à dire: mais le gouverneur s'en esmerveilla, et en demoura
tout picqué, et depuis eut l'oracle en grande veneration, car
ouvrant la lettre, il monstra ceste demande qui estoit escritte
dedans, T'immoleray-je un taureau blanc, ou un noir? tellement que
les Epicuriens mesmes qui estoient avec luy, en demourerent tous
honteux et confus: et luy feit le sacrifice, et revera tousjours
depuis Mopsus. Demetrius aiant achevé ce conte, se teut: Et
moy voulant conclure toute ceste dispute, jettay derechef ma
veuë sur Philippus et sur Ammonius, qui estoient assis l'un
apres l'autre, lesquels me semblerent vouloir parler, et pour ce je
me retins une autrefois. Parquoy Ammonius dit adonc, Philippus a
encore quelque chose à dire sur ce qui a esté mis en
avant, car il estime, comme les autres, que ce soit un mesme dieu
Apollo, que le Soleil, et non point autre: mais la doubte que je
fais est plus grande, et de plus grandes choses: car je ne
sçay comment n'agueres nous avons par nos discours
osté la divination aux Dieux, et l'avons attribuee aux
D@emons tout ouvertement: et maintenant il me semble que de rechef
nous les chassons et deboutons icy de l'oracle, et de la machine
à trois pieds, en referant le principe, et la premiere cause
efficiente de la divination, à je ne sçay quels vents
ou vapeurs, et exhalations, et non pas le principe seulement, mais
la substance et la puissance mesme: car ces temperatures, ces
chaleurs, et ces trempes, par maniere de dire, que nous avons
alleguees, nous destournent à l'adventure plus de l'opinion
et creance que cela procede des Dieux, et nous donnent imagination,
que ce soit une telle cause comme Euripide en fait dire à
Polyphemus en sa Trag@edie du Cyclops,
Terre produit, veuille ou non, la pasture
Dont mon troupeau prend grasse nourriture:
toutefois il ne dit point qu'il sacrifie ses moutons aux Dieux, ains
à soy-mesme, et à son ventre le plus grand des
D@emons: et neantmoins nous leur sacrifions, et leur
<p 350r>faisons prieres, pour avoir response des oracles:
à quel propos, s'il est vray que les ames apportent quand et
elles une faculté prophetique et divinatrice, et que la cause
mouvante qui excite celle faculté et vertu, soit une certaine
temperature de l'air, ou bien un vent? Et puis que veut doncques
dire l'institution des religieuses ordonnees pour prononcer les
responses? et pourquoy est-ce qu'elles ne respondent point, si
premier l'hostie que lon veut immoler ne tremble toute, depuis le
bout des pieds, et qu'elle ne se croule toute, quand on luy respand
dessus les effusions du vin? car ce n'est pas assez de secouër
la teste, comme aux autres sacrifices, ains faut que la secousse et
le tremblement soit en toutes et par toutes les parties du corps,
avec un bruit de fremissement: car si cela ne se fait, ils tiennent
que l'oracle ne besongne point, et n'y introduisent point la
religieuse qui s'appelle Pythia: et neantmoins il seroit bien
vraysemblable de dire et de penser cela, si lon attribuoit la plus
part de ceste inspiration prophetique, ou à un Dieu, ou
à un D@emon: mais ainsi que tu le dis, il n'y auroit point
d'apparence, car l'exhalation qui sort de la terre, soit que
l'hostie tremble, ou qu'elle ne tremble point, causera tousjours le
ravissement et transport d'esprit, et disposera tousjours l'ame,
autant d'une autre personne, la premiere venue, que de la religieuse
Pythia: dont il s'ensuit que c'est une sottise de se servir d'une
femme à faire rendre ces oracles, en la travaillant pour
neant à la maintenir vierge toute sa vie et nette de
compagnie d'homme. Car ce Coretas-là que les Delphiens disent
avoir esté le premier, qui estant tombé en ceste fente
et crevasse de la terre, donna sentiment de la vertu et
proprieté du lieu, n'estoit à mon advis en rien
different des autres pasteurs et bergers, au moins si cela est vray,
et non pas une fable et une fiction vaine, comme je l'estime, quand
je discours en moy-mesme, de combien de bonnes choses a esté
cause cest oracle aux Grecs, tant au faict des guerres, comme des
fondations de villes, et aux necessitez de famine, et de pestilence,
il me semble indigne d'en attribuer l'invention et le commancement
à la fortune, et à un cas d'adventure, non pas
à Dieu, et à la providence divine. Je voudrois fort,
amy Lamprias, que tu nous discourusses un petit sur cela: et te
prie, Philippus, que tu ayes ce pendant un peu de patience. Bien
volontiers, respondit aussi-tost Philippus, et toute la compagnie
aussi, car je voy bien que le propos que tu as mis en avant a esmeu
toute la compagnie. Et lors prenant la parole, Certainement, dis-je,
Philippus, il ne m'a pas seulement esmeu quant à moy, ains
m'a rendu tout confus de honte, doubtant qu'en une si notable
compagnie de si grands personnages, il ne semble que contre le
devoir de mon aage, j'aye voulu, me glorifiant en la
probabilité du langage, destruire ou remuer aucune chose qui
avec verité soit creuë et tenuë touchant les choses
divines. J'y respondray doncques, amenant pour tesmoing et pour mon
advocat et defenseur, Platon, lequel reprent l'ancien Anaxagoras, de
ce qu'estant trop attaché aux causes naturelles, recerchant
et poursuivant tousjours par tout, ce qui de necessité se
fait és operations du corps, il omettoit la cause finale et
l'efficiente, qui sont causes et principes de plus grande importance
et plus noble, là où luy le premier ou plus que nul
autre des philosophes, les a declairees l'une et l'autre, attribuant
à Dieu le principe des choses qui se font avec raison, et ne
privant pas ce pendant la matiere des causes necessaires à
l'oeuvre qui se fait, ains recognoissant en cela, que l'ornement et
la disposition de tout ce monde sensible ne pend point d'une seule
ne simple cause, ains qu'elle prend son essence quand la matiere
vient à estre joincte et liee avec la raison: et qu'il soit
ainsi, considerez-le premierement és ouvrages qui se font par
les mains des ouvriers: comme, pour exemple, sans aller plus loing,
le pied et soubassement de la coupe tant renommé, qui est
entre les joyaux de ce temple, que Herodote appelle Hypocrateridion,
qui a pour sa cause materielle le feu, et le fer, et l'amollissement
par la force du feu, et la trempe par l'eau, sans quoy il n'y
<p 350v>auroit moyen de faire un tel ouvrage: mais la
maistresse et principale cause qui remuë tout cela, et qui
besongne avec ces matieres-là, c'est l'art et la raison qui
les applique à l'oeuvre, et neantmoins on met l'inscription
du nom de l'ouvrier à ces peintures icy, et representation
des choses passees:
Polygnotus aiant pris sa naissance
Dedans Thasos de la noble semence
D'Aglaophon, a icy peint comment
Ilium fut pris anciennement.
C'est luy veritablement qui a peint, comme vous voyez, la
destruction de Troye, mais sans couleurs brayees et meslees, et
confuses les unes avec les autres, il eust esté impossible
que ceste peinture fust ainsi belle à veoir comme elle est.
Si doncques quelqu'un venoit maintenant à enquerir de la
cause materielle, en recerchant ou discourant des mutations et
alterations que reçoit l'ochre meslee avec le vermillon, ou
le noir avec la ceruse, il ne diminueroit pour cela rien de la
gloire de l'ouvrier Polygnotus. Et celuy qui reciteroit comme le fer
se trempe, et comment il se mollifie, et qu'estant attendry par le
feu, il se forge et obeït à ceux qui le battent, et puis
qu'en le plongeant dedans de l'eau fresche, venant à se
reserrer par la froideur de l'eau, et à s'espessir, à
cause qu'il s'estoit amolly et rarefié par le feu, il en
acquiert une dureté et trempe, que Homere appelle la force du
fer, reserve-il pour cela moins la cause de l'ouvrage à
l'ouvrier? quant à moy je ne le pense pas: car ceux qui
esprouvent les facultez et proprietez des drogues medicinales, pour
cela ne condamnent pas la medecine, tout ainsi comme quand Platon
dit, que nous voyons par ce que la lueur de l'oeil vient à se
mesler ensemble avec la clarté du Soleil, et que nous oyons
quand l'air vient à estre frappé: ce n'est pas
à dire pour cela, que nous n'aions la faculté de veoir
et d'ouïr par la raison et la providence: car en somme, comme
je dy, toute generation procedant de deux causes, les premiers et
plus anciens theologiens et poëtes, ne se sont arrestez
qu'à la premiere et plus excellente, chantans à tous
propos ce commun refrein qui est en la bouche de tout le monde,
Jupiter est de tout commancement,
Et le milieu, et l'accomplissement:
mais au demourant quant aux causes necessaires et naturelles, ils
n'en approchent point, mais au contraire les plus recents et plus
modernes que ces anciens-là, que lon appelle les naturels,
abandonnans ce beau et divin principe-là, attribuent tout aux
corps, et aux passions des corps, et à ne sçay quels
battemens, mutations et temperatures, tellement que les uns et les
autres en leur dire sont defectueux, par ce qu'ils ignorent ou
omettent à dire les uns par qui, les autres de quelle
matiere, et par quels moyens chasque chose se fait. Mais celuy qui
le premier ouvertement et manifestement à conjoinct avec la
raison mouvante et ouvrante librement, la matiere subjecte et
souffrante, necessairement celuy-là respond et pour luy et
pour nous à toute calomnie et toute suspicion: car nous ne
privons point la divination ny de Dieu, ny de raison, attendu que
nous luy donnons pour matiere et pour subject l'ame de l'homme, et
pour son outil, et comme son poinçon, le vent d'inspiration
et l'exhalation. Premierement la terre est celle qui engendre telles
exhalations, et puis le Soleil, qui donne à la terre toute la
vertu et puissance de celle temperature et mutation, par la
tradition de nos peres est un Dieu: puis nous y adjoustons les
D@emons, comme superintendans, conservateurs et gardiens de ceste
temperature, comme d'une harmonie et consonance, qui en temps
opportun laschent ou tendent et roidissent la vertu de celle
exhalation, luy ostans aucunefois ce qu'elle a de trop active
efficace à tourmenter l'ame, et la transporter hors de soy,
et luy meslant parmy une vertu d'émouvoir sans faire douleur,
ny porter dommage à ceux qui la reçoivent.
<p 351r>En quoy il me semble que nous ne faisons rien qui
doive estre trouvé estrange ny impossible, ou non convenable
à la raison, ny quand nous immolons des hosties devant que de
venir à l'oracle, que nous les couronnons de festons de
fleurs, et que nous leur espandons dessus les effusions des
sacrifices, nous ne faisons en tout cela rien qui soit conraire
à ce discours-là: car les presbtres et religieux qui
sacrifient les hosties, et qui respandent les effusions de vin par
dessus, et qui contemplent leurs mouvemens et leurs tremblemens, ne
le font pour autre cause que pour avoir signe, si Dieu entend
à leur demande, pour ce qu'il faut que l'hostie que lon
immole aux dieux soit pure, entiere, saine, et non aucunement
contaminee, ny quant à l'ame, ny quant au corps. Or n'est-il
pas mal-aisé de remarquer et cognoistre les signes du corps,
et quant à l'ame, ils en font l'espreuve, en presentant aux
taureaux de la farine, et aux sangliers des pois chiches, car s'ils
n'en veulent point taster, c'est certain signe qu'ils ne sont pas
sains: quant à la chévre l'eau froide en est la
preuve, car si elle n'en fait point de semblant, et qu'elle ne
fremisse point quand on en jette dessus elle, c'est certain signe
que son ame ne se porte pas selon nature, et quand bien il seroit
prouvé que ce soit certain et indubitable signe que Dieu
veuille rendre response, quand l'hostie arrosee s'esmeut, et le
contraire qu'il ne veuille point respondre: je ne voy pas pour cela
qu'il y ait rien qui repugne à ce que nous avons dit
paravant, car toute force naturelle produit l'effect auquel elle est
ordonnee pis ou mieux, selon qu'elle a le temps et la saison plus ou
moins à propos: et il est vraysemblable que Dieu nous donne
des indices par où nous pouvons cognoistre si l'occasion se
passe, ou non: et quant à moy j'estime que l'exhalation mesme
qui sourd de la terre, n'est pas tousjours d'une mesme sorte, mais
qu'en un temps elle se lasche, et puis elle se renforce en un autre:
et l'argument qui ne le fait ainsi juger se peut aisément
verifier par le tesmoignage de plusieurs estrangers: et de tous ceux
qui servent dedans le temple: car la chambre là où lon
fait seoir et attendre ceux qui vienent demander response à
l'oracle se remplit aucunefois, non pas souvent, ny à
certains intervalles de temps, ains à differents espaces,
fortuitement, d'une si souefve odeur et si douce aleine, que les
plus precieux et meilleurs parfums n'en sçauroient rendre de
plus douce, qui sourd comme d'une source de vive fontaine du
sanctuaire du temple: et est vraysemblable que c'est la chaleur, ou
bien quelque autre puissance qui la poulse au dehors: et si
d'aventure cela semble à quelqu'un n'estre pas vraysemblable,
à tout le moins me confessera-il, que la prophetisse Pythie
a celle partie de l'ame, de laquelle ce vent et soufflement
d'inspiration s'approche, disposee tantost d'une sorte et tantost
d'une autre, et qu'elle n'est pas tousjours en une mesme
temperature, comme si Dieu gardoit en tout temps une mesme et
immuable harmonie: car il y a plusieurs fascherie, et plusieurs
passions qui occupent le corps, et qui se coulent en l'ame, les une
apparentes, les autres secrettes: desquelles se sentant saisie, il
seroit meilleur qu'elle ne s'allast point là presenter, ny
s'exhiber à ceste inspiration divine, n'estant pas pure et
nette de toute perturbation, comme un instrument de musique bien
accordé, et bien sonant, et non pas tout confus et tout
desaccordé: ne plus ne moins que le vin ne surprent pas
tousjours l'yvrongne autant une fois qu'autre, ny le son de la
fleute n'affectionne pas de mesme tousjours celuy qui de sa nature
est subject à facilement estre ravy, ains les mesmes
personnes sont aucunefois plus, aucunefois moins transportees hors
de soy, et plus ou moins enyvrees, d'autant qu'il se rencontre en
leurs corps une diverse temperature. Mais principalement la partie
imaginative de l'ame, et qui reçoit les especes, est possedee
du corps, et subjecte à changer quand et luy, comme il appert
manifestement par les songes: car aucunefois nous avons plusieurs
visions de songes, et de toutes sortes, et une autrefois nous sommes
en toute tranquillité et tout repos de telles illusions. Nous
cognoissons <p 351v>tous Cleon natif de Daulie, jamais en
jour de sa vie, et si a vescu bien longuement, il n'eut aucun songe:
et des anciens on en raconte autant de Thrasymedes H@ereïen,
dequoy la cause est en la complexion et temperature du corps, comme
lon voit que la complexion des melancholiques est subjecte à
beaucoup songer et avoir beaucoup d'illusions la nuict, encore qu'il
semble que leurs songes soient plus reguliers et plus veritables que
des autres, pour autant que telles personnes tournans facilement
leur phantasie tantost à une imagination, et tantost à
une autre, il est force qu'ils rencontrent aucunefois: comme font
ceux qui tirent plusieurs coups de flesches, il est force qu'ils
assenent au but de quelque une. Quand doncques l'imaginative partie
de l'ame et faculté divinatrice est bien disposee et bien
assortie à la temperature de l'exhalation, comme à la
reception d'une medecine, alors il est force que dedans les corps
des prophetes s'engendre la fureur d'inspiration prophetique, et au
contraire aussi quand elle n'y est pas bien disposee, qu'il ne s'en
engendre point, ou bien que ce soit une fureur forsenee, non point
naïfve, mais violente et turbulente, comme nous avons veu
advenir en la prophetisse Pythie, qui est nagueres decedee: car
estans venus des pelerins estrangers pour avoir response de
l'oracle, on dit que l'hostie endura les premieres effusions que lon
luy versa dessus, sans se bouger ny sans en faire aucun semblant,
mais les presbtres ne laisserent pas pour cela de la presser outre
mesure, et à continuer de luy jetter de l'eau dessus, tant
qu'à la fin estant toute trempee et baignee elle se rendit.
Qu'advint-il doncques de cela à la prophetisse Pythie? elle
descendit bien dedans le trou de l'oracle maugré elle, comme
lon dit, et mal volontiers, mais incontinent aux premieres paroles
qu'elle dit, elle monstra bien qu'elle ne le pouvoit plus supporter,
estant pleine d'un esprit maling et muet, comme une navire qui
cingle à pleines voiles: et finablement estant du tout
perturbee, et s'encourant avec un cry espouventable et horrible
devers la porte, elle se jetta contre terre, tellement que non
seulement les pelerins s'enfuirent de peur, mais aussi le grand
presbtre Nicander, et tous les autres presbtres et religieux qui
estoient là presens, lesquels toutefois rentrans dedans, un
peu apres, l'enleverent estant encore hors de son bon sens, et de
faict elle sur-vescut peu de jours apres. Voyla pourquoy lon
contregarde le corps d'icelle Pythie pur et net de toute compagnie
d'homme, et defend on qu'il ne hante ny ne converse aucune personne
estrangere avec elle, et devant que venir à l'oracle ils
prennent ces signes, estimans que Dieu sçait bien
certainement quand elle a le corps disposé et preparé
à recevoir, sans danger de sa personne, ceste inspiration
fanatique, car la force et vertu de ceste exhalation, n'emeut pas
toutes sortes de personnes, ne les mesmes personnes tout d'une
sorte, ny autant à une fois qu'à une autre, ains donne
seulement l'eschauffement et le principe, comme nous avons dit au
paravant, à ceux qui sont preparez et accommodez à
souffrir et à recevoir ceste alteration. Or est ceste
exhalation certainement divine et celeste, mais non pourtant
indefaillible, ny incorruptible ou non subjecte à vieillir,
et suffisante à durer par un temps infiny, lequel vient
à bout de toutes choses qui sont au dessoubs de la Lune,
ainsi comme nous tenons: et y en a d'autres qui disent, que celles
qui sont encore par dessus n'y resistent non plus, mais que se
lassans par un eternel et infiny temps, elles sont soudainement
immuees et renouvelees. Or quant à cela, dis-je, je suis
d'advis que vous et moy ensemble rememorions, et reconsiderions
souvent ces discours-là, sçachans bien qu'il y a
plusieurs prises et plusieurs conjectures alencontre, lesquelles le
temps ne permet pas que nous puissions toutes deduire, et pourtant
remettons les à une autre fois, avec les doubtes que fait et
allegue Philippus touchant Apollo et le Soleil.
JE trouvay nagueres en lisant, amy Serapion, des vers qui ne
sont pas mal faicts, lesquels Dic@earchus estime que le poëte
Euripides dit jadis au Roy Archelaus,
Pauvre donner je ne veux à riche homme,
Que justement un fol on ne m'en nomme,
Ou que de là on n'aille souspeçonnant,
Que ce ne soit demander en donnant.
Car qui donne du peu de moyen qu'il a un petit present à
celuy qui possede beaucoup de biens, il ne luy fait pas grand
plaisir: et, qui pis est encore, d'autant que lon ne peut pas croire
qu'il donne ce present-là, quelque petit qu'il soit, pour-
neant, il en acquiert la reputation d'estre homme avaricieux, fin et
cauteleux: Mais d'autant que les dons qui se font avec argent et
biens temporels sont en liberale gentillesse, et en beauté,
beaucoup moindres que ceulx qui procedent des lettres et du
sçavoir, d'autant plus est-il et honneste d'en donner, et en
donnant en demander de semblables à ceulx qui les
reçoivent. Parquoy envoyent presentement à toy, et
à ceulx qui sont par delà, pour l'amour de toy,
quelques uns des discours que nous avons recueillis, touchant le
temple d'Apollo Pythique, comme une offrande de primices: je
confesse que j'en attens de vous autres et plus en nombre, et de
meilleurs en valeur, attendu que vous estes en une grande ville, que
vous avez plus de loisir, avec plus grande quantité de
livres, et de toutes sortes d'exercices et conferences de lettres et
d'estudes. Or semble il que le bon Apollo remedie aux doubtes, et
donne expedient aux difficultez qui se presentent ordinairement en
la vie de l'homme, en respondant les oracles à ceulx qui se
retirent à luy, mais qu'il en produit et met en avant, en
matiere de lettres, imprimant en l'ame de sa nature convoiteuse de
sçavoir, un desir de cognoistre et entendre la verité,
comme il appert en plusieurs autres exemples, et mesmement en ce
petit mot Éi, qui a esté consacré en son
temple: car il n'est pas vraysemblable que ce soit esté par
un cas fortuit, ny par une maniere de sort des lettres, que ce mot
seul ait eu ceste preeminence envers ce Dieu, de preceder tous les
autres, ne qu'il ait eu l'honneur de chose sacree à Dieu, ou
dediee en un temple pour estre de chascun regardee, ains fault que
les premiers hommes doctes qui ont eu dés le commancement la
charge de ce temple, aient cognu quelque particuliere
proprieté exquise en ce mot, ou qu'ils s'en soient servis
comme d'une devise et une marque pour couvertement signifier et
donner à entendre quelque chose de consequence. Par plusieurs
fois doncques au paravant, aiant tout doulcement destourné ce
propos que lon mettoit en avant pour en discourir, et aiant
passé oultre, je fus nagueres surpris par mes propres enfans,
ainsi que je m'efforçois d'en satisfaire à quelques
pelerins estrangers, lesquels estans prests à partir de la
ville de Delphes, il n'eust pas esté honneste de tenir en
longueur, ny aussi du tout les refuser, aians desir singulier de
m'en ouïr dire quelque chose. Comme doncques nous fussions
assis dedans le temple, je commençay à recercher
moymesme, et partie à demander et enquerir, admonesté
du lieu et des propos que nous tenions, ce que jadis lors que Neron
passa par ce païs icy, j'avois ouy discourir à Ammonius,
et à quelques autres en ce mesme lieu, aiant esté
semblablement ceste mesme difficulté mise dés lors en
avant. Pour ce que ce dieu Apollo n'est pas moins philosophe et
sçavant, que prophete, <p 352v>ce dit lors Ammonius,
on a appliqué et accommodé à cela les surnoms
que lon luy donne avec bonne et grande raison, enseignant et
monstrant qu'il est Pythius, comme qui diroit enquerant, à
ceulx qui commancent à apprendre et à enquerir: et
Delius et Phaneus, c'est à dire clair et luysant, à
ceulx à qui la verité commence un petit à se
monstrer et apparoistre: et Ismenius, c'est à dire
sçavant, à ceulx qui ont ja la science toute acquise:
et Leschenorius, c'est à dire eloquent, quand ils mettent
leur science en oeuvre, et qu'ils commancent à conferer de
leurs estudes, et à disputer et communiquer les uns avec les
autres. Et pourautant que aux philosophes appartient enquerir,
admirer et doubter, à bon droit la plus part des choses de ce
Dieu sont comme cachees soubs des aenigmes, et paroles couvertes, et
requierent que lon demande le pourquoy, et l'enseignement de la
cause. Comme, pourquoy est-ce, que lon n'y brusle jamais que du bois
de Sapin, pour entretenir le feu @eternel: que lon n'y fait jamais
parfum que de laurier: qu'il n'y a en ce temple que les images de
deux Parques, c'est à dire Deesses fatales, veu que part tout
ailleurs on en met trois: qu'il n'est pas permis à femme, qui
qu'elle soit, d'approcher de l'oracle: que c'est de la machine
à trois pieds qui y est: et autres telles matieres,
lesquelles convíent et attirent ceulx qui ne sont pas du tout
sans cervelle et sans entendement, à demander, desirer
ouïr et discourir que cela veut dire. Et qu'il ne soit vray,
voiez seulement ces escriteaux icy, Cognoy toy-mesme: et, Rien trop:
combien ils ont esmeu et excité de questions et de disputes
doctes, et quelle multitude de beaux discours est procedee de telles
inscriptions, ne plus ne moins que d'une graine: et je vous dis que
ce dont nous enquerons maintenant n'est moins fertile pour en
produire, que piece des autres. Apres que Ammonius eut dit cela, mon
frere Lamprias parla ainsi: Toutefois le propos que nous en avons
tous ouy dire, quant à cela, est fort simple, et fort court:
car on dit que ces anciens Sages-là, que d'aucuns appellent
Sophistes, n'estoient que cinq, quant à eux, c'est à
sçavoir Chilon, Thales, Solon, Bias, et Pittacus: mais que
depuis Cleobulus, le tyran des Lindiens, et apres Periander tyran de
Corinthe, qui n'avoient rien ne de vertu ne de sapience, par la
grandeur de leur puissance, grand nombre d'amis, et par les biens-
faicts qu'ils faisoient à leurs adherents, forcerent la
reputation, et se poulserent, en despit qu'on en eust, en
l'usurpation du nom de sages, et qu'ils feirent à ceste fin,
semer ne sçay quelles sentences et dicts notables par toute
la Grece, ne plus ne moins que ceulx des autres: dequoy ces autres
premiers sages furent bien mal-contents, mais toutefois ils ne
voulurent point descouvrir ne convaincre ceste vanité, ny
apertement en prendre querelle, pour ceste reputation alencontre
d'eux, et en debattre contre des hommes qui avoient de grands
moyens, et beaucoup de puissance, mais que s'estans assemblez
à part en ce lieu, et en aiant devisé ensemble, ils
consacrerent icy la lettre E, qui est la cinquieme en l'ordre de
l'Alphabet, et qui signifie cinq entre les nombres, comme pour
tesmoigner au Dieu de ce temple qu'ils n'estoient que cinq, et
qu'ils rejettoient et excluoient de leur compagnie le sixiéme
et le septiéme, pour ce qu'il ne leur appartenoit pas d'y
estre. Et que cela ne soit point trop hors de propos, lon le
pourroit croire qui auroit entendu des anciens qui ont la
superintendance du temple, comme ils appellent celuy Éi qui
est d'or, l'Éide Livie femme d'Auguste C@esar: et celuy qui
est de cuyvre, celuy des Atheniens: et Éi le premier qui est
le plus ancien, et qui n'est quant à la matiere que de bois,
jusques aujourd'huy ils le nomment celuy des Sages, comment n'aiant
pas esté dedié par un, mais par tous ensemble. A ce
propos Ammonius se prit tout doulcement à soubrire, estimant
que c'estoit l'opinion particuliere de Lamprias, mais qu'il feignoit
l'avoir entendu d'ailleurs, à fin qu'il ne fust point tenu
d'en rendre compte, ny de la soustenir. Et un autre des assistans
alors dit, que cela ressembloit proprement à ce que quelque
estranger Chaldeïen et Astrologue de profession, avoit nagueres
<p 353r>babillé, Qu'il y avoit sept lettres qui
seules à par elles rendoient chascune leur voix propre, sept
astres au ciel qui avoient leur propre mouvement separé, et
non point lié, et qu'entre les lettres voyelles E estoit la
seconde, comme le Soleil apres la Lune, et que tous les Grecs
presque unanimement tenoient que Apollo et le Soleil estoient une
mesme chose: mais cela, quand tout est dit, sent trop son calcul de
devineur judiciaire, et sa harengue de charlatan. Au demourant il me
semble que Lamprias ne se donne pas garde, qu'il a suscité
tous ceulx qui ont la charge du temple alencontre de son propos, car
il n'y a homme des Delphiens qui sçache rien de ce qu'il a
dit, ains alleguent eulx la commune opinion, et qui va par la bouche
de tout le monde, c'est qu'ils n'estiment pas ny que la veuë,
ny que le son, mais que le mot seul, ainsi qu'il est escrit, ait
quelque secrette signifiance: car c'est ainsi comme les Delphiens
l'estiment, et comme le grand presbtre Nicander mesme, qui estoit
là present, le disoit, le formulaire et la façon que
tienent ceulx qui vienent pour se conseiller avec le Dieu Apollo, et
est ordinairement la premiere parole que mettent en leurs
interrogatoires ceux qui vienent à l'oracle, S'ils
gaigneront, S'ils se marieront, S'il leur sera utile de se mettre
sur mer, ou bien de se mettre au labourage de la terre, ou de
voyager hors de leur païs. Et en cela le Dieu qui est sage et
sçavant se mocque des Dialecticiens, lesquels maintiennent
que de ceste particule, Si, et de quelconque proposition qui viene
apres, il ne se peult rien du tout effectuer ny affirmer, entendant
et recevant toutes les propositions qui sont soubmises et adjointes
à ce mot Si, pour choses estant en estre. Or tout ainsi que
ce Si, nous est propre pour l'interroguer comme Devin, aussi nous
est-il commun à le prier comme Dieu. De maniere qu'ils
estiment que ce Si là n'ait pas moins d'efficace à
souhaitter et prier, qu'à interroguer: car nous voyons que
ceulx qui prient disent ordinairement, O si, à la mienne
volonté! et Archilochus qui dit, O si toucher je te pouvois
la main, Neobulé! Et dit que la second syllabe de ce mot
Eithé, qui signifie, à la mienne volonté, est
une adjonction superflue, pour ce que Éi signifie autant tout
seul: ne plus ne moins que Thin est une particular de remplissage,
comme en ce carme du poëte Sophron [...], c'est à dire,
desirant aussi d'avoir enfans: et en ce vers d'Homere, [...], c'est
à dire, à fin qu'aussi ta force je defface. Et que en
ce petit mot de Éi l'efficace de prier et de souhaitter
estoit suffisamment declaree. Apres que Nicander eut dit ces
paroles, je presuppose que vous cognoissez un sien familier
nommé Theon, celuy-là demanda à Ammonius, s'il
seroit permis à la Dialectique, qui se voyoit ainsi fouler
aux pieds, de se defendre. Ammonius luy dit qu'il parlast hardiment,
et deduisist tout ce qui pouvoit servir à la defense
d'icelle. Certainement, dit-il adonc, il y a plusieurs oracles, qui
tesmoignent et monstrent evidemment, que le Dieu Apollo est tres-
expert en la Dialectique: car c'est à un mesme ouvrier de
mouvoir et de souldre les doubtes. Et puis ainsi comme Platon
disoit, que jadis aiant esté donné aux Grecs un
oracle, qu'ils eussent à doubler l'autel qui estoit au temple
de Delos, ce qui est un chef d'oeuvre d'homme consommé en la
science de la Geometrie, que ce n'estoit pas cela que Dieu
commandoit aux Grecs, ains qu'il leur enjoignoit de s'adonner
à l'estude de la Geometrie: aussi en donnant quelquefois des
responses et oracles ambigus et doubteux, il augmente et recommande
d'avantage la Dialectique, comme estant du tout necessaire à
ceulx qui voudront bien entendre son parler. Or en la Dialectique
ceste conjonction, qui est propre et apte à continuer une
oraison, a tres-grande force, comme celle qui forme celle
proposition, qui est la plus capable de discours et de
ratiocination. Car qui niera que telle ne soit la proposition
conjonctive et copulative, attendu que les bestes brutes mesmes ont
bien quelque intelligence et cognoissance de la subsistance des
choses? mais la nature a donné à l'homme seul la
notice de la consequence, et le jugement de sçavoir discerner
ce qui s'ensuit de <p 353v>chasque chose: car qu'il soit
jour et qu'il face clair, les loups mesmes, les chiens et les coqs
le sentent bien: mais de dire, s'il est jour, il est doncques force
qu'il face clair, il n'y a creature qui le sçache sinon
l'homme, estant seul qui a intelligence du commancement et de la
fin, de ce qui precede et de ce qui achéve, et de la
coherence et colligature de ces deux extremitez-là, les unes
avec les autres, quelle habitude ou correspondence, et quelle
difference elles ont entre elles, et c'est de là dont
prennent leur principale origine les demonstrations. Or puis qu'il
est ainsi, que toute la philosophie du monde consiste à bien
entendre la verité, et que la lumiere qui esclaire la
verité, c'est la demonstration, et que le principe de la
demonstration c'est ceste coherence-là, et conjonction:
à bon droict la puissance qui fait et qui contient cela, a
esté dediee et consacree par les sages et sçavans
hommes au Dieu qui par dessus tous aime la verité: et puis
c'est un Dieu prophete et divin, et l'art divinatrice est de
l'advenir par le moyen des choses qui sont ou presentes, ou passees:
car ny il ne se fait rien sans cause, ny il ne se prevoit rien sans
raison precedente: ains pourautant que tout ce qui est suit et
depend de ce qui a esté et consequemment tout ce qui sera a
sa suitte et dependence de ce qui est par une continuation de bout
à autre, et du commancement jusques à la fin, qui
peult voir ces causes naturellement ensemble, et les composer et
conjoindre les unes avec les autres, celuy-là sçait et
peult predire
Tout ce qui est, qui fut, et qui sera: comme dit Homere,
qui a sagement mis en premier lieu ce qui est, et puis ce qui sera,
et ce qui fut: car du present depend la ratiocination, par
l'efficace et vertu de la conjonction, par ce que si telle chose
est, telle chose doncques necessairement a precedé: ou
à l'opposite, si telle chose est, telle chose doncques sera.
Car toute la science et l'artifice, de discourir et de ratiociner,
comme nous avons dit, est de bien cognoistre la suitte et la
consequence, mais le sentiment est ce qui donne l'anticipation au
discours de la raison: parquoy encore qu'il soit à
l'adventure peu honneste, je ne faindray pas de dire, que cela est
proprement le Tripied de la verité, quand le discourant
suppose la consequence avec ce qui a precedé, et puis apres
y adjoustant la subsistance, vient à induire finablement la
conclusion de la demonstration. Or s'il est ainsi qu'Apollo Pythien
se delecte de la Musique, comme lon dit, et du chant des cygnes, et
du son de la Cithre, est-ce de merveille, si pour l'affection qu'il
porte semblablement à la Dialectique, il cherit et aime la
partie de l'oraison, de laquelle il voit que plus souvent et plus
volontiers usent les philosophes? Hercules devant qu'il eust
deslié les liens dont estoit attaché Prometheus,
n'aiant pas encore communiqué avec Chiron et avec Atlas, qui
estoient grands maistres de dispute, ains estant encore jeune, et
sentant encore fort son Boeotien, voulut premierement destruire la
Dialectique, et se mocqua de ce petit mot Éi, mais puis apres
il semble qu'il voulut soubstraire le Tripied mesme à Apollo,
et contester avec luy de l'art de deviner, par ce qu'avec l'aage et
le temps il devint tressubtil à disputer, et tres-clairvoyant
à deviner. Apres que Theon eut achevé son propos,
Eustrophus Athenien, ce me semble, se prit à nous dire: Voyez
vous comment Theon defend vaillamment l'art de la Dialectique? de
sorte que peu s'en fault qu'il ne veste mesme la peau de lion de
Hercules. Il n'est pas bien seant que nous autres, qui referons tous
affaires, ensemble les natures et les principes de toutes choses,
tant divines que humaines, au nombre, et qui le faisons autheur et
dominateur de celles mesmement qui sont les plus belles, et les plus
precieuses, demourions tout quoy sans mot dire, ains est raisonnable
que nous aussi de nostre part offrions des primices des
Mathematiques au dieu Apollo. Car nous disons que ceste lettre E,
d'elle mesme, ny en puissance, ny en forme, ny en son nom, n'a rien
de plus que les autres lettres: mais pensons qu'elle a esté
preferee à toutes autres, d'autant qu'elle est la note et la
marque du nombre de cinq, qui est de tresgrande vertu et efficace
à toutes choses, de <p 354v>sorte que les sages
anciens appelloient nombrer Pembazin, comme qui diroit quinter pour
compter: et addressoit Eustrophus sa parole, en disant cela,
à moy, non point en se jouant, ains à bon escient,
pourautant que lors j'estois fort affectionné à
l'estude des Mathematiques: mais en sorte toutefois que en toutes
choses j'estois pour observer le precepte de Rien trop: mesmement
estant en la secte de l'Academie. Parquoy je respondis que
Eustrophus, à mon advis, sauvoit tresbien la
difficulté par ce nombre: car comme ainsi soit, dis-je, que
le nombre en general se divise en pair et en non-pair,
l'unité est en puissance commune à l'un et à
l'autre: de maniere qu'estant adjoustee au pair, elle le rend non-
pair, et adjoustee au non-pair, elle le rend pair, et fait deux le
principe de nombre pair, et trois le premier des nombres non-pairs,
desquels meslez ensemble s'engendre le cinq, qui a bon droict est
honoré, comme le premier composé des premiers: et de
là est appellé mariage, pour ce que le nombre pair a
quelque semblance avec la femelle, et le non-pair avec le masle,
d'autant qu'en divisant les nombres en partie egales, le pair se
mespartisant et coupant tout net, laisse un chemin et une place
entre ses parties, principe idoine à recevoir: mais au
contraire le non-pair, si on luy en fait autant, il demeure
tousjours quelque chose entre-deux, propre à soubdiviser, par
où il appert qu'il est plus generatif que n'est pas l'autre:
et puis quand on le vient à mesler, il demeure tousjours le
maistre, et jamais ne se trouve vaincu: car quelque meslange que lon
face des deux, jamais n'en vient nombre, pair, combien qu'on les
mesle, ains de toutes mixtions en sortira tousjours nombre non-pair:
mais qui plus est, l'un et l'autre adjousté et composé
avec soymesme, monstre encore plus la difference qu'il y a entre
eulx deux: car jamais nombre pair assemblé avec pair ne
produisit nombre non-pair, ne jamais ne sortit de son propre
naturel, n'aiant pas la puissance d'en engendrer un autre, tant il
est imparfaict: mais les non-pairs meslez avec les non-pairs en
produisent plusieurs pairs, tant il a de force d'engendrer en toutes
sortes: et ne seroit pas bien à propos maintenant de
discourir les autres proprietez, puissances et differences des
nombres. Voyla doncques pourquoy les anciens philosophes
Pythagoriques ont appellé le cinq mariage comme estant
composé du premier masle et du premier femelle: aussi l'a on
quelque fois appellé la Nature, pour ce qu'estant
multiplié par soy, il vient à se terminer en soymesme:
car tout ainsi comme la nature prenant du froument en semence, et le
respandant, produit entre deux plusieurs formes diverses et especes
de choses, par lesquelles elle passe pour parvenir à la fin
de son oeuvre, mais apres tout elle en fait naistre du froument.
Aussi les autres nombres: mais le cinq et le six, quand on les
multiplie par eulx mesmes, se raménent et regenerent eulx
mesmes, car six fois six font trent et six, et cinq fois cinq, vingt
et cinq, mais le six ne le fait qu'une fois, et en une maniere
seulement, quand on vient à l'esquarrir par soy mesme: mais
au cinq cela mesme advient aussi bien quand on le multiplie par soy
mesme, mais particulierement il a cela de propre, que par addition
de soy il se produit soy mesme, ou bien le dix alternativement, et
cela infiniement, tant que le nombre se peult estendre, ressemblant
en cela au principe et premiere cause qui conduit et gouverne tout
ce monde: car comme elle de soy mesme conserve le monde, et
reciproquement par le monde se parfait soymesme, ne plus ne moins
que Heraclitus dit, Toutes choses se tournent en feu, et le feu en
toutes choses: comme l'or en biens, et les biens en or: aussi le
concours et assemblage du cinq avec soy mesme ne peult amener et
engendrer rien ny imparfaict, ny estrange, ains a ses mutations
limitees et certaines: car ou il s'engendre soy mesme, ou il produit
la dizaine, c'est à dire, ce qui luy est domestique et
propre, ou bien ce qui est parfaict. Or si quelqu'un maintenant me
vient à demander, à quel propos cela? et qu'a-il
affaire avec Apollo? Je luy respondray <p 354v>que cela
n'appartient pas à Apollo seulement, mais aussi à
Bacchus, comme à celuy qui n'a pas moins d'authorité
et de puissance en la ville de Delphes qu'Apollo mesme: car nous
entendons des Theologiens, qui partie en vers, et partie en prose,
nous disent et chantent que ce Dieu est de sa nature incorruptible
et immortel, mais que par je ne sçay quelle sentence et
raison fatale il se transmue et se change en plusieurs sortes.
Quelquefois il s'allume en feu, rendant toutes choses de semblable
nature, quelque fois il est de diverses formes, diverses passions,
et puissances toutes differentes, et se fait, comme maintenant il
est, Monde, s'appellant ainsi d'un nom tres-commun. Mais les sages
et sçavans voulans celer et cacher ces secrets-là au
commun peuple, appellent ceste siene mutation en feu, Apollo,
d'autant qu'elle oste la pluralité des choses, et reduit tout
à une seule: aussi l'appellent ils Phoebus à cause de
sa pureté et netteté, sans aucune ordure ne pollution:
et quant à sa transmutation en eauë, terre, estoilles,
divers genres de plantes et d'animaux, par tel ordre et disposition
que nous la voyons, ils donnent par cela soubs paroles couvertes
obscurement à entendre, comme un demembrement et une
distraction, et l'appellent pour cela, Dionysius, Zagreus,
Nyctelius, Isod@etes, et feignent en leurs compositions, qu'ils
chantent ne sçay quels trespassements, et aneantissements, et
puis des resurrections et renaissances, qui sont toutes fables et
aenigmes proprement inventees pour signifier et representer ces
mutations-là. Suivant laquelle difference ils dedient
à l'un certaine sorte de vers et de cantiques qu'ils
appellent Dithyrambes, qui sont pleins de passions et de mutation,
avec mouvement et agitation çà et là, comme dit
Aeschylus,
Le Dithyrambe au langage bruyant
Est en tous lieux à Bacchus bien seant:
mais à l'autre le cantique de Paean, qui est une posee, sage
et rassise façon de poësie et musique. Et puis en toutes
leurs peintures, images et moulures, ils font cestuy-cy tousjours
jeune et jamais ne vieillissant, et l'autre à plusieurs faces
et plusieurs visages. Et brief ils attribuent à l'un une
constance tousjours à soy semblable, une ordre reglee, une
gravité serieuse, pure, sans meslange de chose aucune
differente, et à l'autre un jeu parmy une insolence, une
gravité entremeslee de furie: ils le surnomment Inegal,
Bacchus Evius qui errantes
Incite à fureur les Bacchantes,
Qui veult estre honoré de jeux
Et de services furieux,
touchans par cela bien à propos ce qui est propre à
l'une et à l'autre mutation: mais pour ce que le temps de la
revolution n'est pas egal ne semblable en l'une et en l'autre
mutation, ains est plus long celuy de la conversion qu'ils appellent
Coros, comme qui diroit abondance et grand' chere: et plus court
celuy de la Disette, gardans encore en cela la proportion: ils usent
du cantique de P@ean durant tout le reste de l'annee en leurs
sacrifices: et quand ce vient sur le commancement de l'hyver, ils
ressuscitent le Dithyrambe, et suppriment le P@ean, trois mois
durant reclamans cestuy-cy au lieu de celuy-là, estimans
qu'il y a telle proportion entre l'embrazement et la reparation du
monde, comme il y a entre un et trois. Mais à l'adventure
avons nous demouré sur ce propos plus long temps qu'il
n'appartenoit, tant y a qu'il est bien certain qu'ils attribuent
à ce Dieu le nombre de cinq, disans que tantost par
multiplication de soy il se ramene soymesme comme le feu, et tantost
apres il fait la dizaine comme le monde. Et puis ce nombre n'a-il
pas quelque communication avec la musique, qui est si aggreable
à ce Dieu que rien plus? car pour la plus part la musique est
par maniere de dire, occupee alentour des accords, lesquels ne sont
que cinq en nombre, et non plus: ainsi que la raison et l'experience
le monstre par necessité, à qui <p 355r>en
veult faire la preuve, avec des cordes ou des pertuis de fleute, au
sentiment de l'ouyë sans autre raison: car tous ces accords
prennent leur generation par proportions de nombre: et est la
proportion de la quarte sesquitierce, et de la quinte sesquialtere,
de l'octave double, d'une quinte sur double triple, et d'une double
sur double, ou quinziéme quadruple: et quant à celuy
que les Musiciens y adjoustent, le nommans une quarte sur double, il
n'est point raisonnable de le recevoir et admettre, comme sortant
hors de moyen et mesure, en voulant gratifier au plaisir
deraisonnable de l'oreille contre la proportion, comme contre
l'ordonnance de la loy: laissant doncques à part les
assiettes des cinq tetrachordes, et les cinq premiers tons,
changemens de voix, ou notes, ou harmonies, s'il les faut ainsi
appeller, pour ce qu'elles se changent en laschant ou roidissant
plus ou moins les cordes, estant au demourans sons, ou voix basses
et hautes. Ne voyons nous pas que y aians plusieurs, ou pour mieux
dire, infinis intervalles, il n'y en a que cinq seulement que lon
puisse chanter, Diesis, Semitonium, Tonus, Triemitonium, Ditonus? et
n'y a autre lieu de voix ne plus petit, ne plus grand,
distingué de bas et de haut, qui se puisse exprimer en
chantant. Et en passant plusieurs autres telles choses, dis-je, je
citeray Platon, qui dit bien qu'il n'y a qu'un monde, mais que s'il
y en avoit plusieurs, et non pas un tout seul, il faudroit qu'il y
en eust cinq en tout, et non point plus, Et bien qu'il n'y en eust
qu'un seul, ainsi comme Aristote l'estime, si est-ce encore qu'il
est comme composé et assemblé de cinq autres, dont
l'un est celuy de la terre, l'autre de l'eau, le troisiéme du
feu, le quatriéme de l'air, le cinquiéme est le ciel,
que les autres appellent la lumiere, et aucuns Aether, et d'autres
nomment encore cela mesme la quinte essence, à laquelle seule
il est propre et naturel, entre tous les corps, de tourner en rond,
non point par force, ny autrement à l'adventure. Voyla
pourquoy aiant entendu que les plus belles et plus parfaittes
figures de corps reguliers qui soient en toute la nature, sont cinq
en nombre, à sçavoir la Pyramide, le Cube,
l'Octaëdre, l'Icosaëdre, et le Dodecaëdre, il a
dextrement approprié et attribué chascune de ces
nobles figures à chascun de ces premiers corps. Et y en a
d'autres qui attribuent aussi les facultez des sens de nature, qui
sont aussi en pareil nombre, à ces premiers corps-là:
c'est à sçavoir, l'attouchement qui est dur et ferme,
à la terre: le goust qui juge les qualitez des saveurs par
une certaine humidité, à l'eau: l'ouye à l'air,
d'autant que l'air frappé se fait voix et son aux oreilles et
à l'ouyë: des deux autres l'odorement a pour son object
l'odeur, laquelle est comme une maniere de parfum, qui s'engendre
par la chaleur, et pour ce tient-il du feu la veuë qui esclaire
par je ne sçay quelle affinité et consanguinité
qu'elle a avec le ciel et la lumiere, a une certaine temperature et
complexion meslee de l'un et de l'autre: et n'y a en toute la nature
ny animal qui ait autre sentiment, ny en tout le monde autre
substance qui soit simple et non composee, ains y a une merveilleuse
distribution et convenance de ces cinq à ces cinq. Apres
avoir dit cela il s'arresta, et aiant fait un peu de pause: O quelle
faute, dis-je, Eustrophus, avons nous pensé faire, d'avoir
presque laissé en arriere Homere, comme si ce n'estoit pas
luy qui le premier a divisé le monde en cinq parties, aiant
distribué les trois qui sont au milieu à trois Dieux,
et laissé les deux extremitez en commun, sans les attribuer
à pas un, à sçavoir le ciel et la terre, estant
la terre le bout d'en bas, et le ciel le bout d'en haut: mais il
faut rapporter nostre propos, comme parle Euripide, car ceux qui
magnifient le quaternaire ne nous enseignent pas mal à
propos, que tout corps solide a pris sa naissance et generation par
la raison d'iceluy, pour ce qu'estant ainsi, que tout solide
consiste en longueur, largeur et profondeur, devant la longueur est
situé le poinct, comme l'unité entre les nombres, et
la longueur sans la largeur s'appelle ligne, qui est longueur sans
largeur: et le mouvement de la ligne en large est la superfice qui
se compose des trois, puis y estant adjoustee la profondeur,
<p 355v>l'augmentation va croissant par quatre, jusques
à une parfaitte solidité. Il est tout manifeste que le
quaternaire aiant poulsé nature jusques à là,
et jusques à ce poinct, de former et parfaire un corps, en
luy donnant double magnitude, avec ferme solidité, ne l'a pas
laissé là destituee de ce qui est le principal et le
plus grand: car ce qui est sans ame, est par maniere de dire,
orphelin, sans conduicte et imparfaict, ne servant à chose
quelconque, s'il n'y a quelque ame qui en use: mais le mouvement et
la disposition qui y met l'ame dedans, par le moyen du nombre de
cinq, c'est ce qui apport la perfection et consommation à la
nature: par où il appert qu'il a une essence plus excellent
que le quatre, d'autant que le corps vif, et qui a ame, est de plus
noble nature que celuy qui n'en a point. Mais qui plus est, la
beauté et puissance de ce nombre de cinq passant encore plus
outre, n'a pas voulu souffrir que le corps animé s'estendist
en infinies especes, ains nous a donné cinq diverses sortes
de corps animez et vivans: car il y a les Dieux, les D@emons, et les
Demy-dieux: le quatriéme genre est celuy des hommes, le
cinquiéme et dernier est celuy des bestes brutes et
irraisonnables. D'avantage si vous venez à diviser l'ame
mesme selon la nature, la premiere et plus obscure partie ou
puissance d'icelle est la faculté vegetative et nutritive, la
seconde est la sensitive, et puis l'appetitive, apres l'irascible
où s'engendre le courroux: et quand elle est parvenuë
à celle qui discourt par la raison, elle s'arreste à
ceste cinquiéme partie, comme à la cyme de toutes.
Mais aiant ce nombre tant et de si grandes proprietez et facultez,
sa generation est encore belle à considerer, non pas celle
dont nous avons desja parlé cy devant, quand nous avons dit
qu'il se compose du deux et du trois, mais celle qui se fait par la
conjonction du principe avec le premier nombre quarré: car le
principe et commancement de tous nombres est l'unité, et le
premier quarré est le quaternaire, et de ces deux là,
ne plus ne moins que de la forme, et de la matiere venuë
à sa perfection, se procree le cinq: et s'il est vray ce que
quelques uns tienent, que l'unité soit quarree, comme celle
qui est la puissance d'elle mesme, et qui se termine en soy-mesme,
le cinq qui sera composé des deux premiers nombres quarrez,
en devra estre estimé si noble et si excellent, que nul autre
ne le pourroit estre d'avantage. Il y a encore une autre excellence
plus grande que toutes les precedentes, mais j'ay peur que qui la
diroit, ne foulast un petit l'honneur de nostre Platon, comme luy-
mesme disoit, que le nom de la Lune fouloit l'honneur d'Anaxagoras,
d'autant qu'il s'attribuoit l'invention d'avoir le premier
declaré la maniere comme la Lune reçoit sa lumiere du
Soleil, laquelle opinion est tres-ancienne: n'a-il pas dit cela au
dialogue intitulé Cratylus? Ouy certes, respondit Eustrophus,
mais pour cela je ne voy pas comment cela soit à propos
d'Anaxagoras: et toutefois vous sçavez bien que au livre du
Sophiste il met cinq principes et chefs principaux, Ce qui est, le
Mesme, l'Autre, le Mouvement pour le quatriéme, et le Repos
pour le cinquiéme. Et puis au dialogue de Philebus il use
encore d'une autre sorte de partition de ces principes, où il
dit, que Un est l'infiny, et l'Autre le finy, et que de la meslange
de ces deux-là se fait et accomplit toute generation, et la
cause par laquelle ils se meslent, il la met pour le
quatriéme genre, et nous laisse à conjecturer le
cinquiéme, par le moyen duquel ce qui est composé et
meslé se redivise et se separe derechef: et quant à
moy, je pense que ces principes-cy sont comme les figures et images
de ceux-là, De ce qui est, ce qui se fait: Du mouvement,
l'Infiny: le Finy du repos: du Mesme, la cause meslante: de l'Autre,
la cause separante. Ou bien si ce sont divers principes, et non pas
les mesmes, ainsi comme ainsi, tousjours y a-il cinq genres et cinq
differences de principes. Quelqu'un doncques avant Platon s'estant
de soy-mesme advisé de cela, ou l'aiant entendu de quelque
autre, consecra deux E, au Dieu de ce temple, comme une marque et
signifiance du nombre qui comprend tout l'univers. Et paraventure
aussi qu'aiant entendu, que le bien apparoist <p 356r>en
cinq genres, dont le premier est Moyen, le second Proportion, le
tiers Entendement, le quatriéme les Sciences, les arts, et
vrayes opinions qui sont en l'ame, et le cinquiéme la
Volupté pure et simple, sans meslange d'aucune fascherie ne
douleur, il s'arresta-là en disant ce vers d'Orpheus,
Au sixiéme arrestez vostre chant.
Apres ces propos qui s'addressoient à nous, je diray encore
un mot, dit-il, à Nicander,
Je chanteray aux hommes entendus:
car le sixiéme jour du mois que vous menez solennellement la
prophetisse Pythie au Palais, la premiere sortition des trois que
vous y faittes, entre vous, est de cinq, car elle en jette trois, et
toy deux: n'est-il pas ainsi? Ouy certes, respondit Nicander: mais
quant à la cause, nous ne l'oserions declarer aux autres.
Bien doncques, dis-je en riant, jusques à ce que Dieu
permette à nous encore estans devenus saincts, de cognoistre
la verité: cela sera adiousté aux loüanges que
lon recite à la recommandation du cinq. Telle fin eut le
discours des loüanges qui furent donnees au nombre de cinq, par
les Arithmeticiens et autres Mathematiciens, ainsi comme il me
souvient. Et Ammonius comme celuy qui mettoit bonne partie de la
philosophie és sciences Mathematiques, prit plaisir à
ouir tels propos, et dit: Il n'est ja besoing de vouloir trop
exactement refuter ce que ces jeunes gens ont allegué, sinon
que chasque nombre nous donneroit assez matiere et argument de le
celebrer et louër, qui en voudroit prendre la peine: car, pour
ne parler point des autres, tout un jour ne suffiroit pas à
vouloir par paroles exprimer toutes les vertus et proprietez de la
sacree septeine d'Apollo. Et puis nous ferions que les sages
combattroient contre la commune loy, et contre toute
l'antiquité, si deboutans le sept de la preeminence dont il
est en possession, ils consacroient le cinq à Apollo, comme
luy estant ceste preference mieux deuë. Parquoy mon advis est,
que ceste escripture ne signifie ny nombre, ny ordre, ny
conjonction, ny autre particule d'oraison defectueuse quelconque,
ains est une entiere salutation et appellation du Dieu, laquelle en
prononceant les paroles induit le lecteur à penser la
grandeur de la puissance d'iceluy, lequel semble saluer chascun de
nous, quand nous entrons, par ces paroles, Cognoy toy-mesme: qui ne
signifient rien moins que, Dieu te gard: et nous luy rendans la
pareille, respondons, Éi, c'est à dire, Tu es: en luy
baillant la vraye et nullement faulse appellation, et tiltre qui
à luy seul appartient, d'estre: car, à le bien
prendre, nous n'avons aucune participation du vray estre, ce sera ne
plus ne moins que qui voudroit empoigner l'eau, car tant plus il
serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il
perdra ce qu'il vouloit retenir et empoigner: ainsi estans toutes
choses subjectes à passer d'un changement en un autre, la
raison y cerchant une reelle subsistance se trouve deceuë, ne
pouvant rien apprehender de subsistant à la verité et
permanant, par ce que tout ou vient en estre et n'est pas encore du
tout, ou commance à mourir avant qu'il soit né: car
comme souloit dire Heraclitus, On ne peut pas entrer deux fois en
une mesme riviere, ny trouver une substance mortelle deux fois en un
mesme estat: car par soudaineté et legereté de
changement, tantost elle dissipe, et tantost elle rassemble, elle
vient et puis s'en va, de maniere que ce qui commance à
naistre, ne parvient jamais jusques à perfection d'estre,
pourautant que ce naistre n'acheve jamais, ne jamais n'arreste comme
estant à bout, ains depuis la semence va tousjours se
changeant et muant d'un en autre, comme de semence humaine se fait
premierement dedans le ventre de la mere un fruict sans forme, puis
un enfant formé, puis estant hors du ventre, un enfant de
mammelle, apres il devient garson, puis consequemment
<p 356v>un jouvenceau, apres un homme fait, puis homme
d'aage, à la fin decrepité vieillard: de maniere que
l'aage et generation subsequente va tousjours desfaisant et gastant
la precedente: et puis nous autres sottement craignons une sorte de
mort, là où nous en avons des-ja passé, et en
passons tant d'autres: car non seulement, comme disoit Heraclitus,
la mort du feu est generation de l'air, et la mort de l'air,
generation de l'eau: mais encore plus manifestement le pouvons nous
voir en nous mesmes, la fleur d'aage se meurt et passe quand la
vieillesse survient, et la jeunesse se termine en fleur d'aage
d'homme fait, l'enfance en la jeunesse, et le premier aage meurt en
l'enfance, et le jour d'hier meurt en celuy d'aujourd'huy, et le
jour d'huy mourra en celuy de demain, et n'y a rien qui demeure ne
qui soit tousjours un, ains renaissons plusieurs alentour d'un
fantasme ou d'une umbre et moule commun à toutes figures, la
matiere se laissant aller, tourner et virer alentour. Car qu'il ne
soit ainsi, Si nous demourons tousjours mesmes, et uns, comment est-
ce que nous nous esjouissons maintenant d'une chose, et puis apres
d'une autre? comment est-ce que nous aimons choses contraires, ou
les haïssons, nous les louons ou nous les blasmons? comment
usons nous d'autres et differents langages et comment avons nous
differentes affections, ne retenans plus la mesme forme et figure de
visage ny le mesme sentiment en la mesme pensee? Car il n'est pas
vraysemblable que sans mutation nous prenions autres passions, et ce
qui seuffre mutation ne demeure pas un mesme, et s'il n'est pas un
mesme, il n'est doncques pas aussi, ains quand et l'estre tout un,
change aussi l'estre simplement, devenant tousjours autre d'un
autre: et par consequent se trompent et mentent les sens de nature,
prenans ce qui apparoist pour ce qui est, à faute de bien
sçavoir que c'est qui est. Mais qu'est-ce donc qui est
veritablement? ce qui est eternel, c'est à dire, qui n'a
jamais eu commancement de naissance, ny n'aura jamais fin de
corruption, à qui le temps n'apporte jamais aucune mutation:
car c'est chose mobile que le temps, et qui apparoist comme en
umbre, avec la matiere coulante et fluante tousjours, sans jamais
demourer stable ny permanente, comme le vaisseau percé,
auquel sont contenues generation et corruption, à qui
appartienent ces mots, devant et apres, et a esté ou sera,
lesquels tout de prime face monstrent evidemment, que ce n'est point
chose qui soit: car ce seroit grande sottise, et faulseté
toute apparente, de dire, que cela soit qui n'est pas encore en
estre, ou qui des-ja a cessé d'estre: et quant à ces
mots de present, instant, maintenant, par lesquels il semble que
principalement nous soustenions et fondions l'intelligence du temps,
la raison le descouvrant incontinent, le destruict tout sur le
champ, car il se fend et s'escache tout aussi tost en futur et en
passé, comme le voulant voir necessairement mesparty en deux.
Autant en advient-il à la nature, qui est mesuree, comme au
temps qui la mesure: car il n'y a non plus en elle rien qui demeure,
ne qui soit subsistant, ains y sont toutes choses ou naissantes, ou
mourantes, meslees avec le temps: au moyen dequoy ce seroit
peché de dire de ce qui est, il fut ou il sera, car ces
termes-là sont declinaisons, passages et vicissitudes de ce
qui ne peut durer ny demourer en estre. Parquoy il faut conclure,
que Dieu seul est, et est non point selon aucune mesure de temps,
ains selon une eternité immuable, et immobile, non mesuree
par temps, ny subjecte à aucune declinaison, devant lequel
rien n'est, ny ne sera apres, ny plus nouveau ou plus recent, ains
un realement estant, qui par un seul maintenant emplit le tousjours,
et n'y a rien qui veritablement soit que luy seul, sans qu'on puisse
dire, il a esté, ou il sera, sans commancement et sans fin.
C'est doncques ainsi, qu'il faut qu'en l'adorant nous le saluons, et
reveremment l'appellions et le specifions, ou vrayement, ainsi comme
quelques uns des anciens l'ont appellé, Toy qui es un: car
Dieu n'est pas plusieurs, comme chascun de nous, qui sommes une
confusion, et un amas composé d'infinies
<p 357r>diversitez et differences procedentes de toutes
sortes d'alterations, ains faut que ce qui est soit un, et que un
soit ce qui est: car diversité est la difference d'estre,
sortant de ce qui est pour produire ce qui n'est pas. Et pourtant
convient tresbien à ce Dieu le premier de ses noms, et le
second, et le troisiéme, car Apollo est comme une privation
de pluralité, et une denegation de multitude: et Iëios,
comme estant un seul: et Phoebus, c'est à dire, pur et net:
car ainsi appelloient les anciens ce qui est sainct et munde sans
macule, comme encore jusques au jourd'huy les Thessaliens à
certains jours malencontreux. que leurs presbtres se tienent
à part dehors des temples à l'escart, disent qu'ils
Phoebonomisent, c'est à dire, qu'ils se purifient. Or un est
pur et net, car pollution vient quand une chose est meslee avec une
autre, comme en un passage Homere parlant d'un yvoire teint de
rouge, dit qu'il estoit pollu de teinture: et les teinturiers disent
que les couleurs meslees sont corrompues, et la meslange ils
l'appellent corruption: pourtant est-il necessaire, que ce qui doit
estre sincere et incorruptible soit un, et tout simple, sans mixtion
quelconque: au moyen dequoy ceulx qui estiment qu'Apollo et le
Soleil soit un mesme Dieu, sont bien dignes d'estre caressez et
estimez pour la gentillesse de leur esprit et bon jugement, attendu
qu'ils mettent l'opinion et apprehension qu'ils ont de Dieu, en ce
que plus ils honorent, que mieulx ils sçavent, et que plus
ils desirent. Or maintenant, tant que nous sommes en ceste vie,
comme si nous songions le plus beau songe que lon pourroit songer de
Dieu, excitons nous, et nous enhortons de passer plus oultre, et
monter plus hault à contempler ce qui est par dessus nous, en
adorant bien principalement son essence, mais honorant aussi son
image, le Soleil, et la vertu qu'il luy a donnee de produire,
representant aucunement par sa splendeur, quelques umbres,
apparences et simulachres de sa clemence, bonté et
felicité, autant comme il est possible à une nature
sensible d'en representer une intelligible, et à une mouvante
une stable et permanente. Et au demourant, quant à je ne
sçay quelles saillies hors de soy et de son naturel, je ne
sçay quels changements, que lon dit qu'il jette le feu, qu'il
se demembre soy-mesme, et puis qu'il s'abbaisse icy bas, et s'estend
en la terre, la mer, les vents, les astres, et estranges accidents
des animaux et des plantes, on ne les sçauroit seulement ouir
sans impieté, ou il faudroit dire qu'il seroit plus
impertinent que le petit enfant que les Poëtes feignent sur le
bord de la mer jouër à amasser du sable, et puis apres
à le respandre luy mesme, s'il jouoit sans cesse à ce
mesme jeu, de deffaire le monde quand il seroit fait, et de le
refaire quand il seroit deffait: car au contraire, tout ce qui en
quelque sorte que ce soit vient à naistre en ce monde, c'est
Dieu qui l'y entretient, et qui asseure son essence, d'autant que
l'infirmité et imbecillité de la nature corporelle
tend tousjours à corruption et definement. Et me semble que
principalement contre ce propos-là a esté directement
opposé ce mot Éi, c'est à dire, Tu es, comme
pour tesmoigner de Dieu, que jamais il n'y a en luy changement ny
mutation quelconque, et que faire et souffrir, cela appartient plus
tost à quelque autre Dieu, ou plus tost à quelque
D@emon ordonné pour avoir la superintendance de la nature
subjecte à naistre et à mourir, comme il appert
incontinent à la signifiance de leurs noms qui sont
contraires, et s'entrecontredisent, par ce que l'un s'appelle
Apollo, et l'autre Pluto, comme qui diroit, non plusieurs et
plusieurs: l'un Delius, c'est à dire clair: et l'autre
Aidoneus, c'est à dire, ne voyant goutte: l'un Phoebus, c'est
à dire, reluysant: et l'autre Scotius, c'est à dire,
tenebreux. Aupres de l'un sont les Muses et la Memoire, et aupres de
l'autre l'Oubliance et le Silence: l'un se surnomme Theorius et
Phan@eus, c'est à dire, regardant et monstrant: l'autre
De nuict qui n'a honte de deshonneur,
Et du Sommeil fait-neant le seigneur:
L'un est hay des hommes et des Dieux.
<p 357v>Et de l'autre Pindarus a dit non mal-
plaisamment,
Condamné de point ne pouvoir
Jamais aucuns enfans avoir.
Et pourtant Euripides dit bien à propos,
Pleurs et regrets aux trespassez convienent,
Mais point à gré, Apollo, ne te vienent.
Et devant luy encore Stesichorus,
Apollo veult et jouër et chanter,
Pluto gemir, plorer et lamenter.
Et Sophocles leur attribue à chascun les instruments qui leur
sont propres en ces vers,
L'espinette n'est point sortable,
Ny la lyre, à chant lamentable.
Car l'aubois bien tard, et devant hier, par maniere de dire, a
commancé à oser faire entendre sa voix et son son
és choses aggreables et desirables: mais au premier temps il
sonnoit au deuil et convoy des trespassez, et estoit employé
à ce service-là, qui n'estoit ny gueres honorable ny
gueres plaisant, depuis on l'a meslé par tout: mais
principalement ceulx qui ont confondu et meslé les honneurs
des Dieux parmy ceulx des Daemons, ont mis l'aubois en reputation.
Au demourant il semble que ce mot Éi, est aucunement
contraire à ce precepte, Cognoy toy-mesme: et en quelque
chose aussi accordant et convenable: car l'une est parole
d'admiration et d'adoration envers Dieu, comme estant eternel, et
tousjours en estre: et l'autre est un advertissement et un recors
à l'homme mortel, de l'imbecillité et debilité
de sa nature.