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LES OEUVRES MORALES ET MESlees de Plutarque, Traduictes de Grec en François, reveuës et corrigees en plusieurs passages par Maistre Jaques Amiot Conseiller du Roy et grand Aumosnier de France. DIVISEES EN DEUX TOMES, ET ENRICHIES en ceste edition de Annotations en marge, avec deux Indices. Le premier des traités, Le second des choses memorables mentionnees esdites Oeuvres. A PARIS, Chez Barthelemy Macé, au mont S. Hilaire à l'Escu de Bretaigne. M.D.LXXXVII. Avec Privilege du Roy.

<p a2r> AU ROY TRESÄCHRESTIEN CHARLES IX. DE CE NOM.
SI vous prenez plaisir à porter Sceptres, et à seoir en Thrones royaux, dit Salomon, aimez la sapience, afin que vous regniez eternellement: aimez la lumiere de sapience, vous qui commandez aux peuples. C'est une belle instruction, Sire, et un sage advertissement pour ceux à qui Dieu a mis en main les resnes du gouvernement de ce monde, leur estant addressé par un Roy, auquel Dieu donna jadis tant de sagesse, que jamais auparavant n'en avoit esté de semblable, ny jamais plus, dit l'Escriture, n'en sera de pareil. Car certainement sapience est provision necessaire à ceux qui veulent regner, sans laquelle les Roys, quelques grands, quelques riches et puissans qu'ils soyent, ne sont pas munis de ce qu'il leur faut, pour exercer dignement et maintenir seurement leur estat, et avec laquelle ils ont moyen d'estre honorez, et heureux en ce monde temporellement, et glorieux en l'autre eternellement, eux et ceux qui ont à vivre soubs leur obeissance, suivant ce que dit la mesme sapience. «Le sage Roy est l'establissement, l'appuy et asseuré fondement de son peuple.» A quoy se rapporte aussi naïfvement, ainsi que toute verité s'accorde à toute verité, le dire de Platon, Que les Royaumes seront heureux quand les Philosophes regneront, ou que les Roys philosopheront, c'est à dire, quand ils feront profession d'aimer la sapience: propos veritablement memorable, digne d'estre souvent recordé et profondement engravé és coeurs des Monarques et Roys, d'autant qu'en ce poinct-là principalement, à le bien prendre, gist et consiste la grandeur auguste de la Majesté Royale, et que c'est enquoy les Roys approchent plus pres, et ressemblent mieux à la divinité, de pouvoir beatifier et rendre heureux, non une ville seulement, ou un païs particulier, ains tout un monde, par maniere de dire, selon l'estendue de leur Empire, n'ayant la hautesse de leur estat rien de meilleur que de vouloir, ny de plus grand que de pouvoir bien faire à une multitude innumerable de toutes sortes d'hommes. Or y ayant en nostre ame deux principales puissances necessairement concurrentes à toute louable et vertueuse action, l'entendement et la volonté, l'un pour comprendre ce qu'il faut faire, et l'autre pour l'executer, sapience est la perfection de toutes les deux, qui enlumine, sublime et affine le discours de la raison par la cognoissance des choses, pour sçavoir discerner le vray du faux, le bien du mal, et le droit du tort, afin de pouvoir bien juger: et qui rectifie, reigle et conduit la volonté pour luy faire aymer, elire et pourchasser l'un, hair, fuir, et eviter l'autre. Ces deux perfections certainement sont graces singulieres de Dieu, et dons speciaux du sainct Esprit, mais plus necessaire celle de la volonté, qui n'est autre chose que la crainte de Dieu, et conscience craintive, et tremblante de peur de l'offenser, tant et si souvent recommandee par toute la saincte escriture, que en plusieurs passages elle est honnoree du tiltre et nom venerable de Sapience, <p a2v>disant le bon Job, «Sapience est la crainte du Seigneur Dieu: et l'intelligence, se garder de mal faire.» Mais si elle est requise à toutes sortes de gens qui desirent traverser la tourmente de ceste vie sans mortel naufrage, beaucoup plus l'est- elle aux Princes souverains qu'à nuls autres, d'autant que les inferieurs et subjects, si d'aventure ils choppent quelque fois, trouvent assez qui les releve: mais les Roys qui ne recognoissent aucun superieur en ce monde, qui se disent estre par dessus les loix, et avoir plein pouvoir, puissance absoluë, et authorité souveraine, s'ils ont enuie de fourvoyer, qui les redressera? s'ils s'oublient, qui les corrigera? s'ils se laissent aller à leurs appetits, qui les en retiendra? Estant si difficile de tenir mesure et garder moyen en licence qui n'est point limitee, ainsi que tesmoigne ce proverbe ancien,
  Celuy auquel ce qu'il veut loit,
  Veult tousjours plus que ce qu'il doit.
Certainement il n'y aura rien que celuy qui est terrible, ce dit le Prophete Royal, qui oste l'esprit et la vie aux Princes, qui transfere les Couronnes et Royaumes d'une gent à autre, pour les injustices, abus, et diverses tromperies, ainsi que dit le Sage, lequel menace effroyablement les mauvais Princes au livre de Sapience, en ces propres termes: «La puissance et authorité que vous avez, vous a esté donnée de Dieu, lequel examinera voz oeuvres, et sondera voz coeurs: et pour ce qu'estants ministres de son regne vous n'avez pas bien jugé, vous n'avez pas gardé la loy de Justice, ny n'avez pas cheminé selon sa volonté, il vous apparoistra horriblement, et bien tost, par ce qu'il se fera jugement tresdur de ceux qui commandent: au petit se fera misericorde, mais les puissants seront tourmentz puissamment.» C'est la voix de Sapience et de verité, Sire, qui deust continuellement sonner aux oreilles de tous Princes et Seigneurs, afin qu'ils se donnassent bien garde de tomber en ce jugement, dont les peut garentir et preserver ceste heureuse sapience de la crainte de Dieu. Mais quel moyen y a-il de l'avoir? C'est luy seul qui la donne liberalement, et ne la plaint à personne qui la luy demande avec fermeté de vive foy. Et toutesfois encore y a-il des moyens qui nous aydent et nous disposent à l'obtenir, comme entre autres la lecture des sainctes Lettres, qui semble estre l'estude propre d'un Roy Treschrestien, suivant ceste sentence escripte en la Loy de Moyse: «Apres que le Roy sera assis en son throsne Royal, il transcrira le livre de ceste loy, dont il prendra l'original des mains des Prestres Levitiques, l'aura tousjours aupres de soy, et y lira tous les jours de sa vie, afin qu'il en apprenne à craindre Dieu son Seigneur, à garder ses commandements, et les cerimonies contenues en sa loy.» Plus fructueuse ne plus salutaire estude ne pourroit-il faire, prouveu qu'il en prenne l'intelligence non du propre sens d'aucun particulier, mais de la tradition et consentement universel de l'Eglise. C'est de tels livres proprement que le Prince Chrestien doit apprendre ceste genereuse et bien-heureuse crainte inspiree de l'esprit de Dieu, qui luy reigle et dirige sa volonté, la gardant de se desborder, et vaguer en licence effrenee, luy enseignant de n'estimer pas que sa volonté absoluë soit raison et justice, ainsi que le flateur Anaxarchus donnoit jadis impudemment à entendre au Roy Alexandre le grand, pour luy faire passer le regret qu'il avoit de l'homicide par luy commis en la personne de Clytus, disant que Dicé et Themis, c'est à dire, droict et justice, estoyent les assesseurs et collateraux de Jupiter, pour signifier et donner à entendre aux hommes, que tout ce qui est dict ou faict par le Prince est juste, legitime et droiturier: ains au contraire luy donne à cognoistre, qu'il doit estre subject à la loy eternelle, royne des mortels et immortels, comme dit Pindarus, qui est la droitte raison, verité et justice, propre volonté de Dieu seul, obeissant à laquelle il fera ne plus ne moins que la ligne et la reigle, laquelle estant premierement droitte de soy- mesme, dresse puis apres toutes autres choses qui sont gauches et tortues, en s'appliquant à elles: par ce que tout ainsi comme du chef sourdent et se derivent les nerfs, instruments du sentiment et du mouvement, et par iceux influë l'esprit animal en toutes les parties du corps humain, sans lequel il ne pourroit exercer aucune function naturelle de sentir ny de mouvoir: aussi voit-on ordinairement que par imitation et influence du desir de complaire, les subjects prennent les moeurs et conditions de leur Roy suivant ce que dit un poëte,
<p a3r>   Communement la subjette province,
  Forme ses moeurs au moule de son Prince.
de maniere que s'il fait profession de craindre Dieu, d'estre sage et vertueux, il achemine par son exemple les principaux de ses subjects premierement, et puis les autres de main en main, à devenir semblablement devots envers Dieu, justes envers les hommes, et consequemment bienheureux: comme au contraire aussi depuis qu'il est ignorant et vicieux, il espand la contagion du vice et de l'ignorance par toutes les provinces de son obeissance: ne plus ne moins qu'il est force que toutes les copies transcriptes d'un original defectueux ou depravé retiennent les fautes du premier exemplaire. C'est pourquoy le grand Cyrus, celuy qui premier establit l'Empire des Perses, souloit dire «qu'il n'appartenoit à nul de commander s'il n'estoit meilleur que ceux ausquels il commandoit.» Cela mesmes vouloit aussi monstrer Osiris, qui fut jadis un sage Roy d'Aegypte, portant pour sa devise le sceptre, dessus lequel il y avoit un oeil, pour signifier la sapience qui doit estre en un Roy: n'appartenent pas à un qui forvoye, de redresser: qui ne voit goutte, de guider: qui ne sçait rien, d'enseigner: et qui ne veut obeir à la raison, de commander. Ainsi que font les mal-advisez et pirement conseillez Princes, qui refusent de recevoir les remonstrances de la raison, comme un maistre qui leur commande, de peur qu'elle ne leur retrenche ce qu'ils estiment le principal bien de leur grandeur, en les assubjettissant à leur devoir, et les gardant de faire tout ce qui leur plaist: suivant ce que disoit le tyran de Sicile Dionysius, que le plus doux contentement qu'il recevoit de sa domination tyrannique estoit que tout ce qu'il vouloit, incontinent se faisoit. Car ce n'est pas vraye grandeur que de pouvoir tout ce que l'on veut, mais bien de vouloir tout ce qu'on doit. Telle donc est la partie de Sapience où les Roys doivent plus estudier, d'autant que servir à Dieu est regner, et qu'ayans appris à craindre Dieu, ils sçavent ne craindre rien au demourant, ains fouler aux pieds et mespriser tous les dangers et terreurs de ce monde: et au reste pour l'autre partie acquerir leur sert aussi grandement la cognoissance de l'antiquité, la lecture des histoires et principalement les livres et discours de la Philosophie morale, traittant des qualitez louables ou vituperables és moeurs des hommes, du gouvernement des estats, de l'origine des Royaumes, comment ils prennent leurs commencements, qui les fait croistre et les maintient en leur entier, pour quelles causes ils diminuent, et qui leur apporte finale decadence et totale ruine. Ce sont les livres que Demetrius Phalerien, grand personnage et fort estimé en matiere d'estat et de gouvernement, conseilloit de lire sur tous autres au Roy d'Aegypte Ptolomeus: «Pour ce, disoit-il, que tu y verras et apprendras beaucoup de fautes que tu commets en ton gouvernement, lesquelles tes familiers ne te veulent ou ne t'osent à l'adventure pas dire:» se trouvant tousjours assez de gens à l'entour des Princes, qui leur preschent plustost la grandeur de leur pouvoir, que l'obligation de leur devoir: là où ces maistres muets- là ne cerchent point à complaire, ains sans flater representent naifvement, comme dedans un miroir quel est le bon Prince, quel est l'office d'un vray Roy: comme entre les autres est le livre de Xenophon qu'il a escrit de la vie de Cyrus, là où il a avec un gentil pinceau depeint de naifves couleurs soubs le nom de Cyris, quel seroit un Roy s'il s'en trouvoit au monde de parfait. Tels livres d'autant qu'ils sont ornez de beau langage, enrichis d'exemples tirez de toute l'antiquité, et tissus de l'ingenieuse invention d'hommes sçavants qui ont visé à plaire ensemble et à profiter, entrent quelquefois avec plus de plaisir és oreilles delicates des Princes, que ne fait pas la saincte Escriture, qui pour sa simplicité, sans aucun ornement de langage, semble commander plustost imperieusement, que de suader gracieusement. Et pourtant seroit-il utile aux Princes de divertir quelquefois leur entendement à la lecture de tels escrits, qui tendent et conduisent à mesme fin que les livres saincts, c'est à sçavoir de rendre les hommes vertueux, mais par divers moyens: ceux là pour la crainte de Dieu qui applique le loyer au merite, et la peine au demerite: et ceux-cy par la glorieuse renommee immortelle qu'ils promettent aux Princes vertueux, dont ils doivent estre plus desireux, que de la conservation de <p a3v>leur propre vie: et l'infamie perdurable aussi dont ils menassent les vicieux, de tant plus mesmement que l'on remarque jusques aux moindres choses, bonnes ou mauvaises qui sont és moeurs des Princes, par ce que la haultesse de leur estat expose et met leur vie en la veuë de tout le monde. Si n'est pas l'estude d'un Roy de s'enfermer seul en une estude, avec force livres, comme feroit un homme privé, mais bien de tenir tousjours aupres de luy gents de sçavoir et de vertu, prendre plaisir à en deviser et conferer souvent avec eulx, mette en avant tels propos à sa table, et en ses privez passetemps, en ouyr volontiers lire et discourir: l'accoustumance luy en rend l'exercice peu à peu si aggreable et si plaisant, qu'il trouve puis apres tous autres propos fades, bas et indignes de son exaulcement, et si fait qu'en peu d'annees il devient sans peine bien instruit et sçavant és choses dont il a plus affaire en son gouvernement, suivant la sentence de ce commun proverbe des Grecs,
  Les Roys, sçavants deviennent quand ils ont
  Tousjours pres d'eux des hommes qui le sont.
Succedez doncques, Sire, à ceste veritablement royale condition du feu Roy François premier, vostre grandpere, Prince de tres-auguste memoire, comme vous avez fait à sa couronne, et à plusieurs autres belles et grandes qualitez, tant du corps que de l'esprit, d'aimer et approcher de vous les personnes qui feront profession de lettres à bonnes enseignes, et qui auront vertu conjointe avec eminent sçavoir, aimez à discourir avec eux, et y employez tant de bonnes heures qui se perdent quelquefois inutilement. Car, nous l'avons veu par le moyen de telle conference et communication devenu l'un des plus sçavants hommes en toute liberale science et honneste litterature qui fust de son regne en la France, et sans contredit le plus eloquent. Ce que nous pouvons raisonnablement avec le temps esperer et nous promettre de vous sur les arres de la cognoissance de plusieurs belles choses que vous avez ja acquises, et mesmement sur le livre que vous mettez presentement par escrit en beaux et bons termes touchant l'art de la venerie. Or ayant eu ce grand heur que d'estre mis aupres de vous dés vostre premiere enfance, que vous n'aviez gueres que quatre ans, pour vous acheminer à la cognoissance de Dieu et des lettres, je me mis à penser quels autheurs anciens seroient plus idoines et plus propres à vostre estat, pour vous proposer à lire quand vous seriez venu en aage d'y pouvoir prendre quelque goust. Et pour ce qu'il me sembla qu'apres les sainctes Lettres la plus belle et la plus digne lecture que l'on sçauroit presenter à un jeune Prince, estoyent les Vies de Plutarque, je me mis à revoir ce que j'en avois commencé à traduire en nostre langue par le commandement du feu grand Roy François, mon premier bienfaitteur, que Dieu absolve, et parachevay l'oeuvre entier estant en vostre service il y a environ douze ou treize ans. Et en ayant esté la traduction assez bien receuë par tout où la langue Françoyse est entenduë, tant en ce Royaume que dehors, mesmement endroit vous qui depuis que l'aage et l'usage vous eurent apporté la suffisance de lire, et quelque jugement naturel, ne vouliez lire en autre livre. Cela me donna dés lors envie de mettre aussi en vostre langue ces autres Oeuvres morales et philosophiques qui ont peu jusques à nos jours eschapper à l'envie du temps: estant encore stimulé à ce faire par un zele d'affection particuliere, pource que comme l'on tient qu'il fut jadis precepteur de Trajan, le meilleur des Empereurs qui furent oncques à Rome, aussi Dieu m'avoit fait la grace de l'avoir esté du premier Roy de la Chrestienté, que nature a doué d'autant de bonté que nul de ses predecesseurs: combien que ce fust entreprise trop hardie, à dire la verité, et presque temeraire, non seulement pour le peu de suffisance que je recognois en moy, mais aussi pour l'obscurité du subject en beaucoup de ses traictez philosophiques, ausquels il n'est pas possible, ou pour le moins bien difficile, de pouvoir donner grace et lumiere en nostre langue, et principalement pour la defectuosité, corruption et depravation miserable qui se trouve presque par tout le texte original Grec. Toutesfois le desir de faire chose à quoy vous prinssiez plaisir, et qui fust profitable à vos subjects en public, m'a tenu en haleine et tellement excité, qu'à la fin j'en suis venu à bout tellement <p a4r>quellement, jusques à ce que par quelque bonne fortune un meilleur et plus entier exemplaire puisse tomber en mes mains, ou de quelque autre apres moy. Je laisseray juger à la commune voix de ceux qui voudront prendre la peine de conferer et examiner ma traduction sur le texte Grec, avec quel succez je m'en seray acquité: mais bien puis-je dire en verité, que ç'a esté avec un labeur incroyable, pour suppleer, remplir ou corriger par conjecture fondee sur le long usage d'avoir tant et si longuement manié cest autheur par collation de plusieurs passages respondans l'un à l'autre, et de divers exemplaires vieux escrits à la main, infinis lieux qui y sont d'esesperement estropiez et mutilez: ce que nul ne peut estimer, quel tourment d'esprit et quelle croix d'entendement c'est, qui ne l'a essayé afin de pouvoir faire sortir l'oeuvre és mains des hommes, au moins en tel estat, que l'on y peut prendre quelque plaisir et profit: ce que je pense avoir fait ayant estudié de le rendre le plus clair qu'il m'a esté possible, en si profonde obscurité biensouvent, et si scabreuse et raboteuse asperité presque par tout ordinairement. Mais si la varieté est delectable, la beauté aimable, la bonté louable, l'utilité desirable, la rarité esmerveillable, et la gravité venerable, je ne sçay point d'autheur profane, qui a tout prendre ensemble, soit à preferer, non pas à conferer, aux Oeuvres de Plutarque, mesmement qui les pourroit avoir toutes, et en leur entier. Au demourant, si j'ay par ceste traduction mienne aucunement enrichy ou poly vostre langue, honoré vostre regne, et bien merité de vos subjects, et de tous ceux qui entendent le langage françois, louange en soit à Dieu qui m'en a fait la grace: mais l'honneur et le gré du monde vous en sont deuz, Sire, d'autant que c'est pour vous que je l'ay entrepris, et à vous seul je le vouë et dedie, avec l'humble service de tout le reste de ma vie, le faisant sortir en public, soubs la protection de vostre tresnoble nom, pour en quelque chose me monstrer recognoissant de tant de biens, de faveurs et d'honneurs que vous m'avez faits de vostre grace, et me faittes journellement: et aussi pour tesmoigner à la posterité, et à ceux qui n'ont pas cest heur de vous cognoistre familierement, que nostre Seigneur a mis en vous une singuliere bonté de nature, encline d'elle-mesme à aimer, honorer et estimer toutes choses vertueuses, mesmement les lettres, et ceux qui avec vertu ont travaillé de les acquerir. Qui me fait estimer que si bien le commencement de vostre regne a esté fort turbulent et calamiteux, le progres en sera plus heureux, si Dieu plaist, et la fin glorieuse, prouveu que vous vous affectionniez tousjours de plus en plus à aimer et pourchasser ceste saincte Sapience discipline des Roys, en la demandant par chacun jour d'ardente affection à celuy qui seul la peut donner, disant avec Salomon, «Donne moy la Sapience qui assiste à ton throsne:» et avec le prophete royal, «Perce ma chair de ta crainte, afin que je redoute tes jugements:» demourant tousjours en l'union et obeissance de la saincte Eglise Catholique, dont vous estes le premier fils, et vous efforçant de retenir tousjours par tous vertueux et religieux deportements le tiltre hereditaire de Roy Tres-chrestient que vos glorieux ancestres vous ont acquis. A tant je finiray la presente par la devote affectueuse oraison que fait le peuple fidele pour son bon Roy David, Nostre Seigneur vous vueille exaucer au jour de tribulation, le nom du Dieu de Jacob vous soit en protection, vous envoye secours de son sainct mont, et de Sion vous defende: se souvienne de tous vos sacrifices, et ait pour aggreable vos offrandes: vous vueille donner ce que vostre cueur desire, et face ressortir tous vos conseils à bonne fin. Vostre tres-humble, tres-obeissant et tres-obligé serviteur et subject Jacques Amyot E. d'Auxerre, vostre grand Aumosnier.

<p a5r> Les Traitez contenus au premier Tome.
I. Comment il fault nourrir les Enfans. feuillet 1
II. Comment il fault lire les Poëtes. 8
III. Comment il fault ouïr. 24
IIII. De la Vertu morale. 31
V. Du vice et de la vertu. 38
VI. Que la vertu se peut enseigner. 39
VII. Comment on pourra discerner le flateur d'avec l'amy. 39
VIII. Comment il faut refrener la cholere. 55
IX. De la Curiosité. 63
X. Du contentement ou repos de l'esprit. 67
XI. De la mauvaise honte. 76
XII. De l'amitié fraternelle. 81
XIII. Du trop parler. 89
XIIII. De l'avarice et convoitise d'avoir. 97
XV. De l'amour et charité naturelle des peres envers leurs enfans. 100
XVI. De la pluralité d'amis. 103
XVII. De la Fortune. 105
XVIII. De l'envie et de la haine. 107
XIX. Comment on pourra recevoir utilité de ses ennemis. 109
XX. Comment on pourra appercevoir si lon amende en l'exercice de la vertu. 113
XXI. De la Superstition. 119
XXII. Du Bannissement. 124
XXIII. Qu'il ne faut point emprunter à usure. 130
XXIIII. Qu'il faut qu'un Philosophe converse avec les Princes. 133
XXV. Qu'il est requis qu'un Prince soit sçavant. 135
XXVI. Que le vice est suffisant pour rendre l'homme malheureux. 137
XXVII. Comment on se peut louer soy-mesme sans reprehension. 138
XXVIII. Quelles passions sont les pires, celles de l'ame, ou celles du corps. 144
XXIX. Les Preceptes de Mariage. 145
XXX. Le Banquet des sept Sages. 150
XXXI. Instruction pour ceux qui manient affaires d'estat. 161
XXXII. Si l'homme d'aage se doit mesler d'affaires publiques. 178
XXXIII. Les dicts notables des anciens Roys, Princes et grands Capitaines. 188
XXXIIII. Les dicts notables des Laced@emoniens. 109
XXXV. Les vertueux faicts des femmes. 229
XXXVI. Consolation envoyee à Appollonius sur la mort de son fils. 242
XXXVII. Consolation envoyee à sa femme, sur la mort de sa fille. 255
XXXVIII. Pourquoy la Justice divine differe quelque-fois la punition des malefices. 258
XXXIX. Que les bestes brutes usent de la raison. 269
XL. S'il est loisible de manger chair. Traitté premier. 274
Traitté second. 276
XLI. Que l'on ne sçauroit vivre joyeusement selon Epicurus. 277
XLII. Si ce mot commun est bien dit, Cache ta vie. 291
XLIII. Les Reigles et preceptes de Santé. 292
<p a5v> XLIIII. De la Fortune des Romains. 301
XLV. De la Fortune ou vertu d'Alexandre. Traitté premier. 307.
Traitté second. 311
XLVI. D'Isis et d'Osiris. 318
XLVII. Des Oracles qui ont cessé. 335
XLVIII. Que signifie ce mot Ei. 352 Les Traittez du second Tome.
XLIX. Les Propos de Table. 359
L. Les Opinions des Philosophes. 439
LI. Les Demandes des choses Romaines. 460
LII. Les Demandes des choses Grecques. 478
LIII. Collation abregee d'aucunes histoires. 485
LIIII. Les Vies des dix Orateurs. 492
LV. De trois sortes de gouvernement. 503
LVI. Sommaire de la Comparaison d'Aristophanes et de Menander. 504
LVII. Estranges Accidents advenus pour l'amour. 505
LVIII. Quels Animaux sont les plus advisez. 507
LIX. Si les Atheniens ont esté plus excellents en armes qu'en lettres. 523
LX. Lequel est plus utile, le feu, ou l'eau. 527
LXI. Du premier froid. 538
LXII. Les Causes naturelles. 534
LXIII. Les Questions Platoniques. 539
LXIIII. De la creation de l'Ame. 546
LXV. De la fatale Destinee.
LXVI. Que les Stoïques disent des choses plus estranges que les Poëtes. 559
LXVII. Les Contredicts des philosophes Stoïques. 560
LXVIII. Des communes Conceptions contre les Stoïques. 573
LXIX. Contre l'Epicurien Colotes. 588
LXX. De l'Amour. 599
LXXI. De la face qui apparoist au rond de la Lune. 613
LXXII. Pourquoy la prophetisse Pythie ne rend plus les oracles en vers. 627
LXXIII. De l'esprit familier de Socrates. 635
LXXIIII. De la malignité d'Herodote. 648
LXXV. De la Musique. 660

<p 1r> LES OEUVRES MORALES DE PLUTARQUE, Translatees de Grec en François.

COMMENT IL FAUT NOURRIR LES ENFANS.
POUR bien traitter de la nourriture des enfans de bonne maison, et de libre condition, comment, et par quelle discipline on les pourroit rendre honnestes et bien conditionnez, à l'adventure vaudra-il mieulx commancer un peu plus hault, à la generation d'iceux. En premier lieu doncques, je conseillerois à ceux qui desirent estre peres d'enfans qui puissent un jour vivre parmy les hommes en honneur, de ne se mesler pas avec femmes les premieres venuës, j'entens comme avec courtisanes publiques, ou concubines privees: pour ce que c'est un reproche qui accompagne l'homme tout le long de sa vie, sans que jamais il le puisse effacer, quand on luy peut mettre devant le nez, qu'il n'est pas issu de bon pere et de bonne mere, et est la marque qui plustost se presente à la langue et à la main de ceux qui le veulent accuser ou injurier: au moyen dequoy a bien dit sagement le poëte Euripide,
  Quand une fois mal assis a esté
  Le fondement de la nativité,
  Force est que ceux qui de tels parents sortent,
  D'autruy peché la penitence portent.
Parquoy c'est un beau thresor pour pouvoir aller par tout la teste levee, et parler franchement, que d'estre né de gens de bien: et en doivent bien faire grand compte ceux qui souhaittent avoir lignee entierement legitime, où il n'y ait que redire. Car c'est chose qui ordinairement ravalle et abaisse le coeur aux hommes, quand ils sentent quelque defectuosité, ou quelque tare en ceux dont ils ont prins naissance: et dit fort bien le poëte,
  Qui sent son pere ou sa mere coulpable
  D'aucune chose à l'homme reprochable,
  Cela de coeur bas et petit le rend,
  Combien qu'il l'eust de sa nature grand.
Comme au contraire, ceux qui se sentent nez de pere et de mere qui sont gens de bien, et à qui lon ne peult rien reprocher, en ont le coeur plus elevé, et en conçoivent plus de generosité. Auquel propos on dit que Diophantus le fils de Themistocles disoit souventefois et à plusieurs, que ce qui luy plaisoit, plaisoit aussi au peuple <p 1v>d'Athenes: «Car ce que je veux (disoit-il) ma mere le veut: et ce que ma mere veut, aussi fait Themistocles: et ce qui plaist à Themistocles, plaist aussi aux Atheniens.» Et en cela fait aussi grandement à louër la magnanimité des Laced@emoniens, lesquels condamnerent leur Roy Archidamus en une somme d'argent, pour l'amende de ce qu'il avoit eu le coeur d'espouser une femme de petite stature, en y adjoustant la cause pour laquelle ils le condamneoient: «Pour autant (disoient-ils) qu'il a pensé de nous engendrer non des Roys, mais des Roytelets.» A ce premier advertissement est conjoint un autre, que ceux qui paravant nous ont escrit de semblable matiere n'ont pas oublié: c'est, «Que ceux qui se veulent approcher de femmes pour engendrer, le doivent faire ou du tout à jeun, avant que d'avoir beu vin, ou pour le moins apres en avoir pris bien sobrement.» Pour ce que ceux qui ont esté engendrez de peres saouls et yvres deviennent ordinairement yvrongnes, suyvant ce que Diogenes respondit un jour à un jeune homme desbauché et desordonné: «Jeune fils mon amy, ton pere t'a engendré estant yvre.» Cela suffise quant a la generation des enfans. Au reste, quant à la nourriture, ce que nous avons accoustumé de dire generalement en tous arts et toutes sciences, cela se peut encore dire et asseurer de la vertu: c'est, «Que pour faire un homme parfaittement vertueux, il faut que trois choses y soient concurrentes, la nature, la raison, et l'usage.» J'appelle raison la doctrine des preceptes: et usage, l'exercitation. Le commancement nous vient de la nature, le progres et accroissement, des preceptes de la raison: et l'accomplissement, de l'usage et exercitation: et puis la cime de perfection, de tous les trois ensemble. S'il y a defectuosité en aucune de ces trois parties, il est force que la vertu soit aussi en cela defectueuse et diminuee: car la nature sans doctrine et nourriture est une chose aveugle, la doctrine sans nature est defectueuse, et l'usage sans les deux premieres est chose imparfaitte. Ne plus ne moins qu'au labourage, il faut premierement que la terre soit bonne: secondement, que le laboureur soit homme entendu: et tiercement, que la semaece soit choisie et elevë: aussi la nature represente la terre, le maistre qui enseigne resemble au laboureur, et les enseignements et exemples reviennent à la semence. Toutes lesquelles parties j'oserois bien pour certain asseurer avoir esté conjointes ensemble és ames de ces grands personnages qui sont tant celebrez et renommez par tout le monde, comme Pythagoras, Socrates, Platon, et autres semblables qui ont acquis gloire immortelle. Or est bienheureux celuy-là, et singulierement aimé des Dieux, à qui le tout est ottroyé ensemble: mais pourtant s'il y a quelqu'un qui pense, que ceux qui ne sont pas totalement bien nez, estans secourus par bonne nourriture et exercitation à la vertu, ne puissent aucunement reparer et recouvrer le defaut de leur nature: sçache qu'il se trompe et se mesconte de beaucoup, ou pour mieux dire, de tout en tout: car paresse aneantit et corrompt la bonté de nature, et diligence de bonne nourriture en corrige la mauvaistié. Ceux qui sont nonchalans ne peuvent pas trouver les choses mesmes qui sont faciles: et au contraire, par soing et vigilance lon vient à bout de trouver les plus difficiles. Et peut-on comprendre combien le labeur et la diligence on d'efficace et d'execution, en considerant plusieurs effects qui se sont en nature: car nous voyons que les gouttes d'eau qui tombent dessus une roche dure, la creusent: le fer et le cuyvre se sont usant et consumant par le seul attouchement des mains de l'homme, et les rouës des charriots et charrettes que lon a courbees à grand' peine, ne sçauroient plus retourner à leur premiere droiture, quelque chose que lon y sçeust faire: comme aussi seroit-il impossible de redresser les bastons tortus que les joueurs portent en leurs mains dessus les eschaffaux: tellement que ce qui est contre nature changé par force et labeur, devient plus fort que ce qui estoit selon nature. Mais ne voit-on qu'en cela seulement, combien peut le soing et la diligence? Certainement il y a un nombre <p 2r>infiny d'autres choses, esquelles on le peut clairement appercevoir. Une bonne terre, à faute d'estre bien cultivee, devient en friche: et de tant plus qu'elle est grasse et forte de soy-mesme, de tant plus se gaste-elle par negligence d'estre bien labouree: au contraire vous en verrez une autre dure, aspre, et pierreuse plus qu'il ne seroit de besoing, qui neantmoins, pour estre bien cultivee, porte incontinent de beau at bon fruict. Qui sont les arbres qui ne naissent tortus, ou qui ne deviennent steriles et sauvages, si l'on n'y prend bien garde? à l'opposite aussi, pourveu que lon y ait l'oeil, et que lon y employe telle sollicitude comme il appartient, ils deviennent beaux et fertiles. Qui est le corps si robuste et si fort, qui par oysiveté et delicatesse n'aille perdant sa force, et ne tombe en mauvaise habitude? et qui est la complexion si debile et si foible qui par continuation d'exercice et de travail ne se fortifie à la fin grandement? Y a-il chevaux au monde, s'ils sont bien domtez et dressez de jeunesse, qui ne deviennent en fin obeïssans à l'homme pour monter dessus? au contraire, si lon les laisse sans domter en leurs premiers ans, ne deviennent-ils pas farouches et revesches pour toute leur vie, sans que jamais on en puisse tirer service? et de cela ne se faut-il pas esmerveiller, veu qu'avec soing et diligence lon apprivoise, et rend-on domestiques les plus sauvages et les plus cruelles bestes du monde. Pourtant respondit bien le Thessalien, à qui lon demandoit qui estoient les plus sots et les plus lourdauts entre les Thessaliens: «Ceux, dit-il, qui ne vont plus à la guerre.» Quel besoing doncques est-il de discourir plus longuement sur ce propos? car il est certain, que les moeurs et conditions sont qualitez qui s'impriment par long traict de temps: et qui dira que les vertus morales s'acquierent aussi par accoustumance, à mon advis il ne se fourvoyera point. Parquoy je feray fin au discours de cest article, en y adjoustant encore un exemple seulement. Lycurgus, celuy qui establit les loix des Laced@emoniens, prit un jour deux jeunes chiens nez de mesme pere et de mesme mere, et les nourrit si diversement qu'il en rendit l'un gourmand et goulu, ne sçachant faire autre chose que mal: et l'autre bon à la chasse, et à la queste: puis un jour que les Laced@emoniens estoient tous assemblez sur la place, en conseil de ville, il leur parla en ceste maniere: «C'est chose de tresgrande importance, Seigneurs Laced@emoniens, pour engendrer la vertu au coeur des hommes, que la nourriture, l'accoustumance, et la discipline, ainsi comme je vous feray voir et toucher au doigt tout à ceste heure.» En disant cela, il amena devant toute l'assistance les deux chiens, leur mettant au devant un plat de soupe, et un liévre vif: l'un des chiens s'en courut incontinent apres le liévre, et l'autre se jetta aussi tost sur le plat de soupe. Les Laced@emoniens n'entendoient point encore où il vouloit venir, ne que cela vouloit dire, jusques à ce qu'il leur dit: Ces deux chiens sont nez de mesme pere et de mesme mere, mais ayans esté nourris diversement, l'un est devenu gourmand, et l'autre chasseur. Cela doncques suffise quant à ce poinct de l'accoustumance, et de la diversité de nourriture. Il ensuit apres de parler touchant la maniere de les alimenter et nourrir apres qu'ils sont nez. Je dis doncques, qu'il est besoing que les meres nourrissent de laict leurs enfans, et qu'elles mesmes leur donnent la mammelle: car elles les nourriront avec plus d'affection, plus de soing et de diligence, comme celles qui les aimeront plus du dedans, et comme lon dit en commun proverbe, dés les tendres ongles: Là où les nourrisses et gouvernantes n'ont qu'une amour supposee et non naturelle, comme celles qui aiment pour un loyer mercenaire. La nature mesme nous monstre que les meres sont tenues d'allaicter et nourrir elles mesmes ce qu'elles ont enfanté: car à ceste fin a elle donné à toute sorte de beste qui fait des petits, la nourriture du laict: et la sage Providence divine a donné deux tetins à la femme, à fin que si d'adventure elle vient à faire deux enfans jumeaux, elle ait deux fontaines de laict <p 2v>pour pouvoir fournir à les nourrir tous deux. Il y a d'avantage, qu'elles mesmes en auront plus de charité et plus d'amour envers leurs propres enfans, et non sans grande raison certes: car le avoir esté nourris ensemble est comme un lien qui estrainct, ou un tour qui roidit la bienveuillance: tellement que nous voyons jusques aux bestes brutes, qu'elles ont regret quand on les separe de celles avec qui elles ont esté nourries. Ainsi doncques faut-il que les meres propres, s'il est possible, essayent de nourrir leurs enfans elles mesmes: ou s'il ne leur est possible, pour aucune imbecillité ou indisposition de leurs personnes, comme il peut bien advenir: ou pour ce qu'elles ayent envie d'en porter d'autres: à tout le moins faut-il avoir l'oeil à choisir les nourrisses et gouvernantes, non pas prendre les premieres qui se presenteront, ains les meilleures que faire se pourra, qui soient premierement Grecques, quant aux moeurs. Car ne plus ne moins qu'il faut dés la naissance dresser et former les membres des petits enfans, à fin qu'ils croissent tout droits, et non tortus ne contrefaicts: aussi faut-il dés le premier commancement accoustrer et former leurs moeurs, pour ce que ce premier aage est tendre et apte à recevoir toute sorte d'impression que lon luy veut bailler, et s'imprime facilement ce que lon veut en leurs ames pendant qu'elles sont tendres, là où toute chose dure malaiseement se peut amollir: car tout ainsi que les seaux et cachets s'impriment aiseement en de la cire molle, aussi se moulent facilement és esprits des petits enfans toutes choses que lon leur veut faire apprendre. A raison dequoy, il me semble que Platon admoneste prudemment les nourrisses, de ne conter pas indifferemment toutes sortes de fables aux petits enfans, de peur que leurs ames dés ce commancement ne s'abbreuvent de follie et de mauvaise opinion: et aussi conseille sagement le poëte Phocyllides, quand il dit,
  Dés que l'homme est en sa premiere enfance,
  Monstrer luy faut du bien la cognoissance.
Et si ne faut pas oublier, que les autres jeunes enfans, que lon met avec eux pour les servir, ou pour estre nourris quand et eux, soient aussi devant toutes choses bien conditionnez, et puis Grecs de nation, et qui ayent la langue bien deliee pour bien prononcer: de peur que s'ils frequentent avec des enfans barbares de langues, ou vicieux de moeurs, ils ne retiennent quelque tache de leurs vices: car les vieux proverbes ne parlent pas sans raison quand ils disent, «Si tu converses avec un boitteux, tu apprendras à clocher.» Mais quand ils seront arrivez à l'aage de devoir estre mis soubs la charge de p@edagogues et de gouverneurs, c'est lors que peres et meres doivent plus avoir l'oeil à bien regarder, quels seront ceux à la conduitte desquels ils les commettront, de peur qu'à faute d'y avoir bien prins garde, ils ne mettent leurs enfans en mains de quelques esclaves barbares, ou escervellez et volages. Car c'est chose trop hors de tout propos ce que plusieurs font maintenant en cest endroit, car s'ils ont quelques bons esclaves, ils en font les uns laboureurs de leurs terres, les autres patrons de leurs navires, les autres facteurs, les autres receveurs, les autres banquiers pour manier et traffiquer leurs deniers: et s'ils en trouvent quelqu'un qui soit yvrongne, gourmand et inutile à tout bon service, ce sera celuy auquel ils commettront leurs enfans: là où il faut qu'un gouverneur soit de nature tel, comme estoit Ph@enix le gouverneur d'Achilles. Encore y a-il un autre poinct plus grand, et plus important que tous ceux que nous avons alleguez, c'est qu'il leur faut cercher et choisir des maistres et des precepteurs qui soient de bonne vie, où il n'y ait que reprendre, quant à leurs moeurs, et les plus sçavans et plus experimentez que lon pourra recouvrer: Car la source et la racine de toute bonté et toute preudhommie est, avoir esté de jeunesse bien instruict. Et ne plus ne moins que les bons jardiniers fichent des paux aupres des jeunes plantes, pour les tenir droittes: aussi les <p 3r>sages maistres plantent de bons advertissements et de bons preceptes à l'entour des jeunes gents, à fin que leurs meurs se dressent à la vertu. Et au contraire, il y a maintenant des peres qui meriteroient qu'on leur crachast, par maniere de dire, au visage, lesquels par ignorance, ou à faute d'experience, commettent leurs enfans à maistres dignes d'estre reprouvez, et qui à faulses enseignes font profession de ce qu'ils ne sont pas: et encore la faute et la mocquerie plus grande qu'il y a en cela, n'est pas quand ils le font à faute de cognoissance: mais le comble d'erreur gist en cela, que quelquefois ils cognoissent l'insuffisance, voire la meschanceté de tels maistres, mieux que ne font ceux qui les en advertissent, et neantmoins se fient en eux de la nourriture de leurs enfans: faisans tout ainsi comme si quelqu'un estant malade, pour gratifier à un sien amy, laissoit le medecin sçavant qui le pourroit guarir, pour en prendre un qui par son ignorance le feroit mourir: ou si à l'appetit d'un sien amy il rejettoit un pilote qu'il sçauroit tresexpert, pour en choisir un tres-insuffisant. O Jupiter et tous les Dieux, est-il bien possible qu'un homme aiant le nom de pere aime mieux gratifier aux prieres de ses amis, que bien faire instituer ses enfans? N'avoit donques pas l'ancien Crates occasion de dire souvent, que s'il luy eust esté possible, il eust volontiers monté au plus haut de la ville, pour crier à pleine teste: «O hommes, où vous precipitez vous, qui prenez toute la peine que vous pouvez pour amasser des biens, et ce pendant ne faittes compte de vos enfans, à qui vous les devez laisser?» A quoy j'adjousterois volontiers, que ces peres-là font tout ainsi, que si quelqu'un avoit grand soing de son soulier, et ne se soucioit point de son pied. Encore y en a il qui sont si avaricieux, et si peu aimants le bien de leurs enfans, que pour payer moins de salaire ils leur choisissent des maistres qui ne sont d'aucune valeur, cerchans ignorance à bon marché: auquel propos Aristippus se mocqua un jour plaisamment et de bonne grace d'un semblable pere, qui n'avoit ne sens ny entendement: car comme ce pere luy demandast, combien il vouloit avoir pour luy instruire et enseigner son fils, il luy respondit, Cent escus. Cent escus, dit le pere, ô Hercules, c'est beaucoup: comment? j'en pourrois achetter un bon esclave de ces cent escus. Il est vray, respondit Aristippus, et en ce faisant tu auras deux esclaves, ton fils le premier, et puis celuy que tu auras achetté. Et quel propos y a-il, que les nourrisses accoustument les enfans à prendre la viande qu'on leur baille, avec la main droitte: et s'ils la prennent de la main gauche, qu'elles les en reprennent: et ne donner point d'ordre qu'ils oyent de bonnes et sages instructions? Mais aussi qu'en advient-il puis apres à ces bons peres-là, quand ils ont mal nourry, et pis enseigné leurs enfans? Je le vous diray. Quand ils sont parvenus à l'aage d'homme, ils ne veulent point ouïr parler de vivre regleement ny en gens de bien, ains se ruent en sales, vilaines et serviles voluptez: et lors tels peres se repentent trop tard à leur grand regret, d'avoir ainsi passé en nonchaloir la nourriture et instruction de leurs enfans: mais c'est pour neant, quand il ne sert plus de rien, et que les fautes que journellement commettent leurs enfans, les font languir de regret. Car les uns s'accompagnent de flatteurs et de plaisans poursuyvans de repeuës franches, hommes maudits et meschans, qui ne servent que de perdre, corrompre et gaster la jeunesse: les autres achettent à gros deniers des garçes folles, fieres, sumptueuses et superflues en despense, qui leur coustent puis apres infiniement à entretenir: les autres consument tout en despense de bouche: les autres à jouër aux dez, et à faire masques et mommeries: aucuns y en a qui se jettent en d'autres vices plus hardis, faisans l'amour à des femmes mariees, et allans la nuict pour commettre adulteres, achettans un seul plaisir bien souvent avec leur mort: là où s'ils eussent esté nourris par quelque philosophe, ils ne se fussent pas laissez aller à semblables choses, ains eussent à tout le moins entendu l'advertissement de Diogenes, lequel disoit en paroles peu <p 3v>honnestes, mais veritables toutefois: Entre en un bordeau, à fin que tu cognoisses, que le plaisir qui ne couste gueres ne differe rien de celuy que lon achette bien cherement. Je conclurray doncques en somme, et me semble que ma conclusion à bon droit devra estre plustost estimee un oracle, que non pas un advertissement, Que le commancement, le milieu, et la fin, en ceste matiere, gist en la bonne nourriture et bonne institution: et qu'il n'est rien qui tant serve à la vertu et à rendre l'homme bien-heureux, comme fait cela. Car tous autres biens aupres de celuy-là sont petits, et non dignes d'estre si soigneusement recerchez ny requis. La Noblesse est belle chose, mais c'est un bien de nos ancestres. Richesse est chose precieuse, mais qui gist en la puissance de Fortune, qui l'oste bien souvent à ceux qui la possedoient, et la donne à ceux qui point ne l'esperoient. C'est un but où tirent les coupe- bourses, les larrons domestiques, et les calomniateurs: et si y a des plus meschans hommes du monde qui bien souvent y ont part. Gloire est bien chose venerable, mais incertaine et muable. Beauté est bien desirable, mais de peu de duree: Santé, chose precieuse, mais se change facilement. Force de corps est bien souhaittable, mais aisee à perdre, ou par maladie, ou par vieillesse: de maniere que s'il y a quelqu'un qui se glorifie en la force de son corps, il se deçoit grandement: car qu'est-ce de la force corporelle de l'homme aupres de celle des autres animaux, j'entens comme des Elephans, des Taureaux, et des Lions? Et au contraire, le sçavoir est la seule qualité divine et immortelle en nous. Car il y a en toute la nature de l'homme deux parties principales, l'entendement, et la parole: dont l'entendement est comme le maistre qui commande, et la parole comme le serviteur qui obeit: mais cest entendement n'est point esposé à la fortune: il ne se peut oster, à qui l'a, par calomnie: il ne se peut corrompre par maladie, ny gaster par vieillesse, pour ce qu'il n'y a que l'entendement seul qui rajeunisse en vieillissant: et la longueur du temps, qui diminue toutes choses adjouste tousjours sçavoir à l'entendement. La guerre, qui comme un torrent entraine et dissipe toutes choses, ne sçauroit emporter le sçavoir. Et me semble que Stilpon le Megarien feit une response digne de memoir, quand Demetrius aiant pris et saccagé la ville de Megare luy demanda, s'il avoit rien perdu du sien: «Non, dit-il, car la guerre ne sçauroit piller la vertu.» A laquelle response s'accorde et se rapporte aussi celle de Socrates, lequel estant interrogé par Gorgias, ce me semble, quelle opinion il avoir du grand Roy, s'il l'estimoit pas bien-heureux: «Je ne sçay, respondit-il, comment il est prouveu de sçavoir et de vertu.» comme estimant que la vraye felicité consiste en ces deux choses, non pas és biens caduques de la fortune. Mais comme je conseille et admoneste les peres, qu'ils n'ayent rien plus cher, que de bien faire nourrir et instituer en bonnes meurs et bonnes lettres leurs enfans: aussi di-je, qu'il faut bien qu'ils ayent l'oeil à ce que ce soit une vraye, pure et sincere litterature: et au demourant, les esloigner le plus qu'ils pourront de ceste vanité, de vouloir apparoit devant une commune, pour ce que plaire à une populace est ordinairement desplaire aux sages: dequoy Euripide mesmes porte tesmoignage de verité en ces vers,
  Langue je n'ay diserte et affilee
  Pour haranguer devant une assemblee:
  Mais en petit nombre de mes egaux,
  C'est là où plus à deviser je vaux:
  Car qui sçait mieux au gré d'un peuple dire,
  Est bien souvent entre sages le pire.
Quant à moy, je voy que ceux qui s'estudient de parler à l'appetit d'une commune ramassee, sont ou deviennent ordinairement hommes dissolus, et abandonnez à toutes sensuelles voluptez: ce qui n'est pas certainement sans apparence de raison: <p 4r>car si pour plaire aux autres ils mettent à nonchaloir l'honnesteté, par plus forte raison oublieront ils tout honneur et tout devoir, pour se donner plaisir et deduit à eux mesmes, et suivront plus tost les attraits de leur concupiscence, que l'honnesteté de la temperance. Mais au reste, qu'enseignerons nous de bon encore aux jeunes enfans, et à quoy leur conseillerons nous de s'addonner? C'est belle chose, que ne faire ne dire rien temerairement: et, Comme dit le Proverbe ancien, Ce qui est beau est difficile aussi. Les oraisons faittes à l'improuveu sont pleines de grande nonchalance, et y a beaucoup de legereté: car ceux qui parlent ainsi à l'estourdie ne sçavent là où il fault commancer, ny là où ils doivent achever: et ceux qui s'accoustument à parler ainsi de toutes choses promptement à la volee, outre les autres fautes qu'ils commettent, ils ne sçavent garder mesure ny moyen en leur propos, et tombent en une merveilleuse superfluité de langage: là où quand on a bien pensé à ce que lon doit dire, on ne sort jamais hors des bornes de ce qu'il appartient de deduire. Pericles, ainsi comme nous avons entendu, bien souvent qu'il estoit expressément appellé par son nom, pour dire son advis de la matiere qui se presentoit, ne se vouloit pas lever, disant pour son excuse, «Je n'y ay pas pensé.» Demosthenes semblablement grand imitateur de ses façons de faire au gouvernement, plusieurs fois, que le peuple d'Athenes l'appelloit nommeement pour ouïr son conseil sur quelque affaire, leur respondoit tout de mesme, «Je ne suis pas preparé.» Mais on pourroit dire à l'adventure, que cela seroit un conte fait à plaisir, que lon auroit receu de main en main, sans aucun tesmoignage certain: luy mesme en l'oraison qu'il feit alencontre de Midias, nous met devant les yeux l'utilité de la premeditation: car il y dit en un passage, Je confesse, Seigneurs Atheniens, et ne veux point dissimuler que je n'aye pris peine et travaillé à composer ceste harangue, le plus qu'il m'a esté possible: car je serois bien lasche, si aiant souffert et souffrant tel outrage, je ne pensois bien soigneusement à ce que j'en devrois dire pour en avoir la raison. Non que je veuille de tout poinct condamner la promptitude de parler à l'improuveu, mais bien l'accoustumance de l'exerciter à tout propos, et en matiere qui ne le merite pas: car il le fault faire quelquefois, pourveu que ce soit comme lon use d'une medecine: bien diray-je cela, que je ne voudrois point que les enfans, avant l'aage d'homme fait, s'accoustumassent à rien dire sans y avoir premierement bien pensé: mais apres que lon a bien fondé la suffisance de parler, alors est-il bien raisonnable, quand l'occasion se presente, de lascher la bride à la parole. Car tout ainsi comme ceux qui ont esté longuement enferrez par les pieds, quand on vient à les deslier, pour l'accoustumance d'avoir eu si longuement les fers aux pieds, ne peuvent marcher, ains choppent à tous coups: aussi ceux qui par long temps ont tenu leur langue serree, si quelquefois il s'offre matiere de la deslier à l'improuveu, retiennent une mesme forme et un mesme style de parler: mais de souffrir les enfans haranguer promptement à l'improuveu, cela les accoustume à dire un infinité de choses impertinentes et vaines. Lon dit que quelquefois un mauvais peintre monstra à Apelles un image qu'il venoit de peindre, en luy disant: «Je la viens de peindre tout maintenant.» «Encore que tu ne me l'eusses point dit, respondit Apelles, j'eusse bien cogneu qu'elle a voirement esté bien tost peinte: et m'esbahy comment tu n'en as peint beaucoup de telles.» Tout ainsi doncques (pour retourner à mon propos) comme je conseille d'eviter la façon de dire theatrale et pompeuse, tenant de la hautesse tragique: aussi admoneste-je de fuir la trop basse et trop vile façon de langage, pour ce que celle qui est si fort enflee surpasse le commun usage de parler: et celle qui est si mince et si seiche, est par trop craintifve. Et comme il fault que le corps soit non seulement sain, mais d'avantage en bon point: aussi faut il que le langage soit non seulement sans vice ne maladie, mais aussi fort et robuste: pource que lon louë seulement ce qui est seur, mais on admire <p 4v>ce qui est hardy et adventureux. Et ce que je dis du parler, autant en pense-je de la disposition du courage: car je ne voudrois que l'enfant fust presumptueux, ny aussi estonné, ne par trop craintif: pour ce que l'un se tourne à la fin en impudence, et l'autre en couardise servile: mais la maistrise en cela, comme en toutes choses, est de bien sçavoir tenir le milieu. Et ce pendant que je suis encore sur le propos de l'institution des enfans aux lettres, avant que passer outre, je veux dire absoluëment ce qui m'en semble: c'est, que de ne sçavoir parler que d'une seule chose, à mon advis, est un grand signe d'ignorance, outre ce qu'à l'exercer on s'en ennuye facilement, et si pense qu'il est impossible de tousjours y perseverer: ne plus ne moins que de chanter tousjours une mesme chanson, on s'en saoule et s'en fasche bien tost: mais la diversité resjouit et delecte en cela, comme en toutes autres choses que lon voit, ou que lon oit. Et pourtant faut-il que l'enfant de bonne maison voye et apprenne de tous les arts liberaux et sciences humaines, en passant par dessus, pour en avoir quelque goust seulement: car d'acquerir la perfection de toutes, il seroit impossible: au demourant qu'il employe son principal estude en la philosophie: et ceste mienne opinion se peut mettre bien clairement devant les yeux par une similitude fort propre: car c'est tout autant comme qui diroit, «Il est bien honneste d'aller visitant plusieurs villes, mais expedient de s'arrester et habituer en la meilleure.» Or tout ainsi, disoit plaisamment le philosophe Bion, que les amoureux de Penelopé, qui poursuyvoient de l'avoir en mariage, ne pouvans jouir de la maistresse, se meslerent avec les chambrieres: aussi ceux qui ne peuvent advenir à la Philosophie, se consument de travail apres les autres sciences, Qui ne sont d'aucune valeur à comparaison d'elle. Et pourtant faut-il faire en sorte que la Philosophie soit comme le sort principal de toute autre estude, et de tout autre sçavoir. Il y a deux arts que les hommes ont inventez pour l'entretenement de la santé du corps, c'est à sçavoir, la medecine, et les exercices de la personne, dont l'une procure la santé, et l'autre la force, et la gaillarde disposition: mais la Philosophie est la seule medecine des infirmitez et maladies de l'ame: car par elle et avec elle nous cognoissons ce qui est honneste ou deshonneste, ce qui est juste ou injuste, et generalement ce qui est à fuir ou à eslire: comme il se faut deporter envers les Dieux, envers ses pere et mere, envers les vieilles gens, envers les loix, envers les estrangers, envers ses superieurs, envers ses enfans, envers ses femmes, et envers ses serviteurs: pour ce qu'il faut adorer les Dieux, honorer ses parents, reverer les vieilles gens, obeïr aux loix, ceder aux superieurs, aimer ses amis, estre moderé avec les femmes, aimer ses enfans, n'outrager point ses serviteurs: et, ce qui est le principal, ne se monstrer point ny trop esjouy en prosperité, ny trop triste en adversité: ny dissolu en voluptez, ny furieux et transporté en cholere. Ce que j'estime estre les principaux fruicts que lon peut recueillir de la Philosophie: car se porter genereusement en une prosperité, c'est acte d'homme: s'y maintenir sans envie, signe de nature douce et traittable: surmonter les voluptez par raison, de sagesse: et tenir en bride la cholere, n'est pas oeuvre que toute personne sçache faire: mais la perfection, à mon jugement, est en ceux qui peuvent joindre cest estude de la Philosophie avec le gouvernement de la chose publique: et par ce moyen estre jouyssans des deux plus grands biens qui puissent estre au monde, de profiter au public, en s'entremettant des affaires: et à soymesme, se mettant en toute tranquillité et repos d'esprit par le moyen de l'estude de Philosophie. Car il y a communément entre les hommes trois sortes de vie, l'une active, l'autre contemplative, et la tierce voluptueuse: desquelles ceste derniere estant dissoluë, serve et esclave des voluptez, est brutale, trop vile, et trop basse: la contemplative destituee de l'active, est inutile: et l'active ne communiquent point avec la contemplative, commet beaucoup de fautes, et n'a point d'ornement: au moyen dequoy, <p 5r>il faut essayer tant que lon peut de s'entremettre du gouvernement de la chose publique, et quant et quant vacquer à l'estude de Philosophie, autant que le temps et les affaires les pourront permettre. Ainso gouverna jadis Pericles, ainsi Archytas le Tarentin, ainsi Dion le Syracusain, ainsi Epaminondas le Thebain, dont l'un et l'autre fut familier et disciple de Platon. Quant à l'institution doncques des enfans és lettres, il n'est, à mon advis, ja besoing de s'estendre à en dire d'advantage: seulement y adjousteray-je, que c'est chose utile, ou plus tost necessaire, faire diligence de recueillir les oeuvres et les livres des Sages anciens, prouveu que ce soit à la façon des laboureurs: car comme les bons laboureurs font provision des instruments du labourage, non pour seulement les avoir en leur possession, mais pour en user: aussi faut-il estimer que les vrais outils de la science sont les livres, quand on les met en usage, qui est le moyen par lequel on la peut conserver. Mais aussi ne doit-on pas oublier la diligence de bien exerciter les corps des enfans, ains en les envoyant aux escholes des maistres qui font profession de telles dexteritez, les faut quant et quant addresser aux exercices de la personne: tant pour les rendre adroits que pour les faire forts, robustes, et dispos: pour ce que c'est un bon fondement de belle vieillesse, que la bonne disposition et robuste complexion des corps en jeunesse. Et comme en temps calme, quand on est sur la mer, on doit faire provision des choses necessaires à l'encontre de la tourmente: aussi faut- il en jeunesse se garnir de temperance, sobrieté et continence, et en faire reserve et munition de bonne heure, pour en mieux soustenir la vieillesse: vray est qu'il faut tellement dispenser le travail du corps, que les enfans ne s'en dessechent point, et ne s'en treuvent puis apres las et recreuz quand on les voudroit faire vacquer à l'estude des lettres: car comme dit Platon, le sommeil et la lassitude sont contraires à apprendre les sciences. Mais cela est peu de chose, je veux venir à ce qui est de plus grande importance que tout ce que j'ay dit au paravant: car je dis qu'il faut que l'on exerce les jeunes enfans aux exercices militaires, comme à lancer le dart, à tirer de l'arc, et à chasser: pour ce que tous les biens de ceulx qui sont vaincus en guerre sont exposez en proye aux vaincueurs, et ne sont propres aux armes et à la guerre les corps nourris delicatement à l'ombre:
  Mais le soudart de seiche corpulence
  Aiant acquis d'armes experience,
  C'est luy qui rompt des ennemis les rengs,
  Et en tous lieux force ses concurrents.
Mais quelqu'un me pourra dire à l'adventure, Tu nous avois promis de nous donner exemples et preceptes, comment il faut nourrir les enfans de libre condition, et puis on voit que tu delaisses l'institution des pauvres et populaires, et ne donnes enseignements que pour les nobles, et pour les riches seulement. A cela il m'est bien aisé de respondre: car quant à moy je desirerois, que ceste mienne instruction peust servir et estre utile à tous: mais s'il y en a aucuns, à qui par faute de moyens mes preceptes ne puissent estre profitables, qu'ils en accusent la fortune, non pas celuy qui leur donne ces advertissements. Au reste il faut, que les pauvres s'esvertuent, et taschent de faire nourrir leurs enfans en la meilleur discipline qui soit: et si d'adventure ils n'y peuvent ateindre, au moins en la meilleure qu'ils pourront. J'ay bien voulu en passant adjouster ce mot à mon discours, pour au demourant poursuivre les autres preceptes qui appartiennent à la droitte instruction des jeunes gens. Je dis doncques notamment, que lon doit attraire et amener les enfans à faire leur devoir par bonnes paroles et douces remonstrances, non pas par coups de verges ny par les battre: pour ce qu'il semble que ceste voye-là convient plus tost à des esclaves, que non pas à des personnes libres, pour ce qu'ils s'endurcissent aux coups, et deviennent comme hebetez, et ont le travail de l'estude puis apres en horreur, partie <p 5v>pour la douleur des coups, et partie pour la honte. Les louanges et les blasmes sont plus utiles aux enfans nez en liberté, que toutes verges ne tous coups de fouët: l'un pour les tirer à bien faire, et l'autre pour les retirer de mal: et faut alternativement user tantost de l'un, tantost de l'autre: et maintenant leur user de reprehension, maintenant de louange. Car s'ils sont quelque-fois trop guays, il faut en les tensant leur faire un peu de honte, et puis tout soudain les remettre en les louant: comme font les bonnes nourrisses, qui donnent le tetin à leurs petits enfans apres les avoir fait un peu crier: toutefois il y faut tenir mesure, et se garder bien de les trop haut-louër, autrement ils presument d'eux-mesmes, et ne veulent plus travailler depuis que lon les a louez un peu trop. Au demourant j'ay cogneu des peres, qui pour avoir trop aimé leurs enfans, les ont en fin haïs. Qu'est-ce à dire cela? Je l'esclarciray par cest exemple. Je veux dire, que pour le grand desir qu'ils avoient que leurs enfans fussent les premiers en toutes choses, ils les contraignoient de travailler excessivement: de maniere que plians soubs le faix, ils en tomboient en maladies, ou se faschans d'estre ainsi surchargez, ne recevoient pas volontiers ce qu'on leur donnoit à apprendre. Ne plus ne moins que les herbes et les plantes se nourrissent mieux quand on les arrouse modereement, mais quand on leur donne trop d'eau, on les noye et suffoque: aussi faut-il donner aux enfans moyen de reprendre haleine en leurs continuez travaux, faisant compte, que toute la vie de l'homme est divisee en labeur et en repos: à raison dequoy nature nous a donné non seulement le veiller, mais aussi le dormir: et non seulement la guerre, mais aussi la paix: non seulement la tourmente, mais aussi le beau temps: et ont esté instituez non seulement les jours ouvrables, mais aussi les jours de feste. En somme, le repos est comme la saulse du travail: ce qui se voit non seulement és choses qui ont sentiment et ame, mais encore en celles qui n'en ont point: car nous relaschons les cordes des arcs, des lyres, et des violes, à fin que nous les puissions retendre puis apres: et brief, le corps s'entretient par repletion et par evacuation, aussi fait l'esprit par repos et travail. Il y a d'autres peres qui semblablement sont dignes de grande reprehension, lesquels depuis qu'une fois ils ont commis leurs enfans à des maistres et precepteurs, ne daignent pas assister à les voir et ouyr eux mesmes apprendre quelquefois: en quoy ils faillent bien lourdement, car au contraire ils deussent eux mesmes esprouver souvent, et de peu en peu de jours, comment ils profitent, et non pas s'en reposer et rapporter du tout à la discretion de quelques maistres mercenaires: car par ceste solicitude les maistres mesmes auront tant plus grand soing de faire bien apprendre leurs escholiers, quand ils verront que souvent il leur en faudra rendre compte: à quoy se peut appliquer le bon mot que dit anciennement un sage escuyer, «Il n'y a rien qui engraisse tant le cheval, que l'oeil de son maistre.» Mais sur toutes choses, il faut exercer et accoustumer la memoire des enfans, pour ce que c'est, par maniere de dire, le tresor de science: c'est pourquoy les anciens poëtes ont faint, que Mnemosyné, c'est à dire Memoire, estoit la mere des Muses, nous voulans donner à entendre, qu'il n'y a rien qui tant serve à engendrer et conserver les lettres, et le sçavoir, que fait la memoire: pourtant la fault-il diligemment et soigneusement exerciter en toutes sortes, soit que les enfans l'ayent ferme de nature, ou qu'ils l'ayent foible: car aux uns on corrigera par diligence le defaux, aux autres on augmentera le bien d'icelle: tellement que ceux-là en deviendront meilleurs que les autres, et ceux-cy meilleurs que eux mesmes: car le poëte Hesiode a sagement dit,
  Si tu vas peu avecques peu mettant,
  Et plusieurs fois ce peu la repetant:
  En peu de jours tu verras cela croistre,
  Qui par avant bien petit souloit estre.
<p 6r>D'avantage les peres doivent sçavoir, que ceste partie memorative de l'ame ne sert pas seulement aux hommes à apprendre les lettres, mais aussi qu'elle vaut beaucoup aux affaires du monde: pour ce que la souvenance des choses passees fournit d'exemples pour prendre conseil à l'advenir. Au surplus il faut bien prendre garde à destourner les enfans de paroles sales et deshonnestes: Car la parole, comme disoit Democtitus, est l'ombre du faict: et les faut duire et accoustumer à estre gracieux, affables à parler à tout le monde, et saluër volontiers un chascun: car il n'est rien si digne d'estre hay, que celuy qui ne veut pas que lon l'abborde, et qui dedaigne de parler aux gens. Aussi se rendront les enfans plus amiables à ceux qui converseront autour d'eux, quand ils ne tiendront pas si roide, qu'ils ne veuillent du tout rien conceder és disputes et questions qui se pourront esmouvoir entre eux: car c'est belle chose de sçavoir non seulement vaincre, mais aussi se laisser vaincre quelquefois, mesmement és choses où le vaincre est dommageable: car alors la victoire est veritablement Cadmiene, comme lon dit en commun proverbe, c'est à dire, elle tourne à perte et dommage au vaincueur: de quoy j'ay le sage poëte Euripide pour tesmoing en un passage où il dit,
  Quand l'un des deux qui disputent ensemble
  Entre en courroux, plus advisé me semble
  Celuy qui mieux aime coy s'arrester,
  Que de parole ireuse contester.
Au reste ce dequoy plus on doit instruire les jeunes gens, et qui leur est de non moindre, voire j'ose bien dire de plus grande consequence, que tout ce que nous avons dit jusques icy: c'est, qu'ils ne soient delicats ne superflus en chose quelconque, qu'ils tiennent leur langue, qu'ils maistrisent leur cholere, et qu'ils ayent leurs mains nettes. Mais voyons particulierement combien emporte un chacun de ces quatre preceptes, car ils seront plus faciles à entendre en les mettant devant les yeux par exemples: comme, pour commancer au dernier, Il y a eu de grands personnages qui pour s'estre laissez aller à prendre argent injustement, ont respandu tout l'honneur qu'ils avoient amassé au demourant de leur vie: comme Gylippus Laced@emonien, qui pour avoir descousu par dessoubs les sacs pleins d'argent qu'on luy avoit baillez à porter, fut honteusement banny de Sparte. Et quant à ne se courroucer du tout point, c'est bien une vertu singuliere: mais il n'y a que ceux qui sont parfaittement sages qui le puissent du tout faire, comme estoit Socrates, lequel aiant esté fort outragé par un jeune homme insolent et temeraire, jusques à luy donner des coups de pied, et voyent que ceux qui se trouvoient lors autour de luy s'en courrouçoient amerement, et en perdoient patience, et vouloient courir apres: «Comment, leur dit-il, si un asne m'avoit donné un coup de pied, voudriez vous que je luy en redonnasse un autre?» toutefois il n'en demoura pas impuny: car tout le monde luy reprocha tant ceste insolence, et l'appella lon si souvent et tant, le regibbeur et donneur de coups de pied, que finablement il s'en pendit et estrangla luy mesme de regret. Et quand Aristophanes feit jouër la Com@edie qui s'appelle les Nuës, en laquelle il respand sur Socrates toutes les sortes et manieres d'injures qu'il est possible, comme quelqu'un des assistans à l'heure qu'on le farçoit et gaudissoit ainsi, luy demandast: «Ne te courrouces-tu point Socrates, de te voir ainsi publiquement blasonner?» «Non certainement, respondit-il, car il m'est advis, que je suis en ce Theatre, ne plus ne moins qu'en un grand festin, où lon se gaudit joyeusement de moy.» Archytas le Tarentin et Platon en feirent tout de mesme: car l'un estant de retour d'une guerre, où il avoit esté Capitaine general, trouva ses terres toutes en friche: et feit appeller son receveur, auquel il dit, «Se je n'estois en cholere, je te battrois bien.» Et Platon aussi s'estant un jour courroucé à l'encontre d'un sien esclave meschant et <p 6v>gourmand, appella le fils de sa soeur Speusippus, et luy dit, Pren moy ce meschant icy, et me le va fouëtter, car quant à moy je suis courroucé. Mais quelqu'un me dira que ce sont choses bien malaisees à faire et à imiter. Je le sçay bien: toutefois il se faut estudier, à l'exemple de ces grands personnages-là, d'aller tousjours retrenchant quelque chose de la trop impatiente et furieuse cholere: car nous ne sommes pas pour nous egaler ny accomparer à eulx aux autres sciences et vertus non plus, et neantmoins comme estans leurs sacristains et leurs porte-torches, en maniere de parler, ordonnez pour monstrer aux homms les reliques de leur sapience, ne plus ne moins que si c'estoient des Dieux, nous essayons de les imiter, et suyvre leurs pas, en tirant de leurs faicts toute l'instruction qu'il nous est possible. Quant à refrener sa langue, pour ce que c'est le seul precepte des quatre que j'ay proposez qui nous reste à discourir, s'il y a aucun qui estime que ce soit chose petite et legere, il se fourvoye de grande torse du droict chemin: car c'est une grande sagesse, que se sçavoir taire en temps et lieu, et qui fait plus à estimer que parole quelconque: et me semble que pour ceste cause les anciens ont institué les sainctes cerimonies des mysteres, à fin qu'estans accoustumez au silence par le moien d'icelles, nous transportions la crainte apprise au service des Dieux à la fidelité de taire les secrets des hommes. Car on ne se repent jamais de s'estre teu, mais bien se repent on souvent d'avoir parlé: et ce que lon a teu pour un temps, on le peut bien dire puis apres: mais ce que lon a une fois dit, il est impossible de jamais plus le reprendre. J'ay souvenance d'avoir ouy raconter innumerables exemples d'hommes qui par l'intemperance de leur langue se sont precipitez en infinies calamitez entre lesquels j'en choisiray un ou deux, pour esclarcir la matiere seulement. Ptolomeus roy d'Egypte, surnommé Philadelphus, espousa sa propre soeur Arsinoé, and lors y eut un nommé Sotades qui luy dit, Tu fiches l'aiguillon en un pertuis qui n'est pas licite. Pour ceste parole il fut mis en prison, là où il pourrit de misere par un long temps, et paya la peine deuë à son importun caquet: et pour avoir pensé faire rire les autres, il plora luy mesme bien longuement. Autant en feit, et souffrit aussi presque tout de mesme, un autre nommé Theocritus, excepté que ce fut beaucoup plus aigrement. Car comme Alexandre eust escript et commandé aux Grecs, qu'ils preparassent des robbes de pourpre, pour ce qu'il vouloit à son retour faire un solennel sacrifice aux Dieux, pour leur rendre graces de ce qu'ils luy avoient ottroyé la victoire sur les Barbares. Pour ce commandement les villes de la Grece furent contraintes de contribuer quelque somme de deniers par teste: et lors ce Theocritus, «J'ay, dit-il, tousjours esté en doubte de ce qu'Homere appelloit la mort purpuree, mais à ceste heure je l'entens bien.» ceste parole luy acquit la haine et la malveuillance d'Alexandre le grand. Une autre fois pour avoir par un traict de mocquerie reproché au Roy Antigonus, qu'il estoit borgne, il le meit en un courroux mortel, qui luy cousta la vie: car aiant Eutropion maistre cueux du Roy esté elevé en quelque degré, et en quelque charge à la guerre, le Roy luy ordonna qu'il allast devers Theocritus pour luy rendre compte, et le recevoir aussi reciproquement de luy. Eutropion le luy feit entendre, et alla et vint par plusieurs fois vers luy pour cest effect, tant qu'à la fin Theocritus luy dit: «Je voy bien que tu me veulx mettre tout crud sur table, pour me faire manger à ce Cyclops.» reprochant à l'un qu'il estoit borgne, et à l'autre qu'il estoit cuisinier. Et lors Eutropion luy repliqua sur le champ, Ce sera doncques sans teste: car je te feray payer la peine que merite ceste tienne langue effrenee, et ce tien langage forcené. comme il feit, car il alla incontinent rapporter le tout au Roy, qui envoya aussi tost trencher la teste à Theocritus. Outre les susdits preceptes, il fauit encore de jeunesse accoustumer les enfans à une chose qui est tressaincte, c'est, qu'ils dient tousjours verité, pour ce que le mentir est un vice servil, digne d'estre de tous hay, et non <p 7r>pardonnable aux esclaves mesmes, qui ont un peu d'honnesteté. Or quant à tout ce que j'ay discouru et conseillé par cy devant, touchant l'honesteté, modestie, et temperance des jeunes enfans, je l'ay dit franchement et resoluëment, sans en rien craindre ne douter: mais quant au poinct que je veux toucher maintenant, je n'en suis pas bien certain, ne bien resolu, ains en suis comme la balance qui est entre deux fers, et ne panche point plus d'un costé que d'autre: tellement que je fais grande doute, si je le doy mettre en avant, ou bien le destourner: mais pour le moins faut-il prendre la hardiesse de declarer que c'est. La question est, Si lon doit permettre à ceux qui aiment les enfans, de converser et hanter avec eux, ou bien les en reculer et chasser arriere, de sorte qu'ils n'en approchent, ny ne parlent aucunement à eux. Car quand je considere certains peres severes et austeres de nature, qui pour la crainte qu'ils ont que leurs enfans ne soient violez, ne veulent aucunement souffrir, que ceux qui les aiment parlent en sorte quelconque à eux: je crains fort d'en establir et introduire la coustume: mais aussi quand de l'autre costé je viens à me proposer Socrates, Platon, Xenophon, Aeschines, Cebes, et toute la suitte de ces grands personnages, qui jadis ont approuvé la façon d'aimer les enfans, et qui par ce chemin ont poulsé de jeunes gens à apprendre les sciences, et à s'entremettre du gouvernement de la chose publique, et se former au moule de la vertu, je deviens alors tout autre, et encline à vouloir imiter et ensuivre ces grands hommes-là, lesquels ont Euripide pour tesmoing en un passage où il dit,
  Amour n'est pas tousjours celuy du corps,
  Un autre y a qui n'appéte rien, fors
  L'ame qui soit vestue d'innocence,
  De chasteté, justice, et continence.
Aussi ne faut-il pas laisser derriere un passage de Platon, là où il dit moitie en riant, moitié à bon esciant, qu'il faut que ceux qui ont fait quelques grandes prouësses en un jour de battaille, au retour ayent privilege de baiser tel qu'il leur plaira entre les beaux. Je diray donc, qu'il faut chasser ceux qui ne desirent que la beauté du corps, et admettre ceux qui ne cerchent que la beauté des ames: ainsi faut-il fuïr et defendre les sortes d'amour, qui se prattiquent à Thebes et en Elide, et ce que lon appelle le ravissement en Candie, mais bien le faut-il recevoir tel comme il se prattique à Athenes, et en Laced@emone: toutefois quant à cela, chacun suyve en ce propos l'opinion qu'il en aura, et ce que bon luy semblera. Au reste aiant desormais assez discouru touchant l'honnesteté et bonne nourriture des enfans, je passeray maintenant à l'aage de l'adolescence, apres que j'auray seulement dit ce mot, Que j'ay souvent repris et blasmé ceux qui ont introduit une tresmauvaise coustume de bailler bien des maistres et gouverneurs aux petits enfans, et puis lascher tout à un coup la bride à l'impetuosité de l'adolescence: là où, au contraire, il falloit avoir plus diligemment l'oeil, et faire plus soigneuse garde d'eux qu'il ne falloit pas des jeunes enfans: car qui ne sçait que les fautes de l'enfance sont petites, legeres, et faciles à rhabiller, comme de n'avoir pas bien obey à leurs maistres, ou avoir failly à faire ce qu'on leur avoit ordonné: mais au contraire, les pechez des jeunes gens en leur adolescence, bien souvent sont enormes et infames, comme une yvrongnerie, une gourmandise, larcins de l'argent de leurs peres, jeux de dez, masques et mommeries, amours de filles, adulteres de femmes mariees. Pourtant estoit-il convenable de contenir et refrener leurs impetueuses cupiditez par grand soing et grande vigilance: car ceste fleur d'aage-là ordinairement s'espargne bien peu, et est fort chatouilleuse et endemenee à prendre tous ses plaisirs, tellement qu'elle a grand besoing d'une grande et forte bride: et ceux qui ne tirent à toute force à l'encontre pour la retenir, ne se donnent de garde, qu'ils laissent à leur esprit la bride lasche à toute licence de mal faire. C'est pourquoy il faut que les bons et sages peres, principalement <p 7v>en cest aage là, facent le guet, et tiennent en bride leurs jeunes jouvenceaux, en les preschant, en les menassant, en les priant, en leur remonstrant, en leur conseillant, en leur promettant, en leur mettant devant les yeux des exemples d'autres, qui pour avoir ainsi esté debordez et abandonnez à toutes voluptez se sont abysmez en grandes miseres et griefves calamitez: et au contraire, d'autres qui pour avoir refrené leurs concupiscences ont acquis honneur et glorieuse renommee: «car ce sont comme les deux elements et fondements de la vertu, l'Espoir de pris, et la Crainte de peine:» pource que l'esperance les rend plus prompts à entreprendre toutes choses belles et louables, et la crainte les rend tardifs à en oser commettre de vilaines et reprochables. Brief il les faut bien soigneusement divertir de hanter toutes mauvaises compaignies: autremenmt ils rapporteront tousjours quelque tache de la contagion de leur meschanceté. C'est ce que Pythagoras commandoit expressément en ces preceptes @enigmatiques sous paroles couvertes, lesquels je veux en passant exposer, pour ce qu'ils ne sont pas de petite efficace pour acquerir vertu: comme quand il disoit, «Ne gouste point de ceux qui ont la queuë noire:» c'est autant à dire comme, ne frequente point avec hommes diffamez et denigrez pour leur meschante vie. «Ne passe point la balance:» c'est à dire, qu'il faut faire grand compte de la Justice, et se donner bien garde de la transgresser. «Ne te sied point sur le boisseau:» c'est à dire, qu'il faut fuir oisiveté pour se prouvoir des choses necessaires à la vie de l'homme. «Ne touche pas à tous en la main:» c'est à dire, ne contracte pas legerement avec toute personne. «Ne porter pas un anneau estroit: c'est à dire, qu'il faut vivre une vie libre, et ne se mettre pas soy-mesme aux ceps. «N'attizer pas le feu avec l'espee:» c'est à dire n'irriter pas un homme courroucé: car il n'est pas bon de le faire, ains faut ceder à ceux qui sont en cholere. «Ne manger pas son coeur:» c'est à dire, n'offenser pas son ame et son esprit en le consumant de cures et d'ennuis. «S'abstenir de febves:» c'est à dire, ne s'entremettre point du gouvernement de la chose publique, pour ce qu'anciennement on donnoit les voix avec des febves, et ainsi procedoit-on aux elections des Magistrats. «Ne jetter pas la viande en un pot à pisser:» c'est, qu'il ne faut pas mettre un bon propos en une meschante ame: car la parole est comme la nourriture de l'ame, laquelle devient pollue par la meschanceté des hommes. «Ne s'en retourner pas des confins:» c'est à dire quand on se sent pres de la mort, et que lon est arrivé aux extremes confins de ceste vie, le porter patiemment, et ne s'en descourager point. Mais à tant je retourneray à mon propos. Il faut, comme j'ay dit au paravant, eslongner les enfans de la compaignie et frequentation des meschans, specialement des flatteurs. Car je repeteray en cest endroit ce que j'ay dit souvent ailleurs, et à plusieurs peres: c'est qu'il n'est point de plus pestilent genre d'hommes, et qui gaste d'avantage ne plus promptement la jeunesse, que font les flatteurs, lesquels perdent et les peres et les enfans, rendans la vieillesse des uns, et la jeunesse des autres miserable, leurs presentans en leurs mauvais conseils un appast qui est inevitable, c'est la volupté, dont ils les emorchent. Les peres riches preschent leurs enfans de vivre sobrement ceux-cy les incitent à yvrongner: ceux-là les convient à estre chastes, ceux-cy à estre dissolus: ceux-là à espargner, ceux-cy à despendre: ceux là, à travailler, ceux cy à jouër et ne rien faire: disans, qu'est-ce que de nostre vie? ce n'est qu'un poinct de temps: il faut vivre pendant que lon a le moyen, et non pas languir. Qu'est-il besoing se soucier des menaces d'un pere qui n'est qu'un vieil resueur, qui radotte, et a la mort entre les dents? un de ces matins nous le porterons en terre. Un autre viendra qui luy amenera quelque garce prise en plein bordeau, et luy donnera à entendre * qu'elle sera sa femme: Les autres lisent et luy produira sa femme. pour à quoy fournir, le jeune homme desrobbera son pere, et ravira en un coup ce que le bon homme aura espargné de longue main, pour l'entretenement de sa vieillesse. Brief, c'est une malheureuse generation. Ils font semblant <p 8r>d'estre amis, et jamais ne disent une parole franche: ils caressent les riches, et mesprisent les pauvres. Il semble qu'ils ayent appris l'art de chanter sur la lyre pour seduire les jeunes gens: ils esclattent quand ceux qui les nourrissent font semblant de rire: hommes faulx et supposez, et la bastardise de la vie humaine, qui vivent au gré des riches, estans nez libres de condition, et se rendans serfs de volonté: qui pensent qu'on leur fait outrage, s'ils ne vivent en toute superfluité, et si on ne les nourrit plantureusement sans rien faire: tellement que les peres qui voudront faire bien nourrir leurs enfans, doivent necessairement chasser d'aupres d'eux ces mauvaises bestes-là: et aussi en faut-il esloigner leurs compaignons d'eschole, s'il y en a aucuns vicieux, car ceux-là seroient suffisans pour corrompre et gaster les meilleures natures du monde. Or sont bien les regles que j'ay jusques icy baillees, toutes bonnes, honestes et utiles: mais celle que je veux à ceste heure declarer est equitable et humaine: c'est, que je ne voudrois point que les peres fussent trop aspres et trop durs à leurs enfans, ains desirerois qu'ils laissassent aucunefois passer quelque faute à un jeune homme, se souvenans qu'ils ont autrefois esté jeunes eux-mesmes. Et tout ainsi que les medecins meslans et destrempans leurs drogues qui sont ameres avec quelque jus doux, ont trouvé le moyen de faire passer l'utilité parmy le plaisir: aussi faut-il que les peres meslent l'aigreur de leurs reprehensions avec la facilité de clemence: et que tantost ils laschent un petit la bride aux appetis de leurs enfans, et tantost aussi ils leur serrent le bouton, et leur tiennent la bride roide, en supportant doucement et patiemment leurs fautes: ou bien s'ils ne peuvent faire qu'ils ne s'en courroucent, à tout le moins que leur courroux s'appaise incontinent. Car il vaut mieux qu'un pere soit prompt à se courroucer à ses enfans, pourveu qu'il s'appaise aussi facilement, que tardif à se courroucer, et difficile aussi à pardonner: car quand un pere est si severe qu'il ne veut rien oublier, ne jamais se reconcilier, c'est un grand signe qu'il hait ses enfans: pourtant fait-il bon quelquefois, ne faire pas semblant de veoir aucunes de leurs fautes, et se servir en cest endroit de l'ouyë un peu dure et de la veuë trouble qu'apporte la vieillesse ordinairement: de sorte qu'ils ne facent pas semblant de voir ce qu'ils voient, ne d'ouïr ce qu'ils oyent. Nous supportons bien quelques imperfections de nos amis, trouverons-nous estrange de supporter celles de nos enfans? bien souvent que nos serviteurs yvrongnent, nous ne voulons pas trop asprement recercher leur yvrongnerie. Tu as esté quelquesfois estroit envers ton fils, sois luy aussi quelquefois large à luy donner. Tu t'es aucunefois courroucé à luy, une autrefois pardonne luy. Il t'a trompé par l'entremise de quelqu'un de tes domestiques mesmes, dissimule-le, et maistrise ton ire. Il aura esté en l'une de tes mestairies, ou il aura pris et vendu, peut estre, une paire de boeufs: il viendra le matin te donner le bon jour sentant encore le vin, qu'il aura trop beu avec ses compaignons le jour de devant, fais semblant de l'ignorer: ou bien il sentira le perfum, ne luy en dis mot. ce sont les moyens de domter doucement une jeunesse petillante. Vray est que ceux qui sont de leur nature sujects aux voluptez charnelles, et ne veulent pas prester l'oreille quand on les reprend, il les faut marier, pource que c'est le plus certain arrest, et le meilleur lien que lon sçauroit bailler à la jeunesse: et quand on est venu à ce poinct-là, il leur faut cercher femmes qui ne soient ne trop plus nobles, ne trop plus riches qu'eux: car c'est un precepte ancien fort sage, Pren la selon toy: pour ce que ceux qui les prennent beaucoup plus grandes qu'eux, ne se donnent garde qu'ils se trouvent non marys de leurs femmes, mais esclaves de leurs biens. J'adjousteray encore quelques petits advertissements, et puis mettray fin à mes preceptes. Car devant toutes choses il faut que les peres se gardent bien de commettre aucune faute, ny d'omettre aucune chose qui appartienne à leur droit, à fin qu'ils servent de vif exemple à leurs enfans, et qu'eux regardans à leur vie, comme dedans un clair miroir, s'abstiennent à leur exemple de <p 8v>faire et de dire chose qui soit honteuse: car ceux qui reprennent leurs enfans des fautes qu'ils commettent eux-mesmes, ne s'advisent pas, que soubs le nom de leurs enfans il se condamnent eux-mesmes: et generalement tous ceux qui vivent mal ne se laissent pas la hardiesse d'oser seulement reprendre leurs esclaves, tant s'en faut qu'ils peussent franchement tanser leurs enfans. Mais, qui pis est, en vivant mal ils leur servent de maistres et de conseillers de mal faire: car là où les vieillards sont deshontez, il est bien force que les jeunes gens soient de tout poinct effrontez: pourtant faut-il tascher de faire tout ce que le devoir requiert, pour rendre les enfans sages, à l'imitation de celle nobles Dame Eurydicé, laquelle estant de nation Esclavonne, et par maniere de dire triplement barbare, neantmoins pour avoir moyen de pouvoir instruire elle-mesme ses enfans, prit la peine d'apprendre les lettres, estant desja bien avant en son aage. L'Epigramme qu'elle en feit, et qu'elle dedia aux Muses, tesmoigne assez comment elle estoit bonne mere, et combien elle aimoit cherement ses enfans:
  Eurydicé Hierapolitaine
  A de ces vers aux Muses fait estraine
  Qui en son coeur luy feirent concevoir
  L'honneste amour d'apprendre et de sçavoir:
  Si que ja mere, et ses fils hors d'enfance,
  Pour acquerir des lettres cognoissance,
  Où sont compris des Sages les discours,
  Elle donna travail à ses vieux jours.
Or de pouvoir observer toutes les regles et preceptes ensemble, que nous avons cy dessus declarez, à l'adventure est-ce chose qui se peult plustost souhaitter, que conseiller: mais d'en imiter et ensuivre la plus grande partie, encor qu'il y faille de l'heur et de la prosperité, si est-ce chose dont l'homme par nature peult bien estre capable, et dequoy il peult bien venir à bout.

Comment il faut que les jeunes gens lisent LES POETES, ET FACENT LEUR PROFIT DES POESIES. Ce Traicté n'est proprement utile qu'à ceux qui lisent les anciens Poëtes Grecs ou Latins, pour se garder d'en prendre impression d'opinions dangereuses pour la religion ou pour les moeurs.
CE que le Poëte Philoxenus disoit, qu'entre les chairs celles estoient plus savoureuses qui estoient les moins chairs: et entre les poissons, ceux qui estoient les moins poissons: s'il est vray ou non, Seigneur Marcus Sedatus, laissons-le decider et juger à ceux qui ont, comme disoit Caton, le palais plus aigu et plus sensitif que le coeur. Mais que les bien fort jeunes personnes prennent plus de plaisir, qu'ils obeïssent plus volontiers, et qu'ils se laissent plus facilement mener aux discours de la Philosophie, qui tiennent moins du Philosophe, et qui semblent plus tost estre dits en jouant qu'à bon esciant, c'est chose toute evidente et notoire: car nous voyons, qu'en lisant non seulement les fables d'Aesope, et les fictions des Poëtes: mais aussi le livre de Heraclides intitulé Abaris, et de Lycon <p 9r>d'Ariston, là où sont les opinions que les Philosophes tiennent touchant l'ame, meslees parmy des contes faicts à plaisir, ils sont par maniere de dire ravis d'aise et de joye. Pourtant faut-il bien avoir l'oeil à ce qu'ils soient non seulement honnestes és voluptez du boire et du manger, mais encore plus les accoustumer à user sobrement du plaisir et de la delectation en ce qu'ils liront ou escouteront, comme d'une saulse appetissante, pour en tirer et faire mieux savourer ce qu'il y aura de salutaire et de profit: car les portes closes d'une ville ne la garderont pas d'estre prise, si elle reçoit les ennemis par une seule qui soit demouree ouverte: ny la continence és voluptez des autres sentiments ne preservera pas un jeune homme d'estre depravé, si par mesgarde il se laisse aller aux plaisirs de l'ouye: ains d'autant qu'elle approche plus pres du propre siege de l'entendement et de la raison, qui est le cerveau: d'autant blesse et gaste elle plus celuy qui la reçoit, si lon n'en fait bien soigneuse garde. Parquoy n'estant à l'adventure pas possible ny profitable avec, interdire de tout point la lecture des poëtes à ceux qui sont ja de l'aage de tons fils Cleander, et du mien Soclarus, gardons les, je te prie, bien diligemment, comme ceux qui ont plus grand besoing de guide et de conduitte en leurs lectures, qu'ils n'ont pas en leurs alleures. C'est la raison pour laquelle il m'a semblé, que je te devois envoyer par escrit ce que n'agueres je discouru touchant les escrits des poëtes, à fin que tu le lises, et que si tu treuves que les raisons y deduittes ne soient de moindre efficace et vertu que les pierres que lon appelle Amethystes, que quelques uns prennent, et se les attachent autour du col pour se garder d'enyvrer en leurs banquets, où ils boivent d'autant, tu en faces part et les communiques à ton Cleander, et en preoccupes son naturel, qui pour n'estre pesant ny endormy en chose quelconque, ains par tout esveillé, vehement et vif, en sera de tant plus facile à mener par tels advertissements:
  Au chef du poulpe il y a quelque bien,
  Et quelque chose aussi qui ne vault rien.
C'est pour ce que la chair en est plaisante au goust, à qui la mange, mais elle fait songer de mauvais songes, et imprime en la fantasie des visions estranges et turbulentes, ainsi comme lon dit: aussi y a il en la poësie beaucoup de plaisir, et bien de quoy repaistre et entretenir l'entendement d'un jeune homme de bon esprit, mais il n'y a pas moins aussi de quoy le troubler et le faire vaciller, si son ouye n'est guidee et regie par sage conduite. Car on peult bien dire, non seulement de la terre d'Aegypte, mais aussi de la poësie,
  Drogues y a pesle-mesle à foison,
  De medecine, et aussi de poison,
  Qu'elle produit à ceux-là qui s'en servent.
  Leans caché est amour gracieux,
  Desir, attraict, plaisir delicieux,
  Et doux parler, qui bien souvent abuse
  Des plus sçavans et des plus fins la ruse.
Car la maniere dont elle trompe ne touche point à ceux qui sont trop grossiers et trop lourds: ainsi comme respondit un jour Simonides, quand on luy demanda pourquoy il ne trompoit les Thessaliens aussi bien comme les autres Grecs: pour ce, dit-il, qu'ils sont trop sots et trop ignorans pour estre trompez par moy. Et Gorgias le Leontin souloit dire, que la Trag@edie estoit une sorte de tromperie, de laquelle celuy qui avoit trompé estoit plus juste, que celuy qui n'avoit point trompé: et celuy qui en avoit esté trompé estoit plus sage, que celuy qui ne l'avoit point esté. Comment ferons nous doncques? contraindrons nous les jeunes gens de monter sur le brigantin d'Epicurus, pour passer par devant et fuir la poësie, en leur plastrant et bouschant les oreilles avec de la cire non fondue, ne plus ne moins que feit jadis <p 9v>Ulysses à ceux d'Ithace? ou si plus tost environnans et attachans leur jugement avec les discours de la vraye raison, pour les engarder qu'ils ne branlent, et qu'ils n'enclinent par le moyen des allechements du plaisir, à ce qui leur pourroit nuyre, nous les redresserons et preserverons? Car Lycurgus le fils du fort Dryas n'eut pas l'entendement sain ne bon quand il feit par tout son royaume couper et arracher les vignes, pour autant qu'il voyoit que plusieurs se troubloient de vin et s'enyvroient: là où il devoit plus tost en approcher les Nymphes, qui sont les eaux des fonteinse, et retenir en office un dieu fol et enragé, comme dit Platon, par un autre sage et sobre: car la meslange de l'eau avec le vin luy oste la puissance de nuyre, et non pas ensemble la force de profiter: aussi ne devons nous pas arracher ny destruire la poësie, qui est une partie des lettres et des muses: Mais là où les fables et fictions estranges et theatriques d'icelle, pour la grande et singuliere delectation qu'elles donnent en les lisant, se voudroient presumptueusement elever, dilater et estendre jusques à imprimer quelque mauvaise opinion, alors mettans la main au devant, nous les reprimerons et arresterons: et là où la grace sera conjointe avec quelque sçavoir, et la douceur attrayant du langage ne sera point sans quelque fruict, et quelque utilité, là nous y introduirons la raison de philosophie, et descouvrirons le profit qui y sera. Car ainsi comme la Mandragore croissant aupres de la vigne, et transmettant par infusion sa force naturelle au vin qui en sort, cause puis apres, à ceux qui en boivent, une plus douce et plus gracieuse envie de dormir: aussi la Poësie prenant les raisons et arguments de la philosophie, en les meslant parmy des fables, en rend la science plus aisee et plus aggreable à apprendre aux jeunes gens. Au moyen dequoy, ceux qui desirent à bon escient philosopher, ne doivent pas rejeter les oeuvres de poësie, mais plus tost cercher à philosopher dedans les escripts des poëtes, en s'accoustumant à trier et separer le profit d'avec le plaisir, et l'aimer: autrement, s'il n'y a de l'utilité, le trouver mauvais, et le rebuter: car aimer le profit qui en vient, est certes le commancement de bien apprendre, et comme dit Sophocles,
  Qui bien commance en toute chose, il semble
  Qu'apres la fin au principe resemble.
En premier lieu doncques, le jeune homme que nous voudrons introduire à la lecture des Poëtes, nous l'advertirons qu'il ne doit rien avoir si bien imprimé en son entendement, ne si à la main, que ce commun dire,
  Communément Poëtes sont menteurs.
Et mentent aucunefois volontairement, et aucunefois malgré eux: volontairement, pour ce que desirans plaire aux oreilles, ce que la plus part des lisans demandent, ils estiment la verité plus austere pour le faire, que non pas le mensonge: car la verité racontant la chose comme de faict elle a esté, encor que l'issue en soit mal-plaisante, ne laisse pas pourtant de la dire: mais un conte qui est inventé à plaisir, se glisse facilement, et se destourne habilement de ce qui ennuye à ce qui chatouille d'aise et de plaisir: car il n'y a rime, ny carme, ny langage figuré, ny hautesse de style, ny translation bien prise, ny douce liaison de paroles bien coulantes, qui ait tant de grace, ny tant de force d'attraire, et de retenir, comme a la disposition d'un conte fait à plaisir, bien entrelassé et bien deduit. Mais ne plus ne moins qu'en la peinture, la couleur a plus d'efficace pour esmouvoir, que n'a le simple traict, à cause de je ne sçay quelle resemblance d'homme qui deçoit nostre jugement: aussi és poësies, le mensonge meslé avec quelque verisimilitude, excite plus, et plaist d'avantage, que ne sçauroit faire tout l'estude que lon sçauroit employer à composer de beaux carmes, ny à bien polir son langage, sans meslange de fables et de fictions poëtiques: d'où vient que l'ancien Socrates, qui toute sa vie avoit fait grande profession de combattre pour la defense de la verité, s'estant un jour voulu mettre à la poësie, à cause de quelques <p 10r>illusions qu'il avoit euës en songeant, ne se trouva point, à l'essay, propre ny ayant bonne grace à inventer des menteries: au moyen dequoy il meit en vers quelques unes des fables d'Aesope, comme ny ayant point de poësie, là où il n'y a point de menterie. Car il y a bien des sacrifices où lon ne danse point, et où lon ne jouë point des fleutes, mais nous ne sçavons point de poësie, où il n'y ait point de fiction et de menterie: pour ce que les vers d'Empedocles, les carmes de Parmenides, le livre de la morsure des bestes venimeuses, et des remedes de Nicander, et les sentences de Theognis, ce sont oraisons qui ont emprunté de la poësie la hautesse du style, et la mesure des syllabes, ne plus ne moins qu'une monture, pour eviter la bassesse de la prose. Quand donques il y a és compositions poëtiques quelque chose estrange et fascheuse ditte touchant les Dieux ou demy-dieux, ou touchant la vertu de quelque excellent personnage et de grand renom, celuy qui reçoit cela comme une verité, s'en va gasté et corrompu en son opinion: mais celuy qui se souvient tousjours, et se rameine devant les yeux les charmes et illusions, dont la poësie se sert ordinairement à controuver et inventer des fables, et qui luy peut dire à tout propos,
  O tromperesse estant plus maculee
  Que n'est la peau de l'Once tavelee,
pourquoy est-ce qu'en jouant tu fronces tes sourcils, et pourquoy en me trompant fais-tu semblant de m'enseigner? celuy-là n'en souffrira jamais rien de mal, ny ne recevra en son entendement aucune mauvaise impression, ains se reprendra soy-mesme, quand il aura peur de Neptune, craignant qu'il n'ouvre et ne fende la terre jusques à descouvrir les enfers, et reprendra aussi Apollo se courrouceant pour le premier homme du camp des Grecs,
Aegistus qui tua Agamemnon.
  Luy qui si haut ses louanges chantoit,
  Luy qui propos semblables en contoit,
  Qui au festin luy-mesme estoit assis,
  C'est celuy seul qui l'a, non autre, occis.
Aussi reprimera-il les larmes d'Achilles trespassé, et d'Agamemnon aux enfers, qui pour le desir de revivre, et le regret de ceste vie, tendent leurs foibles et debiles mains: et si d'adventure il se trouve aucunefois troublé de passions, et surpris d'enchantement et ensorcellement, il ne feindra point de dire en soy-mesme,
  Retourne t'en vistement sans sejour
  Là sus où est la lumiere du jour:
  Et retien bien fermement en memoire
  Tout ce qui est dedans ceste umbre noir,
  Pour le conter cy apres à ta femme.
Homere a dit plaisamment ce mot-là, au lieu de son Odyssee où il descrit les enfers, comme estant un conte propre à faire devant les femmes, à cause de la fiction, Ce sont doncques semblables choses que les Poëtes feignent volontairement, mais il y en a d'autres en plus grand nombre, qu'ils ne feignent et ne controuvent pas, ains pour ce qu'ils les pensent et les croyent eux-mesmes ainsi, ils nous attachent la faulseté, comme ayant Homere dit de Jupiter,
  Deux sorts de mort il meit en la balance,
  L'un d'Achilles, l'autre de la vaillance
  Du preux Hector, lesquels il soubs-pesa
  Par le milieu: mais d'Hector plus pesa
  Le sort fatal, tirant sa destinee
  Vers la maison aux ombres assignee,
  Ainsi Phoebus adonc l'abandonna.
Aeschylus a adjousté à ceste fiction toute une Trag@edie entiere, laquelle il a intitulee, <p 10v>Le pois ou la balance des ames: faisant assister à l'un des bassins de la balance de Jupiter, d'un costé Thetis, et de l'autre costé l'Aurore, lesquelles prient pour leurs fils qui combattent: et neantmoins il n'est homme qui ne voye clairement, que c'est chose feinte, et fable controuvee par Homere, pour donner plaisir, et apporter esbahissement au lecteur. Mais ce passage,
  C'est Jupiter qui meut toute la guerre,
  Dont les humains sont travaillez sur terre. Et cestuy- cy,
  Dieu sourdre fait de la guerre achoison
  Quand ruiner il veut une maison:
Tous tels propos sont par eux affermez selon la creance et l'opinion qu'ils ont: en quoy ils sement parmy nous, et nous communiquent l'erreur et l'ignorance, en laquelle ils sont touchant la nature des Dieux. Semblablement les estranges merveilles des enfers, et les descriptions qu'ils en font, esquelles par paroles effroyables ils nous peignent et impriment des apprehensions et imaginations de fleuves brulans, de lieux horribles, de tourments espouventables: il n'y a personne qui n'entende bien qu'il y a bien de la fable et de la fiction en cela, ne plus ne moins qu'és viandes que lon ordonne aux malades, il y a quant-et-quant beaucoup de la force des drogues medicinales. Car ny Homere, ny Pindare, ny Sophocles, n'ont point escrit ces choses des enfers, pensans qu'elles fussent ainsi:
  Là où les rivieres dormantes
  De la nuict aux eaux croupissantes,
  Rendent un brouillas infiny
  De tenebres en l'air bruny.
Et,   Vers le rocher tout blanc sur le rivage
  De l'Ocean dresserent leur voyage.
Et,   C'est le reflux de l'abysme profond;
  Par où lon va des enfers au noir fond.
Et quant à ceux qui redoutent la mort, ou qui la regrettent et lamentent, comme chose pitoyable, ou la privation de sepulture, comme chose miserable, en telles paroles,
  Ne m'abandonne ainsi sans sepulture,
  En t'en allant, sans plorer ma mort dure.
Et,   L'ame prenant hors du corps sa volee,
  En souspirant aux enfers est allee,
  Pour le regret de laisser en douleur,
  Avant son temps, de jeunesse la fleur.
Et,   Ne me tuez avant que je sois meure,
  Me contraignant d'aller faire demeure
  Entre les morts, soubs la terre pesante:
  La lumiere est à voir trop plus plaisante.
Toutes telles paroles (di-je) sont de personnes passionnees, et ja prevenues d'erreur d'opinion: pourtant nous esmeuvent et troublent elles d'avantage, quand elles nous trouvent pleins de la passion et de la foiblesse de coeur, dont elles procedent. Au moyen dequoy, il se faut de bonne heure prouveoir et preparer alencontre, ayans tousjours ceste sentence qui nous sonne aux aureilles, La poësie ne se soucie pas gueres de dire verité: et si y a plus, que la verité de telles choses est tres-difficile à trouver et à comprendre, voire à ceux mesmes qui ne travaillent à autre besongne, qu'à cercher l'intelligence et la cognoissance de ce qui est, ainsi comme eux- mesmes le confessent: auquel propos il servira d'avoir tousjours en main ces vers d'Empedocles,
  Il n'y a oeil d'homme qui le sçeust voir,
  Ny de l'ouir aureille n'a pouvoir,
<p 11r>   Et n'est esprit humain qui peust estendre
  Son pensement jusques à le comprendre.
Et ceux-cy de Xenophanes,
  Il ne sera, et n'a oncques esté
  Homme qui sçeust avec certaineté
  Que c'est des Dieux, ny de tout l'univers,
  Dequoy je vais discourant en mes vers.
Semblablement aussi les paroles de Socrates en Platon, s'excusant avec serment, qu'il ne sçait et n'entend rien de ces choses- là : car par ce moyen les jeunes hommes adjousteront moins de foy au dire des poëtes touchant cela, en l'inquisition dequoy ils verront que les Philosophes mesmes se perdent et s'esblouissent. Encore arresterons nous d'avantage la creance du jeune homme, que nous voudrons mettre à la lecture des Poëtes, quand premier que d'y entrer nous luy figurerons et descrirons, que c'est de la Poësie: en luy faisant entendre, que c'est un art d'imiter, et une science respondante à la peinture: et luy alleguant non seulement ce commun dire que est en la bouche de tout le monde, Que la Poësie est peinture parlante, et la peinture une Poësie muette: mais aussi luy enseignant, que quand nous voyons un lezard bien peint, ou un singe, ou la face d'un Thersites, nous y prenons plaisir, et le louons à merveilles, non comme chose belle de soy, ains bien contrefaitte apres le naturel: car ce qui est laid de soy, ne peut estre beau: mais l'art de bien faire resembler soit chose belle, ou chose laide, est tousjours estimee: et au contraire, qui voulant portraire un laid corps feroit une belle image, ne feroit chose ny bien seante, ny semblable. Il se trouve des peintres qui prennent plaisir à peindre des choses estranges et monstrueuses, comme Timomachus, qui peignit en un tableau, comme Medee tua ses propres enfans: et Theon, comme Orestes tua sa mere: Parrasius, la fureur et rage simulee d'Ulysses: et Chaerephanes qui contrefeit des lascifs et impudiques embrassements d'hommes et de femmes. Esquels arguments, et semblables, par accoustumance de souvent luy recorder, il faut faire que le jeune homme entende, que lon ne louë pas le faict en soy, du quel on voit la representation, mais l'artifice de celuy qui l'a peu si ingenieusement, et si parfaittement representer au vif. Pareillement aussi pour ce que la poësie represente quelquefois par imitation, de meschants actes, des passions mauvaises, et des moeurs vicieuses et reprochables, il faut que le jeune homme sçache, que ce que lon admire en cela, et que lon trouve singulier, il ne le doit pas recevoir comme veritable, ny l'approuver comme bon, ains le louër seulement comme bien convenable et bien approprié à la personne, et à la matiere subjette: car tout ainsi comme il nous fasche et nous desplait quand nous oyons ou le grongnement d'un pourceau, ou le cry que fait une rouë mal ointe, ou le sifflement des vents, ou le mugissement de la mer: mais si quelque bouffon et plaisant le sçait bien contrefaire, comme Parmeno jadis contrefaisoit le cochon, et un Theodorus les grandes rouës à puiser de l'eau des puits, nous y prenons plaisir. Semblablement aussi fuyons nous une personne malade ou pourrie d'ulceres, comme chose hydeuse à voir, et neantmoins quand nous venons à voir le Philoctetes d'Aristophon, et la Jocasta de Silanion, où l'un est descrit, comme tombant par pieces, et l'autre comme rendant l'esprit, nous en recevons delectation grande: aussi le jeune homme lisant ce que Thersites un plaisant, ou Sisyphus un amoureux desbaucheur de filles, ou Batrachus un maquereau, va disant ou faisant, soit instruict et adverty de louër l'art et la suffisance de celuy qui les a bien sçeu naïfvement representer, mais au demourant de blasmer et detester les actions et conditions qu'il represente: car il y a grande difference entre representer bien, et representer chose bonne: pource que le representer bien, c'est à dire, naïfvement et proprement ainsi qu'il appartient: or les choses deshonnestes sont propres et convenables aux personnes <p 11v>deshonnestes. Et comme les souliers du boiteux Demonides, qui avoit les pieds bots, lesquels ayant perdus, il prioit aux Dieux qu'ils fussent bons à celuy qui les luy avoit desrobez, ils estoient bien mauvais de soy, mais bons et propres pour luy: Aussi ce propos
  Si violer la justice et le droict
  Il est licite à l'homme en quelque endroict,
  C'est pour regner qu'il le se doit permettre,
  Au demourant rien de mal ne commettre. Et ceux-cy,
  Cerche d'avoir d'homme droict le renom,
  Mais les effects et justes oeuvres non:
  Ains va faisant tout ce, dont tu verras
  Que recevoir du profit tu pourras. Et ceux-cy,
  Si ne la prens, je pers tout un talent,
  Auquel son doire on dit @equivalent:
  Et puis est-il possible que je vive,
  Ayant failly à telle lucrative?
  Pourray-je bien dormir, apres avoir
  Refusé tant d'argent à recevoir?
  Mon ame estant hors de ce monde ostee,
  N'en sera elle aux enfers tormentee,
  Comme ayant trop mauditement mespris
  Contre ce sainct talent d'argent non pris?
Ce sont tous meschants propos, et faulx, mais qui conviennent bien à un Etheocles, à un Ixion, et à un vieillard usurier. Si doncques nous advertissions les jeunes gents, que les Poëtes n'escrivent pas telles choses, comme s'ils les louoyent et les approuvoient, mais que sçachans bien que ce sont mauvais et meschans langages, il les attribuent aussi à de mauvaises et meschantes personnes: en ce faisant ils ne recevront aucunes pernicieuses impressions des poëtes, ains au contraire la suspicion qu'ils prendront de la personne qui parlera, leur fera incontinent trouver mauvaise la parole et la sentence, comme estant faitte ou ditte par une meschante et vicieuse personne. A quoy servira d'exemple ce que fait Paris en Homere, qui s'enfuyant de la battaille s'en va coucher dedans le lict avec la belle Helene: car n'ayant le poëte nulle part ailleurs introduit homme qui aille de plein jour coucher avec sa femme, il monstre assez clairement, qu'il juge et repute telle incontinence reprochable et honteuse. En quoy il faut aussi bien prendre garde, si le poëte mesme en donne point quelque demonstration, qu'il tienne luy-mesme tels langages pour mauvais, ainsi comme a fait Menander au prologue de sa Comedie qu'il appelle Thais:
  Muse dy moy qui est cest effrontee,
  Belle non moins que fine et assettee,
  A ces amants faisant dix mille torts,
  Leur demandant, et les chassant dehors,
  Ne leur portant à nul affection,
  Et leur usant à tous de fiction?
Desquels advertissements Homere entre autres use tressagement: car il reprent et blasme ordinairement les mauvais propos, avant que de les faire dire: et au contraire, il louë et recommande les bons, en ceste maniere,
  Lors il luy teint un propos doux et sage. Et ailleurs,
  En s'approchant, d'un parler luy usa
  Si gracieux, que son ire appaisa.
Et en reprenant le mauvaus avant le coup, il semble qu'il proteste par maniere de dire, et qu'il denonce que lon s'en donne de garde, et que lon ne s'y arreste point, non <p 12r>plus qu'à chose de mauvais et dangereux exemple: comme quand il veut descrire les grosses paroles que dit Agamemnon au presbtre d'Apollo, abusant irreveremment de sa dignité, il met devant,
  Cela au fils d'Atreus point ne pleut,
  Ains de despit que son gros cueur en eut,
  Il renvoya le presbtre malement.
Ce malement signifie, qu'il le renvoya traicté outrageusement, temerairement et superbement, outre toute honesteté du devoir. Aussi fait il prononcer à Achilles des paroles outrageuses et temeraires,
  Yvrongne aux yeux éhontez comme un chien,
  Au coeur de cerf qui de valeur n'a rien.
y adjousant et subjoignant un mesme jugement qu'aux autres,
  Achilles dit, de rechef furieux,
  Au fils d'Atreus propos injurieux,
  N'estant encor point son ire assouvie.
Car il est vraysemblable que rien ne peut estre beau ny honeste, qui soit di asprement et en cholere. Ce qu'il observe non seulement aux paroles, mais aussi aux faicts,
  Ainsi parla, puis au corps despouillé
  Du preux Hector feit un acte fouillé,
  De peu d'honneur, l'estendant sur sa face
  Tout de son long, aupres du lict et place
  Où Patroclus vivant souloit coucher.
Il use aussi fort à propos d'autres reprehensions, apres les choses passees, donnant luy-mesme sa sentence touchant ce qui s'est dit ou fait peu devant, comme, pour exemple, apres la narration de l'adultere de Mars, il fait que les Dieux disent,
  Ce n'est vertu que faire oeuvre illicite,
  Car le boiteux attrape en fin le viste.
Et en un autre passage, apres l'audace presumptueuse de Hector, et sa brave vanteterie il dit:
  Le haut parler d'Hector en se vantant,
  Alla Juno contre luy irritant.
Et touchant le couple de flesche que deslacha Pandarus,
  Ainsi Pallas avec son sainct langage,
  Persuada son esprit trop volage.
Telles sentences doncques, et telles opinins des poëtes, qui sont couchees en paroles expresses, sont aisees à discerner et cognoistre à qui y veut un peu prendre garde: mais encores donnent ils d'autres instructions par les faicts, ainsi comme lon dit, que Euripides respondit un jour à quelques uns qui blasmoient Ixion, en l'appellant malheureux et maudit des Dieux: Aussi ne l'ay-je jamais laissé, ce leur dit-il, sortit hors de l'eschaffaud, que je ne l'aye attaché et cloué bras et jambes à une rouë. Il est bien vray, qu'en Homere, il n'y a point de telle maniere de doctrine, en termes expres, mais qui voudra considerer un peu de pres les fables et fictions qui sont les plus blasmees en luy, il y trouvera au dedans une tres-utile instruction et speculation couverte, combien que quelques uns les tordans à force, et les tirants, comme lon dit, par les cheveux, en expositions allegoriques (ainsi que nous les appellons maintenant, là où les anciens les nommoient Souspeçons) vont disant, que la fiction de l'adultere de Mars avec Venus signifie, que quand la planette de Mars vient à estre conjoincte avec celle de Venus en quelques nativitez, elle rend les personnes enclines à adulteres: mais quand le Soleil vient à se lever là dessus, leurs adulteres sont subjects à estre descouvers et pris sur le faict. Quant à l'embellissement de <p 12v>Juno, et à la fiction du tissu qu'elle emprunta de Venus, ils veulent que cela signifie une purgation et purification de l'air qui se fait quand on approche du feu: comme si le poëte luy mesme ne donnoit pas les solutions et expositions de telles doutes: car en la fable de l'adultere de Venus son intention n'est autre, que de donner à entendre, que la Musique lascive, les chansons dissoluës, et les propos que lon tient sur des mauvais arguments, rendent les moeurs des personnes desordonnees, leurs vies lubriques et effeminees, les hommes subjects à leur plaisir, aux delices, aux voluptez, et aux amours de folles femmes,
  Souvent changer de licts delicieux,
  De baings aussi, et d'habits precieux.
Pourtant fait-il qu'Ulysses commande au Musicien qui chantoit sur la lyre:
  Change propos, et dis en ta chanson
  Du grand cheval de Troye la façon.
Nous donnant la-dessous un bon enseignement, qu'il faut que les Chantres, Musiciens, et Poëtes prennent les arguments de leurs compositions des hommes sages et vertueux: et en la fiction de Juno il a tresbien voulu monstrer, que l'amour et la grace que les femmes gaignent sur les hommes par charmes, sorcelleries et enchantemens, avec fraudes et tromperies, non seulement est chose de peu de duree, mal asseuree, et dont l'homme se lasse, et se fasche bien tost, mais aussi qui se tourne le plus souvent en courroux et aspre inimitié, aussi tost que la volupté en est passee: car il fait que Jupiter en ce lieu-là menasse ainsi Juno, et luy use de telles paroles,
  Tu cognoistras alors, que profité
  Rien ne t'aura du lict la volupté,
  Que me tirant à part hors l'assemblee
  Des Dieux par dol tu as euë à l'emblee.
Car le recit et la representation des oeuvres vicieuses, pourveu qu'à la fin elle rende à ceux qui les ont faittes la honte, le deshonneur et le dommage qu'ils meritent, elle ne nuict point, ains plus tost profite aux escoutans: pour ce que les Philosophes usent d'exemples pris des histoires, pour admonester et instruire les lisans par choses qui realement sont, ou qui ont esté: mais les Poetes inventent et controuvent les choses par lesquelles ils nous veulent enseigner. Qui plus est, tout ainsi comme Melanthius, fust ou en jeu, ou à bon esciant, disoit que l'estat d'Athenes demouroit sur ses pieds, et se maintenoit par la division qui estoit entre les Orateurs, à cause qu'ils ne panchoient pas tous d'un costé, at ainsi par le discord qui regnoit entre ceux qui manioient les affaires, il se faisoit tousjours quelque contrepois alencontre de ce qui estoit dommageable à la chose publique: aussi les contrarietez qui se trouvent entre les dicts des poëtes, ostans reciproquement la foy les uns aux autres, empeschent que ce qu'il y a de dangereux et de nuisible ne soit de si grand pois. Quand donques en approchant telles sentences l'une de l'autre, il nous apparoistra qu'il y aura contradiction evidente, alors il faudra encliner et favoriser à la meilleure: comme,
  Souvent, mon fils, les habitans des cieux
  Font tresbucher les hommes soucieux. Au contraire,
  Il n'y a rien, pour sa faute escuser,
  Si à la main que les Dieux accuser. Et ceux-cy,
  Prend ton plaisir à des biens amasser,
  Non à sçavoir ou vertu prochasser. Au contraire,
  C'est chose trop grossiere, que d'avoir
  Planté de biens, et rien plus ne sçavoir. Et ailleurs,
  A. Qu'est il besoing pour les Dieux que tu meures?
  B. Il est meilleur. faire service aux Dieux
<p 13r>   Ne m'a jamais semblé laborieux.
Toutes telles diversitez et contrarietez de sentences ont leurs solutions prestes à la main, si (comme nous avons dit peu devant) nous addressons le jugement des jeunes gens à adherer à la meilleure. Mais quand il se trouvera quelque propos dit meschamment, et que la response n'y sera pas toute prompte pour le confondre sur le champ, il le faudra lors refuter et condamner par autres sentences contraires que les mesmes poëtes auront escrittes ailleurs, sans autrement s'en offenser ny courroucer à eux, ains estimer que ce sont propos dicts par jeu, ou seulement pour representer le naturel de quelque personnage. Alencontre doncques des fictions qui sont en Homere, quand il fait que les Dieux se jettent les uns les autres du haut en bas, ou qu'ils sont blessez en bataille par les hommes, ou qu'ils tansent les uns aux autres, et qu'ils on debats ensemble, tu pourras sur le champ opposer, si tu veux, ce qu'il dit,
  Tu pouvois bien, si tu eusses voulu,
  Tenir propos qui eussent mieux valu.
Et certainement tu parles, et entens bien mieux les matieres ailleurs en ces passages,
  Les Dieux vivans sans travail à leur aise. Et en cest autre,
  Les Dieux seuls ont joyë perpetuelle. Et ailleurs,
  Les Dieux pour eux ont retenu liesse,
  Et resigné aux hommes la tristesse.
Car ce sont-là les vrayes et certaines opinions que lon doit avoir des Dieux, et toutes ces autres fictions-là ont esté controuvees seulement pour donner plaisir aux lisans. Au cas pareil là où Euripides en un lieu dit,
  Les dieux puissans, trop plus que nous ne sommes,
  Vont abusant nous autres pauvres hommes
  Par plusieurs tours de ruze tromperesse.
Il y faudra adjouster ce qu'il dit trop mieux, et plus veritablement en un autre passage,
  Si quelque mal les Dieux aux hommes font,
  Certainement vrays Dieux plus ils ne sont.
Et comme ainsi soit que Pindare die fort aigrement et vindicativement en un lieu,
  Il faut tout tenter et faire,
  Pour son ennemy défaire:
Il luy faut opposer, voire-mais tu dis toy-mesme en un autre passage,
  Tousjours d'une douceur traistresse
  La fin est pleine de destresse.
Et Sophocles dit en un lieu,
  Le gain tousjours est chose delectable,
  Quoy que n'en soit le moyen veritable.
Mais nous avons entendu de luy en un autre passage,
  Jamais ne fut de bon fruict rapporteur
  Un parler vain et langage menteur.
Et à l'encontre de ces propos qui se lisent touchant l'avoir et la richesse,
  Richesse prend ce qui est accessible,
  Et ce qui est du tout inaccessible.
Et,   Possible n'est que de ses amours puisse
  Jouïr le pauvre, encor qu'il en jouisse.
Au contraire,
  Langue diserte est cause qu'un visage
  Laid et hideux nous semble beau et sage.
On luy peut mettre à l'encontre plusieurs autres bonnes sentences de Sophocles mesme:
<p 13v>   L'homme qui n'est de biens mondains fourny
  Ne laisse pas d'estre d'honneur garny. Et ceste-cy,
  Pour mendier, l'homme pis ne vaut mie,
  Prouveu qu'il ait sagesse et preudhommie. Et d'autres,
  Dequoy sert tant de vertus acquerir,
  Veu que cela qui fait l'homme florir
  En tout bon heur, la richesse opulente,
  Vient de malice, et ruse fraudulente?
Menander aussi veritablement en quelque endroict a un peu trop hault-loué et exalté la concupiscence de volupté, mesmement pour ceux qui de nature sont chauds, aspres, et d'eux-mesmes subjects à l'amour:
  Tout ce qui est en ce monde vivant,
  Et la chaleur du Soleil recevant.
  Commune à tous, il est, il a esté,
  Et sera serf tousjours à volupté.
Mais toutefois ailleurs il nous en destourne, et nous retire fort à l'honnesteté, refrenant l'insolence de l'impudicité, quand il dit,
  La volupté de deshonneste vie,
  Tousjours en fin de reproche est suyvie.
Ces derniers propos sont à demy contraires aux premiers, mais bien sont-ils meilleurs et plus utiles: ainsi cest approchement de propos contraires, en les considerant ainsi l'un devant l'autre, fera l'un des deux effects, car ou il attirera les jeunes gens à ce qui sera la meilleur, ou pour le moins il ostera et diminuera de la foy aux pires: mais si d'adventure les poëtes ne baillent eux-mesmes les responses et solutions à quelques propos estranges qu'ils diront, il ne sera pas mauvais de leur opposer les sentences contraires d'autres hommes illustres, pour les mettre à l'espreuve de la balance à l'encontre des meilleurs: comme, pour exemple, le poëte Alexis emeut à l'adventure quelques uns par ces vers,
  Si l'homme est sage, il doit de tous costez
  Aller faisant amas de voluptez,
  Dont il y a trois especes notables
  A conserver la vie profitables:
  La premiere est, manger: et la deuxiéme,
  Boire: Venus vient apres la troisiéme:
  Outre cela, toute fruition
  D'aise se doit nommer accession.
Mais il leur faut à l'opposite ramener en memoire ce que le sage Socrates souloit dire, «Que les hommes vicieux vivent pour manger et pour boire, mais que les gents de bien boivent et mangent pour vivre:» et semblablement alencontre du poëte qui dit,
  Contre un meschant meschanceté est bonne:
commandant par maniere de dire, que lon se rende semblable aux meschants: on peut opposer ceste notable response de Diogenes, lequel interrogué, «Comment on se pourroit le mieux venger de son ennemy,» respondit, «En se rendant soy-mesme homme de bien et d'honneur.» Et faut aussi user de la prudence de Diogenes à l'encontre de Sophocles, lequel a emply un million d'hommes de desespoir par ces vers qu'il a escrits touchant la religion et confrairie des mysteres de Ceres,
  O tresheureux les enfans des Confreres,
  Qui aiants veu les secrets des mysteres
  Vont aux enfers. Il n'y a que ceux-là
  Qui puissent estre en vie pardela:
<p 14r>   Les autres tous devallans y endurent
  De griefs tourments, qui sans fin tousjours durent.
Diogenes ayant ouy ce propos, demanda tout haut, Qu'est-ce que tus dis? le larron Pat@ecion estant decedé, aura-il plus heureuse condition de son estre apres ceste vie, que n'aura Epaminondas, seulement pour ce qu'il aura esté de la religion et de la confrairie des mysteres? Car à Timotheus en plein Theatre, où il chantoit un sien poëme qu'il avoit composé à la louange de Diane, et l'appelloit par les surnoms que les Poëtes ont accoustumé de luy bailler, Furieuse, Insensee, enragee, forsennee: Cynesias respondit sur le champ tout hautement, Que puisses-tu avoir une fille qui soit telle. Aussi fut- ce bien gentillement respondu à Bion à l'encontre de ces vers de Theognis,
  L'homme ne peut faire ne dire rien,
  Quand pauvreté l'estraint en son lien,
  Et a sa langue au palais attachee:
Comment doncques babilles-tu tant, veu que tu es pauvre, et nous romps la teste de ton caquet? aussi ne faut-il pas omettre les occasions des paroles et sentences adjacentes ou meslees parmy les propos que nous cognoistrons meriter d'estre corrigez: mais tout ainsi que les medecins disent que la mousche Cantharide est bien un mortel poison, et toutefois que les ailes et les pieds ont force d'aider au contraire, et de dissoudre sa mortelle puissance: aussi és dicts des poëtes un seul nom, ou un seul verbe, mis aupres de ce que lon a peur qui nuise, rendra bien souvent plus debile et plus foible sa force de tirer le lecteur à mal: au moyen dequoy il s'y faut attacher, et plus amplement declarer la signifiance desdicts mots: comme, pour exemple, aucuns font en ces vers icy,
  C'est l'ordinaire aux humains malheureux,
  Tondre leur chef, et larmoyer sur eux. Et en ceux-cy,
  Chetifs humains sont à misere nez,
  Et à tous maux par les Dieux destinez.
Car le poëte ne dit pas absoluëment aux humains que les Dieux ayent predestiné de vivre en douleur et malheur, mais il le dit aux fouls et ecervelez, lesquels estans ordinairement cauteleux et miserables pour leurs meschancetez, il a accoustumé d'appeller Deilous et Oïzyrous. [...] Il y a encore un autre moyen de divertir et destourner les intelligences des propos poëtiques en bonne part, lesquels on pourroit autrement prendre en mauvaise, par l'interpretation de la signifiance, en laquelle ils ont accoustumé de prendre les mots: à quoy il vaut mieux exerciter les jeunes escholiers, que non pas à l'intelligence de certaines paroles obscures, que nous appellons glottas, pour ce que cela est plein de grand sçavoir, et de delectation, comme de sçavoir pourquoy ce mot Rigedane aux poëtes signifie male mort, [...] c'est pour autant que les Macedoniens appellent la mort Danos: et les Aeoliens appellent la victoire que lon gaigne par patience et par continuation de perseverance, Cammonie: [...] les Dryopiens appellent les Dieux, Popi. [...] Cela est utile, et du tout necessaire, si nous voulons recevoir utilité, non pas dommage, de la lecture des poëtes, sçavoir comment et en quelle signification ils usent des noms des Dieux, et aussi des appellations, c'est à dire, dictions qui signifient biens et maux, et que c'est qu'ils entendent quand ils nomment Psychen, c'est à dire, l'ame: [...] et Moeran, c'est à dire la destinee, [...] et si ce sont termes qui ne se prennent qu'en une signification, ou en plusieurs, en leurs escrits, comme beaucoup d'autres. [...] Car ce mot Oicos signifie aucunefois la maison où lon demeure, comme quand il dit,
  En la maison au comble haut levé:
Aucunefois il signifie le bien, et le revenu, comme là où il dit,
<p 14v>   Journellement ma maison on me mange.
[...] Et ce mot Bios, c'est à dire vie, aucunefois se prent pour vivre, comme en ce vers,
  Luy voulant mal Neptune, par envie,
  Diminua la pointe de sa vie.
Et aucunefois il signifie les facultez et les biens,
  Et ce pendant d'autres mangent ma vie.
[...] Ce terme aussi Halyin, il le prent aucunefois pour estre fasché et ennuyé, comme quand il dit,
  Ainsi parla, mais elle mal contente
  Se departit, en son coeur fort dolente.
Quelquefois il signifie se resjouir et se glorifier,
  Te glorifies-tu
  Pour un belistre Irus avoir battu?
[...] Et Thoazin aucunefois signifie, se mouvoir impetueusement, comme quand Euripides dit,
  De l'Ocean se mouvant la baléne.
et signifie aussi se seoir et se reposer, comme quand Sophocles dit,
  Mes beaux amis, quelle est l'occasion
  De ceste vostre estrange session?
  Que veulent dire alentour de vos testes
  Rameaux de ceux qui viennent aux requestes?
C'est aussi fait dextrement, que d'accommoder la signification et l'usage des paroles aux choses qui se presentent, ainsi comme les Grammairiens enseignent, que les mots prennent diverse signifiance selon la diversité de la matiere subjecte: comme,
  La nef petite entre les autres prise,
  Mais en la grand' charge ta marchandise.
[...] Car ce mot Aenin en ces vers signifie Epaenin, c'est à dire, louër: mais louër en ce lieu-là vaut autant à dire comme, refuser ou rejetter: ne plus ne moins qu'en une commune façon de parler nous avons accoustumé de dire, Cela va bien, ou, bon prou luy face, quand nous ne voulons point de quelque chose, ou que nous ne l'acceptons point: aussi disent aucuns, que Proserpine pour ceste cause a esté appellee Epaenen, pour ce que c'est une Deesse qui est à rejetter. Laquelle difference et diversité de signification des vocables il convient observer premierement és plus grandes choses, et qui sont de plus grande consequence, comme és noms des Dieux: et pour ce commancerons nous à enseigner aux jeunes gens, que les poetes usent des noms des Dieux, entendans aucunefois leur essence mesme, et aucunefois les forces et puissances que ces Dieux-là donnent, ou ausquelles ils president, appellans ces deux choses par un seul mesme mot: comme, pour exemple, quand Archilochus faisant sa priere dit,
  Sire Vulcain escoute ma demande,
  En m'ottroyant ce que je te demande
  A deux genoux: et me donne les biens
  Que quand tu veux tu peux donner aux tiens.
il est tout evident qu'il invoque là le Dieu propre. Mais là où parlant du mary de sa soeur, qui avoit esté noyé en la mer, il dit qu'il eust porté plus patiemment sa calamité,
  Si Vulcain eust son chef et corps aimé
  Dedans ses beaux vestements consumé:
il entend du feu, et non pas de l'essence du Dieu. Pareillement Euripides disant en son jurement,
<p 15r>   Par Jupiter les astres regissant,
  Et Mars de sang espandu rougissant,
il est bien certain qu'il parle des Dieux: mais quand Sophocles dit,
  Mars est aveugle, ô Dames, et sans yeux,
  Rompant tout comme un sanglier furieux,
il faut entendra là de la guerre: ne plus ne moins qu'il le faut prendre pour le fer en ce lieu d'Homere,
  Dont Mars trenchant au long du clair Scamandre
  A maintenant le noir sang fait espandre.
Comme ainsi soit doncques, qu'il y a plusieurs termes et vocables doubles, aians plusieurs diverses significations: il faut entendre et retenir, que par ces mots Dios et Zenos, qui signifient Jupiter, les Poëtes entendent aucunefois le Dieu en son essence, et quelquefois la fortune, et quelquefois la fatale destinee: car quand ils disent,
  O Jupiter regnant sur le mont Ide:
Et aillieurs,
  O Jupiter qui est plus que toy sage?
ils parlent en ces lieux-là, et autres semblables, du Dieu: mais quand en discourant des causes des choses qui se font, il vient à les nommer en disant,
  D'hommes vaillants elle jetta grand nombre,
  Avant leur temps, en la tenebreuse umbre
  Des creux enfers. le vouloir tel estoit
  De Jupiter qui cela permettoit.
en ce lieu-là il entend par Jupiter la fatale destinee. Car il n'est pas vray-semblable que le poëte pensast, que Dieu autrement machinast du mal aux hommes, mais bien veut-il en passant donner à entendre, que la necessité des choses humaines est telle, qu'il est fatalement predestiné à toutes villes, toutes armees, et tous Capitaines, s'ils sont bien sages, que leurs affaires aussi necessairement prospereront, et qu'ils viendront en fin au dessus de leurs ennemis: mais si au contraire, se laissans aller à leurs passions, et tombans en erreurs, ils viennent à avoir des differents, et à entrer en querelles les uns contre les autres, comme feirent ceux- cy, il est force qu'il en sourde tout trouble, tout desordre, et que finablement l'issue n'en vaille rien.
  Conseils qui sont à mal faire obstinez,
  A porter fruicts tels sont predestinez.
Et toutefois quand Hesiode fait, que Prometheus conseille à Epimetheus son frere,
  Ne reçoy dons que Jupiter t'envoye
  Du ciel en terre, ainçois les luy renvoye:
il use là du nom de Jupiter voulant, signifier la puissance de fortune: car il appelle tous les biens de fortune dons de Jupiter, comme richesse, mariages, estats, et tous autres biens exterieurs, dont la possession est inutile à ceux qui n'en sçavent pas bien user: et pourtant estimoit-il que Epimetheus estant homme de nulle valeur, et sans entendement, devoit craindre et eviter toutes telles prosperitez de la fortune, comme voyant bien qu'il estoit pour en recevoir honte, perte et dommage, plus tost qu'autrement. Et semblablement quand il dit,
  N'ayes le coeur de jamais à personne
  La pauvreté reprocher que Dieu donne.
il appelle là manifestement, don de Dieu, une chose fortuite, n'estimant pas que ce soit reproche, que lon doive mettre devant le nez à un homme, qu'il soit par cas de fortune pauvre: mais bien que la pauvreté qui procede de paresse, de lascheté, di'oisiveté, ou bien de folle despense, et de superfluité, soit reprochable et honteuse. Car n'ayans pas encore lors ce mot de Fortune en usage, et neantmoins cognoissans <p 15v>desja bien que la puissance de celle cause variante, inconstamment et incertainement ne se pouvoit pas eviter par discours d'entendement humain, ils exposoient cela, et le declaroient comme ils pouvoient par les noms des Dieux, ne plus ne moins que nous en commun langage appellons quelquefois des affaires, des meurs, et natures de personnes, des propos, et des hommes mesmes, celestes et divins. Voila un expedient et moyen pour soudre et corriger plusieurs sentences, qui semblent de prime face impertinemment et importunément dittes de Jupiter, comme sont celles-cy,
  Jupiter a sur le sueil de sa porte
  Deux tonneaux pleins de l'une et l'autre sorte
  De sorts, dont l'un est remply des heureux,
  L'autre contient ceux qui sont malheureux. Et ceste-cy,
  Le haut tonnant ne voulut pas conduire
  A bonne fin leurs serments, mais pour nuire
  Autant aux uns qu'aux autres, leurs transmeit
  Signes du ciel, dont en erreur les meit.
  De là sourdit aux Troyens et aux Grecs
  Le mal qui tant leur causa de regrets:
  Pour ce qu'ainsi à Jupiter plaisoit,
  Qui tellement fourvoyer les faisoit.
Car tout cela se doit entendre de la Destinee fatale, ou de la fortune, les causes desquelles sont incomprehensibles à nostre entendement, et ne sont du tout point en nostre puissance. Mais là où il y a chose conforme à la raison et à la semblance de verité, là estimons nous que proprement il entende Dieu quand il nomme Jupiter, comme en ces passages-icy,
  Par les squadrons des autres il alloit,
  Mais rencontrer Ajax il ne vouloit,
  Car Jupiter a en haine celuy,
  Lesquel s'attache à un plus fort que luy.
Et ailleurs,
  Jupiter est des grands cas soucieux,
  Mais les petits il laisse aux demy-Dieux.
Aussi faut-il avoir bien soigneusement l'oeil aux autres dictions, qui se tournent et transferent à signifier plusieurs choses diverses, et qui se prennent diversement par les Poëtes, comme est entre autres ce mot Areté, c'est à dire, vertu: [...] car pour ce que non seulement elle rend les hommes sages, prudents, justes et bons, tant en faicts qu'en dicts, mais aussi ordinairement leur acquiert honneur, gloire et authorité: à ceste cause ils appellent souvent Areté glorieuse renommee et puissance, ne plus ne moins qu'ils appellent Elaea, c'est à dire, l'olive, [...] et Phegos la fouïne, du mesme nom que les arbres qui les portent: [...] et pourtant quand le jeune homme trouvera en lisant les poëtes ces passages,
  Les Dieux ont mis la sueur au devant
  De la vertu.
Et,   Lors les Gregeois rompirent par vertu
  Des ennemis le squadron combattu.
Et,   S'il faut mourir, honorable est la mort
  Quand par vertu du monde ainsi lon sort.
qu'il pense incontinent que cela est dit de la meilleure, plus excellente, et plus divine habitude qui puisse estre en nous, laquelle nous entendons que ce soit droitture de raison et de jugement, le cyme de nature raisonnable, et une disposition de l'ame <p 16r>consentant et s'accordant avec soy-mesme. Mais quand au contraire il viendra à lire ces autres lieux icy,
  C'est Jupiter qui fait la vertu croistre,
  Comme il luy plaist, és hommes, et decroistre. Et cestuy-cy,
  Gloire & vertu vont apres la richesse.
qu'il ne demeure pas pour cela esblouy d'esbahissement de l'heur des riches, et s'en emerveillant comme s'ils avoient incontinent avec leur richesse la vertu achettee à pris d'argent, ny ne se persuade pas qu'il soit en la puissance de Fortune, augmenter, ou raccourcir et diminuer sa prudence, ains estime que le Poëte aura là usé du nom de vertu pour signifier honneur, authorité, prosperité, ou quelque autre chose semblable: ne plus ne moins que ce mot [...], c'est à dire, malice, se prent aucunefois par eux en sa propre signification, pour la mauvaistié ou meschanceté de l'ame, comme quand Hesiode escrit,
  De la malice on en trouve à foison.
aucunefois il se prent pour quelque autre mal ou malheur, comme quand Homere dit,
  Les hommes tous vieillissent en malice.
Car celuy s'abuseroit grandement qui se persuaderoit, que les Poëtes prissent beatitude et l'entendissent precisément, comme font les Philosophes pour une habitude parfaite, et une possession entiere de tous biens, ou bien pour une perfection de vie coulante heureusement selon nature, pour ce que bien souvent ils en abusent, en appellant l'homme opulent en biens, heureux, et en nommant puissance, honneur, et authorité, beatitude et felicité. Homere a bien usé proprement de ces termes en ces vers,
  Pour posseder une grande chevance
  Je n'ay point plus au coeur d'esjouissance.
aussi fait Menander, quand il dit,
  De tout avoir j'ay chez moy grande somme,
  Et pour cela chacun riche me nomme,
  Mais bien-heureux pas un seul ne m'appelle.
Et Euripides fait un grand trouble, et une grande confusion, quand il dit ainsi,
  Ja ne me soit donnee vie heureuse,
  Pour estre aussi ensemble douloureuse. Et en autre lieu,
  Pourquoy vas-tu honorant tyrannie,
  Qui est heureuse injustice et benie?
Si ce n'est que lon prenne les termes par translation, en autre signifiance qu'en leur propre. Mais à tant c'est assez parlé de ce propos. Au reste il ne fault pas recorder une fois seulement, mais plusieurs, aux jeunes gens, et leur remettre souvent devant les yeux, que la Poësie ayant pour son propre subject l'imitation, use d'ornement et d'enrichissement, en descrivant les choses qui se presentent à elle, et les moeurs et naturels des personnes, mais toutefois elle n'abandonne point la semblance de verité, pour ce que l'imitation delecte le lisant, d'autant qu'elle tient du vraysemblable: et pourtant l'imitation qui ne veut pas de tout poinct se departir de la verité, exprime les signes de vice et de vertu, qui sont meslez parmy les actions, comme fait celle d'Homere, laquelle ne s'arrestant aucunement aux estranges opinions des Stoïques, qui disent qu'il ne peult avoir rien qui soit de mal conjoinct avec la vertu, ny aussi de bien avec le vice, ains que du tout, en tout, et par tout l'ignorant fault et peche tousjours, et au contraire aussi, que le sage fait tousjours et en toutes choses bien. Car ce sont les opinions des Stoïques, que lon dispute par les escholes: mais aux affaires de ce monde, et en la vie des hommes, ainsi que dit Euripides,
  possible n'est que le mal de tout poinct
<p 16v>   D'avec le bien, non meslé, soit desjoinct:
ains y a tousjours meslange de l'un avec l'autre. Mais sans verité la poësie use fort de varieté et de diversité: car les diverses mutations sont celles, qui donnent aux fables la force de passionner les lisans, et qui font les estrange evenements, et contre l'opinion de ceux qui les lisent, en quoy consiste le plus grand esbahissement, et dont procede le plus de plaisir: au contraire, ce qui est simple et uniforme n'apporte point de passion, et n'y a point de fiction: d'où vient que les Poëtes ne font jamais que mesmes hommes gaignent tousjours, ne qu'ils soient tousjours heureux, ne que tousjours ils facent bien: qui plus est, quand ils feignent que les Dieux mesmes s'entremettent des affaires des hommes, ils ne les font pas sans passion, ny exempts d'erreur et de faute, de peur que ce qui passionne, et qui tient suspendus en admiration les coeurs des hommes en la poësie, ne demeure oisif et amorty, s'il n'y avoit aucun danger, ny aucun adversaire. Cela estant ainsi, menons le jeune homme à lire les oeuvres des poëtes: non estant prevenu de telles opinions touchant ces grands et magnifiques noms- là des anciens, comme s'ils avoient esté sages, justes et vertueux Roys en toute perfection, et par maniere de dire, la regle de toute vertu et de toute droitture: car autrement, il en rapportera grand dommage, s'il y va avec ceste opinion de trouver tout bon ce qu'ils diront, et de l'admirer, et non pas d'en haïr aucuns, et approuver celuy qui blasme ceux qui font ou qui disent de telles choses:
  O Jupiter, Apollo, et Minerve,
  Que nul des Grecs sa vie ne preserve,
  Ny des Troiens: mais que nous eschappions
  La mort, à fin que tous seuls nous sappions
  Les hautes tours et murailles de Troie.
Et,   J'ay entendu la voix trespitoyable
  De cassandra la fille miserable
  Au Roy Priam, que my femme traistresse
  Clyt@emnestra, en cruelle destresse
  A fait mourir, pour une jalousie
  D'elle et de moy, dont elle estoit saisie.
Et,   De me mesler avec la concubine
  A mon vieil pere, à fin que la mastine
  En eust apres en haine le vieillard.
  Ce qui je creus, et fus lasche paillard.
Et,   Jupiter pere, il n'y a Dieu aux cieux
  Qui soit autant que toy pernicieux.
Le jeune homme ne s'accoustume point à jamais louër aucun propos semblable, ny n'aille point cerchant aucunes couvertures pour l'escuser, ny ne s'estudie point à inventer des desguisements coulorez pour masquer des choses infames et vilaines, à fin de monstrer la subtilité et vivacité de son esprit: mais plus tost, qu'il estime que la Poësie est une imitation d'hommes, de moeurs, et de vies non entierement parfaittes, ou du tout irreprehensibles, ains meslees de passions, de faulses opinions, et d'ignorance, mais qui bien souvent par la dexterité et bonté de leur nature se reviennent à ce qui est le meilleur. Quand le jeune homme se sera ainsi preparé, et aura ainsi informé et instruict son entendement, de maniere que les choses bien faittes et bien dittes luy emouveront le coeur, et l'affectionneront, et au contraire, les mauvaises luy desplairont, et le fascheront: ceste instruction de son jugement fera, que sans aucun danger il pourra lire et ouïr toutes sortes de livres poëtiques. Mais celuy qui admire tout, qui s'apprivoise à tout, et qui a desja le jugement asservy par la magnificence de ces grands noms heroïques, ne plus ne moins que ceux des disciples de <p 17r>Platon qui contrefaisoient les hautes espaules de leur maistre; et le begueyement d'Aristote, ne se donnera garde qu'il se laissera trop aisément aller à des choses mauvaises. De l'autre costé aussi ne faut-il pas faire comme les superstitieux, qui quand ils sont en un temple, craignent effroyeement tout, et adorent tout, ains faut hardiment prononcer autant ce qui est dit importunément et meschamment, que ce qui l'est bien et sagement. Comme, pour exemple, Achilles voyant les gens de guerre tous les jours tomber malades, se faschant de voir la guerre aller ainsi en longueur, luy principalement qui avoit si grand renom et si grande reputation en la guerre, assemble le conseil: mais d'avantage estant homme sçavant en la medecine, et voyant apres le neufiéme jour, qui est critique, c'est à dire, auquel se fait la judication de la convalescence, ou de la mort, que ce n'estoit point une maladie ordinaire, ny contractee des causes accoustumees et communes, il se dresse en pieds pour parler, non pas au commun peuple, ains pour donner conseil au Roy, en disant,
  Fils d'Atreus, il sera necessaire
  De retourner, ce croy-je, sans rien faire.
Il dit cela sagement et modestement, et luy seoit bien de le dire: mais là où le devin dit, qu'il redoute le courroux du plus puissant de tous les Grecs, Achilles luy respond alors, non plus sagement ny modestement, en jurant, que nul, tant comme il seroit vivant, ne luy mettroit la main sur le collet: et y adjoustant d'avantage, non pas si tu disois Agamemnon mesme: monstrant en cela un mespris et va contemnement de celuy qui avoit l'auctorité souveraine: et passant encore outre en fureur de cholere, il met la main à l'espee, en volonté de le tuer: ce qui n'eust esté ny sagement, pour son honneur, ny utilement fait à luy: et puis s'en repentant soudain,
  Dans le fourreau son espee il remeit,
  Minerve au coeur ce bon conseil luy meit.
En quoy il feit bien et honnestement, que n'ayant peu de tout point retrancher sa cholere, au moins la modera-il, et la reteint soubs l'obeissance de la raison, avant que de commettre aucun exces, auquel il n'y eut point eu de remede. Pareillement aussi Agamemnon, en ce qu'il fait et qu'il dit en l'assemblee du conseil, est digne de mocquerie: mais en ce qu'il ordonne touchant Chryseïs, est plus venerable, et maintient plus sa majesté Royale. Car Achilles, ce-pendant que lon luy enléve la belle Chryseïde,
  Loing de ses gens se retirant à part,
  S'en va plorer chaudement à l'esquart.
Mais Agamemnon conduisant luy mesme la sienne jusques dedans la navire, la livrant et la renvoyant à son pere, celle que n'agueres il avoit dit, qu'il l'aimoit plus cherement qu'il ne faisoit sa propre femme espousee, il ne fit rien indigne de luy, ne qui sentist son homme passionné d'amour. Et au contraire, Phoenix estant maudit par son pere, à cause de sa concubine, dit ces propos,
  Je fus en train d'aller tuer mon pere,
  Mais quelque Dieu refrena ma cholere,
  Me remonstrant comme ma renommee
  En demourroit à jamais diffamee
  Entre les Grecs, par lesquels interdit
  Nommé serois parricide maudit.
Aristarchus aiant en horreur telle abomination, osta ces vers en Homere. Mais ils ne sont pas mal à propos en ce lieu là, pour ce que Phoenix en cest endroit là enseigne à Achilles, comme la cholere est une violente passion, et comme il n'est chose que les hommes n'osent commettre quand ils sont enflammez de courroux, quand ils ne veulent pas user de raison, ny croire ceux qui les addoucissent. Car il introduit Meleager qui se courrouce à ses citoiens, et puis apres se rappaise, reprenant en cela <p 17v>et blasmant sagement les passions, mais louant aussi ceux qui ne s'y laissent point aller, ains y resistent, et les maistrisent, et s'en repentent, comme estant chose honneste et utile. Il est vray qu'en ces passages là, la difference est toute evidente et manifeste, mais là où il y a quelque obscurité et incertitude de la sentence et intelligence des propos, il faut arrester le jeune homme en cest endroit là, et luy enseigner à faire une telle distinction: Si Nausicaa voyant Ulysses homme estranger, s'eschauffa de la mesme passion qu'avoit fait Calypso envers luy, comme celle qui ne demandoit que son plaisir, estant desja en aage de marier, et dit follastrement ces parolles à ses chambrieres,
  Pleust or à Dieu qu'un tel mary me vinst,
  Et qu'avec moy volontiers il se teinst.
son audace et son incontinence est à reprendre: mais si par les propos d'Ulysses ayant apperceu qu'il estoit homme de bon sens et de bon entendement, elle souhaitte plus tost estre mariee avec luy, qu'avec un de son pays qui ne sçeust que baller, ou voguer sur la mer, en ce cas elle seroit digne de louër. Au cas pareil quand Penelopé devise gracieusement et courtoisement avec les poursuyvans qui la demandoient en mariage, et que eux alencontre luy donnent des habillements, joyaux d'or, et autres ornemens à parer les Dames, Ulysses s'en resjouissant,
  Il leur tiroit des dons de dessoubs l'aile,
  Et en prenoit son plaisir avec elle:
s'il s'esjouissoit de ce que sa femme recevoit des dons, et qu'il prenoit plaisir au gaing qu'il y avoit, il surpassoit en macquerellage le Polyager qui est tant mocqué et picqué par les Poëtes comiques,
  Polyager a bon heur qui luy rit,
  C'est pour autant que chez luy il nourrit
  Du ciel la chévre, et par son influence
  Il reçoit biens mondains en affluence.
Mais s'il le faisoit pour ce qu'il esperoit par ce moyen les avoir mieux soubs sa main, et moins se doutans de ce qu'il leur gardoit, en ce cas-là son esjouissance et son asseurance estoient fondees en raison. Semblablement aussi au denombrement qu'il fait des biens que les Ph@eaciens avoient exposez avec luy sur le rivage, et puis avoient fait voile, si veritablement en telle solitude, et en telle incertitude de l'estat où il se trouve, il a peur de son argent et de ses biens,
  Q'ils ne s'en soient ainsi allez d'emblee,
  Pour luy avoir aucune chose emblee:
il est, à l'adventure, plus digne de commiseration, que de detestation, pour avarice. Mais si, comme aucuns pensent, n'estant pas asseuré qu'il fust en l'Isle d'Ithace, il estime que la conservation de ses biens et de son argent soit une certaine preuve et demonstration de la legalité et saincteté des Ph@eaciens, pour ce que autrement ils ne l'eussent pas ainsi transporté en terre estrange sans y avoir profit, et ne l'eussent pas laissé là en s'en allant sans toucher à rien du sien, il n'use pas en cela de mauvais indice, et est sa providence en ce faict digne de louange. Il y en a bien quelques uns qui blasment mesme ceste exposition de luy sur le rivage, s'il est vray qu'elle fust faicte par les Ph@eaciens luy dormant, et dit-on que les Thyrreniens en gardent ne sçay quelle histoire, par laquelle il appert que Ulysses de sa nature aimoit fort à dormir, et que pour ceste cause, bien souvent on ne pouvoit pas parler à luy: mais si le sommeil n'estoit pas veritable, et que aiant honte de renvoyer les Ph@eaciens qui l'avoient amené, sans les festoyer chez luy, et leur faire des presens, et ne pouvant faire qu'il ne fust descouvert et cogneu par ces ennemis, s'ils demouroient avec luy, il usa de ce pretexte pour couvrir et celer sa perplexité de ne sçavoir comment il devoit faire, <p 18r>en faisant semblant de dormir, en ce cas ils l'approuvent. En donnant doncques de tels advertissements aux enfans, nous ne les laisserons point tomber en corruption de moeurs, ains plus tost leurs imprimerons un zele et un desir des choses meilleures, en leur louant ainsi les bonnes, et blasmant les mauvaises. Ce que principalement il convient faire és Trag@edies, là où bien souvent il y a des propos affettez, et paroles fines et malicieuses sus des actes vilains et deshonnestes car ce que dit Sophocles en un passage n'est pas universellement vray,
  On ne sçauroit parler honnestement
  De ce qui est fait deshonnestement.
Car luy mesme bien souvent en de mauvaises natures, et en faicts reprochables, a accoustumé de les pallier avec certains propos riants et raisons apparentes: et son compaignon Euripides, tout de mesme. Ne voyons nous pas qu'il fait, que Ph@edra accuse Theseus de son forfait d'elle mesme, disant que c'est à cause de ses meschancetez qu'elle est devenue amoureuse d'Hippolytus: et si donne une semblable audace à Helene en la Trag@edie des Troades contre la Royne Hecuba, disant que c'estoit celle qui avoit plus tost merité d'estre punie, pource qu'elle avoit enfanté Alexandre Paris son adultere? Le jeune homme doncques ne doit point prendre coustume de trouver telles inventions galantes ny de bon esprit, et de rire à telle subtilitez et telles arguces de devis, ains de haïr autant ou plus les paroles d'intemperance et de dissolution, que les faicts mesmes. Parquoy en tous propos il sera tousjours bon d'en recercher la cause, ne plus ne moins que faisoit Caton quand il estoit encore jeune enfant, car il faisoit tout ce que son P@edagogue luy commandoit, mais il luy demandoit tousjours la cause et la raison de chasque commandement: mais aux Poëtes il ne faut pas croire tout, comme lon feroit ou à des P@edagogues, ou à des Legislateurs, si la matiere subjette n'est fondee en raison, et elle sera fondee en raison lors qu'elle sera bonne et honneste: mais si elle est meschante, alors elle devra sembler folle et vaine. Or y a il des gents qui demandent et recerchent asprement et curieusement que c'est qu'a voulu dire Hesiode en ce vers,
  Ne mets le pot au dessus de la tasse. Et Homere en ceux- cy,
  Le chevalier de son char demonté,
  Qui sur celuy d'autre sera monté,
  Combattre avec la forte javeline.
Et des autres choses qui sont bien de plus grande consequence, ils en reçoivent la creance legerement, sans rien enquerir ny examiner, comme sont ces propos icy,
  Qui sent son pere ou sa mere coulpable
  De quelque tare, ou faute reprochable,
  Cela de coeur bas et petit le rend,
  Combien qu'il eust de sa nature grand. Et cestuy-cy,
  Celuy qui a la fortune adversaire,
  Doit abbaisser son courage haulsaire.
Et autres telles sentences, lesquelles touchent aux moeurs, et troublent la vie des hommes, leur imprimans de mauvaus jugements, et des opinions lasches, qui n'ont rien de l'homme magnanime, si ce n'est que nous nous accoustumions à leur contredire à chasque point, en ceste maniere: Pourquoy est-il besoing, que celuy qui a fortune contraire abbaisse son courage, et non plus tost qu'il s'éleve contre elle, et se maintienne haut, et non subject à estre rabbaissé ny ravallé par les accidents de la fortune? Et à quelle cause, pour estre né d'un pere fol ou vicieux, faut-il que j'aye le coeur abbatu, si je suis homme de bien et sage? Est-il plus raisonnable, que l'ignorance et faute de mon pere me tienne bas et n'osant lever la teste, que ma propre valeur et vertu me hausse le courage? Car celuy qui resiste faisant de telles oppositions alencontre, <p 18v>et ne donne pas le flanc, par maniere de dire, à tout propos, comme à tout vent, ains estime que ceste sentence de Heraclitus soit sagement ditte,
  Un homme mol s'estonne de tout ce qu'il oit dire.
celuy-là, dis-je, reboutera et rejettera plusieurs propos des Poëtes, qui ne seront ny profitables ny veritables. Ces observations done feront, que le jeune homme pourra ouyr et lire sans danger les Poëtes. Mais pourautant que ne plus ne moins qu'en la vigne le fruict bien souvent est caché dessous les pampres et les branches, de sorte que lon ne le voit point, à cause qu'il est tout couvert: aussi en la diction poëtique, et parmy les fables et fictions des Poëtes, il y a beaucoup d'advertissements utiles et profitables, que le jeune homme ne peult appercevoir de luy mesme, et neantmoins il ne faut pas qu'il s'en escarte, ains qu'il s'attache fermement aux matieres qui peuvent servir à le dresser à la vertu, et qui peuvent luy former ses moeurs. Il ne sera pas mauvais de discourir un peu sur ce propos en peu de paroles, touchant sommairement les choses en passant, laissant les longues narrations, confirmations, et la multitude d'exemples à ceux qui escrivent plus à l'ostentation. Premierement doncques, le jeune homme cognoissant les bonnes moeurs, et bonnes natures des hommes, et les mauvaises aussi, qu'il prenne bien garde aux paroles et aux faicts que le Poëte leur attribue au plus pres de ce qui leur est convenable, comme Achilles dit à Agamemnon, encore qu'il le die en cholere,
  Jamais à toy pareille recompense
  Je n'ay, non pas quand des Grecs la puissance
  Un jour aura la grande Troie prise.
Mais Thersites tensant le mesme Agamemnon dit,
  Du cuyvre à force il y a en ta tente,
  Mainte captive en beauté excellente,
  Dequoy les Grecs un present te feront
  Premier de tous, quand pris Troie ils auront. Et derechef Achilles,
  Si Jupiter tant nos voeux favorise,
  Que par nous soit Troie la grande prise. Et Thersites,
  Que prisonnier j'ameneray lié,
  Moy, ou des Grecs quelqu'un autre allié.
Semblablement en la reveuë de l'armee que fait Agamemnon, passant au long de toutes les bandes, il tanse Diomedes, lequel ne luy respond rien,
  Du roy portant à la voix reverence.
Mais Sthenelus, dont il ne faisoit point de compte, luy replique,
  Fils d'Atreus ne dis parole vaine,
  Veu que tu sçais la verité certaine:
  Nous nous vantons de valoir beaucoup mieux,
  Que n'ont jamais fait tous nos peres vieux.
La difference qu'il y a entre ces personnages bien remarquee instruira et enseignera le jeune homme, que c'est chose honneste, que d'estre humble et modeste: et au contraire, l'advertira de fuïr l'orgueil et l'outrecuidance, et le parler hautainement de soy, comme chose mauvaise. Aussi sera-il expedient et utile d'observer en ce passage, ce que fait Agamemnon, car il passe outre Sthenelus, sans s'arrester à parler à luy: mais il ne met pas ainsi à nonchaloir Ulysses qui s'estoit senti picqué,
  Ainsi parla et luy rendit response,
  Quand il cogneut que choler luy fronce
  La face, et l'autre apres luy repliqua.
Car de respondre à tout le monde, c'est à faire à un poursuivant qui fait la court, et non pas à un Prince qui retient sa dignité: mais aussi de mespriser tout le monde <p 19r>c'est fait en homme superbe et fol. Aussi fait tresbien Diomedes, lequel estant repris et tansé par le Roy, se tait, en la battaille: mais apres la battaille, il parle hardiment à luy,
  Tu m'as des Grecs le premier assailly,
  Me reprochant d'avoir le coeur failly.
Ce sera aussi bien fait d'entendre et observer la difference qu'il y a entre un homme prudent, et un devin, qui ne veult qu'apparoistre et se monstrer: Car Calchas ne choisit point le temps opportun, et ne se soucia point de charger publiquement devant tout le monde le Roy Agamemnon, disant que c'estoit luy, et non autre, qui leur amenoit la pestilence. Mais Nestor, au contraire, voulant mettre en avant le propos de reconciliation avec Achilles, de peur qu'il ne semblast qu'il voulust devant tout le peuple accuser le Roy d'avoir failly, et de s'estre trop laissé transporter à sa cholere, il l'admoneste,
  Donne à disner aux Seigneurs de grand aage,
  Venir t'en peut tout honneur sans dommage:
  L'advis adonc de plusieurs tu prendras,
  Et au meilleur sagement te tiendras.
Puis, apres le souper, il envoye ses ambassadeurs. L'une de ces deux diverses façons de faire est, dextrement r'habiller une faute: l'autre est, injurieusement accuser et faire honte à un homme. D'avantage il faut aussi noter la diversité qu'il y a entre les nations, qui est de telle sorte. Les Troiens courrent sus à leurs ennemis avec grands cris et fierté grande, et les Grecs avec un silence, craignans leurs capitaines: car craindre ses capitaines et ses superieurs lors que lon vient aux mains avec l'ennemy, est signe de vaillance, et ensemble de bonne discipline militaire. D'où vient que Platon conseille d'accoustumer les hommes à craindre plus tost les reprehensions et les choses laides et vilaines, que non pas les travaux ny les dangers: et Caton disoit, qu'il aimoit mieux ceux qui rougissoient, que ceux qui pallissoient. Et quant aux promesses, il y a aussi des marques propres pour recognoistre les sages d'avec les folles: car Dolon promet.
  Tout à travers du camp je passeray,
  Tant qu'à la nef d'Agamemnon seray.
Au contraire, Diomedes ne promet rien de soy, mais il dit qu'il aura moins de peur quand il sera envoyé avec un autre. C'est doncques chose honneste et digne d'hommes Grecs, que la prevoyance: mais c'est chose mauvaise et barbaresque, que la fiere temerité: pourtant faut-il imiter l'une, et rejetter l'autre arriere. Il y aura bien aussi quelque proffitable speculation, en observant ce qui advint aux Troiens et à Hector lors qu'il s'appresta pour combattre d'homme à homme contre Ajax. Aeschylus estant un jour à regarder l'esbattement des jeux Isthmiques, l'un des combattans à l'escrime des poings aiant receu un grand coup de poing sur le visage, l'assemblee s'en escria tout haut: et luy se prit à dire, «Voyez ce que fait l'accoustumance et l'exercitation: ceux qui regardent crient, et celuy qui a receu le coup ne dit mot:» Aussi le Poëte disant, que les Grecs se resjouïrent grandement quand ils veirent venir Ajax sur les rangs bien armé à blanc, mais
  Tous les Troiens trembloient de froide peur,
  Et Hector eut un battement de coeur,
Qui est-ce qui avec plaisir ne remarque ceste difference? Celuy qui va pour combattre n'a que le coeur qui luy saulte, comme s'il alloit pour luicter seulement, ou pour gaigner le pris d'une course: mais tout le corps tremble et tressaut à ses gens qui le regardent, pour la peur qu'ils ont du danger de leur Roy, et pour la bonne affection <p 19v>qu'ils luy portent. Il faut aussi remarquer icy la difference qu'il y a entre le plus vaillant et le plus lasche de tous les Grecs: car quant à Thersites,
  Il haïssoit le preux Achilles fort,
  Et vouloit mal à Ulysses de mort.
Mais Ajax aiant tousjours cherement aimé Achilles, porte encore tesmoignage de sa vaillance en parlant à Hector,
  De ce combat d'homme à homme, la preuve
  Te monstrera quels champions on treuve
  En l'ost Grec, oultre Achilles parangon
  De la prouësse, aiant coeur de lion.
Cela est une particuliere louange d'Achilles: mais ce qui suit apres est dit à la louange de tous universellement, non sans utilité,
  Nous sommes tels, que pour teste te faire
  On nous verra plusieurs en avant traire.
Car il ne se fait ny seul ny plus vaillant que les autres pour le combattre, ains dit qu'il y en a plusieurs autres suffisans pour luy faire teste. Cela doncques suffira quant à la diversité des personnes, si nous n'y voulons d'adventure adjouster encore cela d'avantage, qu'il y eust en ceste guerre plusieurs Troyens qui furent pris prisonniers vifs, et des Grecs pas un: et que plusieurs d'iceux se sont abbaissez jusques à se jetter aux pieds de leurs ennemis, comme Adrastus, les enfans d'Antimachus, Lycaon, Hector luy mesme, qui pria Achilles pour sa sepulture: mais des autres nul, comme estant chose barbare de s'humilier en bataille devant son ennemy, et le supplier: et au contraire valeur Grecque, de vaincre en combattant, ou bien, mourir vertueusement. Or tout ainsi comme és pasturages l'abeille cerche pour sa nourriture la fleur, la chévre la fueille verte, le pourceau la racine, et les autres bestes la semence et le fruict: aussi en la lecture des poëmes l'un en cueille la fleur de l'histoire, l'autre s'attache à la beauté de la diction, et à l'elegance et douceur du langage, ainsi comme Aristophanes parle d'Euripide,
  Car la rondeur de son parler me plaist.
Les autres se prennent à ce qui peut servir à former ls meurs, ausquels ce present traitté s'addresse. Ramenons leur doncques en memoire, que celuy qui aime les fables remarque bien ce qu'il y a de subtilement et ingenieusement inventé: et semblablement, que celuy qui est studieux d'eloquence y note diligemment ce qu'il y a d'escript purement et artificiellement: et par ainsi qu'il n'est pas raisonnable, que celuy qui aime l'honneur et la vertu, et qui ne prent pas les poëtes en main par maniere de jeu et d'esbattement pour passer son temps, mais pour en tirer utile instruction, escoute negligemment et sans fruict les sentences que lon y treuve, à la recommendation de la prouësse, de la temperance, et de la justice: comme sont celles cy,
  Diomedes d'où vient ceste foiblesse,
  Que nous mettons en oubly la prouësse?
  Approche toy de moy pour faire teste.
  En cest endroit reproche deshonneste
  Ce nous seroit, si en nostre presence
  Hector prenoit nos vaisseaux sans defense.
Car de voir le plus sage, et le plus prudent Capitaine des Grecs au danger de mourir, et d'estre perdu avec toute l'armee, redouter et craindre non la mort, mais la honte et le reproche, cela sans point de doute devra rendre le jeune homme grandement affectionné à la vertu. Et ceste-cy,
  Minerve avoit plaisir tout evident
<p 20r>   D'un homme juste et ensemble prudent.
Le Poëte fait une telle conclusion, que la deesse Pallas ne prent plaisir à un homme ny pour estre beau de corps, ny pour estre riche, ny pour estre fort et robuste, mais seulement pour estre sage et juste: et en un autre passage quand elle dit, qu'elle ne le delaisse ny ne l'abandonne point, pour ce qu'il estoit
  Sage, rassis, prudent et advisé,
le Poëte nous donne clairement à entendre, que cela signifie, qu'il n'y a en nous que la vertu seule qui soit divine, et aimee des Dieux, s'il est ainsi que naturellement chasque chose se resjouit de son semblable. Et pour ce qu'il semble que ce soit une grande perfection à un homme, comme à la verité elle l'est, pouvoir maistriser sa cholere, c'est encore une plus grande vertu de prevenir et prouveoir à ce que lon ne tombe point en cholere, et que lon ne s'en laisse point surprendre. Il faut aussi advertir les lisans de cela bien soigneusement, et non point en passant, comme Achilles qui de sa nature n'estoit point endurant ne patient, commande à Priam qu'il se taise, et qu'il ne l'irrite point, en ceste maniere,
  Garde vieillard d'irriter ma cholere,
  Car de moy-mesme assez je delibere
  De te livrer ton fils: et puis apres,
  J'en ay du ciel commandement expres.
  Mais garde toy que je ne te dechasse
  Hors de ma tente, et que je ne trespasse
  Ce que mandé m'a Jupiter bruyant,
  Quoy que venu tu sois en suppliant.
Et puis apres avoir lavé et ensepvely le corps d'Hector, luy- mesme le met dedans le chariot, devant que le pere le veist ainsi deschiré qu'il estoit,
  De peur qu'estant le pere vieil atteinct
  D'aspre douleur, son courroux il ne teint,
  Voyant le corps de son fils dechiré,
  Et que cela n'est encore empiré
  Le coeur selon d'Achilles, tellement
  Que sans avoir egard au mandement
  De Jupiter, de sa trenchante espee
  Soudain la teste il ne luy eust coupee.
Car se cognoistre subject à soy courroucer, et de nature aspre et courageux, mais en eviter les occasions et s'en garder, en prevenant de loing avec la raison, de sorte que non pas mesme mal- gré soy il ne tombast en celle passion, cela est acte de merveilleuse providence. Ainsi faut-il, que celuy qui se sent aimer le vin, face à l'encontre de l'yvrongnerie, et semblablement alencontre de l'amour celuy qui se sent de nature amoureuse, comme Agesilaus ne voulut pas se laisser baiser par un beau jeune fils, qui s'approcha de luy pour cest effect: et Cyrus n'osa pas seulement voir Panthea: là où, au contraire, les fols et mal- appris vont euxmesmes amassant la matiere pour enflammer leurs passions, et se precipitent volontairement eux-mesmes dedans les vices dont ils se sentent tarez, et ausquels ils sont le plus enclins. Au contraire Ulysses non seulement arreste et retient sa cholere, mais qui plus est, sentant par les paroles de Telemachus qu'il estoit un peu aspre, et qu'il haïssoit les meschans, il l'addoucit, et le prepare de longue main, luy commandant de ne remuer rien, ains avoir patience,
  Si de mespris ils me font demonstrance
  En ma maison, passe tout en souffrance
  Patiemment, quelque tort qu'on me face
<p 20v>   Devant tes yeux, voire si en la place
  Ils me trainnoient par les pieds attaché,
  Ou s'ils avoient sur moy leur arc lasché,
  Endure tout, le voyant, sans mot dire.
Car tout ainsi, que lon ne bride pas les chevaux cependant qu'ils courent, mais devant qu'ils aient commencé leur course, aussi méne-lon au combat ceux qui sont courageux et malaisez à tenir, apres les avoir preparez et domtez premierement avec la raison. Il ne faut pas non plus passer negligemment par dessus les dictions, non que je vueille que lon se jouë, comme fait Cleanthes, car il se mocque bien souvent, en faisant semblant d'interpreter ces vers,
  Jupiter pere au mont Ida regnant,
Et,   [...].
Car il veut que lon lise ces deux mots d'un tenant, comme si ce n'en estoit qu'un seul qui signifiast les exhalations qui se lévent de la terre. Chrysippus aussi en beaucoup d'endroits est froid et maigre, non pource qu'il se jouë, mais pource qu'il veut subtilizer impertinemment en forceant la signifiance des mots: comme quand il veut, que [...] signifie aigu en dispute, et transcendant en force d'eloquence. Il sera donc meilleur laisser ces petites arguces-là aux grammairiens, et considerer de pres d'autres observations, où il y a plus de verisimilitude, et plus d'utilité,
  Mon vouloir mesme y estoit tout contraire,
  Car j'ay appris à bien vivre et bien faire. Et ceste-cy,
  Car il sçavoit estre à chacun affable.
Car en declarant que la prouësse estoit chose que lon peut apprendre, et monstrant qu'il estime, que l'estre affable aux hommes, et parler gracieusement à tout le monde, se fait par science, et avec discours de raison, il enhorte les hommes en ce faisant à n'estre point nonchallans d'eux-mesmes, ains à travailler pour apprendre les choses honnestes, et hanter ceux qui les enseignent, comme estant la couardise, la sottise et l'incivilité faute de sçavoir, et vraye ignorance. A cela s'accorde et convient fort proprement ce qu'il dit de Jupiter et de Neptune,
  Ils sont tous deux de mesme sang yssus,
  Et d'un païs tous deux: mais le dessus
  Jupiter a, pour estre né devant,
  Et qu'il est plus que son frere sçavant.
Car en ce disant il monstre, que le sçavoir et la prudence sont qualitez plus divines et plus royales: en quoy il met la plus grande excellence de Jupiter, comme estimant que toutes les autres bonnes parties suyvent celle-là: aussi faut-il accoustumer le jeune homme à escouter d'une oreille non endormie ces autres sentences icy,
  Jamais pour rien ne dira menterie,
  Car il a trop la sagesse cherie.
Et,   Antilochus qui as tousjours esté
  Par cy devant si sage reputé,
  Qu'as-tu commis, puis que si peu tu vaux?
  Tu m'as fait honte, et gasté mes chevaux.
Et,   Glaucus comment as tu une parole
  Ditte (estant tel) si superbe et si folle?
  Certainement j'eusse dit, qu'en bon sens
  Tu emportois le pris entre cinq cens.
comme voulant inferer, que les sages ne mentent jamais en leurs propos, et ne se monstrent jamais lasches quand ce vient à un bon affaire, ny ne reprennent autruy sans raison. Et quand il dit aussi que Pandarus par sa follie se laissa induire à rompre <p 21r>les trefves, il monstre assez qu'il estime, que l'homme sage ne commet jamais injustice. Autant leur en peut on semblablement enseigner touchant la continence, en s'arrestant à considerer ces passages-cy,
  Antea femme à Proetus amoureuse
  De luy, estoit ardemment desireuse
  D'estre par luy en secret ambrassee,
  Mais point ne peut induire ta pensee
  Bellerophon, car sage tu estois,
  Et rien que bon en ton coeur ne mettois.
Et,   Au paravant Clyt@emnestra pudique
  Faisoit tousjours refus d'acte impudique,
  Car sagement alors se conduisoit,
  Et de bon sens en sa vie elle usoit.
En ces passages nous voyons que le Poëte attribue la cause de continence et de pudicité à la sagesse. Et és enhortemens que font les Capitaines à leurs soudars au fort de la battaille,
  Où est la honte, ô lasches Lyciens,
  Où fuyez vous si vistes comme chiens?
Et,   Mettez chacun la honte et la justice
  Devant vos yeux vengeresse de vice,
  Car autrement certes un grand reproche
  Et vitupere encontre vous s'approche.
Il semble qu'il fait les temperans et continens preux et vaillans, pource qu'ils ont honte des choses laides, et pourautant qu'ils peuvent surmonter les voluptez et soustenir les dangers: ce qui emeut aussi Timotheus à dire sagement en preschant les Grecs de bien faire, en son poëme qui est intitulé, les Perses,
  Honte par vous soit crainte et reveree,
  Force de coeur par elle est aceree.
Aeschylus aussi met en ligne de sagesse, le non appeter d'estre veu, ny passionné de convoitise de gloire, et se soublever par les louanges d'une commune, escrivant de Amphiaraus en ceste sorte,
  Il ne veut point sembler juste, mais l'estre,
  Aimant vertu en pensee profonde,
  Dont nous voyons ordinairement naistre
  Sages conseils, où tout honneur abonde.
car se contenter de soy-mesme, et de sa façon de vivre quand elle est tresbonne, c'est fait en homme sage, et de bon entendement. Comme ainsi soit doncques qu'ils reduisent toutes choses bonnes et honnestes à la sagesse, cela demonstre que toute espece de vertu s'acquiert par discipline et apprentissage. Or l'abeille trouve naturellement és plus aigres fleurs, et parmy les plus aspres espines, le plus parfaict miel, et le plus utile: aussi les enfans, s'ils sont bien nourris en la lecture des Poëtes, en tireront tousjours quelque bonne et profitable doctrine, mesmes des passages où il y a de plus mauvaises et plus importunes suspicions: comme en premier lieu, pour exemple, il semble que le Roy Agamemnon se rende fort suspect de concussion et d'avarice, d'avoir exempté d'aller à la guerre ce riche homme qui luy donna la jument Aetha,
  De peur d'aller à Troie la venteuse,
  Mais demourer loing de guerre douteuse,
  Chez soy en paix et toute volupté,
  Car il avoit de tous biens à planté.
mais toutefois il feit bien et sagement, comme dit Aristote, aiant preferé une bonne <p 21v>jument à un tel homme: car il ne vaut pas un chien, non pas certainement un asne, l'homme qui est ainsi lasche de coeur, et ainsi effeminé par delices et par abondance de richesses. Au cas pareil, il semble que Thetis fait tres-deshonnestement d'inciter son fils Achilles aux voluptez, et luy ramentevoir les plaisirs de ses amours: mais encore là peut on en passant considere la continence d'Achilles, que combien qu'il fust amoureux de Briseïde, estant retournee devers luy, et sachant que la fin de sa vie estoit prochaine, neantmoins il ne se haste point, ny ne convoite point de jouir ce pendant tant qu'il pourra de ses plaisirs, ny ne porte point le dueil de la mort de son amy en oysiveté, comme fait le commun des hommes, en omettant les choses que requeroit son devoir, ains s'abstient de volupté pour le regret et la douleur qu'il en sentoit, et neantmoins ce pendant ne laisse pas de mettre la main à l'oeuvre, et d'aller à la guerre. Semblablement Archilochus n'est pas estimé de ce, qu'estant triste et desplaisant pour la mort du mary de sa soeur, lequel avoit esté noyé en la mer, il veut combattre et vaincre sa douleur par boire et faire bonne chere: mais neantmoins il allegue une cause là où il y a quelque apparence de raison, car il dit,
  Pour lamenter, son mal ne gueriray,
  Ny pour jouër ne l'empireray.
Car si celuy-là à bon droit disoit, qu'il n'empireroit rien pour jouër, faire banquets, et se donner du plaisir, comment gasterions nous quelque chose en nos affaires, pour philosopher, ou pour vacquer au gouvernement de la chose publique, ou pour aller au palais, ou pour hanter l'Academie, ou pour nous mesler du labourage? Au moyen dequoy, les corrections soudaines d'aucunes sentences poëtiques qui se font en changeant quelques mots, ne sont pas mauvaises, desquelles ont usé Cleanthes et Antisthenes. Car l'un comme les Atheniens un jour se fussent fort scandalisez et mutinez en plein Theatre à raison de ce vers,
  Qu'y a il laid sinon ce qui le semble?
les appaisa sur le champ en leur jettant à l'encontre cest autre vers,
  Le laid est laid, quoy qu'il le semble ou non.
Et Cleanthes reforma ce vers parlant de la richesse,
  A ses amis donner, et puis despendre
  Pour la santé au corps malade rendre. En le rescrivant ainsi,
  A des putains donner, et puis despendre
  Pour un malade encore empiré rendre.
Et Zenon aussi corrigeant ces vers de Sophocles,
  Chez un tyran qui entre, il y devient
  Serf, quoy que libre il soit quand il y vient: les rescrivit ainsi,
  Qui entre chez un tyran ne devient
  Son serf, s'il est libre quand il y vient.
par l'homme libre il entend celuy qui n'est point timide, ains magnanime, et qui n'a point le coeur-aisé à ravaller. Qui empeschera donc, que nous ne puissions aussi retirer les jeunes gens du pis au mieux, en usant de semblables emendations?
  Ce qui est plus à l'homme souhaitable,
  Est quand le traict de son soing delectable
  Chet à l'endroit où plus il le demande. Mais plus tost,
  Ce qui est plus à l'homme souhaitable,
  Est quand le traict de son soing profitable
  Chet à l'endroit duquel plus il amende.
Car appeter ce qui ne se doit pas vouloir, et l'obtenir et avoir, est chose miserable, et non pas souhaitable. Et,
  Pas engendré ne t'a le pere tien
<p 22r>   Pour en ce monde avoir, sans mal, tout bien:
  Il faut sentir aucunefois liesse,
  Et quelquefois aussi de la tristesse.
Mais bien, dirons nous, faut-il sentir liesse, et avoir contentement, quand on peut avoir moyennement ce qui est necessaire, pour ce que
  Pas engendré ne t'a le pere tien
  Pour en ce monde avoir, sans mal, tout bien. Et cest autre,
  Lás, c'est un mal envoyé des hauts Dieux,
  Quand l'homme sçait et voit devant ses yeux
  Le bien, et fait neantmoins le contraire.
Mais bien est ce une faute brutale, desraisonnable, et miserable avec, que sçavoir et cognoistre ce qui est le meilleur, et neantmoins se laisser aller au pire par lascheté de coeur, par paresse, ou par incontinence.
  Les moeurs, non pas le parler, persuadent.
Mais bien sont-ce les moeurs et la parole ensemble qui persuadent, ou les moeurs par le moyen du parler, comme le cheval se manie avec la bride, et le pilote regit sa navire avec le timon: car la vertu n'a point de si gracieux ne si familier instrument, que la parole.
  L'Affection tienne à aimer est-elle
  Encline au masle, ou plus à la femelle? Response,
  Où beauté est, ambidextre je suis.
Il valoit mieux dire, Où continence est, l'homme est ambidextre veritablement, et n'encline ny en une part ny en l'autre: et au contraire, celuy qui par la volupté et beauté est tiré tantost cy tantost là, est gaucher, inconstant et incontinent.
  Cognoistre Dieu l'homme prudent espeure. Mais plustost,
  Cognoistre Dieu l'homme prudent asseure.
Et au contraire il n'espeure sinon les fols, les ingrats, et qui n'ont point de jugement, pour autant qu'ils ont suspecte et qu'ils craignent la cause et le principe de tout bien, comme s'il nuisoit et s'il faisoit mal. Voila la maniere comment lon peut user de correction. Il y a une autre sorte d'amplification, quand on estend la sentence plus que les paroles ne portent: comme nous a bien enseigné Chrysippus qu'il faut transporter et appliquer une sentence qui sera utile, à autres especes semblables, comme,
  Jamais un boeuf mesme ne se perdroit,
  Quand le voisin homme de bien voudroit.
Autant en faut-il entendre d'un chien, d'un asne, et de tous autres animaux, qui se peuvent perdre, et perir. Semblablement là où Euripide dit,
  Qui est le serf qui n'a crainte de mort?
il faut penser qu'il en a autant voulu dire et du travail et de la maladie. Car tout ainsi comme les medecins trouvans une drogue convenable et propre à quelque certaine maladie, et par là cognoissans sa force et vertu naturelle, la transferent puis apres, et en usent à toute autre maladie qui a quelque chose de conforme et semblable à celle-là: aussi une sentence qui peut estre commune, et dont l'utilité se peut appliquer à plusieurs diverses matieres, il ne la faut pas laisser attacher et approprier à un tout seul subject, ains la remuer et accommoder à toutes les choses qui seront semblables, en accoustumant les jeunes gens à pouvoir soudainement cognoistre celle communication, et à transferer promptement ce qu'il y a de propre, les exercitans et duisans par plusieurs exemples à estre prompts à le remarquer, à fin que quand ils viendront à lire en Menander ce verset,
  Heureux qui a biens et entendement,
ils estiment, que cela est autant dit de l'honneur, de l'authorité, et de l'eloquence. <p 22v>Et la reprehension que fait Ulysses à Achilles lors qu'il estoit oisif entre des filles en l'Isle de Scyros,
  Toy qui es fils du plus vaillant guerrier
  Qui ceignit onc espee ne baudrier
  En toute Grece, à filer la filace
  Esteindras tu la gloire de ta race?
Cela mesme se peut dire à un homme dissolu en voluptez, à un avaricieux, et à un nonchaland et paresseux, et à un ignorant. Tu yvrongnes estant fils du plus homme de bien de la Grece: ou, tu jouës au dez, ou aux cailles: ou, tu exerces un mestier vil, tu prestes à usure, n'aiant point le coeur assis en bon lieu, ny digne de la noblesse dont tu es yssu.
  Ne va disant, Pluto dieu de chevance,
  Je ne sçaurois adorer la puissance
  D'un dieu que peut le plus meschant du monde
  Facilement acquerir.
Autant doncques en peut on dire de la gloire, de la beauté corporelle, d'un manteau de capitaine general, et d'une mytre de presbtre que nous voyons des plus meschans hommes du monde aucunefois obtenir.
  Les enfans sont fort laids de couardise:
aussi sont ils certes d'intemperance, de superstition, d'envie, et de tous les autres vices et maladies de l'ame. Et aiant Homere tresbien dit,
  Lasche Paris de visage tresbeau: Et semblablement,
  Hector aiant le visage tresbeau:
il donne secrettement à entendre, que c'est chose qui tourne à blasme, et à deshonneur à celuy qui n'a rien de meilleur que la beauté de la face: il faut appliquer ceste reprehension à choses pareilles pour retrencher un peu les @eles à ceux qui s'elevent et se glorifient pour choses de nulle valeur, enseignant aux jeunes hommes, que ce sont reproches que telles louanges, comme quand on dit excellent en richesse, excellent à tenir bonne table ou en serviteurs, ou en montures, et encores y pouvons nous bien adjouster, pour parler continuellement: car il fault cercher l'excellence et la preference par dessus les autres és choses honnestes, et à estre le premier et le plus grand és choses grandes: car la reputation provenant des choses basses et petites n'est point honorable, ny ne sent point son homme de bon coeur. Cest exemple dernier que nous avons allegué, me fait souvenir de considerer de plus pres les blasmes et les louanges qui sont principalement és poëmes d'Homere, car ils nous donnent une bien expresse instruction de n'estimer pas beaucoup les choses corporelles, ny celles qui dependent de la fortune: car premierement és tiltres qu'ils se donnent en s'entresalüant, ou en s'entre appellant, ils ne se nomment point ny beaux, ny riches, ny robustes, ains usent de telles louanges,
  Esprit divin, sage et ingenieux
  Ulysses fils de Laërtes le vieux.
Et,   Fils de Priam Hector qui en sagesse
  De Jupiter egales la hautesse.
Et,   Achilles fils de Peleus, lumiere
  De tous les Grecs, et la gloire premiere.
Et,   O patroclus que tant le mien coeur aime!
Et à l'opposite, quand ils veulent aussi injurier quelqu'un, ils ne s'attachent point aux marques exterieures du corps, ny aux choses casuelles de la fortune, ains touchent les faultes et vices de l'ame, qu'ils blasment:
  Homme ehonté, comme un chien sans vergongne,
<p 23r>   Qui as le cueur d'un cerf, couard, yvrongne.
Et,   Injurieux Ajax, qui es le pire
  Des detracteurs, et ne vaux qu'à mesdire.
Et,   Presumptueux Idomeneus cesse
  D'estre arrogant, et hault parler sans cesse.
Et,   Ajax hautain et superbe en paroles,
  Qui en dis tant de vaines et de folles.
Bref, Ulysses voulant injurier Thersites, ne l'appelle point boitteux, ny bossu, ny chauve, ny teste pointue, ains luy reproche, qu'il est babillard, indiscret: et au contraire, la mere de Vulcain en le caressant luy dit,
  Viença mon fils, vien mon pauvre boitteux.
Ainsi appert-il, que Homere se mocque de ceux qui ont honte d'estre boitteux ou aveugles, et qu'il estimoit n'estre point reprehensible ce qui n'est point deshonneste, ny deshonneste ce qui ne vient point de nous, ny par nous, mais qui procede de la fortune. Parquoy ces deux grandes utilitez demeurent à ceux qui sont exercitez à ouyr, et à lire les poëtes: l'une c'est, qu'ils en deviennent plus modestes, apprenans à ne reprocher odieusement ny follement à personne sa fortune: l'autre est, qu'ils en sont plus magnanimes, apprenans à ne fleschir point à la fortune, et à ne se troubler point pour quelque meschef qui leur advienne, ains à porter doucement et patiemment les mocqueries, traicts de picqueure et risees que lon leur en pourroit bailler, aiants tousjours en memoire prompte à la main ces vers de Philemon,
  Rien n'est plus doux que se souffrir mocquer
  Patiemment, et ne point s'en picquer.
toutefois s'il y a aucun de tels mocqueurs qui merite que lon le repicque, il se fault attacher à ses vices et à ses fautes, ne plus ne moins que Adrastus Tragique repliqua à Alcm@eon, qui luy reprochoit,
Alcm.   Frere germain tu es d'une meschante,
  Qui son mary tua de main sanglante.
Adrast.   Mais toy tu as, parricide inhumain,
  Ta mere propre occise de ta main.
Car ainsi comme ceux qui fouëttent les habillements, ne touchent point aux corps: aussi ceux qui reprochent quelque infortune ou quelque tache ou default de la race à leur ennemy, adressent leur coup vainement et follement aux choses exterieures, et ce-pendant ne touchent point à l'ame, et aux choses qui veritablement meritent d'estre reprises, corrigees, et blasmees. Ausurplus ainsi comme cy dessus nous avons donné un enseignement, de mettre alencontre des mauvais propos et dangereuses paroles qui se rencontrent aucunefois és livres des poëtes, les graves et bonnes sentences des grands et renommez personnages, tant en sçavoir, comme en gouvernement, pour divertir et empescher que lon n'adjouste soy à tels dicts poëtiques: aussi les propos que nous trouverons en eux bons, et honnestes, et utiles, ils les faudra encore confirmer et fortifier par tesmoignages, et par demonstrations tirees de la philosophie, en attribuant l'invention premiere de tels propos aux philosophes. Car c'est chose juste et profitable, que la foy soit ainsi fortifiee et authorisee, quand aux poësies qui se recitent sur l'eschafaud en un theatre, ou qui se chantent sur la lyre, et que lon fait apprendre aux enfans en une eschole, les Devises de Pythagoras s'accordent, et les enseignements de Platon, ou les Preceptes de Chilon, et que les Regles de Bias tendent à une mesme sentence, que ce que lon fait lire aux jeunes enfans: au moyen dequoy, il ne faut pas leur dire en passant seulement, mais leur declarer par le menu bien diligemment, qu'en ces passages,
  Tu n'as mon fils esté né sur la terre
<p 23v>   Pour manier armes et faire guerre:
  Mais va plustost, tant que seras vivant,
  Le faict d'amour et des nopces suivant,
Et,   Jupiter mesme a en haine celuy,
  Lequel s'attache à un plus fort que luy:
cela n'est point different de ce precepte, Cognois toy-mesme, ains tend à une mesme sentence: ne plus ne moins que ces sentences icy,
  Fols sont ceux-là qui n'entendent au bout,
  Combien plus est la moytié que le tout:
  Mauvais conseil ne nuyt tant à personne,
  Qu'il fait tousjours à celuy qui le donne:
tendent à mesme intelligence que font les discours de Platon en ses livres de Gorgias, et de la chose publique, c'est à sçavoir, qu'il est plus dangereux faire injustice que non pas la souffrir: et plus dommageable mal faire, que mal recevoir. Semblablement aussi faudra-il adjouster à ce dire d'Aeschylus,
  Aies bon coeur, peine demesuree
  Extremement, n'est de longue duree:
que c'est cela mesme qui tant est repeté és livres d'Epicurus, et tant loué par ses sectateurs, que les grands travaux expedient et despechent promptement l'homme, et que les longs ne sont pas grands. De laquelle sentence Aeschylus a bien evidemment exprimé une partie, et l'autre luy est si adjacente, qu'elle est aisee à entendre: car si le grand et vehement travail ne dure pas, adonc celuy qui dure n'est pas grand, ne difficile à supporter.
  Vois-tu comment le haut tonnant precede
  Tous autres Dieux, et qu'à nul il ne cede,
  Pource qu'en luy n'y a de menterie,
  Ny d'orgueil point, ny point de mocquerie
  Et de sot ris, et que seul point n'essaye
  Jamais que c'est que de volupté gaye?
Ces vers de Thespis ne disent-ils pas une mesme chose que fait ce propos de Platon, La divinité est situee loing de douleur et de volupté?
  De la vertu seule procede gloire
  Vraye, et qui point ne sera transitoire:
  Mais la richesse avec ceux mesme hante
  Qui sont de moeurs et de vie meschante.
Ces carmes de Bacchilides, et ces autres cy semblables d'Euripides,
  On doit avoir sur tout en reverence,
  A mon advis, la sage temperance,
  Qui n'est jamais qu'avec les gens de bien. Et ceux-cy,
  Efforcez vous d'avoir vertu la belle,
  Pour ce que si vous acquerez sans elle
  Des biens mondains, vous semblerez heureux,
  Mais ce pendant vous serez malheureux.
ne contiennent-ils pas la preuve et la demonstration de ce que disent les Philosophes touchant la richesse et les biens exterieurs, qu'ils sont inutiles, et ne portent aucun profit sans la vertu à ceux qui les possedent? Car le conjoindre ainsi et accommoder les passages des Poëtes aux preceptes et arrests des Philosophes, tire la poësie hors des fables, et luy oste le masque, et donne efficace de persuader et profit à bon escient aux sentences utilement dittes, et d'avantage ouvre l'esprit d'un jeune garson, et l'encline aux discours et raisons de la Philosophie, en prenant desja quelque <p 24r>goust, et en aiant ouy ja parler, non point y venant sans jugement, encore tout remply de folles opinions qu'il aura toute sa vie ouyes de sa mere, ou de sa nourrice, et quelquefois aussi de son pere, voire de son p@edagogue: ausquels il aura ouy reputer tresheureux, et, par maniere de dire, adorer les riches hommes, et redouter effroyablement la mort avec horreur, ou le travail: et au contraire, estimer la vertu chose non desirable, et n'en faire compte, non plus que de rien, sans avoir des biens de ce monde, et sans authorité. Car quand les jeunes gens viennent de prime face à entendre les decisions et raisons des Philosophes toutes contraires à ces opinions-là, ils en demeurent tous estonnez, troublez et effarouchez, ne les pouvans recevoir ny endurer: non plus que ceux qui ont longuement demouré en tenebres ne peuvent soudainement supporter ny endurer la lumiere des rayons du Soleil, s'ils ne sont premierement accoustumez petit à petit à quelque clarté bastarde, dont la lueur soit moins vifve, tant qu'ils la puissent regarder sans douleur: ainsi les faut-il peu à peu accoustumer du commancement à une verité, qui soit un peu meslee de fables. Car quand ils auront ouy premierement, ou leu és livres des poëtes ces sentences,
  Plorer convient celuy qui sort du ventre,
  Pour tant de maux auquel naissant il entre,
  Et convoyer au sepulchre le mort,
  Qui des travaux de ceste vie sort,
  En faisant tous signes d'aise et de joye,
  Et benissant de son depart la voye.
Et,   Pain pour manger et eau pour boire, en somme,
  Sont seulement necessaires à l'homme.
Et,   O tyrannie aimee des barbares!
Et,   Le bien supréme, et le comble de l'heur
  Des humains est sentir moins de douleur.
ils se troubleront et se fascheront moins quand ils entendront dire chez les Philosophes, Que nous ne nous devons point soucier de la mort, Que nature a mis une borne aux richesses, Que la beatitude et le souverain bien de l'homme ne gist point en quantité grande d'argent, ny en maniement de grands affaires, ny en magistrats et en credit et authorité: ains en ne sentir point de douleur, en avoir les passions addoucies, et en une disposition de l'ame suivant en toutes choses ce qui est selon nature. Pour ceste raison, et pour toutes celles que nous avons paravant alleguees et deduittes, le jeune homme a besoing d'estre bien guidé en la lecture des poëtes, à fin que la poësie ne l'envoye point mal edifié mais plus tost preparé et rendu amy et familier à l'estude de philosophie.

Comment il faut ouir. Ce sont preceptes que doivent observer ceux qui vont ouir les leçons, harangues, et disputes publiques, pour sçavoir comment ils s'y doivent comporter. <p 24v> JE t'envoye, amy Nicander, un petit traitté que j'ay recueilly et composé, Comment il faut ouir: à fin que tu sçaches escouter celuy qui te suadera et remonstrera par bonne raison, maintenant que tu es hors de la subjection des maistres qui te souloient commander, estant, par maniere de dire, sorty hors de page, et aiant pris la robbe virile: car ceste licence effrenee de n'estre subject à personne, que les jeunes gens, à faute de bien entendre, appellent et estiment faulsement liberté, les soubmet à de plus rudes et de plus aspres maistres, que n'estoient les precepteurs et les p@edagogues qu'ils souloient avoir en leur enfance, c'est à sçavoir leurs cupiditez et appétits desordonnez, qui sont lors comme desliez et deschainez. Et tout ainsi comme Herodote dit, que les femmes en despouillant leur chemise despouillent aussi la honte: aussi y a-il des jeunes gens qui en laissant la robbe peurile, laissent quant et quant la crainte et la honte: et devestant l'habit qui les tenoit en bonne et honneste contenance, ils se remplissent incontinent de toute dissolution. Mais toy qui as souvent entendu que c'est une mesme chose, suivre Dieu et obeir à la raison, dois estimer que le sortir hors d'enfance, et entrer au rang des hommes, n'est point une delivrance de subjection, ains seulement une mutation de commandant: pour ce que la vie, au lieu d'un maistre mercenaire loué ou bien achetté à pris d'argent, qui nous souloit gouverner en nostre enfance, prent alors une guide divine, qui est la raison, à laquelle ceux qui obeissent, doivent estre reputez seuls francs et libres: car ceux-là seuls aiants appris à vouloir ce qu'il fault, vivent comme ils veulent, là où és actions et affections desordonnees, et non regies par la raison, la franchise de la volonté y est petite, foible, et debile, meslee de beaucoup de repentance. Mais ainsi comme entre les nouveaux bourgeois, qui sont enrollez de nouveau pour jouïr des droicts et privileges de bourgeosie de quelque cité, ceux qui y sont estrangers, ou qui y viennent de loing habiter, blasment, reprennent, et trouvent mauvais la plus part de ce qui s'y fait: là où ceux qui y estoient habitans avant qu'en estre faicts bourgeois, aiants esté nourris, et estans tous accoustumez aux loix et coustumes du pais, ne reçoivent point mal en gré les charges qui leur sont imposees, ains les prennent en patience: aussi faut-il que le jeune homme long temps durant soit à demy nourry en la philosophie, et accoustumé dés le commancement à mesler tout ce qu'il apprend, et tout ce qu'il oit avec propos de la philosophie, pour venir puis apres desja tout apprivoisé, et tout domté, à l'estude d'icelle à bon escient, laquelle seule peut accoustrer et revestir les jeunes gens d'un veritablement digne, viril et parfaict ornement et vestement de la raison. Aussi croy-je que tu seras bien aise d'entendre ce que Theophraste escrit touchant l'ouyë, que c'est celuy de tous les cinq sens de nature qui donne plus et de plus grandes passions à l'ame, car il n'y a rien qui se voit, ne qui se gouste, ne qui se touche, qui cause de si grands ravissements hors de soy, si grands troubles, ne si grandes frayeurs, comme il en entre en l'ame par le moyen d'aucuns bruits, sons, et voix qui viennent à ferir l'ouyë: mais si elle est bien exposee et bien propre aux passions, encore l'est-elle plus à la raison: car il y a plusieurs endroits et parties du corps, qui donnent aux vices entree pour se couler au dedans de l'ame, mais la vertu n'a qu'une seule prise sur les jeunes gens, qui est, les aureilles, prouveu qu'elles soient dés le commancement contregardees pures et nettes de toute flatterie, non amollies ny abruvees d'aucuns mauvais propos: et pourrant à bonne cause vouloit Xenocrates que lon meist aux enfans des aureillettes de fer pour leur couvrir et defendre les aureilles, plus tost qu'aux combattans à l'escrime des poings, pour ce que ceux-cy ne <p 25r>sont en danger que d'avoir les aureilles rompues et déchirees de coups seulement, et ceux là les moeurs gastees et corrompues: non qu'il les voulust du tout priver de l'ouyë, ou les rendre totalement sourds, mais bien admonester de ne recevoir les mauvais propos, et s'en donner bien de garde, jusques à ce que d'autres bons y estans nourris de longue main par la philosophie, eussent saisy la place des moeurs, la plus mobile, et la plus aisee à mener, y estans logez par la raison comme gardes, pour la preserver et defendre. Aussi l'ancien Bias envoya la langue au Roy Amasis, qui luy avoit mandé qu'il luy envoyast la pire et la meilleure partie de la chair d'une hostie, voulant dire que le parler estoit cause des tresgrands biens et de tresgrands maux: et ordinairement ceux qui baisent les bien petits enfans, touchent à leurs aureilles, et leur disent qu'ils en facent autant, comme les admonestans couvertement en jeu, qu'il faut aimer ceux qui leur profitent par les aureilles: car il est tout certain que qui voudroit totalement priver un jeune homme d'ouïr, sans luy faire gouster aucunement la raison, non seulement il ne produiroit de soy-mesme ne fruit ne fleur quelconque de vertu, mais au contraire il se tourneroit au vice, mettant hors de son ame, ne plus ne moins que d'une terre non labouree et delaissee en friche, plusieurs rejettons et germes sauvages: car l'inclination aux voluptez, et la fuitte du labeur, ne sont point en nous estrangeres, ne n'y ont point esté introduittes par mauvaises persuasions ains y sont naturelles et nees avec nous, qui sont les sources de vices et de maux infinis: et qui les laisseroit aller à bride avallee, là où le naturel les inciteroit, sans rien en retrencher par sages remonstrances, et les destourner pour regler le defaut de nature, il n'y auroit beste farouche ne sauvage qui ne fust plus douce que l'homme. Parquoy puis qu'ainsi est, que l'ouyë porte aux jeunes gens si grand utilité avec non moindre peril, j'estime que ce soit sagement fait de discourir et deviser souvent, et avec soy-mesme et avec autruy, comment c'est qu'il faut ouïr, attendu mesmement que nous voyons, que la plus part des hommes en abuse, attendu qu'ils s'exercitent à parler devant que s'estre accoustumez à escouter, et qu'ils pensent qu'il y ait une science de bien parler, et une exercitation pour l'apprendre: et quant à l'escouter, que ceux qui en usent sans art, comment que ce soit, en reçoivent du profit. Combien que au jeu de la paume on apprend tout ensemble et à recevoir l'esteuf, et à le renvoyer: mais en l'usage du parler il n'est pas ainsi, car le bien recevoir precede le rejetter, ne plus ne moins que le concevoir et retenir la semence precede l'enfanter. Or dit-on que les oeufs des oiseaux que lon appelle vulgairement [...] c'est à dire esventez ou conceus du vent, sont germes imparfaicts, et commancements de fruicts qui n'ont peu avoir vie: aussi le parler des jeunes gens, qui ne sçavent escouter, et qui ne sont pas accoustumez à recevoir profit par l'ouyë, n'est veritablement que vent, et comme dit le Poëte,
  C'est une vaine inutile parole
  Qui folement dessoubs les nues vole.
car ceux qui veulent recevoir aucune chose que lon verse d'un vase en un autre, enclinent et tournent leurs vases la bouche devers ce que lon y verse, à fin que l'infusion se face bien dedans, et qu'il ne s'en respande rien au dehors, et eux ne sçavent pas se rendre attentifs, et par attention accommoder leur ouyë, à fin que rien ne leur eschappe de ce qui se dit utilement, ains, ce qui est digne des plus grande mocquerie, s'ils se trouvent presents à ouïr raconter l'ordre de quelque festin, ou d'une monstre, ou un songe, ou un debat et querelle que le recitant aura eu contre un autre, ils escoutent en grand silence, et s'arrestent à ouïr diligemment: mais si quelqu'un les tire à part pour leur enseigner chose util, ou pour les enhorter à quelque point de leur devoir, ou pour les reprendre quand ils faillent, ou appaiser quand ils se courroucent, ils ne le peuvent endurer, et taschent à refuter par arguments, en contestant <p 25v>alencontre de ce que lon leur dit, s'ils peuvent: et s'ils ne peuvent, ils s'enfuient pour aller ouïr quelques autres fols propos, comme de meschants vaisseaux pourris, remplissans leurs oreilles de toute autre chose, plus tost que de ce qui leur est necessaire. Ceux doncques qui veulent bien dresser les chevaux, leur enseignent à avoir bonne bouche, et obeïr bien au mors: aussi ceux qui veulent bien instruire les enfans, les doivent rendre soupples et obeissans à la raison, en leur enseignant à beaucoup ouïr et à ne gueres parler. Car Spintharus louant Epaminondas disoit, qu'il n'avoit jamais trouvé homme qui sçeust tant comme luy, ne qui parlast moins: aussi dit-on, que nature pour ceste cause a donné à chascun de nous une langue seule, et deux oreilles: pource qu'il faut plus ouir, que parler. Or est-ce par tout un grand et seur ornement à un jeune homme, que le silence: mais encore principalement, quand en escoutant parler un autre, il ne se trouble point, ny n'abbaye point à chasque propos, ains encore que le propos ne luy plaise gueres, il a patience neantmoins, et attend jusques à ce que celuy qui parle ait achevé, et encore apres qu'il a achevé, il ne va pas soudainement luy jetter au devant une contradiction, ains comme dit Aeschines, il laisse passer entre-deux quelque petite intervalle de temps, pour veoir si celuy qui a dit voudra point encore adjouster quelque chose à son dire, ou y changer, ou en oster. Mais ceux qui tout soudain contredisent, n'estans escoutez ny n'escoutans, ains parlans tousjours alencontre de ceux qui parlent, font une fault mal-seante et de mauvaise grace: là où celuy qui est accoustumé d'ouïr patiemment avec honneste contenance, en recueille mieux le propos qu'on luy tient s'il est utile et bon, et s'il est inutile ou faulx, il a meilleur loisir de le discerner, et de le juger, et si se monstre amateur de verité, non de querelle, ny temeraire en contention et aigre: au moyen dequoy ne parlent point mal ceux qui disent, qu'il fault plus tost vuider la folle opinion et presomption que les jeunes gens prennent d'eux-mesmes, qu'il ne fault l'air dequoy sont enflez les outres et peaux de chévres, quand on y veult mettre dedans quelque chose de bon: car autrement estans pleins du vent d'outrecuidance, ils ne reçoivent rien de ce que lon y cuyde verser. Or l'envie conjointe avec une malveillance et malignité n'est bonne à oeuvre quelconque, ains est nuysante à toute chose honneste et louable: mais sur tout est-elle mauvaise assistante et conseillere de celuy qui veult bien ouïr, rendant les propos qui luy seroient utiles, ennuyeux, malplaisans, et fascheux à ouïr, pour ce que les envieux prennent plaisir à toute autre chose, plus tost qu'à ce qui est bien dit: et neantmoins celuy qui est marry de veoir à un autre richesse, authorité ou beauté, est seulement envieux, pour ce qu'il est marry de veoir un autre avoir quelque bien: mais celuy à qui il desplaist d'ouïr bien dire, est marry de son bien propre; car tout ainsi comme la clarté est le bien de ceux qui voyent, aussi la parole est le bien de ceux qui escoutent s'ils la veulent recevoir. Et quant aux autres especes d'envie, ce sont certaines autres mauvaises et vicieuses passions et conditions de l'ame qui les engendrent: mais l'envie contre les bien-disans procede d'une ambition importune, et une convoitise injuste d'honneur, qui altere tellement celuy qui en est attainct, qu'elle ne le laisse pas seulement prester l'oreille à ce qui se dit, ains luy trouble et luy distraict la pensee à considerer en un mesme temps sa suffisance, pour veoir si elle est moindre que de celuy qui parle, et à regarder la contenance des autres qui escoutent pour sçavoir s'ils y prennent plaisir, et s'ils ont en estime celuy qui discourt: car si on le louë, il luy est advis qu'on luy donne autant de coups de baston, et s'en courrouce alencontre des assistans, s'ils le trouvent bien-disant: et neantmoins quant aux propos il les laisse- là, et rejette arriere les precedents, pour ce qu'il luy fait mal de s'en souvenir, et tremble, et ne sçait qu'il fait de peur qu'il a des succedents, craignant qu'ils ne soient trouvez encore meilleurs que les premiers: au moyen de quoy il fait <p 26r>tout ce qu'il peut pour rompre le propos le plus tost qu'il est possible, mesmement quand il voit que le discourant parle le mieux: puis quand l'audience est faillie, il ne s'attache à pas un des discours qui auront esté faicts, ains va sondant et recueillent les voix et opinions des assistans: et s'il en trouve qui le louënt, il s'oste de là vistement, et s'en fuit arriere, comme s'il estoit fol: mais s'il y en a quelques uns qui les blasment, ou qui les tordent en mauvaise part, ce seront ceux-là ausquels il courra, et avec lesquels il s'assemblera: et si d'adventure il n'y a personne qui les destorde, alors il luy comparera d'autres plus jeunes, qui auront mieux discouru (ce dira- il) et avec plus grande force d'eloquence, sur un mesme subject: et ne cessera d'interpreter tout en mauvaise part, jusques à tant qu'aiant corrompu et gasté toute la harangue qui aura esté faitte, il se la rendra inutile, et sans aucun profit à luy-mesme. Et pourtant faut-il, en tel cas, que l'ambition soit d'accord avec le desir d'ouir, à fin que lon escoute patiemment et doucement celuy qui haranguera, ne plus ne moins que si lon estoit convié au banquet de quelque sainct sacrifice, en louant son eloquence, là où il aura bien dit, et prenant en gré la bonne volonté de celuy qui aura mis en avant ce qu'il sçait, et qui aura voulu persuader les autres par les arguments et raisons dont il s'est luy mesme persuadé. Ainsi quand il luy sera bien succedé, il y faudra pour conclusion adjouster, que ce n'a point esté par fortune ny par cas d'adventure qu'il luy sera advenu de bien dire, ains par soing, par diligence, et par art: et pour le moins faudra- il contrefaire ceux qui louënt, et qui estiment fort quelque chose, et là où il aura failly, il faudra là arrester son entendement à considerer dont et pour quelles causes sera venue la faute: car ainsi comme Xenophon dit, que les bons mesnagers font leur profit de tout, et de leurs ennemis et de leurs amis: aussi ceux qui sont esveillez et attentifs à ouir diligemment, reçoivent profit non seulement de ceux qui disent bien, mais aussi de ceux qui faillent à bien dire. Car une maigre invention, une impropre locution, un mauvais langage, une laide contenance, un esblouissement de sotte joye, quand on s'entend louër, et toutes autres telles impertinences, qui adviennent souvent à ceux qui font des harangues en public, nous apparoissent beaucoup plus tost en autruy, quand nous escoutons, qu'ils ne font en nous-mesmes quand nous haranguons: et pource faut- il transferer l'examen et la correction de celuy qui aura harangué en nous-mesmes, en examinant si nous commettons point par mesgarde de telles fautes en orant. Car il n'est rien au monde si facile que de reprendre son voisin, mais ceste reprehension-là est vaine et inutile, si on ne la rapporte à une instruction de corriger ou eviter semblables erreurs en soy-mesme. Et ne faut pas en tel endroit oublier l'advertissement du sage Platon, quand on a veu quelqu'un faillant, de descendre tousjours en soy-mesme, et dire à par soy, «Ne suis-je point tel?» Car tout ainsi que nous voyons nos yeux reluisans dedans les prunelles de ceux de nos prochains, aussi faut-il que en la maniere de dire des autres nous nous representions la nostre, à fin que nous ne soions pas legers ny temeraires à reprendre les autres, et aussi que quand nous viendrons nous mesmes à haranguer, nous soyons plus soigneux de prendre garde à telles choses. A cest effect aussi servira grandement la comparaison, quand nous serons retirez à part de retour du lieu où aura esté faitte la harangue, que nous prendrons quelque poinct qui nous semblera n'avoir pas esté bien ou suffisamment deduit, et nous essayerons, et tirerons en avant nous mesmes pour le remplir, ou pour le corriger, ou bien pour autrement le dire, ou qui plus est encore, pour tascher à amener des raisons et arguments tous autres sur le mesme subject, et les deduire tout autrement, ce que Platon mesme a autrefois fait sur l'oraison de Lysias. Car ce n'est pas chose difficile, ains tresfacile, que de contredire un oraison prononcee, mais en prononcer et dire une autre sur le mesme subject, qui soit mieux faitte, et meilleure, c'est cela qui est bien difficile à faire, comme <p 26v>dit un Laced@emonien quand il entendit que Philippus Roy de Macedoine avoit demoly et rasé la ville d'Olynthe, «Mais il n'en sçauroit, dit-il, faire une telle.» Quand doncques nous verrons, que en discourant sur un mesme subject et argument, il n'y aura pas grande difference entre ce que nous dirons, et ce que l'autre paravant aura dit, alors nous retrencherons beaucoup de nostre mespris, et incontinent les ailes tomberont à nostre presomption et amour de nous mesmes, quand nous viendrons à nous esprouver par telles comparaisons. Or est l'esmerveiller et admirer contraire au mespriser, signe d'une plus douce et plus equitable nature: mais il n'a pas besoing non plus de peu de soing, et à l'adventure de plus grand et plus reservé que le mespriser: pour ce que ceux qui sont ainsi mesprisans et presomptueux, reçoivent moins de profit d'ouir ceux qui haranguent, mais ceux qui sont simples et subjects à tout admirer, en reçoivent dommage, et ne démentent point ce que dit Heraclitus,
  Un homme mol s'estonne de tout ce qu'il oit dire.
Pourtant faut-il simplement laisser eschapper de la bouche les louanges du disant: mais quant à adjouster foy à ce qu'il aura dit, il y faut aller bien reserveement: et quant au langage et à la prononciation de ceux qui s'exercent à bien dire, il en faut estre simple et gracieux spectateur et auditeur, mais bien aspre et severe examinateur et contrerolleur de ce qui aura esté dit quand à l'usage et à la verité, à fin que ceux qui auront dit ne nous haïssent point, et ce qui aura esté dit ne nous nuise point: car bien souvent nous ne nous donnons garde, que nous recevons des faulses et mauvaises doctrines, pour la foy que nous adjoustons, et la bonne affection que nous portons à ceux qui les mettent en avant. A ce propos les Seigneurs du conseil de Laced@emone trouvans l'opinions bonne d'un personnage qui avoit tresmal vescu, la feirent proposer par un autre de bonne vie et de bonne reputation: faisans en cela sagement et prudemment, d'accoustumer leur peuple à s'emouvoir plus tost par les moeurs, que par la parole du proposant. Mais en Philosophie il faut mettre à part la reputation de celuy qui met en avant un propos, et examiner le propos à part, pour-ce que, comme lon dit, en la guerre il y a beaucoup de faulses alarmes, aussi y a il en un auditoire: car la barbe blanche du disant, le geste, le grave sourcil, le parler de soy mesme, et principalement les cris, les battemens de mains, les tressaillements des assistans à ouïr une harangue, estonnent quelquefois un auditeur qui n'est pas bien rusé, comme un torrent qui l'emporte malgré luy: et si y a encore quelque tromperie au stile, et au langage, quand il est doux et coulant, et qu'avec quelque gravité et hautesse artificielle il vient à discourir des choses. Car ainsi comme ceux qui chantent soubs une fleute, font beaucoup de fautes dont les escoutans ne s'apperçoivent point: aussi un langage elegant et brave esblouit les aureilles de l'escoutant, qu'il ne puisse sainement juger de ce qu'il signifie: comme dit Melanthius interrogué qu'il luy sembloit de la Trag@edie de Dionysius: «Je ne l'ay, dit-il, peu voir, tant elle estoit offusquee de langage.» Mais les devis, leçons et harangues de ces Sophistes faisans monstre de leur eloquence, ont non seulement la couverture des paroles fardee qui cachent la sentence, mais qui plus est, ils addoucissent leurs voix par je ne sçay quels amollissements, ne sçay quels entonnements et accents de chansons qu'ils donnent à leur prononciation, qui ravissent les escoutans hors d'eux-mesmes, et les tirent là où ils veulent, en leur donnant une vaine volupté, et en recevant une plus vaine gloire: tellement qu'il leur advient proprement ce que respondit une fois Dionysius, lesquel aiant promis au theatre à quelque joueur de Cithre qui avoit excellentement joué devant luy, qu'il luy donneroit de grands presents, depuis il ne luy donna rien: «Car autant que tu m'as, ce dit-il, donné de plaisir en chantant, autant en as tu receu de moy en esperant.» Toute telle contribution fournissent et payent les auditeurs qui escoutent de tels harangueurs: car ils sont admirez pour autant de <p 27r>temps comme ils demeurent en la chaire à haranguer: mais finie la harangue, aussi tost est escoulé le plaisir des uns, et plus tost encore la gloire des autres: de maniere que ceux-là ont despendu en vain autant de temps, comme ils ont demeuré à escouter, et ceux cy toute leur vie qu'ils ont employee pour apprendre à ainsi parler. A ceste cause faut-il oster ce qu'il y a de trop et de superflu au langage, et s'arrester à cercher le fruict mesme, et suyvre en cela l'exemple non des bouquetiere, qui font les bouquets et les chapeaux de fleurs, mais des abeilles: car ces femmes-là choisissans à l'oeil les belles et odorantes fleurs et herbes, en tissent et composent un ouvrage qui est bien souëf à sentir, mais qui au demourant ne porte point de fruict, et ne dure qu'un seul jour: mais les abeilles bien souvent volans à travers, et par dessus des prairies pleines de roses, de violettes, et de hyacinthes, se poseront sur du tres-fort et tres- acre thym, et s'arresteront dessus, preparans de quoy faire le roux miel, et y ayant cueilly quelque chose qui y puisse servir, s'en revolent à leur propre besongne: aussi faut-il que le sage auditeur, et qui a l'entendement pur et net de passion, laisse là le langage affetté et fardé, et semblablement aussi les propos qui tiendront du triacleur ou du basteleur, qui se veut monstrer, en jugeant que telles herbes sont propres pour Sophistes, qui ressemblent les mousches guespes, qui ne servent de rien à faire le miel: mais que avec une profonde attention il descende au fond de la sentence, et de l'intention du disant, pour en retirer ce qu'il y aura d'utile et de profitable, se souvenant qu'il n'est pas là venu pour ouir jouër des farces ou chanter des musiciens en un theatre, mais en un eschole, et en un auditoire pour apprendre à emender et corriger sa vie par la raison: et pour ceste cause faut il faire jugement et examen de la lecture et harangue par soy-mesme, et par la disposition en laquelle on se treuve, en considerant s'il y aura aucune des passions de l'ame que en soit detenue plus molle, ou si elle nous aura rendu quelque ennuy plus leger, si le courage. et l'asseurance en est plus ferme, si lon se sent plus enflammé envers l'honnesteté et la vertu. Car il n'est pas raisonnable que quand on se léve de la chaire d'un barbier, on se present devant un miroir, et que lon taste sa teste pour voir s'il aura bien rongné les cheveux, et s'il aura bien accoustré la barbe: et qu'au sortir d'une leçon et d'une eschole lon ne se retire pas incontinent à part pour considerer son ame, si aiant laissé quelque chose de ce qui luy pesoit, et dont elle avoit trop auparavant, elle en sera point devenue plus legere, plus aisee, et plus douce: car comme dit Ariston, «ny une estuve, ny un sermon ne sert de rien, s'il ne nettoye.» Soit doncques le jeune homme joyeux, que le discours d'une leçon qu'il aura ouyë, luy ait profité: non que je veuille que le plaisir soit la fin finale qu'il se proposera pour l'aller ouir, ne qu'il s'estime qu'il faille sortir de l'eschole d'un philosophe, en chantant à demy voix avec une chere guaye que se lise en la face, ou qu'il cerche à estre parfumé de souëfves senteurs, là où il aura besoing d'estre graissé de cataplasmes, et frotté d'huyles et de fomentations plus medicinales que bien odorantes: mais bien qu'il ait à gré, si avec une parole poignante et picquante on luy nettoye et purifie son ame pleine de brouillas espais, et d'obscurité grande, ne plus ne moins qu'avec la fumee on nettoye les ruches des abeilles. Car si bien celuy qui presche et qui harangue ne doit pas du tout estre negligent de son stile, qu'il n'y ait quelque plaisir et quelque grace: c'est neantmoins ce dequoy le jeune homme qui escoute se doit soucier le moins, aumoins du commancement: je ne dis pas que puis apres il ne s'y puisse bien arrester, ne plus ne moins que ceux qui boivent, apres qu'ils ont estanché leur soif, alors ils tournent les couppes tout à l'entour, pour considerer et regarder l'ouvrage qui est dessus: aussi quand le jeune homme auditeur se sera remply de doctrine, et qu'il aura repris haleine, on luy peut bien permettre de s'amuser à considerer le langage, s'il aura rien d'elegant et de gentil. Mais celuy qui tout au commancement s'attache <p 27v>non aux choses, ny à la substance, ains va requerant que le langage soit pur, attique et rond, me semble faire tout ainsi, comme si estant empoisonné il ne voiloit point boire de preservatif et d'antidote, si lon ne luy bailloit le bruvage dedans un vase fait et formé de le terre de Colie en Attique, ny vestir une robbe au coeur d'hyver, sinon que la laine fust des moutons de l'Attique, et aimoit mieux demourer sans se bouger ny rien faire, en une cappe simple et mince, comme est le style de l'oraison de Lysias. Ces erreurs-là sont cause qu'il se trouve grande indigence de sens et de bon entendement, et à l'opposite grande abondance de babil et de caquet és jeunes gens par les escholes: pourautant qu'ils n'observent, ny la vie, ny les actions, ny le deportement d'un Philosophe en l'administration et gouvernement de la chose publique, ains donnent toute la louange aux beaux termes, paroles elegantes, et au bien dire, sans sçavoir, ny vouloir enquerir pour le sçavoir, si ce qu'il dit est utile ou inutile, necessaire, ou bien superflu. Apres ces preceptes que nous avons baillez, comment on doit ouir un Philosophe discourant, suit tout d'un tenant la regle et advertissement des questions que lon doit proposer: car il faut que celuy que lon convie à souper, se contente de ce que lon sert sur la table devant luy, sans demander autre chose, ny contreroller ou reprendre ce qui luy est presenté: mais celuy qui est venu à un festin de devis et de discours, par maniere de parler, si c'est sur certain argument choisi de longue main, il faut qu'il ne face autre chose qu'escouter patiemment sans mot dire: car ceux qui distraient le disant à autres subjects et autres arguments, et qui luy entrejettent des interrogations, ou luy font des oppositions alencontre de ce qu'il dit, sont fascheux, importuns, qui ne peuvent jamais accorder en un auditoire, et outre ce qu'ils n'en reçoivent aucun profit, ils troublent le disant, et tout le discours de son oraison quant- et-quant. Mais si le disant prie de luy mesme qu'on l'interrogue, et qu'on luy propose telle question que lon voudra, il faut alors luy demander tousjours quelque chose qui soit necessaire ou profitable: car Ulysses est mocqué en Homere par les poursuivans de sa femme, pour ce que
  Il ne queroit que des bribes coupees,
  Non des vaisseaux d'honneur, ou des espees.
car ils reputoient un signe de magnanimité, demander, tout ainsi que donner, quelque chose de grand pris: mais plus seroit digne d'estre mocqué celuy qui proposeroit au discourant des questions frivoles et sans fruict quelconque, comme font aucunefois des jeunes gens qui ont envie de babiller, ou bien de monstrer qu'ils sont sçavans en dialectique ou és mathematiques, et ont accoustumé de proposer au discourant, comment il faut diviser les choses indefinies, ou que c'est que le mouvement selon la coste, et selon le diametre. Ausquels se peut dire la response que feit le medecin Philotimus à un qui estant phtisique et pourry dedans le corps, luy demandoit quelque medecine pour guarir un petit ulcere qu'il avoit au bout de l'ongle: car le medecin cognoissant bien à sa couleur et à son haleine, qu'il estoit gasté au dedans, luy respondit: «Mon amy tu n'es pas en danger pour l'ulcere de ton ongle, il n'est pas temps d'en parler maintenant:» Aussi n'est-il pas heure maintenant de disputer de telles questions que tu me proposes, jeune fils mon amy, mais plus tost, comment tu te pourras delivrer de la folle opinion et presomption de toy-mesme qui te tient, ou de l'amour et de la sottie dont tu es empestré, pour te rendre en un estat de vie saine, et sans vanité quelconque. Qui plus est, encore faut-il bien avoir l'oeil à regarder. en quoy le discourant a plus de suffisance ou naturelle ou acquise, pour luy faire les interrogations de ce en quoy il est le plus excellent, non pas forcer celuy qui aura mieux estudié en la philosophie morale, de respondre à des questions de Physique ou des Mathematiques: ou celuy qui sera mieux entendu en la naturelle et Physique, le tirer à juger des propositions conjoinctes, ou à soudre de faulx syllogismes. Car tout <p 28r>ainsi comme qui voudroit fendre du bois avec une clef, ou ouvrir une porte avec une coignee, il ne feroit point d'injure à la clef, ny à la coignee, mais il se priveroit soy-mesme de l'usage propre, et de ce que peut faire l'un et l'autre: aussi ceux qui demandent au discourant ce à quoy il n'est pas propre de nature, ou en quoy il ne s'est pas exercité, et qui ne veulent pas cueillir ne prendre ce qu'il a et qu'il peut fournir, ils ne font pas seulement ceste perte-là, mais d'avantage acquierent la reputation de mauvaistié et de malignité. Il se faut aussi garder de demander beaucoup de questions et souvent, car cela est encore signe d'homme qui se veut monstrer: mais prester l'oreille attentifvement avec douceur, quand quelque autre propose, est fait en homme studieux, et qui se sçait bien accommoder à la compagnie, si d'adventure il n'y a quelque cas propre et particulier qui l'empesche, ou s'il n'y a quelque passion, aiant besoing d'estre arrestee, ou quelque imperfection requerant reméde qui nous presse: car comme dit Heraclitus, peut estre vaudroit-il mieux ne cacher point son ignorance, ains la mettre en evidence pour la faire guarir. Mais si quelque cholere ou quelque assaut de superstition, ou quelque violente querelle alencontre de nos domestiques et parents, ou quelque furieuse concupiscence d'amour,
  Touchant du coeur les cordes plus cachees,
  Qui ne devroient pour rien estre touchees,
commande en nostre entendement, il ne faut pas fuir en rompant le propos à en estre repris, ains faut cercher à en ouir discourir aux escholes mesmes: et apres les leçons faillies prendre à part le philosophe, et luy conferer, et l'en interroguer, non pas comme font plusieurs, qui sont bien aises d'ouir aux philosophes parler des autres, et l'en estiment: et si d'adventure le philosophe laissant les autres, s'addresse à part à eux, pour leur remonstrer franchement ce qu'ils ont de besoing, et qu'il les en face souvenir, ils s'en courroucent, et l'en estiment curieux et fascheux: car ils pensent proprement qu'il faille ouir les philosophes en leurs escholes par maniere de passetemps, comme les joueurs de Trag@edies en un theatre, et cuident que és choses exterieurs il n'y a point de difference entre les philosophes et eux: et ont bien raison de le cuider ainsi, quant aux Sophistes: car depuis qu'ils sont hors de leurs chaires où ils haranguent, et qu'ils laissent leurs livres, et leurs petites introductions, és autres actions et vrayes parties de la vie humaine, on les trouve petits, et de moindre esprit que les plus bas et plus vulgaires hommes du monde: mais ils n'entendent pas aussi, que de ceux qui sont vrayement dignes de ce nom de philosophes, soit qu'ils se jouënt, ou qu'ils facent à bon escient un clin d'oeil, un signe de la teste, un visage renfrongné, et principalement les paroles qu'ils disent à part à chascun, portent tousjours quelque utilité et quelque fruict à ceux qui ont la patience de les laiser dire, et de leur prester l'oreille. Au demourant quant aux louanges que lon donne au bien disant, il est besoing d'y user de moyen et de prudence retenue, pource que ny le peu, ny le trop, en telle chose n'est louable ny honneste: car l'auditeur qui se maintient si dur et si roide, qu'il ne s'amollit ny ne s'emeut pour chose qu'il oye, est fascheux et insupportable, estant remply d'une presomptueuse opinion de soy-mesme qu'il cache leans, et secrettement en soy mesme se vante qu'il diroit bien quelque chose de meilleur, que ce qu'il oit, ne remuant les sourcils en aucune maniere, ny ne jettant aucune voix qui porte tesmoignage qu'il oye volontiers, ains par un silence, une gravité feinte, et une contenance affectee, va prochassant la reputation d'homme constant et de gravité grande, pensant que les louanges soient comme de l'argent, qu'autant comme lon en donne à un autre, autant on en oste à soy mesme. Car il y en a plusieurs qui prennent mal et à contrepoil un dire de Pythagoras, qui disoit, que de l'estude de la philosophie il luy estoit demouré ce fruict, qu'il n'avoit rien en admiration: et ceux cy pensent que pour non louër ny honorer les autres, il les faille mespriser, et veulent qu'on les estime venerables <p 28v>par dedaigner tous les autres. Mais la raison philosophique oste bien l'esbahissement et l'admiration qui procede de doute, ou d'ignorance, pour ce qu'elle sçait et cognoist la cause d'une aucune chose, mais pour cela elle ne perd pas la facilité, la grandeur et l'humanité: car à ceux qui veritablement et certainement sont bons, c'est un tresbel honneur que d'honorer ceux qui le meritent, et orner autruy est un ornement tresdigne qui vient d'une superabondance de gloire et d'honneur qui est en celuy qui le donne: mais ceux qui sont chiches és louanges d'autruy, semblent estre pauvres et affamez dés leurs propres: comme aussi au contraire, celuy qui sans jugement à chasque mot et à chasque syllable presque s'eléve et s'escrie, est par trop leger et volage, et bien souvent desplaist à ceux mesmes qui font les harangues, mais bien fasche il tousjours les autres assistans, en les faisant sourdre et lever contre leur volonté, comme les tirans quasi par force à ce faire, et à crier comme luy de honte qu'ils ont: et puis n'aiant recueilly aucun profit de l'oraison ouyë, pour avoir esté trop estourdy et trop turbulent apres ses louanges, il s'en retourne de l'auditoire avec l'une de ces trois reputations qu'il en rapporte, qu'il est mocqueur ou qu'il est flatteur, ou qu'il est ignorant. Or faut-il quand on est en siege de justice pour juger un proces, ouir les parties sans haine ny faveur, ains de sens rassis, pour rendre le droict à qui il appartient: mais és auditoires des gens de lettres, il n'y a ny loy ny serment qui nous empesche, que nous n'escoutions avec faveur et benevolence celuy qui fait la harangue, ains au contraire, les anciens ont mis et colloqué les Graces aupres de Mercure, voulans par cela donner à entendre, que le parler requiert graces, benevolence, et amitié: car il n'est pas possible que le disant soit si fort rejettable, ne si defaillant en toutes choses, qu'il n'y ait ny sens aucun digne de louange inventé par luy mesme, ou renouvellé des anciens, ny le subject de sa harangue, ny son but et intention, ny aumoins le lange et le stile, ou la disposition des parties de l'oraison: car, comme dit l'ancien proverbe,
  Parmy chardons et espineux halliers
  Naissent les fleurs des tendres violiers.
Car si aucuns, pour monstrer leur esprit, ont pris à louër le vomissement, autres la fiévre, et quelques uns la marmite, et n'ont point eu faute de grace, comme est il possible qu'une oraison composee par un personnage, qui quoy que ce soit semble, ou pour le moins est appellé philosophe, ne donne aux auditeurs gracieux et equitables quelque respit et quelque temps à propos pour la louër? Ceux qui sont en fleur d'aage, ce dit Platon, comment que ce soit donnent tousjours des attaintes à celuy qui est amoureux, et appellent ceux qui sont blancs de couleur, enfans des Dieux: ceux qui sont noirs, magnanimes: celuy qui a le nez aquilin, royal: celuy qui est camus, gentil et plaisant et aggreable: celuy qui est pasle, en couvrant un peu ceste mauvaise couleur, ils l'appelleront face de miel: car l'amour a cela, qu'il s'attache et se lie à tout ce qu'il trouve, comme fait le lierre. Mais celuy qui prendra plaisir à ouir, s'il est homme de lettres, sera bien plus inventif à trouver tousjours dequoy louër un chascun de ceux qui monteront en chaire pour declamer. Car Platon, qui en l'oraison de Lysias ne louoit point l'invention, et reprenoit grandement la disposition, encore toutefois en louoit-il le stile et l'elocution, pource que toutes les paroles y sont claires et rondement tournees. Aussi pourroit on avec raison reprendre le subject dequoy a escrit Archilochus, la composition des vers de Parmenides, la bassesse de Phocylides, le trop de langage d'Euripides, l'inegalité de Sophocles: comme semblablement aussi des orateurs, l'un n'a point de nerfs à exprimer un naturel, l'autre est mol és affections, l'autre a faute de graces, et neantmoins est loué pour quelque particuliere force qu'il a d'emouvoir et de delecter: au moyen dequoy les auditeurs ne se sçauroit escuser, qu'ils n'aient tousjours assez matiere de gratifiers, s'ils veulent, <p 29r>à ceux qui font des leçons ou des harangues publiques: car il y en a, à qui il suffit, encore que lon ne porte point tesmoignage de vive voix à leur louange, de leur monstrer un bon oeil, un visage ouvert, une chere joyeuse, et une disposition et contenance amiable, et non point fascheuse ne chagrine: ces choses-là sont toutes vulgaires et communes envers ceux mesmes qui ne disent du tout rien qui vaille: mais une assiette modeste, en son siege, sans apparence de dedaing, avec un port de la personne droict, sans pancher ne çà ne là, un oeil fiché sur celuy qui parle, un geste d'homme qui escoute attentifvement, et une composition de visage toute nette, sans demonstration quelconque, non de mespris ou d'estre difficile à contenter seulement, mais aussi de toutes autres cures et de tous autres pensemens. Car en toutes choses la beauté se compose comme par une consonance, et convenance mesuree de plusieurs bienseances concurrentes ensemble en un mesme temps: mais la laideur s'engendre incontinent par la moindre du monde qui y defaille ou qui y soit de plus qu'il ne fault mal à propos: comme notamment en cest acte d'ouir, non seulement un froncis de sourcil, ou une triste chere de visage, un regard de travers, une torse de corps, un croisement de cuisses l'une sur l'autre mal-honneste, mais seulement un clin d'oeil ou de teste, un parler bas en l'oreille d'un autre, un ris, un baaillement, comme quand on a envie de dormir, un silence, et toute autre chose semblable, est reprehensible, et requiert que lon y prenne bien soigneusement garde. Et ceux-cy cuident que tout l'affaire soit en celuy qui dit, et rien en celuy qui escoute: ains veulent que celuy qui a à harenguer vienne bien preparé et aiant bien diligemment pensé à ce qu'il doit dire, et eux sans avoir rien propensé, et sans se soucier de leur devoir, se vont seoir là, tout ne plus ne moins que s'ils estoient venus pour souper à leur aise, pendant que les autres travailleroient: et toutefois encore celuy qui va souper avec un autre a quelques choses à faire et à observer, s'il s'y veult porter honnestement: par plus forte raison doncques, beaucoup plus en a l'auditeur: car il est à moitié de la parole avec celuy qui dit, et luy doit ayder, non pas examiner rigoureusement les fautes du disant, et peser en severe balance chascun de ses mots, et chascun de ses propos, et luy ce-pendant sans crainte d'estre de rien recerché, faire mille insolences, mille impertinences et incongruitez en escoutant. Mais tout ainsi comme en jouant à la paume, il faut que celuy qui reçoit la balle se remue dextrement, au pris qu'il voit remuer celuy qui luy renvoye: aussi au parler y a il quelque convenance de mouvement entre l'escoutant et le disant, si l'un et l'autre veult observer ce qu'il doit. Mais aussi ne faut-il pas inconsiderément user de toutes sortes d'acclamations à la louange du disant: car mesmes Epicurus est fascheux quand il dit, que ses amis par leurs missives luy rompoient la teste à force de clameurs de louanges qu'ils luy donnoient: mais ceux aussi qui maintenant introduisent és auditoires des mots estranges, en voulant louër ceux qui haranguent, disant avec une clameur, Voyla divinement parlé: C'est quelque Dieu qui parle par sa bouche: Il n'est possible d'en approcher: comme si ce n'estoit pas assez de dire simplement, Voyla bien dit, ou sagement parlé: ou, Il a dit la pure verité: qui sont les marques de louanges dont usoient anciennement Platon, Socrates, et Hyperides: ceux- là font une bien laide faute, et si font tort au disant, par ce qu'ils font estimer qu'il appéte telles excessives et superbes louanges. Aussi sont fort fascheux ceux qui avec serment, comme si c'estoit en jugement, portent tesmoignage à l'honneur des disans: et ne le font gueres moins ceux qui faillent à accommoder leurs louanges aux qualitez des personnages: comme quand à un philosophe enseignant et discourant, ils escrient, Subtilement: ou à un vieillard, Gentillement ou Joliement: en transferant et appliquant à des Philosophes les voix et paroles que lon a accoustumé d'attribuer à ceux qui se jouënt, ou qui s'exercent et se monstrent en leurs declamations scholastiques, et donnans à une oraison sobre et <p 29v>pudique une louange de courtisane, qui est autant comme si à un champion victorieux, ils mettoient sur la teste une couronne de lis ou de roses, non pas de laurier ou d'olivier sauvage. Euripides le poëte Tragique instruisoit un jour les joueurs d'une danse, et leur enseignoit à chanter une chanson faitte en Musique harmonique: quelqu'un qui l'escoutoit, s'en prit à rire: auquel il dit, Si tu n'estois homme sans jugement et ignorant, tu ne rirois pas, veu que je chante en harmonie Mixolydiene*: C'est à dire, pesante et grave. mais aussi un homme philosophe et exercité au maniement des affaires, pourroit à mon advis retrencher l'insolence d'un auditeur trop licentieux, en luy disant, Tu me sembles homme ecervellé, et mal appris: car autrement, ce-pendant que j'enseigne, ou qui je presche, et que je discours touchant l'administration de la chose publique, ou de la nature des Dieux, ou de l'office d'un magistrat, tu ne danserois ny ne chanterois pas. Car, à vray dire, regardez quel desordre c'est que quand un philosophe discourt en son eschole, que les assistans crient et bruient si hault et si fort au dedans, que ceux qui passent, ou qui escoutent au dehors, ne sçavent si c'est à la louange d'un joueur de fleutes, ou d'un joueur de Cithre, ou d'un baladin, que ce bruit se fait. D'avantage il ne fault pas escouter negligemment les reprehensions et corrections des philosophes sans pointure aucune de deplaisir: car ceux qui supportent si facilement et negligemment l'estre repris et blasmez par les philosophes, qu'ils en rient quand ils les reprennent, et louënt ceux qui leur disent leurs fautes, ne plus ne moins que les flatteurs et bouffons poursuivans de repeuë franche louënt eux qui les nourrissent, encore quand ils leur disent des injures: ceux- là, dis-je, sont de tout point ehontez et effrontez, donnans une mauvaise et deshonneste preuve et demonstration de la force de leur coeur, que l'impudence. Car de supporter un traict de risee sans injure, dit en jeu plaisamment, et ne s'en point courroucer ny fascher, cela n'est point ne faute de coeur ne faute d'entendement, ains est chose gentile et conforme à la coustume des Laced@emoniens. Mais d'ouir une vive touche, et une reprehension qui pour reformer les moeurs use de parole poignante, ne plus ne moins que d'une drogue et medecine mordante, sans en estre resserré, ny plein de sueur et d'esblouissement pour la honte qui fait monter la chaleur au visage, ains en demourer inflexible, se soubstiant, et se mocquant, c'est le faict d'un jeune homme de treslache nature, et qui n'a honte de rien, tant il est de longue main accoustumé et confirmé à mal faire: de sorte que son ame en a desja fait un cal endurcy, qui ne peut non plus qu'une chair dure, recevoir marque de macheure. Mais ceux là estans tels, il y en a d'autres de nature toute contraire: car si une fois seulement on les a repris, ils s'enfuyent sans jamais tourner visage, et quittent là toute la philosophie, combien qu'ils aient un beau commancement de salut, que nature leur a baillé, qui est, avoir honte d'estre repris, lequel ils perdent par leur trop lasche et trop molle delicatesse, ne pouvans endurer que lon leur remonstre leurs faultes, et ne recevans pas genereusement les corrections, ains destournans leurs aureilles à ouir plus tost de douces et molles paroles de flatteurs ou de Sophistes, qui leur chantent des plaisanteries bien aggreables à leurs aureilles, mais au demourant sans fruict ny profit quelconque. Tout ainsi doncques comme celuy qui apres l'incision faitte fuit le chirurgien, et ne peut endurer l'estre lié, a receu ce qui estoit douloureux en la medecine, et non pas ce qui estoit profitable: aussi celuy qui ne donne pas à la parole du Philosophe, qui luy a ulceré et blecé sa bestise, le loysir d'appaiser la douleur, et faire reprendre la playe, il s'en va avec morsure et douloureuse pointure de la philosophie, sans utilité quelconque: Car non seulement la playe de Telephus, comme dit Euripides,
  Se guarissoit avec la limeure
  Du fer de lance aiant fait la bleçeure:
mais aussi la morsure de la philosophie, qui poingt les coeurs des jeunes hommes, se guarit par la parole mesme qui l'a faitte. Et pourtant faut-il, que celuy qui se sent <p 30r>repris et blasmé, en souffre bien et resente quelque regret, mais non pas qu'il en demeure confus,ne qu'il s'en descourage: ains faut que quand la philosophie a commancé à le manier et toucher au vif, comme un sacrifice de purgation, apres en avoir patiemment supporté les premieres purifications et premiers rabrouëments, il en espere au bout de cela veoir quelque belle et douce consolation, au lieu du present trouble et espouvantement. Car encore que la reprehension du philosophe à l'adventure se face à tort, il est neantmoins honneste de le laisser dire et avoir patience: et puis quand il aura achevé de parler, alors s'addresser à luy pour se justifier, et le prier de reserver ceste franchise et vehemence de parler, alencontre de quelque autre faute qui aura au vray esté commise. D'avantage tout ainsi qu'en l'estude des lettres, en la musique, quand on apprend à jouer de la lyre, ou à luicter, les commancements sont fort laborieux, bien embrouillez, et pleins de difficulté: mais puis apres, en continuant petit à petit, il s'engendre à la journee une familiarité et cognoissance grande, ainsi qu'il se fait envers les hommes, laquelle rend toutes choses faciles, aisees à la main, et aggreables, tant à faire, comme à dire. Ainsi est il de la philosophie, laquelle du commancement semble avoir ne sçay quoy de maigre et d'estrange, tant és choses, comme és termes et paroles: mais pour cela il ne faut pas, à faute de coeur, s'estonner à l'entree, ny laschement se decourager, ains faut essayer tout, en perseverant, et desirant tousjours de tirer outre, et passer en avant, en attendant que le temps améne celle familiere cognoissance et accoustumance, qui rend à la fin doux tout ce qui de soy mesme est beau et honneste: car elle viendra en peu de temps, apportant quand et elle une clarté et lumiere grande à ce que lon apprent, et engendrera un ardent amour de la vertu, sans lequel l'homme est bien lasche et miserable, qui se peult adonner et mettre à suyvre autre vie, en se departant, à faute de coeur, de l'estude de la philosophie: bien peult il estre à l'adventure, que les jeunes gens, non encore experimentez, trouvent au commancement des difficultez qu'ils ne peuvent comprendre és choses, mais si est-ce pourtant que la plus part de l'obscurité et de l'ignorance leur vient d'eux mesmes, et par façons de faire toutes diverses commettent une mesme faute. Car les uns, pour une reverence respectueuse qu'ils portent au disant, ou pour ce qu'ils le veulent espargner, ne l'osent interroguer, et se faire entierement declarer son discours, et font signe de l'approuver par signe de la teste, comme s'ils l'entendoient bien: les autres à l'opposite, par une importune ambition et vaine emulation de monstrer la promptitude de leur esprit contre d'autres, devant qu'ils l'ayent compris, disent qu'ils l'entendent, et ainsi jamais ne le conçoivent. Dont il advient à ces premiers honteux, et qui de vergongne n'osent demander ce qu'ils n'entendent pas, que quand ils s'en retournent de l'auditoire, ils se faschent eux mesmes et demeurent en doubte et perplexité, et que finablement ils sont une autre fois contraincts, avec plus grand vergongne de fascher ceux qui ont ja discouru, en recourant apres et leur demandant ce qu'ils ont dit: et à ces ambitieux, temeraires et presomptueux, qu'ils sont contraincts de pallier, desguiser et couvrir l'ignorance qui demeure tousjours avec eux. Parquoy rejettans arriere de nous toute telle lascheté et vanité, mettons peine, comment que ce soit, d'apprendre, et comprendre en nostre entendement les profitables discours que nous oyrons faire aux philosophes, et pour ce faire supportons doucement les risees des autres, qui seront, ou penseront estre, plus vifs et plus aigus d'entendement, que nous: comme Cleanthes et Xenocrates estans un peu plus grossiers d'esprit que leurs compagnons d'eschole, ne fuyoient pas à apprendre pour cela, ny ne s'en descourageoient pas, ains se rioient et se mocquoient les premiers d'eux mesmes, disans qu'ils ressembloient aux vases qui ont le goulet estroict, et aux tables de cuyvre, pour ce qu'ils comprenoient difficilement ce qu'on leur enseignoit, mais aussi qu'ils le retenoient seurement et fermement: car il ne faut <p 30v>pas seulement, ce que dit Phocylides,
  Souvent se doit laisser circonvenir
  Celuy qui veult bon en fin devenir,
ains faut assi se laisser mocquer, endurer des hontes, des picqueures, des traicts de gaudisserie, pour repoulser de tout son effort et combattre l'ignorance. Toutefois si ne faut-il pas aussi passer en nonchaloir la faute que font au contraire ceux qui, pour estre d'apprehension tardive, en sont importuns, fascheux et chargeans: car ils ne veulent pas quelque fois, quand ils sont à part en leur privé, se travailler pour entendre ce qu'ils ont ouy, ains donnent le travail au docteur qui lit, en luy demandant et l'enquerant souvent d'une mesme chose, ressemblans aux petits oyselets qui ne peuvent encore voler, et qui baaillent tousjours attendans la becquee d'autruy, et voulans que lon leur baille ja tout masché et tout prest. Il y en a d'autres qui cerchans hors de propos la reputation d'estre vifs d'entendement et attentifs à ouir, rompent la teste aux docteurs lisans, à force de cacqueter et de les interrompre, en leur demandant tousjours quelque chose qui n'est point necessaire, et cerchans des demonstrations là où il n'en est point de besoing: et par ainsi,
  Le chemin court de soy en devient long,
comme dit Sophocles, non seulement pour eux, mais aussi pour les autres assistans. Car en arrestant ainsi à tous coups le philosophe enseignant, avec leurs vaines et superflues questions, ne plus ne moins que quand on va par les champs ensemble, ils empeschent la continuation de l'enseignement et de la doctrine, qui en est ainsi souvent rompue et arrestee. Ceux là doncques, ainsi comme dit Hieronymus, font ne plus ne moins que les couards et chetifs chiens, qui mordent bien les peaux des bestes sauvages, quand ils sont à la maison, et leur arrachent bien les poils, mais ils ne touchent point à elles aux champs. Au reste, je conseillerois à ces autres-là qui sont d'entendement tardif, que retenans les principaux points du discours, ils composent eux mesmes à part le reste, et qu'ils exercent leur memoires à trouver le demourant: et que prenans en leur esprit les paroles d'autruy, ne plus ne moins qu'une semence et un principe, ils le nourrissent et l'accroissent, pour ce que l'esprit n'est pas comme un vaisseau qui ait besoing d'estre remply seulement, ains plus tost a besoing d'estre eschauffé par quelque matiere qui luy engendre une emotion inventifve, et une affection de trouver la verité. Tout ainsi doncques comme si quelqu'un aiant affaire de feu en alloit cercher chez ses voisins, et là y en trouvant un beau et grand, il s'y arrestoit pour tousjours à se chauffer, sans plus se soucier d'en porter chez soy: aussi si quelqu'un allant devers un autre pour l'ouir discourir, n'estime point qu'il faille allumer son feu ny son esprit propre, ains prenant plaisir à ouir seulement, s'arreste à jouir de ce contentement, il tire des paroles de l'autre l'opinion seulement, ne plus ne moins que lon fait une rougeur et une lueur de visage quand on s'approche du feu: mais quand à la moisissure et au reland du dedans de son ame, il ne l'eschauffe ny ne l'esclarcit point par la philosophie. Si doncques il est besoing encore de quelque autre precepte pour achever l'office d'un bon auditeur, c'est qu'il faut qu'en se souvenant de celuy que je viens de dire, il exerce son entendement à inventer de soymesme, aussi bien comme à comprendre ce qu'il entend des autres, à fin qu'il se forme au dedans de soy une habitude, non point sophistique, c'est à dire apparente, pour sçavoir reciter ce qu'il aura entendu d'ailleurs, mais interieure et de vray philosophe, faisant son compte que le commancement de bien vivre, c'est estre blasmé et mocqué.

<p 31r>De la Vertu Morale.
NOSTRE intention est d'escrire et traitter de la Vertu que lon appelle et que lon estime Morale, en quoy principalement elle differe de la contemplative, pour ce que elle a pour sa matiere les passions de l'ame, et pour sa forme la raison: quelle substance elle a, et comment elle subsiste. A sçavoir si la partie de l'ame qui la reçoit, est nantie et ornee de raison qui luy soit propre à elle, ou si elle en emprunte l'usage et la participation d'ailleurs: et la recevant d'ailleurs, si c'est comme les choses qui sont meslees avec d'autres meilleures, ou bien si c'est pour ce que ce qui est soubs le gouvernement et soubs la domination d'autruy, semble participer de la puissance de ce qui luy commande et qui le gouverne: car qu'il soit bien possible que la vertu subsiste et demeure en estre sans aucune matiere ny meslange, j'estime qu'il soit assez manifeste. Mais premierement je croy qu'il vauldra mieux reciter sommairement en passant, les opinions des autres Philosophes, non par maniere de narration historiale seulement ains plus tost à fin que les opinions des autres exposees, la nostre en soit plus claire à entendre, et plus certaine à tenir. Menedemus doncques natif de la ville d'Eretrie, ostoit toute pluralité et toute difference de vertus, pour ce qu'il tenoit qu'il n'y en avoit qu'une toute seule, laquelle s'appelloit de divers noms, disant que c'estoit une mesme chose qui s'appelloit temperance, force, justice, comme c'est tout un que homme, et mortel, ou animal raisonnable. Ariston natif de Chio tenoit aussi, qu'en substance il n'y avoit qu'une seule vertu, laquelle il appelloit Santé, mais selon divers respects il y en avoit plusieurs differentes l'une de l'autre, comme qui appelleroit nostre veuë quand elle s'applique à regarder du blanc, Leucothee: et à regarder du noir, Melanthee: et ainsi des autres choses semblables. Car la vertu (disoit-il) qui concerne ce qu'il faut faire ou laisser, s'appelle Prudence, et celle qui regle la concupiscence, et qui limite ce qui est moderé et opportun és voluptez, se nomme Temperance: et celle qui concerne les affaires, et contraux, que les hommes ont les uns avec les autres, est Justice, ne plus ne moins qu'un cousteau est tousjours le mesme, mais il coupe tantost une chose et tantost une autre: et le feu agit bien en diverses et differentes matieres, mais c'est tousjours par une mesme nature. Et semble que Zenon mesme le Citieïen panche un petit en ceste opinion- là, quand il definit que la prudence qui distribue à chacun ce qui luy appartient, est la Justice: celle qui choisit ce qu'il faut eslire ou fuir, Temperance: ce qu'il faut supporter et souffrir, Force: et ceux qui le defendent en telle opinion, disent que par la prudence il entendoit la science. Mais Chrysippus estimant que chacune qualité a sa vertu propre, sans y penser introduisit en la Philosophie un exaim, comme disoit Platon, et toute une ruchee par maniere de dire, de vertus: car comme de fort se derive force, de juste justice, de clement clemence: aussi fait de gracieux grace, de bon bonté, de grand grandeur, de beau beauté, et toutes autres telles galanteries, gentillesses, courtoisies, et joyeusetez, qu'il mettoit au nombre des vertus, remplissant la Philosophie de nouveaux termes, sans qu'il en fust besoing. Mais tous ces Philosophes-là ont cela de commun entre eux, qu'ils tiennent que la vertu est une disposition et une puissance de la principale partie de l'ame, que est la raison, et supposent cela comme chose toute confessee, toute certaine et irrefragable: et n'estiment point qu'il y ait en l'ame de partie sensuelle et irraisonnable, qui soit de nature differente de la raison, ains pensent que ce soit tousjours une mesme partie et substance de l'ame, celle qu'ils appellent principale, ou la raison et l'entendement, qui se tourne et se change en tout, tant <p 31v>és passions, comme és habitudes et dispositions, selon la mutation desquelles il devient ou vice ou vertu, et qui n'a en soy rien qui soit irraisonnable, mais que lon l'appelle irraisonnable quand le mouvement de l'appetit est si puissant, qu'il demeure le maistre, et poulse l'homme à quelque chose deshonneste, contre le jugement de la raison: car ils veulent que la passion mesme soit raison, mais mauvaise, prenant sa force et vehemence d'un faux et pervers jugement. Tous ceux- là me semblent avoir ignoré, que chascun de nous est veritablement double et composé, au moins n'ont-ils cogneu, que ceste premiere composition de l'ame et du corps, qui est manifeste à tous, mais l'autre composition et mixtion de l'ame, ils ne l'ont point entenduë: toutefois qu'il y ait encore quelque duplicité et meslange en l'ame mesme, et quelque diversité de nature et difference entre la partie raisonnable et l'irraisonnable, comme si c'estoit presque un autre second corps par necessité naturelle meslé et attaché à la raison: il est bien vraysemblable, que Pythagoras ne ne l'a pas ignoré, à ce que lon peult conjecturer par la diligence grande qu'il a employee en la Musique, l'appliquant à l'Ame pour l'addoucir, domter et apprivoiser, comme s'appercevant bien, que toutes les parties d'icelle n'estoient pas obeïssantes ne subjectes à doctrine, ny aux sciences, de maniere que par la seule raison on les peust retirer de vice, et qu'elles avoient besoing de quelque autre maniere d'apprivoisement et de persuasion, autrement qu'il seroit impossible à la philosophie de venir à bout de sa rebellion. Mais bien est-il tout evident et tout certain, que Platon a tresbien entendu, que l'ame ou la partie animee de ce monde, n'est point simple, ains est meslee de la puissance du mesme, de l'autre, par ce que d'une part elle se regit et tourne tousjours par un mesme ordre, qui est le plus puissant mouvement, et de l'autre part elle est divisee en cercles, sph@eres, et mouvements à demy contraires au premier, vagabons et errans, en quoy est le principe des diversitez des generations qui se font en la terre. Aussi l'ame de l'homme estant part et portion de celle de l'univers, et composee sur les nombres et proportions d'icelle, n'est point simple ny d'une seule nature, ains a une partie qui est spirituelle et intelligente, où est le discours de la raison, à laquelle appartient, selon nature, de commander et dominer en l'homme: l'autre est brutale, sensuelle, errante et desordonnee d'elle mesme, si elle n'est regie et conduitte d'ailleurs. Et ceste-cy derechef se soubsdivise en deux autres parties, dont l'une s'appelle corporelle ou vegetative, l'autre irascible ou concupiscible, adherente tantost à la partie corporelle, et tantost à la spirituelle, et au discours de la raison, à qui elle donne force et vigueur. Or cognoist on la difference de l'une et de l'autre en ce principalement, que la partie intelligente resiste bien souvent à la concupiscible et irascible: et faut bien dire qu'elles soient diverses et differentes de la raison, attendu que bien souvent elles desobeïssent et repugnent à ce qui est tresbon. Aristote a supposé ces principes là bien longuement plus que nul autre, comme il appert par ses escripts, mais depuis il attribua la partie irascible à la concupiscible, les confondant toutes deux en une, comme estant l'ire une convoitise et appetit de vengeance, mais tousjours a il tenu, que la partie sensuelle et brutale estoit totalement distincte et divisee de l'intellectuelle et raisonnable, non qu'elle soit du tout privee de raison, comme l'est la vegetative et nutritive, qui est celle des plantes, par ce que celle là estant du tout sourde, ne peult ouir la raison, et est un germe qui procede de la chair, et tient tousjours au corps: mais la sensuelle ou concupiscible, encore qu'elle soit destituee de raison propre à elle, si est ce neantmoins, qu'elle est apte et idoine à ouir et obeir à la partie intelligente et discourante, à se retourner vers elle, et à se ranger à ses preceptes, prouveu qu'elle ne soit point gastee à faict, et corrompue par une volupté ignorante, et une habitude de vie dissoluë. Et s'il y en a qui s'esmerveillent et qui trouvent <p 32r>estrange, comment une partie peut estre irraisonnable, et neantmoins obeissante à la raison: ceux- là ne me semblent pas bien comprendre la force et la puissance de la raison, combien elle est grande, et jusques où elle passe et penetre à commander, conduire, et guider, non par dures ny violentes contrainctes, mais par molles et douces inductions et persuasions, qui ont plus d'efficace que toutes les forces du monde. Qu'il soit ainsi, les esprits, les nerfs et les os sont parties irraisonnables du corps, mais aussi tost qu'il y a en l'esprit un mouvement de volonté, comme aiant la raison tant soit peu secoué la bride, tous s'estendent, tous s'esveillent et se rendent prests à obeïr: si l'homme veut courir, les pieds sont dispos: s'il veut prendre ou jetter quelque chose, les mains sont incontinent prestes à mettre en oeuvre. Le poëte Homere mesme nous donne bien clairement à cognoistre la convenance et intelligence qu'il y a entre la raison, et les parties privees du discours de raison, par ces vers,
  Ainsi baignoit de larmes son visage
  Penelopé, en plorant le veufvage
  De son espoux tout joignant d'elle assis:
  Mais Ulysses en son esprit rassis
  Se sentoit bien attainct de pitié tendre,
  Voiant ainsi tant de larmes espandre
  Celle que plus il aimoit cherement:
  Et toutefois il tenoit sagement
  Ses pleurs cachez, et dessoubs les paupieres
  Fermes estoient de ses yeux les lumieres,
  Sans plus siller, que si leur dureté
  De roide fer ou de corne eust esté.
tant il avoit rendu obeïssans au jugement de la raison et les esprits, et le sang, et les larmes. Cela mesme monstrent aussi clairement les parties naturelles, qui se retirent, et par maniere de dire, s'enfuient, sans se bouger ny emouvoir, quand nous approchons des belles personnes que la raison ou la loy nous defendent de toucher. Ce qui advient encore plus evidemment à ceux, qui estans devenus amoureux de quelques filles ou femmes, sans les cognoistre, recognoissent puis apres que ce sont ou leurs soeurs, ou leurs propres filles: car alors tout soudain la concupiscence cede et fait joug, quand la raison s'y est interposee, et le corps contient toutes ses parties honestement, en devoir d'obeïr au jugement de la raison. Et advient aussi bien souvent, que lon mange quelques viandes de bon appétit sans sçavoir que c'est, mais aussi tost que lon s'apperçoit, ou que par autre on est adverty, que c'est quelque viande impure, mauvaise et defenduë, non seulement on s'en repent, et en est-on fasché en son entendement, mais aussi les facultez corporelles s'accordans avec l'opinion, on en prent des vomissements et des maux de coeur, qui renversent l'estomac sans dessus dessoubs. Et si ce n'estoit que j'aurois peur qu'il ne semblast, que j'allasse industrieusement ramasser de toutes parts des inductions plaisantes, pour aggreer aux jeunes gens, je m'eslargirois à deduire les psalterions, les lyres, les espinettes, les fleutes, et autres tels instruments de musique, que lon a inventez pour accorder et consoner avec les passions humaines, encore que ce soient choses sans ames, elles ne laissent pas toutefois de s'esjouir ou se plaindre et lamenter avec eux, ains chantent, s'esguayent, voire font l'amour quand et eux, representans les affections, les volontez, et les moeurs de ceux qui en jouënt. Auquel propos on dit, que Zenon mesme allant un jour au theatre pour ouïr le musicien Amoebeus, qui chantoit sur la lyre, dit à ses disciples: Allons-y, pour ouir et apprendre quelle armonie et resonance rendent les entrailles des bestes, les nerfs, les ossements, et les bois, quand on les sçait disposer par nombres, par proportions, et par ordre. <p 32v>Mais laissant ces exemples-là, je leur demanderois volontiers, si quand les chevaux, les chiens, et les oyseaux, que nous nourrissons en nos maisons, par accoustumance, nourriture et enseignement, apprennent à rendre des voix intelligibles, et à faire des mouvements, des gestes, et des tours qui nous sont et plaisans et utiles: et semblablement quand ils lisent dedans Homere, que Achilles excitoit à combattre et les hommes et les chevaux, ils s'esbahissent encore, et doutent si la partie qui se courrouce, qui appéte, qui se deult, qui s'esjouit en nous, peut bien obeïr à la raison, et pour estre affectionneee et disposee par elle, attendu mesmement qu'elle n'est point logee dehors, ny divisee et distincte d'avec nous, et qu'il n'y a rien au dehors qui la forme, ne qui la moule, ou qui la taille par force à coups de marteau ny de ciseau, ains que elle est tousjours attachee à elle, tousjours conversant avec elle, nourrie et duitte par longue accoustumance. Voyla pourquoy les anciens l'ont bien proprement appellee Ethos, qui est à dire, les Moeurs, pour nous donner grossement à entendre, que les moeurs ne sont autre chose, qu'une qualité imprimee de longue main en celle partie de l'ame qui est irraisonnable, et est ainsi nommee par ce qu'elle prend celle qualité de la demeure longue, et longue accoustumance, estant formee par la raison, laquelle n'en veut pas du tout oster ny desraciner la passion, par ce qu'il n'est ny possible, ny utile, ains seulement luy trasse et limite quelques bornes, et luy establit quelque ordre, faisant en sorte que les vertus morales ne sont pas impassibilitez, mais plustost reglements et moderations des passions et affections de nostre ame, ce qu'elle fait par le moyen de la prudence, laquelle reduit la puissance de la partie sensuelle et passible à une habitude honneste et louable. Par ce que lon tient que ces trois choses sont en nostre ame, la puissance naturelle, la passion, et l'habitude. La puissance naturelle est le commancement, et par maniere de dire, la matiere de la passion, comme la puissance de se courroucer, la puissance de se vergongner, la puissance de s'asseurer. La passion apres est le mouvement actuel d'icelle puissance, comme le courroux, la vergongne, l'asseurance. Et l'habitude est une fermeté establie en la partie irraisonnable par longue accoustumance, et une qualité confirmee, laquelle devient vice quand la passion est mal gouvernee, et vertu quand elle est bien conduitte et menee par la raison. Mais pourautant que lon ne trouve pas que toute vertu soit une mediocrité, ny ne l'appelle-on pas toute morale, à fin de mieux en monstrer et declarer la difference, il faut commencer un peu de plus haut. Toutes les choses sont ou absoluëment et simplement en leur estre, ou relativement au esgard à nous. Absoluëment sont en leur estre, comme la terre, le ciel, les estoilles, et la mer: relativement au regard de nous, comme bon, mauvais: proufitable, nuisible: plaisant desplaisant. La raison contemple l'un et l'autre, mais le premier genre des choses qui sont absoluëment appartient à science, et à contemplation, comme son object: le second, des choses qui sont relativement au esgard à nous, appartient à consultation et action: et la vertu de celuy-là est sapience, la vertu de cestui-cy, prudence: et y a difference entre prudence et sapience, d'autant que prudence consiste en une relation, et application de la partie contemplative de l'ame, à l'action et au regime de la sensuelle et passible selon raison, tellement que prudence a besoing de la fortune, là où sapience n'en a que faire, pour atteindre et parvenir à sa propre fin: ny aussi de consultation, par ce qu'elle concerne les choses qui sont tousjours unes et tousjours de mesme sorte. Et comme le Geometrien ne consulte pas touchant le triangle, à sçavoir s'il a trois angles egaux à deux droicts, ains le sçait certainement: et la consultation se fait des choses qui sont et adviennent tantost d'une sorte, et tantost d'une autre, non pas de celles qui sont fermes et stables tousjours en un estre immuable: aussi l'entendement et ame speculative exerceant ses functions sur les choses premieres et permanentes qui ont tousjours une mesme nature, et qui ne reçoivent <p 33r>point de changement, est exempte de toute consultation. Mais la prudence descendant aux choses pleines de variation, de troubles et de confusion, il est force qu'elle se mesle souvent des choses fortuites et casuelles, et qu'elle use de consultation en choses si douteuses et si incertaines, et apres avoir consulté, qu'elle vienne lors à mettre la main à l'oeuvre, et à l'action, assistee de la partie raisonnable, laquelle elle tire quand et soy aux actions, car elles ont besoing d'un instinct et esbranlement que fait l'habitude morale en chasque passion: mais cest instinct-là a besoing de raison qui le limite, à fin qu'il soit moderé, à fin qu'il ne passe point outre, ny ne demeure point deça le milieu, par ce que la partie brutale et passible a des mouvements qui sont les uns trop vehements et trop soudains, les autres trop tardifs et plus lasches qu'il n'appartient. C'est pourquoy nos actions ne peuvent estre bonnes qu'en une sorte, et mauvaises en plusieurs: comme lon ne peut assener au but que par une sorte seulement, mais bien le peut on faillir en plusieurs, en donnant ou plus haut ou plus bas qu'il ne faut. L'office doncques de la raison active selon nature est, d'oster et retrencher tous exces et toutes defectuositez aux passions, par ce que quelquefois l'instinct et esbranlement, soit par infirmité, ou par delicatesse, ou par crainte, ou par paresse, se lasche et demeure court au devoir, et là se treuve la raison active, qui le resveille et l'excite. Et quelquefois aussi, au contraire, se laisse aller à la debordee, estant dissolu et desordonné, et la raison luy oste ce qu'il a de trop vehement, reglant ainsi et moderant ce mouvement actif, elle imprime en la partie irraisonnable les vertus morales, qui sont mediocritez entre le peu et le trop. Car il ne faut pas estimer que toute vertu consiste en mediocrité, d'autant que la sapience et prudence, qui n'ont besoing aucun de la partie brutale et irraisonnable, gisent seulement au pur et sincere entendement et discours du pensement, non subjectes aux passions, n'estans autre chose qu'une cime et extremité de raison affinee, contente de soy, parfaitte, et n'ayant aucun besoing de la partie irraisonnable et sensuelle, en laquelle raison se forme et engendre la tres-divine et tres-heureuse science: mais la vertu morale tenant de la terre à cause du corps, a besoing des passions, comme d'outils et de ministres pour agir et faire ses operations, n'estant pas corruption ou abolition de la partie irraisonnable de l'ame, ains plus tost le reglement et l'embellissement d'icelle, et est bien extremité quant à la qualité et à la perfection, mais non pas quant à la quantité, selon laquelle elle est mediocrité, ostant d'un costé ce qui est excessif, et de l'autre ce qui est defectueux. Mais pource qu'il y a milieu et mediocrité de plusieurs sortes, il nous faut definir quel milieu et quelle mediocrité est la vertu morale. Premierement doncques, il y a un milieu qui est composé des deux extremitez, comme le gris ou le tanné, composé du blanc et du noir. Et ce qui contient ou qui est contenu est moyen et milieu entre ce qui contient et ce qui est contenu seulement, comme le monbre de huit entre le douze et le quatre. Ce qui ne participe et ne tient de nulle des extremitez s'appelle aussi moyen et milieu, comme ce qui est indifferent entre le bien et le mal, mais vertu ne peut estre milieu ne moyen selon pas une de ces interpretations- là, par ce qu'elle ne peut estre composition ny meslange de deux vices, ny ne peut contenir ce qui est moins, ny estre contenu de ce qui est plus que le devoir, et si n'est point du tout exempté des passibles emotions subjettes au trop et au peu, et au plus et au moins. Mais plus tost elle est et s'appelle milieu et moyen, selon la mediocrité qui est aux sons et aux accords des voix, car il y a en la Musique une note et une voix qui s'appelle moienne, pour ce qu'elle est au milieu de la basse et de la haute que lon appelle Hypaté et Neté, se retirant de la hautesse de l'une qui est trop aiguë, et de la bassesse de l'autre qui est trop grosse: aussi la vertu morale est un certain mouvement et puissance en la partie irraisonnable de l'ame qui tempere le relaschement ou roidissement, et le plus et moins qui y peuvent estre, reduisant chascune passion à temperature moderee pour la garder de faillir. <p 33v>En premier lieu doncques ils disent, que la force ou prouësse et vaillance est le moyen et le milieu entre couardise et temerité, desquelles deux extremitez l'une est exces, et l'autre defaut de la passion d'ire. La liberalité est un moyen entre chicheté et prodigalité: Clemence entre indolence et cruauté: Justice moyen entre le distribuer plus et moins de ce qu'il faut és contraux et affaires des hommes, les uns avec les autres: Temperance milieu entre l'impassibilité insensible, et la dissolution desbordee és voluptez: en quoy principalement et plus clairement se donne à cognoistre la difference qu'il y a de la partie brutale à la partie raisonnable de l'ame: et voit-on evidemment, qu'autre chose est la passion, et autre chose la raison, par ce qu'autrement il n'y auroit point de difference entre la temperance et la continence, et entre l'intemperance et l'incontinence és voluptez et cupiditez, si c'estoit une mesme partie de l'ame qui jugeast, et qui convoitast: mais maintenant la temperance est quand la raison gouverne et manie la partie sensuelle et passionnee, ne plus ne moins qu'un animal bien domté et bien fait à la bride, le trouvant obeïssant en toutes cupiditez, et recevant volontairement le mors. Et la continence est quand la raison demeure bien la plus forte, et méne la concupiscence, mais c'est avec douleur et regret, par ce qu'elle n'obeit pas volontiers, ains va de travers à coups de baston, forcee par le mors de bride, faisant toute la resistance qu'elle peut à la raison, et luy donne beaucoup de travail et de trouble: comme Platon, pour le mieux donner à entendre par similitude, fait qu'il y a deux bestes de voitture qui tirent le chariot de l'ame, dont la pire combat, estrive et regibbe contre la meilleure, et donne beaucoup d'affaire et de peine au cocher qui les conduit, estant contrainct de tirer alencontre, et tenir roide, de peur que les resnes purpurees, comme dit Simonides, ne luy eschappent des mains. Voila pourquoy ils ne tiennent point que continence soit vertu entiere et parfaitte, ains quelque chose moindre, par ce que ce n'est point une mediocrité de consonante armonie et accord du pire avec le meilleur, ne qui resecque ce qu'il y a de trop en la passion: ny l'appétit n'obeit point volontairement de gré à gré à la raison de l'ame, ains luy fait de la peine, et en reçoit aussi, et finablement est rangé soubs le joug par force, comme en une sedition civile, là où les deux parties discordantes se voulans mal, et se faisans la guerre l'une à l'autre, habitent dedans une mesme closture de ville, comme dit Sophocles,
  La cité est pleine d'encensements,
  Pleine de chants, et de gemissements.
telle est l'ame du continent, pour le combat et le discord qu'il y a entre la raison et l'appétit. C'est pourquoy ils tiennent aussi, que l'incontinence n'est pas du tout vice, ains quelque chose de moins, mais que l'intemperance est le vice tout entier, pour ce qu'elle a l'affection mauvaise et la raison gastee et corrompue, estant par l'une poulsee à appéter ce qui est deshonneste, et par l'autre induite à mal juger et consentir à la cupidité deshonneste: de maniere qu'elle perd tout sentiment des fautes et pechez qu'elle commet, là où l'incontinence retient bien le jugement sain et droict par la raison, mais par la vehemence de la passion plus puissante que la raison, elle est emportee comme son propre jugement: aussi est elle differente de l'intemperance, d'autant qu'en l'une la raison est vaincue par la passion, et en l'autre elle ne combat pas seulement. L'incontinent en combattant quelque peu, se laisse à la fin aller à sa concupiscence: l'intemperant en consentant, approuvant et louant, suit son appétit. L'intemperant est bien aise et se resjouit d'avoir peché, l'incontinent en a douleur et regret: l'intemperant va guayement et affectueusement apres sa villanie, l'incontinent enuis et mal volontiers abandonne l'honnesteté: et s'il y a difference entre leurs faicts et actions, il n'y en a pas moins entre leurs paroles, car les propos de l'intemperant sont tels,
  Grace il n'y a ny plaisir en ce monde,
<p 34r>   Sinon avec dame Venus la blonde:
  Puissent mes yeux par mort esvanouir
  Alors que plus je n'en pourray jouir.
Un autre dit, Boire, manger, et paillarder, c'est le principal: tout le reste je l'estime accessoire, quant à moy. Celuy-là est de tout son coeur enclin aux voluptez, et miné par dessoubs: aussi ne l'est pas moins celuy qui dit,
  Laisse moy perdre, il me plaist de perir.
Car il a le jugement avec l'appétit gasté et corrompu, depuis qu'il parle ainsi. Mais les propos et paroles de l'incontinent sont autres et differentes,
  J'ay le sens bon, mais nature me force. Et cest autre,
  Helas helas, c'est divine vengeance,
  Que l'homme aiant du bien la cognoissance,
  N'en use pas, ains fait out le contraire. Et cest autre,
  Là le courroux ne peut non plus durer
  Ferme, que l'ancre en tourmente asseurer
  La nave estant fichee dans du sable,
  Qui ne tient coup, et ne demeure stable.
Il ne dit pas mal, ny de mauvaise grace, l'ancre fichee dedans le sable, pour signifier la foible tenue de la raison, qui ne demeure pas fichee et ferme, ains par la lascheté, et molle delicatesse de l'ame, laisse aller son jugement: et n'est pas loing aussi de celle comparaison ce que dit un autre,
  Comme une nave attachee au rivage,
  Venu le vent rompt tout chable et cordage.
Car il appelle chable et cordage le jugement de la raison qui resiste à l'acte deshonneste, lequel vient à se rompre par l'impetuosité de la passion, comme d'un vent violent: car, à dire la verité, l'intemperance est poulsee par cupiditez à pleines voiles dedans les voluptez et luy mesme s'y dresse et s'y accommode: mais l'incontinent y va, par maniere de dire, de travers, desirant s'en retirer, et repoulser la passion qui l'attire, mais à la fin il se laisse couler et tomber en l'acte deshonneste, ainsi que Timon le donne à entendre par ces vers dont il picquoit Anaxarchus,
  D'Anaxarchus hardie et permanente
  La force estoit comme un chien impudente,
  Où que ce fust qu'il se voulust jetter:
  Mais malheureux, comme j'oy raconter,
  Il se jugeoit, pource que sa nature
  A volupté encline oultre mesure
  (Dont la plus part de ces Sages ont peur)
  Le retiroit arriere de son coeur.
Car ny le sage n'est continent, mais temperant: ny le fol incontinent, mais intemperant, par ce que le temperant se plaist et delecte des choses belles et honnestes, et l'intemperant ne se fasche et desplaist pas des deshonnestes: parquoy l'incontinence convient proprement et ressemble à une ame sophistique, qui a bien l'usage de la raison, mais si imbecille, qu'elle ne peut pas perseverer et demourer ferme en ce qu'elle a une fois jugé estre le devoir. Voyla doncques les differences qu'il y a entre l'intemperance et l'incontinence, et aussi entre la temperance et la continence: car le remors, le regret, et le contre-coeur n'ont point encore abandonné la continence, là où en l'ame temperante tout est applany: il n'y a rien emeu qui batte, tout y est sain: de sorte que qui verroit l'obeissance grande, et la tranquillité merveilleuse, dont la partie irraisonnable est unie et incorporee avec la raisonnable, il pourroit dire,
  Alors le vent avoit du tout cedé,
<p 34v>   Et luy estoit le calme succedé
  Sans nulle haleine, aiant des mers profondes
  Dieu appaisé totalement les ondes.
Aiant la raison assopy les excessifs, furieux et forcenez mouvements des cupiditez et passions, et celles dont la nature a necessairement besoing, les aiant rendues tellement soupples et obeissantes, amies et secondantes toutes les intentions et toutes les volontez de la raison, que ny elles ne courent devant, ny ne demourent derriere, ny ne font desordre quelconque par aucune desobeissance,
  Comme un poulain suit la jument qu'il tette.
Ce qui confirme le dire de Xenocrates touchant ceux qui prennent à bon escient l'estude de la philosophie, que seuls ils font volontairement ce que les autres font malgré eux par la crainte des loix, s'abstenans de satisfaire à leurs appétis desordonnez pour la doute des peines, comme les chiens pour la peur des coups de baston, et le chat pour le bruit, ne regardans seulement qu'au danger de la peine. Or qu'il y ait en l'ame sentiment d'une telle fermeté et resistance alencontre des cupiditez, comme s'il y avoit quelque chose qui les combattist, et qui leur feist teste, il est bien evident: toutefois il y en a qui maintiennent, que la passion n'est point chose differente ny diverse de la raison, et que cela qui se sent n'est point un combat de deux diverses choses, ains changement d'une seule, qui est la raison, mais que nous ne nous appercevons pas de ce changement, à cause de sa soudaineté, ne considerans pas ce pendant, que c'est une mesme subject de l'ame, laquelle de sa nature sçait convoiter, et se repentir, se courroucer et avoir peur, qui tend à faire chose deshonneste attiree par la volupté, et à l'opposite aussi s'en retient par crainte de la peine: car il est certain, que cupidité, crainte, et autres semblables passions, sont opinions perverses, et mauvais jugements qui s'impriment non en diverses parties de l'ame, ains en celle qui est la principale, c'est à sçavoir le discours de la raison, de laquelle les passions sont inclinations, consentements, appetitions, mouvements, et operations brief qui se changent legerement en peu d'heure, et dont l'impetuosité et vehemence violente est fort dangereuse, à cause de l'imbecillité et inconstance de la raison, ne plus ne moins que les courses des petits enfans. Mais le discours de cos oppositions-là premierement est contraire à l'evidence notoire, et au sens commun, car il n'y a personne qui en soymesme ne sente une mutation de concupiscence en jugement, et à l'opposite aussi, de jugement en concupiscence: et voyons que l'amant ne cesse point d'aimer, encore qu'en son entendement il discoure et juge, qu'il se faille departir de l'amour, et luy resister, ny derechef aussi ne sort il point du discours et du jugement, quand il se lasche et se laisse aller à sa cupidité, ains lors que par la raison il combat alencontre de sa passion, il est encore actuellement en la passion: et semblablement à l'heure mesme qu'il se laisse vaincre de la passion, il vcoit et cognoist par le discours de la raison, le peché qu'il commet: de maniere que ny par la passion il ne perd point la raison, ny par la raison il n'est point delivré de la passion, ains branslant tantost en un costé, et tantost en l'autre, il demeure neutre, mestoyen et commun entre les deux. Mais ceux qui estiment, que la principale partie de l'ame soit maintenant la cupidité, maintenant le discours qui s'oppose à la cupidité, ressemblent proprement à ceux qui voudroient dire, que le veneur et la beste sauvage ne fussent pas deux, ains un tout seul corps qui se changeast tantost en une beste, et tantost en un veneur: car, et ceux là en chose toute evidente ne verroient goutte, et ceux-cy parlent contre leur propre sentiment, attendu qu'ils sentent realement et de faict en eux-mesmes, non une mutation d'un en deux, mais un estrif et combat de deux l'un contre l'autre. Pourquoy doncques (disent-ils) ce qui delibere, et qui consulte en nous, n'est-il aussi bien double, ains est simple et seul? C'est bien allegué, respondrons nous, mais l'evenement <p 35r>et l'effect en est tout different: car ce n'est pas la prudence de l'homme qui combat contre soy-mesme, ains se servant d'une mesme puissance, et faculté de ratiociner, elle touche divers arguments: ou plus tost, dirons nous, c'est un mesme discours employé en divers subjects et matieres differentes: et pourtant n'y a-il point de douleur, ny de regret aux discours qui sont sans passion, ny ne sont point les consultans forcez de tenir une des parties contraires, contre leur propre volonté, si ce n'est que d'aventure il n'y ayt secrettement quelque passion attachee à l'une des parties, comme qui adjousteroit soubs main quelque chose à l'un des bassins de la balance: ce qui advient bien souvent, et lors ce n'est pas le discours de la ratiocination que se contrarie à soy- mesme, ains est quelque passion secrette qui repugne à la ratiocination, comme quelque ambition, quelque emulation, quelque faveur, quelque jalouzie, ou quelque crainte contrevenant au discours de la raison: et il semble que ce soient deux discours qui de paroles se combattent l'un contre l'autre, ainsi qu'il appert clairement par la sentence de ces vers d'Homere,
  Honte ils avoient du combat rejetter
  Le refusant, et peur de l'accepter. Et de ces autres,
  Souffrir la mort est chose douloureuse,
  Mais renommee on acquiert glorieuse:
  Craindre la mort est une lascheté,
  Mais il y a à vivre volupté.
Voyla pourquoy au jugement des proces, les passions qui s'y coulent, sont ce qui les fait longuement durer: et au conseil des Princes et des Roys, ceux qui y parlent en faveur de quelque partie, ne le font pas, ny ne defendent pas l'une des sentences pour la raison, ains se laissent traverser à quelque passion contre le discours de l'utilité. C'est pourquoy és citez qui sont gouvernees par un Senat, les Magistrats qui seient en jugement ne permettent pas aux orateurs et advocats d'emouvoir les affections: car le discours de la raison n'estant empesché d'aucune passion, tend directement à ce qui est bon et juste: mais s'il s'y met quelque passion à la traverse, alors le plaisir ou desplaisir y engendre combat et dissention alencontre de ce que lon juge estre bon. Qu'il soit ainsi, pourquoy est-ce, qu'aux disputes de la philosophie on ne voit point que les uns soient amenez avec douleur et regret par les autres en leurs opinions? Ains Aristote mesme, Democritus et Chrysippus ont depuis reprouvé quelque advis qu'ils avoient approuvez, sans regret ne fascherie quelconque, mais plus tost avec plaisir, pour ce qu'en la partie speculative de l'ame, il n'y a aucune contrarieté de passions, à cause que la partie irraisonnable de l'ame se repose, et demeure quoye sans curieusement s'ingerer de s'en entremesler. Ainsi les discours de la ratiocination, aussi tost que la verité luy apparoist, encline volontiers en celle part, et abandonne le mensonge, d'autant qu'en la partie irraisonnable de l'ame se repose, et demeure quoye sans curieusement s'ingerer de s'en entremesler. Ainsl les dicours de la ratiocination, ausso tost que la verité luy apparoist, encline volontiers en celle part, et abandonne le mensonge, d'autant qu'en luy est, non ailleurs, la faculté de croire ou descroire, là où les conseils et deliberations d'affaires, les jugements et arbitrages, pour la plus part estans pleins de passions, rendent le chemin mal aisé, et donnent bien de la peine à la raison, qui est arrestee et empeschee par la partie irraisonnable de l'ame, qui luy resiste, en luy mettant au devant quelque plaisir, ou quelque crainte, ou quelque douleur ou cupidité, de quoy le sentiment est le juge, touchant à l'une et à l'autre partie: car si bien l'une surmonte, elle ne deffait pas pour cela l'autre, ains la tire à soy malgré elle par force, comme celuy qui se tanse et se reprent soymesme, pour estre amoureux, use du discours de sa raison contre sa passion, estans tous les deux ensemble actuellement dedans son ame, ne plus ne moins que si avec la main il reprimoit et repoulsoit l'autre partie enflammee d'une fiévre de passion, sentant les deux parties realement se battans l'une contre l'autre dedans soymesme: là où és disputes et inquisitions non passionnees, telles que sont celles de l'ame speculative et contemplative, si les deux parties se trouvent <p 35v>egales, il ne se fait point de jugement, ains y a une irresolution, qui est comme une pause et un arrest de l'entendement, ne pouvant passer outre, ains demourant suspendu entre deux contraires opinions: et s'il advient qu'il encline en l'une des opinions, la plus forte dissoult l'autre, sans qu'elle en devienne marrie, ny qu'elle en conteste obstineement contre l'opinion. Brief là où il y a un discours et une ratiocination qui semble contrarier à l'autre, ce n'est pas que lon sente deux divers subjects, mais un seul en diverses apprehensions et imaginations. Mais quand la partie brutale combat alencontre de la raisonnable, estant telle qu'elle ne peult ny vaincre ny estre vaincue, sans regret et douleur, incontinent ceste bataille divise l'ame en deux, et rend ceste diversité toute evidente et manifeste. Si ne cognoit-on pas seulement à ce combat, qu'il y a difference entre la source de la passion, et celle de la raison, mais aussi à ce qui s'en ensuit, par ce que lon peult aimer un gentil enfant et bien né à la vertu, et en aimer aussi un mauvais et dissolu. Et se peut faire que lon use de courroux injustement alencontre de ses propres enfans, ou de ses peres et meres, et que lon en use aussi justement pour ses enfans, et pour ses peres et meres, alencontre des ennemis et des tyrans: et comme là se sent manifestement le combat et la difference de la passion d'avec le discours de la raison, aussi là sent-on icy de l'obeissance et de la suitte de la passion qui se laisse conduire et mener à la raison. Comme, pour exemple, il advient souvent qu'un homme de bien espouse une femme selon les loix, en intention de l'honorer et de vivre avec elle justement et honestement: mais puis apres, la longue conversation par laps de temps y aiant imprimé la passion d'amour, il apperçoit en son entendement, qu'il la cherit et l'aime plus tendrement qu'il n'avoit proposé du commancement. Et les jeunes gens qui rencontrent des maistres et precepteurs gentils, les suyvent et les caressent du commancement pour l'utilité qu'ils en reçoivent, mais par traict de temps puis apres, ils les aiment cordialement: et au lieu qu'ils leur estoient familiers et assidus disciples seulement, ils en deviennent amoureux. Autant en advient il envers les magistrats, envers les voisins, et envers les alliez: car du commancement nous hantons avecques eux civilement et par obligation de quelque honesteté: mais puis apres nous ne nous donnons garde, que nous les aimons cherement, venant la raison à persuader et y attirer la partie de l'ame qui est le subject des passions. Et celuy qui a dit le premier ce propos,
  Il y a deux hontes, l'une louable,
  L'autre fardeau qui les maisons accable,
ne monstre il pas manifestement, qu'il avoit en soy mesme souvent experimenté, que ceste passion luy avoit, par dilayer contre raison, et differer de jour à autre, ruiné ses affaires et fait perdre de belles occasions? Ausquelles preuves ces Stoïques icy se rendans pour l'evidence manifeste qu'il y a, appellent honte vergongne, et volupté joye, et peur circonspection: en quoy on ne les sçauroit pas justement reprendre de ces deguisemens là de noms honestes, prouveu qu'ils appellassent les mesmes passions, quand elles se rangent à la raison de ces honestes-là: et quand elles y repugnent et la forcent, de ces fascheux icy. Mais quand estans convaincus par larmes qu'ils espandent, par tremblemens de leurs membres, par changement de couleur, ils appellent au lieu de douleur et de peur, je ne sçay quelles morsures et contractions, et qu'ils disent au lieu de cupidité promptitude, pour cuider diminuer l'imperfection de leurs passions, il semble qu'ils inventent et mettent en avant des justifications plus apparentes que vrayes, et sophistiques, non pas philosophiques, cuidans pour neant s'exempter et esloigner des choses par les changemens et desguisemens des noms: et toutefois eux mesmes appellent encore ces joyes là, ces promptitudes de volonté, ces circonspections retenues, Eupathies, c'est à dire, bonnes affections ou droittes passions, et non pas impassibilitez, usans en cest endroit des noms ainsi comme il appartient. <p 36r>Car il se fait alors une droitture de passions, quand le discours de la raison vient non à abolir et oster du tout les passions, mais à les regler et bien ordonner en ceux qui sont sages: mais les vicieux et incontinens, que leur advient-il quand ils ont jugé qu'il leur faut aimer pere et mere, et au lieu d'une amie ou d'un amy? Ils ne peuvent venir à bout de le faire: et au contraire, s'ils ont jugé qu'il leur faille aimer une courtisane ou un flatteur bouffon, ils les aiment incontinent. Or si c'estoit une mesme chose que la passion et le jugement, il faudroit que aussi tost comme lon auroit jugé, qu'il seroit besoing d'aimer ou de haïr, que l'aimer ou le haïr s'en ensuivist incontinent: mais au contraire, tout au rebours advient, par ce que la passion s'accorde bien avec quelques jugements, et à d'autres elle repugne: parquoy eux mesmes forcez par la verité des choses, disent bien que toute passion n'est pas jugement, ains seulement celle qui emeut l'appetition forte et vehemente, confessans par là, que ce sont choses diverses en nous, celle qui juge, et celle qui souffre, c'est à dire, qui reçoit les passions, comme ce qui remue, et ce qui est remué. Chrysippus mesmes en plusieurs passages definissant que c'est patience et continence, il dit, que ce sont habitudes aptes et idoines à suivre l'election de la raison: par où il monstre evidemment, qu'il est contraint de confesser et advouer, que c'est autre chose en nous, ce qui suit en obtemperant, ou qui repugne en n'obtemperant pas, que ce qui est suivy, ou non suivy. Et quant à ce qu'ils tiennent que tous pechez sont egaux, et toutes fautes egales, il n'est pas maintenant temps ne lieu à propos pour le refuter: mais bien diray-je en passant, que en la plus part des choses ils se trouveront repugner et resister à la raison, contre l'apparence et evidence toute manifeste: car toute passion selon eux est faute, et tous ceux qui se devillent, ou qui craignent, ou qui appétent, faillent. Or y a il certainement de grandes differences entre les passions selon plus et moins: car qui diroit que la peur de Dolon fust egale à celle d'Ajax, qui regardoit tousjours derriere luy, et se retiroit au petit pas d'entre les ennemis,
  L'en des genoux avançant de peu l'autre,
comme dit Homere: et entre la douleur de Platon pour la mort de Socrates, et celle d'Alexandre pour la mort de Clytus, qui s'en voulut tuer luy mesme? Car les douleurs et regrets croissent infiniement quand c'est contre toute apparence de raison, et l'accident est bien plus grief et plus angoisseux, quand il advient tout au rebours de l'esperance: comme, pour exemple, si un pere qui s'attendoit de voir son fils advancé en honneur et credit, entend dire qu'il est en prison, là où on luy donne la gehenne fort estroit, ainsi que Parmenion entendit de son fils Philotas. Et qui diroit que le courroux de Nicocreon alencontre de Anaxarchus ait esté pareil à celuy de Magas alencontre de Philemon, tous deux aians esté injuriez et outragez de paroles par eux? car Nicocreon feit piler et briser Anaxarchus avec des pilons de fer dedans un mortier: et Magas commanda au bourreau d'appliquer le trenchant de l'espee nue sur le col de Philemon, sans luy faire autre mal, et puis le laisser aller. C'est pourquoy Platon appelle l'ire et le courroux, les nerfs de l'ame, pour donner à entendre qu'ils se peuvent lascher et roidir. Pour repoulser ces objections là, et autres semblables, ils disent que ces tensions et roidissemens-là des passions ne se font pas par jugement, attendu qu'il y a faute en toutes, mais que ce sont certaines pointures d'aiguillons, et certaines contractions, et dilatations qui reçoivent plus ou moins par raison: et toutefois encore y a il difference, quant aux jugements, par ce que les uns jugent que la pauvreté n'est pas mal, et les autres tiennent que c'est un bien grand mal, et les autres encores plus, jusques à se jetter du hault des rochers dedans la mer, pour en eschapper. Les uns tiennent que la mort est mal, en ce qu'elle nous prive de la fruition du bien: les autres disent, qu'il y a soubs la terre des maux eternels, et des punitions horribles. Et la santé aucuns l'aiment comme chose utile, et qui est selon nature: <p 36v>aux autres il semble, que c'est le souverain des biens, tellement que sans elle les richesses ne servent de rien, ny les enfans, ny les estats, non pas
  La Royauté, qui l'homme egale à Dieu.
voire jusques à dire, que les vertus mesmes ne servent de rien, et sont inutiles, si elles ne sont accompagnees de la santé: de sorte qu'il appert, que aux jugements mesmes on erre plus et moins: mais il n'est pas maintenant à propos de refuter cela, seulement faut-il de là prendre ce qu'ils confessent eux mesmes, qu'il y a une partie du jugement qui est irraisonnable, en laquelle ils tiennent que se forme la passion plus grande et plus vehemente, contestans de voix et de parole, et ce pendant confessans de faict la chose à ceux qui maintiennent, que la partie qui reçoit les passions de l'ame est differente de celle qui juge et qui discerne. Et Chrysippus en son livre qu'il a intitulé Anomologie, apres qu'il a dit, que la cholere est aveugle, et qu'elle nous empesche de voir bien souvent ce qui est tout evident, et qu'elle offusque et se met au devant de ce que lon sçait parfaittement, un peu apres il dit: «Car les passions qui surviennent chassent du tout hors le discours de la raison, et comme si lon estoit d'autre advis, ils poulsent l'homme à faire de contraires actions.» Puis il allegue le tesmoignage de Menander,
  O moy chetif, helas, en ce temps là
  Que je choisy non cecy, mais cela!
  En quel endroit de toute ma personne
  Estoit logé ce qui en moy raisonne?
Et passant encore plus outre: «Comme ainsi soit, dit-il, que l'animal raisonnable soit né pour en toutes choses user de la raison, et se gouverner par icelle, nous la rejettons neantmoins en arriere par une autre plus violente force.» confessant bien clairement en ces termes, ce qui advient du debat de la passion alencontre de la raison: car ce seroit une mocquerie, comme dit Platon, de dire qu'un fust meilleur et puis apres pire que soy mesme, ou qu'il fust maistre et maistrisé tout ensemble de soy mesme, si ce n'estoit pour ce que naturellement un chascun de nous est double, et qu'il a en soy une partie meilleure et une autre pire: ainsi celuy qui rend la pire partie subjette et obeissante à la meilleure, est continent, et meilleur que soymesme: mais celuy qui souffre que la partie brutale et irraisonnable de son ame commande, et aille devant celle qui est plus noble et meilleure, celuy là est incontinent, et pire que soymesme, faisant contre nature, d'autant que selon nature il est raisonnable que la raison, qui est divine, marche devant et commande à la partie sensuelle et brutale, qui prent sa naissance du corps mesme, et auquel elle ressemble, de sa proprieté participant, ou pour mieux dire estant pleine des passions du corps mesme, auquel elle est adjointe: ainsi que tesmoignent et declarent tous ses mouvemens qui ne tendent qu'à toutes choses materielles et corporelles, et qui prennent leurs roidissemens ou relaschemens des mutations du corps. Voyla pourquoy les jeunes hommes sont prompts, hardis, et en leurs appetits bouillans, jusques à en estre presque furieux, pour la quantité et chaleur de leur sang: et des vieux, au contraire, la source de concupiscence, qui est au foye, s'esteint, et devient foible et imbecille, et à l'opposite la raison vient en force et vigueur, d'autant que la partie sensuelle et passionnee vient à s'amortir avec le corps: et c'est cela mesme qui dispose la nature des bestes sauvages à diverses passions, car ce n'est point pour droittes ou perverses, bonnes ou mauvaises opinions qu'elles aient, que les unes sont incitees à faire effort, et se mettre en defense contre quelque peril qui se presente, et les autres sont si esprises de peur et de frayeur, que lon ne les sçauroit jamais asseurer, ains les forces qui sont au sang, aux esprits et en tout le corps, font les diversitez et differences des passions qui sourdent et germent de la chair, comme de leur source et racine. Mais en l'homme que le corps se meuve et souffre quand et les eslans des passions, on l'apperçoit evidemment par la couleur pasle en frayeur, <p 37r>par la rougeur de visage, par le tremblement des jambes, le battement du coeur en cholere: et au contraire aussi, par les espanouissemens et eslargissemens du visage, quand l'homme est en esperance de quelques voluptez: là où quand l'esprit et l'entendement se meut seul sans passion, alors le corps se repose et demeure quoy, n'ayant communication ny participation quelconque avec la partie qui entend et qui discourt: où s'il se met à penser quelque proposition de Mathematique ou d'autre science speculative, il n'y appelle pas seulement pour adjoinct la partie irraisonnable, tellement que par là mesme il appert clairement, que ce sont deux parties differentes en facultez et en puissance. En somme, de toutes les choses qui sont au monde, comme eux mesmes le disent, et comme il est aussi tout evident, les unes sont regies et gouvernees par habitude, les autres par nature: les unes par l'ame sensuelle et irraisonnable, les autres par celle qui est la raison et l'entendement: dequoy l'homme est en tout participant, et né avec toutes ces differences: car il est contenu par habitude, et nourry par nature, et use de raison et d'entendement: ainsi a-il sa part de ce qui est irraisonnable: et est nee avec luy, non venue ny introduitte d'ailleurs, la source et cause primitive des passions, laquelle par consequent luy est necessaire: et pource ne la faut pas oster ny déraciner du tout, ains seulement la cultiver, la regir et gouverner. Pourtant ne faut-il pas, que la raison face comme jadis feit Lycurgus le Roy de Thrace, qui feit couper les vignes pourautant que le vin enyvroit: ny ne faut pas qu'elle retrenche tout ce qu'il y peut avoir de profitable en la passion, avec ce qu'il y a de dommageable: ains faut qu'elle face comme le bon Dieu, qui nous a enseigné l'usage des bonnes plantes et arbres fruictiers, c'est de resequer ce qu'il y a de sauvage, et oster ce qu'il y a de trop, et au demourant cultiver ce qu'il y a d'utile: car ceux qui craignent de s'enyvrer, ne respandent pas le vin en terre: ny ceux qui craignent la violence de la passion, ne l'ostent pas du tout, ains la temperent: comme lon domte bien la fierté des boeufs et des chevaux, pour les garder de regimber et de sauter: aussi le discours de la raison se sert des passions quand elles sont bien domtees et bien duittes à la main, sans enerver ny du tout couper à la racine la partie de l'ame qui est nee pour seconder et servir,
  Le cheval est pour servir à la guerre:
  Pour la charruë à labourer la terre
  Il faut le boeuf: le Dauphin court volant
  Jouxte la nef en pleine mer cinglant:
  Au fier sanglier, qui de tuer menace,
  Faut un levrier hardy qui le terrasse,
ce dit Pindare: Mais l'entretenement des passions est encore bien plus utile que toutes ces bestes-là, quand elles secondent la raison, et servent à roidir les vertus, comme l'ire moderee sert à la vaillance, la haine des meschans sert à la justice, l'indignation alencontre de ceux qui indignement sont heureux, car leur coeur eslevé de folle arrogance et insolence à cause de leur prosperité a besoing d'estre reprimé, et n'y a personne qui voulust, encore qu'il se peust faire, separer l'indulgence de la vraye amitié ou l'humanité de la misericorde, ny le participer aux joyes et aux douleurs de la vraye bien-vueillance et dilection. Et s'il est ainsi, comme il est, que ceux qui voudroient chasser amour du tout à cause du fol amour, erreroient grandement, assi peu feroient bien ceux, qui pour l'avarice, qui est convoitise d'avoir, voudroient esteindre, et blasmeroient toute cupidité: et feroient ne plus ne moins, que ceux qui voudroient empescher que lon ne courust, pour ce que lon choppe quelquefois en courant: et que lon ne tirast jamais de l'arc, pour ce que lon faut aucunefois à donner au blanc: et comme si quelqu'un ne vouloit jamais ouir chanter, pourautant que le discorder luy desplairoit: car ainsi comme la musique ne fait pas l'armonie de l'accord, en ostant le bas et le haut de la voix: ny la medecine ne ramene pas la santé és corps en ostant le <p 37v>chaud et le froid, mais en les temperant et meslant ensemble par bonne proportion, ainsi est-il quant à ce qui est louable és moeurs, quand par la raison il y a une mediocrité et moderation emprainte és facultez et mouvemens des passions, par ce que l'excessive joye, l'excessive douleur et tristesse, ressemblent à la fiévre et inflammation du corps, non pas la joye ny la tristesse, simplement. Voyla pourquoy Homere dit sagement,
  L'homme de bien n'a jamais trop de peur,
  Ny pour effroy ne change de couleur.
Car il n'oste pas la peur simplement, mais l'excessive peur, à fin que lon ne pense pas que la vaillance soit une folie desesperee, ny que l'asseurance soit temerité. Ainsi faut-il aux voluptez retrencher la trop vehemente cupidité, et és vengeances, la trop grande haine des meschans: et qui le fera ainsi, se trouvera non point indolent, mais temperant, et juste, non point cruel: là où si lon oste de tout point entierement les passions, encore qu'il fust possible de le faire, on trouvera que la raison en plusieurs choses demourera trop lasche et trop molle, sans action, ne plus ne moins qu'un vaisseau branlant en mer, quand le vent luy defaut. Ce que bien entendans les legislateurs és establissemens de leurs loix et polices, y meslent des emulations et jalousies des citoyens, les uns sur les autres: et contre les ennemis ils aiguisent la force du courage, et la vertu militaire, avec des tabourins et trompettes, les autres avec des fleutes et semblables instrumens de musique. Car non seulement en la poësie, comme dit Platon, celuy qui sera espris et ravy de l'inspiration des Muses, fera trouver tout autre ouvrier, quelque laborieux, exquis et diligent qu'il soit, digne d'estre mocqué: mais aussi és combats l'ardeur affectionnee et divinement inspiree est invincible, et n'y a homme qui la peust soustenir: c'est une fureur martiale que Homere dit que les Dieux inspirent aux hommes belliqueux,
  Parlé qu'il eut, de grande force il enfla
  Le coeur du Roy, que dedans il souffla. Et cest autre,
  Il faut qu'il soit assisté d'un des Dieux,
  Qu'il est si fort au combat furieux.
adjoustant au discours de la raison comme un aiguillon et une voitture de la passion qui la poulse, et qui la porte. Et nous voyons que ces Stoïques icy, qui rejettent tant les passions, incitent bien souvent les jeunes gens avec louanges, et bien souvent les tansent de bien severes paroles et aigres reprehensions, à l'un desquels est adjoinct le plaisir, et à l'autre le desplaisir, par ce que la reprehension apporte repentance et vergongne, dont l'une est comprise soubs le genre de douleur, et l'autre soubs le genre de crainte: aussi usent-ils de ceux-là principalement aux corrections et reprehensions. C'est pourquoy Diogenes, un jour que lon louoit hautement Platon, «Et que trouvez vous, dit-il de si grand et si digne en ce personnage, veu qu'en si long temps qu'il y a qu'il enseigne la philosophie, il n'a encore fasché personne?» car les sciences mathematiques ne sont pas si proprement les anses de la philosophie, comme souloit dire Xenocrates, comme le sont les passions des jeunes gens, c'est à sçavoir la honte, la cupidité, la repentance, la volupté, la douleur, l'ambition, ausquelles passions la raison et la loy venans à toucher avec une touche discrette et salutaire, remet promptement et efficacement le jeune homme en la droitte voye: tellement que le P@edagogue Laconien respondit tresbien, quand il dit, qu'il feroit que l'enfant qu'on luy bailloit à gouverner se resjouiroit des choses honestes, et se fascheroit des deshonestes: qui est la plus belle et la plus magnifique fin, qui sçauroit estre de la nourriture et education d'un enfant de bonne et noble maison.

<p 38r>Du vice et de la vertu.
IL SEMBLE que ce soient les habillemens qui eschauffent l'homme, et toutefois ce ne sont-ils pas qui l'eschauffent, ne qui luy donnent la chaleur, par ce que chascun d'iceux vestements à par soy est froid: de maniere que quand on est en fiévre et en chaud mal, on aime à changer souvent de draps et de couverture, pour se refreschir: mais l'habillement enveloppant le corps, et le tenant joinct et serré, arreste et contient la chaleur au dedans, que l'homme rend de soy-mesme, et empesche qu'elle ne se respande parmy l'air. Cela mesme estant és choses humaines trompe beaucoup de gens, lesquels pensent s'ils sont logez en belles et grandes maisons, s'ils possedent grand nombre d'esclaves, et qu'ils amassent grosse somme d'or et d'argent, qu'ils en vivront joyeusement: là où le vivre doucement et joyeusement ne procede point du dehors de l'homme, ains au contraire l'homme despart et donne à toutes choses qui sont autour de luy joye et plaisir, quand son naturel et ses moeurs au dedans sont bien composez, par ce que c'est la fontaine et source vive, dont tout ce contentement procede.
  La maison est à veoir plus honorable,
  Où il y a tousjours feu perdurable.
Aussi les richesses sont plus aggreables, la gloire a plus de lustre et de splendeur, et l'authorité apporte plus de contentement si la joye interieure de l'ame y est conjointe, attendu que l'homme supporte et la pauvreté, et le bannissement de son païs, et la vieillesse plus patiemment et plus aiseement, si de luy-mesme il a les moeurs doulces, et le naturel debonnaire. Car tout ainsi comme les senteurs des espiceries et des parfums rendent les haillons mesmes tous deschirez, bien odorans: et au contraire, l'ulcere du Duc Anchise rendoit une bouë de tresmauvaise odeur, ainsi que dit le poëte Sophocle,
  Son dos estant ulceré de tonnerre,
  Bouë d'odeur mauvaise degouttoit
  Sur son habit qui de fin crespe estoit.
aussi avec la vertu toute façon de vivre est doulce et aisee: au contraire, le vice rend les choses qui sembloient autrement grandes, honorables et magnifiques, fascheuses, et desplaisantes, quand il est meslé parmy, comme tesmoignent ces vers,
  Tel au dehors en public semble heureux,
  Qui, porte ouverte, au dedans malheureux
  Se trouve: en tout sa femme est la maistresse,
  Elle commande, elle tanse sans cesse:
  Il a plusieurs causes de se douloir,
  Je n'en ay point qui force mon vouloir.
Et toutefois, encore est-il plus aisé de se desfaire d'une mauvaise femme, pourveu que lon soit homme, et non pas esclave: mais il n'y a point de divorce avec son propre vice, ny moyen d'en estre exempt, delivré de toutes fascheries, pour demourer en repos à par soy, en luy escrivant un petit libelle de repudiation, ains adhere tousjours aux entrailles de celuy qui s'en est une fois emparé, luy demourant attaché jour et nuict,
  Sans torche ardente en cendres le reduit,
  Et à vieillesse avant temps le conduit.
C'est un fascheux compagnon par les champs, par ce qu'il est presomptueux, et ne fait que mentir: mauvais à la table, parce qu'il est friand et gourmand: ennuyeux au lict, pour ce que de soucy, d'ennuy, et de jalousie il rompt le sommeil, et engarde de dormir: car le sommeil est le repos du corps à ceux qui dorment: et à l'opposite, <p 38v>ce n'est que frayeur et trouble de l'ame pour les songes espouventables qu'ont ceux qui sont espris de superstition,
  Si je m'endors quand mes ennuys me tiennent,
  Je suis perdu des songes qui me viennent,
ce dit quelqu'un: autant en font les autres vices, comme l'envie, la peur, la cholere, l'amour et l'incontinence. Car tant que le jour dure, le vice regardant au dehors, et se composant au gré des autres, a quelque honte, et couvre ses passions, ne se laissant pas du tout aller à ses appetits desordonnez, ains y resistant et contestant quelquefois: mais en dormant, estant eschappé de la crainte des loix, et de l'opinion du monde, et se trouvant arriere de toute crainte et de toute honte, alors il remue toute cupidité, il resveille sa malignité, il desploye son intemperance, il s'efforce d'habiter charnellement avec sa propre mere, comme dit Platon, il mange des viandes abominables, et n'y a chose vilaine dont il s'abstienne, employant et executant sa mauvaise volonté en tout ce qui luy est possible, par illusions et imaginations de songes, qui se terminent, non en aucune volupté, ny jouyssance de sa mal-heureuse cupidité, ains seulement à esmouvoir, exciter, et irriter d'avantage ses passions et maladies secrettes. En quoy doncques gist et consiste le plaisir du vice, s'il est ainsi qu'il ne soit jamais sans ennuy, sans peur, et sans soucy, s'il n'est jamais content, s'il est tousjours en trouble, et jamais en repos? Car il faut que la bonne complexion et saine disposition du corps donne lieu et naissance aux voluptez de la chair: et au regard de l'ame il n'y peut avoir joye certaine ny contentement, si tranquillité d'esprit, constance et asseurance n'en ont posé le fondement, et n'y ont apporté un calme, sans aucune apparence de tempeste ny de tourmente: ains s'il y a quelque esperance qui luy rie, ou quelque delectation qui le chatouille, incontinent soing et solicitude perce, qui comme une nuee vient à brouiller et troubler toute la serenité du beau temps. Amasse force or, assemble de l'argent, edifie de belles galeries, emply toute une maison d'esclaves, et toute une ville de tes debteurs: si tu n'applanis les passions de ton ame, si tu n'appaises ta cupidité insatiable, et que tu ne te delivres toy-mesme de toute crainte et toute solicitude, c'est tout autant comme si tu versois du vin à un qui auroit la fiévre, ou si tu donnoir du miel à un qui auroit un flon, ou la maladie qui s'appelle cholere, et si tu apprestois force viande et bien à manger, à qui auroit un grand flux de ventre, et une dysenterie telle, qu'il ne pourroit rien digerer, ny retenir viande aucune, et à qui la viande mesme apporteroit corruption encore plus grande. Ne vois-tu pas que les malades ont à contre-coeur, et rejettent les plus delicates et plus exquises viandes qu'on leur sçauroit presenter, et qu'on s'efforce de leur faire prendre? puis quand la bonne temperature du corps leur est retournee, les esprits nets, le sang doulx et la chaleur moderee et familiere, ils sont bien aises, et ont à plaisir de manger du pain tout sec avec un peu de fourmage, ou un peu de cresson. La raison apporte une telle disposition à l'ame: et seras alors content de ta fortune, quand tu auras bien appris que c'est que la vraye honnesteté, et que c'est que la bonté: tu auras pauvreté en delices, et seras veritablement Roy, n'aimant pas moins la vie privee et retiree loing de charges et d'affaires, que celle de ceux qui ont les grandes armees et les grands estats à gouverner: et quand tu auras profité en la philosophie, tu vivras par tout sans desplaisir, et sçauras vivre joyeusement en tout estat. La richesse te resjouira, d'autant que tu auras plus de moyen de faire du bien à plusieurs: la pauvreté, d'autant que tu auras moins de soucy: la gloire, d'autant que tu te verras honoré: la basse condition, d'autant que tu en seras moins enuié.

<p 39r>Que la vertu se peut enseigner et apprendre.
NOUS mettons la vertu en dispute, et doutons si la prudence, la justice et la preudhommie se peuvent enseigner: et ce pendant nous admirons les oeuvres des orateurs, des mariniers, des architectes, des laboureurs, et autres infinis semblables: et de gens de bien il n'y aura que le nom tout simple, et que la parole toute nue seulement, comme si c'estoient Hippocentaures, Geans ou Cyclopes? et cependant d'action vertueuse où il n'y ait rien à redire, qui soit entiere et parfaite, il ne s'en pourra point trouver, ny de moeurs tellement composees à tout devoir, qu'il n'y ait meslange aucune de passion, ains si par fortune la nature d'elle-mesme en produit quelques unes qui soient belles et bonnes, elles sont incontinent offusquees et obscurcies par autres mixtions estrangeres, ne plus ne moins qu'un fruict franc, qui seroit alteré par adjonction de matiere et nourriture sauvage? Les hommes apprennent à chanter, à baller, à lire et à escrire, à labourer la terre, à picquer chevaux: ils apprennent à se chauffer, à se vestir, à donner à boire, à cuysiner, et n'y a rien de tout cela qu'ils sçachent bien faire, s'ils ne l'ont appris: Et ce, pourquoy toutes ces choses et autres s'apprennent, qui est la preudhommie et la bonne vie, sera chose casuelle et fortuite, qui ne se pourra ny enseigner ny apprendre? O bonnes gens, pourquoy est-ce qu'en niant que la bonté se puisse enseigner, nous nions quant-et-quant qu'elle puisse estre? car s'il est vray que son apprentissage soit sa generation, en niant qu'elle se puisse apprendre, nous affermons aussi qu'elle ne peut doncques estre. Et toutefois, comme dit Platon, pour estre le manche d'une lyre disproportionné et demesuré d'avec le corps, jamais il n'y eust frere qui en feist la guerre à son frere, ny amy qui en prist querelle à son amy, ny ville qui en entrast en inimitié avec autre ville sa voisine, jusques à faire et à souffrir les maux et miseres extremes que telles guerres ont accoustumé d'apporter: et ne sçauroit on dire que pour occasion d'un accent, s'il faut prononcer Telchinas l'accent sur la premiere syllable, ou sur la seconde, il se soit emeu jamais sedition en aucune cité: ny debat en une maison entre le mary et la femme à raison de la trame et de l'estaim: et neantmoins jamais homme ne se mettra à vouloir tistre un drap, ou ourdir une toile, ny à manier un livre, ou une lyre, qu'il ne l'ait au paravant appris: non qu'il fust autrement pour en recevoir quelque dommage notable, quand il le feroit, ains seulement pour ce qu'il se feroit mocquer de luy, par ce qu'il vaut mieulx, comme disoit Heraclitus, cacher son ignorance: et ce pendant il presume de pouvoir bien gouverner et administrer une maison, un mariage, un magistrat, une chose publique, sans l'avoir appris? Diogenes voyant un jeune garçon qui mangeoit gouluëment, donna un soufflet à son p@edagogue: et eut raison de ce faire, attribuant la faute plustost à celuy qui ne luy avoit pas enseigné, qu'à celuy qui ne l'avoit pas appris. Ainsi on ne pourra mettre la main au plat honestement, ny prendre la coupe de bonne grace, qui ne l'aura appris de jeunesse, ny se garder
  D'estre goulu, ou friand, ou gourmand,
  Ny d'esclatter de rire vehement,
  Ny mettre un pied en croix par dessus l'autre,
comme dit Aristophanes: Et ce pendant il sera bien possible qu'une personne sçache comment il se faut gouverner en mariage, au maniement des affaires de la chose publique, vivre parmy les hommes, exercer un magistrat, sans avoir premierement appris comment il s'y faut comporter les uns envers les autres? Quelqu'un dit un jour, en disputant, à Aristippus, «Es tu doncques par tout? Je perdrois, respondit-il, le naulage que je paye au marinier, si j'estois par tout.» Ne pourroit on pas aussi <p 39v>dire, on pert doncques le salaire que lon donne aux maistres et p@edagogues, si les enfans par apprentissage ne deviennent point meilleurs? Mais au contraire il se voit, que comme les nourrices forment et dressent les membres de leurs enfans avec les mains, aussi les gouverneurs et p@edagogues les prenans au partir des nourrices, les addressent par accoustumance au chemin de la vertu. Auquel propos un Laconien respondit sagement à celuy qui luy demandoit, quel profit il faisoit à l'enfant qu'il gouvernoit: «Je fais, dit-il, que les choses bonnes et honestes luy plaisent.» Ils leur enseignent à ne se pancher pas en avant quand ils cheminent, ne toucher à la saulse que d'un doigt, de deux au pain et à la viande, se frotter ainsi, trousser ainsi sa robbe. Que diroit on doncques à celuy qui voudroit dire, qu'il y auroit art de medecine pour guarir une dartre, et un panaris, ou mal au bout du doigt, et qu'il n'y en auroit point à guarir une pleuresie, une fiévre chaude, ou une frenesie? ne seroit-ce pas tout autant comme qui diroit, que raisonnablement il y auroit escholes, maistres, et preceptes de petites et peuriles choses, mais que des grandes et parfaites il n'y auroit qu'une rotine, ou une rencontre fortuite et cas d'adventure seulement? Car ainsi que celuy meriteroit d'estre mocqué qui diroit, que nul ne doit mettre la main à la rame pour voguer, qu'il ne l'ait appris, mais bien au timon pour gouverner: aussi en seroit digne celuy qui maintiendroit, qu'il y eust apprentissage és autres sciences inferieures, et en la vertu qu'il n'en eust point: Voyez le commancement du 4. livre d'Herodote. et si feroit le contraire des Scythes, lesquels ainsi comme escrit Herodote, crévent les yeux à leurs esclaves, à fin qu'ils leur tournent et remuent leur laict: et celuy-là donnant l'oeil de l'art et de la raison aux arts inferieurs l'osteroit à la vertu. Là où, au contraire, Iphicrates respondit à Callias fils de Chabrias qui luy demandoit par une façon de mespris, Qu'es-tu toy? Archer, Picquier, homme d'armes ou cheval leger? «Je ne suis pas un de tous ceux-là, mais bien celuy qui leur commande à tous.» Digne doncques de mocquerie et impertinent seroit celuy, qui diroit qu'il y auroit de l'art à tirer de l'arc, à escrimer, à ruer de la fonde, et à picquer chevaux, mais qu'à conduire une armee il n'y en auroit point, et que c'est chose qui se rencontre par cas d'aventure: et encore plus impertinent seroit, qui voudroit dire, que la prudence ne se peut enseigner, sans laquelle tous les autres arts seroient de nulle utilité, et ne serviroient de rien. Et qu'il soit ainsi, que ce soit la guide qui méne, conduit, et rend utiles et honorables toutes les autres sciences et vertus, on le peult cognoistre à ce qu'il n'y auroit aucune grace en un festin, encore qu'il y eust de bons et friands cuysiniers, de bons escuyers trenchans, et de bien adroits eschansons, s'il n'y avoit un bon ordre et belle disposition parmy eux.

Comment on pourra discerner le FLATEUR D'AVEC L'AMY.

PLATON escrit, que chascun pardonne   à celuy qui dit qu'il s'aime bien soy-mesme, Amy Antiochus Philopappus, mais neantmoins que de cela il s'engendre dedans nous un vice, oultre plusieurs autres, qui est tresgrand: c'est, que nul ne peut estre juste et non favorable juge de soymesme: car l'amant est ordinairement aveugle à l'endroit de ce qu'il aime, si ce n'est qu'il ait appris et accoustumé de longue main à aimer et estimer plus tost les choses honnestes, que ses propres, et celles qui sont nees avec luy cela donne au flateur la large campagne qu'il y a entre flaterie et amitié, où il a un fort assis bien à propos pour nous endommager, qui s'appelle l'Amour de soy-mesme, moyennant <p 40r>laquelle chascun estant le premier et le plus grand flateur de soy-mesme, n'est pas difficile à recevoir et admettre pres de soy un flateur estranger, lequel il pense et veut luy estre tesmoing et confirmateur de l'opinion qu'il a de soy-mesme: car celuy, auquel on reproche à bon droict, qu'il aime les flateurs, s'aime aussi bien fort soy-mesme, et pour l'affection qu'il se porte, veut et se persuade, que toutes choses soient en luy, desquelles la volonté n'est point illicite ny mauvaise, mais la persuasion en est dangereuse, et a besoing d'estre bien retenue. Or si c'est chose divine que la verité, et la source de tous biens aux Dieux et aux hommes, ainsi que dit Platon, il faut estimer, que le flateur doncques est ennemy des Dieux, et principalement d'Apollo, pour ce qu'il est tousjours contraire à cestuy sien precepte, Cognoy toy mesme: faisant que chascun de nous s'abuse en son propre faict, tellement qu'il ignore les biens et les maulx qui sont en soy, luy donnant à entendre, que les maulx sont à demy, et imparfaicts, et les biens si accomplis, que lon n'y sçauroit rien adjouster pour les emender. Si doncques le flateur, comme la plus part des autres vices, s'attachoit seulement ou principalement aux petites et basses personnes, à l'adventure ne seroit il pas si mal faisant, ny si difficile à s'en garder, comme il est: mais pour autant que ne plus ne moins que les artisons s'engendrent et se mettent principalement és bois tendres et doulx, aussi les gentilles, ambitieuses, et amiables natures, sont celles qui plus tost reçoivent et nourrissent le flateur, qui s'attache à elle: et encore, tout ainsi comme Simonides souloit dire, que l'entretenir escuirie ne suit point la lampe, ains les champs à bled: c'est à dire, que ce n'est point à faire à pauvres gens à entretenir grands chevaulx, ains à ceux qui ont beaucoup de revenue: aussi voyons nous ordinairement, que la flaterie ne suit point les pauvres ou petites personnes, et qui n'ont aucune puissance, ains qu'elle est ordinairement la peste et la ruine des grandes maisons et des grands estats, et que bien souvent elle renverse sans dessus dessoubs les royaumes mesmes, et les principautez et grandes seigneuries: ce n'est pas peu de chose, ne qui requiere peu de soing et de solicitude, que de bien recercher et considerer la nature d'icelle, à fin qu'estant bien descouverte et entirement cogneuë, elle n'endommage ny ne descrie point l'amitié. Les flateurs ressemblent aux pous, car les poux s'en vont incontinent d'avec les morts, et abandonnent leurs corps aussi tost que le sang, duquel ils se souloient nourrir, en est esteint: aussi ne verrez vous jamais, que les flateurs s'approchent seulement de personne dont les affaires commancent à se mal porter, et dont le credit s'aille passant ou refroidissant: ains s'attachent tousjours à gens d'authorité et de puissance grande, et les font encores plus grands qu'ils ne sont: mais soudain qu'il leur advient quelque changement de fortune, ils s'escoulent et se tirent arriere. Voyla pourquoy il ne faut pas entendre ceste preuve-là qui est inutile, ou plus tost dommageable et dangereuse: car c'et une dure chose d'experimenter en temps qui a besoing d'amis, ceux qui ne sont pas amis, mesmement quand lon n'en a pas un vray et loyal pour opposer à un faux et desloyal: à raison dequoy il faut avoir esprouvé l'amy, ne plus ne moins que la monnoye, avant que le besoing soit venu de l'employer, non pas de l'essayer au besoing et à la necessité, pour ce qu'il ne faut pas l'esprouver à son dommage, ains au contraire trouver moyen de sçavoir que c'est, de peur d'en recevoir dommage: autrement il nous en prendra tout ainsi, comme à ceux qui pour cognoistre la force des poisons mortels, en font eux-mesmes l'essay les premiers: car ils en ont la cognoissance, mais c'est aux despens de leur vie, et avec leur mort. Et comme je ne louë pas ceux- là, aussi ne sais-je ceux qui estiment, que l'estre amy soit seulement estre honeste et profitable, et pour ceste cause pensent que ceux dont la compagnie et frequentation est plaisante et joyeuse, soient aussi tost attaincts et convaincus d'estre flateurs: car l'amy ne doit point estre desplaisant, et tel qu'il n'ait rien que l'affection toute simple: ny n'est pas l'amitié venerable pour <p 40v>estre aspre ou austere, ains au contraire son honesteté mesme et sa gravité est doulce et desirable, et comme dit le poëte,
  Grace et Amour aupres d'elle demeurent.
Et si n'est pas seulement vray ce que dit Euripide,
  L'homme affligé grandement se soulage,
  Quand il peut voir son amy au visage.
pource que l'amitié n'adjouste pas moins de grace et de plaisir aux prosperitez, qu'elle oste de douleur et de fascherie aux adversitez. Et tout ainsi comme Evenus disoit, que la meilleure saulse du monde estoit le feu: aussi Dieu ayant meslé l'amitié parmy la vie humaine, a rendu toutes choses joyeuses, doulces et plaisantes, là où elle est presente et jouissante de partie du plaisir: car autrement, en quelle sorte se couleroit en grace le flateur par le moyen de volupté, s'il voioit que l'amitié de sa nature ne receust et n'admist jamais aucun plaisir? cela ne se sçauroit dire ne maintenir. Mais ainsi comme les escus faulx, et qui ne sont pas de bon aloy, representent seulement le lustre et la spendeur de l'or: aussi le flateur contrefaisant seulement la doulceur et l'aggreable façon de l'amy se monstre tousjours guay, joyeux, et plaisant, sans jamais resister ny contredire. Pourtant ne fault pas souspeçonner universellement, que tous ceux qui louënt autruy soient incontinent flateurs: car le louër quelquefois, en temps et lieu, ne convient pas moins à l'amitié, que le reprendre et le blasmer: et à l'opposite, il n'y a rien si contraire à l'amitié, ne si mal accointable, que l'estre fascheux, chagrin, tousjours reprenant, et tousjours se plaignant: là où quand on cognoist une benevolence preste à louër volontiers et largement les choses bien faittes, on en porte plus patiemment et plus doulcement une libre reprehension et correction és choses mal-faittes, d'autant que lon le prent en bonne part, et croit-on que, «Qui louë volontiers, il blasme à regret.» C'est doncques chose bien fort mal-aisee, dira quelqu'un, que de discerner un flateur d'avec un amy, puis qu'il n'y a difference entre eux, ny quant à donner plaisir, ny quant à donner louange: car au demourant, quand aux menus services et entremises de faire plaisir, on voit bien souvent que la flaterie passe devant l'amitié. Nous respondrons, que c'est chose tresdifficile voirement de les discerner, si nous prenons le vray flateur qui sçache bien avec artifice et dexterité grande mener le mestier, et que nous n'estimions pas, comme fait le rude et commun populaire, que ces plaisans de table et poursuyvans de repeuës franches, qui n'ont jamais audience qu'apres qu'on a lavé les mains à table, ce disoit un ancien, soient flateurs, qui n'ont rien d'honeste, et dont la villanie se manifeste à un seul plat de viande et un verre de vin, avec toute truanderie et meschanceté: car il n'y auroit pas grande affaire à descouvrir un tel truand escornifleur qu'estoit Melanthius, le plaisant d'Alexandre tyran de Pheres: lequel respondit un jour à ceux qui luy demandoient comment son maistre Alexandre avoit esté tue: «d'un coup d'espee, dit-il, qui luy donnant au costé, a percé jusques à mon ventre:» ny ceux qui ne bougent jamais d'alentour des tables plantureuses et friandes, qui ne cerchent que le broust, comme lon dit: de sorte qu'il n'y a feu, ny fer, ny cuyvre, qui les peust arrester ny engarder de se trouver là où lon disne: ny de telles femmes qu'estoient jadis en Cypre celles que lon surnommoit les Colacides, c'est à dire, les flateresses, qui depuis, apres qu'elles furent passees en la terre ferme de la Syrie, furent appellees Climacides, comme qui diroit eschelieres, pour autant qu'elles se courboient à quatre pieds, et faisoient escheles de leur dos aux femmes des Princes et des Roys, quand elles vouloient monter dedans leurs coches. De quel flateur doncques est- il difficile, et neantmoins necessaire, de se garder? De celuy qui ne semble pas flater, et ne confesse pas estre flateur, que lon ne trouve jamais alentour d'une cuisine, que lon ne surprent jamais mesurant l'ombre, pour sçavoir combien il y a encore jusques au souper, que <p 41r>lon ne voit jamais yvre couché par terre tout de son long, ains qui est le plus du temps sobre, qui est curieux d'entendre et recercher toutes choses, qui veut se mesler d'affaires, qui pense qu'on luy doive communiquer des secrets: et brief qui est un Tragique, c'est à dire, serieux et grave, non pas Satyrique ny Comique, c'est à dire joyeux contrefaiseur d'amitié. Car tout ainsi que Platon escrit, que «c'est une extréme injustice, faire semblant d'estre juste quand on ne l'est pas:» aussi faut il estimer, que la flaterie la pire qui soit, est celle qui est couverte, et qui ne se confesse pas estre telle, qui ne se jouë pas, ains fait à bon escient: tellement qu'elle fait bien souvent mescroire la vraye amitié mesme, d'autant qu'elle a ne sçay quoy de commun avec elle, si lon n'y prend garde de bien pres. Il est vray que Gobrias s'estant jetté dedans une petite chambre obscure pres l'un des tyrans de Perse, qui s'appelloient Mages, comme qui diroit les Sages, et se trouvant aux prises bien à l'estroit avec luy, crya à Darius (qui y survint l'espee nue au poing, et qui doutoit de frapper le Mage, de peur qu'il n'assenast quant et quant Gobrias) qu'il donnast hardiment, quand il devroit donner à travers tous les deux: mais nous, qui ne pouvons en sorte ne maniere du monde trouver bon ce mot ancien, «Perisse l'amy quand et l'ennemy:» et qui cerchons à separer le flateur d'avec l'amy, avec lequel il est entrelassé par plusieurs grandes similitudes: nous, dis-je, devons grandement craindre, que nous ne chassions, avec ce qui est mauvais, ce qui est bon et utile, ou qu'en pardonnant à ce qui nous est aggreable et familier, nous ne tombions en ce qui est nuisible et dommageable. Car tout ainsi qu'entre les grains et semences sauvages ou differentes d'espece, celles qui sont de mesme forme en grandeur et grosseur que le froument, se trouvans meslees parmy, sont bien mal-aisees à trier, et separer d'ensemble avec le crible, d'autant qu'elles ne passent pas à travers les trous du crible, s'ils sont trop petits, non plus que les grains du froument, ou bien y passent ensemble, si les trous sont larges: aussi est l'amitié tres-difficile à cribler et discerner d'avec la flaterie, d'autant qu'elle se mesle en tous accidents, en tous mouvements, en tous affaires et en toute conversation avec elle: car pource que le flateur voit qu'il n'y a rien si doux, ne qui donne plus de plaisir et de contentement à l'homme, que fait l'amitié, il s'insinue en grace à force de donner plaisir, et est tout apres à cercher moyen de plaire et de resjouir. Et d'autant que grace et utilité accompagnent tousjours l'amitié, suyvant l'ancien proverbe qui dit, «Que l'amy est plus necessaire que ne sont les elemens de l'eau et du feu:» pour ceste cause le flateur s'entremet à tout propos de faire service, et travaille à se monstrer tousjours homme d'affaires, diligent et prompt: et d'autant que ce qui lie et qui estreinct principalement l'amitié à son commancement, c'est la similitude de moeurs, d'estudes, d'exercices et d'inclinations: et brief, s'esjouir et recevoir plaisir ou desplaisir de mesmes choses, c'est ce qui assemble et conjoint les hommes en amitié les uns avec les autres, par une similitude et correspondance de naturelles affections: le flateur se compose comme une matiere propre à recevoir toutes sortes d'impressions, s'estudiant à se conformer et s'accommoder à tout ce qu'il entreprent, de ressembler par imitation, estant soupple et dextre à se transmuer en toutes similitudes, tellement que lon pourroit dire de luy,
  Ce n'est le fils d'Achilles, mais luy mesme.
Et ce qui est la plus grande ruse et plus fine malice qui soit en luy, c'est que voyant comme à la verité, et selon le dire de tout le monde, la franchise de parler librement est la propre voix et parole de l'amitié: et que là où il n'y a celle liberté de parler franchement, il n'y a point d'amitié ny de generosité, il n'est pas celle là qu'il ne contreface: ains comme les bons cuysiniers usent quelquefois de jus aigres, et de saulses aspres, pour diversifier, et engarder qu'on ne se saoule, et que lon ne s'ennuye des doulces: aussi les flateurs usent d'une certaine franchise de parler, qui n'est ny veritable ny profitable, ains qui par maniere de dire guigne de l'oeil en se mocquant, et sans <p 41v>nulle doute ne touche pas au vif, et ne fait que chatouiller par dessus: C'est pourquoy le flateur veritablement est tres-difficile à descouvrir et surprendre, ne plus ne moins que les animaux qui de nature ont cest proprieté de muer de couleur, et de ressembler en teinture à tous lieux et tous corps où ils touchent: mais puis qu'ainsi est, qu'il deçoit les personnes, et se cache dessoubs tant de similitudes q'il a avec l'amy, c'est notre office en touchant les differences qu'il y a, de descouvrir et despouiller ce masque qui se vest et se pare des couleurs et habits d'autruy, ainsi que dit Platon, à faute d'en avoir de propres à luy. Or commanceons doncques à entrer de ce pas en matiere. Nous avons desja dit, que le commancement de l'amitié en la plus part des hommes est une conformité de nature et d'inclination, qui aime tous mesmes exercices, et se delecte de mesmes et semblables occupations: suyvant lequel propos on dit en commun proverbe,
  Au vieillard plaist d'un vieillard le langage,
  Et de l'enfant à l'enfant de bas aage:
  La femme avec l'autre femme convient,
  Et le malade au malade survient:
  Le malheureux tout de mesme lamente
  Avec celuy que fortune tourmente.
Parquoy le flateur entendant tresbien, que c'est chose nee avec nous que prendre plaisir à estre avec nos semblables, à communiquer avec eux, et à les aimer, et essaye premierement à s'approcher de chascun qu'il veut envelopper, à se loger pres de luy et à l'accoster, ne plus ne moins que lon fait és pasturages une beste sauvage que lon veut apprivoiser, se coulant petit à petit pres de luy, et s'incorporant avec luy par mesmes affections, mesmes occupations à choses semblables, et mesme façon de vivre, jusques à ce que l'autre luy ait donné prise sur luy, et qu'il se soit rendu familier et privé, jusques à se laisser manier et toucher, blasmant les choses, les personnes et les moeurs qu'il verra que l'autre aura en haine, et louant ceux qu'il sentira luy plaire, non simplement, mais excessivement avec admiration et esbahissement, la confirmant par ce moyen en son amour ou en sa haine, comme n'aiant point receu ces impressions-là par passion, mais par jugement. Comment donc, et par quelles differences le peut-on adverer, et convaincre qu'il n'est pas semblable, ne qu'il ne le devient pas, mais qu'il le contrefait? Premierement il faut considerer s'il y a egalité uniforme en ses intentions et actions, s'il continue de prendre plaisir à mesmes choses, et s'il les louë de mesme en tout temps, s'il dresse et compose sa vie à un mesme moule, ainsi comme il convient à homme libre amateur de semblables moeurs et semblables conditions à la sienne: car tel est le vray amy: là où le flatteur au contraire, comme celuy qui n'a pas un seul domicile en ses moeurs, et qui ne vit pas d'une vie qu'il ait eleuë à son gré, mais qui se forme et compose au moule d'autruy, n'est jamais simple, uniforme, ne semblable à soy- mesme, ains variable et changeant tousjours d'une forme en une autre, comme l'eau que lon transvase, qui tousjours coule, et s'accommode à la façon et figure des vases et lieux qui la reçoivent: de maniere qu'il est en cela du tout contraire au singe, car le singe en cuydant contrefaire l'homme, en se remuant et dansant quand et luy, se prent: mais le flateur à l'opposite attire et surprent les autres à la pipee, en les contrefaisant, non pas tout d'une sorte, mais l'un en dansant, l'autre en chantant, un autre en luictant et se pouldrant pour luicter comme luy, et un autre en se promenant avec luy. Car s'il s'attache à un qui aime la chasse et la venerie, il sera tousjours apres luy, cryant presque à haute voix les paroles que dit Ph@edra en la Trag@edie du poëte Euripide, qui se nomme Hippolyte,
  Mon deduit est à pleine voix
  Appeller chiens parmy les boys,
<p 42r>   En suivant les cerfs à la trace,
  Ainsi des Dieux j'aye la grace:
et si ne luy chault pas de beste qui soit és forests, car c'est le veneur mesme qu'il veult prendre et enfermer dedans ses toiles. Et si d'adventure il se met à chasser un jeune homme studieux, aimant les lettres, et desireux d'apprendre, au rebours il sera du tout apres les livres, il laissera croistre sa barbe longue jusques aux pieds, par maniere de dire, se vestira d'une robbe d'estude à la Grecque, sans faire compte de sa personne, il aura tousjours en la bouche les nombres, les angles droicts et les triangles de Platon. Mais s'il luy vient par les mains quelque faitneant homme riche, aimant à boire et à faire grand' chere,
  Adonc le sage Ulysses vistement
  Met bas le sien deschiré vestement:
il jette arriere la robbe longue d'estude, il vous fait raser sa barbe comme une moisson sterile, il ne parle plus que de flascons et bouteilles, de refrechissoirs pour boire froid, et dire mots plaisants pour rire, en se promenant, donner des attainctes et traicts de mocquerie à l'encontre de ceux qui se travaillent apres l'estude de la philosophie. Ainsi que lon dit qu'en la ville de Syracuse, quand Platon y arriva, et que Dionysius tout à coup fut espris d'un furieux amour de la philosophie, le chasteau du tyran fut plein de poulciere, pour la multitude d'estudians qui trassoient les figures de la Geometrie: Mais depuis que Platon se fut courroucé à luy, et qui Dionysius eut abandonné la philosophie, se remettant de rechef à faire grand' chere, à l'amour, à follastrer, et se laisser aller à toute dissolution, il sembla qu'ils eussent esté ensorcellez et transformez par une Circé, tant ils furent incontient espris d'une haine des lettres, oubliance de toute honesteté, et saisine de toute sottie. Auquel propos se rapporte le tesmoignage des façons de faire des grands flateurs, et de ceux qui ont gouverné les peuples: entre lesquels le plus grand qui fut onc a esté Alcibiades, lequel estant à Athenes jouoit, disoit le mot, entretenoit grands chevaux, et vivoit en toute galanterie et toute joyeuseté: quand il estoit en Laced@emone, il faisoit sa barbe au rasoir, il portoit une meschante cappe de gros bureau, se lavoit en eau froide: puis quand il estoit en Thrace, il faisoit la guerre, et beuvoit: depuis qu'il fut arrivé devers Tissaphernes en Asie, ce n'estoit que delices, superfluité et volupté, que toute sa vie gaignant ainsi et prenant un chascun, en se transformant et s'accommodant aux moeurs de tous ceux qu'il hantoit. Mais ainsi ne faisoit pas Epaminondas, ny Agesilaus, car combien qu'ils ayent hanté en plusieurs villes, avec plusieurs hommes, et plusieurs sortes de vie, ils ne changerent jamais pourtant, ains reteindrent tousjours, et par tout, ce qui estoit digne d'eux en habillements, en façon de vivre, en parole, et en tous leurs deportements. Et Platon, tout de mesme, estoit tel à Syracuse comme en l'Academie, et tel aupres de Dionysius comme aupres de Dion. Mais qui voudra prendre garde de pres, il appercevra facilement les mutations et changemens du flatteur, comme du poulpe: et verra qu'il se transforme en plusieurs façons, blasmant tantost une vie qu'il avoit louee nagueres, et approuvant une affaire, une façon de vivre, et une parole qu'il rejettoit au paravant: car il ne le cognoistra jamais constant en une chose, ne qui ait rien de peculier à soy, ne qui aime ou qui haïsse, qui s'attriste ou qui s'esjouisse d'une sienne propre affection, par ce qu'il reçoit tousjours, comme un miroir, les images des passions, des vies, des mouvemens et affections d'autruy: tellement que si vous venez à blasmer quelqu'un de vos amis devant luy, il dira incontinent, Vous avez demouré longuement à le cognoistre, car quant à moy, il y a ja long temps q'il ne me plaisoit point. Et si, au contraire, vous venez de rechef à changer d'opinion, et à le louër: Certainement, dira-il aussi tost, j'en suis bien aise, et vous en remercie pour l'amour de luy. Si vous dittes que vous voulez changer de façon de <p 42v>vivre, comme vous retirer du maniement des affaires de la chose publique, pour vivre en paix et en repos: Il y a ja long temps, dira-il, qu'il le falloit faire, et se tirer hors de ces troubles et enuies. Et si, au contraire, il vous prent envie de laisser le repos et vous entremettre d'affaires et de parler en public, il respondra incontinent: Vous entreprenez chose digne de vous, car à ne rien faire, encore qu'il y ait quelque aise, si est-ce vivre trop bassement et sans honneur. Parquoy il luy faut incontinent mettre devant le nez,
  Tu es soudain tout autre devenu,
  Que tu n'estois par cy devant tenu.
Je n'ay que faire d'amy qui se change ainsi quand et moy, et qui s'encline en mesme part que moy, cela est le propre d'un umbre: j'ay plustost besoing d'un amy, qui avec moy juge la verité, et qui la die franchement. Voyla l'une des manieres qu'il y a pour esprouver et discerner le vray d'avec le faulx amy. Mais il faut observer une autre difference qu'il y a entre leurs similitudes, car le vray amy n'imite point toutes les conditions ny ne louë point toutes les actions de celuy qu'il aime, ains seulement tasche à imiter les meilleurs: et comme dit Sophocles,
  Il veut aymer, non haïr, avec luy.
c'est à dire, qu'il veut bien faire et honestement vivre, non pas errer ne faillir quand et luy: si ce n'est d'adventure que pour la grande frequentation et conversation ordinaire qu'il a avec luy, il ne se remplisse, malgré qu'il en ait, sans y penser, de quelque qualité et condition vicieuse, par la longue accoustumance, ne plus ne moins que par contagion se prent la chassie et le mal des yeux: ainsi comme lon escrit, que les familiers de Platon contrefaisoient ses hautes espaules, et ceux d'Aristote son begueyement, ceux du Roy Alexandre son ply du col, l'aspreté de sa voix: car ainsi prennent la plus part des hommes l'impression de leurs moeurs et de leurs conditions. Mais le flateur fait tout à la mesme sorte que le Cham@eleon, lequel se rend semblable, et prent toute couleur, fors que la blanche: aussi le flateur és choses bonnes et importantes ne se pouvant rendre semblable, ne laisse rien de mauvais et de laid à imiter: comme les mauvais peintres ne pouvans par leur insuffisance en l'art contrefaire les beaux visages, en representent quelque semblance en des rides, des lentilles, et des cicatrices: aussi luy se rend imitateur d'une intemperance, et d'une superstition, d'une soudaineté de cholere, d'une aigreur envers ses serviteurs, et deffiance envers ses domestiques et ses parents, pour ce qu'il est de sa nature tousjours enclin à ce qui est le pire, et semble estre bien loing de vouloir blasmer le vice, puis qu'il le prent à imiter. Car ceux qui cerchent amendement de vie et de moeurs sont suspects, et qui monstrent de se fascher et courroucer des fautes de leurs amis: ce qui meit en malegrace de Dionysius Dion, Samien de Philippus, et Cleomenes de Ptolomeus, et fut à la fin cause de leur totale ruine: mais le flateur veult estre estimé ensemble autant loyal et fidele comme plaisant et aggreable, de maniere que pour la vehemence de son amitié, il ne s'offense pas mesme des choses mauvaises, ains est en tout et par tout de mesme inclination et de mesme affection: en sorte que des choses fortuites et casuelles, qui advienent sans nostre volonté et conseil, il en veult avoir sa part, tellement que s'il vient à flater un qui soit maladif, il fait semblant d'estre subject à mesmes maladies: et dira que la veuë luy baisse fort, et qu'il a l'ouye dure, s'il frequente avec gens qui soient à demy aveugles ou à demy sourds: comme les flateurs de Dionysius qui ne voyoit presque goutte, s'entrehurtoient les uns les autres, et faisoient tomber les plats de dessus la table, pour dire qu'ils avoient mauvaise veuë. Les autres penetrans encore d'avantage au dedans, meslent leurs conformitez jusques aux plus secrettes passions. Car s'ils peuvent sentir que ceux qu'ils flatent soient mal fortunez en femmes, ou qu'ils soient en quelque deffiance de leurs propres enfans, ou de leurs <p 43r>domestiques, eux mesmes ne s'espargneront pas: et commanceront à se plaindre de leurs femmes, de leurs propres enfans, de leurs parents, ou de leurs domestiques, et si en allegueront quelques occasions qui vaudroient mieux teuës que dittes: car ceste semblance les rend plus affectionnez l'un à l'autre par compassion: ainsi les flatez cuydans avoir receu d'eux comme un gage de loyauté, leur laissent aussi aller de leur bouche quelque chose de secret, et l'aiant ainsi laissé eschapper, ils sont puis apres contraincts de se servir d'eux, et craignent de là en avant leur donner à cognoistre qu'ils se deffient aucunement de leur foy, jusques là, que j'en ay cogneu un qui repudia sa femme, pour ce que celuy qu'il flatoit avoit fait divorse avec la siene, et fut trouvé qu'il alloit secrettement et envoyoit devers elle: ce qui fut apperçeu par la femme mesme de son amy: tant peu cognoissoit la nature du vray flateur celuy qui estimoit que ces vers iambiques ne convinssent pas plus à la description du cancre que du flateur,
  Tout son corps n'est autre chose que ventre,
  Son oeil perçant par tout penetre et entre,
  Un animal qui marche de ses dents.
Car ceste figuration est celle d'un escornifleur poursuyvant de repeuë franche, et de ces amis de fricassee et de nappe mise, comme dit Euopolis: mais quant à cela, remettons-le à son lieu propre pour en parler plus amplement. Et pour ceste heure, ne laissons pas derriere une grande ruze du flateur en ses imitations, c'est que s'il contrefait quelque bonne qualité qui soit en celuy qu'il flate, il luy en cede tousjours le dessus: car entre ceux qui sont vrais amis, il n'y a jamais emulation de jalousie, ny jamais envie, ains soit qu'ils se treuvent egaux en bien faisant ou inferieurs, ils le portent doucement et modereement. Mais le flateur aiant tousjours en memoire et singuliere recommendation le seconder, cede tousjours en son imitation l'egalité, confessant estre vaincu et demourer tousjours derriere, excepté és choses mauvaises: car és mauvaises il ne cede jamais la victoire à son amy, ains s'il est difficile, il dira de soy-mesme qu'il est melancholique: si l'autre est superstitieux, luy sera tout transporté et esperdu de la crainte des Dieux, si l'autre est amoureux, luy sera furieux d'amour: si l'autre dit, je ris à pleine bouche: luy, je cuide mourir de rire. Mais aux choses louables et honnestes, au contraire, de luy il dira: le cours bien assez viste, mais vous, vous volez: Je suis, dira-il, assez bien à cheval, mais ce n'est rien au pris de ce Centaure icy: Je ne suis pas trop mauvais poëte, et fais assez bien un carme, mais tonner n'est pas à faire à moy, c'est à ce Jupiter icy, en quoy il fait deux choses ensemble, l'une qu'il declare l'entreprise de l'autre honneste en ce qu'il l'imite, et sa suffisance non pareille en ce qu'il confesse en estre vaincu. Voyla doncques quant aux ressemblances, les marques de difference qu'il y a entre le flateur et l'amy. Et pour autant que la delectation, ainsi que nous avons dit paravant, est aussi commune entre eux, pour ce que l'homme de bien ne prent pas moins de plaisir à ses amis, que l'homme de neant à ses flateurs: considerons un peu la difference qu'il y a en cela: le moyen de les distinguer sera, de remarquer la fin à laquelle l'un et l'autre dirige la delectation qu'il donne, ce qui se pourra plus claiement entendre par cest exemple. Une huyle de perfum a bonne odeur, aussi a quelque drogue de medecine: mais il y a difference en ce, que l'huyle de perfum se fait seulement pour donner le plaisir de la senteur, et rien plus: mais en la drogue medicinale, outre le plaisir de la doulce odeur, il y a une force qui purge le corps, ou qui le rechauffe, ou qui fait naistre la chair. D'avantage, les peintres broyent des couleurs plaisantes et recreatives, et aussi y a il des drogues medicinales qui ont des couleurs et teintures qui sont belles et aggreables à l'oeil: quelle difference doncques y a-il? Il est tout evident qu'il ne faut que regarder, pour les sçavoir discerner, à quelle fin l'usage d'icelle est destiné. <p 43v>Au cas pareil aussi, les graces des amis, parmy l'honnesteté et l'utilité qu'elles ont, apportent je ne sçay quoy qui delecte, ne plus ne moins qu'une fleur qui paroist par dessus: et quelquefois ils usent d'un jeu, d'un boire et manger ensemble, d'une risee, d'une facetie l'un avec l'autre, comme de saulses pour assaisonner des affaires de pois et de grande consequence: auquel propos est dit,
  Joyeusement ensemble ils s'entretiennent
  De maints propos plaisans, qu'entre eux ils tiennent.
Et,   Rien n'a jamais desjoint nostre amitié,
  Ny nos plaisirs partis par la moytié.
Mais la seule besongne du flateur, et le but où il vise, est de tousjours inventer, apprester et confire quelque jeu, quelque faict, et quelque parole à plaisir et pour donner plaisir: brief, pour comprendre le tout en peu de paroles, le flateur estime qu'il faille tout faire pour estre plaisant: et le vray amy faisant tousjours et par tout ce que le devoir requiert, bien souvent plaist, et quelquefois aussi desplaist: non que son intention soit de desplaire, comme aussi ne le fuit-il pas, s'il voit que meilleur soit de le faire. Ne plus ne moins que le medecin, s'il voit qu'il soit expedient, jettera du saffran ou de la lavende dedans ses compositions de medecine, voire que bien souvent il baignera delicatement, et nourrira friandement son patient: et quelquefois aussi laissant ces douces odeurs là, il y ruera du Castorium, ou,
  Du Polium, de qui la senteur forte,
  Puante au nez est d'une estrange sorte.
ou bien il broyera de l'Hellebore, qu'il le contraindra de boire, ne se proposant pour sa fin ne là le plaire, ny icy le desplaire, ains conduisant son malade par diverses voyes à un mesme but, c'est à sçavoir ce qui est expedient pour sa santé, aussi le vray amy aucunefois par complaire et haut louër son amy, en le resjouissant le conduit à faire ce qu'il doit, comme celuy qui dit en Homere,
  Amy Teucer de Telamon extraict,
  Fleur des Grejois, tire ainsi de son traict. Et ailleurs,
  Comment mettrois-je Ulysses en oubly,
  Qui de vertu divine est ennobly?
A l'opposite aussi, là où il est besoing de correstion, il le vous tanse avec une parole mordante, et une liberté authorisee d'une affection soigneuse de son bien,
  Menelaus né de divin lignage,
  Je t'advertis que tu n'es pas bien sage:
  De ta folie aussi mal te prendra.
Quelquefois il conjoinct le faict avec la parole, comme Menedemus faisant fermer sa porte au fils d'Asclepiades son amy, qui estoit desbauché, et menoit une vie dissoluë, et ne le daignant pas saluër, le retira de son mauvais gouvernement: et Arcesilaus defendit l'entree de son eschole à Battus, pour ce qu'en une Com@edie qu'il avoit composee, il avoit mis un vers qui poignoit Cleanthes: mais depuis, en aiant fait satisfaction à Cleanthes, et s'en estant repenty, il luy pardonna, et le receut en sa grace comme devant. Car il fault contrister son amy en intention de luy profiter, non pas de rompre l'amitié, ains user de reprehension picquante, comme d'une medecine preservative, qui sauve la vie à son patient: ainsi fait le bon amy comme le sçavant musicien, qui pour accorder son instrument, tend aucunes de ses cordes, et en lasche les autres: aussi concede il aucunes choses et en refuse d'autres, changeant selon que l'honnesteté ou l'utilité le requierent: et est par ce moyen aucunefois aggreable, et par tout utile: mais le flateur aiant accoustumé de tousjours sonner une seule note, qui est de complaire, et de faire et dire toutes choses au gré de celuy qu'il flate, ne sçait que c'est ny de resister de faict, ny de fascher de parole, ains va <p 44r>tousjours apres ce que lon veult, s'accordant tousjours, et disant tousjours ad idem. Or ainsi comme Xenophon escrit, qu'Agesilaus estoit bien aise de se sentir louër de ceux qui l'eussent bien voulu blasmer: aussi faut-il estimer que celuy-là resjouit et complaist en amy, qui peult aussi quelquefois contrister et contredire: et avoir pour suspecte la conversation de ceux qui ne font jamais que donner plaisir, en accordant tout sans aucune pointure de reprehension, et de contradiction, et avoir tousjours à main le dire d'un ancien Laconien, lequel oyant que lon louoit haultement le Roy Charilaus, Et comment seroit-il bon, dit-il, quand il n'est pas aspre aux meschans? On dit que le tahon qui tourmente les taureaux, se fiche aupres de leurs aureilles, et aussi fait la tique aux chiens: tout ainsi le flateur attachant les hommes ambitieux par les oreilles, à force de leur chanter leurs louanges, est bien malaisé à secouer et chasser depuis qu'il y est une fois fiché: et pourtant fault-il avoir le jugement bien esveillé en cest endroict, à observer diligemment si ces louanges seront attribuees à la chose, ou à la personne: elles seront attribuees à la chose s'il louë les absents plus tost que les presents, si luymesme veult et desire en luy ce qu'il louë en autruy, et s'il ne nous louë pas seuls, mais tout autres pour semblables qualitez: et s'il ne varie point en disant et faisant tantost d'un tantost d'autre, mais tousjours d'une sorte. Et ce qui est le principal à considerer, c'est si nous mesmes en nostre secret ne nous repentons point ou n'avons point de honte de ce dont il nous louë, et si nous ne voudrions point plus tost avoir fait et dit le contraire: car le jugement de nostre conscience nous portant tesmoignage au contraire, empeschera que telles louanges ne nous affectionneront, ny ne nous atteindront point au vif, et consequemment le flateur ne nous en pourra surprendre. Mais je ne sçay comment il advient, que la plus part des hommes ne reçoivent point les consolations que lon leur baille en leurs adversitez, ains plus tost se laissent mener à ceux qui plorent et lamentent avecques eux: et quand ils ont offensé et failly, si quelqu'un les en reprent, et les en blasme si vifvement qu'il leur en imprime au coeur un remors et une repentance, ils estiment celuy-là leur accusateur et leur ennemy: et au contraire ils embrassent et reputent leur bienvueillant et amy celuy, qui louëra et magnifiera ce qu'ils auront fait. Or ceux qui louënt et qui prisent avec un applaudissement de mains ce que lon aura fait ou dit, soit à bon escient ou soit en jouant, ceux-là encore ne sont dommageables que pour le present, et pour cela que lon a à l'heure en main: mais ceux qui avec leurs louanges penetrent jusques aux moeurs, et par leurs flateries atteignent jusques à corrompre les conditions, ceux là font comme les mauvais esclaves et serfs, qui ne desrobent pas seulement du bled de leur maistre, ce qui est en monceau au grenier, mais aussi ce qui est preparé pour la semence: car les conditions de l'homme sont la source de toutes ses actions, et les moeurs sont le principe et la fontaine, dont découle toute nostre vie, laquelle ils détordent, en donnant au vice les noms des vertus. Thucydides escrit qu'és seditions et guerres civiles, lon transferoit le signification accoustumee des mots, aux actes que lon faisoit, pour les justifier: car une temerité desesperee estoit reputee vaillance aimant ses amis: une dilation providente, honneste couardise: une temperance, couverture de lascheté: une prudence circumspecte, generale paresse: aussi faut-il bien prende garde és flateurs là où lon verra qu'ils appelleront prodigalité, liberalité: timidité, seureté: teste écervelee, promptitude: chicheté mechanique, temperance et frugalité: un qui sera sujet à folles amourettes, gracieux et homme de bonne compagnie: un cholere ou superbe, vaillant et magnanime: et, au contraire, un de coeur bas et lasche, doulx et humain: ainsi comme Platon escrit en quelque passage, que l'amoureux est flateur de ce qu'il aime: car s'il est camus, il l'appellera aggreable: s'il a nez aquilin, face royale: s'il est noiraut, viril: s'il est blanc, enfant des Dieux, et quant à <p 44v>ce nom [...], basané et couleur de miel, il dit que c'est une feinte d'amoureux, qui diminue pour apprendre à supporter plus aiseement une couleur palle et morte de son amy: combien que celuy qui se donne à entendre qu'il soit beau quand il est laid, ou grand quand il est petit, ne demeure pas longuement en son erreur: et si n'en reçoit perte sinon bien fort legere, et non pas irremediable. Mais les louanges qui accoustument l'homme à cuider que vice soit vertu, tellement qu'il ne se desplaist pas en son mal, mais plus tost qu'il s'y plaist, et qui ostent toute honte de pecher et de faillir, ce furent celles qui amenerent la ruine des Siciliens, en donnant occasion aux flateurs d'appeller la cruauté de Dionysius et de Phalaris, haine des meschants et bonne justice: ce furent celles qui perdirent l'Aegypte, en appellant la lascheté effeminee du Roy Ptolom@eus, sa furieuse superstition, ses lamentables chansons, ses sonnements de tabourins, et ses danses bacchanales, devotion, religion et le service des Dieux: ce furent celles aussi qui cuiderent gaster et corrompre du tout les moeurs et façons Romaines, qui par avant tenoient tant du grand, en surnommant les delices, les dissolutions, les jeux et festes d'Antonius, joyeusetez, gentillesses, et humanitez, en desguisant et diminuant ainsi la faute d'Antonius, qui abusoit excessivement de sa fortune, et grandeur de sa puissance. Que fut-ce autre chose qui attacha à Ptolom@eus la museliere à jouër des fleutes? Qui feit monter Neron sur l'eschafaud avec un masque sur le visage, et des brodequins aux jambes, qui estoit l'accoustrement des joueurs de farce, ne furent-ce pas les louanges des flateurs? Et la plus part des Roys ne sont ils pas attirez en toute vergongne et tout deshonneur par les flateries de ceux qui les appellent Apollons, pour peu qu'ils sçachent mionner, et Bacchus quand ils s'enyvrent, et Hercules quand ils luictent, et qu'ils prennent plaisir à telles gallanteries de surnoms? Et pourtant se faut-il principalement donner de garde du flateur en ses louanges: ce que luy-mesme n'ignore pas, mais estant caut et subtil à se garder de se rendre suspect, si d'adventure il rencontre quelque mignon glorieux, bien paré, ou bien quelque lourdault qui ait un peu le cuir gros, et comme lon dit vulgairement, qui soit un peu de grosse paste, il se mocque et gaudit d'eux à gorge desployee, comme fait Struthias en la com@edie, foullant aux pieds et ballant sur le ventre de la sottise de Bias, en maniere de dire, par les louanges qu'il luy donne, sans que l'autre le sente, Tu as plus beu que ne feit oncques le Roy Alexandre le grand: et cependant il se pasme et fond à force de rire, en se tournant devers le Cyprien. Mais s'il a affaire à quelques habiles et galants hommes, qui aient l'oeil sur luy principalement en cest endroict, et qui soient au guet pour bien garder ceste place et ce lieu- là, il ne leur addresse pas des louanges de droit fil, ains vient de loing tournant tout à l'entour, et puis fait ses approches petit à petit, sans faire bruit, tant qu'il vient à les manier, comme lon fait une beste que lon veut apprivoiser, et les taster: car tantost il viendra rapporter à son amy des louanges qu'il aura ouy dire à quelques uns de luy, faisant comme les Rhetoriciens, qui quelques fois en leurs harengues parlent en tierce personne: J'ay pris grand plaisir, dira-il, nagueres estant en la place, à ouir certains estrangers, ou bien de bons vieillards, qui racontoient tous les biens du monde de vous, et vous louoient à merveilles. Tantost il controuvera quelques legeres fautes alencontre de luy, disant qu'il les aura entendues d'autres qui les disoient de luy, et qu'il s'en est venu en diligence incontinent vers luy, pour luy demander là où il auroit dit cela, ou fait une telle chose: l'autre luy niera, comme il est vraysemblable: et de là adonc il prendra son commancement pour entrer en ses louanges, Aussi m'esbahissois-je bien, comment vous eussiez mesdit de quelqu'un de vos familiers, veu que vous ne mesdites pas de vos ennemis mesmes: et comment vous eussiez attenté à usurper de l'autruy, veu que vous donnez si largement et si liberalement le vostre. Les autres font comme les peintres, qui pour relever et faire plus <p 45r>apparoistre les choses luisantes et claires, les renforcent avec des obscures et ombrageuses qu'ils mettent aupres: car en blasmant, detractant, mocquant, et injuriant les choses contraires, tacitement ils louënt et approuvent les vices et imperfections qui sont en ceulx qui flatent, et en les louant, ils les nourrissent: car ils vous blasmeront la temperance, et abstinence, en l'appellant rusticité, s'ils se trouvent parmy des hommes luxurieux, avaricieux, gens de mauvais affaire, qui acquierent des biens par tous moyens deshonnestes et meschans. La justice et bonne conscience, qui se contente du sien, sans rien vouloir avoir de l'autruy, ils l'appelleront lascheté, et faute de coeur, de n'oser entreprendre. Et quand ils seront avec des paresseux, gens oisifs, qui fuyent les affaires, ils n'auront point de honte de blasmer l'entremise du gouvernement de la chose publique, et de dire que c'est faire les affaires d'autruy à grand travail sans profit. Un desir d'estre en magistrat ils l'appelleront vaine gloire, qui ne sert à rien. Pour flater un orateur, ils blasmeront en sa presence le Philosophe. Parmy des femmes lascives et impudiques, ils seront les bien-venus en appellant les honnestes qui n'aiment que leurs marits, sottes, mal-apprises, et sans grace quelconque. Et y a encore une plus grande meschanceté, c'est que ces flateurs ne s'espargnent pas eux mesmes: car ainsi comme les luicteurs baissent aucunefois leur corps pour renverser par terre leurs compagnons, aussi quelquefois par se blasmer eux mesmes ils se coulent secrettement à louër autruy. Je suis, diront- ils, plus couard qu'un esclave sur la mer: je ne puis durer au travail: j'enrage de cholere quand j'entens que lon a mesdit de moy: mais à cestuy-cy, ce luy est tout un, il ne trouve rien de mauvais: c'est un homme tout autre que les autres, il ne se courrouce de rien, il porte tout patiemment. Et si d'adventure il se treuve quelqu'un qui ait grande opinion de sa suffisance et de son entendement, qui veuille faire de l'austere, et du roide et entier, disant à tout propos,
  Diomedes ne me va trop prisant,
  Ny au contraire aussi trop mesprisant:
le flateur bon ouvrier de son mestier ne s'assaudra pas par ceste voye, ains usera d'un autre artifice à l'endroit de celuy- là. C'est qu'il viendra devers luy pour avoir conseil en ses propres affaires, comme de celuy qu'il estime plus sage et mieux advisé que luy, et dira qu'il a bien d'autres avec lesquels il aura plus grande familiarité, mais neantmoins qu'il est contrainct de l'importuner: car à qui aurons nous recours nous autres qui avons besoing de conseil, et à qui nous fierons nous? et puis apres avoir ouy ce que l'autre luy aura dit, quoy que ce soit, il s'en ira disant qu'il aura eu un oracle, et non pas un conseil. Et si d'adventure il voit que l'autre s'attribue quelque suffisance en la cognoissance des lettres, il luy apportera quelques sienes compositions, le priant de les lire, et de les corriger. Le Roy Mithridates aimoit l'art de medecine, au moyen dequoy il y eut quelques uns des ses familiers qui luy baillerent de leurs membres à inciser, et brusler avec des cauteres: qui estoit le flater de faict, non pas de parole: car il sembloit qu'ils luy portassent tesmoignae de sa suffisance, puis qu'ils se fioient de leur vie à luy.
  Les cas divins sont de beaucoup de formes:
Mais ceste espece de louanges dissimulees, aiant besoing de plus grande circonspection pour s'en garder, merite d'estre diligemment averee et esprouvee: et pourtant faudra-il que celuy qui sera tenté par telle sorte de flaterie, tout expressément luy mette en avant des advis, où il n'y aura point d'apparence quand le flateur luy demandera conseil, et des advertissements tout de mesme: et aussi des corrections sans propos, quand il luy apportera ses compositions à revoir et corriger: car quand il verra que le flateur ne luy contredira en rien, ains luy consentira en tout et par tout, et recevra tout: et qui plus est encor, qu'à chasque point il s'escriera, hó voyla bien dict! il n'est <p 45v>possible de mieux: il est tout manifeste qu'il fait comme dit le commun proverbe,
  Le mot du guet il nous va demandant,
  Mais autre chose il cerche ce pendant.
c'est qu'en nous louant, il nous veut enfler de vaine outrecuidance. D'avantage ainsi comme aucuns ont definy la peinture, estre une poësie muette, aussi y a-il des louanges que donne une flaterie muette: car ne plus ne moins que les chasseurs deçoivent mieux les bestes qu'ils chassent, quand il ne semble pas qu'ils chassent, mais bien qu'ils passent leur chemin, ou qu'ils gardent leurs troupeaux, ou qu'ils labourent la terre: aussi est-ce lors que les flateurs touchent mieux au vif en louant, quand il ne semble pas qu'ils louënt, ains qu'ils facent autre chose: car celuy qui cede une chaire, ou un lieu à table, à un survenant, ou qui aiant accoustumé de haranguer devant le peuple, ou devant le Senat, s'il sent que l'un des riches veuille parler, entrerompt son parler pour se taire, et quitter la place et le rang de parler: celuy-là, dis-je, en se taisant, declare plus que s'il crioit à haute voix, qu'il repute l'autre plus suffisant et plus prudent que luy. De là est que lon voit ceste maniere de gens, qui font profession de flaterie, se saisir ordinairement des premiers sieges, tant és sermons, harangues publiques que lon va ouir, comme és theatres, non qu'ils s'en reputent dignes, mais à fin qu'en les cedant aux plus riches, ils les flatent d'autant: et és assemblees et compagnies ils seront les premiers à entamer les propos, mais c'est pour puis apres les quitter aux plus puissans, voire pour passer facilement à une opinion toute contraire à la leur premiere, si le contredisant sera homme puissant, ou riche ou personne d'authorité: c'est pourquoy il se faut de tant plus esvertuer pour les convaincre, et averer qu'ils ne font point ces cessions et ces reculemens là pour reverence qu'ils portent ou à la suffisance plus grande, ou à la vertu, ou à l'aage, mais seulement aux biens, aux richesses, et au credit. Megabyzus un des plus grands seigneurs de la court du Roy de Perse vint un jour visiter Apelles jusques en sa boutique, et s'estant assis aupres de luy à le regarder besongner, commcea à vouloir discourir de la ligne et des umbres. Apelles ne se peut tenir de luy dire: «Voys-tu, ces jeunes garçons qui broyent l'ochre, pendant que tu ne disois mot te regardoient fort attentifvement, et s'esbahissoient de voir tes beaux habits de pourpre, et tes chaines et joyaux d'or: mais depuis que tu as commancé à parler, ils se sont pris à rire, en se mocquant de toy, d'autant que tu te mets à discourir des choses que tu n'as pas apprises.» Et Solon estant interrogué par le Roy de Lydie Croesus, quels hommes il avoit veus qu'il reputast les plus heureux de ce monde, luy nomma Tellus, un simple citoyen d'Athenes, et un Cleobis, et Biton, qu'il dit avoir cogneus pour les mieux fortunez: mais les flateurs ne disent pas seulement, que les Roys, les riches hommes, et les personnes de grande authorité soient bien fortunez et heureux, mais aussi les declarent les premiers hommes du monde en prudence, en science, et en vertu. Et puis il y en a qui ne peuvent pas seulement endurer les Stoïques, qui appellent le sage tel qu'ils le depeignent riche, beau, noble et roy tout ensemble: là où les flateurs vous rendent le riche qu'ils flattent, orateur, poëte, voire et s'il veut encore, peintre et bon joueur de fleutes, leger du pied, et roide de corps, se laissans tomber dessoubs luy en luictant, et demourans derriere en courant: ainsi comme Crisson Himerien demoura derriere en courant à l'encontre d'Alexandre, dequoy Alexandre fut fort courroucé quand il le sçeut. Carneades souloit dire, que les enfans des Roys et des riches n'apprenoient rien adroit, qu'à picquer et manier les chevaux, et rien autre chose, pource que le maistre les flate aux escholes en les louant: à l'exercice de la luicte celuy qui luicte avec eux se laisse volontairement tomber dessous eux: mais le cheval ne cognoissant pas qui est fils d'un homme privé, ou d'un prince, qui est pauvre ou riche, jette par terre ceux qui ne se sçavent pas bien tenir. Parquoy le dire de Bion est sot <p 46r>et lourd, car il disoit ainsi: Si à force de louër je pouvois rendre une terre bonne, grasse et fertile, je ne ferois point de faute en la louant, plus tost que de me travailler le coeur et le corps à la labourer et cultiver. Celuy doncques ne peche point aussi qui louë un homme, si en le louant il le rend utile et fertile à celuy qui le louë: car on luy peut renverser sa raison, en luy alleguant, que la terre ne devient pas pire pour estre louee, là où ceux qui louënt faulsement, et outre le merite et le devoir, un homme, l'emplissent de vent, et sont cause de sa ruine. Mais à tant avons nous assez discouru sur cest article des louanges: il suit apres de traicter touchant la franchise de librement parler. Or estoit-il bien raisonnable, que comme Patroclus se vestant des armes d'Achilles, et menant ses chevaux à la guerre, n'osa toucher à sa javeline, ains la laissa seule, aussi que le flateur se masquant et desguisant des marques et enseignes d'un amy, laissast la seule franchise de parler librement, sans y toucher ne la contrefaire, comme estant le baston propre, pesant, grand et fort, qu'il appartient de porter à l'amitié seule, et non à autre: mais pour autant qu'ils se donnent bien garde d'estre descouverts en riant, ny en beauvant, ny en gaudissant ou jouant, ils elevent ja leur piperie jusques à une monstre de sourcil severe, et flattent avec un visage renfrongné, meslans parmy leur flaterie ne sçay quoy de reprehension et de correction, ne laissons point passer cela sans le toucher et examiner. Quant à moy, j'estime que comme en la com@edie de Menander, Hercules contrefait vient en avant avec une massue sur l'espaule qui n'est ny pesante, ny massive, ne forte, ains une vaine, feinte, legere, où il n'y a rien dedans: aussi que la liberté de parler dont usera le flateur, se trouvera molle et legere, et qui n'aura point de coup à ceux qui l'esprouveront, ains qu'elle fera ne plus ne moins que les aureillers des femmes, qui au lieu qu'ils semblent repoulser et resister aux testes que lon couche dessus, plient plus tost dessoubs et leur cedent: aussi ceste faulse liberté de parler, pleine de vent, s'eléve et s'enfle bien d'une enfleure vaine et tromperesse, à fin que se resserrant et s'abbaissant elle reçoive et attire avec soy celuy qui se laisse aller dessus: car la vray et amie liberté de parler s'attache à ceux qui faillent et qui pechent, apportant une douleur bienfaisante et salutaire, ne plus ne moins que le miel qui mord les parties ulcerees, mais il les nettoye, estant au demourant profitable et doulce, de laquelle nous parlerons à part en son lieu. Mais le flateur monstre premierement d'estre aspre, violent, et inexorable envers les autres: car à ses serviteurs il est fascheux à servir, aigre à reprendre les fautes de ses domestiques et parents: il n'estime ny ne prise personne hors luy, ains mesprise tout le monde, ne pardonne à homme qui vive, accuse un chascun, s'estudiant à acquerir la reputation d'homme haïssant le vice, en provoquant les autres à courroux, comme celuy qui pour rien ne laisseroit volontairement à leur dire leur verité, et qui ne feroit ny ne diroit jamais rien pour complaire à autruy: Et puis il fera semblant de ne voir ny ne cognoistre pas un des vrais et gros pechez, mais s'il y a d'adventure quelque legere et exterieure faulte, il fera merveille de crier hault à bon escient, et de la reprendre avec une voix forte et une vehemence de parole: comme, pour exemple, s'il apperçoit quelque chose qui traine parmy la maison, si lon est mal logé, si lon a la barbe mal faitte, ou un vestement qui seie mal, ou un chien et un cheval qui ne soient pas traittez comme il appartient. Mais au demourant une oubliance de ses pere et mere, faulte de soing de ses propres enfans, ne faire cas ne compte de sa femme, mespris de ses parents, ruine et perte de biens, toutes ces choses-là ne luy touchent en rien, ains est muet et couard en tout cela: ne plus ne moins que un maistre du jeu de la luicte, qui laisse enyvrer et paillarder son escholier et champion de luicte, et puis le tanse s'il treuve faulte à la burette à l'huile, et à l'estrille: ou comme un grammairien qui reprend son escholier s'il fault à avoir son escritoire et sa plume, et puis ne fait pas semblant de l'ouir quand il commet une incongruité en parlant, ou qu'il use de quelque mot barbare: car le flateur <p 46v>est tel, que d'un mauvais orateur et digne d'estre mocqué, il ne dira rien quant à sa harangue, mais bien le reprendra-il de sa voix, et l'accusera griefvement de ce qu'il se gastera le gosier et la voix par boire trop froid: et si on luy baille à lire un Epigramme qui ne vaille rien, il s'attachera à blasmer le papier qui sera trop gros, ou bien l'escrivain qui aura esté trop negligent ou ignorant. En ceste sorte les flatteurs qui estoient alentour du Roy Ptolomeus, lequel sembloit aimer les lettres, et estre desireux de sçavoir, estendoient ordinairement leurs disputes jusques à la minuit, à debattre de la proprieté d'un mot, ou d'un verset, ou touchant une histoire: et ce pendant il n'y en avoit pas un de tant qu'ils estoient, qui luy remonstrast rien touchant la cruauté dont il usoit, ny de l'insolence en laquelle il se debordoit, ny quand il jouoit du tabourin, ou qu'il faisoit d'autres indignitez soubs couleur de religion. C'est tout ne plus ne moins, que si à un qui auroit quelque gross apostume, ou quelque ulcere fistuleux, on venoit avec la lancette à luy raire les cheveux, ou à luy rongner les ongles: car ainsi les flateurs appliquent leur liberté de parler aux parties qui ne sont point dolentes, et qui ne font point de mal. Il y en a d'autres qui sont encore plus cauts et plus rusez que toux ceux-là, car ils usent de ceste liberté de parler, et de reprendre et blasmer pour complaire: comme Agis natif de la ville d'Argos, voyant qu'Alexandre donnoit de grands dons à ne sçay quel plaisant, s'escria d'envie et de douleur qu'il en avoit, «O le grand abus!» Alexandre l'aiant ouy se tourna devers luy en courroux, et luy demanda, que c'estoit qu'il vouloit dire: «Je confesse, dit-il, qu'il me fait mal, et que j'ay grand despit de voir, que tous vous autres qui estes nez de la semence de Jupiter, prenez plaisir d'avoir autour de vous des flateurs et des plaisants pour vous faire rire: car Hercules avoit ainsi en sa compagnie les Cercopes, et Bacchus les Silenes: et autour de vous aussi, tout de mesmes, ces bouffons icy sont en credit.» Et un jour comme l'Empereur Tiberius C@esar fust entré au Senat, il y eut un des Senateurs flateur, qui se dressa en pieds, et dit tout haut, «Qu'il falloit puis qu'ils estoient libres, qu'ils parlassent aussi librement, et qu'ils ne s'en feignissent point, ny ne teussent ce qu'ils sçavoient estre utile.» Il feit dresser les oreilles à tout le monde par ces paroles, et se feit un grand silence: Tiberius mesme prestoit l'oreille fort attentifvement pour ouir ce qu'il voudroit dire: et lors il se prit à dire, «Escoute C@esar en quoy nous nous plaignons tous de toy, et n'y a personne qui te l'ose dire ouvertement: C'est que tu ne fais compte de toy, ains abandonnes ta personne, et affliges ton corps de soucis et de travaux que tu prens pour nous, sans te donner repos ne jour ne nuict.» Et comme il continuast une longue trainee de tels propos, on dit que l'orateur Cassius Severus dit, «La liberté de parler dont use cest homme, le fera mourir.» Telles flateries sont legeres, et ne nuisent pas beaucoup: mais celles-cy sont dangereuses, et corrompent les moeurs des mal-advisez, quand les flateurs accusent et blasment ceux qu'ils flatent des vices et crimes contraires à ceux dont ils sont entachez, comme Himerius un flateur Athenien tansoit et injurioit un vieil usurier le plus chiche et le plus avaricieux de toute la ville, l'appellant prodigue, negligent de son profit, et qu'il en mourroit de male faim luy et ses enfans: ou, au contraire, un prodigue despensier qui consumera tout, ils luy reprocheront qu'il sera un taquin, mechanique, ainsi comme Titus Petronius faisoit à Neron: ou si ce sont Princes et seigneurs qui traittent durement et cruellement leurs subjects, ils leur diront, qu'il fauldra oster ceste trop grande doulceur, et ceste importune grace, et misericorde inutile. Tout pareil à ceux-là est celuy qui fait semblant de redouter et se donner de garde d'un lourdault et gros sot, comme si c'estoit quelque habile homme, caut et rusé et celuy qui tanse et reprent un envieux et mesdisant, qui prent ordinairement plaisir à detracter et mesdire de tout le monde, si d'adventure il luy eschappe quelquefois de louër aucun excellent personnage: C'est un vice que vous avec de louër ainsi toute sorte de gens, <p 47r>voire jusques à ceux qui ne valent à chose qui soit: car quel homme est cestuy-cy que vous louez si fort? qu'a il jamais ne fait ne dit qui meritast d'estre si haultement prisé? Mais c'est principalement aux amours que les flateurs ruent leurs grands coups, et qu'ils enflamment plus ceux qu'ils flatent: car s'ils voyent qu'ils aient quelque differént alencontre de leurs freres, ou qu'ils ne facent compte de leurs parents, ou qu'ils soient en quelque souspeçon et deffiance de leurs femmes, ils ne les en reprennent ny ne les en corrigent point, ains au contraire augmentent leur mescontentement: C'est bien employé, car vous ne vous sentez pas vous mesmes: vous estes cause de tout cecy, en monstrant trop de les recercher et caresser, et vous humiliant trop envers eux. Et si d'adventure il sourd quelque demangeaison d'amour, ou quelque courroux de jalousie envers quelque concubine ou quelque amie mariee, alors la flaterie se tirera en avant avec une liberté et franchise de parler tout ouverte, apportant du feu en la flamme: accusant et faisant le proces à l'amoureux, comme ayant fait et dit beaucoup de choses mal seantes à l'amour, mal gracieuses, et pour faire haïr plustost qu'aimer une personne,
  O homme ingrat de tant de doux baisers!
En ceste sorte les familiers d'Antonius qui brusloit de l'amour de Cleopatre l'Aegyptienne, luy faisoient à croire, que c'estoit elle qui estoit amoureuse de luy, et le tansant l'appelloient homme sans affection et superbe: Ceste Dame, disoient-ils, laissant un si grand et si opulent Royaume, et tant de belles et plaisantes maisons, se consume le coeur et le corps à tracasser çà et là apres ton camp, aiant pour tout honneur le tiltre de concubine d'Antonius.
  Tu as un coeur bien dur et inflexible,
de la laisser ainsi se consumer d'ennuy: et luy estant bien aise d'estre ainsi convaincu de luy faire tort, et prenant plaisir à se voir ainsi accuser, plus qu'il n'eust fait à s'ouïr louër, ne se donna garde que ce qui sembloit l'admonester de son devoir, le desbauchoit encore plus qu'il ne l'estoit. Car ceste liberté simulee de parler franchement ressemble aux morsures des femmes impudiques, qui chatouillent et provoquent le plaisir par ce qui semble devoir faire douleur. Et tout ainsi comme le vin pur, qui autrement est un certain remede contre la poison de la cigúe, si vous le meslez avec le jus de la cigúe rend la force de la poison irremediable, d'autant que par le moyen de sa chaleur il la porte promptement au coeur: aussi les meschants entendans tresbien que la franchise de parler est un grand secours contre la flaterie, flatent par elle mesme. Et pourtant semble-il que Bias ne respondit pas du tout bien à celuy qui luy demandoit, qui estoit la plus mauvaise beste de toutes: des sauvages, dit-il, c'est le Tyran, et des privees le flateur: car il pouvoit dire plus veritablemenmt, qu'entre les flateurs les privez sont ces poursuyvants de repeuës franches, et ces amis de table et d'estuves: mais celuy qui estend sa curiosité, sa calomnie, et sa malignité, comme le poulpe fait ses branches, jusques és chambres secrettes et cabinets des femmes, celuy-là, dis-je, est sauvage, farouche, et dangereux à approcher. Or l'un des moyens pour s'en donner de garde est, d'entendre et se souvenir tousjours, que nostre ame a deux parties, l'une qui est plus veritable, aimant l'honnesteté et la raison: l'autre irraisonnable de sa nature, aimant passion et mensonge. Le vray amy assiste tousjours et donne confort et conseil à la meilleure partie, comme le bon medecin qui vise tousjours à augmenter et entretenir la santé: mais le flateur se sied tousjours aupres de celle qui est privee de raison et pleine de passion, la gratte et la chatouille continuellement, en la maniant de sorte qu'il la destourne du discours de la raison, luy inventant et preparant tousjours quelques vicieuses et deshonnestes voluptez. Tout ainsi comme entre les viandes que l'homme mange, il y en a qui ne servent ny à augmenter le sang ny les esprits, ny à adjouster force ne vigueur aucune aux nerfs ny aux mouëlles, ains seulement <p 47v>excitent les parties naturelles, laschent le ventre, et engendrent une chair mollace et demy pourrie: aussi qui y prendra de pres garde on ne faudra jamais à veoir, que tout le parler du flateur n'adjouste rien de bon à l'homme prudent et sage, qui se gouverne par raison, ains facilite à un fol quelque volupté d'amour, ou luy enflamme une cholere follement conceuë, ou irrite une envie, ou l'emplit d'une odieuse et vaine presumption de soymesme, ou de douleur, en lamentant avec luy, ou luy rend la malignité qu'il aura en luy, ou une deffiance, ou une timidité servile, tousjours de plus en plus aigúë à mal penser, plus tremblante de peur, et plus souspeçonneuse par quelques faulses accusations, ou faux indices et conjectures qu'il luy mettra en avant: car il est tousjours rangé au long de quelque vice et maladie de l'ame, laquelle il nourrit et engraisse, et comparoist incontinent qu'il y a quelque partie mal saine de ll'ame, ne plus ne moins que fait la bosse és parties enflammees et pourrissantes du corps. Estes vous en courroux contre quelqu'un? Punissez, dira-il. Convoittez vous? Jouissez. Avez vous peur? fuyons nous en. Souspeçonnez vous? croyez le fermement. Et si d'adventure il est mal aisé à descouvrir et surprendre en ces passions-là, parce qu'elles sont si violentes et si fortes, que bien souvent elles chassent de nostre entendement tout usage de raison, il nous donnera aiseement prise en d'autres qui seront moins vehementes, là où nous le trouverons tout semblable. Car si l'homme se trouve en quelque doubte d'avoir trop beu ou trop mangé, et pour ceste occasion qu'il face difficulté d'entrer en un baing, où bien de banqueter, le vray amy le retiendra, l'admonestant de se garder, et d'avoir soing de sa santé: mais le flateur le tirera luy-mesme dedans le baing, et commandera qu'on apporte sur table quelque nouvelle viande, non pas offenser son corps par le trop adjeuner. Et s'il voit son homme mal affectionné à entreprendre quelque voyage par terre ou par mer, ou à faire chose que ce soit, il dira que le temps ne presse point, et qu'il n'y est pas propre, et que lon le pourra bien remettre à un autre temps, ou bien y envoyer quelque autre. S'il voit qu'il ait promis à quelque sien familier de luy prester ou donner de l'argent, et puis qu'il s'en repente, mais neantmoins qu'il ait honte de faillir de promesse en cest endroict: le flateur s'adjoustant au pire plat de la balance, la fera pancher du costé de la bourse, et chassera la vergongne de refuser, luy conseillant d'espargner son argent, attendu la grande despense qu'il fait, et le nombre de gens ausquels il a à fournir: de sorte que si nous ne nous mescognoissons nous mesmes, et que nous ne voulions ignorer que nous soions ou convoiteux, ou dehontez, ou pusillanimes, jamais le flateur ne nous pourra decevoir: car ce sera tousjours celuy qui defendra ces passions là, et qui parlera franchement en faveur d'elles, quand on les voudra outrepasser. Mais à tant est-ce assez parlé de ceste matiere. Venons maintenant aux services, et aux entremises de faire plaisir, car en tels offices le flateur confond et obscurcit fort la difference qu'il y a entre luy et le vray amy, se monstrant tousjours en apparence prompt et diligent en toutes occurrences, sans cercher occasion de restiver ou refuser: car le naturel du vray amy, ne plus ne moins que la parole de la verité, comme dit Euripides, est simple, naif, et sans fard ne feintise quelconque: mais celuy du flateur, estant certainement mal-sain en soy mesme, a besoing de plusieurs exquises et rusees medecines pour s'entretenir. Ainsi doncques comme quand on s'entrerencontre par la ville, le vray any quelque fois sans mot dire ny saluer, et aussi sans qu'on luy en die, ny qu'on le resaluë autrement que des yeux, passe oultre, declarant seulement avec un doux regard et un sous-ris la bienveillance et l'affection qu'il a imprimee dedans son coeur: et au contraire le flateur court au devant, et va apres, et estend les bras pour embrasser de tout loing: et si d'adventure on l'a salüé devant, pour l'avoir apperceu le premier, il en fait ses excuses avec tesmoins et avec grands serments. Bien souvent aussi aux affaires et negoces, les amis omettent plusieurs choses petites et legeres, <p 48r>sans se monstrer trop exactement serviable, ny trop curieux, et sans s'ingerer à toute sorte de service: mais le flateur est en cela assidu, continuel, sans jamais se lasser, ne jamais donner lieu ne place à autre de faire aucun service, ains voulant estre commandé, et estant marry si on ne luy commande, voire s'en desesperant, et appellant les Dieux à tesmoing, comme si on luy faisoit grand tort. Ces signes là monstrent à ceux qui ont bon entendement, une amitié qui n'est point vraye ne pudique, mais plus tost qui sent son amour de putain, ambrassant plus chaudement et plus volontiers que lon ne demande: toutefois pour les examinder plus par le menu, il faut premierement considerer és offres et promesses la difference qu'il y a entre l'amy et le flateur: car ceux qui ont escrit paravant nous, disent bien, que ceste sorte de promesse est promesse d'amy,
  Si je le puis, et si faire se peult:
mais que ceste-cy est l'offre d'un flateur,
  Demande moy tout ce que tu voudras.
Car les poëtes comiques introduisent de tels prometteurs en leurs Comedies,
  Nicomachus mettez moy alencontre
  De ce soudard, qui si brave se monstre,
  Et vous verrez si à coup de baston
  Je ne le rend soupple comme un poupon,
  Et ne luy fais toute la face molle,
  Comme une esponge avec sa chaude chole.
D'avantage les amis ne s'ingerent pas de donner confort et aide en aucun affaire, si premierement ils n'ont esté appellez au conseil de l'entreprise, et qu'ils ne l'ayent approuvee ou comme honneste, ou comme utile: mais le flateur encore que devant que faire l'entreprise on luy demande son advis, et qu'on se remette en luy de l'approuver, ou reprouver, non seulement il desire ceder et gratifier, mais il craint que lon ne le souspeçonne de vouloir reculer ou de fuir à mettre la main à l'oeuvre, et pour ceste cause s'accommode à ce qu'il voit où l'autre encline, et qui plus est l'aiguillonne et l'incite encore à le faire: car il se trouve bien peu, ou point du tout, de riches hommes ou de roys qui dient ces paroles,
  Pleust or à Dieu, qu'un mendiant sa vie,
  Et pis encor qu'un pauvre qui mendie,
  M'estant amy vinst devers moy sans peur,
  Me declarer ce qu'il a sur le coeur.
Mais au contraire ils font comme les composeurs de Trag@edies, qui veulent avoir une danse de leurs amis pour chanter avec eux, et un Theatre d'hommes qui leur applaudissent: d'ou vient que Meropé en une Trag@edie donne ces sages advertissements,
  Prens pour amy ceux qui point ne flechissent
  En leurs propos, mais ceux qui obeissent
  A ton vouloir pour te gratifier,
  Fais leur fermer ton huys, sans t'y fier.
Et les Seigneurs font tout au rebours, car ceux qui ne chalent et ne flechissent à leurs devis, ains y resistent, en leur remonstrant ce qui est plus utile, ils les haïssent, et ne les daignent pas regarder: et, au contraire, les meschants hommes, de lasche coeur et trompeurs, qui sçavent bien leur complaire, non seulement ils leur ouvrent leurs huys, et les reçoivent en leurs maisons, mais les admettent jusques à la communication de leurs plus interieures affections, et leurs plus secrettes pensees: entre lesquels celuy qui sera un peu plus simple dira, qu'il ne luy appartient pas, et qu'il ne l'estime pas digne d'estre appellé en deliberation de si grands affaires, et qu'il se sentira bien heureux de faire, comme simple ministre et serviteur, ce qui luy sera enjoint et commandé: <p 48v>mais celuy qui sera plus fin, et plus malicieux,s'arrestera bien à la consultation, oyant les doutes que lon fera, froncera bien ses sourcils, fera signe des yeux et de la teste, mais il ne dira rien, sinon que si l'autre declare ce qui luy en semble, il s'escriera incontinent, ô Hercules, vous me l'avez osté de la bouche, car si vous ne m'eussiez prevenu, je m'en allois dire le mesme. Et ainsi comme les Mathematiciens tiennent, que les superfices et les lignes ne se courbent ny ne s'estendent, et ne se meuvent point d'elles mesmes, d'autant qu'elles sont intellectuelles et incorporelles, mais qu'elles se plient, qu'elles s'estendent, et qu'elles se remuent quand et les corps, dont elles sont les extremitez: aussi vous trouverez tousjours, que le flateur ne dira jamais, ny n'asseurera, ny ne sentira, ny ne se courroucera de luy-mesme, ains dira, asseurera, sentira, et se courroucera tousjours avec un autre: de sorte qu'en cela sera tres-facile à appercevoir la difference qu'il y a entre l'amy et le flateur, et encore plus en la maniere de faire service et bons offices pour l'amy: car le service ou office qui procedera de l'amy, aura comme un oeuf, le meilleur au fond du dedans, et rien de monstre ny de parade en front: ains bien souvent comme le sage medecin guarit son patient sans qu'il en sache rien, aussi le bon amy porte quelque bonne parole qui luy profite, ou luy appointe quelque querelle, et fait ses affaires sans qu'il en sache rien. Tel a esté le philosophe Arcesilaus, tant en autres offices, qu'en cestuy-cy qu'il feit à l'endroit d'un sien amy nommé Apelles, natif de l'Isle de Chio: un jour qu'il estoit malade l'estent allé veoir, et aiant cogneu qu'il estoit pauvre, il y retourna un peu apres, portant en sa main vingt drachmes d'argent, qui sont environ trois francs et demy, et se seant aupres de luy qui estoit en son lict: Il n'y a rien icy, luy dit il, sinon les elements d'Empedocles,
  L'eau, et le feu, la terre, et l'air mobile,
et si tu n'es pas bien couché à ton aise: et quant et quant en luy remuant son aureiller, secrettement il luy meit ce peu d'argent dessoubs. La vieille qui le servoit, en refaisant son lict le trouva, dont elle fut bien esbahie, et le dit sur l'heur à Apelles: lequel en se soubs-riant luy respondit, C'est un larcin d'Arcesilaus. Et pource qu'en la philosophie les enfans naissent semblables à leurs parents, Lacydes un des disciples d'Arcesilaus, assistoit en jugement avec plusieurs autres à un sien amy nommé Cephisocrates accusé de crime de l@ese majesté: en plaidant laquelle cause l'accusateur requit qu'il eust à exhiber son anneau, lequel il avoit tout bellement laissé tomber à terre, dequoy Lacydes s'estant apperçeu, meit aussi tost le pied dessus, et le cacha, pource que toute la preuve du faict, dont il estoit question, dependoit de cest anneau: apres la sentence donnee, Cephisocrates absouls à pur et à plein, alla remercier et caresser les juges, de la bonne justice qu'ils luy avoient faitte: entre lesquels il y en eut un qui avoit veu le faict, qui luy dit, Remerciez en Lacydes, et luy conta comme le cas estoit allé, sans que Lacydes en eust dit mot à personne. Ainsi estime-je que les Dieux font beaucoup de biens et de graces aux hommes, sans que les hommes le cognoissent, aians telle nature, qu'ils prennent plaisir et s'esjouïssent de gratifier et bien faire. Au contraire, l'office que fait le flateur n'a rien de juste, rien de veritable, rien de simple, ne de liberal: ains une sueur au visage, un courir çà et là, une face chagrine et pensive, tous signes qui donnent apparence et opinion d'oeuvre laborieuse, et faitte avec une grand' peine et grand soing: ne plus ne noins qu'une peinture affettee, qui avec couleurs renforcees, avec plis rompus, et avec rides et angles cercheroit de se monstrer bien vivement apparente: de sorte qu'il ennuye et fasche à force de conter comment il a fait les allees et venuees, les soucis qu'il en a euz en luy mesmes, les malveuillances qu'il en a encourus envers les autres, et puis dix mille autres empeschements, dangers et grands accidents qu'il recite: tellement que lon pourroit dire, Cecy ne meritoit pas tant de travaux et de peines: car tout plaisir et tout bienfait que lon reproche, devient odieux, desaggreable, et du tout insupportable. Et en tous ceux que <p 49r>fait le flateur, le reproche, et la honte, qui fait rougir, y sont conjoincts, non seulement apres qu'il les a faicts, mais aussi à l'instant mesme qu'il les fait: là où le vray amy, si d'adventure il eschet, qu'il luy faille par force reciter le faict, il l'exposera nuëment, mais de soymesme il ne dira jamais un mot: ainsi que firent jadis les Laced@emoniens apres qu'ils eurent envoyé du bled à ceux de la ville de Smyrne, qui en leur extréme necessité leur en avoient demandé: car comme les Smyrneïens magnifiassent et louassent fort hautement ceste liberalité envers eux, ils leur respondirent, «Ce n'est pas si grande chose qu'il la faille tant louër: car nous avons assemblé cela en faisant commandement, que tous, hommes et bestes, s'absteinssent pour un jour de disner.» Ceste grace et beneficence ainsi faitte, non seulement est liberale, mais aussi plus aggreable à ceux qui la reçoivent, d'autant qu'ils estiment qu'elle n'a pas porté grand dommage à ceux qui la leur ont faitte. Or n'est-ce pas à la façon odieuse de faire service facheusement, ny à la promptitude de les offrir et promettre facilement, que le flateur donne principalement à cognoistre sa nature, mais beaucoup plus en ce, que l'amy fait office en chose honneste, le flateur en chose honteuse: et à diverse fin, l'un pour profiter, et l'autre pour complaire. Car l'amy ne requerra jamais, ainsi que disoit Gorgias, que son any luy face plaisir en choses justes, et luy ce-pendant luy en fera en choses injustes,
  Car à tout bien il doit estre conjoinct
  Avecques luy, mais à mal faire point.
Et pourtant le divertira-il plus tost des choses mal-seantes et mal- honnestes: et si d'adventure l'autre ne le veult croire, la response que feit Phocion à Antipater sera bien à propos en cest endroit, «Tu ne sçaurois m'avoir pour amy et pour flateur ensemble:» c'est à dire, pour amy et pour non amy. Car il faut bien estre du costé de son amy à faire, non pas à mesfaire, et à deliberer, non pas à conjurer: à porter tesmoignage de verité, non pas à opprimer aucun par faulseté: voire jusques à luy aider à porter une adversité patiemment, non pas à rien commettre meschamment: car il ne faut pas seulement sçavoir aucune chose honteuse et reprochable de son amy, tant s'en fault qu'il soit loysible de la faire, et de pecher avec luy. Tout ainsi doncques comme les Laced@emoniens aians esté desfaicts en bataille par Antipater, et traittans de paix avec luy, le prioient de leur commander tant qu'il voudroit de charges dommageables, mais de honteuses nulle: aussi le vray amy est tel, que si d'adventure il survient à son amy quelque affaire qui requiere de se mettre en despense, en danger ou en peine pour luy, il veut estre le premier appellé, et en veut alaigrement porter sa part, sans alleguer excuse quelconque: mais 'il y a tant soit peu de honte et de deshonneur, il s'excusera, et priera qu'on le laisse en paix, et qu'on luy pardonne. Mais le flateur fait tout au contraire, car és dangereuses et laborieuses entremises de faire plaisir, il se tire arriere: et si pour le sonder vous le touchez, il vous sonnera je ne sçay quel son cas et bas de quelque excuse qu'il forgera: mais au contraire en services et offices deshonnestes, vils, bas et honteux, «Je suis à vous, dira-il, faittes de moy ce que vous voudrez: mettez moy sous voz pieds.» rien ne luy est indigne, ny ignominieux. Voyez le singe, il n'est pas propre à garder la maison des larrons comme le chien, ny à porter sur son dos comme le cheval, ny à labourer la terre comme le boeuf: et pourtant faut-il qu'il supporte toutes les nazardes, toutes les injures, et tous les jeux malfaisans du monde, servasnt d'un instrument de mocquerie, et de faire rire les gens: ainsi est-il du flateur, qui n'est bon ny à plaider en jugement pour son amy, ny à mettre la main à la bourse, ny à combattre, comme celuy qui ne sçait ne travailler, ne faire rien qui soit de bon: mais aux affaires qui se font soubs l'aisselle, c'est à dire, à cachette, aux ministeres de sales et secrettes voluptez, il ne cerchera point d'excuse, il sera fidele courtier et ministre de quelques folles amourettes, pour <p 49v>tirer quelque garse de la main d'un maquereau, exquis à merveille pour mettre au net le compte de la despense d'un festin, diligent, non paresseux, à faire apprester un banquet, bien advenant à entretenir des concubines: si on luy commande de parler des grosses dents à un fascheux beau-pere, ou de chasser la femme espousee et legitime, il est sans honte et sans mercy, tellement qu'il n'est pas malaisé à descouvrir en cest endroit: car commandez luy ce que vous voudrez de vilain et de deshonneste, il est tout prest de ne s'espargner point, pour complaire à celuy qui luy commande. Encore y a il un autre grand moyen de le cognoistre, par la disposition qu'il aura envers les autres amis, là où lon trouvera qu'il sera bien different du vray amy, lequel n'a rien plus aggreable que d'aimer avec beaucoup d'autres, et aussi d'estre aimé de plusieurs, et va tousjours procurnt cela à son amy, qu'il soit aimé et honoré de plusieurs autres: car estimant que tous biens sont communs entre amis, il pense qu'il n'y doit avoir rien plus commun que les amis: mais le supposé, faulx, et contrefaict, comme celuy qui cognoist tresbien en soy-mesme, qu'il tient grand tort à l'amitié, en la contrefaisant ainsi qu'une faulse monnoye, et est bien de sa nature envieux, et exerce son envie alencontre de ses semblables, s'efforceant de les surpasser en gaudisserie, et en babil, mais il redoute et tremble devant celuy qu'il sçait estre plus homme de bien que luy, ne comparoissant pas certes aupres de luy plus qu'un homme de pied aupres d'un chariot de Lydie, comme lon dit en commun proverbe, ou comme dit Simonides,
  Plus que du plomb noir aupres de fin or.
Se sentant donc leger, non naturel, ains falsifié, quand on le vient à conferer de pres avec une vraye, solide, et grave amitié, qui endure le marteau, il ne la peut endurer, pource qu'il sçait bien qu'il sera descouvert pour tel qu'il est: au moyen dequoy, il fait ne plus ne moins qu'un mauvais peintre, qui avoit fort mal peint des coqs, car il commandoit à son vallet de chasser bien loing de sa peinture les coqs naturels: aussi cestui-cy chasse les vrais amis, et ne les seuffre pas approcher: ou s'il ne le peult faire en public et ouvertement, il fera semblant de les caresser, honorer et admirer, comme gens de plus grande valeur que luy, mais soubs main, et en derriere, il vous jettera et semera des calomnies: et si ses clandestins et secrets rapports poignans en derriere n'engendrent pas soudainement un ulcere, il retient en sa memoire ce que disoit anciennement Medius. Ce Medius estoit comme le maistre et le chef du troupeau de tous les flateurs qui estoient en la court d'Alexandre, bandé alencontre de tous les plus gens de bien de la court: celuy-là donnoit un enseignement que lon ne feignist point de picquer hardiment, et de mordre avec force calomnies: car encore, disoit-il, que celuy qui aura esté mordu guarisse de la playe, la cicatrice pour le moins en demeure. Par telles cicatrices de faulses accusations, ou pour les mieux appeller, par telles gangraines et tels chancres Alexandre estant rongé, feit mourir Callisthenes, Parmenion et Philotas, et s'abandonna à renverser et donner le croc en jambe, à leur volonté, à un Agnon, un Bagoas, un Agesias, et un Demetrius, estant vestu, paré, diapré et adoré par eux, comme une statue barbaresque: tant a le complaire grande force et efficace, mais je dis tresgrande, mesmement envers ceux qui en ce monde sont estimez les tresgrands: car d'autant qu'ils se persuadent, et qu'ils desirent les meilleures choses du monde estre en eux, cela donne foy et hardiesse tout ensemble au flateur: au contraire des places qui sont situees en haults lieux, lesquelles en sont inaccessibles et impossibles à approcher à ceux qui les cuident surprendre d'emblee: là où un coeur elevé pour la haultesse de sa fortune, ou pour l'excellence de sa nature, en une ame où il n'y a point de sain jugement de raison, est facile à prendre, voire à fouler aux pieds, aux plus basses et plus viles personnes. C'est pourquoy dés l'entree de ce discours nous avons admonesté, <p 50r>et encores admonestons en cest endroit les lisans, de chasser arriere d'eulx l'amour et l'opinion de soymesme, car ceste presumption-là nous flatant premierement nous mesmes au dedans, nous rend plus tendres et plus faciles aux flateurs de dehors, comme y estans ja tous disposez: là où si obeïssans au dieu Apollo, et recognoissans combien en toutes choses fait à estimer son oracle, qui nous commande de nous cognoistre nous mesmes, nous allions recercher nostre nature, nostre institution, et nostre nourriture, quand nous y trouverions infinies defectuositez de ce qui y deust estre, et tant de choses malement, ou temerairement meslees, qui ne deussent pas estre en nos actions, en nos propos, et en nos passions, nous ne nous abandonnerions pas ainsi facilement aux flateurs à nous fouler aux pieds, et faire ainsi, par maniere de dire, littiere de nous à leur plaisir. Le Roy Alexandre souloit dire, que deux choses principalement le destournoient d'adjouster foy à ceux qui le salüoient et l'appelloient Dieu: l'une estoit le dormir, et l'autre le jouïr d'une femme: comme se sentant plus imparfaict, et plus defectueux en ces deux poincts là, qu'en nuls autres. Mais si nous considerions, chascun en son privé, plusieurs choses laides, fascheuses, imparfaittes et mauvaises que nous avons, nous trouverions que nous aurions besoing, non d'un amy qui nous louast, et qui dist bien de nous: mais plus tost qui parlast à nous librement, qui nous reprist et blasmast des fautes que nous commettons en nostre particulier. Car il y en a bien peu entre plusieurs, qui osent librement et franchement parler à leurs amis, et entre ces peu là encore y en a-il moins qui le sçachent bien faire: car ils pensent que dire injure et blasmer soit librement parler, et neantmoins ceste liberté de parler, comme toute autre medecine qui n'est pas donnee à propos, en temps et en lieu, a cela qu'elle offense, fasche, et trouble sans aucun profit, et qu'elle produit aucunement le mesme effect avec douleur que le flater fait avec plaisir: car les hommes reçoivent dommage, non seulement pour estre louez, mais aussi pour estre blasmez importunément, et hors de temps et de saison, et est cela qui les rend plus faciles à prendre, et leur fait plus monstrer le costé aux flateurs, se laissans facilement aller et couler, ne plus ne moins que l'eau qui court tousjours d'un hault en un fond et contre bas. Parquoy il fault que ceste liberté de reprendre soit temperee d'une affection amiable et accompagnee d'un jugement de raison, comme d'une lumiere retrenchant ce qu'il y pourroit avoir de trop vehement et de trop crud, de peur que se voyans ainsi repris de toutes choses, et blasmez à tout propos, ils ne s'en faschent et ne se despitent, de sorte qu'ils se jettent à l'ombre et à l'abry de quelque flateur, et se tournent devers ce qui ne les faschera point. Car il fault fuir, Amy Philopappus, tout vice par le moyen de la vertu, et non pas par le vice contraire, comme aucuns font, qui pour fuir la honte sotte tombent en impudence, et pour eviter incivilité tombent en plaisanterie, et cuidans esloigner leurs noeurs bien loing de lascheté et de couardise, ils s'approchent d'audace et de braverie: et y en a qui pour se justifier de n'estre point superstitieux deviennent atheïstes, et pour ne sembler et estre tenus pour lourdauts, se rendent fins et malicieux, faisant des moeurs comme d'un bois courbé d'un costé, à faute de le sçavoir bien redresser, ils le courbent de l'autre. Or est-ce une bien laide façon de monstrer que lon ne soit point flateur, que de se rendre fascheux sans profit, et une conversation bien rustique et ignorante de se faire aimer, que de se rendre mal-plaisant et ennuyeux, à fin de ne sembler point servir ne valeter en amitié, ne plus ne moins que le serf affranchy en une Com@edie, qui pense que la licence d'accuser autruy, soit jouïssance de la liberté de parler de pair à pair. Puis que donc c'est chose laide que de tomber en flaterie, en cerchant de complaire, et aussi que de corrompre par immoderee liberté de parler toute la grace de l'amitié, et le profit de remedier aux maux en cuidant eviter flaterie, et que lon ne doit faire ne l'un ne l'autre, ains que comme <p 50v>en toute autre chose, il faut que la liberté de parler prenne sa perfection et bonté de la mediocrité, en n'en usant ne trop ne peu: il semble que le fil mesme et la deduction de ce propos requiert, que le subject du reste de ce traicté soit discourir de ce poinct là. Voyans doncques, que ceste liberté de franchement parler et reprendre a plusieurs vices qui luy nuisent, essayons de les luy oster l'un apres l'autre: et premierement delivrons la de l'amour de soy-mesme, nous donnans fort bien de garde qu'il ne semble que ce soit pour nostre interest, comme pour aucun tort que nous aions receu, ou pour quelque despit que lon nous ait fait, que nous tansions et reprochions: car ils n'estiment point que ce soit pour bien veuillance que nous leur portions, mais pour un maltalent que nous aions dedans le coeur, quand ils voyent que nous avons interest à ce que nous disons: ny ne reputent pas que ce soit un admonestment, ains une plainte: car la liberté de reprendre, soigneuse du bien de son amy, est venerable, là où la plainte sent son homme qui s'aime soy-mesme, et qui est de coeur bas. De là est que lon revere, honore et admire ceux qui parlent librement, et au contraire on accuse reciproquement et mesprise-lon ceux qui se plaignent: ainsi comme nous voions en Homere que le Roy Agamemnon ne peut supporter Achilles, qui avoit assez modereement usé de ceste franchise de parler endroit luy, là où il donne gaigné, et supporte doulcement Ulysses qui le poingt fort aigrement, et luy dit,
  Que pleust à Dieu (malheureux) que d'une autre
  Tu fusses chef, non de l'armee nostre.
se rendant à la parole aigre d'un homme sage, de bon conseil, et soigneux du bien public: car Ulysses n'avoit aucune occasion particuliere de courroux contre luy, et parloit franchement pour l'interest public de toute la Grece, là où Achilles se courrouceoit et tourmentoit principalement pour son interest privé. Et luy-mesme, encore qu'il ne fust pas gueres
  Doulx en son ire, et de leger courroux,
ains tel qu'il eust bien accusé celuy qui n'eust point esté coulpable, endura neantmoins patiemment et sans mot dire, que Patroclus luy dist plusieurs paroles de telle sorte,
  Coeur sans mercy, Thetis n'est point ta mere,
  Ny Peleus ne fut oncques ton pere:
  Celle qui t'a enfanté c'est la Mer,
  Et les Rochers qui la font escumer,
  Puis que tu es à pitié inflexible.
Car ainsi comme Hyperides l'orateur disoit aux Atheniens, qui se plaignoient de luy qu'il estoit trop aspre et trop rude, qu'ils considerassent non seulement s'il estoit aspre, mais s'il l'estoit sans rien prendre: aussi la reprehension d'un amy estant pure et nette de toute passion particuliere, se fait reverer, et rougir de honte, de sorte que lon n'oseroit lever les yeux alencontre: tellement que s'il appert, que celuy qui tanse librement rejette loing les fautes que son amy aura commises alencontre de luy, et n'en face mention quelconque, mais qu'il arguë et reprenne d'autres erreurs et fautes qu'il aura commises contre d'autres, sans se feindre ny l'espargner, la vehemence de ceste franchise de parler est invincible, d'autant que la douceur et bienveuillance du reprenant fortifient l'aigreur et l'austerité de la reprehension. Et pourtant, a il esté bien dit anciennement, que quand on est en courroux ou en different avec ses amis, c'est lors que plus on doit estudier à faire quelque chose qui leur soit ou profitable ou honorable: et ne sent pas moins que cela son affection amiable, quand on se voit soymesme contemné et mesprisé, parler franchement pour d'autres qui seront mesprisez aussi, et les ramentevoir. Comme feit Platon envers Dionysius du temps qu'il le mesprisoit, et qu'il avoit quelque mescontentement de luy. Il luy feit demander audience pour pouvoir à part parler à luy. Dionysius luy donna assignation, <p 51r>pensant qu'il luy deust faire quelque plainte pour luy-mesme, et luy en deduire les occasions: mais Platon luy parla en ceste maniere, «Si tu estois bien adverty, seigneur Dionysius, qu'il y eust quelqu'un de tes malveuillans, qui fust de propos deliberé venu en la Sicile pour te faire desplaisir, et qu'il ne differast à executer sa mauvaise volonté, que pource qu'il n'en auroit point de moyen, le laisserois-tu partir de la Sicile? et souffrirois-tu qu'il s'en allast sans peine quelconque?» «Je m'en garderois bien, Platon, respondit Dionysius: car il ne faut pas seulement chastier les faicts de ses ennemis, mais aussi haïr et punir leur mauvaise intention.» «Si doncques, à l'opposite (ce dit Platon) quelque autre estant expressément venu pour amitié qu'il te porte, pour l'envie qu'il a de te faire quelque plaisir, et que tu ne luy en donnes point le temps ny l'opportunité, est-il raisonnable de ne luy en sçavoir point de gré, et n'en faire compte, ains le mespriser?» Dionysius adonc luy demanda qui estoit celuy-là: «c'est, luy respondit-il, Aeschines, homme aussi bien conditionné et aussi honneste, qu'il y en eust point en toute l'eschole et compagnie de Socrates, et qui pourroit aussi bien par son eloquence reformer les moeurs de ceux avec lesquels il hanteroit: et aiant fait un si long voiage par mer pour cuider conferer et communiquer avec toy, est là demouré sans que personne en face compte.» Ces paroles toucherent si vifvement Dionysius, qu'il remercia sur l'heure et embrassa Platon, louant grandement sa debonnaireté et magnanimité: et depuis traicta honorablement et magnifiquement Aeschines. Secondement il faut repurger et nettoier la franchise de parler de toute parole injurieuse, de toute risee, de toute mocquerie, et de tout plaisanterie, car ce sont de mauvaises saulses pour l'en cuider assaisonner: pour ce que tout ainsi comme quand le Chirurgien incise la chair d'un homme, il faut qu'il y use d'une grande dexterité, netteté, et propreté en son faict, mais non pas que la main luy danse, ne qu'il affecte aucun geste superflu pour monstrer l'habilité de sa main: aussi la franchise de parler librement à son amy reçoit bien quelque rencontre bien à propos, prouveu que la grace n'en gaste point la gravité, mais pour peu qu'il y ait de braverie, d'insolence, d'aigreur picquante ou d'injure, elle perd toute son authorité. Et pourtant un musicien jadis fort gentilment et de bonne grace ferma la bouche au Roy Philippus, qui disputoit et contestoit alencontre de luy de la maniere de toucher des chordes d'un instrument de musique, en luy disant, «Dieu te gard, Sire, d'un si grand mal, que d'entendre cela mieux que moy.» Et, au contraire, Epicharmus ne parla pas sagement, car comme le Roy Hieron, aiant peu de temps au paravant fait mourir aucuns de ses familiers, l'eust envoyé convier quelques jours apres à souper avec luy: Mais nagueres, dit-il, quand tu sacrifias, tu n'y appellas pas tes amis. Aussi mal feit Antiphon chez le tyran Dionysius, car s'estant esmeu propos entre eux, quel estoit le meilleur cuyvre, il respondit promptement, celuy duquel les Atheniens fondirent les statues à Armodius et Aristogiton. Ceux qui avoient conspiré contre le tyran Pisistratus, et ses enfans. Car ny l'aigreur et aspreté de telles paroles picquantes ne profite, ny la joyeuseté et plaisanterie ne delecte, ains est une espece d'incontinence de langue meslee avec une malignité, une volonté de faire injure, portant declaration d'inimitié, de laquelle ceux qui usent ne servent à rien, et se prdent eux-mesmes, dansant, comme lon dit en commun proverbe, la danse d'alentour du puis. Car Dionysius en feit mourir Antiphon, et Timagenes en fut privé de la familiarité d'Auguste C@esar, non qu'il eust jamais parlé trop franchement, pour ce qu'en toutes tables, en tous promenemens, où l'Empereur l'appelloit, sans propos il alleguoit tousjours ces vers,
  Il ne venoit seulement que pour dire
  Ce qui sembloit les Grejois faire rire.
tournant la cause de la faveur qu'on luy faisoit en arguce d'un traict de mocquerie: car mesme les Poëtes Comiques anciennement en leurs Comedies mettoient bien quelques remonstrances serieuses appartenantes au gouvernement de la chose <p 51v>publique, mais pour autant qu'il y avoit de la risee et de la gaudisserie parmy, comme une saulse de mauvais goust parmy de bonnes viandes, tout cela rendoit inutile et vaine leur franchise de parler, et n'en demouroit sinon la reputation de malignité et de dangereuse et mauvaise langue à ceux qui les disoient, et nul profit à ceux qui les escoutoient. Ce sera doncques ailleurs qu'il faudra user de risee et de jeu envers ses amis: mais la franchise de parler en faisant remonstrance, soit toute serieuse, et monstrant toute bonne intention, et toute doulce nature: mais si c'est touchant affaires de grand pois, la parole soit telle, et en affection, et en geste, et en vehemence de la voix, qu'elle se face croire, et qu'elle emeuve celuy à qui elle sera adressee. Au demourant le poinct de l'occasion en toutes choses estant oublié et omis, apporte grande nuisance, mais sur tout oste- il toute l'utilité et l'efficace de la remonstrance. Or est- il tout manifeste, qu'il se faut bien garder d'en user à table où lon est ensemble pour faire bonne chere, car il ameine en temps serein des nuees celuy qui entre les joyeux et plaisans devis de table met en avant des propos qui font froncer les sourcils, et rider le visage, comme se voulant opposer au Dieu qui est à bon droict appellé Ly@eus, pour autant qu'il deslie les fascheux liens des soucis et ennuis, comme dit Pindare: et puis ceste importunité porte quand et soy un grand peril, pour ce que nos ames eschauffees de vin sont fort faciles à s'allumer de cholere, et advient souvent que quand apres boire on se cuide mesler de faire remonstrance, on engendre des inimitiez tresgrandes. Bref ce n'est point fait en homme genereux et de courage asseuré, ains craintif et paoureux, de n'oser hors de table franchement parler, et apres boire s'entremettre de librement remonstrer, comme les chiens couards, qui ne grongnent jamais sinon tandis que lon est à table: pourtant n'est-il ja besoing d'allonger ce propos d'avantage. Mais pour autant que plusieurs ne veulent ny n'osent redresser leurs amis quand ils faillent, pendant qu'ils sont en prosperité, et estiment que la remonstrance ne doit approcher ny ne peut attaindre à la felicité: et puis quand ils ont bronché, ou qu'ils sont tombez, alors ils leur courent sus, et les foulent aux pieds, par maniere de dire, les tenant soubs leurs main prosternez en terre, en laissant aller tout à un coup leur liberté de tanser, comme un eau retenue par force contre nature: et sont bien aises de jouir de ceste occasion de changement de fortune, pour l'arrogance de leurs amis, qui par avant les mesprisoient, et pour leur imbecillité aussi. Il ne sera pas impertinent d'en discourir un petit, et respondre à Euripides qui dit,
  Quand lon est bien, qu'a lon besoing d'amis?
Car c'est principalement à ceux qui ont fortune à leur commandement, que les amis parlans librement sont necessaires, pour leur rabattre un peu la hautaineté de coeur que la prosperité leur apporte, pour ce qu'il y en a bien peu qui en felicité retiennent le bon sens, et la plus part ont besoing de sagesse empruntee, et de raison venant d'ailleurs pour les abbaisser et affermir quand ils sont enflez ou esbranlez par les faveurs de la fortune: car quand la fortune vient à oster la grandeur et l'authorité, alors les affaires mesmes apportent quand et eux un chastiement accompagné de repentance: et pourtant n'est-il lors point besoing d'amy qui remonstre librement, ny de paroles graves et poignantes, ains en telles mutations certainement
  L'homme affligé grandement se soulage,
  Quand il peut voir son amy au visage,
qui le console, et qui le reconforte, comme Xenophon escrit qu'és batailles, au plus fort des dangers, quand on voyoit la face riante et guaye de Clearchus, cela donnoit plus grand courage à ceux qui combattoient: là où celuy qui fait à un homme affligé de la fortune une remonstrance aspre et mordante, c'est ne plus ne moins que qui appliqueroit à un oeil travaillé et enflammé de fluxion une drogue propre à esclaircir la veuë, car il ne le guariroit point, ny ne luy diminueroit aucunement sa douleur, <p 52r>mais il adjousteroit courroux à son mal, et luy rengregeroit son tourment. Quand l'homme est sain, ordinairement il n'est pas si hargneux, ny tant impatient qu'il ne veuille aucunement prester l'oreille à un sien amy, qui le reprendra de ce qu'il sera trop subject aux femmes, ou au vin, ou qui le blasmera de paresse, et de ce qu'il ne fera pas assez d'exercice, ou qu'il ira trop souvent aux estuves, ou qu'il mangera trop, et à heures indeuës: là où lors que lon est malade, c'est chose insupportable, et qui engrege le mal, que d'ouïr, Ceste maladie vous est venuë de trop boire, ou de paresse, ou de trop manger, ou de trop hanter les femmes. O la grande importunité! he deà mon amy, je fais mon testament, et les medecins me preparent une medecine de Castorium, ou de Scammonee, qui sont celles que lon donne à l'extremité, quand il n'y a plus d'autre esperance, et tu me viens icy amener des raisons de philosophie, et me faire des remonstrances! ainsi est-il des affaires de ceux à qui la fortune court sus, car ils ne reçoivent point d'aspres remonstrances, ny de graves sentences, ains ont besoing d'aide et de secours: comme les nourrices, quand leurs petits enfans sont tombez, ne courent pas les battre et injurier, ains vont premierement les relever, et les laver, nettoyer et raccoustrer, et puis apres elles les tansent, et les chastient. Auquel propos on recite que Demetrius le Phalerien estant banny de son païs, et s'estant retiré en la ville de Thebes, ne veit pas volontiers de prime face le philosophe Crates, qui l'alla visiter, d'autant qu'il s'attendoit qu'il luy deust dire quelques paroles aspres, fascheuses, et picquantes, en usant de la liberté de parler que usurpoient alors les Philosophes Cyniques: mais quand il l'eut ouy parler modestement, et discourir doulcement de l'exil, qu'il n'apportoit rien de miserable, ne pourquoy on se deust griefvement tourmenter, et que plus tost au contraire, il l'avoit delivré de la charge et du maniement d'affaires fort muables et fort dangereux, et quant-et-quant l'admonester de remettre tout son reconfort en soy mesme, et en sa bonne conscience, il en fut tout resjouy, et reprenant courage, il dit en se tournant devers ses amis, Maudits soient les affaires et les fascheuses occupations qui m'ont engardé de cognoistre et prattiquer un tel homme.
  Le doulx parler d'un amy consolant
  A l'homme plaist qui a le coeur dolent:
  Mais remonstrer à une teste folle,
  C'est perdre temps, sa peine, et sa parole.
telle est la façon des amis genereux: mais les autres de coeur bas flatent leurs amis, pendant qu'ils ont la fortune propice, et comme dit Demosthenes, que toutes les vieilles rompures et denoueures s'esmeuvent en nostre corps soudain qu'il luy advient quelque nouveau mal, aussi eux s'attachent aux changemens de la fortune, comme s'ils en estoient bien aises, et qu'ils en eussent plaisir: car, encore que l'affligé eust aucunement besoing qu'on luy ramenast en memoire sa faulte, pour laquelle il seroit tombé en cest inconvenient par avoir suivy mauvais conseil, il suffiroit de luy dire,
  Ce n'a jamais esté de mon advis,
  Je vous ay fait, contre, plusieurs devis.
En quelles occurrences doncques est-ce, que le vray amy doit estre vehement? et en quel temps doit-il renforcer la voix de sa remonstrance? C'est quand l'occasion se presente, de retenir une volupté qui se desborde, de reprimer une cholere qui sort hors des gonds, et de refrener une insolence qui se laisse trop aller, ou d'empescher une avarice, ou d'arrester quelque fol mouvement. Ainsi parla librement Solon à Croesus le voyant enflé et enorgueilly pour l'opinion d'une felicité incertaine qu'il avoit, l'advertissant, qu'il falloit attendre quelle en seroit la fin: ainsi Socrates rongna les ailes à Alcibiades, et luy feit venir les larmes vrayes aux yeux, en le reprenant, et luy mettant sans dessus dessoubs l'entendement: telles estoient les remonstrances de Cyrus à Cyaxares, et celles de Platon à Dion, lors qu'il estoit en la plus grande <p 52v>fleur de ses prosperitez, et que les yeux de tous les humains estoient tournez sur luy, pour la grandeur et l'heureux succes de ses affaires, en l'admonestant de se donner garde de l'arrogance, comme de celle qui demouroit avec solitude, c'est à dire, qui en fin estoit abandonnee de tout le monde: aussi luy escrivit Speusippus, qu'il ne presumast point de soy, pourtant si jusques aux femmes et aux enfans on ne parloit que de luy: mais qu'il regardast de si bien orner la Sicile de religion et de pieté envers les Dieux, de justice et de bonnes loix envers les hommes, que l'eschole de l'Academie en demourast à jamais honoree. A l'opposite, Euctus et Eulaeus deux familiers amis du Roy Perseus, luy aians tousjours compleu en toutes choses, tandis que la bonne fortune luy avoit duré, et aians tousjours applaudy et consenty à toutes ses volontez, comme ses autres courtisans, apres qu'il eut perdu la battaille pres la ville de Pidne contre les Romains, ils se jetterent sur luy à grosses paroles, à le reprendre amerement, en luy reprochant les fautes qu'il avoit faictes, et les hommes qu'il avoit mal traittez, ou mesprisez, jusques à ce qu'ils l'irriterent si fort, que transporté de douleur et de courroux, il les tua tous deux sur le champ à coups de poignard. Voyla le poinct de l'occasion, à le definir universellement: mais au demourant, il ne faut pas rejetter celles qu'eux mesmes nous presentent, si nous avons soing de leur bien, ains s'en servir et les embrasser promptement: car bien souvent une interrogation, ou une narration, ou un blasme de semblables choses en autres personnes, ou une louange, nous ouvrent la porte pour entrer en libre remonstrance: comme lon dit que Demaratus le Corinthien feit un jour, venant de Corinthe en Macedoine, du temps que Philippus estoit en querelle à l'encontre de sa femme et de son fils: Car l'aiant le Roy salué et embrassé, il luy demanda incontinent si les Grecs estoient bien d'accord les uns avec les autres. Demaratus, qui estoit son amy, et bien privé de luy, luy respondit, «Vrayment il te sied bien, Sire, de t'enquerir de la concorde des Atheniens et des Peloponesiens, et ce pendant laisser ta maison ainsi pleine de division et de dissension domestique.» Aussi feit bien Diogenes, lequel estant allé au camp de Philippus lors qu'il venoit pour faire la guerre aux Grecs, fut surpris et mené devant luy. Le Roy ne le cognoissant pas, luy demanda, s'il estoit pas une espie: «ouy certainement, luy respondit-il, je suis espie voirement, qui suis venu pour espionner ton imprudence, et ta folie, veu que sans estre contraint de personne, tu viens icy mettre sur le tablier, au hazard d'une heure, ton royaume et ta propre vie avec.» Mais cela fut à l'adventure un peu trop vehement. Il y a un autre temps propre pour faire remonstrance, qui est, quand ceux que nous voulons reprendre, aiants esté reprochez par d'autres des fautes qu'ils commettent, en sont tous ravalez, retirez, et r'abaissez: de laquelle occasion l'homme de bon entendement se serviroit bien à propos en reboutant en public, et repoulsant ces injurieux- là, et puis apres prenant à part son amy, et luy ramentevant, que quand nous ne devrions prendre garde à vivre correctement pour autre cause, encore le deussions nous faire, au moins à fin que nos ennemis et malveuillants n'eussent point d'occasion de se lever insolentement encontre nous. Car dequoy pourront ils ouvrir la bouche pour mesdire de toy, que te pourront ils reprocher, si tu veux jetter arriere et laisser ce que maintenant ils t'obeïssent? par ce moyen la pointure de ce qui offense est rejettee sur celuy qui a dit injure, et l'utilité de la remonstrance attribuee à celuy qui donne l'advertissement. Il y en a d'autres qui le font encore plus galantement, et en parlant d'autres admonestent leurs familiers: car ils accusent des estrangers en leur presence des fautes qu'il sçavent bien qu'eux commettent: comme nostre maistre Ammonius s'appercevant à sa leçon d'apres disner, que quelques uns de ses disciples et familiers avoient disné plus amplement qu'il n'estoit convenable à des estudiants, commanda à un sien serviteur affrancy qu'il luy fouëtast son propre fils, «Il ne sçauroit, dit-il, disner sans vinaigre:» En disant cela il jetta l'oeil sur nous, de sorte que ceux <p 53r>qui en estoient coulpables, sentirent bien que cela s'addressoit à eux. D'avantage il faut bien prendre garde de n'user pas de ceste libre façon de remonstrer devant plusieurs personnes, attendu ce qui en advint à Platon: car comme un jour Socrates se fust attaché un peu vehementement à quelqu'un de ses familiers, devant tous ceux de la maison, en pleine table, Platon ne se peut tenir de luy dire, «Ne vaudroit-il pas mieux que cela eust esté dit à part en privé?» Socrates luy respondit tout sur l'heure: «Mais toy-mesmes n'eusses tu pas mieux fait de me dire cela en privé?» Et Pythagoras, à ce que lon dit, s'estant attaché de paroles fort asprement à un de sa cognoissance en la presence de beaucoup de gens, le jeune homme eut si grant regret et si grand honte, qu'il se pendit. Depuis lequel jour jamais il n'advint à Pythagoras de tanser homme en presence d'un autre: car il faut que d'une peché, comme d'une maladie honteuse, la descouverture et la correction soit secrette, non pas publique, et n'en faire pas une monstre et un spectacle commun à la veuë de tout un peuple, en y appellant des tesmoings et des spectateurs: car cela n'est pas fait en amy, mais en Sophiste, que ne quiert que l'apparence, et veut cercher sa gloire és fautes d'autruy, pour en faire ses monstres devant les assistans: comme les Chirurgiens qui font les operations de leur art en plein theatre, pour avoir plus de prattique: mais oultre-ce qu'il y auroit infamie pour celuy qui seroit ainsi repris, laquelle ne doit estre en nulle cure ne guerison, encore faut-il avoir esgard au naturel du vice, lequel de soymesme est opiniastre et contentieux à se defendre: car ce n'est pas simplement l'amour, comme dit Euripides,
  Plus on reprent l'amour, et plus il presse.
Car quelque vice que ce soit, et quelque imperfection, si vous en arguez publiquement et devant tout le monde un homme, sans l'espargner ne luy rien celer, vous le rendrez à la fin eshonté. Tout ainsi doncques comme Platon commande, que les vieillards, qui veulent imprimer la honte aux jeunes enfans, aient eux mesmes les premiers honte devant les enfans: aussi la remonstrance d'un amy qui est elle mesme honteuse, fait grande honte à son amy: et quand douteusement, avecques crainte, et peu à peu elle vient à approcher et toucher le faillant, elle sappe et mine petit à petit son vice, en remplissant de honte et de reverence celuy, qu'elle mesme doute d'aborder de honte: et pourtant sera-il tousjours tresbon, en telles reprehensions d'observer ce precepte,
  Bas en l'oreille, à fin qu'autres ne l'oyent.
Encore est-il beaucoup moins convenable de descouvrir la faute d'un mary devant sa femme, ou d'un pere devant ses enfans, ou d'un amoureux devant ses amours, ou d'un maistre devant ses disciples: car ils sortent hors d'eux mesmes, et perdent patience, tant ils sont courroucez et marris de se voir reprendre devant ceux dont ils desirent estre bien estimez. Et m'est advis, que ce ne fut pas tant le vin qui irrita mortellement Alexandre contre Clitus, comme ce qu'il luy sembla qu'en presence de beaucoup de gens il le regentoit. Et Aristomenes precepteur de Ptolomeus, pour ce que en presence d'un ambassadeur il l'esveilla, qu'il sommeilloit, et le feit estre attentif à ce qui se disoit, il donna prise sur luy à ses malveuillans et flateurs de court, qui faisoient semblant d'estre marris pour le Roy, et disoient, «Si apres tant de travaux que vous supportex, et tant de veilles que vous endurez, le sommeil vous surprent quelquefois, nous vous en devons bien advertir à part en privé, non pas mettre la main sur vostre personne en presence de tant de gens.» Le Roy emeu de ces paroles, luy envoya une coupe pleine de breuvage empoisonné, avec commandement de la boire toute. Aristophane mesme dit, que Cleon luy tournoit cela à crime,
  Qu'il mesdisoit de la ville d'Athenes
  Devant plusieurs de regions loingtaines:
at par là taschoit à irriter les Atheniens alencontre de luy. Et pourtant se faut-il diligemment <p 53v>donner garde de cela, entre autres observations, que lon ne face ces remonstrances par maniere d'ostentation ne de vaine gloire, ains seulement en intention que elles soient utiles et profitables; mais outre cela, ce que Thucydides fait dire aux Corinthiens d'eux mesmes, qu'à eux appartenoit de reprendre les autres, n'estant pas mal dit, doit estre en ceux qui se meslent de reprendre et corriger les autres. Car comme Lysander respondit à un Megarien qui s'avançoit de parler hautement et librement pour la liberté de la Grece, en une assemblee de conseil des alliez et confederez, Ces propos-là, mon amy, auroient besoing d'une puissante cité: aussi pourroit on dire à tout homme qui se mesle de parler librement pour reprendre autruy, qu'il a besoing de moeurs bien reformees. Cela est tresveritable de tous ceux qui s'entremettent de vouloir chastier et corriger les autres, ainsi que Platon disoit, qu'il corrigeoit Speusippus par l'exemple de sa vie. Et tout de mesme Xenocrates jettant son oeil sur Polemon qui estoit entré en son eschole en habit dissolu, de sa veuë seule le changea et le reforma tout: là où un homme leger ou mal conditionné, qui se voudroit ingerer de reprendre les autres, oyroit incontinent qu'on luy mettroit devant le nez,
  Tout ulceré il veult guarir les autres.
Ce neantmoins, pour autant que les affaires mesmes nous meinent bien souvent à reprendre les autres, qui ne valent pas mieux que nous, ny nous aussi gueres mieux qu'eux, le plus honneste et le plus dextre moyen de le faire, en ce cas, est, quand celuy qui remonstre et reprent s'enveloppe luy-mesme, et se comprent aucunement en ce dont il accuse les autres: comme en Homere,
  Diomedes, d'où nous vient ce desastre,
  Que nous avons oublié à combattre? Et en un autre passage,
  Nons ne valons tous pas un seul Hector.
Et Socrates arguoit ainsi tout bellement les jeunes gens, comme n'estant pas luy-mesme delivré d'ignorance, ains aiant besoing d'estre avec eux instruit de la vertu, et de recercher la cognoissance de la verité: car on aime, et adjouste son foy à ceux que lon estime estre subjects à mesmes fautes, et vouloir corriger ses amis comme soymesme, là où celuy qui espanouit ses ailes en rongnant celles d'autruy, comme estant homme net et sincere, sans aucune passion, si ce n'est qu'il soit beaucoup plus aagé que nous, et qu'il n'ait acquis une authorité de vertu et de gloire toute notoire et confessee de tous, ne gaigne ny ne profite autre chose, sinon qu'il se fait reputer importun et fascheux: pourtant n'est ce pas sans cause que le bon homme Ph@enix, en priant Achilles, luy allegue ses infortunes, comment il avoit un jour esté pres de tuer son pere par une soudaine cholere, mais que incontinent il s'en estoit repenty,
  Pour n'encourir ce villain impropere
  Entre les Grecs, d'avoir tué mon pere:
ains le fait à fin qu'il ne semble qu'il le reprenne bien à son aise, n'aiant jamais esprouvé quelle force a la passion de cholere, et comme s'il n'eust jamais esté subject à faillir: car ces façons-là de reprendre nous entrent plus affectueusement dedans le coeur, et nous y rendons nous plus volontiers, quand il nous semble qu'on les nous fait par compassion, et non pas par mespris. Mais pour ce que ny l'oeil enflammé ne reçoit une claire lumiere, ny l'ame passionnee un parler franc, ny une reprehension toute crue, un des plus utiles secours et remedes que lon y sçauroit trouver, seroit d'y mesler parmy quelque peu de louanges, comme en ces passages d'Homere,
  Vous n'avez plus à coeur l'honneur des armes,
  Quoy que soyez les plus vaillans gendarmes
  De tout le camp: aussi jamais tanser
  Je ne voudrois, pour le combat laisser,
  Une que je sçeusse avoir courage lasche:
<p 54r>   Mais contre vous à bon droict je m'en fasche. Et ailleurs,
  Où est ton arc, Pandarus, et où sont
  Tes traicts ailez qui l'honneur donné t'ont,
  Qu'en ce pais nul n'est qui comparer
  Se peust à toy, pour justement tirer?
Aussi certainement retienent et revocquent merveilleusement ceux qui se laissent aller, ces obliques manieres de reprendre:
  Où est le sage Oedipus à cest' heure?
  Où font ces beaux @enigmes leur demeure? Et cest autre,
  Cest Hercules qui tant a enduré,
  Un tel propos a il bien proferé?
Car cela n'adoulcit pas seulement l'aspreté de la reprehension et de la jussion, ains engendre une emulation envers soymesme, luy faisant avoir honte des choses laides et deshonnestes, par la recordation des belles et honnestes qu'il a autrefois faittes, en prenant de soymesme exemple de mieux faire: car quand nous luy en comparons d'autres de ces citoyens ou de ses compagnons egaux en aage, ou mesme de ses parents, alors le vice, qui de soy- mesme est opiniastre, revesche et contentieux, s'en ennuye et s'en courrouce, et respond souvent tout bas entre ses dents, Que ne vous en allez vous doncques à ceux là qui valent mieux que moy, et que vous ne me laissez en paix, sans me plus fascher? Pourtant se faut-il bien garder, quand on reprend, ou que lon remonstre librement à quelqu'un, que lon ne louë d'autres en sa presence, si d'adventure ce ne sont ses peres, comme fait Agamemnon,
  Tydeus a engendré de son germe
  Un fils qui n'a comme luy le coeur ferme.
et Ulysses, en la Trag@edie intitulee les Scyriens, parlant à Achilles,
  Toy qui és fils du plus vaillant guerrier
  Qui ceignit onc espee ne baudrier
  En toute Grece, à filer la filace
  Esteindras-tu la gloire de ta race?
Ce seroit bien au demourant chose fort malseante quand on se sentiroit admonesté d'un amy, ou remonstré franchement, vouloir user d'admonnestement et de remonstrance au contraire envers luy: car cela enflamme soudain les courages, et engendre bien souvent grande contention: et en effect ce debat là ne sentiroit pas sa reciprocation de remonstrance contre remonstrance, mais plus tost son coeur felon, qui ne pourroit supporter qu'on luy feist aucune remonstrance: et pourtant est il beaucoup meilleur supporter patiemment un amy qui nous remonstre, car s'il advient puis apres qu'il faille luy-mesme, et qu'il ait besoing de remonstrance, cela donne, par maniere de dire, liberté à la liberté de remonstrer: car en luy ramenant en memoire, sans aucune pique ny aigreur du passé, que luy-mesme souloit ne mettre pas en nonchaloir ses amis, quand ils s'oubloient, ains prenoit bien la peine de les redresser, et les instruire et enseigner, il se rendra plus facilement, et recevra la correction, comme estant une pareille de bienveuillance et de grace, non pas de plainte ny de courroux. D'avantage Thucydides escrit, que celuy est sage et bien advisé qui reçoit envie, et se fait envier pour de tresgrandes occasions: aussi fault-il dire, que le sage amy reçoit la male grace que lon acquiert à corriger les autres pour causes de grand pois et de bien grande importance: car si pour toutes choses, et contre tous il se fasche, et qu'il ne se porte pas envers ses familiers comme amy doulcement, ains comme p@edagogue et regent imperieusement, il se trouvera puis apres mousse, et de nul effect, quand il cuydera remonstrer et corriger és choses de bien grande consequence, pour avoir usé de sa remonstrance, ne plus ne moins que le medecin qui employroit une drogue de <p 54v>medecine forte et amere, mais necessaire, et qui cousteroit beaucoup, en plusieurs menues maladies et non necessaires: parquoy il se gardera de faire ordinaire de corriger et de monstrer d'estre de trop pres reprenant: et si d'adventure il a quelque sien amy hargneux, querellant facilement, et calumniant toutes choses, ce luy sera une anse pour le reprendre luy-mesme, quand il viendra à faillir en plus lourdes faultes. Le medecin Philotimus dit un jour à quelqu'un qui estoit suppuré, et plein d'apostumes dedans le corps, et luy monstroit un panaris qu'il avoit à la racine de l'ongle d'un de ses doigt, «Mon amy, ton mal n'est pas au bout de ton ongle.» Aussi le temps apportera à un sage amy occasion de dire à l'aute, qui reprendra à tous coups des choses petites et legeres, comme qu'il sera un peu subject à jouër, ou à faire bonne chere, ou quelques telles brouilleries: Mon amy, trouvons moyen seulement qu'il mette dehors sa garse, et qu'il ne jouë plus aux dez, car au demourant c'est un homme qui a de belles et grandes parties: car celuy qui sent qu'on luy pardonne de legeres faultes, endure patiemment que son amy prenne la liberté de le reprendre hardiment des lourdes et grosses: mais celuy qui est pressant par tout, aspre et fascheux, qui s'enquiert curieusement, et recerche tout, il n'est pas supportable à ses propres enfans mesmes, ny à ses freres, ains est intolerable jusques à ses serviteurs. Mais pour ce que, comme dit Euripides,
  Les maux ne sont pas tous en la vieillesse:
aussi ne sont pas tous les vices en nos amis, et les fault observer diligemment, non seulement quand ils font mal, mais aussi quand ils font bien, et alors les louër affectueusement en premier lieu, et puis faire comme ceux qui trempent le fer, apres qu'ils l'ont amolly et attendry par le feu, ils le baignent en quelque humeur froide, dont il prent sa dureté et sa trempe: aussi quand nous verrons que nos amis seront eschauffez et destrempez des louanges que nous leur aurons donnees, il leur fault adonc bailler, comme la trempe, une libre reprimende et remonstrance de leurs faultes. Alors sera-il temps de leur dire, Ces actes cy sont ils dignes d'estre comparez à ceux-là? voyez vous la vertu quels fruicts elle produit? Voyla que c'est que nous, qui sommes vos amis, demandons de vous. Ces offices cy sont propres à vous: vous estes né pour cela: mais ces autres là,
  Jetter les faut en un mont solitaire,
  Ou en la mer qui ne cesse de braire.
Car tout ainsi comme le prudent medecin aimera tousjours mieux guarir la maladie d'un sien patient par un dormir, ou par une maniere de diete et de nourriture, que par un Castorium ou une Scammonee: aussi un amy honneste, un bon pere, un maistre gracieux sera tousjours plus aise de louër, que de blasmer, pour reformer des moeurs: car il n'y a rien qui face que celuy qui remonstre offense moins, et qu'il profite plus, que sans se courroucer, doucement avec affection et bienveuillance s'addresser à ceux qui faillent. Pourtant ne fault pas asprement les convaincre quand ils nient le faict, ny les empescher quand ils y veulent respondre pour se justifier, ains plustost leur subministrer aucunement quelques honnestes couvertures et excuses: et quand on voit qu'ils se reculent de la cause qui pourroit estre la pire de leur forfaict, leur ceder aussi plus gracieusement, comme fait Hector à son frere Paris,
  O malheureux, ce ne t'est point d'honneur
  Que tu as mis ce courroux en ton coeur.
Comme si sa retraicte du combat d'homme à homme, contre Menelaus, n'eust pas esté fuitte ny lascheté de coeur, mais seulement un despit: autant en dit le bon vieillard Nestor à Agamemnon,
  Tu as cedé à ton coeur magnanime.
Car il est plus doux et plus gracieux à mon advis de dire, tu n'y pensois pas: ou, tu ne <p 55r>le sçavois pas: que de dire, c'est meschamment fait à toy: ou, cela est villain et deshonneste: et ne conteste point alencontre de ton frere, est plus doulx, que, ne porte envie à ton frere: et plus civil de dire, fuy ceste fmme qui te gaste, que, cesse de corrompre ceste femme. Voyla le moyen dont doit user la franchise de parler d'un amy pour curer la maladie ja advenuë, mais pour le prevenir, tout au contraire, car quand nous le voudrons destourner de commettre une faute, dont il sera tout prest, ou nous opposer à quelque impetuosité de volonté desordonnee qu'il aura, ou le pousser et eschauffer, là où nous le sentirons trop froid et trop mol, il faudra transferer le faict aux plus enormes et plus villaines causes que nous pourrons, comme fait Ulysses pour aiguillonner Achilles en une Trag@edie de Sophocles: car il dit, Ce n'est pas pour le souper, Achilles, que tu te courrouces,
  Mais tu as peur, comme desja voyant
  Les murs de Troye.
Et comme derechef Achilles se courrouceast encore de plus en plus pour ces paroles là, et dist que par despit il ne s'embarqueroit point, et ne feroit point le voyage, Ulysses luy respond,
  Je sçay que c'est que tu fuis, ce n'est mie
  Que tu ayes peur d'encourir infamie,
  Mais c'est qu'Hector n'est guere loing d'icy:
  Du courroucé fait-il bon faire ainsi.
Par ce moyen celuy qui est vaillant et hardy, en luy mettant au devant la crainte d'estre tenu pour lasche et couard: celuy qui est honneste, et chaste, d'estre reputé paillard et dissolu: celuy qui est liberal et magnifique, d'estre estimé avaricieux et mechanique: on les incite à bien faire, et les divertit-on de mal faire: aussi faut-il estre moderez quand ce sont choses faites, où il n'y a point de remede, tellement que la remonstrance monstre que le reprenant ait plus de desplaisir et de compassion de la faute de son amy, que non pas d'aigreur à le reprendre: mais où il est question de les garder qu'ils ne faillent, et de combatre contre leurs violentes passions, il faut là estre vehements, assidus, et inexorables, sans leur rien pardonner: car c'est là proprement le poinct de l'occasion, où se doit monstrer l'amitié non feinte, et la franchise de remonstrer veritable: car de blasmer les choses faittes et passees, nous voyons que les ennemis mesmes en usent les uns contre les autres. Auquel propos Diogenes souloit dire, que pour garder un homme d'estre meschant, il faut qu'il ait ou de bons amis, ou de vehements et aspres ennemis: car les uns l'enseignent à bien fiare, les autres le syndiquent s'ils le voyent mal faire. Or vault il beaucoup mieux s'abstenir de mal faire en croiant au bon conseil de ses amis, que se repentir d'avoir mal fait pour s'en voir accusé et blasmé par ses ennemis. Parquoy ne fust-ce que pour cela, il faut user de grande prudence et de grande circonspection à faire remonstrances et parler librement à ses amis, d'autant que c'est la plus grande et la plus forte medecine, dont puisse user l'amitié, et qui a plus besoing d'estre donnee en temps et en lieu, et plus sagement temperee d'une mesure et mediocrité. Et pour autant, comme nous avons ja dit plusieurs fois, que toute remonstrance et reprehension est douloureuse à celuy qui la reçoit, il fault imiter en cela les bons medecins et chirurgiens: car quand ils ont incisé quelque membre, ils ne laissent pas la partie dolente en sa douleur et en son tourment, ains usent de quelques fomentations ou infusions lenitives: aussi celuy qui aura fait la remonstrance dextrement, apres avoir donné le coup de la pointure ou morsure, ne s'en fuira pas incontinent, ains en changeant d'autres entretenements et d'autres propos gracieux, addoucira et resjouira celuy qu'il aura contristé: ne plus ne moins que les tailleurs d'images et sculpteurs, quand ils ont rompu ou frappé trop avant quelque partie d'une statuë, ils la polissent et la lustrent puis apres, mais celuy qui a esté attainct <p 55v>au vif, et deschiré d'une remonstrance, si on le laisse ainsi tout brusque, enflé et émeu de cholere, il est puis apres difficile à remettre et à reconforter. Pourtant faut-il, que ceux qui veulent reprendre et admonester leurs amis, observent diligemment ce poinct-là sur tous autres, de ne les abandonner pas incontinent apres les avoir tansez, ny ne terminer pas tout court leurs propos et leurs devis par l'aigreur de la pointure et picqueure qu'ils leur auront donnee.

De la Mansuetude, Comment il faut refrener la CHOLERE, EN FORME DE DEVIS. Les personnages devisans, Sylla et Fundanus.
SYLLA. Il me semble, Seigneur Fundanus, que les peintres font sagement, de contempler à plusieurs fois, par intervalles de temps, leurs ouvrages, avant que les tenir pour achevez: pour ce qu'en esloignant ainsi leurs yeux d'iceux, et puis les ramenant souvent pour en juger, ils les rendent comme nouveaux juges, et plus aptes à toucher jusques aux moindres et plus particulieres faultes, lesquelles la continuation et accoustumance de veoir ordinairement une chose, nous couvre et cache. Mais pourautant qu'il n'est pas possible qu'un homme s'esloigne de soymesme, et puis s'en rapproche par intervalles, ne qu'il interrompe la continuation de son sentiment, ains est ce qui fait que chascun est pire juge de soymesme que des autres: le second remede qu'il y auroit en cela, seroit de revoir ses amis par intervalles, et aussi se bailler semblablement à visiter à eux, non seulement pour regarder si lon est tost envielly, ou si le corps se porte pis ou mieux que paravant, mais aussi pour considerer les moeurs et les façons de faire, à sçavoir si le temps y auroit point adjousté quelque chose de bon, ou osté quelque chose de mauvais. Quant à moy donc, y aiant ja deux ans que je suis arrivé en ceste ville de Rome, et cestuy estant le cinquiéme moys que je demeure avec toy, je ne trouve pas estrange, veu la gentillesse et dexterité de ta nature, que aux bonnes parties qui ja estoient en toy, il y ait une accession et accroissement si grand: mais voyant comme celle vehemence et ardente impetuosité de cholere qui estoit en toy, est maintenant addoucie et renduë obeïssante à la raison, il me vient en pensee de dire ce qui est en Homere,
  O Dieux, combien ton ire est amollie?
Mais cest amollissement et addoucissement-là ne procede pas ny d'une paresse, ny d'une resolution de la vigueur du corps, ains comme une terre bien labouree prend du labourage une egalité et profonde jauge qui profite à la fertilité: aussi à ta nature une prudence egale et profonde, utile à manier affaires, au lieu de l'impetuosité et soudaineté qu'elle avoit au paravant: dont il appert que ce n'est point par un declinement de la vigueur corporelle qui se passe, à cause de l'aage, ny fortuitement, que ta cholere se soit passee et fenee, ains par aucunes bonnes remonstrances et raisons qu'elle ait esté guarie: combien que, pour te dire la verité, je ne le pouvois pas du commancement croire à Eros nostre familier amy, qui m'en faisoit le rapport, aiant doute et souspeçon, qu'il ne prestast ce tesmoignage à l'amitié qu'il te porte, de m'asseurer que les bonnes parties, et qui doivent estre en toutes gens de bien et d'honneur, fussent en toy, qui n'y estoient pas, encore que tu sçaches assez, qu'il n'est pas homme qui en faveur de personne, pour luy complaire, soit pour dire autrement qu'il en pense. Or maintenant le tiens-je pour totalement absouls du crime de faux tesmoignage: et pour ce que le cheminer t'en donne le loysir, je te supplie de nous raconter <p 56r>la maniere de la medecine dont tu as usé à rendre ta cholere ainsi soupple, ainsi douce, subjecte et obeissante entierement à la raison. FUNDANUS. Mais ne regardes-tu pas toymesme, cher amy Sylla, que à l'occasion de l'amitié et bienveuillance que tu me portes, tu ne cuydes veoir en moy une chose pour l'autre: car quant à Eros, qui luy mesme n'a pas tousjours son courage et sa cholere arrestee au chable de l'ancre que dit Homere, ains quelquefois s'escarmouche assez asprement, pour la haine qu'il a contre les meschans, il est vraysemblable qu'il me trouve plus doulx, ainsi comme és muances de la game, en la musique, telle note qui est la plus basse, en une octave, est la plus haute au regard d'une autre. SYLLA. Ce n'est ny l'un ny l'autre: mais fay ce que je te requier pour l'amour de moy. FUNDANUS. Puis que ainsi est Sylla, l'un des meilleurs advertissements du sage Musonius, dont il me souvienne, est, qu'il souloit dire, «Qu'il fault que ceux qui se veulent sauver, ne facent autre chose toute leur vie, que se curer et nettoyer.» Non pas qu'il faille jetter hors la raison avec la maladie, apres qu'elle a achevé la cure et guarison, comme l'hellebore, ains faut que demourant en l'ame, elle contregarde, et conserve le jugement: pour ce que la raison ne ressemble pas aux drogues medicinales, mais plus tost aux viandes salubres engendrant és ames de ceux à qui elle est familiere une bonne complexion, et habitude avec la santé: là où les advertissements et remonstrances que lon fait aux passions, lors qu'elles sont en la force de leur enfleure et inflammation, produisent bien quelque effect, mais lentement et à grand' peine, ressemblans proprement aux odeurs, lesquelles font bien revenir sur l'heure ceux qui sont tombez du hault mal, mais elles ne guarissent pas pour cela la maladie: encore toutes les autres passions de l'ame sur le poinct mesme qu'elles sont en leur plus grande fureur, cedent aucunement, et plient à la raison venant de dehors au secours, mais la cholere ne fait pas seulement comme dit Melanthius,
  Maulx infinis, en mettant la raison,
  Pour un temps, hors de sa propre maison:
mais elle la desloge du tout, et la ferme dehors: et comme font ceux qui se bruslent eux mesmes dedans leur maison, elle remplit tout le dedans de trouble, de fumee, et de bruit, de maniere qu'elle n'oit, ny ne voit rien de ce qui luy peut profiter. Et pourtant une navire estant en fortune et tourmente en haulte mer abandonnee, recevroit plustost un pilote de dehors, que ne recevroit l'homme qui est agité de courroux et de cholere, la raison et remonstrance d'un autre, si de longue main il n'a fait provision chez luy du secours de la raison: ains comme ceux qui s'attendent d'avoir le siege dedans une ville, amassent et serrent tout ce qui leur y peult servir, ne s'attendans point au secours de dehors: aussi faut-il apporter les remedes que lon a de long temps au paravant amassez de la philosophie alencontre de la cholere: estans bien certains, que quand l'occasion du besoing et de la necessité s'y presentera, malaiseement en pourront-ils faire entrer de dehors: car l'ame n'oit pas seulement ce qu'on luy dit au dehors pour le trouble qu'elle a au dedans, si elle n'a chez soy sa propre raison, comme un comite qui promptement reçoive et entende les commandemens et remonstrances, qu'on luy fait, ou bien si elle l'oit, elle mesprise ce que lon luy dit tout doucement et quoyement, et si on luy fait instance et qu'on la presse un peu plus asprement, elle s'aigrit et s'indigne: car la cholere de sa nature estant superbe, audacieuse, et malaisee à manier par autruy, comme une grande et puissante tyrannie, doit avoir en soymesme quelque chose domestique et nee avec elle qui la ruine. Or la continuation de courroux et accoustumance de se courroucer souvent, engendre en l'ame une mauvaise habitude que lon appelle cholere, laquelle finablement devient un feu d'ire soudaine, une amertume vindicative, et une aigreur intraittable à qui tout desplaist, quand le courage devient ulceré, s'offensant de <p 56v>peu de chose, chagrin, hargneux, comme une lame de fer tenue et foible, qui se perce à la moindre graveure du monde: mais le jugement qui s'oppose sur le champ promptement au courroux, et le supprime, ne remedie pas seulement au present, ains fortifie et rend l'ame plus roide et plus ferme à l'advenir: car il m'est advenue à moy, apres avoir fait deux ou trois fois teste à la cholere, ce qui advint jadis aux Thebains, lesquels aians une fois fait teste aux Laced@emoniens qui paravant sembloient invincibles, jamais depuis ne furent vaincus d'eux en bataille: car depuis je pris courage de penser, que lon en pouvoit venir à bout par discours de raison, et si voyois que elle s'estanchoit non seulement en respandant de l'eau froide sur celuy qui est courroucé, ainsi comme l'escrit Aristote, mais aussi qu'elle s'esteint en luy approchant une peur, voire en luy presentant une soudaine joye, comme dit Homere, elle se dissoult et se destrempe: tellement que je feis en moy-mesme ceste resolution, que c'estoit une passion qui n'estoit pas du tout irremediable à ceux qui y veulent prouvoir, pour autant mesmement qu'elle n'a pas tousjours des commancements qui soient grands ne puissants: attendu que bien souvent un brocquard, un traict de mocquerie, une risee, un clin d'oeil, ou hochement de teste, et autres telles et semblables choses, mettent plusieurs en cholere: comme Helene fascha et courroucea sa niepce seulement en luy disant,
  Fille Electra de moy pieça non veuë: jusques à luy respondre,
  Il est bien tard d'estre maintenant sage,
  Aiant esté par avant si volage,
  Que de quitter l'hostel de ton mary.
Semblablement aussi Callisthenes irrita Alexandre pour luy avoir dit, quand on apporta la grande coupe à boire d'autant à tour de rolle, «Je ne veux pas, pour boire à la santé d'Alexandre, avoir besoing d'un Aesculapius:» c'est à dire, d'un medecin. Ainsi donc comme il est facile d'arrester une flamme qui s'est prise à du poil de connin, ou à des fueilles seiches, ou à de la paille, mais si une fois elle s'attache à chosses solides et où il y ait du fond, elle embraze incontinent et consomme, comme dit Aeschylus,
  Le hault labeur des maistres charpentiers:
Aussi celuy qui veut prendre garde à la cholere du commancement, en voyant qu'elle commance à fumer et à s'allumer pour quelque parole ou quelque gaudisserie de neant, il n'a pas beaucoup à faire, ains bien souvent pour se taire seulement, ou pour n'en tenir compte, il l'appaise totalement: car qui ne donne nourriture et entretenement de bois au feu, il l'esteint: aussi qui ne donne sur le commancement nourriture à son ire, et qui ne se souffle soy-mesme, il l'evite ou la dissipe. Et pourtant ne me plaist point le philosophe Hieronymus, combien qu'au demourant il donne beaucoup de beaux enseignements et bonnes instructions, en ce qu'il dit, que lon ne sent point la cholere quand elle s'engendre, mais quand elle est engendree, tant elle est soudaine: car il n'y a nulle autre passion qui face une si manifeste naissance, ne si evidente croissance, quand elle s'amasse et se remuë, comme fait la cholere: ainsi comme Homere mesme en homme bien experimenté le donne à entendre, quand il fait qu'Achilles est bien attaint de douleur à l'instant mesme qu'il entend la parole du Roy Agamemnon, en disant:
  Ainsi dit-il, et une noire nuë
  D'aigre douleur le couvrit survenuë:
mais qu'il se courrouce puis apres à luy lentement et à tard, apres estre enflambé de plusieurs paroles ouyes et dittes, lesquelles si quelqu'un se fust entremis de destourner et oster, la querelle ne fust pas venuë à si grand accroissement comme elle feit. Voyla pourquoy Socrates toutes les fois qu'il se sentoit un peu plus asprement esmeu <p 57r>qu'il ne falloit alencontre de quelqu'un de ses amis, se rengeant avant la tourmente à l'abry de quelque escueil de mer, il rabbaissoit sa voix, et monstroit une face riante, et un regard plus doulx, se maintenant ainsi droit sur ses pieds, sans tomber ny estre renversé, penchant en l'opposite et s'opposant au contraire de sa passion: car le premier moyen d'abbatre la cholere, comme une domination tyrranique, c'est de ne luy obeir, ny ne la croire point, quand elle nous commande de crier hault, et regarder de mauvais oeil en travers, et se frapper soymesme, ains se tenir quoy, et ne renforcer pas sa passion, comme une maladie, à force de braire, et de crier hault, et de se demener, et tourmenter: car ce que font ordinairement les jeunes gens amoureux, comme d'aller en masque, danser, chanter à la porte de leur maistresse, et la couronner de bouquets et de festons de fleurs, cela au moins apporte quelque gracieux et honneste allégement à leur passion,
  Arrivé là je ne demandé mie
  Qui, ne de qui estoit fille m'amie,
  Ains la baisé: si cela est peché,
  Je librement confesse avoir peché.
Et la permission que lon donne à ceux qui sont en deuil de lamenter et de plorer leur perte, avec les larmes qu'ils espandent jettent hors aussi une bonne partie de leur douleur: mais la passion de cholere n'est pas ainsi, car elle s'enflamme et s'allume d'avantage par les actes que font ceux qui en sont espris. Et pourtant est-il bien meilleur de se tenir quoy, ou s'en fuir et se cacher, ou retirer en quelque port de seureté, quand on sent comme un accés du hault mal qui nous veut prendre, de peur que nous n'en tombions, ou plus tost que nous n'en surtombions, car nous en tombons le plus souvent, et le plus asprement sur nos amis, d'autant que nous n'aimons pas toutes sortes de choses, ny ne portons pas envie à toutes sortes de gens, ny ne les craignons pas: mais il n'y a rien à quoy nostre cholere ne s'attache, il n'y a rien à quoy elle ne se prenne, car nous nous courrouceons et à nos amis, et à nos ennemis, et à nos enfans, et à nos peres et meres, voire et aux Dieux mesmes, et aux bestes, et aux utensiles, qui n'ont ny ame ne vie, comme Thamyris
  Rompant son cornet relié
  A cercles d'or fin delié,
  Et de sa lyre l'harmonie
  De chordes tendue et garnie.
Et Pandarus qui se maudit luymesme, s'il ne rompt son arc et ses flesches de ses propres mains, et ne les met dedans le feu: et Xerxes qui donna des poinçonnades et des coups de fouët à la mer, et escrivit des lettres missives à la montagne Athos, qui disoient, Athos merveilleux, qui de ta cyme touches au ciel, garde toy bien d'avoir des rochers grands, et qui soient malaisez à quasser, pour empescher mes ouvrages, autrement je te denonce, que je te coupperay toy-mesme, et te jetteray dedans la mer. Il y a plusieurs choses formidables et redoutables en la cholere, mais aussi y en a il plusieurs ridicules et mocquables. C'est pourquoy elle est et plus hayë, et plus mesprisee que nulle autre passion qui soit en l'ame, et pourtant seroit-il expedient et utile de considerer l'un et l'autre diligemment. Quant à moy doncques, si j'ay bien ou mal faict, je ne sçay, mais j'ay commancé par là à me guarir de la cholere: comme faisoient anciennement les Laced@emoniens, qui pour enseigner à leurs enfans à ne s'enyvrer point, leur monstroient leurs esclaves, les Ilots, yvres: aussi considerois-je les effects de l'ire és autres. Premierement ainsi comme Hippocrates escrit, que celle maladie est la plus mauvaise et la plus dangereuse, qui desfigure le visage de l'homme, et le rend dissemblable à soy-mesme: aussi voyant que ceux qui sont espris de cholere sortent plus d'eux mesmes, et changent de face, de couleur, de contenance, d'alleure, <p 57v>et de voix, j'en imprimé comme une forme en mon ame, et pensé en moymesme, que je serois bien desplaisant si jamais je me monstrois ainsi espouventable, et ainsi transporté à mes amis, à ma femme, et à mes petites filles, estant non seulement hydeux à voir, et tout autre que de coustume, mais aussi aiant la voix aspre et rude, comme je m'estois rencontré à en voir aucuns de mes familiers si espris et troublez de cholere, qu'ils ne pouvoient pas retenir ny leurs façons ordinaires, ny la forme de leur visage, ny leur grace à parler, ny leur douceur en compagnie. On lit que Caïus Gracchus l'orateur, qui estoit de nature homme aspre, vehement et violent en sa façon de dire, avoit une petite fleute accommodee, avec laquelle les musiciens ont accoustumé de conduire tout doucement la voix de hault en bas, et de bas en hault, par toutes les notes, pour enseigner à entonner, et ainsi comme il harenguoit, il y avoit l'un de ses serviteurs, qui estant debout derriere luy, comme il sortoit un petit de ton en parlant, luy entonnoit un ton plus doulx et plus gracieux, en le retirant de son hault crier et braire, et luy ostant l'aspreté et l'accent cholerique de sa voix,
  Rendant tel son melodieux,
  Que le flageolet gracieux,
  D'un roseau accoustré de cire,
  Fait aux bouviers souefvement bruire,
  Tant qu'il les endort par les champs.
et ainsi ramenoit-il la vehemence cholerique de l'orateur. Quant à moy, si j'avois un vallet adroit, et homme de bon entendement, je ne trouverois point mauvais que quand il me verroit courroucé, il me presentast soudain un miroir, comme nous en voions que le se font apporter quand ils sortent du baing, sans aucune utilité: là où ce seroit chose fort profitable à plusieurs, de se voir ainsi troublez et hors de son naturel, pour leur faire à jamais haïr ceste passion de courroux et de cholere. On raconte par maniere de jeu et de passetemps, que un Satyre admonesta un jour Minerve, que ce n'estoit point bien son cas que de jouër des fleutes, mais que sur le champ elle ne feit point autrement compte de son admonestement,
  Point ne t'est bien ceste forme seante,
  Jette moy là toute fleute bouffante,
  Et prens en main les armes, sans enfler
  Si laidement tes jouës à souffler.
mais depuis quand elle eut contemplé son visage dedans une riviere, elle s'offensa tant de ses grosses jouës, qu'elle en jetta ses fleutes: et toutefois encore a cest art de jouër des fleutes ce reconfort de la laideur et deformité de visage, que le son en est doux et plaisant. Et puis Marsyas qui inventa la hanche, pour emboucher le aubois, et les fermoirs de la museliere que lon attache alentour de la bouche, reteint la violence du vent enclos à force, et cacha et accoustra un petit la deformité du visage:
  D'or reluisant la bouche il orna, pleine
  D'impetueuse et vehemente aleine,
  Aussi feit il les jouës de laniere
  Double de cuir nouee par derriere:
mais la cholere enflant et estendant le visage villainement, jette encore une plus villaine et plus mal plaisante voix,
  Touchant du coeur les chordes plus cachees,
  Qui ne devroient pour rien estre touchees.
car on dit que la mer, quand elle est agitee de vents, et qu'elle jette hors de l'algue et de la mousse, qu'elle se purge: mais les paroles dissoluës, ameres et folles, que l'ire fait sortir hors de l'ame renversee sans dessus dessoubs, fouillent premierement ceux qui les disent, et les remplissent d'infamie, pour ce que elles donnent à cognoistre, qu'ils les <p 58r>avoient de tout temps en leurs coeurs, et en estoient pleins, mais que la cholere les a descouverts: et pourtant payent ils, pour la plus legere chose qui soit, c'est à sçavoir la parole, la plus griéve et plus pesante amende, c'est qu'ils en sont tenus et reputez malings et mesdisans. Ce que voyant et observant quelquefois, je veins à faire ce discours tout doucement en moymesme, que c'est bonne chose en fiebvre, mais encore meilleure en cholere, d'avoir la langue doulce, molle et unie: car celle des febricitans, si elle n'est telle qu'elle doit estre par nature, c'est signe, mais non pas cause, de mauvais disposition au dedans: mais celle de ceux qui sont courroucez estant orde, ou aspre, et desbridee à proferer paroles indignes, met dehors injure, oultrage et contumelie, mere d'inimitié irreconciliable, et qui monstre une malignité latente et cachee. Car le vin ne produit rien de si desordonné, ne de si mauvais, comme la cholere, encore cela s'attribue à risee et à jeu, mais cecy est destrempé avec fiel d'inimitié et de rancune. Et en beuvant à la table celuy qui se tait est ennuyeux à la compagnie et fascheux: mais en la cholere il n'y a rien si venerable, si grave, ne si digne, que de se tenir quoy, comme Sappho admoneste,
  L'ire en la poittrine cachee
  Engarder sa langue attachee,
  Qu'elle ne parle follement.
Si peut on non seulement recueiller cela, en prenant garde à ceux qui sont espris d'ire, mais aussi cognoistre et comprendre au demourant, quelle est toute la nature de la cholere, comment elle n'est ny genereuse, ny magnanime, ny aiant en soy rien de grand ny de viril, combien que au vulgaire il semble, que pour estre tempestative, elle soit active, que ses menaces soient hardiesse, et son opiniastreté soit force, et y en a qui pensent que sa cruauté soit disposition à faire grandes choses, que sa dureté implacable soit fermeté, et son estre hargneuse soit haine des vices, en quoy ils s'abusent grandement, car tous ses actes, ses mouvements, et ses contenances arguent et montrent grande foiblesse et bassesse, non seulement par ce que nous voyons que les petits enfans, quand ils sont courroucez deschirent tout et s'aigrissent alencontre des femmes, et veulent que lon batte et chastie les chiens, les chevaux, et les mulets, comme Ctesiphon l'escrimeur vouloit faire à coups de pied, et regimber alencontre de sa mule: mais aussi és meurtres et homicides que font faire les tyrans, en l'amertume et atrocité desquels on apperçoit leur pusillanimité et foiblesse, et en ce qu'ils font souffrir aux autres ce qu'ils souffrent eux mesmes: ne plus ne moins que les morsures des serpens venimeux, plus elles sont douloureuses et enflammees, plus elles font grande enfleure aux patients: car ainsi comme la tumeur et enfleure est indice de grand blesseure en la chair, aussi és ames qui plus sont molles, plus elles se laissent aller et succomber à la douleur, plus elles mettent hors grande cholere procedente de plus grande infirmité. Voyla pourquoy les femmes ordinairement sont plus aigres et plus choleres que les hommes, et les malades que les sains, et les vieillards que ceux qui sont en fleur d'aage, et les bien-fortunez que les infortunez: car l'avaricieux est fort cholere alencontre de sa femme, le glorieux et ambitieux contre celuy qui mesdit de luy: et les plus aspres de tous en leurs choleres, ceux qui affectent les premieres honneurs en une cité, et qui se font chefs de part, qui est un tourment honorable, comme dit Pindarus. Voyla comment de la part dolente de l'ame, et souffrant à cause de son imbecillité, sourt la cholere, laquelle ne ressemble point à des nerfs de l'ame, comme disoit quelqu'un des anciens, ains plustost, ou à des extensions, ou des convulsions d'icelle, se dressent et soubs-levant avec plus de vehemence quand elle a envie de se venger. Or les exemples des choses mauvaises ne sont pas plaisans à voir, ains sont necessaires seulement: mais quant à moy, estimant que les exemples de ceux qui se <p 58v>sont doulcement et benignement comportez és occasions de courroux, sont et tresplaisans à ouïr, et tresbeaux à voir, je commance à mespriser ceux qui disent,
  Tu as fait tort à un homme, et un homme
  Te faut souffrir. Et semblablement aussi,
  Jette le moy, jette le moy par terre,
  Et que du pied la gorge on me luy serre.
et autres telles paroles, qui servent à aiguiser la cholere, par lesquelles aucuns taschent à transporter la cholere des cabinets des dames aux logis des hommes. Car la prouësse, s'accordant au demourant en toutes autres choses avec la justice, me semble quereller et debattre avec elle de la doulceur et mansuetude seulement, comme à elle plus justement appartenant: car il est bien quelquefois advenu, que les pires ont surmonté les meilleurs: mais en son ame propre dresser un trophee contre la cholere, à laquelle, comme dit Heraclitus, il est bien difficile de pouvoir resister, à cause que ce qu'elle veut, elle l'achette se sa vie: cela est acte d'une grande et victorieuse puissance, qui sort du jugement de la raison, comme de nerfes et de muscles alencontre des passions. C'est pourquoy je m'estudie à lire et à recueiller les dicts et faicts, non seulement des gens de lettres et des Philosophes, qui n'ont point de fiel, ce disent les sages, mais des Princes, Capitaines et Roys: comme ce que dit un jour Antigonus à quelques uns qui mesdisoient de luy tout aupres de sa tente, ne pensans pas qu'il les entendist, en soulevant la toille de sa tente avec son baston, «Deà n'irez vous point, dit-il, plus loing mesdire de moy?» Et comme un nommé Arcadion natif d'Achaïe feist profession de mesdire par tout de Philippus, et d'admonester un chascun de fuir,
  Jusques à tant que trouvé lieu on eust,
  Où Philippus personne ne cogneust.
et depuis ne sçay comment se fust rencontré en la Macedoine, les courtisans du Roy Philippus vouloient qu'il le feist chaster, et ne le laissast point eschapper, puis qu'il le tenoit entre ses mains: mais au contraire Philippus parla à luy humainement, et luy envoya jusques à son logis des presens: et quelque temps apres commanda que lon s'enquist quels propos il tenoit de luy entre les Grecs: chascun luy rapporta qu'il faisoit merveilles de le louër par tout: et Philippus leur respondit adonc, «Je suis doncques meilleur medecin de la mesdisance, que vous n'estes.» Et une autrefois en l'assemblee des jeux Olympiques, comme les Grecs eussent mesdit de luy, ses familiers disoient qu'ils meritoient d'estre bien asprement chastiez, de mesdire ainsi de celuy qui leur faisoit tant de bien: «Et que feroient ils donc, leur respondit-il, si nous leur faisions du mal?» Aussi furent bien honnestes et gentils les tours que firent jadis Pisistratus à Thrasybulus, et Porsena à Mucius, et Magas à Philemon qui l'avoit publiquement en plein theatre farcé et mocqué,
  Magas, le Roy t'a fait escrire,
  Mais tu ne sçais pas ses lettres lire:
et depuis l'aiant entre ses mains, par ce qu'une tourmente de mer le jetta en la ville de Par@etonium, dont il estoit gouverneur, il ne luy feit autre mal, sinon qu'il commanda à l'un de ses soudards, de luy toucher avec son espee nue dessus le col, et puis le laisser aller sain et sauf: et depuis il luy envoya des osselets et des boules à jouër, comme à un enfant qui n'avoit point de jugement. Ptolom@eus se mocquant d'un grammairien ignorant, luy demanda par jeu, qui estoit le pere de Peleus: le grammairien luy respondit, Je voudrois que tu me disses premier qui estoit le pere de Lagus. Ce traict de mocquerie touchoit au Roy Ptolom@eus, l'arguant d'estre yssu de petite lignee: de sorte que les familiers du Roy disoient, que cela estoit indigne, et ne devoit point estre supporté. Et il leur respondit, S'il est indigne d'un Roy, d'estre mocqué, aussi peu est-il digne de luy, de se mocquer d'autruy.* * Il y a bresche de quelques lignes en cest endroit. <p 59r>Alexandre le grand fut par trop aspre et cruel: envers Callisthenes et envers Clitus: mais le roy Porus aiant esté pris en bataille son prisonnier, comme Alexandre luy demandast en quelle sorte il le traicteroit: «En Roy,» luy respondit-il. Et comme il luydemandast de rechef, s'il vouloit rien dire d'avantage: non, dit-il, car tout est compris soubs ce mot- là, En Roy. Voyla pourquoy les Grecs, à mon advis, appellent le Roy des Dieux Milichius, c'est à dire, doulx comme miel: et les Atheniens le nomment Maemactas, c'est à dire, secourable: car punir et tourmenter est office de diable et de furie, non pas acte celeste ne divin. Ainsi donc comme quelqu'un respondit touchant Philippus qui avoit destruit la ville d'Olinthe, «Mais il n'en sçauroit pas edifier une telle:» aussi peult on bien dire à la cholere, Tu peux bien renverser, demolir et destruire: mais relever, sauver, pardonner, et supporter, c'est à faire à la clemence, à la doulceur, et nature moderee: c'est l'office d'un Camillus, d'un Metellus, d'un Aristides, et d'un Socrates: mais de pinser, mordre et serrer, c'est à faire à une formis, ou à une souris. Qui plus est, si je regarde à la vengeance, je trouve que le plus souvent, quand on y procede par cholere, on n'en vient jamais à bout, et qu'elle se consume ordinairement en morsure de lévres, grincement de dents, en vaines courses çà et là, en injures et menaces qui ne servent de rien, ne plus ne moins que les petis enfans qui pour leur foiblesse en courant se laissent tomber avant que pouvoir parvenir où ils pretendent. Et pourtant respondit, ce me semble, bien à propos un Rodien à l'huissier d'un preteur Romain qui crioit apres luy, et le harceloit, «Je ne me soucie pas de chose que tu dies, mais de ce que pense celuy-là qui se taist.» Et Sophocles aiant armé Neoptolemus et Eurypilus, les loua magnifiquement en disant d'eux,
  D'injurieux langage point n'userent,
  Ains au milieu des armes se ruerent.
car il y a quelque nations barbares qui empoisonnent leurs armes, mais la vaillance n'a point besoing de cholere, par ce qu'elle est trempee de raison et de jugement, là où l'ire et la fureur sont fragiles, pourries, et aisees à briser: c'est pourquoy les Laced@emoniens ostent avec le son des fleutes la cholere à leurs gens, quand ils vont combattre, et devant le combat ils sacrifient aux Muses, à celle fin que la raison leur demeure: et apres qu'ils ont tourné leurs ennemis en fuitte, ils ne les poursuyvent plus; ains retiennent leur cholere aisee à ramener et à manier, comme les espees qui sont de moienne longueur: là où le courroux en a fait mourir infinis avant qu'ils peussent venir à bout d'executer leur vengeance, comme entre autres Cyrus et Pelopidas le Thebain. Agathocles mesme enduroit patiemment de s'ouïr injurier par ceux qui estoient assiegez: et comme quelqu'un luy dist, «Potier où prendras tu l'argent pour payer tes gens?» En ce riant il respondit, «En ceste ville, quand je l'auray prise.» Quelques autres se mocquoient d'Antigonus de dessus les murailles, pour ce qu'il estoit laid: il leur respondit tout doulcement: «Comment? je suis doncques bien trompé, car je pensois estre beau fils.» Mais quand il eut pris la ville, il vendit à l'encan ceux qui s'estoient mocquez de luy, en leur protestant, que si de là en avant ils se mocquoient plus de luy, il s'en prendroit à leurs maistres: aussi voy-je que les veneurs et les orateurs commettent de grandes fautes par cholere, comme Aristote recite, que les amis de l'orateur Satyrus, en une cause qu'il avoit à plaider en son nom, luy bouscherent les oreilles avec de la cire, de peur que oyant ses adversaires, qui luy disoient des injures en leurs plaidoyers, il ne gastast tout par sa cholere. Et à nous mesmes, ne nous advient il pas souvent, que nous faillons à punir un esclave qui nous aura fait quelque faute, par ce qu'il s'enfuit de peur, pour les menaces, ou pour les propos qu'il nous en aura ouy tenir? Parquoy nous devrions dire à nostre cholere, et nous nous en trouverions fort bien, ce que les nourrices on accoustumé de dire aux petits enfans, «Ne plorez pas, et vous l'aurez:» aussi, ne te precipite pas, ne crie pas, ne te haste pas, et ce que tu <p 59v>veux se fera plus tost et mieux, qu'en la sorte que tu y vas: car le pere voyant son enfant qui tasche à couper ou fendre quelque chose avec un petit cousteau, le prent, et le coupe, ou le fend luy mesme: aussi la raison ostant à la cholere la vengeance, punit celuy qui le merite plus seurement, sans se mettre en danger, et plus utilement, et non pas soymesme, comme fait la cholere bien souvent. Et comme ainsi soit, que toutes passions ont besoing d'accoustumance pour domter et surmonter par exercitation ce qu'il y a de desobeïssant et de rebelle à la raison, il n'y en a point où il se faille tant exerciter envers ses familiers et domestiques, comme la cholere: d'autant que nous n'avons point ordinairement d'ambition, ny d'envie, ny de crainte envers eux, mais des courroux nous en avons plus que tous les jours, qui engendrent des hargnes et riottes, et nous font broncher et chopper quelquefois bien lourdement, à cause de la licence que nous nous donnons, ne se trouvant là personne qui nous arreste et qui nous soustienne, comme en un endroit fort glissant, pour nous engarder de tomber, nous nous y laissons facilement aller. Car il est bien mal-aisé là où lon n'est point tenu de rendre compte à personne en telle passion, de se garder de faillir, si premierement on n'a donné ordre à bien munir et remparer ceste grande licence de doulceur, benignité et clemence, et que lon ne soit bien accoustumé à supporter beaucoup de paroles et de sa femme, et de ses familiers et amis, qui nous reprennent que nous sommes trop doulx et trop mols: ce qui estoit principalement cause que je m'aigrissois le plus souvent alencontre de mes serviteurs, pensant qu'ils devinssent pires à faulte d'estre bien chastiez, mais je me suis à la fin apperceu bien tard, Premierement qu'il valoit mieux par patience et indulgence rendre mes vallets pires, que de me destordre et gaster par aspreté et cholere moymesme, en voulant redresser les autres. Secondement je voiois plusieurs, qui par ce que lon ne les chastioit point, bien souvent devenoient honteux d'estre meschans, et prenoient le pardon qu'on leur donnoit pour un commancement de mutation de mal en bien, plus tost qu'ils n'eussent fait la correction et certainement obeïssoient plus volontiers et plus affectueusement aux uns avec un clin d'oeil sans mot dire, qu'ils ne faisoient à d'autres avec soufflets et coups de baston: tellement que je me suis finalement persuadé, que la raison estoit plus apte et plus digne de commander et de gouverner, que non pas la cholere: car je n'estime pas qu'il soit totalement vray ce que dit le poëte,
  Où est la peur, là mesmes est la honte.
mais au revers, je pense qu'en ceux qui sont honteux s'imprime la crainte qui les retient de mal faire: là où l'accoustumance ordinaire d'estre battu sans mercy, n'imprime pas une repentance du mal faire, mais une prevoyance de se garder d'y estre surpris. Tiercement je considerois en moymesme, et me ramenois en memoire, que celuy qui nous enseigne à tirer de l'arc, ne nous defend pas de tirer, mais de faillir à tirer: aussi celuy qui nous enseigne à chastier en temps et lieu moderément, opportunément, utilement, et ainsi qu'il appartient, ne nous empesche pas de chaster, je m'efforce d'en soubtraire et oster entierement toute cholere, principalement par n'oster pas à ceux qui sont chastiez le moyen de se justifier, et par les ouïr: car le temps apporte ce pendant à la passion un delay et une remise, qui la dissoult: et ce pendant le jugement de la raison trouve et le moyen et la mesure de faire la punition convenablement: et puis on ne laisse point de lieu à celuy qui est chastié de resister au chastiement, s'il est puny et chastié non pas en courroux et par cholere, mais convaincu de l'avoir bien merité, et qui seroit encore plus laid, on ne trouvera point que le vallet chastié parle plus justement que le maistre qui le chastie. Tout ainsi doncques, comme Phocion, apres la mort d'Alexandre le grand voulant engarder les Atheniens de se soublever trop tost avant le temps, et d'adjouster trop promptement foy aux nouvelles de sa mort: «Seigneurs Atheniens, dit-il, s'il est mort aujourd'huy, aussi le sera il <p 60r>demain, et d'icy à trois jours: aussi, si cestui-cy a failly aujourd'huy, autant aura-il failly demain, et d'icy à trois jours: et si n'y aura point d'inconvenient, quand il en sera puny un peu plus tard qu'il n'eust deu estre, mais bien y en auroit il, si pour s'estre trop hasté il apparoissoit à tousjours, qu'il eust esté chastié à tort, comme il est advenu souventefois. Car qui est celuy de nous si aspre, qu'il batte ou fouette son vallet, pour avoir il y a cinq ou six jours bruslé le rost, ou renversé la table, ou trop tard respondu et obey? et toutefois ce sont les causes ordinaires pour lesquelles sur le champ, quand elles sont recentes, nous nous troublons, et nous courrouceons amerement, sans vouloir presque pardonner: car ainsi comme les corps à travers un brouillas apparoissent plus grands, aussi font les faultes à travers la cholere. Et pourtant faut-il sur l'heure conniver en telles faultes, et ne faire pas semblant de les appercevoir, et puis quand on est du tout hors de passions, sans aucun reste de perturbation, considerer le faict en soy meurement, et de sens rassis: et si lors il nous semble mauvais, en faire la correction, et ne la laisser point aller ny eschapper, comme on feroit la viande quand on n'a plus d'appetit. Car il n'y a rien qui tant soit cause de faire chastier en cholere, comme de ne chastier pas quand la cholere est passee, et estre tout descousu, et faire comme les paresseux mariniers, qui durant le beau et bon temps demeurent en repos dans le port, et puis quand la tourmente se léve ils font voile, et se mettent en danger: aussi nous reprenans et blasmans la raison de n'estre pas assez roide, ains trop lasche et trop molle, en matiere de punition, nous nous hastons de l'executer alors que la cholere est presente, qui est comme un vent impetueux: car naturellement celuy qui a faim use de viande, mais de punition ne doit user sinon celuy qui n'en a ne faim ne soif: ny ne fault se servir de la cholere comme d'une saulse à la viande, pour nous mettre en appétit de chastier, ains lors que lon en est le plus esquarté, et que lon y est contrainct necessairement, y employant le jugement de la raison. Et ne fault pas faire comme Aristote escrit, que de son temps au païs de la Thoscane on fouëttoit les esclaves au son des fleutes et aubois, aussi prendre plaisir, et se saouler comme d'un aggreable passetemps, de chastier les hommes, et puis apres que la punition est faitte s'en repentir: car l'un est à faire à une beste sauvage, et l'autre à une femme: ains fault que sans douleur et sans plaisir, au temps de raison et de jugement la justice face la punition, sans qu'il demeure derriere aucun reste de cholere. Voire-mais on me pourra dire, que cela n'est pas proprement donner remede ny guarison à la cholere, ains plus tost une precaution et fuitte des fautes que lon peult commettre en la cholere: à cela je respond, que l'enfleure de la ratte n'est pas aussi cause efficiente de la fiebvre, ains un accident accessoire: mais toutefois quand elle est amollie, elle allege grandement la fiebvre, ainsi que dit Hieronymus: mais en considerant comme s'engendre proprement la cholere, je voy que les uns par une cause, les autres par une autre y tombent, mais en tous il y a une opinion conjointe d'estre mesprisé et contemné: pourtant faut il donner quelque aide à ceux qui veulent appaiser un courroux, en esloignant le plus que lon pourra le faict de toute suspision de mespris et de contemnement, ou de braverie et d'audace, et la rejettant ou sur la necessité, ou inadvertance, ou accident, ou disgrace et infortune, comme fait Sophocles,
  Pas ne demeure aux affligez seigneur
  L'entendement qu'ils avoient en bon heur,
  Ains quelque grand qu'il fust, il diminue.
et Agamemnon quoy qu'il referast le ravissement de Briseïde à un fatal malheur,
  Si est il prest du sien en satisfaire,
  Et grands presens pour payement en faire.
car le prier est signe d'homme qui ne mesprise point: et celuy qui a offensé, s'il s'humilie, dissoult toute l'opinion que lon pouvoit avoir de contemnement: mais il ne <p 60v>fault pas que celuy qui se sent en cholere attende cela, ains qu'il se serve de la response que feit Diogenes: Ceux là se mocquent de toy, Diogenes: «Et je ne me sens point mocqué moy,» respondit-il: aussi ne se doit il point persuader qu'on le mesprise, ains plus tost qu'il auroit matiere de mespriser l'autre, et estimer que la faulte qu'il a commise est procedee ou d'infirmité, ou d'erreur, ou de hastiveté, ou de paresse, ou de tacquinerie, ou de vieillesse, ou de jeunesse: et quant aux serviteurs ou aux amis, il les en fault descharger de tout poinct, car ils ne nous mesprisent pas pour ce qu'ils aient opinion que nous leur puissions rien faire, ou que nous ne soions pas gens d'execution, ains les uns pour ce qu'ils nous estiment bons et debonnaires, les autres pour ce qu'ils nous aiment: at maintenant nous ne nous aigrissons pas seulement contre nostre femme, contre nos serviteurs, et nos amis, comme estans mesprisez par eux, mais aussi nous attachons nous en courroux et aux hosteliers, et aux mariniers, et aux muletiers qui sont yvres, pensans estre mesprisez par eux: et, qui plus est, nous nous courrouceons encore contre les chiens qui nous abbayent, et contre les asnes qui nous regimbent: comme celuy qui aiant haulsé la main pour battre l'asnier, comme il se fust escrié qu'il estoit Athenien: «Et tu ne l'es pas toy,» dit-il à l'asne: en le frappant, et luy donnant force coups de baston. Mais ce qui plus engendre de frequentes et continuelles hargnes de cholere en nostre ame, qui s'y amassent petit à petit, c'est l'amour de nous mesmes, et une malaisance de moeurs, avec une mignardise, et une delicatesse, tout cela ensemble nous en produit un exaim comme d'abeilles, et une guespiere: et pourtant n'y a-il point de meilleur provision pour se comporter doucement et benignement envers sa femme, envers ses serviteurs, et envers ses familiers et amis, que la facilité de moeurs et la simplicité ronde, quand on se sçait contenter de ce que lon a present à la main, et que lon ne requiert point plusieurs choses, ne trop exquises.
  Mais celuy là qui jamais n'est content
  Que son rosty ou bouilly le soit tant,
  Ny plus, ny moins, ny de moyenne sorte
  Appareillé, si que louange en sorte
  Hors de sa bouche, et qu'il en die bien.
Celuy qui ne bevroit jamais s'il n'avoit de la neige pour rafreschir son vin, qui ne mangeroit jamais pain qui eust esté achetté sur la place, ny ne mangeroit jamais viande en pauvre vaisselle, comme de bois, ou de terre, qui ne coucheroit jamais en lict, sinon qu'il fust mol, et enfondrant comme les undes de la mer quand elle est agitee jusques au fond, qui haste ses vallets servans à la table à coups de fouët et de baston, et les fait courir avec sueur, cryant apres eux à pleine teste, comme s'ils portoient des cataplasmes à mettre sur une apostume fort enflammee, qui s'assubjettit luy mesme à une façon de vivre fort servile, hargneuse et querelleuse: celuy- là, dis-je, ne se donne de garde que ne plus ne moins que par une toux continuelle, ou par frequentes concussions, il contracte en son ame une disposition ulcereuse et catarreuse, qui à la fin luy cause une habitude de cholere. Et pourtant faut-il par frugalité accoustumer son corps à se contenter facilement de peu: pour ce que ceux qui appetent peu, ne peuvent avoir faute de beaucoup: et n'y aura point de mal, commençant à la viande, se contenter sans dire mot de ce qu'il y aura, sans se courrouçer et tourmenter à la table, et en ce faisant donner un tresfacheux mets et à soymesme, et à toute la compagnie, qui est la cholere:
  Car presenter on ne nous sçauroit pas
  Un plus fascheux et plus mauvais repas,
que de voir battre vallets, tanser et injurier sa femme, pour ce que la viande sera brulee, ou qu'il y aura de la fumee en la sale, faute de sel sur table, ou que le pain sera trop dur. Arcesilaus donnoit un jour à souper à quelques siens hostes estrangers, et à <p 61r>quelques uns de ses amis, mais quand la viande fut apportee, il ne se trouva point de pain sur la table, par ce que les serviteurs n'avoient pas eu le soing d'en achetter: pour laquelle faute, qui est celuy de nous qui n'eust rompu les murailles à force de crier? mais luy ne s'en feit que rire: «Voyez, dit-il, s'il faut pas estre sage pour bien dresser un banquet.» Et Socrates au sortir de l'exercice de la luicte aiant mené Euthydemus souper chez luy, Xantippé sa femme se print à le tanser et luy dire injure, tant que finablement elle renversa table et tout. Euthydemus se leva tout fasché pour s'en aller. Et Socrates luy dit, «Et comment, ne te souvient-il pas que devant hyer, ainsi que nous disnions chez toy, une poulle saulta sur la table, qui nous en feit tout autant, et nous ne nous en courrouceasmes pas pourtant?» car il faut recueillir ses amis avec une facilité, avec caresse, et avec un visage riant, non pas froncer ses sourcils, pour donner une frayeur et horreur à ses serviteurs. Et se fault semblablement accoustumer à se servir de tous vases et vaisselles indifferemment, et non pas s'astraindre à user de cestui-cy ou cestuy-là sans autre, comme font aucuns, encore qu'il y ait grande compagnie, qui ont en particuliere recommandation un certain gobelet ou une coupe ainsi en font-ils des burettes à huyle, et des estrilles dont on se sert aux estuves: car ils mettent leur affection en quelqu'une entre toutes, et puis si elle vient à estre rompue, ou esgaree et perdue, ils en sont extremement marrys, et en battent leurs vallets. Parquoy ceux qui se sentent enclins à la cholere, se doivent abstenir de faire provision de telles choses rares et exquises, comme de vases ou d'anneaux, et de pierres precieuses, pource que tels joyaux exquis et precieux, quand ils viennent à estre perdus, mettent bien les hommes plus hors de sens, par cholere, que si c'estoit chose de peu de pris, et que lon peust facilement recouvrer: et pour ce dit- on, que l'Empereur Neron aiant une fois fait faire un pavillon à huit pans, beau, sumptueux, et riche à merveilles, Senecque luy dit, Tu as monstré en ce pavillon que tu es pauvre, pour ce que si une fois tu le perds, jamais plus tu n'en pourras recouvrer de pareil. Comme il advint, par ce que la navire, en laquelle estoit ce pavillon, se perdit par naufrage: et Neron se souvenant de ce que luy en avoit dit Senecque, porta la perte plus patiemment. Or l'aisance et facilité que lon prent envers les choses, enseigne à estre facile et aisé envers les serviteurs: et si lon en devient aisé envers les serviteurs, il est certain qu'encore plus le devient on envers les amis et envers les subjects. Et nous voions que les serfs nouvellement achettez s'enquierent de celuy qui les a acquis, non pas s'il est superstitieux, ne s'il est envieux, mais s'il est cholere: et brief ny les marys ne peuvent endurer la pudicité de leurs femmes, si elle est conjointe avec mauvaise teste et cholere, ny les femmes les amours de leurs marys, ny les amis la conversation des uns avec les autres, tellement que ny le mariage, ny l'amitié ne sont point supportables avec la cholere: mais sans cholere l'yvresse mesme est legere à tolerer: car la ferule du dieu Bacchus, que est comme une canne, dont on donne sur la main aux enfans qui ont failly, est suffisante punition de l'yvrongne, prouveu que la cholere ne s'y joigne point, qui rende Bacchus, au lieu de Ly@eus, et de Chorius, c'est à dire, chasseur d'ennuys, et balleur, Omestes et M@enoles, qui signifie cruel et furieux: encore quant à la fureur et manie, l'hellebore qui croist en l'isle d'Anticyre la guarit, quand elle est seule: mais si une fois elle est meslee avec la cholere, elle produit des Trag@edies et cas si estranges, qu'ils semblement fables: et pourtant ne luy faut-il jamais donner lieu, non pas en jouant mesme, pour ce qu'elle tourne une caresse en inimitié: ny en devisant et conferant ensemble, pource que d'une conference de lettres elle en fait une opiniastre emulation et contention: ny en jugeant, pour ce qu'elle adjoust insolence à l'authorité: ny en monstrant aux enfans, pour ce qu'elle les met en desespoir, et leur fait haïr l'estude des lettres: ny en prosperité, pour ce qu'elle <p 61v>augmente l'envie qui accompagne la bonne fortune: ny en adversité, pource qu'elle oste la misericorde, quand ceux qui sont tombez en mauvaise fortune se courroucent, et combattent alencontre de ceux qui ont compassion de leur malheur, comme fait Priam en Homere,
  Allez vous en arriere de ma veuë
  Meschans truans, gens de nulle valuë
  Puis que venez pour mon deuil consoler.
Au contraire, la facilité de moeurs donne secours aux uns, honore les autres, addoulcit l'aigreur, et par sa doulceur vient au dessus de toute rudesse et toute asperité de moeurs: comme feit Euclides à l'endroit de son frere, avec lequel estant entré en quelque contestation, comme son frere luy eust dit, «Je puisse mourir malement, si je ne me venge de toy:» Il luy respondit, «Mais je puisse mourir moy, si je ne te persuade gracieusement.» Il le gaigna tout sur le champ, et luy changea la mauvaise volonté qu'il avoit. Et Polemon, comme quelquefois un autre qui aimoit fort les pierres precieuses, et estoit fort convoiteux d'avoir de beaux anneaux, le tansast et l'injuriast outrageusement, il ne luy respondit rien, mais il feit seulement semblant de regarder affectueusement l'un de ses anneaux, et de le bien considerer: l'autre en estant tout resjouy, luy dit incontinent, «Ne le regarde pas ainsi Polemon, mais à son jour, et il te semblera beaucoup plus beau.» Et Aristippus s'estant mis en cholere alencontre d'Aeschines, comme quelqu'un qui les oyoit contester luy eust dit, «Comment Aristippus, et où est vostre amitié?» «Elle dort, respondit-il, mais je la resveilleray:» et s'approchant d'Aeschines, «Te semble-il que je sois si malheuruex, et si incurable, que je ne doive obtenir de toy un seul admonestement?» Et adonc Aeschines luy respondit, «Ce n'est point de merveille, si estant en toute autre chose de plus excellente nature que moy, tu as encore en ce poinct veu et cogneu devant moy ce qui estoit convenable de faire:» car comme dit le poëte,
  Non seulement la femme estant debile,
  Mais un enfant de sa main imbecille
  Grattant tout doux le sanglier herissé,
  Le tournera à son vouloir plissé,
  Mieux qu'un luicteur, avec toute sa force,
  Ne luy sçauroit donner la moindre entorse.
Mais nous apprivoisons les bestes sauvages, et addoulcissons des petits louveteaux, voire et portons quelquefois entre nos bras de petits lionceaux, et par une fureur de cholere nous chassons arriere de nous et nos enfans, et nos amis, et familiers, et laschons alencontre de nos serviteurs domestiques et de nos citoiens la cholere, comme une beste sauvage furieuse, en la desguisant à faulses enseignes d'un beau nom de haine des vices: mais c'est, à mon advis, comme des autres passions et perturbations de l'ame, comme de la timidité que nous surnommons prudence, de la prodigalité que nous appellons liberalité, de la superstition que nous disons religion, et ce pendant ne nous en pouvons sauver de pas une. Et neantmoins tout ainsi comme Zenon disoit, que la semence de l'homme estoit une mixtion et composition extraicte de toutes les puissances de l'ame: aussi pourroit-on, à mon advis, dire que la cholere est une meslange composee de toutes les passions de l'ame, car elle est tiree et extraicte et de la douleur et de la volupté, et de l'insolence et audace: elle tient de l'envie, à ce qu'elle est bien aise de veoir mal à autruy: elle a du meurtre et de la violence, car elle combat non pour se defendre et ne point souffrir, ains pour faire souffrir et ruiner autruy: et de la convoitise elle en a ce qui est le plus mal plaisant et le plus deshonneste, attendu que c'est une envie et appetit de faire mal à autruy. Et pourtant si d'adventure nous approchons de la maison d'un homme <p 62r>voluptueux et luxurieux, nous entendrons dés l'aube du jour une menestriere qui sonnera l'aubade, et verrons à la porte la lie du vin, comme disoit quelqu'un, c'est à dire, les vomissemens de ceux qui y auront rendu leur gorge, des pieces de festons deschirez, et des pages et lacquais qui yvrongneront. Mais les marques et signes qui descouvrent les hommes aspres et choleres, vous les verrez imprimez sur les visages des serviteurs, des frisures et esgratigneures, et aux fers qu'ils auront aux pieds: Car au logis d'une personne subject à l'ire et à la cholere, il n'y a qu'une seule musique, se sont les lamentations et gemissements ou de despensiers que lon fouettera leans, ou de servantes que lon y gehennera, de maniere que vous aurez compassion des douleurs qu'il faut que seuffre la cholere és choses qu'elle convoite, et là où elle prent plaisir. Mais encore en ceux qui veritablement sont surpris de cholere, comme il advient souvent pour la haine qu'ils portent aux vices et aux meschans, si faut-il en oster ce qui est de trop et d'excessif, ensemble avec le trop de fiance et de creance que nous prenons en ceux qui conversent avec nous: car c'est l'une des causes qui plus engendre et augmente la cholere, quand celuy que nous avons tenu pour homme de bien se descouvre meschant, et que nous avons estimé nostre amy, tombe en quelque different et querelle avec nous: car quant à moy, vous cognoissez mon naturel, combien peu d'occasion il me faut à me faire aimer les hommes, et me fier en eux: et pourtant ne plus ne moins que ceux qui marchent sur solage faulx et qui n'est pas ferme, tant plus je m'appuye par aimer sur quelqu'un, tant plus bronche-je lourdement, et tant plus suis-je marry, quand je me trouve deçeu. Et quant à l'inclination à l'aimer, il seroit bien desormais mal aisé que j'en peusse retirer ce qui est de trop prompt et de trop volontaire: mais pour me garder de trop me fier, je pourrois à l'adventure me servir, comme d'une bride, de la prudence et circonspection retenuë de Platon: car en recommandant le mathematicien Helicon il dit, qu'il le louë comme homme, c'est à dire, comme un animal qui de sa nature se muë et se change facilement: et de ceux qui avoient esté bien nourris et bien instituez à Athenes il dit encore, qu'il craint, qu'estans hommes et semence d'autres hommes, ils ne donnent à cognoistre la grande infirmité et imbecillité de la vie humaine: et Sophocles quand il dit,
  Plus des humains les faicts tu cercheras,
  Plus mal que bien caché y trouveras,
il semble qu'il nous abbaisse, et nous rongne les ailes merveilleusement: toutefois ceste difficulté à faire jugement des personnes, et malaisance à nous en contenter, nous rendra plus faciles en nos courroux: car toute chose soudaine et improuveuë nous transporte promptement hors de nous-mesmes. Et faut aussi, comme Pan@etius nous admoneste en quelque lieu, prattiquer la constances d'Anaxagoras: et comme luy quant on luy vint rapporter, que son fils estoit mort, respondit, Je sçavoit bien que je l'avois engendré mortel: aussi à chasque faute qui nous aiguisera la cholere, nous pourrons respondre, Je sçavois bien que je n'avois pas acheté un esclave qui fust sage comme un philosophe: Je sçavois bien que j'avois acquis un amy, qui pouvoit bien faillir: Je sçavois bien que la femme que j'avois espousee estoit femme. Mais si quelqu'un d'avantage y vouloit encore adjouster ce refrein de Platon, Ne suis-je point moymesme en quelque chose tel? et destournoit ainsi la discussion de son jugement du dehors au dedans, et entrejettoit un peu parmy le reprendre autry, la crainte d'estre repris luy mesme, il ne seroit à l'adventure pas si aspre à condamner les autres pour leurs vices, quand il verroit que luy mesme auroit tant de besoing de pardon. Mais à l'opposite chascun de nous estant en cholere, et punissant autry, prononce des sentences d'un Aristides, ou d'un Caton, Ne desrobbe plus, Ne ments plus, Pourquoy es-tu si paresseux? et, qui est plus laid que tout, nous <p 62v>reprenons en cholere ceux qui se courroucent et cholerent, et les fautes qui ont esté commises par cholere, nous les punissons nous mesmes en cholere, non pas en la sorte que font les medecins,
  Qui d'un drogue et medecine amere
  Vont destrempant le fiel de la cholere.
car nous l'augmentons, et la brouillons encore d'avantage. Quand doncques quelques-fois je me mets à par moy en ces discours, je tasche quant-et-quant à retrencher quelque chose de la curiosité: car de vouloir exquisement recercher et descouvrir toutes choses, pourquoy un vallet aura failly à faire ce qu'on luy aura commandé, ce qu'aura fait un amy, à quoy s'amusera un fils, ce qu'aura dit en l'aureille une femme, tout cela n'engendre que de continuelles riottes journellement, lesquelles en fin se terminent en une aspreté et malaisance de moeurs: car, comme dit quelque part Euripide,
  Dieu met la main à toute chose grande,
  Mais tout le reste à fortune il commande.
quant à moy, je ne cuide pas qu'il faille rien commettre à la fortune, ny moins encore passer en nonchaloir à un homme de bon sens, mais de quelques choses se fier et s'en rapporter à sa femme, de quelques autres à ses serviteurs, d'autres à ses amis, comme aians soubs eux des commis, des receveurs, et administrateurs, en se retenant à luy, et à la disposition de son jugement, les principales et de plus grande importance: car tout ainsi comme les petites lettres offensent et poignent plus les yeux, d'autant qu'elles les tendent plus, aussi les petits affaires emeuvent plus la cholere, qui de là en prent une mauvaise accoustumance pour les plus grands. Puis, apres tout, j'ay estimé que ce precepte d'Empedocles estoit grand et divin,
  Maintiens-toy sobre, et net de tout peché.
Ce reste semble avoir esté adjousté par quelque Chrestien, et n'est point du style de l'autheur, aussi louois-je grandement ces observations, comme estans honnestes et bien seantes à homme faisant profession de sapience, vouër en ses prieres de s'abstenir un an durant de femmes, et de vin, honorant ainsi Dieu de ceste continence, ou bien de s'abstenir un temps certain et limité de toute vaine parole, prenant garde à soy de ne dire jamais ny en jeu, ny à bon escient, parole qui ne soit veritable: et premierement je m'accoustumois à passer quelque peu de jours sans me courroucer pour quelque occasion que ce fust, comme de m'enyvrer, ou de boire du vin, ne plus ne moins que si je sacrifiois à Dieu un sacrifice sans effusion de vin, ains seulement de miel: et puis m'essayant pour un mois ou pour deux, je gaignois ainsi petit à petit en avant du temps, m'exerceant de tout mon pouvoir à la patience, ou me contregardant avec tous bons et honnestes propos, gracieux, doulx et paisibles, pur et net de toutes mauvaises paroles, de meschantes actions, et d'une passion, qui pour un bien peu de plaisir, et iceluy encore peu honneste, apporte de grands troubles, et finalement une repentance tres villaine. Dont avec la grace de Dieu qui m'y aidoit, à mon advis, l'experience m'a donné evidemment à cognoistre, que ceste mansuetude, clemence, benignité et debonnaireté, n'est à nul des familiers qui vivent et conversent ordinairement ensemble, si doulce, si aggreable, ne si plaisante, qu'elle est à ceux mesmes qui l'ont imprimee en leur ame.

<p 63r>De la curiosité.
LE meilleur seroit, à l'adventure, de ne se tenir du tout point en maison qui fust mal aëree, mal percee, obscure, froide, et mal saine: mais encore si pour l'avoir de long temps accoustumee aucun y vouloit demourer, il y pourroit en remuant les veuës, en changeant la montee, en ouvrant quelques huys, et en fermant quelques autres, la rendre plus claire, mieux à propos exposee au vent, et plus salubre: car on a amendé des villes mesmes toutes entieres, par semblables remuemens: comme lon dit que Ch@eron anciennement tourna la ville de ma naissance, Ch@eronee, devers le Soleil levant, laquelle au paravant regardoit vers le Ponant, et recevoit le couchant du costé du mont de Parnasse: et le Philosophe naturel Empedocles aiant fait estouper une bouche et ouverture de montaigne, de laquelle il sortoit un vent de Midi pesant et pestilent à toute la campagne d'au dessoubs, osta l'occasion de la pestilence qui estoit paravant ordinaire en toute la contree. Pour autant donc qu'il y a des passions de l'ame pestilentes et dommageables, comme celles qui luy apportent travail, tourmente, et obscurité, le meilleur seroit les chasser de tout poinct, et les jetter entierement par terre, pour se donner à soymesme une veuë libre, une lumiere claire, et un vent salubre, ou pour le moins les rechanger et rhabiller, en les changeant ou destournant autrement: comme pour exemple, sans en cercher plus loing, la curiosité est un desir de sçavoir les tares et imperfections d'autruy, qui est un vice ordinairement conjoinct avec envie et malignité: car pourquoy est-ce, homme par trop envieux, que tu vois si clair és affaires d'autruy, et si peu és tiens propres? destourne un peu du dehors, et retourne au dedans ta curiosité, si tant est que tu prennes plaisir à sçavoir et entendre des maux, tu trouveras bien chez toymesms à quoy passer ton temps:
  Autant que d'eau autour d'une Isle il passe,
  Et qu'en un bois de fueilles il s'amasse,
autant trouveras-tu de pechez en ta vie, de passions en ton ame, et d'omissions en ton devoir. Car comme Zenophon dit, que chez les bons mesnagers il y a lieu propre pour les utensiles destinez à l'usage des sacrifices, autre lieu pour la vaisselle de table, et qu'ailleurs sont situez les instruments du labourage, et ailleurs à part ceulx qui sont necessaires à la guerre: aussi trouveras-tu en toy des maux qui procedent les uns d'envie, les autres de jalousie, les autres de lascheté, et les autres de chicheté: amuse toy à les revisiter, à les considerer: estoupe et bousches toutes les advenues, et toutes les portes et fenestres qui regardent chez tes voisins, et en ouvre d'autres qui respondent à ta chambre, au cabinet de ta femme, au logis de tes serviteurs, là tu trouveras à quoy t'amuser avec profit et sans malignité, là tu trouveras des occupations profitables et salutaires, si tu aimes tant à enquerir et recercher ce qui est caché, pourveu que chascun veuille dire à par soy,
  Où ay-je esté? qu'ay-je fait ou mesfait?
  Qu'ay-je oublié que je deusse avoir fait?
Mais maintenant, ainsi comme les fables disent, que la fee Lamia ne fait que chanter quand elle est en sa maison estant aveugle, d'autant qu'elle a serré ses yeux en un vaisseau à part: mais quand elle sort dehors, elle se les remet, et voit alors: aussi chascun de nous au dehors, et pour contempler les autres, adjouste à la male intention la curiosité, comme un oeil, et en nos propres defaults, et en nos maulx nous avons la barlue par ignorance à tout propos, à faute d'y employer les yeux et la clarté de la lumiere. Voila pourquoy le curieux est plus utile à ses ennemis qu'il n'est pas à luymesme, d'autant qu'il descouvre, met en evidence, et leur monstre, ce dont il <p 63v>se faut garder, et ce qu'ils doivent corriger, et ce pendant il ne voit pas la plus part de ce qui est chez luy, tant il est esblouy à regarder ce qui est au dehors: mais Ulysses homme sage ne voulut pas mesme parler à sa propre mere devant qu'il eust enquis et entendu du prophete, ce pourquoy il estoit descendu aux enfers, et apres qu'il l'eut entendu, alors il se tourna à parler et à sa mere et aux autres, femmes, demandant qui estoit Tyro, qui estoit la belle Chloris, et pour quelle occasion Epicaste estoit morte,
  S'estant pendue avec un las mortel
  Aux soliveaux du hault de son hostel.
Mais, au contraire, nous mettans à non-chaloir, et ne nous soucians point de sçavoir ce qui nous touche, allons recercher la genealogie des autres, que le grand pere de nostre voisin estoit venu de la Syrie, que sa nourrice estoit Thraciene, que un tel doit trois talents, et n'en a point encore payé les arrerages: et nous enquerons de telles choses, d'où revenoit la femme d'un tel, et qu'estoit ce qu'un tel et un tel disoient à part en un coing. Au contraire, Socrates alloit çà et là enquerant de quelles raisons usoit Pythagoras pour persuader les hommes, et Aristippus en la solennité et assemblee des jeux Olympiques se rencontrant en la compagnie d'Ischomachus, luy demanda de quelles persuasions usoit Socrates pour rendre les jeunes hommes si fort affectionnez à luy: et comme l'autre luy en eust communiqué quelque petit de semence et de monstre, il en fut si passionné que son corps en devint incontinent tout fondu, pasle et desfaict, jusques à ce que s'en estant allé à Athenes avec ceste ardente soif, il en puisa à la source mesme, et cogneut le personnage, ouit ses discours, et sçeut que c'est de la Philosophie, de laquelle la fin est, cognoistre ses maulx, et le moyen de s'en delivrer: mais il y en a qui pour rien ne veulent voir leur vie, comme leur estant un tres mal-plaisant spectacle, ny replier et retourner leur raison comme une lumiere sur eux-mesmes, ains leur ame estant pleine de toutes sortes de maulx, et redoutant et craignant ce qu'elle sent au dedans d'elle mesme, saulte dehors, et va errant çà et là à recercher les faicts d'autruy, nourrissant et engraissant ainsi sa malignité: car ainsi que la poule, bien souvent qu'on luy aura mis à manger devant elle, s'en ira neantmoins gratter en un coing, là où elle aura peut estre apperceu en un fumier quelque grain d'orge: semblement aussi les curieux, passans par dessus les propos exposez à chascun, et les histoires dont chascun parle, et que lon ne defend point d'enquerir, ny n'est on point marry quand on les demande, vont recueillant et amassant les maulx secrets et cachez de toute la maison. Et toutefois la response de l'Aegyptien fut gentille et bien à propos à celuy qui luy demandoit, que c'estoit qu'il portoit enveloppé: «c'est à fin que tu ne le sçaches pas, qu'il est enveloppé.» Aussi toy curieux pourquoy vas-tu recerchant ce qui est caché? car si ce n'estoit quelque chose de mal on ne le cacheroit pas: et si y a plus, que lon n'a pas accoustumé d'entrer de plein vol en la maison d'autruy sans frapper à la porte, et maintenant on use de portier pour mesme occasion, mais anciennenement on avoit des marteaux attachez aux portes dont on tabouroit, pour advertir ceux de dedans, à fin qu'un estranger ne surprist point la maistresse au milieu de la maison, ou la fille à marier, ou un serviteur que lon fouetteroit, ou des chambrieres qui tanseroient, mais c'est là où plus volontiers le curieux se glisse: de maniere qu'il ne verroit pas volontiers, encore qu'on l'en priast, une maison honneste et bien composee: mais ce pourquoy on use de clef, de verrou, et de porte, c'est ce qu'il appete descouvrir, et le mettre en veuë de tout le monde. Et toutefois, comme disoit Ariston, les vents que nous haïssons le plus, ce sont ceux qui nous rebrassent nos habillements: mais le curieux ne rebrasse pas seulement les robbes et les sayes de ses voisins, mais il ouvre jusques aux parois, il ouvre tout arriere les portes, et penetre mesme à travers le corps de la tendre pucelle, comme un vent, enquerant de ses jeux, ses danses et ses veilles, et les <p 64r>calumniant: et comme le poëte comique se mocquant de Cleon dit, que
  Ses deux mains sont au païs d'Aetolie,
  Et son esprit est en la Clopidie,
voulant dire qu'il ne faisoit que demander, que prendre et desrobber: aussi l'entendement du curieux est tout ensemble és palais des riches, et maisonnettes des pauvres, és cours des Roys, és chambres des nouveaux mariez: il furette toutes choses, et s'enquiert des affaires des passans, des seigneurs et capitaines, et quelquefois non sans danger: ains comme si quelqu'un par curiosité d'apprendre la qualité de l'Aconite, en goustoit, se trouveroit mort avant qu'il en sçeust rien cognoistre: aussi ceux qui recerchent les maux des grands, se perdent eux-mesmes avant que d'en pouvoir rien sçavoir: car ceux qui ne se contentent pas de la lumiere abondante des rayons du Soleil, qui s'espandent si clairement sur toutes choses, ains veulent à plein fond regarder le cercle mesme de son corps, en osant se promettre qu'ils penetreront sa clarté, et entreront des yeux à force au beau milieu, ils s'aveuglent. Et pourtant Philippides le joueur de Com@edies respondit un jour bien sagement au Roy Lysimachus qui luy disoit, «Que veux tu que je te communique de mes biens, Philippides» «Ce qu'il vous plaira, Sire, dit-il, prouveu que ce ne soit point de vos secrets.» Car ce qu'il y a de plus beau et de plus plaisant en l'estat des Roys se monstre au dehors, exposé à la veuë d'un chascun: comme sont leurs festins, leurs richesses, leurs festes, leurs liberalitez et magnificences, mais s'il y a quelque chose de caché et secret, ne vous en approchez pas. La joye d'un Roy en prosperité ne se cache point, ny son rire quand il est en ses bonnes, ny quand il se prepare à faire quelque grace et quelque liberalité: mais s'il y a quelque chose de secret, c'est cela qui est formidable, triste, non approchable, et où il n'y a pas matiere de rire: car ce sera ou un amas de rancune couverte, ou un project de quelque vengeance, ou une jalousie de femme, ou une deffiance de quelques uns de ses mignons, ou une suspicion de son fils. Fuy ceste espesse et noire nuee, tu verras bien quel tonnerre et quel esclaire elle jettera quand ce qui est maintenant caché viendra à se crever. Quel moyen doncques y a il de la fuir? c'est de detourner et tirer ailleurs la curiosité, mesmement à recercher les choses qui sont et plus belles et plus honnestes: recerche ce qui est au ciel, ce qui est en la terre, en l'air, en la mer. Tu demandes à voir ou de grandes ou de petites choses: si tu en aimes à voir de grandes, recerche le Soleil, enquiers toy là où il descend, de là où il monte: cerche la cause des mutations qui se font en la Lune, comme tu ferois les changements d'un homme: comment est-ce qu'elle a perdu une si grande lumiere, d'où est-ce qu'elle l'a depuis recouvree, et comment est-ce que,
  Premierement de non point apparente
  Elle se monstre un petit esclairante,
  Embellissant sa belle face ronde,
  Et l'emplissant de lumiere feconde:
  Puis de rechef se va diminuant,
  Et s'en retourne en son premier neant.
et cela sont des secrets de nature: mais elle n'est pas marrie quand on les recerche. Tu deffies tu de pouvoir trouver les grandes choses? recerche les petites: Comment est-ce qu'entre les arbres les uns sont tousjours verds, floris, revestus de leurs beaux habillements, et monstrent leurs richesses en tout temps: les autres sont aucunefois semblables à ceux-là, mais puis apres, aiants, comme un mauvais mesnager, tout à un coup mis hors et despendu tout leur bien, ils demeurent tout nuds et pauvres: et pourquoy est-ce que les uns produisent leurs fruicts ronds, les autres longs, et les autres angulaires: car il n'y a mal ny danger quelconque à toutes ces enquestes-là. Mais s'il est force que la curiosité s'applique tousjours à recercher choses mauvaises, comme <p 64v>un serpent venimeux se nourrit et se tient tousjours en lieux pestilents, menons la à la lecture des histoires, et luy presentons abondance et affluence de tous maux: car là elle trouvera des ruines d'hommes, pertes de biens, corruptions de femmes, des serviteurs qui se sont eslevez contre leurs maistres, calomnie d'amis, empoisonnements, envies, jalousies, destructions de maisons, eversions de royaumes et de seigneuries: saoule t'en, remply t'en, prens y tant que tu voudras de plaisir, tu ne fascheras, ny ne ennuyras personne de ceux avec qui tu converseras: mais il semble que la curiosité ne se delecte pas de maulx qui soient desja rances, et vieux, ains tous frais et tous recens, et qu'elle prenne plus de plaisir à voir tousjours de nouvelles trag@edies: car quant aux com@edies et spectacles de joyeuseté, elle ne s'y arreste pas volontiers. Et pourtant si quelqu'un raconte l'appareil d'une nopce, ou d'un sacrifice, ou d'un monstre, le curieux s'escoutera froidement, et negligemmment, et dira qu'il l'aura desja entendu d'ailleurs, commandera à celuy qui fait le conte, qu'il passe cela, ou qu'il l'abbrege: mais si quelqu'un assis bec à bec raconte comme une fille aura esté despucellee, ou une femme violee, ou un proces qui se va commancer, ou une querelle dressee entre deux freres, alors il ne sommeille ne il ne vague pas,
  Ains pour ouir le conte il s'appareille,
  En approchant soigneusement l'oreille. Et ceste sentence,
  Helas que l'homme est prompt à escouter
  Plus tost le mal, que le bien raconter!
cela proprement est dit à la verité touchant la curiosité: car ainsi comme les cornets et ventoses attirent du cuir ce qu'il y a de pire, aussi les aureilles des curieux attirent tous les plus mauvais propos qui soient: ou pour mieux dire, comme les villes et citez ont des portes maudites et malencontreuses, par lesquelles elles font sortir ceux que lon méne executer à la mort, et par où elles jettent hors les ordures, et les hosties d'execration et de malediction, et jamais n'y entre, ny n'en sort chose qui soit nette, saincte, ny sacree: aussi les aureilles du curieux sont de pareille nature, car il n'y passe rien qui soit gentil, ny bon, ny honneste, ains tousjours y traversent et hantent paroles sanglantes, apportans quand et elles des contes execrables, pollus, et contaminez,
  Larmes et pleurs sont en toute saison
  Le Rossignol qu'on oyt en ma maison.
Cela est la seule Muse, la seule Sirene des curieux: il n'y a rien qu'ils oyent plus volontiers, car curiosité est une convoitise d'ouir les choses que lon tient closes et cachees: or n'y a il personne qui cache un bien qu'il possede, veu que bien souvent on simule d'en avoir que lon n'a pas: ainsi le curieux convoitant de sçavoir et entendre des maulx, est entaché de cest malheureté, que les Grecs appellent Epichaere-kakia, qui signifie joye du mal d'autruy, passion que est soeur germaine de l'envie, d'autant qu'envie est douleur du bien d'autruy, et l'autre perversité, est joye du mal: toutes lesquelles deux passions procedent d'une perverse racine et d'une autre passion sauvage et cruelle, qui est la malignité. Or est-il si fascheux et si moleste à un chascun de descouvrir les maulx secrets qu'il a, que plusieurs ont mieulx aimé se laisser mourir, que de declarer aux medecins les maladies cachees qu'ils enduroient: car supposez que Erophilus ou Erasistratus, ou bien Aesculapius mesme du temps qu'il estoit encore homme, vint en vostre maison vous demander, à un homme s'il auroit une fistule au fondement, ou si c'estoit une femme, si elle auroit point un chancre en la matrice, aiant en sa main les outils de chirurgie, et les drogues qui sont propres à la guarison de tels maux: qui est celuy qui ne chassast bien au loing un tel medecin, qui sans attendre que lon eust affaire de luy, et que lon l'eust mandé, viendroit de gayeté de coeur, et de son propre mouvement, pour entendre les maulx d'autruy, encore que la curiosité et le soing de bien particulierement enquerir, soit salutaire en cest <p 65r>art là? là où les curieux recerchent en autruy ces mesmes maulx là, et d'autres encore pires: il est vray que ce n'est pas pour les guarir, mais seulement pour les descouvrir: au moyen de quoy ils sont à bon droict haïs de tout le monde. Car nous haïssons les gabelleurs, et sommes marris contre eux, non quand ils font payer la gabelle pour les hardes que lon fait entrer à descouvert en la ville, mais quand ils viennent recercher et fureter les besongnes et hardes d'autruy, encore que l'authorité publique leur donne loy de ce faire, et qu'ils reçoivent dommage quand ils ne le font pas: mais au contraire, les curieux laissent perdre et abandonnent leurs affaires propres, pour vacquer à enquerir ceulx d'autruy. Ils ne vont pas souvent aux champs, d'autant qu'ils ne peuvent supporter le requoy ny le silence de la solitude: mais si d'adventure apres un long espace de temps, il leur advient d'y aller, ils jetteront plus tost l'oeil sur les vignes de leurs voisins que sur les leurs, et s'enquerront combien de boeufs seront morts à leur voisin, ou combien de muys de vin luy seront aigris, et soudain apres qu'ils se seront emplis de telles curieuses demandes, ils s'en refuiront à la ville. Car le vray et bon laboureur ne se souciera mesmes des nouvelles qui sans s'en enquerir luy viendront de la ville: car il dit,
  Puis en marrant il me racontera
  Soubs quelles loix paix faitte se sera:
  Car le meschant fait mestier de s'enquerre,
  Allant par tout, et de paix et de guerre.
Mais les curieux fuyans le labourage et l'agriculture, comme chose vaine et froide, qui ne produit point de grand cas, se jettent au milieu d'un Senat, d'un tribune où les harangues se font au peuple sur la place, au plus frequent lieu du port où abordent les navires: Et bien, y a il rien de nouveau? Comment, n'as tu pas esté ce matin sur la place? Penses-tu que la ville se soit changee en trois heures? Si quelqu'un d'adventure luy fait ouverture de tels propos, s'il est à cheval, mettant pied à terre, il l'ambrassera, il le baisera, et dressera les aureilles: mais si celuy qu'il rencontrera en son chemin luy dit, qu'il n'y a rien de nouveau, il luy respondra lors, Que dis-tu? n'as tu pas passé par la place? n'as tu point esté au palais? et n'as tu point parlé à ceulx qui sont venus d'Italie? Voyla pourquoy j'estime, que les magistrats de la ville de Locres font bien: car si quelqu'un de leurs bourgeois revenant des champs en la ville, demande, Et bien, y a il rien de nouveau? ils le condamnent à l'amende: par ce que comme les cuisiniers pour bien ruer en cuisine ne demandent autre chose, que qu'il y ait force gibier, et les pescheurs force poisson: aussi les curieux ne souhaittent que qu'il y ait grande abondance de maulx, et grand nombre d'affaires, grandes nouveautez, grands changements, à celle fin qu'ils aient tousjours dequoy chasser, et que tuer. Aussi feit sagement le legislateur des Thuriens, quand il defendit de farcer ne mocquer aucun és jeux publiques et comedies, sinon les adulteres et les curieux: car il semble que l'adultere soit une espece de curiosité, de recercher la volupté d'autruy, et une inquisition et recerche de ce que lon garde caché, et que lon ne veut pas estre veu de tout le monde. Et la curiosité semble estre un déliement, violement et descouvrement des choses secrettes: or est il que communément ceux qui enquierent et sçavent beaucoup, parlent aussi beaucoup: c'est pourquoy Pythagoras ordonna aux jeunes gens cinq annees de silence, qu'il appella Echemythie, c'est à dire, tenir sa langue. Mais il est du tout necessaire, que medisance soit conjoincte à curiosité, car ce qu'ils oyent volontiers: ils le redisent aussi volontiers: et ce qu'ils recueillent soigneusement des autres, ils le departent encore plus volontiers à d'autres. D'où vient qu'outre les autres maulx que ce vice-là contient, encore a-il celuy-là, qu'il est contraire à sa propre convoitise: car il convoite sçavoir beaucoup, et chascun le fuit et se donne garde de luy. Car on n'a pas à plaisir de faire rien qu'il voye, ne dire rien qu'il oye: ains s'il <p 65v>est question de consulter quelque affaire, on en remet la deliberation, et en differe lon la conclusion, jusques à ce que celuy-là tel s'en soit allé: et si lon tient quelque propos de secret, ou que lon face aucune chose de consequence, et il y survient un curieux, on l'oste incontinent, et la cache lon, ne plus ne moins que de la viande qui est en prise, quand on voit passer un chat: de maniere que le plus souvent ce que lon dit, et que lon fait devant les autres, on le tait et le cele devant celuy-là seul. Voyla pourquoy consequemment il est privé de toute foy, que nul ne se fie plus en luy, tellement que nous fions plus tost des lettres missives, ou nostre cachet, à des serviteurs ou à des estrangers, que non pas à des parents, familiers et amis, qui aient ce vice d'estre curieux. Bien autrement feit le sage Bellerophon, lequel ne voulut pas ouvrir les lettres qu'il portoit, encore qu'il sceust bien qu'elles estoient escrites contre luy, et s'abstint de toucher à la missive du Roy, tout ainsi qu'il n'avoit pas voulu toucher à sa femme, par la mesme vertu de continence: car la curiosité est une incontinence, comme l'adultere: mais outre l'intemperance il y a une folie, et une resverie extreme: car c'est bien estre insensé et hors du sens extremement, que laissant tant de femmes communes et publiques, vouloir penetrer à grands frais et grande despense jusques à une qui sera tenue soubs la clef, et qui bien souvent sera laide. Tout autant en font les curieux: car mettans en arriere plusieurs belles et plaisantes choses à voir et à ouyr, et plusieurs honnestes passetemps et exercices, ils se mettront à crocheter les lettres missives d'autruy, ils approcheront l'oreille contre les parois des maisons d'autruy, pour escouter ce qui se dit et se fait au dedans, ils iront oreiller ce que des vallets ou des chambrieres cacquetteront en un coing, quelquefois avec danger, mais tousjours avec honte et deshonneur: pourtant seroit-il tresutile aux curieux, pour les divertir de ce vice-là, se resouvenir des choses qu'ils auroient au paravant sceuës et entendues: car si, comme Simonides souloit dire, que quand par intervalles de temps il venoit à ouvrir ses coffres, il trouvoit tousjours celuy des salaires plein, et celuy des graces vuide: aussi si quelqu'un apres une espace de temps venoit à ouvrir l'armoire ou l'arriere bouticque de la curiosité, et regardoit au fond, la trouvant toute pleine de choses inutiles, malplaisantes et vaines, à l'adventure luy sembleroit cest amas-là bien fascheux, et que celuy qui l'auroit fait, auroit eu bien peu d'affaires. Car voyez, si quelqu'un feuilletant les escripts des anciens, en alloit elisant et triant ce qu'il y auroit de pire, et en composoit un livre, comme des vers d'Homere defectueux, commanceants par une syllabe briefve, ou des incongruitez que lon rencontre és Trag@edies, ou des objections villaines et deshonnestes que fait Archilochus alencontre du sexe feminin, en se diffamant luy mesme: celuy-là ne seroit-il pas digne de ceste tragique malediction,
  Maudit sois tu, qui vas faisant recueil,
  Des maux de ceux qui gisent au cercueil?
mais sans ceste malediction, c'est à luy un amas qui ne luy apporte ny honneur, ny profit, d'aller ainsi par tout recueillir les fautes d'autruy: comme on dit que Philippus feit un amas des plus meschans et plus incorrigibles hommes qui fussent de son temps, lesquels il logea ensemble dans une ville qu'il feit bastir, et l'appella Poneropolis, c'est à dire, la ville des meschans: aussi les curieux en recueillant et amassant de tous costez les fautes et imperfections, non des vers, ny des poëmes, mais des vies des hommes, font de leur memoire un archive et registre fort mal-plaisant, et de fort mauvaise grace, qu'ils portent tousjours quand et eux. Et tout ainsi comme à Rome il y a des personnes qui ne se soucient point d'achetter de belles peintures ny de belles statues, non pas mesmes de beaux garçons, ny de belles filles de celles que lon expose en vente, ains s'addonnent à achetter affectueusement des monstres en nature, comme qui n'ont point de jambes, ou qui ont les bras tournez au contraire, qui ont trois yeux, <p 66r>ou la teste d'une austruche, prenans plaisir à les regarder, et à recercher s'il y a point
  De corps meslé de diverses especes,
  Monstre avorté de l'un et l'autre sexes:
mais qui nous meneroit ordinairement veoir de tels spectacles, on s'en fascheroit incontinent, et feroient mal au coeur à les veoir: Aussi ceux qui curieusement vont recercher les imperfections des autres, les infamies des races, les fautes et erreurs advenues és maisons d'autruy, ils doivent r'appeller en leur memoire comme les premieres telles observations ne leur ont apporté ny plaisir aucun ny profit. Or l'un des plus grands moiens pour divertir ceste vicieuse passion, c'est l'accoustumance, si commançans de loing nous nous exerceons et accoustumons à ceste continence, car l'accroissement se fait par l'accoustumance, gaignant le mal tousjours petit à petit en avant: mais comment il s'y faut accoustumer, nous le sçaurons et entendrons en parlant de l'exercitation. Premierement doncques nous commancerons aux plus petites et plus legeres choses: car quelle difficulté y a-il en passant chemin de ne s'amuser point à lire les inscriptions des sepultures? ou quelle peine est-ce qu'en se promenant passer des yeux outre les escriteaux qui s'escrivent contre les murailles, en supposant une maxime, qu'il n'y a rien qui soit ny profitable ny plaisant? car ce sera quelqu'un qui fera mention d'un autre en bonne part, ou, celuy-là est le meilleur amy que j'aye, et plusieurs autres escripts pleins de telle badinerie, lesquels semblent n'apporter point de mal pour les lire, mais ils en apportent secrettement beaucoup, d'autant qu'ils engendrent une coustume de recercher ce que lon ne doit pas enquerir: et comme les veneurs n'endurent pas que leurs chiens se dévoyent, ne qu'ils poursuyvent toutes odeurs, ains les retiennent et retirent en arriere avec leurs traicts, pour garder le nez et le sentiment pur et net, à ce qui est propre à leur office, à fin qu'ils soient plus ardents à suivre la trace,
  Suivants avec le sentiment du nez
  Les animaux qui seront destournez.
aussi faut-il oster au curieux ses saillies et ses courses à vouloir tout escouter et tout regarder, et en le tenant de court, le tirer et destourner à veoir et ouyr seulement ce qui est utile. Car ainsi comme les aigles et les lions en marchant reserrent leurs ongles au dedans, de peur qu'ils n'en usent et emoussent les pointes: aussi estimans que la curiosité a quelque partie du desir de beaucoup sçavoir et apprendre, gardons nous que nous ne l'employons et la rebouschons en choses mauvaises et viles. Secondement accoustumons nous en passant par devant la porte d'autruy, de ne regarder point dedans, et ne toucher point de l'oeil à chose qui y soit, comme estant l'oeil l'une des mains de la curiosité, ains ayons tousjours devant les yeux le dire de Xenocrates, qui disoit, qu'il n'y avoit point de difference entre mettre les yeux ou les pieds en la maison d'autruy: car ce n'est chose ny juste, ny honneste, ny plaisant à veoir.
  Laid à veoir est le dedans, estranger.
car qu'est-ce pour le plus ordinaire, sinon telles choses, des utensiles de mesnage, qui seront l'un deçà l'autre delà, des chambrieres assises, et rien d'importance ny de plaisir? mais ceste torse de regard qui tord l'ame quant et quant, et ce destournement en est laid, et la coustume n'en vault rien qui soit. Diogenes voyant un jour Dioxippus qui faisoit son entree sur un chariot triomphal en la ville, pour avoir gaigné le pris és jeux Olympiques, et observant qu'il ne pouvoit retirer ses yeux de contempler une belle jeune dame qui regardoit l'entree, ains la suivoit tousjours de l'oeil, et se retournoit vers elle: Voyez, dit-il, nostre champion victorieux et triomphant qu'une jeune garse emmeine par le collet. Aussi verriez vous que les curieux ordinairement sont subjects à tordre le col, et se retourner à tout ce qu'ils voyent et qu'ils oyent, apres qu'ils ont fait par accoustumance une habitude de jetter les yeux par <p 66v>tout: car il ne fault pas, à mon advis, que le sentiment exterieur vague et rage à son plaisir, comme une chambriere dissoluë et mal apprise, ains faut que quand il est envoyé par la raison devers les choses, apres avoir communiqué et traicté avec elles, qu'il s'en retourne incontinent devers sa maistresse pour en faire son rapport, et puis derechef se rasseoir au dedans de l'ame, estant tousjours attentif à ce que la raison luy commandera: mais maintenant il se fait ce que dit Sophocles,
  Comme chevaux effrenez et sans bride,
  Raison à force emportent qui les guide.
Les sentiments qui n'ont pas esté bien instruicts ne bien exercitez, courants devant le commandement de la raison, tirent quant et eux bien souvent et precipitent l'entendement là où il ne faudroit point: pourtant est-ce chose faulse qui se dit communement, que Democritus le philosophe s'esteignit la veuë en fichant et appuyant les yeux sur un miroir ardant, et recevant la reverberation de la lumiere d'iceluy, à fin qu'ils ne luy apportassent aucun destourbier en evoquant souvent la pensee au dehors, ains la laissant au dedans en la maison, pour vacquer au discours des choses intellectuelles, estans comme fenestres, respondantes sur le chemin, bouschees. Bien est-il vray, que ceux qui besongnent beaucoup de l'entendement, se servent bien peu du sentiment. C'est pourquoy ils bastissoient anciennement les temples des Muses, lieux destinez à l'estude, qu'ils appelloient Mus@ees, le plus loing qu'ils pouvoient des villes, et appelloient la Nuict, Euphroné, comme qui diroit la sage, estimans que la solitude, le repos, et le n'estre point destourbé, servent beaucoup à la contemplation et invention des choses que lon cerche de l'entendement. D'avantage il n'est pas non plus malaisé, ne difficile, quand il y a d'adventure quelques hommes qui tansent et s'injurient les uns les autres sur la place, de ne s'en approcher point, ny quand il se fait un concours de plusieurs personnes, pour quelque occasion, ne s'en bouger point, ains demourer en sa place: et si tu ne t'y peux tenir, te lever et t'en aller ailleurs: car tu ne gaigneras rien à te mesler parmy les curieux, et recevras grand profit en divertissant à force la curiosité, et la reprimant et contraignant par accoustumance d'obeïr à la raison. Et pour tendre et roidir encore plus l'exercitation, il sera bon quand il se jouëra quelque jeu dedans le theatre, qui retiendra fort les spectateurs, passer oultre, et repoulser tes amis qui te voudront mener veoir un excellent balladin, ou un excellent joueur de com@edies, ny se retourner quand on oyra quelque clameur ou quelque bruit, procedant de la carriere où lon fait au jeu de pris courir les chevaux: car ainsi comme Socrates conseilloit de s'abstenir des viandes qui provocquent les hommes à manger quand ils n'ont point de faim, et les bruvages qui convient à boire, encore que lon n'ait point de soif: aussi faut-il que nous fuyons, et nous gardions de voir ny d'ouyr chose, quelle qu'elle soit, qui nous arreste ou retienne quand il n'en est point de besoin. Le bon Cyrus ne vouloit pas voir la belle Panthea, et comme Araspes l'un de ses mignons luy dist, que sa beauté estoit bien chose digne de voir: «Voyla pourquoy, dit-il, il vaut doncques mieux du tout s'abstenir de l'aller voir: car si maintenant à ta persuasion je l'allois voir, à l'adventure que cy apres elle mesme m'induiroit d'y aller, encore que je n'en eusse pas le loisir, et me seoir aupres d'elle pour contempler sa beauté, en laissant ce pendant aller plusieurs affaires de grand importance.» Semblablement Alexandre ne voulut point aller voir la femme de Darius, bien que lon luy dist que c'estoit une fort belle jeune dame, ains allant visiter sa mere, qui estoit desja vieille, s'absteint de voir l'autre qui estoit belle et jeune: mais nous, jettans les yeux jusques dedans les littieres des femmes, et nous pendans à leurs fenestres, ne cuidons pas commettre aucune faute, en laissant ainsi la curiosité glisser et couler à tout ce qu'elle veult. Aussi est il expedient pour s'exercer à la justice, laisser à prendre quelquefois ce que lon pourroit bien justement faire, <p 67r>à fin de s'accoustumer à s'abstenir tant plus de prendre rien injustement. Semblablement aussi pour s'accoustumer à la temperance, s'abstenir quelquefois d'habiter avec sa propre femme, à fin que jamais on ne soit esmeu de la convoitise de celle d'autruy. Te servant donc de ceste façon de faire encore contre la curiosité, parforce toy de ne faire pas semblant de veoir ny d'ouïr quelque chose que t'appartienne: et si quelqu'un te veult faire quelque rapport de ta maison, de passer outre, et rejetter arriere quelques propos qui sembleroient avoir esté dicts de toy à ton desadvantage: car à faute de cela, la curiosité envelopa Oedipus en de tresgrands maux, par ce que voulant sçavoir qui il estoit, comme n'estant pas de Corinthe, en allant à l'oracle pour luy demander, il rencontra Laius par le chemin, qu'il tua, et espousa sa propre mere, par le moyen de laquelle il obtint le royaume de Thebes: et lors qu'il sembloit estre tresheureux, encore se voulut- il cercher soymesme, combien que sa femme l'en destournast le plus qu'elle pouvoit: et plus elle le prioit de ne le faire pas, plus il en pressa un vieillard qui sçavoit toute la verité du faict, en le contraignant par toutes voyes, tant que le discours de l'affaire l'ayant desja mis sur le bord de la suspicion, comme le vieillard se fust escrié,
  Helas je suis sur le poinct dangereux
  De declarer un cas bien malheureux,
toutefois estans desja surpris de sa passion de curiosité, et le coeur luy en battant, il respond,
  Et moy aussi sur le poinct de l'entendre,
  Mais toutefois il le me faut apprendre.
tant est aigre doux, et mal aisé à contenir le chattouillement de la curiosité, comme un ulcere, qui plus on le gratte et plus s'ensanglante luy-mesme: Mais celuy qui est entierement net et delivré de telle maladie, et qui est de nature paisible, quand il aura ignoré quelque mauvaise nouvelle, il dira,
  O sainct oubly de passee tristesse,
  Tant tu es plein de tresgrande sagesse!
Et pourtant se faut-il petit à petit accoustumer à cecy, quand on nous apportera des lettres de ne les ouvrir pas vistement et à grande haste, comme font la plus part, que si les mains demeurent un peu trop à leur gré à deslier la fiscelle, ils la maschent à belles dents: et s'il arrive un messager de quelque part, ne courir pas incontinent à luy, ny ne se lever à l'estourdie de sa place, soudain que quelqu'un viendra dire, J'ay quelque chose de nouveau à vous conter: mais bien eusses-tu quelque chose de bon et utile à me dire. Un jour que je declamois à Rome, Rusticus, celuy que Domitian depuis feit mourir, pour l'envie qu'il portoit à sa gloire, y estoit, qui m'escoutoit: au milieu de la leçon il entra un soudard qui luy bailla une lettre missive de l'Empereur: il se feit là un silence, et moy-mesme feis une pause à mon dire, jusques à ce qu'il l'eust leuë: mais luy ne voulut pas, ny n'ouvrit pas sa lettre devant que j'eusse achevé mon discours, et que l'assemblee de l'auditoire fust departie: dont toute la compagnie prisa et estima beaucoup la gravité du personnage. Mais quand on nourrit la curiosité de ce qui est bien loisible, on la rend à la fin si forte et si violente, que puis apres on ne la peult pas facilement retenir, quand elle court aux choses defendues, pour la longue accoustumance. Ains telle sorte de gens ouvrent les lettres, ils s'ingerent aux conseils secrets de leurs amis: ils veulent veoir à descouvert les choses sainctes, qu'il n'est pas licite de veoir: ils se vont enquerant des faicts et dicts secrets des Princes: et toutefois il n'y a rien qui rende tant odieux les tyrans que les mousches, c'est à dire, les espions, qui vont par tout espiant ce que se fait, et qui se dit, encore qu'ils soient contraincts de tenir de telles gens aupres d'eux. Or le premier qui eut riere soy de telles mousches, que lon appelle Otacoustes, comme qui diroit, <p 67v>les oreilles du prince, fut le jeune Darius, qui ne se fioit pas de soy-mesme, et avoit tout le monde suspect: mais ceux que lon appelloit [...], comme qui diroit, courtiers ou rapporteurs, ce furent les tyrans de Sicile Denis, qui les meslerent parmy les bourgeois et le peuple de Syracuse: aussi quand vint la mutation de l'estat, ce furent les premiers que les Syracusains massacrerent. Car mesme la nation des Sycophantes, c'est à dire des calomniateurs, est de la confrairie des curieux, toutefois encore ces calomniateurs-là recerchent s'il y a aucun qui ait commis ou voulu commettre quelque malefice: mais les curieux descouvrans les mesadventures fortuites de leurs voisins, les exposent en veuë de tout le monde. Aussi dit-on que ce mot d'Aliterius, qui signifie meschant, a esté premierement ainsi denommé de la curiosité: car estant la famine bien grande à Athenes, ceux qui avoient du bled en leurs maisons, ne le portoient pas au marché, ains le mouloient secrettement la nuict en leurs maisons: et ceste maniere de curieux alloient cà et là, oreillant là où ils entendoient le bruit de moulins, et de là en furent ainsi appellez. Pareillement aussi dit-on, que le nom des Sycophantes est venu de semblable occasion: car aiant esté prohibé et defendu par edict, d'emporter hors du païs des figues, ceux qui alloient espiant et descouvrant ceux qui en emportoient, en furent de là appellez Sycophantes. Et pourtant ne sera-il point inutile, que les curieux pensent à cela, à fin qu'ils aient honte en eux-mesmes, d'estre trouvez semblables en moeurs, et façons de faire, à ceux qui sont les plus hays, et les plus mal-voulus du monde.

Du contentement ou repos de l'esprit. PLUTARQUE A PACCIUS S.
J'AY receu ta lettre bien tard, par laquelle tu me pries de t'escrire quelque chose de la tranquillité de l'esprit, et quant et quant de quelques passages du Tim@ee de Platon, lesquels semblent avoir besoing de plus diligente exposition. Or est-il advenu qu'en mesme temps, nostre commun amy Eros a eu occasion de naviguer en diligence à Rome pour quelques lettres qu'il receut du tres-vertueux personnage Fundanus, par lesquelles il le pressoit fort de partir incontinent pour se rendre devers luy: ainsi n'ayant pas du temps assez pour vacquer à loisir à ce que tu desirois, et ne pouvant souffrir que cest homme partant d'avec moy s'en allast les mains vuides vers toy, j'ay recueilly sommairement des memoires que j'ay de longue main compilez pour mon particulier, quelques sentences touchant la tranquillité de l'esprit, estimant que tu ne m'as point demandé ce discours- là pour avoir le plaisir de lire un traicté escript en beau langage, mais seulement pour t'en servir à ton besoing, sçachant tresbien que pour estre en la bonne grace des Princes, et avoir la reputation de bien dire, et estre eloquent à plaider causes au palais, autant que pas un autre qui soit à Rome, tu ne fais pas neantmoins comme le Tragique Merops, ny ne te perds pas comme luy de vaine gloire à l'appetit de la tourbe populaire qui te juge pour cela bien-heureux, ains retiens en memoire ce que tu as bien souvent entendu de nous, que ny la chaussure Patricienne ne guarit pas de la goutte des pieds, ny l'anneau precieux, les panaris: ny le diademe, de la douleur de teste: car dequoy servent les grands biens à delivrer l'ame de toute fascherie, et à rendre la vie de l'homme tranquille, ny les grands honneurs, ny <p 68r>le credit en court, s'il n'y a au dedans qui en sçache user honnestement, et si cela n'est tousjours accompagné du contentement, qui ne souhaitte jamais ce qu'il n'a point? Et qu'est-ce autre chose cela, sinon la raison accoustumee et exercitee à refrener incontinent la partie irraisonnable de l'ame, qui sort aiseement et souvent hors des gonds, et ne la laisse pas vaguer à son plaisir et se transporter à ses appetits? Ainsi donc comme Xenophon admoneste, que lon se souvienne des Dieux, et que lon les honore, principalement lors que lon est en prosperité, à fin que quand on sera en necessité, on les puisse reclamer avec plus d'asseurance, comme estans de longue main propices et amis: aussi faut-il que les hommes sages et de bon entendement, facent de longue main provision des raisons qui peuvent servir à l'encontre des passions, à fin qu'estans ainsi de longue main preparees, elles en profitent d'avantage au besoing. Car ainsi comme les chiens qui sont aspres de nature, s'aigrissent et abboyent à toutes voix qu'ils entendent, et ne s'appaisent qu'au son de celle qui leur est familiere, et qu'ils ont accoustumé d'ouir: aussi n'est-il pas aisé de ramener à la raison les passions de l'ame effarouchees, sinon que lon ait des raisons propres et familieres à la main, qui les reprennent aussi tost comme elles commancent à s'esmouvoir. Or quant à ceux qui disent, que pour vivre tranquillement il ne se faut pas mesler ny entremettre de beaucoup de choses, ny en privé ny en public: En premier lieu je dis, qu'ils nous veulent vendre trop cherement ceste tranquillité, nous la voulans faire achetter à pris d'oysiveté, qui est autant que s'ils admonnestoient un chascun comme estant malade, ainsi que fait Electra son frere Orestes,
  Demeure quoy, miserable, en ton lict.
Mais ce seroit une mauvaise medecine au corps, que pour le delivrer de douleur luy faire perdre le sentiment: et ne seroit de rien meilleur medecin de l'ame celuy qui pour luy oster tout ennuy et toute fascherie, la voudroit rendre paresseuse, molle, oubliante tout devoir envers ses amis, ses parents et son païs. Et puis cela n'est pas veritable, que ceux-là aient l'ame tranquille, qui ne s'entremettent pas de beaucoup de choses: car s'il estoit vray, il faudroit doncques dire, que les femmes seroient plus reposees et plus tranquilles en leur esprit, que les hommes, attendu qu'elles ne bougent, pour la plus part, de la maison: mais maintenant il est bien vray, comme dit le poëte Hesiode, que
  Le vent trenchant de la bise qui gele
  Ne perce point le corps de la pucelle.
mais les ennuis, les soucis, les courroux et mescontentements, soit ou par jalousie, ou superstition, ou ambition, ou par tant de vaines opinions qu'à peine les pourroit on nombrer, se coulent bien aiseement jusques dedans les cabinets des Dames. Et Laërtes qui vescut l'espace de vingt ans à part aux champs,
  Seul et avec une vieille il estoit,
  Qui son manger et son boire apprestoit:
il s'esloingnoit bien de son païs, de sa maison, et de son royaume, mais il avoit tousjours douleur et tristesse en son coeur, qui tousjours est accompagné de langueur oyseuse, et de morne silence. Mais il y a d'avantage, que le non s'employer aux affaires, est ce qui bien souvent met l'homme en mesaise et travail d'esprit, comme cestuy qui descrit Homere,
  Mais Achilles, de Peleus la race,
  Leger du pied, plein de divine grace,
  Tenoit son coeur sans d'aupres se bouger
  De ses vaisseaux, ny jamais se renger
  Avec les Grecs en bataille, ou assise
<p 68v>   D'aucun conseil, ny d'aucune entreprise,
  Ains de despit à part se consumoit,
  Et si rien plus que la guerre il n'aimoit.
dequoy luy mesme estant passionné et indigné en son coeur, dit puis apres,
  Pres de mes nerfs je me voy fait-neant,
  Pois de la terre inutile seant:
tellement que Epicurus mesme n'est pas d'advis, qu'il faille demourer à requoy, ains suivre l'inclination de son natural: les ambitieux et convoiteux d'honneur, en se meslant d'affairs, et s'entremettant du gouvernement de la chose publique, disant qu'ils seroient autrement plus troublez, et plus travaillez de ne rien faire, par ce qu'ils ne pourroient obtenir ce qu'ils desireroient: mais en cela il est homme de mauvais jugement, de semondre au gouvernement des affaires, non ceux qui sont les plus idoines à les manier, ains ceux qui moins peuvent reposer: car il ne faut pas mesurer ou determiner la tranquillité ou le trouble de l'esprit à la multitude, ou au petit nombre des affaires, ains à l'honnesteté ou deshonnesteté: car comme nous avons desja dit, il n'est pas moins ennuyeux, ne moins turbulént à l'esprit, omettre les choses honnestes, que commettre les deshonnestes. Et quant à ceux qui estiment qu'il y ait determineement quelque speciale sorte de vie, qui soit sans aucune fascherie, comme quelques uns tiennent celle des laboureurs, d'autres celle des jeunes gens à marier, autres celle des Roys, Menander leur respond assez en ces vers,
  O Phania, je pensois que les hommes
  Riches, qui ont argent à grosses sommes,
  Sans à usures en jamais emprunter,
  Ne sçeussent point que c'est de lamenter
  Toutes les nuicts: et en tournant à dextre
  Sur un costé puis sur l'autre à senestre,
  Dire souvent helas! mais que leur oeil
  Jouist tousjours d'un gracieux sommeil.
mais depuis s'en estant approché, quand il apperceut que les riches souffroient autant de mesaise que les pauvres,
  Ainsi donc est tristesse Soeur germaine
  Tousjours conjoincte avecques vie humaine:
  Les delicats qui vivent mollement,
  Les gens d'honneur se portans noblement,
  En ont leur part: et, sans que point en yssent,
  Les indigents, avec elle vieillissent.
Mais c'est tout ainsi comme ceux qui sont timides, et qui ont mal au coeur quand ils vont sur la mer: car ils estiment qu'ils se trouveront mieux, et seront moins malades, s'ils passent d'une barque en un brigantin, et d'un brigantin en une galere, mais il ne gaignent rien pour cela, d'autant qu'ils portent par tout quand et eux la cholere et la peur, qui leur causent ce mal de coeur: aussi les changemens de sortes de vie, n'ostent pas les ennuis et fascheries qui troublent le repos de l'esprit, lesquels ennuis procedent de faute d'experience des affaires, faute de bon discours, faute de se sçavoir bien accommoder aux choses presentes: c'est ce qui travaille autant les riches que les pauvres: c'est ce qui fasche autant ceux qui sont mariez, que ceux qui sont à marier: c'est pourquoy ils fuyent le palais et les plaids, et puis ils ne peuvent endurer ny supporter le repos: c'est pourquoy ils poursuivent d'estre avancez, et avoir grand lieu és courts des Princes, et puis quand ils y sont parvenus, soudain ils s'en ennuyent:
  Difficile est contenter un malade,
ce dit le poëte Ion: car sa femme le fasche, il accuse le medecin, il se courrouce à son <p 69r>lict: un sien amy luy ennuyra, pour ce qu'il le sera venu visiter, un autre pour ce qu'il n'y sera pas venu, ou pour ce qu'il s'en ira: mais puis apres quand la maladie vient à se dissoudre, et que une autre temperature et disposition du corps retourne, la santé revient qui rend toutes choses aggreables et plaisantes: car celuy qui auparavant et hier rejettoit avec horreur des oeufs, de l'amidon, et du pain le plus blanc du monde, aujourd'huy mange du pain bis de mesnage, avec des olives et du cresson, encore bien- aise, et de bon appétit: aussi le jugement de la raison venant à se former en l'entendement de l'homme, luy apporte pareille facilité et mesme changement en toute sorte de vie. On dit qu'Alexandre aiant ouy le philosophe Anaxarche disputer et soustenir, qu'il y avoit des mondes innumerables, se prit à pleurer: et comme ses familiers luy demandassent, qu'il avoit à larmoyer: «N'ay-je pas, dit-il, bien cause de plorer, s'il y a nombre infiny de mondes, veu que je n'ay pas encore peu me faire seigneur d'un seul?» Là où Crates n'aiant pour tout bien qu'une meschante cappe et une besace, ne feit jamais autre chose que jouër et rire toute sa vie, comme s'il eust tousjours esté de feste. Au contraire, Agamemnon se plaignoit de ce qu'il avoit à commander à tant de monde,
  Tu vois le fils d'Atree Agamemnon,
  Que Jupiter fait dessus l'eschignon
  Du col porter le faix pour tout le monde:
là où Diogenes, quand on le vendoit pour esclave, estant couché tout de son long, se mocquoit du sergent qui le crioit à vendre, et ne se vouloit pas lever, quand il luy commandoit, ains se jouoit, et se mocquoit de luy, en luy disant: «Et si tu vendois un poisson, le voudrois-tu faire lever?» et Socrates devisoit familierement de propos de philosophie en la prison: là où Phaëton estant monté jusques au ciel ploroit encore de despit, que lon ne luy vouloit pas donner à regir et gouverner les chevaux et le chariot du Soleil son pere. Tout ainsi donc, comme le solier se tord selon la torse et forme du pied, et non pas au contraire: aussi sont-ce les dispositions des personnes qui rendent les vies semblables à elles, car ce n'est pas l'accoustumance, comme quelqu'un a voulu dire, qui rend la bonne vie plaisante à ceux qui l'ont choisie: mais l'estre sage et moderé, est ce qui rend la vie et bonne et plaisante tout ensemble. Et pourtant, puis que la source de toute tranquillité d'esprit est en nous, curons la et nettoyons diligemment, à fin que les choses mesmes exterieures, et qui nous adviendront de dehors, nous semblent amies et familiers, quand nous en sçaurons bien user:
  Point ne se faut courroucer aux affaires,
  Il ne leur chaut de toutes nos choleres:
  Mais se sçavoir à tout evenement
  Accommoder, est faire sagement.
Car Platon accomparoit nostre vie au jeu du tablier, là où il faut que le dé die bien, et que le joueur use bien de ce qui sera escheut au dé. Or de ces deux poincts là, l'evenement et le sort du dé n'est pas en nostre puissance, mais le recevoir doulcement et modereement ce qui plaist à la fortune nous envoyer, et disposer chasque chose en lieu où elle puisse ou beaucoup profiter, si elle est bonne, ou peu nuire, si elle est mauvaise, cela est de nostre pouvoir et devoir, si nous sommes sages. Car les fols escervellez, qui n'entendent pas comment il se faut comporter en ceste vie humaine, sortent arrogamment hors des gonds en prosperité, et se resserrent vilement en adversité: ainsi sont-ils troublez par toutes les deux extremitez, ou pour mieux dire par eux-mesmes en l'une et en l'autre extremité, et principalement en ce que lon appelle biens: ne plus ne moins que ceux qui sont maladifs en leurs personnes, ne peuvent supporter ny le chaud ny le froid. Theodorus, celuy qui pour ses mauvaises opinions fut surnommé Atheos, c'est à dire, sans Dieu, disoit qu'il bailloit ses propos <p 69v>avec la main droitte à ses auditeurs, mais qu'ils les prenoient avec la main gauche: aussi les ignorants qui ne sçavent pas comment il faut vivre, recevans à gauche bien souvent la fortune qui leur vient à droitte, y commettent de villaines fautes: mais les sages au contraire font comme les abeilles, qui tirent du thym le plus penetrant et le plus sec miel: aussi des plus mauvais et plus fascheux accidents, en tirent quelque chose de propre et utile pour eulx. C'est doncques le premier poinct, auquel il se faut duire et exerciter: comme celuy qui visant à donner d'une pierre à un chien, faillit le chien, et assena sa marastre, «Encore, dit-il, ne va il pas mal ainsi:» aussi pouvons nous transferer la fortune, en voulant et nous accommodant à ce qu'elle nous améne. Diogenes fut chassé de son païs en exil: encore n'alla il pas mal ainsi pour luy, car ce bannissement fut le commancement de son estude en philosophie. Zenon le Citieïen avoit encore une navire marchande, et aiant nouvelles, qu'elle estoit perie, charge et tout coulee à bas en pleine mer: «Tu fait (dit-il) bien, Fortune, de me ranger à la robbe longue, simple, et à l'estude de philosophie.» Qui nous empesche de les ensuivre en cela? Tu as esté debouté de quelque office public et magistrat que tu exerçois: Bien de par Dieu, tu vivras aux champs, faisant profiter ton bien. Tu pourchassois d'entrer en la maison et au service de quelque prince, tu en as esté esconduit: tu en vivras chez toy avec moins de peine, et avec moins de danger. Au contraire, Tu es entré en maniement d'affaires, où il y a grand labeur et grand soucy: l'eau chaude du baing ne reconforte pas tant les membres lassez, comme dit Pindare,
  L'eau chaude ne reconforte
  Les membres las, de la sorte
  Que la gloire, de se voir
  Honneur et credit avoir,
  Rend le labeur aggreable,
  Et la peine supportable.
T'est-il advenu quelque defaveur, ou quelque rebut par calomnie, ou par envie? c'est un bon vent en pouppe pour te remener droict à l'estude des lettres, et de la philosophie, comme feit Platon, quand il feut naufrage de la bonne grace de Dionysius le tyran. Pourtant n'est-ce pas un moyen de petite importance, pour mettre son esprit en repos, que de considerer les grands, s'ils se sont point emeus et troublez de pareil accident: comme, Ce qui te mescontente, est-ce que tu ne peux avoir enfans de ta femme? regarde combien il y a d'Empereurs Romains, dont nul n'a laissé l'Empire à son fils. Es tu fasché de te voir pauvre? Et à qui des Thebains amerois-tu mieux ressembler qu'à Epimanondas, et des Romains qu'à Fabricius? T'a lon violé ta femme? N'as-tu donc pas leu ceste inscription qui est en la ville de Delphes, au temple d'Apollo, sur l'offrande qu'il y donna,
  De terre et mer Agis Roy couronné,
  M'a pour offrande à ce temple donné.
et n'as tu pas entendu comme Alcibiades luy corrompit sa femme Timaea, et comme tout bas entre ses femmes elle mesme appelloit le fils qu'elle en eut, Alcibiades? mais pourtant, cela n'engarda point qu'Agis ne devint le plus grand et plus glorieux homme de toute la Grece en son temps. Ny semblablement la fille de Stilpon, pour estre impudique, n'empescha point qu'il ne vescust aussi joyeusement, comme autre philosophe qui fust de son temps: ains, comme un Metrocles philosophe Cynique luy eust reproché: «Cela, respondit-il, est-ce ma faute, ou la faute d'elle?» Metrocles respondit, «La faute en est à elle, et l'infortune en est à toy.» «Comment dis-tu cela», repliqua Stilpon, «les fautes ne sont-ce pas cheutes?» «ouy vrayement», respondit l'autre. «Et les cheutes», poursuivit Stilpon, «ne sont-ce malencontres?» Metrocles le confessa. «Et les malencontres ne sont-ce pas infortunes pour ceux à qui elles adviennent?» <p 70r>Par ceste doulce et philosophique progression de poinct en poinct, il luy monstra et prouva, que tout son reproche et sa maledicence n'estoit autre chose que l'abboy d'un chien. Et au contraire, la plus part des hommes ne se fasche et ne s'irrite pas seulement pour les vices de leurs amis, ou de leurs domestiques et parents, mais aussi de leurs ennemis mesmes: car les convices, les courroux, les envies, les malignitez, les jalousies, accompagnees de rancunes, sont taches de ceux qui les ont, mais toutefois elles faschent et irritent ceux qui ne sont pas sages, ne plus ne moins que les soudaines choleres des voisins, la fascheuse conversation de nos familiers, et les malices des serviteurs en ce qu'on leur commet à faire, desquelles il me semble que tu t'emeus, et te troubles autant que de nulle autre chose, faisant en cela comme les medecins que descrit Sophocles,
  Lavans l'amere humeur de la cholere
  Avec le jus de quelque drogue amere,
en t'aigrissant et te courrouceant alencontre de leurs passions et imperfections sans grand propos, à mon advis: car les negoces dont lon a commis à ta foy le gouvernement, ne s'administrent pas coustumierement par entremise de personnes, de moeurs simples et droictes, comme par instruments aptes et idoines, ains le plus souvent scabreuses et tortues. Or de les redresser, ne pense pas que ce soit office ny entreprise autrement facile à faire: mais si en te servant d'eux, comme estans nez tels, ne plus ne moins que les chirurgiens se servent des tiredents, et des agraphes à joindre les lévres des playes, tu te monstres gracieux, et traittable autant que l'affaire le pourra comporter, certainement tu ne recevras pas tant de mescontentement et de desplaisir de la mauvaistié et piperie d'autruy, comme de contentement et de plaisir de ta propre disposition: et en estimant que tels ministres font ce qui leur est propre et naturel, ne plus ne moins que les chiens quand ils abboyent, tu te garderas d'amasser plusieurs ennuis et fascheries, lesquelles ont accoustumé de couler, comme en une fosse et en un lieu bas, à telle pusillanimité, et imbecillité, qui se remplit des maulx d'autruy. Car veu qu'il y a des Philosophes qui reprennent la pitié et compassion que lon a des hommes miserables et calamiteux, comme estant bien bon de donner secours à leur misere et calamité, mais non pas de condouloir et compatir, ny mesme fleschir avec eux: et qui plus est encore, veu que les mesmes Philosophes ne veulent pas, si nous appercevons que nous pechions, et que nous soyons mal conditionnez en quelque vice, que pour cela nous nous en contristions ny nous en faschions, ains que nous le corrigions et emendions, sans autrement nous en fascher ne douloir: consideré combien il y a peu de raison de nous contrister et ennuyer, pour ce que tous ceux qui ont affaire à nous, ou qui nous hantent, ne sont pas si honnestes ne si gens de bien comme ils devroient. Mais donnons nous garde, amy Paccius, que ce ne soit pas tant la haine de meschanceté en general, que l'amour de nous mesmes en particulier, qui nous face ainsi detester et redouter la malice de ceux qui ont affaire à nous: car l'estre quelquefois trop vehementement affectionné envers les affaires, et les appeter, et poursuyvre plus chaudement qu'il ne faut, ou bien au contraire, estre degousté, et les desestimer, engendrent en nous des souspeçons et des impatiences et malaisances envers les personnes, qui nous donnent des apprehensions, qu'il nous semble que lon nous a privez de cecy, ou que lon nous a fait tomber en cela, mais celuy qui s'est accoustumé de se comporter doulcement et modereement envers les affaires, en est bien plus gracieux et plus aisé à negocier avec les personnes. Et pour ce reprenons de rechef le propos des affaires et des choses: car ainsi comme quand on a la fiévre, toutes choses que lon prent semblent au goust desaggreables et ameres: mais quand nous voyons que les autres qui en prennent de mesmes, ne les trouvent point nauvaises, alors nous <p 70v>ne blasmons plus ny le breuvage, ny la viande, ains la maladie seulement: aussi cesserons nous d'accuser et porter impatiemment les affaires, quand nous en verrons d'autres qui les recevront gayement et joyeusement. Parquoy quand il nous adviendra quelque sinistre accident contre nostre volonté, il sera bon pour maintenir nostre esprit en tranquillité, de ne laisser pas en arriere nos bonnes et heureuses adventures, ains en les meslant les unes avec les autres, effacer ou obscurcir les mauvaises par la conference des bonnes. Mais à l'opposite, nous refaisons et reconfortons bien nos yeux offensez du regard des couleurs trop vives et trop brillantes, en les jettant sur des fleurs et sur de la verdure, et nous tendons nostre pensee à choses douloureuses, et la contraignons de s'arrester et demourer en la cogitation des fortunes adverses et tristes, en l'arrachant à force, par maniere de dire, de la souvenances des bonnes et prosperes, combien que lon pourroit bien pertinemment transferer à ceste matiere le propos qui autrefois a esté dit alencontre du curieux: «Pourquoy est-ce, homme tres-envieux, que tu as les yeux si aigus à voir le mal d'autruy, et si ternis à voir le tien propre?» Pourquoy est-ce aussi, beau sire, que tu regardes si ficheement, et rends tousjours manifeste et recent ton mal, et jamais n'appliques ta pensee aux biens qui te sont presens? ains comme les ventoses et cornets attirent ce qu'il y a de pire en la chair, aussi amasses-tu alencontre de toymesme ce qu'il y a de plus mauvais en toy: ressemblant proprement au marchand de Chio, lequel vendant aux autres grande quantité de bien bon vin, alloit par tout cerchant et goustant pour en trouver d'aigre pour son disner: aussi y eut il un serviteur, qui estant interrogé qu'il avoit laissé son maistre faisant: «Aiant, dit-il, beaucoup de bien, il cerche du mal:» aussi la plus part des hommes passant par dessus les choses bonnes et desirables qu'ils ont, s'attachent aux mauvaises et fascheuses. Mais ainsi ne faisoit pas Aristippus, ains estoit tousjours dispos à se soublever et alleger en toute occurence qui se presentoit, en se rangeant à la balance qui montoit à mont: car aiant un jour perdu une belle terre, il s'adressa à l'un de ses familiers qui faisoit le plus de mine de s'en condouloir et contrister avec luy. «Vien-ça, dit-il, n'as tu pas une petite metairie seule: et moy, n'ay-je pas encore trois autres belles terres?» L'autre luy advoüa, que si. «Pourquoy doncques n'est il raisonnable de se condouloir avec toy, plus tost qu'avec moy?» car c'est une fureur de se douloir de ce qui est perdu, et ne s'esjouir pas de ce qui est sauvé: ains faire comme les petits enfans, ausquels si lon oste un seul de beaucoup de leurs petits jouëts, par despit ils quassent tous les autres, et puis pleurent et crient à pleine teste: au cas pareil, si la fortune nous trouble en quelque chose, nous rendons toutes les faveurs qu'elle nous fait d'ailleurs inutiles et vaines à force de nous plaindre et de nous tourmenter. Mais qu'est-ce que nous avons, me dira quelqu'un? et qu'est-ce que nous n'avons pas plus tost, fault-il dire? l'un a honneur, l'autre belle maison, l'autre femme honneste, l'autre un vray amy. Antipater le philosophe natif de la ville de Tarse, estant proche de sa fin, et rememorant les biens et heurs qu'il avoit eus en sa vie, n'oublia pas à y comprendre et compter l'heureuse navigation qu'il avoit euë à venir de la Cilicie à Athenes: mais encore ne faut il pas omettre les choses qui nous sont communes avec plusieurs, ains les tenir en quelque compte, et nous esjouïr de ce que nous vivons, que nous sommes sains et dispos, que nous voyons le Soleil, qu'il n'y a point de guerre, qu'il n'y a point de sedition, ains que la terre se laisse labourer, la mer naviguer à qui veut, sans danger: qu'il est loysible de parler, et de se taire, se mesler d'affaires, ou de se reposer: et si en aurons encore le repos de l'esprit plus asseuré, ces choses-là nous estans presentes, si nous nous les figurons en nostre pensee absentes, en nous ramenant en memoire souvent, combien la santé est regrettee et souhaittee de ceux qui sont malades, et la paix de ceux qui sont affligez de guerres, combien il est desirable d'acquerir authorité si grande, et de tels amis à un <p 71r>homme estranger et incognu en une telle ville: et au contraire, quel regret c'est de les perdre apres qu'on les a acquis: par ce qu'une chose ne peut pas estre grande ny precieuse alors que nous la perdons, et de nulle valeur alors que nous la possedons et en jouissons, car le non estre ne luy peult adjouster ne pris ne valeur: ny ne faut pas que nous possedions ces choses comme grandes, en tremblant tousjours de peur de les perdre et d'en estre privez, et ce pendant quand nous les avons les mettre en oubly et les mespriser comme chose de peu d'importance, ains en user ce pendant qu'on les a, et prendre plaisir à en jouïr, à celle fin que s'il advient qu'on les perde, qu'on en supporte la perte plus doulcement. Mais le plus grand nombre des hommes est bien d'advis, comme disoit Arcesilaüs, qu'il faut suivre de l'oeil et de la pensee les poëmes, les tableaux, les peintures et statues d'autruy, pour les bien contempler par le menu de poinct en poinct, et de bout en bout: mais quant à leur vie et à leurs moeurs, où il y a beaucoup de choses bien laides à voir, ils les laissent là, en regardant tousjours dehors les honneurs, les avancemens et fortunes des autres, comme font les adulteres les femmes d'autruy, en mesprisant ce pendant les leurs propres. Et toutefois c'est un poinct de grande importance, pour bien mettre son esprit à repos, de se considerer principalement soymesme, son estat, et sa condition, ou pour le moins contempler ceux qui sont au dessoubs de soy, non pas comme font plusieurs qui se comparent tousjours à ceux qui sont au dessus d'eux: comme, pour exemple, les serfs qui ont les fers aux pieds jugent bien-heureux ceux qui sont déliez, et les serfs déliez, les libres: ceux qui sont libres, les citoyens: les simples citoyens, les riches: les riches bourgeois, les grands Princes et seigneurs: les Princes, les Roys: et les Roys finablement les Dieux, desirans par maniere de dire pouvoit tonner et esclairer: et par ce moyen estans ainsi tousjours indigents de ce qui est au dessus d'eux, ils ne jouïssent jamais du plaisir de ce qui est en eux:
  Des grands thresors de Gyges je n'ay cure,
  Et ne fut onc mon coeur de la picqueure
  De convoitise attainct, ny envieux
  De s'esgaler aux oeuvres des haults Dieux:
  De royauté grande point je n'affecte,
  Ma veuë est trop pour cela imparfaicte.
C'estoit un Thasien qui disoit cela: mais un autre qui sera ou de Chio, ou de Galatie, ou de Bythinie, ne se contentera pas d'avoir sa part d'honneur, de credit et d'authorité en son païs, parmy ses citoyens, ains plorera s'il ne porte l'habit de Senateur et Patrice: et s'il a loy de le porter, s'il n'est Pr@eteur Romain: et s'il est Pr@eteur, s'il n'est Consul: et s'il est Consul, s'il n'a esté le premier proclamé: mais tout cela qu'est- ce, sinon amasser des occasions affectees d'ingratitude envers la fortune, en se punissant et se chastiant soy-mesme? Mais celuy qui est sage, et qui a bon sens et bon entendement, s'il y a quelqu'un entre tant de milliers d'hommes que le Soleil regarde,
  Et qui des fruicts de la terre vivons
qui soit ou plus honoré ou plus riche que luy, pour cela il ne se retire pas incontinent à part plorant et se laissant aller, ains tire outre son chemin, en benissant et remerciant sa fortune, de ce qu'il vit plus honorablement et plus à son aise qu'un million de millions d'autres. Car il est bien vray qu'en l'assemblee des jeux Olympiques on ne choisit pas ceux à qui lon a à combatre pour gaigner le pris: mais en la vie humaine les affaires sont tellement composez, qu'ils nous donnent moyen de nous vanter d'estre au dessus de plusieurs, et d'estre plus tost enviez que de porter envie à d'autres, si d'adventure lon n'est si presumptueux, que de se parangonner à un Briareus, ou à un Hercules. Quand doncques tu auras beaucoup estimé, comme grand seigneur, un que tu verras estre porté en une littiere à bras, baisse un petit tes yeux, et <p 71v>regarde ceux qui le portent sur leus espaules: et apres que tu auras reputé bienheureux ce grand Roy Xerxes, pour avoir passé le destroit de l'Hellespont sur un pont de navires: considere aussi ceux à qui lon faisoit à coup de baston couper et caver le mont Athos, et ceulx à qui lon coupa les aureilles et le nez, par ce que la tourmente avoit rompu ledit pont de vaisseaux: et quant-et-quant imagine en toy mesme quel est leur pensement, et combien ils reputent ta vie et ta condition heureuse au pris de la leur. Socrates aiant ouy dire à quelqu'un de ses familiers, Ceste ville est merveilleusement chere, le vin de Chio couste dix escus, la pourpre trente escus, la chopine de miel cinq drachmes: il le prit et le mena aux bouttiques où lon vendoit la farine, demy picotin pour un obole, a bon marché: et puis là où lon vendoit les olives, un picotin pour deux doubles, bon marché: puis en la fripperie où lon vendoit les habits, un saye pour dix drachmes, bon marché: on vit donc à bon marché en ceste ville. Aussi nous, quand nous entendrons quelqu'un qui dira, que nostre estat est petit, et nostre fortune basse, d'autant que nous ne serons poins Consuls, nous ne serons point Gouverneurs de provinces, nous luy pourrons respondre: mais au contraire nostre estat est honnorable, et nostre vie bien- heureuse, d'autant que nous ne demandons point l'aumosne, nous ne sommes point portefais, nous ne gaignons point nostre pain à flater. Toutefois pource que nous sommes venus à telle follie, pour la plus part, que nous accoustumons à vivre plus tost aux autres qu'à nous mesmes, et que nostre nature est corrompue d'une si impuissante jalousie, et si grande envie, qu'elle ne se resjouit pas tant de ses biens propres, comme elle se contriste de ceux d'autruy: ne regarde pas seulement ce qu'il y a de reluisant et de renommé en ceux que tu admires, et que tu estimes tant heureux, mais en te baissant, et entre-ouvrant un petit, par maniere de dire, le rideau, et le voile d'apparence et d'opinion, qui les couvre, entre au dedans, et tu y verras de grands travaux, et de grands ennuis et fascheries. Au moyen de quoy Pittacus, ce personnage tant famé et renommé pour sa vaillance, sa sagesse, et sa justice, festoyoit un jour quelques siens amis estrangers: sa femme qui survint sur le milieu du bancquet, en estant courroucee renversa la table, avec tout ce qui estoit dessus: les estrangers en furent tous honteux, mais luy n'en feit autre chose que dire, «Il n'y a celuy de nous qui n'ait en soy quelque defaut, mais quant à moy, je n'ay que ce seul poinct, de la mauvaise teste de ma femme, qui me garde d'estre autrement en tout et par tout tres-heureux.»
  Tel au dehors en public semble heureux,
  Qui, porte ouverte, au dedans malheureux
  Se treuve: en tout sa femme est la maistresse,
  Elle commande, elle tanse sans cesse:
  Il a plusieurs causes de se douloir,
  Je n'en ay point qui force mon vouloir.
Il y a plusieurs telles hargnes secrettes en ceulx qui sont riches, en ceux qui tiennent les grands lieux, voire aux Roys mesmes, que le vulgaire ne cognoist pas, pourautant que la pompe et le bombant les cache:
  Fils d'Atreus heureux sans tare aucune,
  Comblé de biens, enfant de la fortune.
Tout cela n'est que commemoration de beatitude exterieure, à cause des armes, des chevaux, et des gens de guerre qu'il avoit autour de luy: amsi la voix de ses passions procedant du dedans dément ceste vaine opinion-là,
  Jupiter a ma douloureuse vie
  A un destin miserable asservie. Et cest autre,
  O que tu es, vieillard, bien fortuné,
  A mon advis, toy, et quiconque né
<p 72r>   En petit lieu, sans danger, et sans gloire,
  As achevé la vie transitoire.
On peut donc par telles meditations espuiser un peu de la plaintive querimonie alencontre de la fortune, qui tousjours ravalle et desestime sa propre condition, en haut-louant et exaltant celle des autres. Mais ce qui nuyt autant que chose qui soit à ceste tranquillité d'esprit, c'est quand on a les eslans de la volonté demesurez, et disproportionnez à la puissance, comme quand on prent des voiles plus grandes que ne requiert la navire, et que lon se promet en ses desirs et en ses esperances plus que lon ne doit, et puis quand on voit à l'espreuve que lon n'y peult parvenir, on s'en prent à la fortune, et en accuse lon sa destinee, et non pas sa propre follie: car ny celuy qui voudroit tirer une flesche avec une charrue, ny courir un liévre avec un boeuf, ne se pourroit dire malheureux, ne celuy qui voudroit prendre les cerfs avec une seinne ou avec un verveu, ne pourroit accuser la mauvaise fortune de luy estre contraire, mais bien faut-il qu'il condamne sa propre temerité et follie de voulour attenter choses impossibles: duquel erreur la principale cause est le fol et aveuglé amour de soymesme, qui rend les hommes amateurs des premiers lieux, opiniastres en toutes choses, et voulans tout pour eux insatiablement, sans jamais estre contents: car non seulement ils veulent estre riches ensemble et sçavans, dispos, robustes, et plaisans, les mignons des Roys, les gouverneurs des villes: mais encore s'ils n'ont les meilleurs chiens, les plus vistes chevaux, les cailles, et les coqs les plus courageux au combat, ils ne peuvent avoir patience. Dionysius l'aisné ne se contentoit pas d'estre le plus grand et le plus puissant tyran qui fust de son temps, mais pourautant qu'il n'estoit pas meilleur poëte que Philoxenus, et qu'il ne sçavoit pas si bien discourir comme Platon, il s'en indigna et s'en irrita si aigrement, qu'il en jetta l'un dedans les carrieres où lon mettoit les criminels et serfs de peine, et en envoya vendre l'autre comme esclave en l'isle d'Aegine. Alexandre le grand n'estoit pas ainsi, car estant adverty que Brisson le coureur, auquel il couroit en carriere à qui gaigneroit le pris de vistesse, s'estoit faint en sa course, il s'en courroucea bien asprement à luy: et pource fait sagement Homere, car aiant dit d'Achilles
  Tel que des Grecs, sans autruy blasonner,
  Nul ne se peult à luy parangonner,
il adjouste incontinent apres,
  Au faict de Mars: car quant à l'eloquence,
  Il y en a de plus grande excellence.
Megabysus un grand seigneur de Perse alla un jour en la boutique d'Apelles, là où il peignoit: et comme il s'entremeist de parler de l'art de la penture, Apelles luy ferma la bouche dextrement en luy disant: «Tandis que tu as gardé silence, tu semblois estre quelque chose de grand, à cause de tes chaines et carquants d'or, et de ta robbe de pourpre: mais maintenant il n'est pas ces petits garsons là qui boyent l'ochre, qui ne se mocquent de toy, voyant que tu ne sçais ce que tu dis:» et neantmoins aucuns d'iceux estiment que les Philosophes Stoïques se jouënt et se mocquent quand ils leur entendent dire, que le Sage, selon leur opinion, est non seulement prudent, juste, et vaillant, mais aussi qu'ils l'appellent orateur, capitaine, poëte, riche, et Roy mesme: et eux cependant veulent bien avoir toutes ces qualitez-là, et s'ils ne les ont, ils en sont desplaisants. Et toutefois entre les Dieux l'un a sa puissance en une chose, l'autre en une autre: et pource est l'un surnommé Enyalius, c'est à dire, belliqueux: l'autre Mantôus, c'est à dire, prophetique: l'autre Cerdôus, c'est à dire, gaignant à traffiquer: et Juppiter renvoye Venus aux licts et chambres nuptiales, non pas à la guerre, comme ne luy appartenant pas de se mesler des armes: joint qu'il y a de ces qualitez là que nous affectons et où nous pretendons, qui ne peuvent <p 72v>estre ensemble, par ce qu'elles sont contraires les unes aux autres: comme l'exercice d'eloquence, et les arts mathematiques ont besoing de repos et de loisir, et au contraire le credit au gouvernement, et la faveur des Princes, ne s'acquierent pas sans s'empescher d'affaires, et sans assiduité grande à faire la court: comme le manger beaucoup de chair et boire force vin rendent le corps fort et robuste, et l'ame imbecille: et le soing continuel d'amasser argent, et de le conserver, augmente les richesses: et au contraire, le mespris et contemnement des biens terriens est un grand entretien pour l'estude de la philosophie. Et pourtant toutes choses ne conviennent pas à tous, ains faut en obeïssant à la sentence d'Apollo Pythique, apprendre à cognoistre soymesme, et puis user de soy, et s'addonner à ce à quoy lon est né, et non pas forcer la nature, en la tirant par les cheveux, en maniere de dire, tantost à une imitation de vie, et tantost à une autre.
  Le cheval est pour servir à la guerre,
  Pour la charrue à labourer la terre
  Il faut le boeuf: le daulphin court volant
  Jouxte la nef en pleine mer cinglant:
  Le fier sanglier, qui de tuer menasse,
  Hardy levrier trouve qui le terrasse:
mais celuy qui se courrouce et se fasche, qu'il n'est tout ensemble lyon de montaigne se fiant à sa force, et un petit chien de Malthe nourry au giron d'une riche vefve, c'est un fol insensé: et de rien plus sage n'est celuy qui veut ressembler à Empedocles, ou à Platon, ou à Democritus, escrivant de la nature du monde, et de la verité des choses, et quant-et-quant entretenir et coucher avec une riche vieille, comme Euphorion: ou bien, boire et jouër avec Alexandre le grand, comme faisoit un Medius: et qui se despite et desplaist de ce qu'il n'est estimé pour ses richesses, comme Ismenias: et pour sa vertu, comme Epaminondas: mais les coureurs ne se tourmentent pas de ce qu'ils n'ont les couronnes des luicteurs, ains se contentent et s'esjouïssent des leurs. «Sparte t'est escheute, mets peine de l'orner,» comme dit le commun proverbe: et suivant le dire de Solon,
  Ce neantmoins changer nostre bonté
  Nous ne voudrions à leur meschanceté:
  Car la vertu est ferme et perdurable,
  Et la richesse incertaine et muable.
Straton le philosophe naturel entendant que son concurrent Menedemus avoit beaucoup de fois plus d'auditeurs et de disciples que luy: Quelle merveille est-ce, dit-il, s'il y a plus de gens qui veulent estre lavez que huilez, c'est à dire, qui aiment mieux vivre mollement à leur plaisir, comme leur maistre Menedemus, que durement et austerement, comme je les enseigne? Et Aristote escrivant à Antipater, «Il ne faut pas, dit-il, qu'Alexandre seul se magnifie de ce qu'il commande à grand nombre d'hommes: mais aussi, et non pas moins, ceux qui ont la creance et opinion telle qu'il faut des Dieux.» ceux qui exaltent ainsi leur estat, ne seront jamais envieux de celuy des autres. Et maintenant nous ne requerons pas que la vigne porte des figues, ny que l'olivier porte des raisins: mais nous si nous n'avons tous les avantages ensemble et des riches, et des doctes, et des guerriers, et des philosophes, et des flateurs et plaisans, et des hommes libres et francs, et des despensiers et des espargnans, nous nous calomnions, et sommes ingrats envers nous mesmes, et mesprisons nostre vie comme indigente et necessiteuse. Mais outre cela, nous voyons que la nature mesme nous admonneste: car ainsi comme elle a preparé aux bestes brutes divers moyens de se paistre et nourrir, et n'a pas faict que toutes devorassent la chair, ou toutes vescussent de grains, et de semences, ne toutes fouillassent les racines: aussi a elle donné <p 73r>aux hommes plusieurs sortes de nourriture: les uns vivent de leur bestail, les autres du labourage, les autres de la volerie, les autres de la pescherie. Et pourtant faut-il que chascun choisisse la maniere qui est plus sortable à sa nature, et qu'il l'exerce et la suyve, et ne convaincre pas le poëte Hesiode d'avoir defectueusement parlé, et non pas assez dict,
  Et le potier au potier porte envie,
  Et le maçon au maçon.
Car non seulement nous sommes envieux de ceux qui sont de mesmes estates et mesmes moeurs que nous: mais il y a jalouzie entre les riches et les sçavans, entre les riches et les nobles, entre les advocats et les retoriciens, voire jusques là, que des personnes libres et de noble maison auront envie sur un joueur de Com@edies qu'ils entendront estre bien venus et en grand credit és courts des Princes et des Roys, les reputans heureux jusques à une pasmoyson d'esbahissement, et jusques à s'en desplaire à eux-mesmes et s'en troubler grandement. Mais qu'il soit ainsi, que chascun de nous ait en soy-mesmes les thresors de contentement, et de mescontentement, et que les tonneaux de biens et des maux ne soient pas sur le sueil de l'huis de Jupiter, comme dit Homere, mais bien en l'ame de chascun de nous, les diverses passions le donnent assez à cognoistre: car les fols et mal- advisez negligent et laissent aller sans en jouïr les biens qu'ils ont presents, tant ils ont tousjours l'esprit tendu du soucy de l'advenir: et les sages rememorent si vifvement ceux qu'ils ont desja passez, qu'ils se les ramenent, et s'esjouissent comme s'ils estoient encore presents, car le present ne se laissant toucher à nous que par un bien petit moment de temps, et fuyant aussi tost nostre sentiment, semble aux fols n'estre point nostre, et ne nous appartenir point: ains comme ce cordier-là que lon peint en la description des enfers, laisse consumer à une asne paissant aupres de luy, autant de corde de genest, comme il en peult plier et tordre, aussi l'oubliance de plusieurs, ingrate et sans aucun sentiment, venant à recueiller et devorer quant et quant, et faire esvanouir toute action honneste, tout office de vertu, tout aggreable passe-temps, tout deduit, et toute amiable conversation, ne permet pas que la vie soit une et mesme, le passé demourant enchainé avec le present, ains divisant la journee d'hyer d'avec celle d'aujourd'huy, et celle d'aujourd'huy d'avec celle de demain, met tout ce qui a esté avec ce qui ne fut oncques, en en faisant perir toute souvenance. Ceux qui aux escholes et disputes des Philosophes ostent toutes augmentations, disans que la substance coule continuellement, font de paroles un chascun de nous à toute heure autre et autre que soymesme: mais ceux-cy, à faute qu'ils ne peuvent retenir en leur memoire le passé, ny le comprendre et arrester, ains le laissent tousjours escouler, se rendent euxmesmes par effect et au vray vuides et vains à chasque jour present, et dependans tousjours du lendemain, comme si ce qu'ils feirent ou qu'ils eurent l'annee passee, ou n'agueres, ou mesme hyer, ne leur appartenoit en rien, et du tout ne leur fust oncques advenu. Cela donc est l'une des choses qui trouble l'@equanimité et tranquillité d'esprit, et cecy encore plus, c'est que comme les mousches ne se peuvent tenir contre les endroicts des miroirs qui sont bien lissez, ains glissent, et au contraire elles s'attachement bien à ceux qui sont raboteux et scabreux, et où il y a des graveures: aussi les hommes glissans dessus les aventures qu'ils ont euës gayes, joyeuses et prosperes, s'attachent à la rememoration des adverses et mal-plaisantes: ou plus tost, ainsi que lon dit qu'au territoire de la ville d'Olynthe y a un endroit qui est mortel aux escarbots, à raison dequoy il est aussi appellé Cantharolethron, pour ce que quand les escarbots y entrent une fois, jamais ils n'en peuvent sortir, ains tournent et virent tant là dedans, qu'ils y meurent: aussi se laissans une fois couler en la rememoration <p 73v>de leurs malheurs passez, jamais plus ils n'en veulent sortir, ny respirer: et au contraire, il faut faire comme quand on peint un tableau, là où on cache dessoubs les couleurs brusques et mornes, et met- on au dessus les gayes et claires: car d'effacer du tout les mesadventures, et s'en delivrer entierement, il n'est pas possible, pour ce que l'armonie du monde est composee de choses contraires, ne plus ne moins que d'une lyre et d'un arc: et n'y a rien du tout és choses humaines qui soit tout pur et net, ains comme en la Musique il y a des voix haultes et basses, et des sons aigus, et d'autres graves: et en la grammaire des lettres que lon appelle voyelles, et d'autres muettes et n'est pas grammairien ny musicien qui hait et fuit les unes et aime les autres, mais celuy qui se sçait servir de toutes, et les mesler ensemble selon son art: aussi les affaires et occurrences humaines, aiants des contrecarres les unes avec les autres, d'autant que comme dit Euripides,
  Jamais le bien n'est separé du mal,
ains y a ne sçay quelle meslange pour faire que tout aille bien, il ne faut pas se descourager, ny se laisser aller par les unes, quand elles adviennent, ains faut faire comme les harmoniques et musiciens, en rebouschant tousjours la poincte des adverses par la recordation des prosperes, et embrassant tousjours les bonnes avec les mauvaises fortunes, faire une composition de vie bien accordante et propre à un chascun: car il n'est pas ainsi comme disoit Menander,
  Chascun de nous au jour de sa naissance
  A d'un bon ange aussi tost l'assistance,
  Pour le guider tout le long de sa vie.
Mais plus tost, comme dit Empedocles, incontinent que nous venons sur terre, deux D@emons et deux destins nous prennent et nous instituent:
  La Chthonie est la Fee terrienne,
  Heliopé tournant la veuë sienne
  Vers le Soleil, la Deris qui ses mains
  Aime tousjours teindre au sang des humains,
  Harmonié à la face riante,
  Callisto belle, et Aeschra mal plaisante,
  Thoosa viste, et Din@eé qui tout
  Ce qu'entreprendre elle ose méne à bout,
  Nemertes blanche et nette comme yvoir,
  Et Asaphie aussi l'obscure et noire.
Tellement que nostre nativité recevant les semences de toutes ces passions-là meslees et confuses ensemble, et pour ceste raison nostre vie en estant fort inegale, l'homme de bon jugement et sage doit souhaitter et demander aux Dieux les meilleures, mais se disposer aussi à en attendre des autres, et à se servir de toutes, en ostant de chascune ce qui y pourroit estre de trop. Car non seulement celuy qui se souciera le moins du demain, arrivera le plus joyeusement à demain, ainsi que souloit dire Epicurus, mais aussi la richesse, la gloire, l'authorité et le credit resjouissent plus ceux qui moins redoutent leurs contraires: car le trop ardent desir que lon a de chascune d'icelles, imprimant aussi une trop vehemente peur de les perdre, rend le plaisir de la jouïssance foible et mal asseuré, ne plus ne moins qu'une flamme qui est agitee du vent: mais celuy à qui la raison donne tant de force, que de pouvoir dire, sans craindre ny trembler, à la Fortune,
  Tu me peux bien oster quelque plaisir,
  Mais peu laisser aussi de desplaisir,
c'est celuy qui plus joyeusement jouït des biens quand ils sont presents, pour son asseurance, et pour ne redouter point la perte d'iceux, comme si c'estoit chose insupportable. <p 74r>Et en cela peut-on non seulement admirer, mais aussi imiter la disposition d'Anaxagoras en vertu, quand il entendit que son fils estoit trespassé, il dit, «Je sçavois bien que je l'avois engendré mortel:» et dire à chasque occurrence de malheurs fortuits, Je sçavois bien que j'avois des richesses transitoires, et non permanentes: Je sçavois bien que ceux qui m'avoient conferé telle dignité, me la pouvoient oster: Je sçavois bien que j'avoir une femme de bien, mais femme toutefois: et un amy qui estoit homme, c'est à dire, animal de nature muable, comme disoit Platon. Car telles preparations, et dispositions, si d'adventure il nous arrive quelque cas contre nostre volonté, et non pas contre nostre attente, nous ostent tous tels regrets: Je n'eusse jamais pensé, j'attendois bien autre chose: je n'eusse jamais cuidé que telle chose eust peu advenir: qui sont comme battemens de coeur, et hastements de pouls, et arrestent soudain toute furieuse emotion et trouble d'impatience. C'est pourquoy Carneades aux grands affaires avoit accoustumé de ramentevoir aux hommes, que ce qui advient contre l'esperance ou attente, glisse facilement en desplaisir et douleur. Le Royaume de Macdoine n'estoit qu'une petite partie de l'Empire Romain, mais le Roy Perseus l'aiant perdu, luymesme regrettoit sa fortune, et de tout le monde estoit jugé tres-malheureux, et tres-infortuné: au contraire, celuy qui l'avoit vaincu, Paulus Aemylius, aiant remis entre les mains d'un autre son armee, qui commandoit à la terre et à la mer, estoit couronné de chapeaux de fleurs, et sacrifioit aux Dieux, estant à bon droit estimé de tout le monde bien-heureux: d'autant que l'un sçavoit bien qu'il avoit reçeu une puissance, laquelle il luy faudroit rendre au bout de son terme: et l'autre en avoit perdu une, qu'il ne s'attendoit pas jamais de perdre. Le poëte mesme Homere nous donne bien à entendre, quel est ce qui arrive contre toute attente et esperance, quand il fait qu'Ulysses pleure pour la mort de son chien, et neantmoins estant assis aupres de sa femme qui ploroit, il ne pleur point, d'autant qu'il estoit là venu, aiant de longue main anticipé et domté par le jugement de la raison son affection: et au contraire il estoit tombé à l'improuveu soudainement, contre son attente, en l'autre accident. Mais en somme, des choses qui nous adviennent contre nostre volonté, les unes nous griefvent, et nous offensent par nature: les autres, et la plus part, par opinion et mauvaise accoustumance, nous apprenons à nous en fascher. Et pource ne seroit-il pas mauvais d'avoir tousjours à main ce mot de Menander,
  Il ne t'est rien de grief mal advenu,
  Si tu ne feins t'estre mesadvenu.
car comment, dit-il te peut-il appartenir s'il ne touche ny à ton corps ny à ton ame? comme pour exemple, la roture de ton pere, l'adultere de ta femme, la perte de quelque honneur ou de quelque preeminence, tous lesquels inconveniens peuvent arriver à l'homme, que ny son corps ny son ame, pour leur presence, ne s'en porteront ja pis, ains seront en tresbon estat: et alencontre de ceux qui naturellement nous griefvent, comme sont les maladies, les travaux, la mort et perte d'amis, ou d'enfans, il faut opposer un autre mot du poëte Euripide,
  Helas mais quoy, helas cest' infortune
  Est chose à l'homme ordinaire et commune.
car il n'y a raison ny remonstrance qui retienne tant la sensualité, quand elle glisse et se laisse emporter à ses affections, que celle qui luy ramentoit et reduit en memoire la commune et naturelle necessité, par le moyen de laquelle l'homme, à cause de son corps, estant meslé et composé, expose ceste seule anse à la fortune, par où elle le peut prendre, au demourant seur et asseuré en ce qui est le principal et le plus grand en luy. Demetrius aiant pris la ville de Megare demanda au philosophe Stilpon, si on luy avoit point pillé quelque chose: Stilpon luy respondit, «Je n'ay veu personne <p 74v>qui emportast rien qui fust à moy:» aussi quand bien la fortune nous auroit pillé et osté tout le reste, encor avons nous quelque chose en nous,
  Qu'on ne sçauroit n'emporter ne piller.
Et pourtant ne faut-il pas du tout ravaller ny deprimer si fort la nature humaine, comme si elle n'avoit rien de ferme ny de permanent, ou qui fust par dessus la fortune: ains au contraire sçachant que c'est la pire et plus petite partie de nous, fresle et vermouluë, par laquelle nous sommes subjects à la fortune, et que de la meilleure partie nous en sommes seigneurs et maistres, en laquelle sont situees et fondees les meilleures qualitez qui soient en nous, les bonnes opinions, les arts et sciences, les bons discours tendans à la vertu, lesquelles sont de substance incorruptible, et qui ne nous peult estre desrobee: faut que nous maintenions asseurez et invincibles à l'advenir, disans alencontre de la fortune ce que Socrates dit alencontre de ses accusateurs Anytus et Melitus, addressent sa parole aux Juges: «Anytus et Melitus me peuvent bien faire mourir, mais de me porter dommage ils ne peuvent.» Aussi la fortune me peult bien faire tomber en maladie, m'oster mes biens, me mettre en male grace d'un peuple ou d'un prince: mais elle ne peult rendre meschant, ne couard, ny lasche et vil de coeur, ny envieux celuy qui est homme de bien, vaillant et magnanime, ne luy oster la disposition rassise de prudence, de la presence de laquelle la vie de l'homme a tousjours plus grand besoing que la navire n'a de la presence du pilote sur la mer: car le pilote ne sçauroit pas quand il luy plaist addoucir la tourmente, ny appaiser la violence du vent, ny gaigner le port toutes les fois qu'il luy en seroit bien besoing, ny constamment sans trembler attendre tout ce qui sçauroit advenir, ains court fortune, tant qu'il ne desespere point pouvoir user de son artifice,
  Calant la voile tout à bas,
  Tant que paroist un peu le mas
  Par dessus la mer tenebreuse:
et lors il se sied tremblant et branlant de frayeur: mais la disposition de l'homme prudent, outre ce qu'elle apporte serenité et tranquillité aux corps en dissipant, pour la plus part, les preparatifs des maladies par continence, sobre di@ete, exercices et travaux moderez, si encore du dehors il advient par fortune quelque commancement d'indisposition, comme s'il falloit à un vaisseau passer par dessus un rocher caché soubs l'eau, il le traverse avec un leger et habille trinquet, comme dit Asclepiades. Mais si d'adventure il arrivoit quelque si grand inconvenient contre toute esperance, que puissance humaine n'en peust venir à bout, le port est prochain, et se peut on sauver à nage hors du corps, comme hors d'un esquif qui fait eau: car c'est la crainte de mourir, non pas le desir de vivre, qui tient le fol attaché et lié au corps, lequel il tient estroittement embrassé, comme fait Ulysses en Homere un figuier sauvage, de peur de tomber dedans le gouffre de Charybdis qui estoit au dessoubs,
  Là où le vent ne le laisse amarer,
  Et ne le seuffre aussi pas demarer,
se desplaisant infiniement en l'un et redoutant effroyeement l'autre. Mais celuy qui a tant soit peu de cognoissance de la nature de l'ame, et qui discourt et considere en soy mesme, que la mort advenant, il se fait une mutation d'icelle en mieux, ou pour le moins non en pis, certainement celuy est un grand entretien de repos et tranquillité en son ame de ne redouter point la mort: car qui peut, alors que la vertu et partie propre à l'homme est la plus forte, vivre joyeusement, et lors aussi que la contraire ennemie de la nature surmonte, s'en departir hardiment et sans crainte, en disant,
  Quand je voudray Dieu me delivrera:
que pourrions-nous imaginer qui peust advenir de fascheux, de moleste, ny de turbulent à l'homme de telle resolution? Car celuy qui peult dire, Je t'ay prevenu, Fortune, <p 75r>et t'ay bousché toutes tes advenues, j'ay estoupé toutes tes entrees: celuy-là ne s'asseure pas sur des barrieres, ny sur des portes fermees à clefs, ny des murailles, ains sur des sentences philosophiques, et discours de raison, dont tous ceux qui le veulent sont capables, et ne les faut pas descroire, ny s'en desfier, ains plus tost les admirer, et estimer avec un ravissement d'esprit affectionné, en faisant preuve et experience de soy- mesme premierement és choses moindres, pour puis apres parvenir aux plus grandes, en ny fuyant et ne rejettant pas le soing et la diligence de bien cultiver et exerciter son ame. Quoy faisant à l'adventure n'y trouvera lon pas tant de difficulté, comme lon pense: car la mignardise de nostre ame s'arrestant tousjours à ce qui luy est plus aisé, et s'en refuyant incontinent de la cogitation des choses molestes et fascheuses, aux aggreables et plaisantes, fait qu'elle demeure tendre et non exercitee à l'encontre de la delicatesse et de la douleur. Mais celle qui s'apprent par accoustumance, et s'exercite à soustenir l'apprehension d'une maladie, d'une adversité, d'un bannissement, et qui se parforce de combattre par raison contre chascun de tels accidents, trouvera par experience qu'il y a beaucoup de faulseté, de vanité, et d'imbecilllité és choses que par erreur d'opinion on estime penibles, douloureuses et effroyables, ainsi que la raison le demonstre à qui veult s'arrester à discourir particulierement de chascune: et toutefois il y a encore plusieurs qui redoutent effroyeement ce dire de Menander,
  Homme vivant affermer ne sçauroit,
  Tel cas jamais venir ne me pourroit,
ne sçachant pas combien sert à s'exempter de tout ennuy et toute fascherie, s'exerciter à pouvoir regarder à yeux ouverts alencontre de la fortune, et ne rendre point les apprehensions et imaginations en soy-mesme molles et effeminees, comme estant nourry à l'ombre, soubs des esperances qui cedent et plient tousjours à leurs contraires, et ne se roidissent jamais alencontre de pas un: mais nous pouvons aussi dire alencontre de Menander, Il est vray qu'homme vivant ne sçauroit dire, Cela jamais ne m'adviendra: mais aussi pouvons-nous dire, Tant que je vive, jamais je ne feray cela: je ne mentiray jamais: jamais je ne tromperay: jamais je ne faulseray ma foy: je ne surprendray jamais personne: car cela estant en nostre puissance, n'est pas peu de moyen, ains grand acheminenent au repos de l'esprit: comme au contraire le remors de la conscience, Je sçay que j'ay commis telle meschanceté, laisse, comme un ulcere en la chair, une repentance en l'ame qui tousjours s'agrattigne et s'ensanglante elle mesme. Car ainsi comme ceux qui tremblent de froid, ou bruslent de chaud en fiévre, en sont plus affligez et plus tourmentez que ceux qui souffrent les mesmes passions par causes exterieures de froideur d'hyver, ou de chaleur d'esté: aussi les mesadventures fortuites et casuelles apportent des douleurs plus legers, comme venans du dehors. Mais quand on dit, Nul des autres n'en est à blasmer, j'en suis seul cause: ce que lon a accoustumé de regretter et lamenter du fond du coeur, quand on se sent coulpable de quelque crime, cela rend la douleur d'autant plus griefve, qu'elle est conjoincte à honte et infamie. Et pourtant n'y a il ny maison plantureuse, ny quantité grande d'or et d'argent, ny dignité, et noblesse du sang, ny grandeur d'estat et office, ny grace ou vehemence de parler, qui apporte tant de serenité et de tranquillité calme à la vie de l'homme, que d'avoir l'ame pure et nette de tous meschants faicts, volontez et conseils, et les moeurs qui sont la source, dont coulent toutes nos honnestes et loüables actions impollues, et non troublees ny infectees d'aucun vice: c'est ce qui leur donne un efficace gaye: et comme divinement inspiree, avec une grandeur et fermeté de courage, et avec un souvenance plus joyeuse et plus <p 75v>constante, que l'esperance que descrit Pindare, nourrice de la vieillesse: car ne plus ne moins que les boistes où lon met l'encens, ainsi que disoit Carneades, encore apres qu'elles sont vuides retiennent la bonne odeur longuement: aussi les bonnes et honnestes actions sortans de l'ame de l'homme sage, y laissent tousjours une aggreable et tousjours fresche recordation, par laquelle la joye et liesse arrousee florit en vigueur, et mesprise ceux qui lamentent et diffament ceste vie, comme si c'estoit une gehenne et lieu de tourments, ou un confinement où les ames fussent releguees et bannies. Et ne puis qui je ne louë grandement le propos de Diogenes, lequel voyant quelquefois en Laced@emone un estranger, qui se paroit et ornoit curieusement pour un jour de feste: «Comment, dit-il, l'homme de bien n'estime-il pas que tousjours soient festes pour luy? ouy certainement, et feste fort celebre et solennelle, si nous sommes sages.» Car ce monde est un temple tres-sainct, et tres-devot, dedans lequel l'homme est introduit à sa nativité, pour y contempler des statues non ouvrees et taillees de mains d'hommes, et qui n'ont aucun mouvement, mais celles que la divine pensee a faittes sensibles, pour nous representer les intelligibles, comme dit Platon, aians en elles les principes empraints de vie et de mouvement, c'est à sçavoir, le Soleil, la Lune, les estoilles, et les rivieres, jettans tousjours eau fresche dehors, et la terre qui envoye et fournit sans cesse aliments aux animaux et aux plantes. Ainsi faut il estimer, que la vie de l'homme soit comme une profession et entree en une tresparfaite religion: pourtant estoit-il convenable qu'elle faut remplie de grande tranquillité d'esprit et de continuelle joye: non pas comme fait le vulgaire de maintenant, qui attent la feste de Saturne, ou celle de Bacchus, ou celle de Minerve, pour se resjouir, et pour rire un ris acheté à pris d'argent, qu'ils payent à des baladins et à des badins et jouëurs de farces pour les faire rire à force. Et puis en ces festes là nous demourons assis honnestement, sans nous tourmenter: car il n'y a personne qui face des regrets quand on le reçoit en la confrairie, ne qui se lamente en regardant les jeux Pythiques, ny qui jeune és festes de Saturne: et au contraire les festes que Dieu mesme a instituees, et que luy-mesme conduit et ordonne, ils les contaminent et deshonorent, les passans le plus souvent en pleurs, regret, et gemissement, ou pour le moins en soucis et ennuis fort laborieux. Ils prennent plaisir à ouir les instruments de musique, qui sonnent plaisamment, et les oyseaux qui chantent doulcement, et voyent volontiers les animaux qui se jouënt, et qui saultent de gayeté de coeur, et au contraire ils s'offensent de ceux qui hurlent, ou qui buglent et fremissent, ou qui ont une hydeuse et triste mine à les voir: et ce pendant voyans tout le cours de leur propre vie, triste, morne, travaillé et opprimé des plus tristes passions, plus laborieux affaires, et de cures et soucis qui ne prennent jamais fin, non seulement ils ne se veulent pas donner à eux-mesmes quelque relasche, et quelque moyen de respirer, mais qui pis est, ils ne veulent pas recevoir les paroles et remonstrances de leurs amis et parents qui les admonestent de ce faire, lesquelles s'ils vouloient ouir et s'en servir, ils pourroient sans reprehension se comporter envers le present, et se souvenir avec joye et plaisir du passé, et s'approcher hardiment et sans desfiance, avec une gaye et joyeuse esperance de l'advenir.

<p 76r>De la mauvaise honte.
ENTRE les plantes que la terre produit il y a aucunes qui non seulement de leur nature sont sauvages, et ne portent aucun fruict, mais qui pis est, en croissant nuisent aux bonnes et fructueuses plantes et semences, et toutefois les jardiniers et laboureurs jugent que ce sont signes de terre qui n'est pas mauvaise, mais bonne et grasse: aussi y a il des passions de l'ame qui ne sont pas bonnes quant à elles, mais ce sont comme fleurs et boutons d'une bonne nature, et qui se laisse bien cultiver par raison: entre lesquelles je compte celle que les Grecs appellent Dysopie, [...] c'est à dire, mauvaise honte, et qui porte dommage: laquelle n'est pas mauvais signe, quant à elle, mais elle est occasion de mal. Car ceux qui sont par trop honteux, et là où il ne le faut pas estre, font bien souvent autant de fautes, comme ceulx qui sont effrontez et impudents, excepté qu'ils sont marrys et desplaisans quand ils faillent, et les autres en sont bien aises: car l'impudent ne se desplaist point d'avoir faict chose deshonneste, et le honteux se trouble facilement des choses mesmes qui semblent estre deshonnestes et ne le sont pas. Car à fin de n'equivocquer point, nous entendons par honteux, celuy qui rougist de honte, par trop et à tout propos: et semble qu'il en ait pris son nom en la langue Grecque, Dysopetus, [...] pour ce que le visage luy change, et se laisse aller quand et le courage: car ainsi comme lon definit Catesia, [...] c'est à dire silence norme, et tristesse qui fait regarder contre terre: aussi ont ils appellé celle honte qui cede et se laisse aller à toutes prieres, jusques à n'oser pas regarder en face ceux qui luy demandent, Dysopie. Voyla pourquoy l'orateur Demosthenes disoit, que l'effronté n'a pas des prunelles, mais des putains, aux yeux, se jouant en l'equivocque de ce nom Cora, [...] qui signifie une pucelle, et la prunelle de l'oeil: et au contraire le honteux monstre à son visage, qu'il a le courage trop tendre et trop effeminé, et la faute qu'il fait en se laissant vaincre et emporter aux impudents, en se flatant soy mesme, il la nomme vergongne. Or Caton disoit, qu'il aimoit mieulx les jeunes hommes qui rougissoient, que ceux qui pallissoient, aiant raison d'accoustumer et enseigner les jeunes gens à redouter plus tost d'estre blasmez que d'estre convaincus et la suspicion plus tost que le peril: mais toutefois encore faut-il oster ce qu'il y a de trop en la timidité et crainte de reproche, pour ce qu'il y en a souventefois qui redoutans autant d'estre accusez comme d'estre chastiez, à faute de coeur laissent à faire le devoir, ne pouvans soustenir que lon die mal d'eux: ainsi ne fault- il pas negliger ny ceux-là qui sont ainsi foibles et si tendres de coeur, ny aussi louër ceux qui l'ont si dur et si roide, qu'ils ne fleschissent à rien, comme celuy que descrit ce poëte,
  D'Anaxarchus hardie et vehemente
  La force estoit comme un chien impudente,
  Où que ce fust qu'il se voulust jetter:
mais il faut composer une meslange temperee des deux extremitez, en ostant de celle trop grande roideur l'impudent, et de ceste trop molle doulceur l'impuissance, mais de ces deux extremitez la cure n'en est pas bien aisee, ny le trop ne s'en peut pas retrencher sans danger: car ainsi comme le laboureur quand il veut essarter, et arracher quelque plante sauvage qui ne porte pointe de fruict, mettant à bon escient la marre tout du premier coup dedans la terre, il en coupe les racines, ou en approchant le feu il la brusle: mais quand il met la main à la vigne pour la tailler, ou à un pommier, ou un figuier, il y va bien retenu, craignant de couper, avec ce qui est superflu, quelque chose de ce qui est bon et sain: aussi le philosophe voulant oster de l'ame d'un jeune homme l'envie, qui est une <p 76v>plante sauvage, dont on ne sçauroit faire rien qui vaille, ou une ardeur d'acquerir hors de saison, ou une luxure desordonnee, il ne craindra point de l'ensanglanter, le percer jusques au fond, et luy faire une profonde playe: mais quand il viendra à approcher le trenchant de la parole de la tendre et delicate partie de l'ame, comme est celle où gist ceste demesuree et excessive honte qui n'ose regarder les hommes en la face, il craindra que par mesgarde il ne retrenche quant-et-quant celle qui est bonne et louable: car les nourrices mesmes bien souvent en cuidant nettoyer et frotter la crasse des petits enfants, elles leur escorchent le cuir, et les offensent à bon escient. Voyla pourquoy il ne fault pas en voulant effacer à faict aux jeunes gens ceste honte excessive, les rendre ou nonchalants de chose qu'on leur die, ou trop roides et inflexibles, ains faut faire comme ceux qui demolissent les maisons prochaines aux temples, de peur de toucher à chose qui soit sacree, ils laissant de bout les parties des edifices qui y touchent, et qui en sont les plus pres, et les estayent, qu'elles ne tombent d'elles mesmes: aussi faut-il craindre qu'en voulant oster le trop de honte, nous n'emportions la honte toute entiere, et ce qui en approche, comme la modestie et la debonnaireté, soubs lesquelles deux qualitez la honte excessive se glissant et s'attachant, à celuy qui y est subject, le flatte, comme si cela luy procedoit d'humanité, de courtoisie, et de bon sens commun, non pas d'une opiniastre et inflexible dureté. Voyla pourquoy les philosophes Stoïques ont distingué de noms mesmes la honte excessive, la honte simple, et la vergongne: mais ces termes- là propres ne se peuvent trouver en la langue Françoise, comme en la Grecque, de peur qu'ils ne laissassent par l'equivoque et douteuse ambiguité du nom, moyen à ceste passion de porter dommage aucun: et à fin que nous peussions sans calomnie user des noms propres, ou bien les distinguer comme fait Homere en disant,
  Honte qui porte aux humains grand dommage,
  Ou qui leur est aussi grand advantage.
et n'est pas sans cause qu'il a mis devant, le porter dommage: car la honte est utile par le moyen de la raison, qui retrenche ce qu'il y a de trop, et laisse ce qui est au milieu entre peu et trop. Premierement doncques il faut que celuy qui se sent forcé de trop de honte, croye et se persuade, qu'il est detenu d'une passion nuysible et dommageable. Or n'y a il rien de nuysible et dommageable qui soit honneste, et ne se faut pas resjouir pour se sentir chatouiller les oreilles des louanges, en s'oyant appeller gentil, courtois et joly, au lieu de juste, grave et magnagnime, ny faire comme le Pegasus d'Euripides,
  Qui se baissoit plus que lon ne vouloit
devant Bellerophon, c'est à dire, ne se laisser pas aller à tous demandans, ne s'abbaisser à leur appétit pour crainte d'entendre, c'est un homme dur, c'est un homme inexorable. On dit que le Roy d'Aegypte Bocchoris estant de sa nature aspre et rude,la Deesse Isis luy envoya un aspic, lequel s'entortillant à l'entour de sa teste luy faisoit ombre, à fin qu'il jugeast justement: mais ceste honte excessive estant tousjours dessus ceulx qui n'ont pas le coeur assez ferme et viril, et n'osant pas librement respirer ny regarder franchement entre deux yeux, divertit les juges de faire justice, clost la bouche à ceux qui doivent conseiller, et les contrainct de faire et dire beaucoup de choses qu'ils ne voudroient pas, et celuy qui sera le plus desraisonnable et le plus importun, maistrisera tousjours et tyrannisera celuy qui est ainsi honteux, forceant son trop de honte par son impudence: d'où vient que ceste honte excessive, ne plus ne moins qu'un lieu bas qui reçoit toutes fluxions, ne pouvant repoulser ny destourner aucune rencontre, ne jamais dire rien, se laissee fouler aux pieds, en maniere de dire, par les plus villains actes et plus deshonnestes passions qui soient, car c'est un mauvais gardien de l'aage puerile: comme disoit Brutus, qu'il ne luy sembloit <p 77r>pas, que celuy qui ne sçauroit rien refuser, eust honnestement passé la fleur de sa jeunesse: aussi est-ce une mauvaise gouvernante du lict nuptial, et des chambres des femmes comme le reproche, en Euripide, à son adultere, celle qui se repent du faict,
  Tu m'as seduitte, abusee,et perdue:
de maniere que ceste honte, oultre ce que d'elle mesme elle est vicieuse, venant encore à corrompre et solliciter l'impudicité, trahit et rend toutes forteresses foibles, ouvertes, faciles à ceux qui les veulent tenter et assaillir, lesquels par dons prennent les plus villaines et plus vicieuses natures, mais par inductions, et par le moyen de ceste excessive honte, ils viennent à bout bien souvent de celles qui sont gentiles et honnestes. Je laisse doncques à parler des dommages que ceste honte fait en matiere d'argent. Ils prestent, de honte de refuser, à ceux de la foy desquels ils se défient: Ils approuvent et louënt ceste sentence doree du temple d'Apollo, Qui respond paye: mais quand ce vient à l'esprouver aux affaires, ils ne s'en peuvent servir. Il ne seroit pas facile de nombrer, combien d'hommes ceste passion a fait mourir: car Creon mesme en la Trag@edie d'Euripide nommee Medee, apres avoir dit,
  Femme il vaut mieux que je te mescontente,
  Te refusant à ceste heure presente,
  Que pour avoir esté mol, cy apres,
  En ton endroit, jetter mille regrets.
Il a dit une belle sentence pour les autres, mais luymesme s'estant laissé aller à ceste excessive honte, et aiant donné un jour de delay à sa requeste, il fut cause de la ruine totale de sa maison. Il y en a eu d'autres, qui se doutans bien qu'on les vouloit tuer ou empoisonner, ont encore eu honte de refuser d'aller où on les convioit: ainsi mourut Dion, sçachant bien que Callippus l'espioit, et aiant honte de se défier et garder de luy, pourautant qu'il estoit son hoste et son amy: ainsi fut aussi massacré Antipater fils de Cassander, aiant convié Demetrius de souper en son logis, et le lendemain estant aussi convié par luy, il eut honte de se monstrer défiant, en refusant d'y aller, attendu que l'autre s'estoit fié en luy, et ainsi fut assommé apres le souper. Et Hercules qu'Alexandre avoit eu de Barsine, Polyperchon avoit fait marché à Cassander de le tuer pour la somme de soixante mille escus, et puis l'avoit convié à venir souper en son logis: le jeune Prince eut peur, et se défia de telle semonce, alleguant pour son excuse, qu'il se trouvoit tout mal: tellement que Polyperchon y alla luy mesme, et luy dit: Sur toutes choses mon fils, estudiez vous à imiter la facilité et privauté de vostre pere envers et avec ses amis, si d'adventure vous ne me tenez pour suspect, comme si j'espiois de vous faire mourir. Le jeune homme eut honte de le refuser, et le suyvit: et apres qu'ils eurent soupé, il le feit estrangler. Ce n'est doncques pas un advertissement digne de mocquerie, ny plein de sottise, comme aucuns pensent, ains prudent et sage, quand Hesiode dit,
  Chez toy convie à souper ton amy,
  Mais laisse à part chez luy ton ennemy.
n'aye point honte d'esconduire celuy que tu sçais qui te hait, et ne le rejette point à demy quand il monstrera se fier en toy: car il te reconviera si une fois tu le convies, et te donnera à souper quand tu luy en donneras, si une fois tu abandonnes la defiance, garde de ton salut, comme amollissant ta bonne trempe par honte de n'oser refuser. Parquoy puis qu'il est ainsi, que ceste passion est cause de plusieurs inconveniens, il faut tascher à la forcer par exercitation, en commanceant, comme lon fait à tous autres exercices, premierement par les choses qui ne sont pas trop difficiles, ny trop mal-aisees à regarder droit alencontre. Comme, pour exemple, s'il y a quelqu'un en un bancquet qui boive à toy, quand tu auras des-ja suffisamment beu, n'aye point de honte de le refuser, et ne te force point toymesme, ains pose la coupe ou <p 77v>bien, si un autre te semond à jouër à trois dez, n'aye honte de n'y vouloir entendre, et ne crains point d'en estre mocqué, mais fay comme Xenophanes feit à Lasus Hermionien qui l'appelloit couard, d'autant qu'il ne vouloit pas jouër aux dez avec luy: «Ouy, dit-il je suis couard voirement et timide és choses villaines et deshonnestes.» D'autre part, seras tu tombé entre les mains d'un babillard, qui t'arrestera, t'embrassera, et ne te laissera point eschapper, n'aye point de honte, mais romps luy tout court la broche, et t'en va ton chemin pour faire tes affaires: car tel refus et telles fuittes et desfaittes, en choses dont on ne se sçauroit plaindre que bien legerement de nous, nous exercent à n'avoir point de honte là où il n'en fault point, et nous accoustument à choses de plus grande importance. Auquel endroit il n'est pas mal à propos de nous souvenir de Demosthenes: car comme les Atheniens fussent en branle de secourir Harpalus, et meissent ja l'armet en teste contre Alexandre le grand, soudainement comparut Philoxenus, lieutenant du Roy sur la marine: de quoy le peuple d'Athenes fut si estonné, qu'il n'y en eut pas un qui dist plus un seul mot, tant ils avoient de peur: et lors Demosthenes, «Que feront ils, dit-il, quand ils verront le Soleil, veu qu'ils ne peuvent pas franchement regarder la lueur d'une petite lampe? car que feras tu en negoces de grande importance, si un Roy parle à toy, ou si un peuple te requiert de quelque chose qui ne soit pas raisonnable, veu que tu ne peux repoulser, une coupe de vin qu'un tien familier beuvant à toy te presente? ny t'eschapper de la prise d'un babillard, ains te laisses proumener à ce jaseur, sans avoir la fermeté de luy oser dire, Nous nous reverrons une autrefois, car maintenant je n'ay pas loisir. Oultre plus l'exercitation et accoustumance pour vaincre ceste honte. ne sera point mauvaise ny inutile alencontre des louanges en choses petites et legeres: comme en un festin d'un amy il y aura quelque sonneur de lut ou de lyre, qui en sonnera ou chanter mal, ou un jouëur de com@edies, que lon aura loué à grand pris d'argent, qui gastera tout Menander, tant il aura mauvaise grace à jouër, et neantmoins le vulgaire luy applaudira et le prisera grandement: il n'y aura, à mon advis, point de difficulté ny de peine à l'escouter, sans mot dire, et sans le louër servilement et en flateur, contre ta propre opinion. Car si tu n'es maistre de toy en cela, que feras-tu quand un tien amy te lira quelque ryme, et quelque mauvaise poësie qu'il aura composee, ou qu'il te monstrera quelque harangue qu'il aura escrite? tu le louëras doncques haultement et follement, et feras bruit des mains, en luy applaudissant comme les jacquets: si ainsi est, comment doncques le reprendras tu quand il viendra à commettre quelque faute és affaires? comment l'admonestreras tu, s'il vient à s'oublier en l'administration de quelque magistrat, ou bien en ses deportements en mariage, ou au gouvernement de la chose publicque? car quant à moy, je ne me contente point encore de la response que feit Pericles à un sien amy, qui le requit de porter un tesmoignage faulx pour luy, à laquelle faulseté il y avoir encore un parjurement adjoint: «Je suis, dit-il, amy de mes amis jusques aux autels.» comme s'il eust voulu dire, jusques à n'offenser point les Dieux, car il estoit approché trop pres. Mais celuy qui de loing s'est accoustumé à ne louër contre son advis celuy qui harangue, ny à applaudir à celuy qui chante, ny rire à celuy qui dit une maigre rencontre, ne laissera jamais son familier passer, jusques à luy faire ceste requeste- là: ne n'y aura jamais homme qui die à celuy qui aura appris à n'avoir point de honte de refuser en telles petites choses, Parjure toy pour moy, porte faux tesmoignage pour moy, prononce une inique sentence pour l'amour de moy. Semblablement aussi se faut-il preparer contre les emprunteurs d'argent, en s'accoustumant premierement és choses qui ne soient pas grandes ny difficiles à refuser. Il y eut quelqu'un jadis, qui estimant qu'il n'y eust rien si honneste que de demander et recevoir, demanda un jour en soupant au Roy de Macedoine Archelaus, une coupe d'or là où il <p 78r>buvoit. Le Roy commanda à son page de la porter et donner à Euripides qui estoit à la table: et tournant son visage devers celuy qui la luy avoit demandee, luy dit, «Quant à toy tu es digne de demander et d'estre refusé, par ce que tu demandes: mais Euripides est digne qu'on luy donne, encore qu'il ne demande pas.» Disant en cela tresbien, que le jugement de la raison doit estre le directeur et le maistre du donner et de la liberalité gratuite, non pas la honte de refuser: et au contraire, nous, bien souvent laissans en arriere des personnes honnestes, nos parents ou amis, et qui ont besoing de nostre secours, donnons à d'autres qui nous demandent continuellement et impudemment, non pour volonté que nous aions de leur donner, mais pour ce que nous ne leur pouvons refuser: comme feit Antigonus le vieil apres avoir longuement enduré l'importunité de Bias, «Donnez (dit-il) à Bias un talent, et par force:» combien qu'il eust aussi bonne grace, et rencontrast aussi dextrement à se desfaire de tels importuns, que feit oncques Roy ny Prince: car comme un belistre philosophe Cynique luy demandast une drachme, qui pouvoit valoir trois souls et quatre: «Ce n'est, dit-il, pas un don de Roy:» et comme l'autre luy repliquast, «Donne moy doncques un talent, qui sont six cens escus:» Il luy respondit, «Ce n'est pas present de Cynique.» Diogenes alloit quelquefois se pourmenant par la rue d'Athenes appellee Ceramique, en la quelle il y avoit plusieurs statues des anciens personnages de valeur, aux quelles il alloit demandant l'aumosne: et comme quelques uns s'en esmerveillassent, il leur respondit, «J'apprens (dit-il) à estre esconduit.» Il nous fault aussi premierement estudier en choses legeres, et nous exerciter à refuser en choses petites, à ceux qui nous demanderont ce dont ils ne sont pas pour user ainsi qu'il appartient, à fin que nous puissions suffire à faire refus de choses de plus grande importance: car comme dit Demosthenes, celuy qui a despendu ce qu'il avoit, autrement qu'il ne falloit, n'employera jamais à ce qu'il faut, ce qu'il n'a pas, si on luy donne. Or toutes et quantesfois que nous avons disette des choses honnestes et abondance des superflues, cela tesmoigne qu'il y a bien de la faute en nous. Si n'est pas seulement ceste honte excessive, mauvaise et inique despensiere d'argent, mais aussi des choses serieuses et de grand consequence, esquelles elle ne reçoit pas le conseil utile que luy donne la raison. Car souvent estans malades nous n'appellons pas le plus expert medecin, pour respect et faveur que nous portons à un nostre familier: et elisons pour maistres et precepteurs de nos enfans, non ceux qui sont les meilleurs, mais ceux qui nous en requierent: et bien souvent quand nous avons des procez, nous ne les faisons pas plaider par le plus suffisant advocat et le plus sçavant du barreau, ains par le fils de quelque nostre parent ou amy, qui apprendra à tonner aux despens de nostre cause. Brief, nous voyons plusieurs de ceux qui font profession de philosophie, Epicuriens, ou Stoïciens, ou autres, qui ne se seront pas mis à suivre ceste secte-là par leur jugement ou election, ains se seront adjoincts à quelques uns, de leurs parents ou amis de ceste secte, qui les en auront importunez et requis. Or sus doncques exercitons nous de longue main alencontre de si lourdes fautes en choses vulgaires et legeres, en nous accoustumant à ne nous servir point ny d'un barbier ny d'un peintre, à l'appetit de nostre sotte honte, ny à loger en une mauvaise hostellerie, y en ayant aupres de meilleures, pour ce que l'hostellier nous aura souvent saluez: ains, pour accoustumance, encore qu'il y ait peu de difference de l'un à l'autre choisissons tousjours le meilleur: comme les philosophes Pythagoriens observoient tousjours diligemment de ne mettre jamais la cuisse gauche dessus la droitte, ny de prendre le nombre pair au lieu du non pair, et ainsi des autres choses egales et indifferentes: aussi se fault-il accoustumer quand on fait ou un sacrifice, ou unes nopces, ou quelque autre grand bancquet, de n'appeller pas celuy qui nous saluë et nous fait souvent la reverence, ou qui accourt de tout loing à nous, plus tost que celuy que nous <p 78v>sçaurons qui est homme de bien, et qui nous aime: car celuy qui est ainsi de longue main exercité et accoustumé, sera mal- aisé à surprendre, ou plus tost ne sera jamais assailly és choses de plus grande importance: mais quant à l'exercitation, ces advertissemens là suffisent Au demourant, des utiles instructions que nous en pouvons recueillir, la premiere, à mon advis, est, que toutes les passions et maladies de l'ame sont ordinairement accompagnees des inconveniens, qu'il semble que nous taschions plus à fuir par icelles: comme l'ambition et convoitise d'honneur communément est suyvie de deshonneur, dissolution et volupté ordinairement accompagnee de douleur, delicatesse suyvie de travail, opiniastreté contentieuse suyvie de perte et de condemnation: semblablement aussi autant en advient il à la honte excessive, laquelle fuyant le fumee de blasme se jette dedans le feu mesme d'infamie. Car aiant honte de refuser et contredire à ceux qui iniquement et importunément les poursuyvent ils sont apres contraints d'avoir honte de ceux qui justement les accusent: et pour avoir craint une plainte legere, bien souvent ils soustiennent une vergongne certaine: et aians eu honte de contredire à un amy, qui leur demandoit de l'argent, bien tost apres ils sont contraincts de rougir à bon escient pour estre convaincus de n'en avoir point. Et aians promis de secourir quelques uns qui ont des proces, puis apres aians honte de faire contre leurs parties, ils sont contraincts de se cacher et s'enfuir. Et y en a plusieurs que ceste honte aiant forcez de faire quelque promesse desavantageuse du mariage ou de leur fille, ou de leur soeur, sont contrains puis apres de faillir de promesse pour avoir changé d'advis. Celuy qui dist anciennement que tous les habitans de l'Asie servoient à un seul homme, pour ne sçavoir prononcer une seule syllable, qui est, Non, ne parloit pas à bon escient, ains se jouoit: mais ces honteux icy pourroient sans parler en fronceant seulement les sourcils, ou baissant la teste, eschapper plusieurs courvees qu'ils font outre leur gré et par importunité. Car comme dit Euripide,
  Le silence est response pour les sages,
duquel il est besoing de plus user alendroit de tels importuns poursuyvans: car quant à ceux qui sont raisonnables et honnestes, on se peult avec raison excuser: et pourtant faut-il avoir à main plusieurs responses et dicts notables des grands et illustres personnages du temps passé, et s'en souvenir, pour les prattiquer alencontre de ces importuns là: comme est ce que dit jadis Phocion à Antipater, «Je ne te sçaurois estre flateur et amy tout ensemble:» et aux Atheniens qui luy applaudissoient, et le prioient de contribuer avec eux quelque argent pour faire une feste et un sacrifice: «J'aurois, dit-il, honte de desbourser avec vous, et ne rembourser pas ce que je doy à cestuy cy:» en monstrant l'usurier Callicles: car comme dit Thucydides, «Il n'est pas laid de confesser sa pauvreté, mais il est bien laid de ne la fuir pas de faict.» Mais celuy qui par sa bestise ou fade delicatesse est si honteux, qu'il n'ose dire à celuy qui luy demande de l'argent, Amy je n'ay point d'argent en ma bourse: et neantmoins se laisse sortir de la bouche une promesse comme une arre,
  Il est lié de fers sans fer forgez,
  Qu'estroictement honte luy a chargez.
Mais Perseus, prestant de l'argent à un sien familier, alla jusques en la place en passer le contract à la bancque, se souvenant du precepte que nous donne le poëte Hesiode,
  En riant mesme avec ton propre frere,
  D'y adjouster un tesmoing ne differe.
Dequoy l'autre s'esbahissant, «Comment doncq, dit-il, Perseus, ainsi juridiquement?» «Ouy, respondit Perseus, à fin que je le retire de toy amiablement, et que je ne te le redemande pas juridiquement.» Car plusieurs au commancement ne cerchans pas de honte leur asseurance, puis apres sont contraincts d'y proceder par la voye des loix <p 79r>avec inimitié. D'avantage Platon baillant des lettres de reommandation au tyran Dionysius en faveur de Helicon Cyzicenien, adjousta au bout de la lettre, «Je t'escris ce que dessus d'un hommne, c'est à dire d'un animal de nature muable.» Mais Xenocrates au contraire, encore qu'il fust bien de nature austere, toutefois il fut gaigné et plié de honte, et recommanda par lettres à Polyperchon un homme qui ne valoit rien, ainsi comme il le donna bien à cognoistre par effect: toutefois ce seigneur Macedonien luy feit bon recueil, et luy demanda s'il avoit de rien affairé: l'autre luy demanda un talent de six cens escus, ce que Polyperchon luy bailla: mais il escrivit à Xenocrates que de là en avant il examinast plus diligemment ceux qu'il recommanderoit. Et quant à Xenocrates encore feit-il cest erreur-là, par ce qu'il ne cognoissoit pas le personnage: mais nous bien fort souvent cognoissans que ce sont meschans qui nous requierent, neantmoins jettons des missives au vent, et qui plus est, de l'argent, nous faisans ce dommage à nous mesmes, non pas de gayeté de coeur, ny avec plaisir, comme ceux qui donnent à des putains, ou à des plaisans et flateurs, ains en estans bien marris et ennuyez de leur impudence, qui nous force et renverse sans dessus dessoubs tout le discours de nostre raison: tellement, que s'il y a gens au monde contre lesquels nous puissions dire ces mots,
  Bien je cognois le mal que je vais faire,
c'est alencontre de ceux qui nous causent ceste honte d'aller porter faulx tesmoignage, d'aller prononcer une injuste sentence, d'aller faire election d'un personnage inutile, ou de prester argent à homme que nous sommes certains qu'il ne le rendra pas. Et partant entre toutes les passions ceste honte excessive est celle qui plus que nulle autre est accompagnee, en ce qu'elle fait, de repentance non suivante apres, mais conjoincte et presente: car il nous griefve de donner, nous rougissions de tesmoigner, nous encourons infamie de cooperer: et ne fournissans pas ce que nous avions promis, nous sommes convaincus de ne le pouvoir bailler: car pour ne pouvoir contredire, nous promettons mesmes des choses qui nous sont impossibles, à ceux qui continuellement nous en pressent, comme de les recommander à ceux qui gouvernent en court, d'aller parler pour eux aux Princes, pour ne vouloir pas et n'avoir pas le coeur assez ferme de dire, «Le Roy ne me cognoit pas, addressez vous à d'autres plus tost:» comme Lysander aiant encouru la male grace du Roy Agesilaus, combien que lon estimast qu'il deust estre le premier en credit à l'entour de luy pour la reputation de ses haults faicts, n'eut point de honte d'esconduire ceux qui s'adressoient à luy, en leur disant, qu'ils allassent à d'autres, et qu'ils essayassent ceux qui avoient meilleur credit à l'entour du Roy que luy. Car ce n'est pas honte que de ne pouvoir pas toutes choses, mais bien de les entreprendre ne pouvans pas, et n'estans pas idoines à les faire: et se promettre plus que lon n'a de puissance, outre ce qu'il est laid, encore fait-il fort mal au coeur. Mais aussi faut-il volontairement faire plaisir à ceux qui nous requierent choses raisonnables, et à nous convenables: non par contrainte de honte, mais en cedant à l'equité, comme aussi alencontre des demandes dommageables ou desraisonables, il faut tousjours avoir le dire de Zenon prompt à la main, lesquel rencontrant un jeune homme de ses familiers, qui se promenoit à l'escart le long des murailles de la ville, et en ayant entendu la cause, que c'estoit pource qu'il fuyoit un sien amy, qui le requeroit de porter faux tesmoignage pour luy, «Que dis-tu sot que tu es, luy respondit-il: celuy-là ne craint point, et n'a point de honte de te requerir de choses iniques et desraisonnables, et tu n'as pas le coeur de le refuser et rebouter pour choses justes et raisonnables?» Car celuy qui dit,
  Meschanceté est une arme seante,
  Contre celuy qui fait oeuvre meschante,
nous enseigne mal à nous venger de la meschanceté, en nous la faisant imiter: mais <p 79v>de repoulser ceux qui nous molestent impudemment et effronteement, en ne nous laissant point vaincre à la honte, et ne conceder point choses desraisonnables et deshonnestes à tels effrontez, pour estre honteux de leur refuser, ce sont hommes sages et bien advisez qui le font ainsi. Or quant à ces deshontez importuns icy, il est bien aisé de resister à ceux qui sont petits, sans aucune authorité ne moyen: et y en a qui les esconduisent avec une risee, et quelque trait de mocquerie, comme feit jadis Theocritus deux qui luy demandoient son estrille à emprunter, dedans une estuve, dont l'un estoit estranger et l'autre de sa cognoissance, mais larron: il les renvoya tous deux joyeusement, en leur disant, «Quant à toy, je ne te cognois point: et quant à toy, je te cognois bien.» Et Lysimache la presbtresse de Minerve, surnommee Poliade, c'est à dire gardienne de la ville d'Athenes, à des muletiers qui avoient amené des victimes, et luy demandoient à boire: «ô mes amis, dit-elle, j'aurois peur que lon n'en feist coustume.» Et Antigonus à un jeune homme qui estoit fils d'un gentil centenier, mais luy estoit lasche et couard, et neantmoins demandoit à estre avancé en la place de son feu pere: «Jeune fils, dit-il, je recompense la prouësse, et non pas la noblesse, de mes soudards.» Mais encore que le poursuivant soit homme d'authorité et puissant, qui sont ordinairement plus mal-aisez à esconduire et à renvoyer, mesmement s'il est question de donner sa sentence en quelque jugement, ou sa voix en quelque election à l'adventure ne semblera-il pas facile ny necessaire de faire ce que jadis feit Caton, estant encore jeune homme, à Catulus, lequel pour lors estoit au plus grand et plus honorable magistrat qui fust à Rome, car il estoit Censeur, et s'en alla devers Caton, lequel presidoit ceste annee-là en la chambre du Tresor, à fin d'interceder pour un financier qui avoit esté condamné en quelque amende par Caton: il le pressa et importuna tant de ses prieres, que Caton à la fin fut contrainct de luy dire: «Ce seroit chose bien villaine, Catulus, à toy qui es Censeur, que ne voulant pas sortir d'icy, je t'en feisse jetter dehors par les espaules à mes sergens.» Catulus aiant honte de ceste parole, s'en sortit en cholere. Mais considerez si la response d'Agesilaus et celle de Themistocles fut point plus gracieuse et plus douce: car Agesilaus, comme son pere luy voulust faire juger quelque proces contre le droict et contre les loix: «Tu m'as, dit-il, mon pere, monstré dés ma jeunesse à obeïr aux loix, voila pourquoy je te veux encore obeïr maintenant, en ne jugeant rien qui soit contre les loix.» Et Themistocles respondit à Simonides qui le requeroit de quelque chose injuste, «Ny toy Simonides, ne serois pas bon poëte, si tu chantois contre mesure: ny moy bon officier, si je jugeois contre les loix.» Et neantmoins ce n'est point à faute de bonne proportion du manche au corps de la lyre, comme disoit Platon, que les villes contre villes, et les amis contre les amis entrans en different, souffrent et font souffrir les uns aux autres de tresgrandes miseres et calamitez, ains est plus tost pour ce qu'ils faillent en ce qui appartient aux loix, et à la justice: et toutefois il y en a qui observans exactement et exquisement au chant, à l'orthographe, aux mesures des syllabes, ce qui est de l'art, veulent que pour eux les autres soient nonchalans et oublians du devoir en l'administration d'un magistrat, en leurs jugements, et en leurs actions. Et pourtant faut-il user de ce stile alencontre d'eux: Est-ce un advocat qui te vient importuner toy estant juge, ou un orateur toy estant du Senat? accorde luy ce qu'il te demande, soubs condition, que luy tout à l'entree de son oraison sera une belle incongruité, ou qu'il usera d'un mot barbare en sa narration: il ne le voudra jamais, pource que cela luy sembleroit une trop grande villanie: car nous en voyons qui n'auroient pas le coeur de commettre une voyelle avec une voyelle en parlant. Ou bien, est-ce quelqu'un des nobles ou des gens d'honneur et d'authorité qui te presse? dy luy qu'il aille donc sautant et dansant pour l'amour de toy à travers la place, en faisant la mouë, et tordant la gueule: et s'il te dit qu'il n'en fera rien, ce sera lors à toy à parler, et à luy demander <p 80r>lequel est plus villain, ou faire une incongruité en parlant, et tordre la bouche, ou bien violer la loy, et faulser sa foy, et adjuger plus de bien au meschant qu'au bon, contre tout droict et raison. D'avantage comme Nicostratus l'Argien respondit au Roy Archidamus qui le sollicitoit à luy livrer par trahison la ville de Cromnum, pour une bonne somme d'argent, et pour le mariage de telle Dame qu'il voudroit choisir en toute Laced@emone, qu'il n'estoit point descendu de la race de Hercules, pour ce que luy alloit par tout le monde tuant les meschants apres les avoir vaincus: et luy s'estudioit de rendre ceux qui estoient gens de bien, meschants. Ainsi nous faudra-il parler à celuy qui voudra estre tenu pour homme de bien et d'honneur, et cependant nous viendra presser et forcer de faire choses indignes et de sa noblesse et de sa vertu. Mais si ce sont basses et communes gens, il faudra veoir et considerer si tu le pourrois induire, s'il est avaricieux, à te prester un talent sans cedule ny obligation: ou s'il est ambitieux, si tu luy pourrois persuader de te ceder quelque preseance: ou s'il est convoiteux des honneurs publiques, te quitter sa brigue, mesmement lors qu'il y aura apparence qu'il soit pour emporter l'office qu'il pretend: car il seroit à la verité estrange, qu'eux en leurs vices et passions fussent si roides, si fermes, et si immuables, et que nous qui voulons estre tenus pour gens de bien, amateurs du devoir et de la justice, ne peussions estre maistres de nous mesmes, ains laississions porter par terre nostre vertu, et l'abandonnissions. Car si ceux qui nous fonthonte à force de nous presser, le font ou pour leur reputation, ou pour leur authorité, il n'y a point de propos de vouloir augmenter l'honneur, le credit et authorité d'autruy, en se deshonnorant, et se diffamant soymesme: comme ceux qui aux jeux de pris publiques faulsent leur foy à distribuer les pris, ou qui aux elections des magistrats par faveur donnent à qui ne le merite pas les honneurs de seoir aux palais, et les couronnes de victoire, en se privant eux-mesmes de bonne reputation et de saine conscience. Et si nous voions que c'est pour le gain que c'est importun nous fait si pressante instance, comment ne nous vient-il incontinent en pensee, que c'est chose esloignee de toute raison de mettre en compromis sa reputation et sa vertu, à fin que la bourse d'un je ne sçay qui en soit plus pesante? Mais certes telles considerations se representent bien à l'entendement de plusieurs, lesquels n'ignorent pas qu'ils font mal: comme ceux que lon contrainct de boire de grandes coupes devin toutes pleines, ils accomplissent à toute peine, en souspirant, et tournant les yeux en la teste, et changeant tout de visage, ce qui leur est commandé: mais ceste mollesse de coeur ressemble à une foible temperature de corps, qui ne peult resister ny au froid ny au chaud: car soit qu'ils soient louëz par ceux qui les poursuyvent, ils sont incontinent destrempez et dissouls par telles louanges: soit qu'ils craignent d'estre accusez, repris et souspeçonnez s'ils refusent, ils en meurent de peur: mais au contraire il se faut affermir à l'encontre de l'un et de l'autre, sans se laisser plier ny esbranler, ny à ceux qui font peur, ny à ceux qui flatent. Or Thucydides estimant qu'il soit impossible d'avoir grande puissance, et n'estre point envié, dit, que celuy qui est bien advisé choisir d'estre subject à l'envie pour faire de grandes choses: quant est à moy, j'estime qu'il n'est pas difficile d'eschapper l'envie: mais d'eviter toutes plaintes, et se garder d'estre moleste à pas un de ceux qui hantent aupres de nous, il me semble du tout impossible: et pourtant me semble aussi, que nous prendrons bon conseil quand nous choisirons plus tost d'estre en la male grace et inimitié des importuns, que de ceux qui justement nous accuseroient, si contre tout droit et justice nous faisions pour ces iniques poursuyvans, comme estans fardees et desguisees, de peur qu'il ne nous prenne comme aux pourceaux, qui quand on les gratte, et qu'on les frotte and chattouille, se laissent faire tout ce qu'on veut, <p 80v>jusques à se veaultrer par terre: car il n'y a point de difference entre ceux qui baillent leurs jambes à se faire trainer, et ceux qui prestent leurs oreilles à s'ouïr flater, sinon que ceux-cy se laissent renverser et jetter par terre plus villainement, les uns en remettant les peines et punitions deuës à des meschants, à fin qu'ils soient appellez humains, doulx, pitoyables, et misericordieux: les autres au contraire, persuadez par ceux qui les louënt de se soubmettre à des inimitiez et accusations non necessaires et dangereuses, en leur disant, qu'ils sont seuls hommes entiers, seuls qui ne se laissent point gaigner par flaterie, voire qui se peuvent dire seuls avoir bouche et langue libre. C'est pourquoy Bion accomparoit telles manieres de gens à des vases à deux anses, qui se transportent aiseement par les oreilles là où on veult: comme lon raconte que le Sophiste Alexinus disoit un jour tout plein de mal, en se promenant avec d'autres, de Stilpon philosophe Megarien: et comme quelqu'un de la compagnie luy dist, «Et comment, il disoit l'autre jour tous les biens du monde de toy:» «Certainement aussi, respondit-il, est-ce un treshomme de bien et de fort gentil coeur.» Mais au contraire Menedemus estant adverty, que ce mesme Alexinus disoit souvent bien de luy: «Au contraire, dit- il, je dis tousjours mal d'Alexinus: tellement qu'il faut necessairement qu'il soit meschant homme, ou pource qu'il en louë un meschant, ou pource qu'il est blasmé d'un bon.» tant il estoit malaisé à fleschir, ou à prendre par telles voyes, et tant il prattiquoit bien cest enseignement d'Antisthenes surnommé Hercules, qui commanda à ses enfans, de ne sçavoir jamais gré ny grace à personne qui les louast: ce qui n'estoit autre chose, que de ne se laisser point gaigner à la honte, pour contreflater ceux qui les louëroient: car il suffit, ce que respondit Pindare à un qui luy disoit, «Je te vois louant par tout et envers tous:» «et je t'en rens la grace, dit-il, pourtant que je te fais dire verité.» Ce doncques qui est souverainement utile alencontre de toutes autres passions, se doit aussi principalement employer alencontre de ceste excessive honte, quand ils verront que contre leur volonté forcez de tel vice, ils auront commis quelque faute, et seront tresbuchez, de s'en souvenir, et l'imprimer bien fermement en leur memoire, et conserver en leur pensee bien longuement les marques de la morsure, et les notes de leur repentance, en les repetant souvent. Car ainsi comme les viateurs passans chemin, quand ils ont choppé et bronché contre une pierre, et les pilotes aians brisé leur vaisseau contre un rocher, s'ils s'en souviennent, ils redoutent effroyeement non ces pierres ny ces roches-là seulement, mais aussi toutes celles qui leur ressemblent, tout le temps de leur vie: aussi ceux qui serrent en leur pensee attainte et picquee de repentance, les pertes et deshonneurs qu'ils ont receus à cause de ceste honte vicieuse, en iront apres plus retenus en cas semblables, et ne se laisseront pas une autrefois facilement aller.

<p 81r>De l'amitié fraternelle.
CEUX de la ville de Sparte appellent les anciennes devises et figures dediees et consacrees à l'honneur de Castor et Pollux, Docana, qui vaut autant à dire comme, les poutres des Roys: ce sont deux pieces de bois distantes egalement l'une de l'autre, conjoinctes par autres deux equidistantes aussi en travers: et semble que ce soit une devise bien propre et convenable à l'amitié fraternelle de ces deux Dieux, pour monstrer l'union indivisble qui estoit entre eux: aussi vous offre-je, Seigneurs Nigrinus et Quintus, ce petit traicté touchant l'amitié fraternelle, commun et convenable à vous deux, comme à ceux qui en estes dignes: car faisans desja de vous mesmes ce à quoy il vous admoneste, il ne semblera pas tant vous admonester de le faire, comme vous porter tesmoignage de l'avoir desja fait: et la joye que vous sentirez de veoir approuvé ce que vous faites, donnera encore à vostre jugement une asseurance plus ferme pour le faire continuer, comme estans vos actions approuvees et louees par des vertueux et honnestes spectateurs. Or Aristarchus pere de Theodectes se mocquant du grand nombre des Sophistes contrefaisans les Sages qui estoient de son temps, disoit que anciennement à peine y avoit il eu sept Sages par le monde, mais de nostre temps, disoit-il, à peine pourroit on trouver autant d'hommes ignorans. Mais je pourrois avec verité dire, que je voy de nostre temps l'amitié aussi rare entre les freres, comme la haine l'estoit au temps passé: de laquelle encore le peu d'exemples qui s'en est anciennement trouvé, du consentement des vivans a esté renvoyé aux Trag@edies et aux Theatres, comme chose estrange et fabuleuse: mais tous ceux qui sont aujourd'huy, quand ils rencontrent deux bons freres, ils s'en esmerveillent autant comme ils feroient de voir ces Molionides là, qui sembloient avoir les corps collez ensemble: et trouvent aussi mal-aisé à croire et monstrueux, que des freres usent en commun des biens, des amis, et des esclaves que leurs peres leur ont laissez, comme ils feroient que une seule ame regist les pieds, les mains, et les yeux de deux corps: combien que la nature n'ait pas logé loing l'exemple du deportement dont doivent user les freres les uns envers les autres, ains dedans le corps mesme, là où elle a formé la plus part des membres necessaires doubles, freres et germains, comme deux mains, deux pieds, deux yeux, deux oreilles, deux nazeaux: nous monstrant qu'elle les a ainsi distinguez et divisez pour leur salut mutuel, et pour s'entre-aider reciproquement, non pas pour quereller ny combattre les uns contre les autres: et qu'aiant divisé la main en plusieurs doigts de longueurs inegaux, elle l'a rendue le plus apte, et le plus propre, et le plus artificiel outil qui soit: tellement que l'ancien Anaxagoras mettoit la cause de toute la sapience et sagesse de l'homme en la main: mais toutefois le contraire de cela est veritable, car l'homme n'est pas le plus sage des animaux, pour autant qu'il a des mains: mais pour ce que de sa nature il est raisonnable et ingenieux, il a aussi de la nature obtenu des outils qui sont tels. Or est-il manifeste à chascun, que la nature a formé d'une mesme semence et d'un mesme principe deux, et trois, et plusieurs freres, non à fin qu'ils querellassent ou combattissent les uns aux autres, mais à fin qu'estans separez les uns des autres, ils s'entre-aidassent mieux et plus commodément. Car ces hommes là à trois corps et à cent bras que nous peignent les poëtes, si jamais il en a esté de tels, estans collez et conjoincts de toutes leurs parties, ne pouvoient rien faire hors d'eux mesmes, ny à part les uns des autres: ce que les freres au contraire peuvent bien faire, demourer en la maison, et aller dehors, se mesler des affaires publiques, et labourer la terre tout ensemble, les uns par les autres, prouveu qu'ils conservent bien le principe d'amitié et de bienveuillance que la nature leur a baillé: sinon, ils ressembleront <p 81v>proprement aux pieds qui se donnent le croc en jambe l'un à l'autre pour se faire tomber, et aux doigts de la main qui s'entrelassent pour se tordre et se deboister contre nature les uns les autres. Mais plus tost ainsi comme en un mesme corps le froid et le chauld, le sec et l'humide regis par une mesme nature, quand ils s'accordent et conviennent bien ensemble, engendrent une tresbonne et tres-douce armonie et temperature, qui est la santé, sans laquelle ny tous les biens du monde,
  Ny la grandeur de majesté royale,
  Quand aux humains à la divine egale,
ne sçauroient donner ny plaisir ny profit à l'homme: mais si entre ces premieres qualitez là il se met un debat et une cupidité de s'accroistre par dessus les autres, elle corrompt tres-villainement et confond sans dessus dessoubs le corps de l'animal: aussi par l'union et concorde des freres, toute la race et toute la maison s'en porte mieux, et en florit, et les amis mesmes et familiers, comme une belle danse qui va tout d'un bransle: car ils ne font, ny ne disent, ny ne pensent chose quelconque qui soit contraire les uns aux autres,
  Mais en discord et partialité
  Le plus meschant a lieu d'authorité.
ou un rapporteur de vallet à mauvaise langue, ou un flateur qui se glissera de dehors au dedans, ou un voisin maling et envieux: car comme les maladies engendrent és corps qui ne reçoivent point ce qui leur est propre, des appétits de nourritures estranges, et qui leur sont nuisibles: aussi la calomnie ou suspicion alencontre de ses parents, attire de dehors des propos mauvais et meschants, qui coulent tousjours là où ils sentent qu'il y a quelque defaut. Or le devin d'Arcadie, ainsi comme escrit Herodote, fut contraint de se faire un pied de bois, apres qu'il se veit privé du sien naturel: mais un frere qui fait la guerre à son frere, et qui est contrainct d'acquerir un amy estranger, ou de la place, en s'y promenant, ou du parc des exercices, en regardant ceux qui s'y exercent, me semble ne faire autre chose, que volontairement se couper un membre de sa propre chair tenant à luy, pour y en appliquer et attacher un estranger: car la necessité mesme qui nous induit à recercher et à recevoir amitié et conversation, nous enseigne d'honorer, entretenir et conserver ce qui est de nostre parenté, comme ne pouvant vivre, ny n'estant point nez pour demeurer sans amis, sans frequentation, solitaires, à part comme bestes sauvages: et pourtant dit bien et sagement Menander,
  Par bancqueter et bonne chere faire
  Les uns avec les autres ordinaire,
  Cerchons-nous pas, mon pere, à qui fier
  Nous nous puissions? et n'est pas celuy fier,
  Pensant avoir trouvé des biens sans nombre,
  Qui d'un amy a peu recouvrer l'ombre?
car ce sont ombres veritablement la plus part de nos amitiez, images et semblances de celle premiere que la nature imprime aux enfans envers leurs peres et meres, et aux freres envers leurs freres: et celuy qui ne la revere et l'honore, comment pourra il faire à croire et persuader aux estrangers qu'il leur porte bienveuillance? Et quel homme est celuy-là qui appelle en ses caresses et par ses missives un sien compagnon son frere, et ne veut pas seulement aller par chemin quand et son propre frere? Car comme ce seroit une folie d'orner la statue de son frere, et ce pendant battre et mutiler son propre corps naturel: aussi reverer et honorer le nom de frere en d'autres, et le frere propre le fuir et hair, ne seroit pas fait en homme d'entendement sain, ne qui jamais eust compris en son coeur, que la nature soit la plus saincte et la plus sacree chose du monde. A ce propos il me souvient qu'un jour à Rome je pris la charge <p 82r>de juger entre deux freres comme arbitre, desquels freres l'un sembloit faire profession de philosophie, mais il estoit, comme il apparut, non seulement frere à faulses enseignes, mais aussi philosophe à faux tiltre, ne meritant pas ce nom: car comme je luy remonstrasse et requisse qu'il se portast envers son frere comme philosophe envers un sien frere, et un frere ignorant des lettres: quant à ignorant, dit-il, je l'advouë bien pour veritable, mais quant à frere, je ne tiens pas pour chose grande ny venerable d'estre sorty de mesmes parties naturelles. Il appert voirement, dis-je, que tu ne fais pas grand compte d'estre yssu de mesmes parties naturelles, mais tous les autres, s'ils ne le sentent et pensent ainsi, pour le moins si disent et chantent ils, que la nature et la loy qui conserve la nature, ont donné le premier lieu de reverence et d'honneur, apres les Dieux, au pere et à la mere: et ne sçauroient les hommes faire service qui soit plus aggreable aux Dieux, que de payer gracieusement et affectueusement aux pere et mere qui les ont engendrez, et à ceux qui les ont nourris et eslevez, les usures des graces vieilles et nouvelles qu'ils leur ont prestees: comme au contraire, «il n'y a point de plus certain signe d'un Atheiste, que de mettre à nonchaloir, ou commettre quelque fault alencontre de son pere et de sa mere. Et pourtant est- il defendu de faire mal aux autres, mais de ne se monstrer pas à son pere et à sa mere faisant et disant toutes choses, je ne diray pas dont ils ne soient pour prendre desplaisir, mais dont ils ne soient pour recevoir du plaisir, on l'estime une impieté et un sacrilege.» Et quelle action, quelle grace, ny quelle disposition des enfans envers leurs peres et meres leur pourroit estre plus aggreable, ny leur donner plus de contentement, que de voir une bienveuillance, et une amitié asseuree et certaine entre les freres? Ce que lon peut facilement cognoistre par les signes contraires: car veu que les fils courroucent leurs peres et leurs meres, quand ils oultragent ou traittent mal un esclave qu'ils aiment et qu'ils tiennent cher: et veu que les bonnes vieilles gens de cordiale et gentille affection, sont marris que lon ne fait cas ou d'un chien, ou d'un cheval qui sera né en leur maison: et se faschent quand ils voient que leurs enfans se mocquent, ou mesprisent les jeux, les recits, les spectacles, les luicteurs et autres combattans qu'eux ont autrefois beaucoup estimez: est-il vraysemblable qu'ils puissent porter patiemment de voir que leurs enfans s'entre-haïssent, qu'ils querellent tousjours l'un à l'autre, qu'ils mesdisent l'un de l'autre, qu'en toutes entreprises et actions ils soient tousjours appointez contraires, et taschent à s'entre-supplanter l'un l'autre? Je croy qu'il n'y a homme qui le voulust dire. Doncques au contraire, aussi les freres qui s'entrayment et s'entrecherissent l'un l'autre, qui rejoignent en un lien de mesmes volontez, estudes, et affections, ce que la nature avoit desjoinct et separé de corps, et qui ont tous devis, exercices, jeux, et esbats communs entre eux, certainement ils donnent à leurs peres et meres un doulx et heureux contentement en leur vieillesse de ceste grande amitié fraternelle: car jamais pere n'aima tant les lettres, ny l'honneur, ny l'argent, comme il aime ses enfans: et pourtant ne voyent ils pas avec tant de plaisir leurs enfans ny bien disans, ny opulents, ny colloquez en grands offices et dignitez, comme ils font s'entraymans. C'est pourquoy on lit que Apollonide, natifve de la ville de Cysique, et mere du Roy Eumenes, et de trois autres freres, Attalus, Philet@erus, et Atheneus, se reputoit bien-heureuse et rendoit graces aux Dieux, non pour ses richesses, ny pour sa principauté, mais pour ce qu'elle voyoit ses trois enfans puisnez servir de garde-corps à leur frere aisné, et luy vivant librement et en toute asseurance au milieu d'eux, aians les espees aux costez, et les javelines en leurs mains: comme au rebours aussi le Roy Xerxes aiant apperceu que son fils Ochus dressoit embusche à ses freres pour les faire mourir, en mourut de desplaisir. Car les guerres sont bien griefves entre les freres, ce disoit Euripide, mais plus qu'à nuls autres sont elles griefves aux peres et aux meres, pour ce que celuy qui hait son frere, et ne le <p 82v>peut voir de bon oeil, ne sçauroit qu'il n'en soit courroucé contre celuy qui l'a engendré, et celle qui l'a enfanté. Or Pisistratus se remaria en secondes nopces, que ses enfans du premier lict estoient desja tous hommes faicts, et disoit que les voyant ainsi beaux et bons, il desiroit estre pere de plusieurs autres encore, qui leur ressemblassent: aussi les bons et loyaux enfans, non seulement pour l'amour de leurs peres et meres s'entre-aimeront plus les uns les autres, mais aussi en aimeront d'avantage leurs peres et meres, les uns pour les autres, disans et pensans tousjours en eulx- mesmes, qu'ils sont pour beaucoup de causes bien obligez à eux, mais principalement pour le regard de leurs freres, comme estant le plus precieux, et le plus doulx et gracieux heritage qu'ils aient herité d'eux. C'est pourquoy Homere a bien fait, quand il introduit Telemachus comptant entre ses calamitez ce, qu'il n'avoit point de frere,
  Car Jupiter la race de mon pere
  A terminé en moy seul, sans nul frere.
et au contraire Hesiode ne souhaitte et conseille pas bien, qu'un fils unique soit heritier universel des biens de son pere, luy mesmement qui estoit disciple des Muses, lesquelles ont ainsi esté appellees, pource qu'elles sont tousjours ensemble, à cause de l'amour et bienveuillance fraternelle qu'elles se portent l'une à l'autre. L'amitié fraternelle doncques est telle envers les peres et meres, que d'aimer son frere est demonstration certaine d'aimer aussi son pere et sa mere, et un exemple et enseignement à ses enfans de s'entre-aimer les uns les autres, autant que nulle autre chose: comme aussi au contraire, ils prennent le mauvais exemple de haïr leurs freres de l'original de leur pere: car celuy qui est envieilly en proces, en querelles et dissensions avec ses freres, et puis va prescher ses enfans de vivre amiablement ensemble, il fait ce qui se dit en un commun proverbe,
  Tout ulceré il veut guarir les autres,
et oste par ses faicts toute efficace à sa parole. Si doncques le Thebain Eteocles aiant dit à son frere ce qui est en Euripide,
  Je monterois en l'estoillé sejour
  Du clair Soleil, où commance le jour,
  Et descendrois dessoubs la terre basse,
  Si je pouvois acquerir par audace
  La royauté souveraine des Dieux:
venoit puis apres à admonester ses enfans
  De conserver entre eux egalité,
  Laquelle joinct cité avec cité,
  Amis avec leurs amis secourables,
  Confederez en ligues perdurables:
  Et n'y a rien qui en fermeté seure,
  Qu'egalité, en ce monde demeure:
qui seroit celuy qui ne se mocqueroit de luy? Et quel seroit trouvé et reputé Atreus, si apres avoir donné à souper les propres enfans à son frere, il venoit ainsi arraisonner et instruire ses enfans,
  Quand le malheur sur quelqu'un prent son cours,
  Communément il n'a d'amis secours,
  Sinon de ceux qui sont de son lignage?
et pourtant fault il de tout poinct bannir et chasser la haine de ses freres, comme celle qui est mauvaise nourrice de la vieillesse des peres et meres, et pire encore de la jeunesse des enfans: et si donne mauvais bruit, et grand blasme envers les concitoyens, lesquels estiment et jugent à bonne cause, qu'aians esté nourris et elevez dés leur naissance ensemble, ils ne seroient pas devenus ennemis et malveuillans, s'ils ne sçavoient <p 83r>de grandes meschancetez et grandes perversitez les uns des autres: car il fault bien qu'il y ait de grandes et griefves causes pour dissouldre une si grande amitié et bienveuillance, tellement que puis apres ils se reconcilient malaiseement. Car ainsi comme les corps qui ont une fois esté joincts ensemble, si la colle ou ligature vient à se lascher, ils se peuvent bien de rechef rejoindre et recoller ensemble: mais depuis qu'un corps naturel vient à se rompre ou deschirer, il est mal aisé de trouver collure ny soudure qui le puisse jamais reunir aussi les amitiez mutuelles que la necessité a conjoinctes entre les hommes, si d'aventure elles viennent quelquefois à se separer, facilement elles se reprennent: mais les freres, si une fois ils sont esloignez et decheuts de ce qui est selon la nature, difficilement reviennent ils plus jamais ensemble: et s'ils y reviennent, la reconciliation attire une cicatrice orde et sale, tousjours accompagnee de desfiance et de souspeçon. Or toute inimitié d'homme à homme s'imprimant aux coeurs, avec les passions qui plus travaillent et tourmentent, comme opiniastreté, cholere, envie, souvenance des maux passez, est chose fort douloureuse et turbulente: mais celle qui est de frere à frere, avec lequel il est force d'avoir communion de tous sacrifices, et de toutes choses sainctes et religieuses, mesme sepulture, et quelquefois mesme maison, possessions, et heritages confinans les uns aux autres, a tousjours devant ses yeux ce qui la tourmente, luy ramenant en memoire sa folie et sa forcenerie, pour laquelle la face qui mieux luy ressemble, et qui luy devroit estre la plus doulce, luy est la plus hideuse à voir, et la voix la plus amiable et la plus familiere depuis son enfance, luy devient plus effroyable à ouir: et voyans plusieurs autres freres qui n'ont qu'une maison, qu'une table, mesmes heritages, et serviteurs non departis, eulx au contraire ont partagé leurs amis, leurs hostes, leurs familiers, brief toutes choses qui sont communes entre les autres freres, leur sont à eux ennemies et contraires: encore qu'à toute personne il soit facile à discourir en son entendement, que les amis, et les compagnons de table sont subjects à estre ravageez, les familiers et les alliez se peuvent acquerir nouveaux, quand les premiers, ne plus ne moins que des outils ou des instruments, sont usez, mais d'acquerir un nouveau frere il n'est pas possible, non plus qu'une main coupee, ou un oeil arraché: et dit la Persienne sagement, quand on luy demanda pourquoy elle aimoit mieux sauver la vie à son frere qu'à son fils: «Pour ce, dit-elle, que je puis bien avoir d'autres enfans, mais d'autres freres maintenant que mes pere et mere sont morts, je ne puis.» Que faut-il donc faire, me pourra demander quelqu'un à un qui aura un mauvais frere? Premierement, il faut retenir en memoire, que la mauvaistié se trouve en toutes sortes d'amitié qui sont entre les hommes, et que selon ce que dit Sophocles,
  Plus des humains les faicts tu cercheras,
  Plus mal que bien tousjours y trouveras.
Il n'y a ny amitié de parentelle, ny de societé, ny de compagnie, qui se puisse trouver sincere, saine et nette de tout vice. Mais le Laced@emonien qui espousoit une petite femme, disoit, qu'entre les maux il faut tousjours choisir les moindres: aussi pourroit on, à mon advis, sagement conseiller aux freres, de supporter plus tost les imperfections domestiques, et les maux de leur propre sang, que d'experimenter ceux des estrangers: car en l'un n'y peut avoir reprehension aucune, d'autant que lon y est contrainct: et l'autre est reprehensible, d'autant qu'il est volontaire. Car ny le compagnon de table, ou de jeu, ny de l'aage, ny l'hoste
  N'est point lié de fers sans fer forgez,
  Qu'estroittement honte luy a chargez:
mais si est bien celuy qui est de mesme sang, qui a esté nourry avec nous, qui est né d'un mesme pere et d'une mesme mere, auquel il semble que la vertu mesme permet <p 83v>et concede par connivence quelque chose, quand il dit à son frere pechant et faillant en quelque endroit,
  L'occasion pourquoy sans offenser
  Je ne te puis miserable laisser,
homme non seulement miserable, mais aussi mauvais et mal sage, c'est de peur qu'en n'y pensant pas, je ne semble punir aigrement et amerement en toy quelque vice de pere ou de mere instillé en toy par leur semence, en te haïssant. Car, comme disoit Theophraste, il ne faut pas aimer les estrangers pour les esprouver, mais au contraire il les faut esprouver pour les aimer: mais là où la nature ne donne pas au jugement la precedence pour faire aimer, ny n'attend pas ce que lon dit communément, qu'il faut avoir mangé une mine de sel avec celuy que lon veut aimer: ains dés nostre nativité a fait naistre quand et nous le principe et l'occasion d'amitié, là ne faut il pas que nous allions trop asprement ny trop exactement recerchant les fautes et imperfections. Mais maintenant tout au contraire, que diriez vous qu'il y en a qui supporteront et excuseront facilement, jusques à y prendre plaisir, les fautes des estrangers, et qui ne leur appartiennent de rien, avec lesquels ils auront pris quelque cognoissance ou en un banquet, ou au jeu, ou aux exercices de la personne, et seront severes, voire inexorables alencontre de leurs propres freres? tellement qu'il y en a qui prennent plaisir à nourir des chiens mauvais, des chevaux: et plusieurs, des onces, des chats, des singes, des lions, et les aiment: et ce pendant ils ne peuvent pas endurer les courroux, les erreurs, ou les ambitions de leurs propres freres. Et d'autres, qui donneront à des paillardes et putains des maison et des terres toutes entieres, combattront à bon escient contre leurs freres pour une mazure ou pour un coing de maison: et puis imposans à la malveuillance qu'ils portent à leurs freres le nom de haine des meschants, ils s'en iront detestans et vituperans le vice en leurs freres, et aux autres ils ne s'en soucieront pas, ains hanteront et frequenteront communément avec eux. Cela doncques soit comme le preambule de tout nostre discours. Au reste pour entrer aux enseignements, je ne veux pas commancer, comme les autres font, au partage des biens paternels, mais à l'emulation mauvaise et jalousie reprehensible qui se leve entre les freres, vivans encore les peres et meres. Agesilaus jadis avoit une coustume, qu'il envoyoit à chascun Senateur de Laced@emone, incontinent qu'il estoit creé, un boeuf, en tesmoignage de sa vertu: les Ephores qui estoient comme Syndiques d'un chacun, l'en condamnerent à l'amende envers le public, avec adjonction de la cause, que c'estoit pour ce que par telles caresses et menees il alloit pratiquant et gaignant à luy seul ceux qui devoient estre communs à tous: aussi pourroit on conseiller à un fils d'honorer tellement pere et mere, qu'il n'estudie pas à se les gaigner, et acquerir leur bonne grace pour luy seul, en destournant leur bienveuillance des autres envers luy, par laquelle prattique plusieurs supplantent leurs freres, couvrans d'une couleur honneste en apparence, mais non juste en verité, leur avarice et cupidité: cars ils privent leurs freres finement et cauteleusement du plus beau et du plus grand bien de leur heritage, qui est l'amour et bienveuillance de peres et meres, espians oportunément l'occasion que leurs freres sont ailleurs empeschez, ou qu'ils ne se doutent point de leurs menees et se rendans fort modestes, reglez, soupples et obeïssans à leurs peres, mesmes és choses où ils voient que leurs freres s'oublient et faillent, ou semblent faillir: là où il faut faire tout l'opposite, quand on sent qu'il y a quelque courroux et mescontentement du pere, en se mettant et se coulant dessoubs la charge, comme pour soulager son frere, en luy aidant, et par caresses et secourables services remettre le mieulx qu'on peut son frere en grace: et quand il a inexcusablement failly, il en faut rejetter la coulpe ou sur le temps contraire, ou sur quelque autre occupation, ou bien sur sa nature mesme, <p 84r>comme estant plus utile et plus idoine à autre chose: et convient bien à cela le dire d'Agamemnon,
  Ce n'a esté ny par lourde paresse,
  Ny par defaut de sens et de sagesse,
  Ains pour avoir sur moy l'oeil estendu,
  Et le motif de mon coeur attendu.
Aussi peut dire un bon frere, à l'excuse de son frere, Il m'a voulu laisser faire ce devoir là. Les peres mesmes sont bien aises d'ouyr faire translations de noms, et adjoustent soy à leurs enfans, quand ils appellent la negligence et paresse de leurs freres, une simple bonté: la sottize, une bonne et droitte conscience: une opiniastreté querelleuse, courage qui ne veut point estre mesprisé: de maniere que celuy qui y procede de telle sorte, en intention d'appaiser son pere, il y gaigne cela, qu'oultre ce qu'il diminue la cholere de son pere alencontre de son frere, il augmente la bienveuillance de son pere envers luy. Puis apres, quand on a ainsi respondu et satisfaict au pere, il se faut alors addresser à part au frere, et luy toucher et remonstrer vifvement en grande liberté son peché et sa faute: car il ne faut ny estre indulgent ou connivent envers son frere, ny aussi luy estre trop dur, et le fouler aux pieds quand il a failly: car l'un est autant comme s'esjouir de sa faute, et l'autre faillir avec luy: mais user d'une reprehension et correction, qui tesmoigne le soing de son bien, et le desplaisir de sa faute: car celuy qui aura esté le plus affectionné advocat et intercesseur pour luy envers ses pere et mere, sera le plus vehement accusateur en privé envers luy mesme. Que s'il advient que le frere n'aiant rien offensé, soit neantmoins accusé envers le pere, il est certainement treshonneste en toute autre chose de plier et supporter toute cholere et toute rudesse de pere et de mere, mais neantmoins les justifications et defenses d'un frere envers eux, qui contre tout droit et raison et contre verité seroit accusé, ou à qui lon feroit tort, sont irreprehensibles et fondees en toute honnesteté: et ne faut point craindre en tel cas d'ouyr le reproche qui se lit en Sophocles,
  Mauvais le fils qui si fort degenere,
  Que de plaider contre son propre pere,
en parlant librement pour la defense de son frere, qu lon voit iniquement condamné ou opprimé: car telle procedure rend la perte de cause plus aggreable à ceux qui sont convaincus, que ne leur eust esté la victoire et gaing de cause. Au demourant, depuis que le pere est decedé, il se faut encore plus affectionner à aimer ses freres, que non pas au paravant: Premierement à mener deuil, et à communiquer la charité du sang, en regrettant la mort du commun pere, et en rejettant arriere toutes suspicions de vallets, et tous calomnieux rapports des familiers qui voudroient semer quelque alteration entre eux: et plus tost croyant tout ce que lon raconte de l'amour reciproque de Castor et Pollux, mesmement ce que lon dit, que Pollux tua d'un coup de poing un qui luy venoit rapporter en l'oreille quelque chose alencontre de son frere: puis quand ce vient au partage des biens patrimoniaux, ne s'entredenoncer pas la guerre l'un à l'autre, comme font plusieurs y venans tous preparez à ceste intention,
  Escoute moy la fille de la Guerre, Dissension:
ains se donner bien garde de celle journee, comme celle qui est aux uns commancement de guerre mortelle et irreconciliable, et aux autres d'amitié et de concorde perdurable: et là faire leurs partages entre eux seuls, s'il est possible: si non, en la presence d'un amy commun à tous deux, homme de bien: qui assiste, comme dit Platon, aux loix de justice, en prenant et donnant ce qui sera plus aggreable et plus convenable l'un à l'autre: et ainsi estimer que lon partage seulement la procuration et l'administration des heritages, et laisser l'usage et la jouissance de tout sans departir en commun, <p 84v>là où il y en a qui s'entre-arrachent les uns aux autres les nourrices qui les ont nourris de mammelle, ou les enfans qui ont esté eslevez et nourris quand et eux, à toute force de les poursuivre, et s'en vont au partir de là aians gaigné le pris d'un esclave, et perdu ce qui estoit le plus precieux en la succession de leur pere, l'amitié et la confiance de leur frere: et en ay cogneu, qui sans y avoir aucun gain, par une opiniastreté seulement, au partage de leurs biens paternels se sont portez ne plus ne moins, et de rien plus gracieusement, que si c'eust esté butin et pillage de guerre: entr lesquels nommeement ont esté Charicles et Antiochus de la ville d'Opunte, qui couperent par le milieu un vase d'argent et un habillement, et en emporterent chascun sa part, divisans ainsi, comme par une malediction tragique,
  Leur heritage au trenchant de l'espee.
Les autres vont contant apres leurs partages, comme par subtils moyens, par finess et cautelle, ils ont circonvenu leurs freres, et ont beaucoup gaigné, s'en glorifians, là où plus tost ils se devoient esjouir, plaire à eux mesmes, et se magnifier, de ce que par gracieuseté, courtoisie et volontaire cession, ils seroient venus au dessus de leurs freres: et pourtant merite bien Athenodorus que lon face mention de luy en cest endroit, comme il n'y a celuy en nostre païs qui ne s'en souvienne bien. Il avoit un frere plus ancien que luy, qui se nommoit Xenon, lequel maniant comme curateur le bien entier d'eux deux, en dissipa une bonne partie, à la fin aiant pris une femme à force, et en estant condamné, il perdit tout son bien, lequel fut appliqué par confiscation au fisque de l'Empereur. Athenodorus pour lors estoit encore jeune adolescent sans aucun poil de barbe, et comme sa part des biens paternels luy eust esté rendue par la justice, il n'abandonna point son frere, ains mettant tout en commun, en feit partage agec luy: et encore combien qu'en ce partage il cogneust que son frere le defraudoit malicieusement de beaucoup, jamais il ne s'en courroucea à luy, ny ne s'en repentit, ains supporta gayement et doucement l'ingrate meschanceté de son frere, laquelle fut divulguee par toute la Grece. Or Solon aiant prononcé ceste sentence touchant le gouvernement de la chose publique, que l'egalité n'engendre point de sedition, semble avoir trop fascheusement introduit la proportion Arithmetique, qui est populaire, au lieu de la belle Geometrique: mais en une famille et maison qui conseilleroit aux freres, comme Platon admonnestoit ses citoyens, sur tout, s'il estoit possible, d'oster de la Republique ces mots de mien et tien, ou à tout le moins se contenter de l'egalité et tascher à la conserver, certainement il asserroit un grand et beau fondement de paix, amitié et concorde entre les freres. Et qu'il se serve à ce propos d'exemples honnorables et illustres, comme est la response de Pittacus au Roy de Lydie, qui luy demandoit s'il avoit des biens: «Deux fois, dit-il, plus que je ne voudrois, estant mon frere mort, duquel j'ay herité.» Mais pour ce que le plus n'est pas ennemy du moins seulement en augmentation et diminution de richesses, ains comme dit Platon, universellement en inegalité y a tousjours mouvement, et en egalité repos et sejour: aussi toute inegalité est bien dangereuse de mettre dissension et querelle entre les freres, et est toutefois impossible qu'ils soient en toutes choses egaux ny pareils, d'autant que ou la nature dés la naissance, ou depuis la fortune leur departent inegalement leurs graces et faveurs d'où procedent les envies, et jalousies entre-eux, maladies et pestes mortelles, non seulement aux familles et maisons, mais aussi aux villes et citez: il s'en faut donner de garde et promptement y remedier, quand elles commancent à s'y engendrer. On pourroit conseiller à celuy qui auroit advantage sur ses freres qu'il leur communiquast tout ce qu'il auroit par dessus eux, en les honorant par son credit et reputation, et les avanceant par le moyen de ses amitiez: et si d'adventure il est plus eloquent qu'eux, leur offrant sa peine et suffisance, comme estant à eux autant comme à luy mesme, et puis n'en <p 85r>monstrant aucune enfleure d'arrogance ny de mespris envers eux, ains plus tost en s'abbaissant et soubmettant, rendre sa preference et son advantage non subject à l'envie, et egaler autant comme il luy est possible l'inegalité de la fortune par moderee opinion de soy-mesme: comme Lucullus ne voulut jamais entreprendre office ny magistrat devant son frere, encore qu'il fust plus aagé que luy, ains laissant passer son temps, attendit celuy de son frere. Et Pollux ne voulut pas estre Dieu mesme seul, ains plus tost demy-dieu avec son frere, et participer de la condition mortelle pour luy faire part de son immortalité: là où il est en toy, pourra lon dire à celuy que lon prendra à admonester, sans aucunement diminuer rien des biens que tu as presentement, accomparer et egaler à toy ton frere, le faisant, par maniere de dire, jouïr de ta grandeur, de ta gloire, de ta vertu, et de ton bon heur: comme feit jadis Platon, qui meit les noms de ses freres, les introduisant parlans en ses plus nobles traittez, pour les rendre renommez, à sçavoir Glaucon et Adimantus, és livres qu'il a escrit de la Republique, et Antiphon le plus jeune, en son dialogue de Parmenides. D'avantage, ainsi comme il y a ordinairement de grandes inegalitez entre les natures ou les aventures des freres, aussi est- il presque impossible que l'un soit en tout et par tout superieur à ses freres: car il est bien vray que les Elemens que lon dit estre creez d'une mesme matiere, ont des qualitez et forces toutes contraires, mais on ne veit jamais que de deux freres nez d'un mesme pere et d'une mesme mere, l'un fust comme le sage que feignent les Stoïques, beau, gracieux, liberal, honorable, riche, eloquent, studieux, sçavant, et humain tout ensemble: et l'autre laid, mausade, sale, chiche, necessiteux, mal emparlé, ignorant et inhumain aussi tout ensemble: ains y a bien souvent en ceux qui sont les plus rebutez et moins estimez quelque scintille de grace, de valeur et d'aptitude et inclination à quelque chose de bon: car, comme dit le commun proverbe,
  Parmy chardons et espineux halliers
  Naissent les fleurs des tendres violiers.
Celuy doncques qui sentira avoir l'avantage en autres choses, s'il n'amoindrit ny ne cache point les telles-quelles parties de vertu qui seront en son frere, ny ne le deboute point comme en un jeu de pris de tous les premiers honneurs, ains luy cede reciproquement en quelques uns, et le declare plus excellent et plus habile que luy en plusieurs choses, retirant tousjours toute occasion et matiere d'envie, comme le bois du feu, il l'esteindra à la fin, ou plus tost il empeschera du tout qu'elle ne s'engendre et concree. Mais encore celuy qui s'aidera tousjours de son frere, és choses mesmement esquelles il sçaura estre plus excellent que luy, et usera de son conseil, comme s'il est rhetoricien, à plaider des causes: s'il est entendu en matiere d'estat, à sçavoir comment il se doit porter en son magistrat: s'il est homme qui ait beaucoup d'amis, en affaires: brief qu'en nulle chose de consequence, et qui peult apporter reputation, ne laisse son frere derriere, ains le fait son parsonnier et compagnon en toutes choses grandes et honorables, que se sert de luy quand il est present, l'attendant quand il est absent, et generalement qui luy donne à entendre qu'il ne seroit pas homme de moindre execution que luy, mais qu'il fait moins de compte d'acquerir reputation, et de s'avancer en credit, que luy, en ne s'ostant rien à soymesme, il adjouste beaucoup à son frere. Ce sont les preceptes et advertissemens que lon pourroit donner à celuy qui seroit plus excellent que son frere: et quant à celuy qui seroit inferieur, il faut qu'il pense en luy mesme, que son frere n'est pas un, ny seul, ou plus riche, ou plus sçavant, ou plus renommé que luy, ains qu'il est luy mesme vaincu d'un nombre infiny d'autres,
  Tant qu'il y a d'hommes mangeans le fruict
  Que la grandeur de la terre produit.
<p 85v>Mais s'il est tel qu'il aille par tout portant envie à tout le monde, ou bien s'il est si mal né, qu'entre tant d'hommes qui sont heureux, il n'y en ait pas un qui le fasche, que celuy qu'il deust le plus aimer, et qui luy tient de plus pres d'obligation du sang, il peut bien dire qu'il est malheureux en toute extremité, et qu'il ne laisse moyen à homme qui vive de le passer en malheureté. Si comme donc Metellus disoit que les Romains devoient bien rendre grace aux Dieux de ce que Scipion estant si grand personnage estoit né dedans Rome, et non pas en une autre cité, aussi que chascun souhaitte et face priere aux Dieux, que luy principalement surmonte tous autres en prosperité, ou, si non, au moins que ce soit un sien frere qui ait ceste tant desiree puissance et authorité: mais il y en a qui sont si mal nez à toute honnesteté, qu'ils s'esjouissent et se glorifient bien d'avoir des amis colloquez en grands honneurs, et d'avoir des princes ou des grands seigneurs et riches pour hostes, mais ils estiment que la splendeur de leurs freres soit leur obscurité: et se plaisent bien d'ouïr raconter les prosperitez de leurs peres, les victoires et conduittes d'armees de leurs ayeux, ausquelles ils n'eurent oncques part, ny n'en receurent oncques honneur ny profit, mais de grandes successions qui seront escheutes à leurs freres, ou d'estats magnifiques, ou de mariages honorables, il en sont marris, et leur semble que cela les ravalle. Et toutefois il falloit en premier lieu ne porter envie à personne, ou si non, à tout le moins tourner son envie au dehors, et deriver ceste malignité, d'estre marry du bien d'autruy, alencontre des estrangers, comme ceux qui embrouillent leurs ennemis en seditions intestines, et les chassent hors de chez eux.
  D'autres Troyens et de leurs alliez
  Grand nombre y a parmy vostre bataille,
  Pour esprouver de mon glaive la taille:
  Des Grecs aussi en nostre ost Argien,
  Sur qui pourras faire espreuve du tien.
comme dit Diomedes à Glaucus: c'est là où tu peux exercer ton envie et ta jalousie. Mais il faut qu'un frere ne soit pas comme le bassin d'une balance qui fait le contraire de son compagnon, quand l'un se haulse, l'autre se baisse: ains faut qu'il face comme les petits nombres, qui par multiplication d'eux mesme produisent les grands, et en se multipliant ainsi l'augmenter, et s'augmenter aussi de biens: car entre les doigts de la main, celuy qui ne tient pas la plume en escrivant, et qui ne touche pas les chordes de l'instrument en jouant, pour ce qu'il n'est pas propre ne dispos à ce faire, n'en vaut pas pire pour cela, ains ils se meuvent tous ensemble, et s'entre-aident les uns les autres en quelque sorte, comme aians expressément pour ceste cause esté faits inegaux à l'entour du plus grand et du plus fort, pour estre plus apte à prendre, et à retenir. Ainsi Craterus estant frere propre d'Antigonus Roy regnant, et Perilaus de Cassander, se meirent à conduire des armees soubs leurs freres, ou bien se teindrent en leurs maisons: mais je ne sçay quels Antiochus Seleucus, et ailleurs Grypus et Cyzicenus, n'aians pas appris à se contenter du second lieu, ains appetans les marques de dignité royalle, la pourpre, et le diadéme, se remplirent eux-mesmes, et les uns les autres de maux infinis, et en combletent quant-et-quant toute l'Asie. Mais pour autant que les envies et jalousies s'impriment le plus souvent és natures et moeurs de personnes ambitieuses, le plus expedient seroit aux freres, pour obvier à tel inconvenient, de n'aspirer pas à acquerir honneur, ny authorité et credit par mesmes moyens, ains l'un par un moyen et l'autre par un autre: car les combats des bestes sauvages s'emeuvent ordinairement entre celles qui se nourrissent de mesme pasture, et entre les combatans des jeux de pris ceux-là seuls se nomment adversaires les uns des autres qui travaillent à mesme sorte de jeu: là où les escrimeurs des poings aux escrimeurs à outrance sont amis, et les luicteurs aux coureurs de carriere, <p 86r>et s'entre-aident et s'entrefavorisent les uns aux autres. Et pourtant des deux fils de Tyndarus, l'un Polynices gaignoit tousjours le pris à l'escrime des poings, et Castor l'emportoit à la course. Voyla pourquoy Homere a bien fait, que Teucer estoit excellent à tirer de l'arc, là où son frere estoit des meilleurs combatans à coups de main,
  Et le couvroit de son luysant escu.
Comme entre ceux qui se meslent des affaires publiques, ceux qui manient les armes ne portent pas communément envie à ceux qui haranguent devant le peuple, ny entre ceux qui parlent en public, les advocats aux lecteurs de philosophie, ny entre ceux qui pensent les malades, les medecins aux chirurgiens, ains s'entredonnent la main, et s'entreportent tesmoignage les uns aux autres: mais vouloir et cercher d'acquerir honneur et reputation d'un mesme art, et par une mesme valeur et suffisance, c'est autant entre ceux qui ne sont pas parfaicts, comme estans amoureux d'une mesme maistresse, vouloir estre mieux venu, et avoir plus d'avantage l'un que l'autre. Ceux doncques qui cheminent par diverses voyes evitent les occasions d'envie, et s'entre-aident les uns les autres, comme Demosthenes et Chares, et semblablement Aeschines et Eubulus, Hyperides et Leosthenes, dont les uns proposoient les decrets, et haranguoient devant le peuple, les autres conduisoient les armees, et faisoient les affaires. Et pourtant faut-il que les freres qui ne seront pas pour s'entrecommuniquer, sans envie, leur gloire et leur credit, aient leurs cupiditez et leurs ambitions bien tournees à contrepoil, et bien esloignees les unes des autres, s'ils veulent recevoir plaisir, et non pas desplaisir de la prosperité et de l'heureux succez les uns des autres: mais par dessus tout cela, il se faut bien donner garde des parents et alliez, et quelques fois des femmes mesmes, qui à la convoitise d'honneur adjoustent de mauvais et malicieux propos: Vostre frere fait merveille, il emporte tout, on ne parle que de luy, tout le monde luy fait la court: là où personne ne vient vers vous, et n'avez honneur ne demy. Le frere qui sera sage, respondra à ces mauvais langages là, J'ay un frere qui a la vogue de credit, et du credit et authorité qu'il a, la plus grande part en est miene, et à mon commandement. Car Socrates disoit, qu'il aimoit mieux avoir Darius pour amy que ses Dariques: mais un frere qui a bon jugement ne se pensera pas avoir moins de bien, d'avoir son frere constitué en grand estat, ou riche, ou avancé en credit et reputation, par le merite de son eloquence, que si luy-mesme avoit l'estat, la richesse, le sçavoir et l'eloquence. Voyla comment il faut essayer à radouber le mieux qu'il est possible telles inegalitez: mais il y a d'autres differences qui naissent incontinent avec eux, au moins ceux qui ne sont pas bien appris quant aux aages: car à bon droict les plus vieux voulans tousjours commander aux plus jeunes, leur presider, et avoir plus et d'honneur et d'authorité et de puissance en tout et par tout, sont fascheux et ennuyeux: et de l'autre costé aussi les plus jeunes secouans la bride et s'enorgueillissans s'accoustument à ne faire compte, et à mespriser leurs freres plus aagez: de là advient que les jeunes, comme enviez et rabbaissez tousjours par leurs aisnez, fuyent et haïssent leurs corrections et admonitions, et les aisnez desirans garder et retenir tousjours leur precedence par dessus eux, redoutent l'accroissement de leurs puisnez, comme estant la ruine d'eux-mesmes. Tout ainsi doncques comme lon dit, qu'en un bien-faict il faut que celuy qui le reçoit l'estime plus grand qu'il n'est, et celuy qui le donne plus petit: aussi qui pourroit persuader à l'aisné de ne reputer pas que le temps dont il precede son frere soit beaucoup, et au puisné que ce soit peu de choses, il les delivreroit tous deux, l'un de desdaing et de mespris, et l'autre d'irreverence et de negligence. Et pour ce qu'il est convenable à l'aisné d'avoir soing, enseigner, reprendre et admonester, et au puisné honorer, suivre et imiter: je voudrois que la solicitude de l'aisné teint plustost du compaignon que du pere, et de la suasion <p 86v>plus tost que du commandement, et qu'il fust plus prompt à s'esjouïr pour le devoir faict, et à le louër, que non pas à le reprendre et blasmer, pour l'avoir oublié, et face l'un non seulement plus volontairement, mais aussi plus humainement que l'autre: et aussi qu'au zele du puisné il y eust plus de l'imitation, que de la jalousie et contention, pource que l'imitation presuppose la bonne estime et admiration, et la jalousie et contention n'est jamais sans envie, qui fait que les hommes aiment ceux qui taschent à les ressembler, et au contraire ils rebutent et depriment ceux qui estrivent et s'efforcent de s'egaler à eux: et parmy l'honneur qu'il est bien seant que le puisné rende à son aisné, l'obeissance est celle qui merite plus de louange, et qui engendre une plus forte et plus cordiale bienveuillance, accompagnee d'une reverence et d'un contentement, qui est cause que l'aisné reciproquement luy cede et luy defere. Dont il advint que Caton aiant dés son enfance honoré et reveré son frere C@epion par obeïssance, observance et silence devant luy, à la fin gaigna tant quand ils furent hommes faicts, et le remplit de si grand respect et reverence envers luy, qu'il ne faisoit ny ne disoit rien qu'il ne luy dist. Auquel propos on raconte que C@epion un jour aiant signé et seellé de son cachet quelques tablettes de tesmoignage, Caton son frere survenant apres ne les voulut point signer ny seeller: quoy entendant C@epion redemanda incontinent les tablettes, et arracha son cachet avant que demander pour quelle occasion son frere ne luy avoit pas creu, ains avoit eu le tesmoignage pour suspect. Aussi semble-il que les freres d'Epicurus luy porterent grand respect et reverence, pour l'amour et bienveuillance qu'il avoit monstré envers eux: ce qui apparut tant en toutes autres choses, qu'en ce qu'ils espouserent fort chaudement toutes ses inventions et opinions en la philosophie: car encore qu'ils se soient trompez d'opinion, d'avoir tousjours dit et tenu dés leur enfance, que jamais homme n'avoit esté si sçavant en philosophie que leur frere Epicurus: si est-ce chose merveilleuse comment ou luy les ait peu ansi affectionner, ou eux se soient ainsi disposez et affectionnez envers luy. Entre les plus modernes philosophes mesmes, Apollonius le Peripatetique a convaincu de menterie celuy qui a dit le premier, que l'honneur et la gloire ne recevoient point de compagnon, aiant rendu son frere puisné Sotion plus honoré et plus renommé que luy mesme. Et quant à moy, combien que la fortune m'ait fait beaucoup de faveurs, qui meritent bien que je luy en rende grandes graces, il n'en a pas une dont je me sente tant obligé à elle, comme l'amour et la bienveuillance que m'a porté et me porte en toutes choses mon frere Timon, ce que nul ne peult nier, qui ait tant soit peu hanté ou frequenté avec nous, et moins que tous autres, vous qui nous avez esté familiers. Il y a d'autres hargnes, dont il se faut donner garde, entre les freres qui sont de pareil aage, ou bien peu esloignez l'un de l'autre, lesquelles passions sont petites, mais continuelles et en grand nombre, au moyen dequoy elles apportent une mauvaise accoustumance de se fascher, aigrir et courroucer de toutes choses, laquelle en fin se termine en haines et inimitiez irreconciliables: car aians commancé à quereller les uns contre les autres dés les jeux d'enfance pour la nourriture, ou pour les combats de quelques petites bestes, comme de cailles ou de cocqs, et puis pour la luicte des petits garsons, ou pour la chasse de leurs chiens, ou la comparaison de leurs chevaux, ils ne peuvant plus retenir ny refrener, quand il sont devenus grands, leur opiniastreté et leur ambition en choses de grande consequence. Comme les plus grands et plus puissans hommes d'entre les Grecs de nostre temps, s'estans premierement bandez les uns contre les autres pour les faveurs qu'ils portoient à des baladins et jouëurs de cithres, et puis faisans à l'envy à qui auroit de plus beaux viviers, de plus belles baignouëres, et de plus belles allees et galeries, de plus belles salles, et lieux de plaisance au territoire de Edepsus, en les comparant les unes aux autres <p 87r>opiniastrement, en coupant les canaux, et divertissant les conduicts des fontaines; ils se sont tellement aigris les uns contre les autres, qu'ils s'en sont perdus: car le tyran les leur a tous ostez, et ont esté bannis de leur païs, pauvres, vagabonds par le monde, et à peine que je ne dis, tous autres qu'ils n'estoient au paravant, excepté qu'ils sont demourez les mesmes qu'ils estoient à s'entrehaïr. Voila pourquoy il faut bien dés le commancement resister à la jalousie et opiniastreté qui se glisse entre les freres és premieres et petites choses, en s'accoustumant à ceder l'un à l'autre reciproquement, et à se laisser vaincre, et à s'esjouir plus tost de leur complaire, que non pas de les vaincre: car ce n'a point esté d'autres victoires que les anciens ont entendu, quand ils ont appellé la victoire Cadmiene, que celle d'entre les freres au devant de Thebes, qui fut une tres-villaine et tres-meschante victoire. Mais quoy, les affaires mesmes n'apportent-ils pas plusieurs occasions de dissensions et de debats entre les freres, à ceux encore qui sont les plus doux et les plus gracieux? ouy certes, mais c'est aussi là où il faut laisser les affaires se combattre tous seuls, sans y adjouster aucune passion d'opiniastreté, ny de cholere, comme un hameçon qui les accroche et attache à debattre, ains faut que comme en une balance ils regardent par ensemble de quel costé panchera le droict et l'equité, et que le plus tost qu'il leur sera possible, ils remettent le jugement et l'arbitrage de leur different à quelques bons personnages, pour les vuider et purger tout au net devant qu'ils percent si avant, comme une tache ou une teincture, que lon ne la puisse plus effacer ny laver: et puis imiter les philosophes Pythagoriens, lesquels n'estans alliez ny parents, ains seulement participans de mesme eschole et mesme discipline, si d'adventure ils s'estoient quelques fois transportez de cholere, jusques à dire injure l'un à l'autre, devant que le soleil fust couché touchans en la main l'un de l'autre et s'entr'embrassans, faisoient l'appoinctement: car comme quand il advient une fiévre sur une bosse en l'aine, il n'y a pour cela danger quelconque, mais si la bosse nettoyee et passee la fiévre persevere, c'est un maladie qui a son principe et sa cause d'ailleurs plus profonde: aussi le different qui est entre deux freres, quand il cesse avec l'affaire, procedoit de l'affaire: mais si le different demeure apres l'affaire vuidé, l'affaire n'estoit que pretexte, et y avoit au dedans une suspecte et mauvaise racine cachee. Auquel propos il fait bon entendre la façon de proceder à la decision du different de deux freres de nation barbare, non pour une part ou portion de quelque petite terre, ou pour un nombre d'esclaves, ou de moutons: mais pour l'Empire des Perses: car apres la mort de Darius aucuns des Perses vouloient que Ariamenes succedast à la couronne, comme estant le fils aisné du feu Roy: les autres vouloient que ce fust Xerxes, tant pource qu'il estoit fils de Atossa fille du grand Cyrus, que pour ce qu'il estoit né de Darius estant ja Roy couronné. Ariamenes doncques descendit du pais de la Medie, non point en armes, comme pour faire la guerre, ains tout simplement avec son train, comme pour pousuyvre son droict en justice. Xerxes paravant sa venue faisoit toutes choses qui appartenoient à un Roy, mais quand son frere fut arrivé, volontairement il s'osta le diadéme ou frontal, et posa le chapeau royal, que les Roys ont accoustumé de porter à la pointe droicte, et luy alla au devant, l'embrassa, et luy envoya des presens, avec commandement à ceux qui les luy portoyent de luy dire, «Xerxes ton frere t'honnore maintenant de ces presens icy: mais si par la sentence et le jugement des Princes et Seigneurs de Perse il est declaré Roy, il veut que tu sois la seconde personne de Perse apres luy.» Ariamenes feit response: «Je reçoy de bon coeur les presens de mon frere, et pense que le royaume des Perses m'appartienne, mais quant à mes freres, je leur garderay l'honneur qui leur est deu apres moy, et à Xerxes le premier de tous.» Quand fut escheu le jour du jugement, les Perses de commun consentement declarerent juge de ceste grande cause Artabanus, qui estoit frere du defunct Darius. Xerxes ne vouloit point estre jugé par luy seul, <p 87v>par ce qu'il se fioit plus à la multitude des Seigneurs, mais sa mere Atossa l'en reprit: «Pourquoy, dit- elle, mon fils, refuses-tu Artabanus ton oncle, le plus homme de bien qui soit en Perse, pour ton juge? et pourquoy as-tu tant de crainte de l'issue de ce jugement-là où le second lieu mesme est encore honorable, d'estre appellé et jugé le frere du Roy de Perse?» Xerxes doncques se laissa persuader à sa mere: et le proces estant jugé, Artabanus prononcea que le royaume appartenoit à Xerxes: parquoy Ariamenes incontinent se levant de son siege alla faire hommage à son frere, et le prenant par la main droicte le mena seoir dedans le siege royal, et de là en avant fut tousjours le plus grand aupres de luy, et se monstra si bien affectionné en son endroict, que en la bataille navale de Salamine il mourut en combattant vaillamment pour son service. Cest exemple donc soit comme un patron original de vraye benignité et magnanimité, où il n'y a rien à reprendre. Et quant à Antiochus on pourroit bien justement reprendre en luy une trop grande convoitise de regner, mais aussi fait-il bien à esmerveiller, que l'amitié fraternelle ne fut pas du tout esteincte en son ambition. Il faisoit la guerre pour le royaume, à son frere Seleucus qui estoit son aisné, et avoit sa mere qui luy favorisoit: mais au plus fort de leur guerre Seleucus aiant donné une battaille aux Galates, la perdit, et ne se trouvant nulle part, on fut long temps que lon le teint pour mort: et son armee toute taillee en pieces par les Barbares: ce que aiant entendu Antiochus posa la robbe de pourpre, et se vestit de noir, et fermant son palais royal, mena deuil de son frere, comme s'il eust esté perdu: mais apres estant adverty comme il estoit sain et sauf, et qu'il remettoit sus une autre armee, sortant de son logis en public il alla sacrifier aux Dieux en action de graces, et commanda aux villes qui estoient soubs luy de faire semblablement sacrifices, et porter chapeaux de fleurs en signe de resjouissance publique. Et les Atheniens aians sans propos inventé et controuvé la fable, touchant la querelle d'entre Neptune et Minerve, y ont entremeslé une correction qui n'est pas trop hors de propos: car ils suppriment tousjours le deuxiesme jour du mois de Juin, auquel ils disent qu'advint ce debat et ceste noise entre Neptune et Minerve. Qui nous empeschera donques aussi, s'il advient que nous aions eu debat ou different alencontre de nos alliez et parents, que nous ne condamnions ce jour-là de perpetuelle oubliance, et ne le reputions entre les journees maudittes et malencontreuses, non pas oublier tant d'autres bonnes et joyeuses, esquelles nous avons vescu, et avons esté nourris ensemble, à l'occasion d'une seule? car ce n'est point en vain, ne pour neant, que nature nous a donné la mansuetude et la modestie, fille de patience, où il faut que nous en usions, principalement envers nos alliez et nos parents. Si ne se monstre pas l'amour et affection cordiale envers eux seulement, en leur pardonnant quand ils ont failly, mais aussi en leur demandant pardon quand on les a offensez: pourtant ne les faut- il pas negliger quand ils sont courroucez, ny se roidir alencontre d'eux quand ils se viennent justifier ou excuser, ains plus tost les prevenir et aller au devant de leurs courroux, en s'excusant si on les a offensez, et leur pardonnant devant qu'ils s'excusent: pourtant est Euclides le disciple de Socrates fort renommé és escholes des philosophes, pource que aiant ouy une parole indigne et bestiale de son frere, qui luy avoit dit, Je mourrois de male mort si je ne me vengeois de toy: «mais moy, dit-il, si je n'appaisois ta cholere, et ne te persuadois que tu m'aimasses comme tu faisois au paravant.» Mais l'effect et non pas la parole du Roy Eumenes ne se peult aucunement surpasser ny en patience, ny en doulceur et bonté: car Perseus le Roy de Macedoine, estant son ennemy, avoit attiltré des meurtriers pour le tuer, lesquels estoient en embusche à l'espier aupres de la ville de Delphes, aians entendu qu'il venoit de la marine vers la ville, pour se conseiller à l'oracle d'Apollo: et l'assaillans par derriere, luy jetterent de grosses pierres, qui l'assenerent sur la teste et sur <p 88r>le col: dont il fut tellement estourdy, qu'il en tomba par terre tout pasmé, de maniere que lon pensa qu'il fust mort, et en courut le bruit par tout, tant que quelques uns de ses serviteurs et amis mesmes coururent jusques en la ville de Pergame en porter la nouvelle, comme de chose à laquelle ils avoient esté presens: parquoy Attalus le plus aagé de ses freres homme de bien, et qui s'estoit tousjours plus fidelement et plus loyaument que nul autre porté envers son frere, fut non seulement declaré Roy, et couronné du diadesme royal, mais qui plus est, il espousa la Royne Stratonice femme de son frere, et coucha avec elle: mais depuis quand les nouvelles arriverent qu'Eumenes estoit vivant, et qu'il s'en venoit, posant le diadesme, et reprenant la javeline, comme il avoit accoustumé de porter à la garde de son frere, il luy alla au devant avec les autres gardes, et le Roy le reçeut humainement, salüa et embrassa la Royne avec grand honneur et grandes caresses: et aiant vescu longuement depuis sans plainte ny suspicion quelconque, finablement venant à mourir il consigna et laissa son royaume et sa femme à son frere Attalus. Mais que feit Attalus apres sa mort? il ne voulut jamais faire nourrir aucun de ses enfans que Stratonice sa femme luy porta, et si en eut plusieurs, ains nourrit et esleva le fils de son frere defunct, jusques à ce qu'il fust en aage d'homme, et lors luy-mesme luy meit sur la teste le diadesme royal, et l'appella Roy. Mais Cambyses au contraire, pour un songe qu'il avoit songé, craignant que son frere ne vint à estre roy de l'Asie, sans autre raison ne preuve aucune le feit mourir: à l'occasion dequoy la succession de l'empire sortit de la race de Cyrus apres sa mort, et vint à regner celle de Darius, prince qui sçeut communiquer le gouvernement de ses affaires et son authorité, non seulement à ses freres, mais aussi à ses amis. Il faut bien aussi se souvenir d'un autre poinct, et l'observer soigneusement quand on est tombé en quelque different avec les freres, c'est de hanter lors, et parler, et frequenter plus souvent que jamais avec leurs amis, et à l'opposite fuir leurs malveuillans et ennemis, sans les vouloir ouir ny recevoir, suyvant en cela pour le moins la façon de faire des Candiots, lesquels entrans souvent en combustion les uns contre les autres, et se faisans la guerre, quand il leur survenoit des ennemis de dehors ils se r'allioient incontinent ensemble, et se bandoient tous contre eux: et cela s'appelloit Syncretisme. Mais il y en a qui, comme l'eau coule tousjours contrebas, aussi s'abbaissent à ceulx qui se baissent et qui se divisent, ruinans par les soufflements toute parenté et toute amitié, haïssans l'un et l'autre, et s'attachans plus à celuy qui se lasche par imbecillité. Car les amis simples, et ne pensans point en mal, comme sont les jeunes, aiment ce que leurs amis aiment, mais les plus pervers et plus malins ennemis font semblant d'estre marris et courroucez aussi contre le frere qui a courroux et debat alencontre de son frere. Comme donc la poule en Aesope respond au regnard, qui faisoit semblant d'avoir ouy dire qu'elle estoit malade, et luy demandoit par amitié, comment elle se portoit: «Je me porteray bien, dit elle, mais que tu sois arriere d'icy.» Aussi faut-il respondre à un tel homme maling, qui viendra mettre en avant et ouvrir le propos du debat avec le frere, pour sonder et sapper par dessous, à fin d'entendre quelque secret: «Je n'ay rien à demesler avec mon frere, ny luy avec moy, prouveu que je ne preste point l'oreille aux rapporteurs, ny luy aussi.» Mais maintenant je ne sçay comment quand nous sommes chassieux, ou que nous avons mal aux yeux, nous divertissons nostre veuë des corps qui font reverberation, et des couleurs trop vives: et quand nous avons quelque cholere, ou plainte, ou suspicion contre nos freres, nous prenons plaisir à ouir ceux qui nous y embrouillent encore d'avantage, et leur adherons lors qu'il estoit plus besoing de fuir leurs ennemis et malveuillans, et se cacher d'eux: et au contraire s'approcher, hanter et converser avec leurs alliez, leurs domestiques et amis, et mesmes entrer dedans leurs maisons pour s'aller librement plaindre jusques à leurs femmes: et neantmoins <p 88v>on dit communément, que les freres cheminans ensemble ne doivent pas seulement mettre une pierre entre eux, et est on marry quand un chien vient courir à travers d'eulx, et craint on beaucoup d'autres choses semblables, desquelles nulle ne sçauroit separer ne diviser la concorde des freres: et ce pendant il ne voyent pas, qu'ils admettent au milieu d'eux, et reçoivent à travers, des hommes de nature canine, qui ne font qu'abboyer, pour irriter les uns contre les autres. A ceste cause venant à propos pour la suite du discours, Theophrastus disoit fort bien, que si toutes choses doivent estre communes entre amis, suyvant l'ancien proverbe, encore plus le doivent estre les amis: car les familiaritez, conversations et frequentations separees à part, destournent et divertissent les uns d'avec les autres: car à choisir d'autres familiers et amis suit incontinent par consequence, prendre plaisir à d'autres compagnies, en estimer d'autres, et se laisser mener et gouverner à d'autres, par ce que les amitiez forment les naturels des personnes, et n'y a point de plus certain signe de differentes humeurs et naturels des personnes, que le chois et election de differents amis: tellement que ny le boire et maner, ny le jouer, ny passer les jours tous entiers ensemble, n'ont pas tant d'efficace à contenir la concorde et bienveuillance des freres, comme le haïr et l'aimer de mesmes personnes, et prendre plaisir à mesmes compagnies, et au contraire aussi, d'en abhorrir et fuir de mesmes: car quand les freres ont des amis communs, ils n'endurent jamais qu'il naisse entre-eux des picques ny des querelles, ains si d'adventure il survient ou quelque soudaine cholere, ou quelque plainte, elle est incontinent appaisee par le moyen des amis communs, qui les prennent sur eux, et les font esvanouir en neant, s'ils sont bien affectionnez envers l'un et l'autre des freres, et que leur bienveuillance panche autant d'un costé comme d'autre. Car ainsi comme l'estain soude et rejoinct le cuivre qui est cassé, en touchant aux deux extremitez des pieces rompues, pour ce qu'il s'accorde aussi bien avec l'un des freres comme avec l'autre, pour bien resouder et confirmer la mutuelle bienveuillance: mais ceux qui sont inegaux, et ne se peuvent mesler autant avec l'un comme avec l'autre bout, font une separation et disjonction, et non pas une conjonction, comme certains tons en la musique. Et pourtant pourroit on à bon droict douter, et demander si Hesiode a bien ou mal dit,
  Ne fais egal le compagnon au frere.
car le compagnon qui sera sage et commun amy, plus il sera incorporé avec tous les deux, plus ferme neud et lien sera il de l'amitié fraternelle: mais Hesiode a entendu et craint cela des ordinaires et vulgaires hommes, qui sont coustumierement subjects à estre jaloux, et à s'aimer soy-mesme, ce qui est bien raisonnable d'eviter, encore que lon porte egale bienveuillance à l'amy, qu'au frere: ce neantmoins en cas de concurrence, de reserver tousjours le premier lieu au frere, soit à le preferer en election de magistrat ou maniement d'affaires d'estat, soit à le convier à quelque festin ou assemblee solonnelle, ou à le recommander aux princes et seigneurs, et autres telles choses semblables, que le commun des hommes repute grandes et honnorables, il faut en tout cela rendre la dignité et l'honneur à l'obligation du sang et à la nature: car l'avantage en telles choses n'apporteroit pas tant de reputation et de gloire à l'amy, que le rebut apporteroit de dereputation et de deshonneur au frere. Et quant à ceste sentence là nous en avons ailleurs traitté plus amplement: mais un autre mot sententieux de Menander, qui est tres-sagement dit,
  Qui aime bien, ne veult qu'on le mesprise,
nous remet en memoire et nous enseigne d'avoir soing de nos freres, et ne nous fier pas tant à l'obligation de la nature, que nous les mesprisions: car le cheval est une beste de nature aimant l'homme, et le chien son maistre, mais toutefois si vous faillez <p 89r>à les penser, et en avoir le soing tel que vois devez, ils perdent celle cordiale affection, et s'estrangent de vous: et le corps est de naissance tresconjoint à l'ame: mais si elle le neglige et le mesprise, il ne veult plus luy aider, et gaste ou empesche ses actions. Or le soing et la solicitude honneste que lon doit avoir des freres, et encore plus des beaux peres et des gendres d'iceux, est de se monstrer tousjours bienveuillans, et bien affectionnez en leur endroit prompts à faire pour eux en toutes occasions, saluër et caresser leurs serviteurs favorits, remercier les medecins qui les auront pensez en leurs maladies, leurs amis fideles qui les auront volontairement et utilement accompagnez en quelque voyage, et en quelque expedition de guerre: et quant à la femme espousee du frere, la tenir et reverer comme une relique tressaincte, pour l'amour de son mary, la louër, se plaindre avec elle de son mary, s'il n'en fait compte tel qu'il doit, l'appaiser quand elle est courroucee, et si d'adventure elle commet quelque legere faute, la reconcilier avec son mary, et le prier de luy pardonner, et aussi s'il y a quelque chose particuliere en quoy il soit en different avec son frere, s'en plaindre à elle, et tascher de l'appointer avec luy. Estre à bon escient marry de ce que son frere ne se marie point, ou s'il est marié, de ce qu'il n'a point d'enfans, en l'en solicitant, et le tansant, tant que lon le conduise par toutes voys à se marier, et se lier par legitimes alliances: et quand il a eu des enfans, monstrer encore plus manifestement sa bienveuillance, tant envers luy qu'envers sa femme, en l'honorant plus que jamais, et aimant ses enfans comme les siens propres: mais se monstrant encore plus indulgent et plus doulx envers ceulx de son frere, à fin que s'il advient qu'ils facent quelque faute, comme font les jeunes gens, qu'ils ne s'en fuient point, et ne se retirent point, pour crainte du pere ou de la mere, en quelque mauvaise et desbauchee compagnie, ains qu'ils aient un recours et une retraitte, où ils soient admonestez amiablement, et où ils treuvent intercesseur pour faire leur appointement. Voyla comment Platon ramena son nepveu Speusippus, qui estoit fort desbauché, et fort dissolu, sans luy dire ne faire mal quelconque, ains se monstrant doulx et gracieux à le recueiller, là où il fuyoit ses pere et mere qui crioient tousjours apres luy, et le tansoient incessamment: quoy faisant il engendra en son coeur une grande reverence envers luy, et grand zele de l'imiter, et de s'employer à l'estude de la philosophie, combien, que plusieurs de ses amis le blasmassent de ce qu'il ne reprenoit et ne corrigeoit autrement ce jeune homme: mais luy leur respondit, qu'il le reprenoit assez, en luy donnant à cognoistre par sa vie et par ses deportements la difference qu'il y a entre le vice et la vertu, et entre les choses honnestes et deshonnestes. Le pere d'Alevas roy de Thessalie le rebutoit et le rudoyoit, pour ce qu'il estoit hault à la main et superbe, et au contraire son oncle frere de son pere le soustenoit et l'avançoit: et comme un jour les Thessaliens envoyassent les buletins à l'oracle d'Apollo en Delphes, pour sçavoir qui seroit Roy, l'oncle au desceu du pere meit un buletin pour Alevas: la prophetisse Pythie prononça, que c'estoit Alevas qui devoit estre Roy: au contraire le pere insistoit, qu'il n'avoit point mis de buletin pour luy: et sembloit à tout le monde qu'il y devoit donc avoir eu erreur à escrire ces buletins et ces noms: et pourtant renvoya lon de rechef à l'oracle, là où la Pythie respondit,
  J'entens et dis le roux fils d'Archedice.
et en ceste maniere Alevas estant declaré roy de Thessalie par l'oracle d'Apollo, moyennant ceste faveur que luy feit le frere de son pere, fut quant à luy beaucoup plus excellent prince que tous les autres qui avoient esté en la maison devant luy, et si eleva son païs et sa nation en grande gloire et grande reputation. Ainsi faut-il en s'esjouissant et se glorifiant de l'avancement, des honneurs, charges et offices honorables des enfans de son frere, les poulser et encourager à la vertu, et quand ils font bien, les louër bien hautement: car à l'adventure seroit il odieux de grandement <p 89v>louër le sien propre, mais celuy de son frere, il est digne et honorable, non point procedant de l'amour de soymesme, ains de l'honnesteté, et tenant à vray dire de la divinité. [...] signifie divin, et oncle. Si me semble que le nom mesme nous convie à aimer cherement nos nepveux: et si faut que nous nous proposions à imiter les grands personnages, qui ont esté sanctifiez et deifiez par le passé: car Hercules aiant engendré soixante et huict enfans, aima aussi cherement Iolaus celuy de son frere, que pas un des siens propres: c'est pourquoy encore maintenant on le met dessus un mesme autel que son oncle Hercules, et le prie lon quand et luy, l'appellant le costeillier d'Hercules: et son frere Iphicles aiant esté tué en une bataille, qui fut donnee pres de Laced@emone, il en fut si desplaisant, qu'il partit de tout le Peloponese. Et Leucothea, so soeur estant trespassee, nourrit et eleva son enfant, et le deifia quand et elle: d'où vient que les Dames Romaines encore aujourd'huy en la feste de Leucothea, qu'ils appellent Matuta, portent entre leurs bras et cherissent, non leurs propres enfans, ains ceux de leurs soeurs.

Du trop parler.
C'EST une cure bien fascheuse et bien malaisee à la philosophie, qu'entreprendre de guarir le vice de ceux qui parlent trop, pour ce que la medecine dont elle use est la parole receuë des escoutans, et ces grands parleurs n'escoutent jamais personne, car ils parlent tousjours: et est le premier vice de ceux qui ne se peuvent taire, qu'ils ne veulent escouter personne, tellement que c'est une surdité volontaire de gens qui semblent se plaindre de la nature, de ce qu'elle ne leur a donné qu'une langue, veu qu'elle leur a donné deux oreilles. Si donc Euripides est loué d'avoir bien dit à un maladvisé auditeur auquel il parloit,
  On ne sçauroit sage conseil donner
  A homme fol, ne bien l'arraisonner,
  Non plus qu'emplir se pourroit un vaisseau
  Qui par tout coule, et ne retient point eau.
plus justement pourroit-on dire à un babillard ou d'un babillard, on ne sçauroit emplir celuy qui ne reçoit point les sages et bons advertissements qu'on luy verse, ou pour mieux dire, que lon respand alentour des oreilles de celuy qui parle tousjours à ceux qui point ne l'escoutent, et n'escoute jamais ceux qui parlent à luy: car s'il escoute tant soit peu, ce n'est que comme un reflus de babil, qui prent haleine pour rebabiller puis apres encore d'avantage. Il y avoit en la ville d'Olympe un portique, que lon appelloit Heptaphonos, pour ce qu'une mesme voix y retentissoit par diverses reflexions plusieurs fois: mais si la moindre parole touche tant soit peu à un babillard, incontinent il resonnera par tout,
  Touchant du coeur les chordes plus cachees,
  Qui ne devroient pour rien estre touchees:
tellement que lon diroit, que les pertuis et conduits de l'ouye en eux ne respondent point au dedans du cerveau, mais à la langue: au moyen dequoy les paroles demeurent en l'entendement des autres: mais des babillards ils s'escoulent incontinent, et puis ils s'en vont comme vaisseaux percez, vuides de sens et pleins de bruit. Toutefois à fin que nous ne laissions à esprouver aucun moyen de leur profiter, nous pourrons commancer par dire à chacun de ces grands parleurs,
<p 90r>   Amy tais toy, car taciturnité
  Porte avec soy mainte commodité,
et entre les autres deux premieres et principales, c'est à sçavoir, escouter, et estre escouté, desquelles ces importuns parleurs ne peuvent jamais obtenir ne l'une ne l'autre, ains sont frustrez de leur desir en toutes les deux. Les autres passions et maladies de l'ame, comme l'avarice, l'ambition, l'amour, ont à tout le moins aucunefois jouissance de ce qu'elles desirent, mais c'est ce qui plus tourmente ces grands babillards, qu'ils cerchent par tout qui les veuille ouïr, et n'en peuvent trouver: car soit ou que lon devise assis, ou que lon se promene en compagnie, chascun s'enfuit grand' erre si tost que lon voit approcher quelqu'un de ces grands causeurs: vous diriez proprement que lon a sonné la retraitte, si viste chascun se retire. Et ainsi comme quand en une assemblee il se fait soudainement un grand silence, et que personne ne parle, on dit que Mercure y est entré: aussi quand un babillard entre en un bancquet ou une compagnie de gens qui s'entrecognoissent, chascun se tait, craignant de luy donner occasion de parler: ou si de luy mesme il commance le premier à entre-ouvrir les lévres, chascun se léve et s'en va, devant que l'orage soit venue, comme font les gens de marine, qui se retirent à l'abry, se doutans de tourmente, pour avoir ouy un peu bruire la bize sur le hault de quelque escueuil de mer. Dont il advient qu'ils ne peuvent avoir à boire et à manger avec eux personne qui y vienne volontairement: ny loger avec eux quand on va par les champs, ou que lon voyage par mer, s'ils n'y sont contraincts: car cest importun est tousjours apres, tantost les tirant par la robbe, tantost par la barbe, tantost les frappant du coude, de maniere que les pieds font là bien besoing comme disoit Archilochus, ou plustost le sage Aristote, lequel respondit à un tel importun causeur, qui le faschoit et luy rompoit la teste, en luy faisant des plus estranges contes du monde, et luy repetoit souvent, «Mais n'est-ce pas une merveilleuse chose, Aristote?» «non pas cela, dit-il, mais c'est bien chose merveilleuse, qu'un homme aiant des pieds puisse endurer ton babil.» Et à un autre semblable qui luy disoit, apres un long procés qu'il luy avoit fait: «Je t'ay bien rompu la teste, Philosophe, de mon parler:» «non as, respondit il, point autrement: car je n'y ay point pensé.» Pource que si lon est quelquefois contrainct de les laisser babiller, l'ame ce pendant se retire en soy, et fait à par elle quelque discours, ne leur laissant que les oreilles seulement, sur lesquelles ils espandent leur babil par dehors: ainsi ne peuvent ils trouver qui les veuille ouïr, et encore moins qui les veuille croire. Car comme lon tient que la semence de ceulx qui se meslent trop souvent avec les femmes, n'a pas la force d'engendrer: aussi le parler de ces grands babillards est sterile, et ne porte point de fruict. Et toutefois il n'y a partie en tout nostre corps que la nature ait si seurement remparee, que la langue, au devant de laquelle elle a assis le rempar des dents, à fin que si d'adventure elle ne veult obeir à la raison, qui luy tient au dedans la bride roide, et qu'elle ne se retire en arriere, nous puissions refrener son intemperance avec sanglante morsure: car comme dit Euripide,
  En fin toute langue effrenee
  Se trouvera mal-fortunee.
Et me semble que ceulx qui disent, que maison sans porte, et bourse sans fermeture, ne servent de rien à leurs maistres: Voyez Pline, livr. 4. chap. 13. et ce pendant ne nettent ne porte ne serrure à leur bouche, ains la laissent tousjours couler au dehors, comme fait celle de la mer de Pont: ceulx-là, dis-je, me semblent estimer, que la parole soit la plus vile chose du monde. C'est pourquoy on ne les croit jamais, et toutefois c'est le but auquel toute parole tend, pour ce que sa fin proprement est faire foy aux escoutans: et ces grands parleurs ne sont jamais creus, encore qu'ils disent verité: comme le froment enfermé dedans quelque vaisseau humide croist bien quant à la mesure, mais quant à la bonté <p 90v>de l'usage, il empire: ainsi est-il de la parole du babillard, car il l'augmente bien en mentant, mais il luy oste toute force de persuasion. D'avantage c'est chose dont toute personne honneste, et qui a honte des choses infames et villaines, se doit bien soigneusement contregarder, que de s'enyvrer: car comme disent aucuns, cholere est bien du mesme rang que la manie et fureur: mais yvresse loge et demeure tousjours avec elle, ou pour mieulx dire, c'est la fureur mesme, moindre quant à la duree du temps, mais plus griefve quant à la cause, d'autant qu'elle est volontaire, et que nous l'encourons de nous mesmes, sans que rien nous y contraigne. Or n'y a il rien en l'yvresse que tant lon blasme et reprenne, que l'intemperance du trop parler: car comme dit le poëte,
  Le vin peult tant que le sage il destrave,
  Il fait chanter l'homme tant soit il grave,
  Rire, gaudir, et chanter, et baller,
  Et ce, que taire il devroit, deceler.
Ce dernier est bien le pire et le plus dangereux, au pris de chanter et de baller: et peut estre que le poëte taisiblement a voulu soudre la question que demandent les philosophes, quelle difference il y a entre avoir beu, et estre yvre: car de l'un on est plus gay de coustume, et de l'autre on parle trop: d'où vient que lon dit en commun proverbe, «Ce qui est en la pensee du sobre, est en la bouche de l'yvre.» Et pourtant respondit sagement le philosophe Bias à un babillard qui se mocquoit de luy, pource qu'estant en un festin il ne parloit point, et disoit que ce n'estoit qu'un lourdault: «Comment seroit-il possible, dit-il qu'un fol se teust à la table?» Il y eut quelquefois à Athenes un des citoyens qui festoya les ambassadeurs du Roy de Perse, et pource qu'il sentoit bien que ces seigneurs y prendroient plaisir, il convia au festin les philosophes qui pour lors estoient en la ville: et comme tous les autres commançassent à deviser avec eux, et chacun à tenir sa partie, Zenon qui y estoit se teut tout quoy sans dire un seul mot: parquoy ces seigneurs Persiens se prirent à le caresser et à boire à luy, disans: «Et de vous seigneur Zenon, que dirons nous au Roy mostre maistre?» «Non autre chose, respondit-il, sinon, que vous avez veu un vieillard à Athenes qui se sçait bien taire à la table.» tant le silence est une profonde sapience, et chose sobre, et pleine de haults secrets, comme au contraire l'yvresse est chose pleine de tumulte, vuide de sens et de raison. Les philosophes mesmes definissans l'yvresse disent, que c'est un trop parler à table: de sorte qu'ils ne reprennent pas le bien boire, prouveu que lon y garde modestie et silence: mais le trop et follement parler fait, que le boire est yvresse: ainsi l'yvre parle follement à table, et le babillard par tout, au marché, au theatre, en se promenant, en seant à table, de jour et de nuict. S'il va visiter un malade, il luy fait plus de mal que sa maladie mesme: s'il est dedans une navire, il fasche plus les passagers que ne fait la maree: s'il veut louër quelqu'un, il luy est plus ennuyeux que s'il le mesprisoit: et aime lon mieux avoir quelquefois en sa compagnie des hommes mauvais, moyennant qu'ils soient discrets en parler, que d'autres qui parlent trop, combien qu'ils soient au reste gens de bien. Le bon vieillard Nestor en une trag@edie de Sophocles parlant à Ajax, lequel estoit un peu avantageux en paroles, pour le moderer luy dit gracieusement,
  Je ne te veux blasmer, Ajax, combien
  Que parles mal, pour ce que tu fais bien.
Nous ne disons pas ainsi du babillard, car l'importunité de son parler oste toute la grace de son bien faire. Lysias jadis, à la request de quelque'un qui avoit un proces, luy composa une harangue, et la luy bailla: la partie l'aiant plusieurs fois leuë et releuë, s'en vint en fin vers Lysias tout decouragé, et luy dit: la premiere fois que je l'ay leuë, elle m'a semblé excellente: mais la seconde et la tierce, elle m'a semblé maigre, <p 91r>et n'y ay point trouvé de nerfs. Lors Lysias luy repliqua: Comment, ne sçais tu pas bien qu'il ne te la faudra prononcer qu'une fois devant les juges? et toutefois on voit manifestement la doulceur grande et force d'eloquence qui est és escripts de Lysias, car j'ose bien dire et maintenir, que les Muses aux blonds cheveux luy ont esté favorables. Entre les choses singulieres que lon dit du prince des poëtes, celle-là est tres-veritable, que Homere est seul au monde qui n'a jamais saoulé ny degousté les hommes, se monstrant aux lecteurs tousjours tout autre, et florissant tousjours en nouvelle grace: aussi a-il bien monstré combien il craignoit et fuyoit ce dégoust, et ceste fascherie qui suit de pres toute longue trainnee de paroles, en ce que luy-mesme a escrit,
  Ce que lon a clairement desja dit
  Est odieux quand puis on le redit.
Voyla pourquoy il méne les auditeurs d'un conte en autre, et par la nouveauté empesche que les oreilles ne se lassent et ne se saoulent jamais d'ouïr: et ceux-cy au contraire rompent la teste de mesmes redites, comme ceux qui souillent les tablettes de ratures. Et pourtant mettons leur cecy premierement devant les yeux, tout ainsi que ceux qui par force de boire du vin oultre mesure et sans eau, sont cause que ce qui nous a esté donné pour nous resjouir et pour faire bonne chere, aux uns se tourne en fascherie, aux autres en violence: aussi ceux qui hors de saison et à tous propos usent du parler, qui est la plus delectable et la plus amiable conference que les hommes sçauroient avoir ensemble, le rendent fascheux et importun, desplaisans à ceux à qui ils cuident plaire, mocquez de ceux dont ils cuident estre estimez, et mal-voulus de ceux desquels ils pensent estre aimez. Ainsi donc comme à bon droict celuy seroit estimé peu courtois, qui avec le tissu de Venus, auquel sont toutes les sortes de gracieux attraicts, rebuteroit et chasseroit tous ceux qui s'approcheroient de luy: aussi celuy qui par son parler se fait fuit et haïr, se peult bien tenir pour homme de mauvaise grace et mal instruict et appris. Or quant aux autres passions et maladies de l'ame, les unes sont dangereuses, les autres odieuses, les autres subjectes à mocqueries: mais tous ces maux adviennent ensemble aux babillards: ils sont mocquez, car chacun en fait des contes: ils sont haïs, car ils apportent tousjours quelques mauvaises nouvelles: ils sont en danger, pour ce qu'ils ne peuvent taire leur secret. Voyla pourquoy Anacharsis, aiant un jour esté festoyé chez Solon, fut estimé sage, par ce qu'on le veit en dormant tenir sa main droitte sur sa bouche, et sa gauche sur les parties naturelles, aiant bonne opinion de penser, que la langue a besoing de plus forte bride que non pas la nature: car il ne seroit pas facile de nombrer autant de personnes qui se soient ruinez par intemperance de luxure, comme il y a eu de puissantes citez, et de grands estats destruits et renversez par avoir eventé quelque secret. Sylla estant au siege devant Athenes, et n'aiant pas loisir d'y tenir le camp longuement, pour autant que d'autres affaires le pressoient, et que d'un costé Mithridates avoit envahy, occupé et ravy toute l'Asie, et d'autre costé la ligue de Marius se remettoit sus, et recouvroit grande puissance dedans Rome, il y eut quelques vieillards en la boutique d'un barbier, qui en caquetant ensemble dirent, qu'un certain quartier de la ville, que lon nommoit Heptachalcon, n'estoit pas bien gardé, et qu'il y avoit danger que la ville ne fust prise par cest endroit- là Ce qu'entendans certains espions qui estoient dedans la ville, l'allerent rapporter à Sylla, lequel incontinent sur la minuict approcha son armee de ce costé-là, par où il entra dedans, et peu s'en fallut qu'il ne la razast toute, mais au moins l'emplit-il de meurtre, et fut la rue que lon appelloit Ceramique tout arrosee de sang, estant Sylla plus indigné contre ceux de la ville pour certaines paroles injurieuses, que pour autre offense qu'ils luy eussent faitte: car pour se mocquer de Sylla et de sa femme Metella, ils venoient sur la muraille et disoient, * Sylla est une meure aspergee de farine: * SYLLAE s'appellent les personnes de couleur brune, comme escrit Sextus Pompeius, et tel estoit Sylla: et parmy il jettoit hors de son cuir de la fleur comme farine aussi mourut-il de la maladie pediculaire. et un tas d'autres telles mocqueries: <p 91v>et par ainsi pour la plus legere chose du monde, comme dit Platon, c'est à sçavoir pour des paroles, ils payerent une tres-griefve et tres-cruelle amende. Le trop parler d'un seul homme engarda que Rome ne fust delivree de la tyrannie de Neron: car il n'y avoit qu'une nuict entre deux, et estoit tout appresté pour le tuer le lendemain: or celuy qui avoit entrepris l'execution, allant au Theatre veit à la porte un pauvre prisonnier de ceux qui estoient condamnez à estre jettez devant les bestes sauvages, que lon alloit mener à Neron, et l'oyant lamenter sa miserable fortune, il s'approcha de luy, et luy dit tout bas en l'oreille, «Prie Dieu, pauvre homme, que tu puisses eschapper ce jour seulement, et demain tu me remercieras.» Le prisonnier ravit incontinent ceste parole couverte: et pensant, à mon advis, ce que lon dit communément,
  Fol est celuy qui laisse le certain,
  Pour suyvre apres ce qui est incertain,
prefera la maniere de sauver sa vie seure à la juste, et pource alla descouvrir à Neron ce que l'autre luy avoit couvertement dit: ainsi le malheureux fut incontinent saisy au corps: et aussi tost la gehenne, le feu, les escorgees furent prestes pour faire confesser par force à ce malheureux, ce que ja de luy mesme il avoit sans contrainte descouvert. Mais Zenon le philosophe, pour peur que contre sa volonté son corps forcé de l'horreur des tourments ne decelast quelque chose de son secret, cracha sa langue, qu'il tronçonna luy mesme avec ses propres dents, au visage du tyran. La constance aussi et patient de Le@ena l'amie d'Armodius et Aristogiton a esté remuneree d'une tres-belle recompense: elle participoit d'esperance, autant que pouvoit une femme, à la conspiration que ces deux amoureux avoient conjuree alencontre des tyrans d'Athenes: car elle avoit beu en la belle coupe de l'amour, et par iceluy s'estoit voüee à taire ces secrets. Apres donc que ces deux amants, aians failly à leur entreprise, eurent esté mis à mort, elle fut gehennee et mise à la torture, pour luy faire declarer les autres complices de la conjuration, que n'estoient point encores descouverts, mais elle fut si constante, qu'elle n'en decela jamais un, et monstra que ces deux jeunes hommes n'avoient rien fait indigne d'eux de s'estre en amoureuz d'elle: et depuis en memoire de ce faict, les Atheniens feirent faire une Lionne de bronze, laquelle n'avoit point de langue, et la feirent asseoir et poser à l'entree du chasteau: voulans donner à entendre le coeur invincible d'elle, par la generosité de la beste, et la perseverance en taciturnité secrette, par ce qu'ils ne luy avoient point fait de langue. Jamais parole ditte ne servit tant comme plusieurs teuës ont profité, d'autant que lon peut bien tousjours dire ce que lon a teu, mais non pas taire ce que lon a dit, pour ce qu'il est desja sorty et respandu par tout. C'est pourquoy nous apprenons des homme à parler, et des Dieux à nous taire: car és sacrifices et sainctes cerimonies du service des Dieux, il est commandé de se taire et de garder silence: et aussi le poëte Homere fait Ulysses, duquel l'eloquence estoit si douce, taciturne et peu parlant: aussi fait il sa femme, son fils, et sa nourrice, laquelle il introduit ainsi parlant,
  Il sortiroit aussi tost d'une souche,
  Ou d'un fer dur, qu'il feroit de ma bouche.
Et luy-mesme seant aupres de sa femme, avant qu'il se fust donné à cognoistre,
  Bien avoit il au coeur grande pitié,
  De veoir plorer sa loyalle moitié:
  Mais ses deux yeux jamais ne remua,
  Non plus qu'un roc, ne sa face mua.
tant fut sa bouche pleine en toute de sorte patience: et la raison eut tellement toutes les parties de son corps obeissantes à son commandement, qu'elle commandoit aux yeux de ne plorer point, à la langue de ne parler point, au coeur de ne trembler <p 92r>point, et de ne souspirer point:
  A l'anchre estoit son courage arresté,
  Dissimulant en toute fermeté.
tellement que la raison maistrisoit jusques aux occultes mouvements interieurs, qui ne sont point capables de ratiocination, tenant et le sang et les esprits mesmes soubssa main, et en son obeïssance. Ses gens aussi, pour la plus part, estoient semblables: car c'est bien un signe d'extreme constance et fidelité envers leur seigneur, de se laisser deschirer au geant Cyclops, et froisser contre la terre, plus tost que de dire un tout seul mot contre Ulysses, et declarer l'apprest de celle grosse piece de bois qu'il avoit bruslee par le bout pour luy crever l'oeil, et plus tost endurer d'estre devorez tous vifs, que de descouvrir aucune chose du secret d'Ulysses. Parquoy Pittacus feit bien quand le Roy d'Aegypte luy envoya un mouton, luy mandant qu'il luy en meist à part la pire et la meilleure chair, il luy envoya la langue comme l'instrument des plus grands biens et des plus grands maux qui se facent par le monde: et Ino en Euripide parlant librement de soymesme dit,
  Je sçay parler quand il faut, et me taire.
Car certainement ceux qui sont noblement et royalement nourris, apprennent premierement à se taire, et puis apres à parler: et pource Antigonus le grand, un jour que son fils luy demandoit quand le camp deslogeroit, «As-tu peur, dit-il, que toy seul n'entendes pas la trompette?» il ne se fioit pas d'une parole secrette à celuy, auquel devoit venir la succession de son empire, luy enseignant à estre par cela plus reservé et plus retenu en telles choses. Et le vieil Metellus à un autre qui luy demandoit quelque secret semblable, «Si je sçavois, dit-il, que ma chemise sçeust mon secret, je la despouillerois pour la mettre au feu.» Eumenes fut adverty que Craterus venoit contre luy, il le teint secret, sans le descouvrir à pas un de ses amis, feignant, et leur donnant à entendre que c'estoit Neoptolemus, pour ce que ses gens de guerre mesprisoient cestuy-cy, et avoient la reputation de l'autre en estime grande, et la vertu en amour, de maniere que personne n'eu sçeut rien que luy seul: ainsi luy donnerent ils la bataille, qu'ils gaignerent, et le tuerent sur le champ, sans le cognoistre, sinon apres qu'il fut mort. Voyla comment la ruse de taciturnité gaigna ceste bataille, en celant un si grand, et si formidable ennemy, tellement que ses plus privez amis admirerent plus sa prudence de l'avoir teu, qu'ils ne se plaignirent de sa desfiance de ne leur avoir dit. Et encore que lon se plaigne, si vaut il mieux, que toy sauf, lon ce mescontente que tu te sois desfié, que toy perdu, tu te condamnes toy mesme de t'estre trop fié. Et d'avantage, comment oseras-tu franchement blasmer et reprendre celuy qui n'aura pas tenu secret ce que tu luy auras revelé? car s'il ne falloit pas qu'il fust sçeu, pourquoy l'as-tu dit à un autre? et si mettant ton secret hors de toy-mesme, tu le veux garder en un autre, tu as donc plus de fiance en un autre, qu'en toy-mesme: et s'il est semblable à toy, tu es perdu à bon droict: s'il est meilleur, tu es eschappé contre toute raison, aiant trouvé une personne qui te soit plus feale que toy mesme. Mais c'est mon amy, diras-tu: aussi sera un autre le sien, à qui il se fiera aussi: et celuy-là encore à un autre: ainsi prent la parole accroissement et multiplication par une suitte enfilee d'incontinence de langue: car ainsi comme l'unité ne sort point hors de ses bornes, ains demeure tousjours en soy mesme une, à raison dequoy on l'appelle Monas, qui est à dire seule, mais le nombre binaire est indefiny, et le commancement de divorce: d'autant qu'il sort incontinent de soy-mesme en doublant l'unité, et se tourne en pluralité: aussi une parole quand elle demeure enclose en celuy qui premier la sçait, elle est veritablement secrette, mais depuis qu'elle sort dehors, et vient jusques à un autre, elle commance à avoir nom de bruit commun: car, comme dit le Poëte, les paroles ont ailes. Et ainsi comme il n'est <p 92v>pas aisé de reprendre ne retenir un oyseau, quand on l'a une fois laissé eschapper des mains: aussi ne sçauroit-on retenir ne r'avoir une parole, depuis qu'elle est jettee hors de la bouche, car elle s'en vole battant ses legeres ailes, et s'espand des uns aux autres: bien peult-on retenir et alentir le cours d'une navire, que l'impetuosité des vents emporte, avec ancres et rouleaux de cordages, mais depuis que la parole est issuë de la bouche, comme de son port, il n'y a plus ne rade où elle se peust retirer, ny ancre qui la sçeult arrester, ains s'en volant avec un nerveilleux bruit et grand son, en fin elle va rompre contre quelque rocher, et abismer en quelque gouffre de danger celuy qui l'a laissee aller.
  On brusleroit toute la grand' forest
  Qui à l'entour du hault mont d'Ida est
  D'un peu de feu, et en bien peu d'espace
  Ainsi sera semé en toute place
  Ce qu'auras dit à un seul en secret,
  Si tu n'es bien en ton parler discret.
Le Senat Romain fut une fois par plusieurs jours en conseil bien estroict sur quelque matiere secrette, et estant la chose d'autant plus enquise et souspeçonnee, que moins elle estoit apparente et cogneuë, une Dame Romaine sage au demourant, mais femme pourtant, importuna son mary, et le pria tresinstamment de luy dire quelle estoit ceste matiere secrette, avec grands serments et grandes execrations, qu'elle ne le reveleroit jamais à personne, et quant-et-quant larmes à commandement, disant qu'elle estoit bien malheureuse de ce que son mary n'avoit autrement fiance en elle. Le Romain voulant esprouver sa folie: «Tu me contrains, dit-il, m'amie, et suis forcé de te descouvrir une chose horrible et espouventable: c'est que les prestres nous ont rapporté, que lon a veu voler en l'air une allouette avec un armet doré, et une picque: et pour ce nous sommes en peine de sçavoir si ce prodige est bon ou mauvais pour la chose publique, et en conferons avec les devins qui sçavent que signifie le vol des oyseaux: mais garde toy bien de le dire.» Apres qu'il luy eut dit cela, il s'en alla au palais: et sa femme incontinent tirant à part la premiere de ses chambrieres qu'elle rencontre, commance à battre son estomac, et arracher ses cheveux, criant, «Helas mon pauvre mary, ma pauvre patrie, helas que ferons nous?» enseignant et conviant sa chambriere à luy demander, Qu'y a-il? apres que doncques la servante luy eut demandé, et elle luy eut le tout conté, y adjoustant le commun refrein de tous les babillards, «Mais donnez vous bien garde de le dire, tenez-le bien secret:» à grand' peine fut la servante departie d'avec sa maistresse, qu'elle s'en alla decliquer tout ce qu'elle luy avoit dit, à une sienne compaigne qu'elle trouva la moins embesongnee, et elle d'autre costé à un sien amy, qui l'estoit venu veoir, de sorte que ce bruit fut semé et sçeu par tout le palais, avant que celuy qui l'avoit controuvé y fust arrivé. Ainsi quelqu'un de ses familiers le rencontrant, «Comment, dit-il, ne faittes vous que d'arriver maintenant de vostre maison?» «Non, respondit-il.» «Vous n'avez doncques rien ouy de nouveau.» «Comment, dit-il, est-il survenu quelque chose nouvelle?» «Lon a veu, respondit l'autre, une allouette volant avec un armet doré, et une picque: et doivent les Consuls tenir conseil sur cela.» Lors le Romain en se soubriant, vrayement, dit-il à par soy, ma femme tu n'as pas beaucoup attendu, quand la parole que je t'ay n'agueres ditte a esté devant moy au palais: et de là s'en alla parler aux Consuls pour les oster de trouble. Et pour chastier sa femme, incontinent qu'il fut de retour en sa maison: «Ma femme, dit-il, tu m'as destruict: car il s'est trouvé que le secret du conseil a esté descouvert et publié de ma maison: et pourtant ta langue effrenee est cause qu'il me faut abandonner mon païs et m'en aller en exil.» Et comme elle le voulust nier, et dist pour sa defense, N'y a il pas trois cents Senateurs qui l'ont <p 93r>ouy comme toy? Quels trois cents, dit-il, c'estoit une bourde que j'avois controuvee pour t'esprouver. Ce Senateur fut homme sage, et bien advisé, qui pour essayer sa femme, comme un vaisseau mal relié, ne versa pas du vin ny de l'huile dedans, ains seulement de l'eau. Mais Fulvius, l'un des familiers de C@esar Auguste, estant ja sur l'aage, apres avoir ouy les regret et complaintes de l'Empereur, lamentant la solitude de sa maison, et qu'apres le trespas des deux fils de sa fille, et la relegation de Posthumius qui luy restoit seul, et pour quelque imputation avoit esté confiné, il estoit contrainct de laisser le fils de sa femme son successeur à l'Empire: combien qu'il eust compassion, et qu'il fust entre-deux de revoquer le fils de sa fille de son confinement. Fulvius ayant entendu ces propos, les alla rapporter à sa femme, et elle à Livia femme d'Auguste, laquelle s'en attacha bien asprement à C@esar, s'il estoit ainsi qu'il eust de long temps proposé de rappeller son arriere fils, pourquoy il ne le faisoit, ains la mettoit en inimitié et en guerre avec celuy qui luy devroit succeder à l'Empire. Le lendemain matin, comme Fulvius luy fust venu donner le bon jour, ainsi qu'il avoit de coustume, et qu'il luy eust dit, «Dieu te gard C@esar:» il ne luy feit que respondre, «Dieu te face sage Fulvius.» Fulvius entendant incontinent que cela vouloit dire, se retira tout aussi tost en sa maison, et là faisant appeller sa femme: «C@esar, dit-il, a bien sçeu que je n'ay pas teu son secret, et pour ceste cause j'ay resolu de me faire mourir moymesme.» Tu feras justice, dit-elle, veu qu'aiant si longuement vescu avec moy, et par cy devant aiant assez experimenté l'incontinence de ma langue, tu ne t'en es pas donné garde: mais laisse que je me tue la premiere: et prenant une espee, elle mesme s'en tua devant son mary. Parquoy le joueur de com@edies Philippides feit sagement, quand il respondit au Roy Lysimachus, qui le caressoit, et luy disoit, «Que veux-tu que je te communique de mes biens?» «Ce que tu voudras, Sire, pourveu que ce ne soit point de tes secrets.» Il y a plus, que la curiosité, vice non moindre, est ordinairement jointe au parler beaucoup: car ils desirent entendre et ouïr beaucoup de nouvelles, à fin qu'ils en puissent conter beaucoup, mesmement des plus secrettes. Voila pourquoy ils vont par tout furetant et fleurant, s'ils pourront point eventer quelque chose bien cachee, adjoustant comme une vieille surcharge de matieres odieuses à leur babil. Ce qui fait qu'ils sont puis apres semblables aux petits enfans, qui ne veulent lascher, et si ne peuvent tenir la glace qu'ils ont en la main: ou, pour mieux dire, ils mettent en leur sein et embrassent des secrets qui sont comme des serpens, lesquels ils ne peuvent longuement retenir, ains sont devorez et rongez par iceux. On dit que les poissons qui s'appellent aiguilles de mer, et les viperes, crévent et se deschirent quand elles enfantent leurs petits: aussi les secrettes paroles, en sortant de la bouche de ceux qui ne les peuvent contenir, perdent et ruinent ceux qui les ont revelees. Le Roy Seleucus, surnommé Callinicos, qui est auant à dire comme victorieux, en une battaille qu'il eut contre les Galates, perdit tous ses gens, et toute son armee: parquoy laissant son diadéme ou bandeau royal, et sa cotte d'armes, il se meit à fuir sur un cheval, avec trois ou quatre autres, par chemins escartez et destournez, tant et si longuement que les chevaux ny les hommes n'en pouvoient plus: à la fin il arriva en la petite maisonnette d'un païsan, où il trouva de cas d'adventure le maistre, et luy demanda du pain et de l'eau: ce que le païsan luy bailla, et non seulement cela, mais de tout ce qu'il peut finer aux champs abondamment, en luy faisant la meilleure chere dont il se pouvoit adviser: à la fin il cogneut que c'estoit le Roy, et fut si joyeux de ce que la fortune l'avoit adressé en sa maison, se trouvant en telle necessité, qu'il ne sceut contenir sa joye, ny seconder le Roy, lequel ne demandoit que d'estre incogneu, et de se dissimuler, et contrefaire: si le conduisit jusques à l'addresse du chemin, là où en prenant congé il luy dit, A dieu Sire Seleucus. Le Roy luy tendant la main, et <p 93v>le tirant à luy, comme s'il l'eust voulu baiser, feit signe secrettement à l'un de ses gens, qu'il luy coupast la teste de son espee:
  Lors en parlant la teste luy trencha,
  Et son clair sang sur la poudre espancha.
là où s'il eust peu contenir sa langue pour un peu de temps, que le Roy puis apres eut meilleure fortune, et redevint grand et puissant, il luy eut à mon advis sçeu meilleur gré, et fait plus de bien pour sa taciturnité, que pour sa courtoisie, et toute sa bonne chere: et toutefois cestuy-cy encore avoit quelque couleur pour defendre son incontinence de langue, à sçavoir son esperance, et la bonne chere qu'il avoit faitte au Roy. Mais la plus part de ses babillards se perdent eux mesmes, sans avoir aucune couverture ny couleur de raison: comme il advint, qu'en la bouttique d'un barbier aucuns devisoient de la tyrannie de Dionysius, qu'elle estoit bien asseuree, et aussi mal-aisee à ruiner que le diamant à rompre: «Je m'esmerveille, dit le barbier en soubriant, comment vous dittes cela de Dionysius, sur la gorge duquel je passe le rasoir si souvent.» Ces paroles estans rapportees à Dionysius, il feit mettre le barbier en croix. Si n'est pas sans occasion que les barbiers sont ordinairement grands babillards: car coustumierement les plus grands truans et faict-neans d'une ville, et les plus grands causeurs s'assemblent et se viennent asseoir en la bouttique d'un barbier, et de ceste accoustumance de les ouïr caqueter ils apprennent à trop parler. Parquoy le Roy Archelaus respondit plaisamment à un sien barbier, qui estoit grand babillard, apres qu'il luy eut accoustré son linge à l'entour de luy, et luy eut demandé, «Comment vous plaist-il que je face vostre barbe, Sire?» «Sans dire mot, luy respondit le Roy.» Un autre fut le premier qui vint dire les nouvelles de celle grande desconfiture, que les Atheniens receurent en la Sicile: il avoit son ouvrouër de barberie sur le port que lon appelle Piree, en la ville d'Athenes, là où il entendit ces mauvaises nouvelles par un esclave qui s'en estoit fuy de là: et prenant aussi tost sa course, en abandonnant bouttique et tout, s'en vint tout battant à la ville, aiaint grande peur que quelqu'un ne luy ostast cest honneur, d'avoir le premier apporté la nouvelle de ceste malheureuse desfaicte à la ville, et qu'il n'y arrivast trop tard. Soudain qu'il fut sceu par la ville, le peuple en fut bien estonné, comme lon peult penser, et non pas sans cause: si fut aussi tost tenuë une assemblee de ville, en laquelle le peuple commanda que lon sceust qui avoit apporté ceste nouvelle. Le barbier fut amené: on l'interrogua, et il ne sceut pas seulement dire le nom de celuy de qui il l'avoit entenduë: mais bien asseuroit- il, l'avoir ouy dire à un certain qu'il ne cognoissoit point, et duquel il ne sçavoit pas le nom. Le peuple commancea à se mutiner, et à crier, «Qu'il ait la gehenne, Qu'on luy baille les grillons à ce meschant: Il a menty, il a controuvé cecy: Qui est l'autre qui l'ait ouy comme luy? Qui est celuy qui le croit? Qu'on apporte une rouë.» Le barbier est estendu dessus. Et sur ces entrefaittes voicy arriver ceux qui apportoient certaines nouvelles de la desconfiture, en estants eux mesmes eschappez de vistesse: ainsi chascun se departit de l'assemblee, et se retira chez soy pour plorer sa privee perte, laissant ce pauvre malheureux estendu sur ceste rouë, là où il fut jusques au soir bien tard, que le bourreau le vint deslier: et lors encore luy demanda il, s'ils avoient aussi ouy dire,comment leur capitaine general Nicias avoit esté tué. tant ce vice de trop parler, par accoustumance devient inexpugnable et incorrigible. Et neantmoins tout ainsi que ceux qui prennent medecine d'amere saveur, ou bien de mauvaise senteur haïssent puis apres les gobelets où ils les ont beuës: aussi ceux qui apportent mauvaises nouvelles sont coustumierement mal voulus de ceux à qui ils les apportent: et pourtant Sophocles subtilement distingue l'un de l'autre: LE MESSAGER,
  Est-ce en ton coeur, ou bien en ton ouyë,
<p 94r>   Qu'offensé t'a ceste parole ouyë?
CREON,
  Pourquoy vas tu enquerant là où c'est
  Que ton parler me touche et me desplaist?
LE MESSAGER,
  Pource qu'ainsi que du faict la pensee,
  Aussi du dire est l'oreille offensee.
Voyla pourquoy ceulx qui nous denoncent noz maux, nous sont aussi odieux, comme ceux qui les nous font: et neantmoins on ne sçauroit arrester ne retenir une langue depuis qu'elle est une fois debordee. Advint un jour à Laced@emone, que le temple de Juno qu'ils appelloient Chalceoecos fut pillé, et ne trouva lon rien dedans qu'une bouteille vuyde: tout le peuple y accourut, et fut on en grand esbahissement et grand pensement que vouloit dire ceste bouteille. Si y eut quelqu'un des assistans qui se prit à dire. Si vous voulez je vous declareray ce qui me vient en l'entendement touchant ceste bouteille: j'ay fantasie que les sacrileges ayants projecté d'executer une si perilleuse entreprise, avoient premierement beu du jus de cigúë, et puis avoient apporté du vin, à fin qu'ils n'estoient pris sur le faict, ils se peussent sauver de mourir en beuvant du vin, lequel auroit puissance d'estreindre ou de resoudre la froideur du poison de la cigúë: ou bien, s'ils estoient surpris, qu'ils peussent aiseement mourir, et sans grande passion, avant que d'estre gehennez et tourmentez. Il n'eut pas plustost dit cela, que l'assistance pensa, que l'invention d'une si subtile ruze, et de si profonde cogitation, ne venoit point de conjecture, ains qu'il falloit qu'il le sçeust bien d'ailleurs: et ainsi l'environnans, l'un deça, l'autre delà, ils commancerent à l'interroguer, Qui est tu? D'où est tu? Qui te cognoist? Comment sçais tu ce que tu dis? brief ils le manierent si bien, qu'ils luy feirent confesser et advouër, qu'il estoit l'un de ceux qui avoient commis le sacrilege. Et ceulx qui avoient occis Ibycus, ne furent ils pas aussi pris de mesme? Ils estoient au theatre, là où ils regardoient le passetemps des jeux: et voians une volee de grues ils dirent les uns aux autres, voicy ceux qui vengeront la mort d'Ibycus. Or y avoit il long temps que lon ne l'avoit point veu, et qu'on le cerchoit par tout: au moien dequoy ceulx qui estoient assis au plus pres d'eux, aiants bien noté ceste parole, l'allerent aussi tost rapporter aux officiers de la justice: ainsi furent ils saisis aux corps, et à la fin punis, non par les grues, mais par leur importun babil, comme par une Furie qui les forcea de deceler le meurtre qu'ils avoient commis. Car ainsi comme en nostre corps les parties offensees et dolentes attirent tousjours à soy, et toutes humeurs corrompues des parties voisines y fluent: aussi la langue d'un babillard aiant tousjours fiebvre et inflammation, tire tousjours à soy et assemble quelque chose de secret et de caché: à raison dequoy il la fault bien remparer, et luy mettre tousjours au devant le boulevard de la raison, qui comme une levee empesche le flux et la glissante inconstance d'icelle, à fin que nous ne soions plus indiscrettes bestes que les oyes, lesquelles pour passer de la Cilicie par dessus le mont de Taurus, qui est plein d'aigles, prennent en leur bec une grosse pierre, comme mettans une serrure ou un frein à leur cry, pour pouvoir passer la nuict sans cryer, et sans estre apperceuës des aigles. Or si lon demandoit quelle personne est la plus pernicieuse et la plus meschante du monde, je croy qu'il n'y a homme qui ne dist, passant toutes les autres, que c'est un traistre: et neantmoins Euthycrates, comme dit Demosthenes, couvrit sa maison du bois qu'il eut de Macedoine: Philocrates vescut opulemment d'une gross somme d'or et d'argent qu'il eut du roy Philippus, et en achetta des concubines, et des poissons delicieux: à Euphorbus et Philager, qui trahirent Eretrie, le roy donna plusieurs belles terres: mais le babillard est un traistre gratuit et volontaire qui ne demande point de loyer, <p 94v>et qui n'attend pas qu'on le sollicite, ains se va presenter de luy mesme, et ne trahit pas aux ennemis des chevaux, ou des murailles, ains revele les secrets, soit en proces, ou en seditions civiles, ou en menees de gouvernement, sans que personne luy en sçache gré, car encore pense il estre bien tenu à ceulx qui le veulent ouir: parquoy ce qu'on dit à un prodigue, qui follement despend et dissipe le sien, tu n'es pas liberal, c'est un vice duquel tu es entaché, tu prens plaisir à donner: ceste mesme reprehension convient tresbien à un babillard, tu n'es point mon amy pour me venir descouvrir cela, tu est entaché de ce vice, tu aimes à caqueter, et à babiller. Si ne faut pas estimer, que nous entendions dire cela pour accuser et blasmer seulement le vice de trop parler: mais aussi pour le guarir, et y remedier: car nous surmontons les vices et passions de l'ame par jugement, et par exercitation, mais le jugement, c'est à dire, la cognoissance, precede, pource que nul ne s'exerce à fuir, et par maniere de dire, arracher les vices de son ame, s'il ne les a en haine. Or commanceons nous à haïr les vices, quand par raison nous entendons la honte et le dommage qui en vient, comme nous cognoissons maintenant que ces grands parleurs voulans estre aimez se font haïr, cuydans plaisanter desplaisent, pensans estre bien estimez sont mocquez: qu'ils despendent, et ne gaignent rien: qu'ils nuysent à leurs amis, aident à leurs ennemis, et se ruinent eulx mesmes. Parquoy, la premiere recepte et ordonnance de medecine pour corriger ce vice, soit la consideration et declaration des malheurs, inconvenients et infamies qui en adviennent. La seconde soit la cogitation du contraire, c'est à sçavoir escouter, retenir, et avoir tousjours à main les louanges et recommendations du silence, la majesté, la mystique gravité, la saincteté de la taciturnité, en nous representant tousjours en nostre entendement, combien plus on a en admiration, combien plus on aime, combien plus on repute sages ceulx qui parlent rondemtn et peu, et qui en peu de parolles embrassent beaucoup de substance, que lon ne fait pas ces grands causeurs, qui babillent, à langue desbridee. Ce sont ceulx que Platon estime tant, et qu'il compare à ceulx qui sçavent bien tirer et lancer le dard, desquels le parler est rond, pressé et troussé, sans que rien traine: car ainsi comme les Biscains font du fer l'acier, en l'affinant par l'enfouir dedans la terre, et y faisant consommer et repurger ce qu'il y a de plus gross et plus terrestre substance: ainsi la parole des Laconiens n'a point d'escorce, ains toute superfluité ostee, elle est aceree et trempee de certaine efficace et vivacité: car Lycurgus addressoit et exerceoit ses citoiens dés leur enfance à ceste force et vehemence de parler amassé et renforceé par leur faire observer silence, et celle grace de respondre avec une gravité sentencieuse, et une arguce bien tournee en leurs rencontres, laquelle ne provient d'ailleurs que de beaucoup de taciturnité. Et pourtant sera il expedient de mettre tousjours devant les yeux de ces grands parleurs tels mots aigus et courts, lesquels ont ensemble et grace et gravité: comme cestuy-cy que les Laced@emoniens manderent un jour à Philippus de Macedoine, «Dionysius est à Corinthe.» Et une autre fois comme il leur eust escrit, «Si j'entre dedans la Laconie, je vous ruineray de fond en comble: ils luy rescrivirent, Si.» Et comme un autre Roy Demetrius se courrouceast et cryast tout hault, «Comment, les Laced@emoniens ont ils envoyé un seul ambassadeur devers moy?» l'Ambassadeur sans s'estonner luy respondit, «Un vers un.» Aussi estoient ceux qui parlent peu jadis en grande estime empres les anciens: voyla pourquoy les Amphictyons, qui estoient les deputez pour le conseil general de toute la Grece, ne feirent point escrire sur les portes du temple d'Apollo Pythien, l'Odyssee ou l'Iliade d'Homere, ou bien les Cantiques de Pindare: mais bien y ont ils fait escrire ces briefves sentences, «Cognoy toy-mesme: Rien trop: Qui respond paye:» tant ils ont prisé un parler simple et rond, contenant soubs peu de paroles une senten ce bonne et bien tournee. Mais Apollo luy mesme, n'est il pas grand amateur de <p 95r>briefveté, et succint en ses oracles? c'est pourquoy on l'appelle Loxias, qui est à dire oblique, pourautant qu'il aime mieulx parler peu, que clairement. Et ceux qui sans parler donnent à entendre leurs conceptions par signes et devises, ne sont ils pas estimez et louëz en diverses sortes? comme jadis fut Heraclitus, lequel estant prié par ses citoyens de leur faire quelque harangue et remonstrance, touchant l'union et concorde civile, monta en la chaire aux harangues, et prit en sa main un verre d'eau fresche, puis jettant dessus un peu de farine, et la remuant avec un brin de pouliot, la beut, et s'en alla: leur voulant donner à entendre, que se contenter de peu, et de ce que lon trouve le premier, sans convoitter choses superflues, est ce qui conserve et entretient les citez en paix et en concorde. Scylurus un Roy des Tartares laissa quatre vingts enfans, et peu avant que mourir commanda qu'on luy apportast un faisceau de dards, qu'il bailla à tous ses enfans, les uns apres les autres, leur commandant, qu'ils s'efforceassent de rompre le faisceau tout entier, et apres qu'ils eurent bien essayé, et n'en peurent venir à bout, luy mesme les tira du faisceau les uns apres les autres, et les rompit tous, sans peine quelconque: leur voulant par là donner à cognoistre, que leur union et concorde seroit invincible, maisla discorde les rendroit foibles, et seroit cause qu'ils ne dureroient gueres. Qui doncques liroit et rememoreroit souvent telles choses, à l'adventure ne prendroit il pas grand plaisir à tant caqueter. Et quant à moy, un serviteur Romain me fait grand' honte, quand je considere en moy mesme, combien il y a de sagesse à bien adviser ce que lon dit, et soy constamment maintenir en ce que lon a proposé. Publius Piso l'orateur, voulant prouvoir à ce que ses gens ne luy rompissent point la teste de leur babil, commanda à ses serviteurs, qu'ils luy respondissent seulement à ce qu'il leur demanderoit, et non autre chose: et quelque jour voulant festoyer l'Empereur Clodius, commanda que lon l'allast convier, et feit apprester un magnifique festin, comme il est à penser. Quand l'heure du souper fut venue, et les autres conviez tous arrivez, il ne restoit plus que l'Empereur: Si renvoya Piso par plusieurs fois celuy de ses serviteurs qui avoit accoustumé de le convier, pour sçavoir s'il vouloit pas venir: mais quand il fut si tard, qu'il n'y eut plus d'apparence qu'il deust venir, Comment, dit Pison à ce serviteur, ne l'as tu pas esté semondre? Ouy, respondit-il. Et pourquoy donc n'est il venu? pour ce qu'il m'a dit qu'il ne viendroit pas. Et pourquoy donc ne me l'as tu dit incontinent? pource, respond le serviteur, que tu ne me l'as pas demandé. Celuy là estoit serviteur Romain: mais un Athenien contera à son maistre, en labourant la terre, les articles du traicté de la paix: tant l'accoustumance a d'efficace et de pouvoir, de laquelle il nous faut maintenant parler, pour ce qu'il n'y a mors ny bride dont on peus arrester la langue d'un babillard, et la faut domter, et luy oster ce vice par accoustumance. Premierement doncques, quand en une compaignie lon demandera quelque chose, accoustume toy à te taire jusques à ce que tu voyes que personne des autres ne se mette en avant pour en respondre: car comme dit Sophocles,
  Bien conseiller et bien courir n'ont pas
  Un mesme but, ny un mesme compas:
aussi n'ont pas la voix et la response, car là celuy gaigne le pris de la course qui peut passer devant: mais icy, si un autre a suffisamment respondu, il suffira bien en louant et approuvant son dire, acquerir la reputation d'homme courtois et gracieux: et s'il n'a bien ou suffisamment respondu, alors ne sera il point odieux ny importun de luy remonstrer doulcement ce qu'il pourroit avoir ignoré, et suppleer ce qui pourroit estre defectueux en sa response. Mais sur tout nous devons nous bien donner garde, quand la demande sera addressee à un autre, de ne le prevenir, et anticiper sa response: car à l'adventure n'est il point honneste, ny en cela, ny en autre chose, offrir et promettre <p 95v>de soymesme, sans en estre requis, ce que lon demande, à un autre, en le repoulsant mesmement, pource qu'il semble que nous faisons outrage à l'un, comme ne pouvant fournir ce qu'on luy demande: et à l'autre, comme non sçachant s'addresser à qui luy pourroit bailler ce qu'il cerche. Il y a plus, que celle precipitee celerité et temerité de respondre semble estre pleine d'arrogance et de presumption, pour ce qu'il semble que celuy qui previent ainsi la response de l'interrogué, veuille dire, Qu'as tu que faire de luy? Et qu'en sçait il luy? et, là où je seray, il n'en faut demander à personne qu'à moy. Combien que souventefois nous faisons des demandes à quelques uns, non que nous aions grande envie d'ouyr leurs response, mais seulement pour ce que nous les voulons entretenir, et provocquer à deviser et discourir, comme fait Socrates à The@etetus, et à Charmides. Le prevenir donc la response d'un autre, destourner les oreilles, divertir les yeux et la pensee, pour le tirer à soy, c'est autant comme si nous courions au devant pour baiser vistements les premiers celuy qu'un autre voudroit baiser, attendu que encore que celuy à qui on propose la question n'y sçeust ou ne voulust respondre, si seroit il bien seant, apres avoir fait un peu de pause, se presenter avec toute modestie et reverence, en accommodant son dire au plus pres de ce que lon pense que veult celuy qui fait la demande, à faire la response, comme au nom d'un autre: car si ceux à qui la question est addressee faillent à bien respondre, avec grande raison on leur pardonne, et les excuse lon: mais celuy qui de soymesme s'ingere de respondre, et oste la parole à un autre, il est à bon droict odieux, encore qu'il die bien: et s'il faut à bien dire, il fait que chascun se rit et se mocque de luy. Le second poinct auquel il le faut diligemment duire et exercer, c'est aux responses particulieres, à quoy celuy qui se sent entaché du vice de trop parler doit bien prendre garde, à fin que ceux qui le voudroient provocquer à parler, pour avoir à gaudir et rire, cognoissent qu'il respond pertinemment et à bon escient: car il y en a qui sans besoing, seulement pour avoir leur passetemps, forgent quelques demandes à plaisir, lesquelles ils proposent à ceste maniere de gens pour emouvoir leur babil: pourtant y faut il bien avoir l'oeil, et n'estre pas estourdy, ne soudain à courit aux paroles, donnant à cognoistre que lon soit bien aise d'avoir occasion de parler, mais considerer meurement la nature de celuy qui propose la demande. Encore se faudroit il accoustumer à se tenir quoy, et faire quelque intervalle de silence entre la demande et la response, pendant lequel silence, celuy, qui a proposé la question, y peult adjouster quelque chose, si bon luy semble: et celuy qui est interrogué peult penser à ce qu'il a à respondre, et non pas à l'estourdie se ruer incontinent en langage, et presser tellement l'interroguant, qu'on ne luy donne pas presque loisir de parachever sa demande, en sorte que bien souvent lon responde toute autre chose que ce que lon aura demandé: combien que la religieuse du temple d'Apollo souventefois respond ses oracles sur l'heure, avant qu'elle en soit requise: car ainsi que dit le Poëte, ce Dieu là
  Oyt le muet qui a la bouche close,
  Et sçait qu'on pense avant qu'on le propose:
mais celuy qui veult sagement respondre, doit attendre qu'il ait conceu la pensee, et entierement cogneu l'intention de celuy qui l'interrogue, de peur qu'il n'advienne ce que dit le commun proverbe,
  Je demandois une faucille,
  Ils me respondoient d'une estrille.
encore que sans cest inconvenient-là, tousjours faut il refrener et restraindre celle importune hastiveté et appétit desordonné de parler, à fin que nous ne facions penser que ce soit comme une apostume ou une fluxion d'humeurs, de longue main amassee sur nostre langue, et que la demande que lon nous propose nous face grand <p 96r>plaisir de nous en descharger. Socrates avoit accoustumé de restraindre et reprimer ainsi sa soif, apres qu'il avoit exercé son corps, et qu'il s'estoit eschauffé à la luicte, ou à la course, et autres tels exercices, il ne se permettoit point de boire, qu'il n'eust respandu le premier seau d'eau, qu'il avoit tiré du puis, à fin qu'il accoustumast son sensuel appetit à attendre le temps opportun de la raison. Il faut doncques noter qu'il y a trois sortes de responses que lon fait aux interrogatoires, l'une necessaire, l'autre civile, la tierce superflue: comme pour exemple, si quelqu'un demandoit, Socrates est il leans? celuy qui respondroit envis et mal volontiers, diroit: Il n'y est pas. Et s'il vouloit encore d'avantage laconiser, et accourcir son dire, il osteroit ce, pas, et respondroit simplement, non: comme les Laced@emoniens feirent quelquefois à Philippus qui leur avoit escrit, s'ils le vouoient recevoir en leur ville: Ils luy rescrivirent en grosse lettre sur un papier, NON. Mais celuy qui voudroit respondre un petit plus courtoisement, diroit: Il n'y est pas, car il est allé jusques à la place du change: et qui voudroit faire encore meilleur mesure, y pourroit adjouster, là où il attend quelques estrangers: mais un superflu babillard, mesmement s'il a leu Antimachus le Colophonien, dira: Il n'est pas leans, car il est allé jusques à la place du change, attendant quelques estrangers du païs d'Ionie, desquels Alcibiades luy a escrit, qui maintenant est en la ville de Milet, et demeure avec Tissaphernes, l'un des Lieutenans du grand Roy de Perse, lequel au paravant estoit amy des Laced@emoniens, mais maintenant pour l'amour d'Alcibiades s'est tourné du party des Atheniens: car Alcibiades desirant retourner en son païs, a tant fait qu'il a retourné Tissaphernes de nostre costé. Brief, il vous deduira tout le huictiéme livre des histoires de Thucydide, et vous noyera de langage, tant que vous ne vous donnerez garde, qu'il y aura eu sedition en la ville de Milet, et qu'Alcibiades sera encore une autrefois banny. C'est doncques en quoy principalement il fault ficher le pied, et arrester le babil: tellement que le centre et la circonference de la response soit, ce que veult et a besoing de sçavoir celuy qui fait la demande. Carneades n'aiant pas encore grand nom, disputoit un jour au lieu deputé aux exercices, et pource qu'il cryoit à pleine teste, le maistre ou concierge du lieu luy envoya dire qu'il moderast un peu sa voix, car il l'avoit haultaine et forte. Carneades luy repliqua, «Donne moy donc le ton et la mesure que je doy tenir:» et l'autre ne rencontra pas mal, luy respondant, «Le ton et la mesure est l'ouye de celuy qui dispute avec toy.» Autant en peult on dire en ce cas, car la mesure que doit garder celuy qui respond, c'est le vouloir de celuy qui interrogue. D'avantage, ainsi comme Socrates commandoit, que lon evitast les viandes qui provocquent à manger ceux qui n'ont point de faim, et à boire ceux qui n'ont point de soif: aussi faut-il qu'un babillard craigne et fuye les propos qui plus luy plaisent, et desquels il aura accoustumé de parler excessivement, et aller au devant quand il les sentira couler: comme pour exemple, gens de guerre sont ordinairement grands conteurs de batailles et de faicts d'armes: et pource le poëte fait souvent conter à Hector ses vaillances et prouësses. Et ordinairement ceux qui auront gaigné quelque gros et difficule procés, qui auront, contre l'opinion et esperance d'un chascun, obtenu quelque grace d'un Prince ou d'un Roy, ont ce vice comme une maladie ordinaire, à laquelle ils sont subjects, de souventefois rememorer par quel moyen ils seront entrez, comme ils auront esté introduits, comment ils auront plaidé, parlé et convaincu leurs adverses parties ou leurs accusateurs, et comment ils auront esté louëz: car la joye est encore plus grande babillarde, que celle vieille Agrypnie, que les poëtes introduisent en leurs Com@edies, se resveillant tousjours elle mesme, et se monstrant toute fresche à recommancer ses contes: voyla pourquoy ils retombent en ses discours à tout propos: car non seulement cela est vray que lon dit en commun proverbe,
<p 96v>   Chascun a la main, s'il peult,
  Tousjours au lieu qui luy deult.
mais aussi la joye attire à soy la voix, et meine là tousjours sa langue, pour plus appuyer et fortifier sa memoire. Ainsi voyons nous que les amoureux passent la plus part de leur temps à rememorer quelques paroles qui leur renouvellent et refreschissent la memoire de leurs amours: de maniere que s'ils ne peuvent trouver personne à qui ils en puissent conter, ils en deviseront plus tost avec des choses qui n'ont ne sens ny ame, comme celuy qui dit,
  O tres-doulx lict, ô lampe tres-heureuse,
  Bacchis te tient pour deesse amoureuse.
Combien que, à dire vray, le babillard est comme lon dit, la ligne blanche ou le traict blanc en paroles c'est à dire, que sans discretion indifferemment il parle de toutes choses: si est-ce pourtant, qu'il est plus affectionné aux unes qu'aux autres, et de celles là il se doit retirer et abstenir, pour ce que à raison du plaisir qu'il y prent, et du contentement qu'il en reçoit, il se pourroit laisser emmener bien au loing. Mesme inclination ont ils à deviser des choses où ils se sentent les plus experimentez, et plus excellents que les autres: car estant chascun convoiteux d'honneur, et s'aimant soy-mesme, il employe la meilleure part du jour en cela, où il a quelque avancement, taschant à se rendre tousjours de plus en plus excellent, comme en histoires celuy qui aura beaucoup leu, un grammairien à parler des regles de la grammaire, un qui aura beaucoup veu et hanté en beaucoup de païs, à faire tousjours de nouveaux contes: voyla pourquoy il s'en faut donner garde, car le babil y estant accoustumé, y court, comme fait chasque beste de proye à son gibbier. En quoy lon peut cognoistre l'excellente nature qu'avoit le Roy Cyrus, lequel ne provocquoit jamais ses egaux d'aage à exercice auquel il se sentist le plus fort, mais tousjours à ceux où il estoit moins exercité qu'eux, à fin qu'il ne leur causast desplaisir, en emportant le pris devant eux, et que luy eust le profit d'apprendre ce qu'il sçavoir moins bien faire qu'eux. Mais un babillard au contraire, si quelque propos vient en avant, duquel il puisse apprendre quelque chose qu'il ne sçavoit pas auparavant, il le repoulse et le rejette, ne pouvant souffrir qu'on luy donne loyer pour se taire un petit, ains tournant tout alentour, ne cessera jusques à ce qu'il ait faict tomber le devis sur quelques vieux contes qu'il aura repassez mille fois. Comme l'un de nos citoyens, auquel il estoit advenu de lire deux ou trois livres d'Ephorus, rompoit les oreilles à tout le monde, et n'y avoit compaignie ny festin qu'il ne feist departir à force de conter la bataille de Leuctres, et ce qui en ensuivit, de sorte qu'il en fut surnommé Epaminondas: toutefois c'est le moindre vice du babil, et faut tascher de mettre tousjours ces grands causeurs en tels propos, car par ce moyen leur langage sera moins fascheux et importun, quand il desbordera en termes de litterature. Oultre cela il sera bon aussi accoustumer telle sorte de gens à escrire quelque chose à part: comme Antipater le Stoïque, ne pouvant, ainsi qu'il est plus vraysemblable, ou ne voulant contester en dispute teste à teste alencontre de Carneades, qui avec un impetueux torrent d'eloquence refutoit la secte des Stoïques, respondoit par escript au dit Carneades, et emplissoit les livres de contredicts, tellement qu'il en fut surnommé Calamoboas, qui est autant à dire comme, grand criart par escrit: car ainsi celle façon de combatre à l'ombre, et de deviser à part en secret, retirant ces grands causeurs tous les jours peu à peu de la frequence et multitude du peuple, les pourra à la fin rendre plus compaignables et plus tolerables à hanter: comme les chiens, apres qu'ils ont consumé leur cholere sur les bastons ou sur les pierres qu'on leur a jettez, en sont moins aigres et moins aspres aux hommes. Mais sur tout il leur seroit expedient et profitable, de hanter tousjours aupres de plus grands personnages en authorité et en aage, que eux: car la <p 97r>honte et crainte qu'ils auroient de leur dignité et gravité, les conduiroit par accoustumance à se taire: et parmy ces exercices que nous avons cy devant declarez, il faudra tousjours mesler et entre-lasser ceste advertance, quand nous voudrons dire quelque chose, et que quelques paroles nous couleront en la bouche, Quel propos est-ce cy qui me vient sur la langue,et qui me presse de sortir? pourquoy a ma langue envie de le mettre dehors? Quel bien peut-il advenir de le dire? quel mal adviendroit-il de le taire? pour ce que la parole n'est pas comme une pesante charge, de laquelle nous devions tascher de nous descharger: car elle demeure encore aussi bien apres qu'elle est ditte. Mais les hommes parlent, ou pour soy, quand ils ont besoing de quelque chose, ou pour profiter à d'autres, ou pour se donner du plaisir les uns aux autres, et se recreer de joyeux devis, comme de sel, pour addoucir le travail des affaires, ou bien pour rendre plus savoureux le repos auquel ils seront. Si donc le propos n'est ny profitable à celuy qui le dit, ny necessaire à celuy qui l'escoute, et s'il n'y a ny grace ny plaisir, quel besoing est-il qu'il soit dit? car on peut aussi bien parler comme faire en vain et sans besoing. Mais sur tout at apres tout, il faut tousjours avoir à main et souvent rememorer ce sage mo de Simonides, On se repent souvent d'avoir parlé: de s'estre teu, jamais: et penser que l'exercitation est chose de si grande efficace et de telle force, qu'elle vient à chef de tout, attendu mesmement que les hommes mettent grande peine et grande sollicitude, et endurent de la douleur pour chasser la toux, et le hocquer: et la taciturnité n'a pas seulement ceste belle et bonne proprieté que dit Hippocrates, qu'elle n'engendre point la soif, mais aussi n'apporte-elle point de desplaisir ny de douleur, et n'est-on point tenu d'en rendre compte.

De l'avarice et convoitise d'avoir.
HIPPOMACHUS maistre des exercices du corps, oyant quelques uns qui luy louoient un homme grand et de haulte stature, qui avoit les mains longues, comme estant bien propre pour l'escrime des poings: ouy bien, dit-il, si la couronne, le pris du vainqueur, estoit penduë en hault lieu, où il la fallust prendre avec la main. Cela mesme peult on dire à ceux qui estiment tant, et reputent si grand heur, que d'avoir force belles terres, force grandes maisons, et grosses sommes de deniers comptans: ouy bien, s'il falloit achetter la felicité qui fust à vendre: et toutefois vous en verrez plusieurs qui aiment mieux estre riches et malheureux, que bien-heureux en donnant de leur argent: mais le repos de l'esprit vuide de tout ennuy, la magnanimité, la constance, l'asseurance, la suffisance ne s'achette point à pris d'argent. Pour estre riche on n'apprent pas à ne se passionner point des richesses, ny pour posseder beaucoup de choses superfluës, on n'acquiert pas le contentement de ne les point desirer. De quel autre mal doncques est-ce que nous delivre la richesse, si elle ne nous delivre point de l'avarice? Par boire on remedie à la cupidité de boire, par manger on guarit l'appetit de manger: et celuy qui dit,
  A Hipponax donnez un vestement,
  Car de froidure il gele durement,
qui luy en jetteroit sur luy plusieurs, il s'en fascheroit et les rejetteroit: là où il n'y a quantité d'or ny d'argent qui puisse esteindre l'ardeur du desir d'avoir, ny l'avarice e cesse ny ne diminuë point pour posseder beaucoup de biens. Et peut-on dire <p 97v>à la richesse ce que lon diroit à un medecin ignorant et trompeur, Ta medecine augmente la maladie: car depuis qu'elle prent un homme, au lieu qu'il n'avoit besoing que de pain, de maison, et de couverture moyenne, et de peu de viande, la premiere venuë, elle le remplit d'une impatiente cupidité d'or, d'argent, d'ivoyre, d'esmeraudes, de chevaux et de chiens, transportant le desir naturel des choses necessaires en un appetit desordonné de choses perilleuses, rares, et mal-aisees à recouvrer: car jamais homme n'est pauvre des choses qui suffisent à la nature, ny jamais il n'emprunte argent à usure pour acheter de la farine, ou du fourmage, ou du pain, ou des olives: mais l'un s'endebte pour bastir une maison magnifique, l'autre pour acheter un champ d'oliviers qui joinct à sa terre, ou bien des terres à froument, ou des vignes, ou des mules de Galatie,
  Ou des chevaux attelez au tirage
  D'un haut bruyant tout vuide carriage,
Au 15. de l'Iliade. s'est precipité en une fondriere de contracts, d'usures, et d'hypoteques: et puis comme ceux qui boivent apres qu'ils n'ont plus de soif, ou qui mangent apres qu'ils n'ont plus de faim, ils revomissent tout ce qu'ils ont beu aians soif, et tout ce qu'ils ont mangé aians faim: aussi ceux qui appétent les choses inutiles et superfluës, ne retienent pas celles mesmes qui sont necessaires. Voyla quels sont ceux- là. Mais ceux qui ne despendent rien et ont beaucoup, et si desirent encore d'avantage, font bien encore plus à esmerveiller, qui voudra rememorer ce que souloit dire Aristippus, que celuy qui mange beaucoup, qui boit beaucoup, et jamais ne s'emplit, s'en va aux medecins, et leur demande quelle maladie c'est, et quelle indisposition, et le moyen qu'il doit tenir pour s'en delivrer: mais si un qui a cinq beaux licts en demande dix, et qui a dix tables en achete encore autre dix, et qui a beaucoup de terres et possessions, et beaucoup d'argent, et n'en est de rien plus plein, ains s'estend encore à en prochasser d'autres, et veille apres, et de tout ne se remplit jamais, celuy-là ne pense pas avoir besoing de medecin qui le guarisse, ne qui luy monstre de quelle cause cela luy advient. Et toutefois on pourroit penser, que de ceux qui ont soif, celuy qui n'a point beu sera delivré de sa soif apres qu'il aura beu: mais celuy qui boit tousjours, et jamais ne cesse d'avoir soif, nous n'estimons pas qu'il ait besoing de se remplir, mais plustost de se vuider et purger, et luy ordonnons qu'il vomisse, comme n'estant pas travaillé d'aucun defaut, mais plustost de quelque chaleur ou acrimonie contre nature qui est en luy. Aussi entre ceux qui acquierent, le necessiteux et indigent cessera de se travailler pour acquerir, si tost qu'il aura acheté une maison, ou qu'il aura trouvé un thresor, et que quelque amy l'aura secouru d'aucune somme de deniers dont il se sera acquitté envers l'usurier: mais celuy qui en a plus qu'il ne luy en faut, et en appéte encore d'avantage, ce ne sera point l'or ny l'argent qui le guarira, ny les chevaux, ny les moutons, ny les boeufs, il a besoing de se vuider et de se purger: car ce n'est point pauvreté que sa maladie, ains avarice et cupidité insatiable pour un faux jugement et une perverse opinion qu'il a prise: laquelle si elle ne luy est arrachee de l'ame, comme ce que lon avalle de travers, il ne cessera jamais de souhaitter choses superflues, c'est à dire de convoitter ce dont il n'a que faire. Quand le medecin entrant en la chambre d'un patient, qu'il trouve couché de son long dedans un lict gemissant, et ne voulant ny boire ny manger, il luy touche et taste le poulx, il l'interrogue, et trouve qu'il n'a point de fiebvre, C'est maladie de l'ame, dit-il: et s'en va. Aussi quand nous verrons un homme qui seche sur le pied d'ardeur d'acquerir, qui pleure quand il luy faut despendre un denier, qui n'espargne, ny ne pardonne à peine ny à indignité quelconque, prouveu qu'il en vienne du profit, encore qu'il ait force maisons, force terres, force troupeaux de bestes, grand nombre d'esclaves et d'habillemens, que dirons-nous quelle malade a cest homme-là, sinon une <p 98r>pauvreté de l'ame? Car quant à la pauvreté de biens, un amy, comme dit Menander, en peult guarir, en luy faisant du bien: mais celle de l'ame tout tant qu'il y a d'hommes au monde, ou qui y ont jamais esté, ne la rempliroyent pas: et pourtant a bien dit Solon d'eux,
  Les hommes n'ont fin quelconque ne terme,
  A leur desir d'enrichir, qui soit ferme.
Car à ceux qui sont sages, et ont sain jugement, nature leur a definy certaines bornes de richesses, qui sont trassees sur un certain centre, et sur la circonference de leur necessité: mais cela est propre et peculier à l'avarice, car c'est une cupidité qui repugne à son assouvissement, là où toutes autres cupiditez y aident: car jamais gourmand ne s'absteint d'un bon morceau pour gourmandise, ny yvrongne de bon vin pour yvrongnerie, comme les avaricieux s'abstiennent de toucher à l'argent, pour leur avarice et convoitise d'argent: et toutefois comment ne seroit-ce une passion furieuse et miserable, si quelqu'un s'abstenoit de se couvrir d'un vestement pour ce qu'il trembleroit de froid, et de toucher à du pain pour ce qu'il mourroit de faim, et aussi de mettre la main à ses biens, pour ce qu'il les aimeroit? Ce sont proprement les maux que descrit Thrasonides en une Com@edie,
  Elle est chez moy, et est en ma puissance
  Quand il me plaist en prendre jouissance,
  Et si le veux autant comme sçauroit
  Celuy qui plus follement aimeroit,
  Et toutefois je n'en fais jamais rien:
  Ains en fermant et seellant tout tresbien,
  Je compte à ceux qui ménent mon usure,
  A mes facteurs, je travaille et procure
  D'en amasser d'autre, à mes creanciers,
  Tousjours je plaide à mes serfs et censiers.
  O Apollon, cogneus tu amour doncques
  Plus que le mien malheureux et fol oncques?
Sophocles enquis par quelqu'un de ses familiers, s'il pouvoit bien encore avoir compagnie de femme: Dieu m'en gard, dit il, mon amy, j'en suis desormais libre, estant eschappé de la servitude de tels furieux et forsennez maistres, par le benefice de la vieillesse. aussi est-ce chose honneste en voluptez, d'en quitter les desirs quand et la puissance, encore qu'Alc@eus die, que jamais ny homme ny femme ne s'en peurent guarentir. Mais cela n'est pas en l'avarice, car comme une rude et mauvaise maistresse, elle contrainct d'acquerir, et defend de jouir: elle en excite l'appétit, et en oste le plaisir. Stratonicus anciennement se mocquoit de la superfluité des Rodiens, disant qu'ils bastissoient comme s'ils eussent esté immortels, et ruoyent en cuysine comme s'ils eussent eu bien peu de temps à vivre: mais les avaricieux acquierent comme magnifiques, et despendent comme mechaniques: ils endurent les travaux d'acquerir, et n'ont pas le plaisir d'en jouïr. L'orateur Demades vint un jour veoir Phocion, et le trouva à table où il disnoit: et voyant comme il se traittoit petitement et austerement, il luy dit: Je m'esbahis, Phocion, comme te pouvant passer d'un si maigre disner, tu prens la peine de t'entremettre des affaires publiques. Car quant à Demades, il s'en mesloit pour avoir dequoy fournir à son ventre: et pensant que la ville d'Athenes ne luy estoit pas suffisant revenu pour entretenir son intemperance et dissolution, encore tiroit-il vivres de la Macedoine: et pourtant Antipater un jour le voyant ja tout vieux et cassé, dit plaisamment, qu'il ne luy estoit demouré que le ventre et la langue, comme d'un mouton qui a esté mangé en un sacrifice. Mais de toy miserable qui est-ce qui ne s'esmerveilleroit? comment, veu que tu peux ainsi vivre <p 98v>mechaniquement et inhumainement, sans donner rien à personne, sans te monstrer honneste ny liberal à tes amis, ny magnificque envers le public, tu t'affliges ainsi durement, tu veilles les nuicts toutes entieres, tu travailles comme un mercenaire pour de l'argent, tu caresses un chascun pour estre institue heritier, tu te soubmets à tout le monde pour gaigner, et si as une si orde tacquinerie de chicheté en toy, qu'elle te pourroit dispenser de rien faire. Lon dit qu'un Bizantin aiant surpris un adultere sur le faict avec sa femme qui estoit fort laide, s'escria, «O miserable, quelle necessité te contraignoit? car le douaire a forcé Sapragoras: mais toy mal-heureux tu brouilles la chaudiere, et attizes le feu dessoubs.» Il est necessaire que les Roys amassent, les gouverneurs des Roys, ceux qui veulent tenir les premiers lieux, et avoir les grands estats és grosses citez, à tous ceux-là il est force de faire amas de deniers, d'autant que pour parvenir à leur ambition, ou pour la pompe, ou leur vaine gloire, ils font des festins, ils donnent à leurs satellites, ils envoyent des presents, ils entretiennent des armees, ils achettent des esclaves pour escrimer à outrance: mais toy tu te donnes tant d'affaires, tu te tourmentes tu te tourneboulles comme une toupie, pour vivre la vie d'une ouytre ou d'une coquille, tant tu es tacquin et mechanique: tu supportes tous travaux, et ne prens plaisir quelconque, non plus que l'asne des estuves, qui porte tousjours le bois et le serment pour chauffer les estuves, et demeure tousjours cendreux et enfumé, sans jamais estre baigné, lavé, chauffé, ny nettoyé. Et quant à ces reproches-là, c'est alencontre de celle miserable avarice tacquine d'asne ou de formis: car il y en a une autre sorte bestiale et farouche, qui calomnie, qui suppose de faux testaments, qui trompe, qui se fourre par tout, et se mesle de tout, qui compte sur ses doigts combien il y a de ses amis encore vivans, et puis ne reçoit fruition quelconque de tous les biens qu'elle amasse de tous costez par tant d'artifices. Tout ainsi doncques comme nous avons en haine et abomination les viperes, les mousches cantharides, et les tarantules, plus que les ours ny les lions, d'autant qu'elles tuent et font mourir les hommes, sans qu'elles s'en servent apres qu'elles les ont tuez: aussi sont plus dignes d'estre haïs ceux qui sont meschants par avarice et tacquinerie, que ceux qui le sont par intemperance et dissolution, car ils ostent aux autres ce dont ils ne voudroient ny ne sçauroient user eux-mesmes: d'où vient que ceux- là font trefves de violence quand ils se voyent en abondance de toutes choses, pour fournir à leurs desordonnez appetits, comme respondit Demosthenes à ceux qui estimoient que Demades voulust desormais cesser d'estre meschant: «C'est, dit-il, pource qu'il est saoul maintenant, comme les lions ne chassent plus la proye quand ils sont pleins:» mais ceux qui s'entremettent du gouvernement de la chose publique, non pour aucune intention qui soit ny utile ny plaisante, ceux-là n'ont jamais trefve d'amasser et d'acquerir, ny surseance de mal faire: car ils sont tousjours vuydes, et ne seroient pas contents quand ils auroient tout. Mais, pourra dire quelqu'un, ils amassent et gardent pour leurs enfans ou pour leurs heritiers. Comment est-il vraysemblable cela, veu qu'ils ne leur voudroient pas rien donner, tant qu'ils sont en vie? Ils sont doncques comme les rats et souris qui sont és miniers où lon fouille l'or, car ils mangent la mine d'or, et n'en peut-on rien tirer, sinon apres qu'ils sont morts, et que lon en fait anatomie. Mais pourquoy est-ce qu'ils veulent ainsi garder beaucoup d'argent et de grandes facultez à leurs enfans, ou à leurs successeurs et heritiers? à fin, je croy, que ces enfans et ces heritiers-là les gardent aussi encore à d'autres, et ainsi de main en main, comme les canaux par où lon fait venir l'eau en une tuillerie, qui ne retiennent rien de l'eau coulante pour eux, ains la transmettent et envoyent toute, chascun à son prochain voisin, jusques à ce qu'il vient de dehors un calomniateur, ou tyran, qui destruisant ce depositaire gardien, et le quassant derive et destourne le cours de cest richesse ailleurs: <p 99r>ou bien jusques à ce qu'il en vient un, le plus meschant de toute la race, qui mange tout ce que les autres auront amassé et gardé. Car non seulement,
  Tousjours en tout, des esclaves mal nez
  Les enfans sont pis conditionnez,
comme disoit Euripides: mais aussi des chiches avaricieux, sont dissolus et desordonnez: ainsi que dit un jour Diogenes en se mocquant, Qu'il valoit mieux estre le mouton que le fils d'un Megarien: car en ce qu'il semble qu'ils les instruisent, ils les gastent et corrompent, en leur entant leur chicheté et avarice mechanique, comme s'ils bastissoient en eux une forte place pour seurement garder leur hoirie et succession. Car quels advertissements et enseignemens sont-ce qu'ils leur donnent? Gaignez, espargnez, et pensez que lon fera autant de cas de vous, comme vous aurez de bien vaillant: mais cela n'est pas instruire un enfant, ains l'estressir et le couldre comme une bouge ou une bourse, à fin qu'il puisse bien contenir ce que lon jette dedans: excepté qu'il y a difference, par ce que la bourse devient salle, et orde, et malsentant, quand on a mis de l'argent dedans: mais les enfans des avaricieux, avant qu'ils ayent receu de leurs peres et meres la richesse, sont ja tous remplis de convoitise d'icelle, laquelle ils ont apprise d'eulx, aussi leur rendent ils digne salaire de leur escholage, en ce qu'ils ne les aiment pas tant, pour ce qu'ils sont certains d'amender beaucoup d'eux, qu'ils les haïssent, pour ce qu'ils ne le tiennent pas encore: car aians esté ainsi nourris, qu'ils n'ont appris à rien estimer sinon les biens et la richesse, et ne se constituer autre fruict à leur vie, sinon le beaucoup amasser, et beaucoup posseder, ils reputent que la vie de leurs peres et meres empesche la leur, et qu'autant de temps qu'il s'adjouste à la vieillesse d'eux, autant s'en oste il à leur jeunesse. C'est pourquoy pendant que leurs peres vivent, encore desrobent-ils secrettement un peu de la volupté, et jouïssent aucunement du plaisir de donner, leur semblant que c'est de l'autruy qu'ils donnent à leurs amis, et qu'ils despendent à leurs plaisirs, quand ils peuvent tirer quelque chose de dessoubs l'aile à leurs peres, et allans ouïr les leçons ils apprennent quelque chose: Mais quand apres le trespas de leurs peres ils viennent à avoir les clefs et les cachets, ils prennent toute une autre façon de vivre, un visage refrongné, qui ne rit jamais, austere, mal-gracieux et mal- accointable. Il n'est plus question de s'huyler, de jouër à la paume, de luicter, d'aller ouir les philosophes au parc de l'Academie, ou en celuy de Lyceum, mais d'interroguer des serviteurs, de regarder des papiers, de disputer avec des receveurs et des creanciers, estre si apres à la besongne et au soing des affaires, que lon en perd le disner, et n'entre lon aux bains pour s'estuver avant souper qu'il ne soit nuict toute noire: les exercices de la personne ausquels il avoit esté nourry, se baigner en la riviere de Dirce, tout cela est mis en arriere: voir que si quelq'un luy dit, Voulez vous pas aller ouir la harangue d'un tel philosophe? Comment y irois-je, respondra-il: je n'ay pas le loisir, depuis que mon pere est mort. O miserable, que t'a-il laissé qui vaille ce qu'il t'a osté, c'est à sçavoir le repos, et la liberté? Mais ce n'est pas tant luy, comme c'est sa richesse respandue alentour de toy, que te domine, et te tient le pied sur la gorge, comme celle femme que disoit Hesiode,
  Que l'homme ardant sans torche ne tison,
  Avant le temps le rent vieil et grison,
apportant commes des rides et des cheveux blancs à ton ame avant qu'il en soit temps, les soucis, les travaux et ennuis de l'avarice, qui suffoquent et amortissent toute la gentillesse, la gayeté, l'honnesteté et courtoisie qui y deust entre. Mais quoy, dira quelqu'un, n'en voyez-vous pas aucuns qui usent largement et liberalement de leurs biens? mais nous luy respondrons, n'oyez vous pas Aristote qui dit, que les uns n'en usent point, et les autres en abusent, là où il ne faut ny l'un ny l'autre: car la richesse ne fait <p 99v>à ceux- là ny profit ny honneur, et à ceux-cy elle apporte honte et dommage. Mais considerons un petit quel est l'usage de ces richesses que lon estime tant, n'est-ce pas pour avoir les choses qui sont necessaires à la nature? ceux doncques qui sont bien riches n'ont rien d'avantage que ceux qui ont dequoy mediocrement: et est la richesse, comme disoit Theophraste, telle que lon ne la deust pas desrober à la verité, ny en faire si grand cas, s'il est ainsi que Callias le plus riche homme d'Athenes, et Ismenias le plus opulent de Thebes, usoient des mesmes choses que faisoient Socrates et Epaminondas. Car ainsi comme Agathon renvoya les fleutes au festin des Dames, estimant qu'à celuy des hommes suffisoient les propos et devis des assistans: ainsi pourriez vous rejetter et les licts de pourpre, et les tables sumptueuses, et toutes autres choses superflues, voiant que les riches usent des mesmes choses que font les pauvres,
  Le labourage on ne delaisseroit,
  Et la charrue aussi ne cesseroit:
mais bien les orfevres, les graveurs, les parfumiers et les cuisiniers seroient chassez, quand on feroit un sobre et honneste bannissement de toutes choses inutiles: et s'il est ainsi que les choses requises à la nature soient communes et aux riches et à ceux qui ne sont pas riches, et que la richesse se magnifie et se vante des choses seulement superflues, et qu'a bon droict on a loué Scopas le Thessalien, de ce qu'estant requis de donner quelques utensiles de sa maison, comme luy estans superflues et inutiles, il respondit, «Et c'est en quoy on nous repute bien- heureux et bien-fortunez, qu'en ces choses-là superflues, non pas és autres qui sont necessaires.» s'il est ainsi, dis-je, voyez que ce ne soit la pompe, l'apparence et les jeux de bastellerie que lon louë, en faisant tant de cas des richesses, et non pas la necessité de la vie. La procession et solennité des Bacchanales qui se fait en nostre païs, se faisoit anciennement fort simplement et joyeusement: on y portoit une cruchee de vin, un cep de vigne, et puis quelqu'un y trainnoit un bouc, un autre y portoit une corbeille pleine de figures seiches, puis apres tout on y portoit un Phallus, qui est la semblance de la nature d'un homme: mais maintenant tout cela y est obscurcy et negligé, tant on y porte de vaisselle d'or et d'argent, d'habits sumptueux, tant de chariots trainnez par beaux roussins, tant de masques: et ainsi ce qui est utile et necessaire en la richesse, est offusqué et comblé par ce qui y est superflu et inutile. Mais nous autres pour la plus part ressemblons à Telemachus, lequel par faute d'experience, ou bien plus tost à faute de jugement, aiant veu la maison de Nestor, où il y avoit de licts, des tables, des habillements de la tapisserie, de bon vin, ne jugea point bien-heureux le maistre de ceste maison qui avoit si bonne provision de choses utiles et necessaires: mais chez Menelaus aiant veu force yvoire, force or et argent, il en fut tout ravy en ecstase d'admiration, et dit,
  Tel au dedans est le Palais doré,
  De Jupiter au haut ciel azuré,
  Tant icy a d'infinie opulence,
  Ravy je suis de la seule evidence.
Mais Socrates ou bien Diogenes eussent dit, Tant icy a de choses malheureuses, inutiles, folles et vaines, je me ris d'en avoir l'evidence. Que dis tu pauvre sot, là où tu devois oster à ta femme la pourpre, et tous ses joyaux et affiquets, à fin qu'elle ne fust plus convoiteuse des delices et superfluitez estrangeres, tu vais au contraire embellir et orner ta maison, comme un theatre ou un eschaffaut à jouër des jeux, pour ceux qui y entrent. Voyla en quoy gist la beatitude et felicité de la richesse, à en faire monstre devant ceux qui la regardent, et en vont faire leurs contes, où ce n'est rien du tout. Mais il n'est pas ainsi de la temperance, de la philosophie, de la creance et cognoissance des Dieux, telle qu'il appartient, encore qu'elle soit incogneuë à tous <p 100r>autres, elle a tousjours sa lumiere, et sa splendeur propre dont elle esclaire l'ame, tousjours accompaignee d'une joye qui jamais ne l'abandonne de jouïr de son bien, soit que quelqu'un le sçache, ou qu'il soit incognu aux Dieux et à tous les hommes. Voyla que c'est de la vertu, de la verité et beauté des sciences, comme de la Geometrie, et de l'Astrologie, à quoy il ne fault pas comparer les bagues, carquans et colliers de la richesse qui ne sont que spectacles, et parements de femmelettes, S'il n'y a personne qui la contemple et qui la regarde, la richesse à la verité est aveugle, et ne rend clarté aucune. Car si l'homme riche mange à part avec sa femme et quelques uns de ses familiers, il ne se travaillera d'avoir des mets exquis, table friande, ny vaisselle doree, ains se servira de la premiere trouvee: sa femme ne sera point paree de joyaux d'or ny de robbe de pourpre, ains en son simple accoustrement aupres de luy. Mais quand il fait un festin, c'est à dire, quand le theatre, la pompe, le spectacle s'assemble, c'est à dire, que les jeux de la richesse se joüent, alors on tire des navires les beaux flascons, on met en avant les riches tables, on accoustre les lampes d'argent, on fait escurer les coupes, on change les eschansons, on revest tout le monde, on remue toutes choses, l'or, l'argent, les pierres precieuses, brief on declare simplement que lon est riche: mais encore qu'il soupast seul, il auroit besoing de temperance et de contentement.

De l'amour et charité naturelle des peres et MERES ENVERS LEURS ENFANS.
CE qui feit que les Grecs premierement se remirent de leurs differents à des juges estrangers, et introduisirent en leurs païs des jugements forains, fut la desfiance qu'ils eurent de la justice les uns des autres, comme estant la justice chose necessaire à la vie humaine, mais qui ne croissoit point chez eux: N'est-il point ainsi de quelques questions de philosophie, lesquelles iceux philosophes, pour la diversité d'opinions qui est entre eulx, evocquent à la nature des bestes brutes, comme à une ville estrangere, et en remettent la decision et le jugement à leurs passions et affections naturelles, comme n'estans point sujettes à faveur, ny à corruption ne concussion? Ou bien, est-ce point un commun reproche à la malice des hommes, qu'il faille que nous estans en different des plus grandes et plus necessaires choses de la vie humaine, allions cercher au naturel des chevaux, des chiens et des oyseaux, comment nous nous devons marier, comment nous devons engendrer, et comment nous devons nourrir et eslever nos enfans? et comme si la nature n'en avoit imprimé aucun indice en nous mesmes, alleguer les moeurs et les affections des bestes brutes, et les produire en tesmoignage, pour monstrer le desbordement et dereglement de la vie des hommes, qui dés le commancement et à la premiere entree se sont embrouillez et confondus: car la nature retient et garde mieulx en icelles bestes brutes ce qui luy est propre, simple et entier, sans le corrompre ny alterer d'aucune meslange estrangere: là où au contraire, il semble que les hommes en ont fait comme les parfumiers font de l'huile, par accoustumance et par le discours de leurs raisons, ils y ont meslé tant d'opinions et tant d'advis adjoustez de dehors, qu'elle en est devenue variable et particuliere à chascun, et n'a point retenu ce qui luy estoit propre et peculier. Et ne devons pas trouver estrange si les bestes brutes suivent mieux et de plus pres la nature, que ne font pas les raisonnables, car les plantes mesmes la suivent encore mieux que les bestes, quoy que nature ne leur ait donné ny <p 100v>imagination, ny affection ou inclination aucune: aussi n'ont elles desir ny appetition quelconque, qui bransle ny sorte hors de leur naturel, ains demeurent, et sont arrestees, comme si elles estoient attachees aux ceps en quelque prison, cheminans tousjours par un mesme chemin, à sçavoir celuy auquel nature les conduit. Et quant aux bestes brutes, elles n'ont pas ny beaucoup de discours de raison qui addoulcit les moeurs, ny beaucoup de subtilité d'entendement, ny fort grand desir de liberté, mais bien ont elles des instincts, inclinations et appetitions non regies par raison, suivant lesquelles elles s'en vont quelquefois au haut et au loing, et courent çà et là, mais non pas toutefois fort loing: ne plus ne moins que la navire qui est à l'ancre, à la rade, bransle bien, mais elle ne court pas fortune: aussi elles ne s'esloignent pas gueres de la nature, et pourtant montrent elles la droitte voye, comme cheminans soubs le mors et la bride, là où la raison maistresse, et qui fait à son plaisir, en l'homme trouvant tantost une diversion, tantost une autre, et tousjours quelque nouvelleté, n'y laisse aucune apparente ne manifeste trasse de la nature. Voiez premierement les mariages des bestes, comment elles suivent en cela la nature. En premier lieu, elles ne se soucient point des loix, qui punissent ceux qui ne se marient point, our qui se marient trop tard, comme font les citoyens de Lycurgus et de Solon, ny ne craignent point les infamies de ceux qui n'ont point d'enfans, ny ne poursuivent aussi point les honneurs et prerogatives de ceux qui en ont trois: comme plusieurs Romains se marient, prennent femmes et engendrent des enfans, non à fin qu'ils aient des heritiers, mais à fin qu'eux mesmes puissent estre instituez heritiers: et plus le masle se mesle avec sa femelle, non point en tout temps, d'autant que la fin de ceste conjonction et mixtion n'est point la volupté, ains la generation des enfans: à l'occasion de quoy sur la prime vere, lors que les gracieux vents aptes à engendrer souspirent, et que la temperance de l'air est fort à propos pour les femelles grosses, la femelle s'approche du masle toute privee, et poulsee de son propre desir, se rendant aggreable à sa partie, tant pour la doulce senteur de sa chair, que pour le propre et peculier ornement de son corps, estant tout plein de rosee et de verdure, toute nette et pure, puis quand elle s'apperçoit d'estre enceinte, elle se retire honnestement, et s'en va penser et prouvoir à ce qui est necessaire, tant pour son accouchement, que pour la nourriture et traittement du petit qu'elle fera: et certes il n'est pas possible de bien exprimer dignement, et deduire suffisamment les choses qu'elles font, sinon que tout se fait avec une grande amour et dilection envers leurs petits, en prevoyance, en patience, et en tolerance de tous labeurs. Mais nous appellons l'abeille sage, et la celebrons comme celle qui produit le roux miel, en flatant ainsi la doulceur d'iceluy miel, qui nous aggree, et nous chatouille sur la langue, et ce pendant nous laissons derriere la sapience et l'artifice des autres animaux, tant en l'enfantement de leurs petits, qu'en la nourriture d'iceux: comme tout premierement l'oiseau de mer, que lon nomme Alcyone, laquelle se sentant pleine compose son nid, amassant les arrestes du poisson que lon appelle l'aiguille de mer, et les entre-lassant l'une parmy l'autre, et tissant en long les unes avec les autres en forme ronde et longue, comme est un verveu de pescheur, et l'aiant bien diligemment lié et fortifié par la liaison et fermeté de ces arrestes, elle le va exposer au battement du flot de la mer, à fin qu'estant battu tout bellement, et pressé, la tissure de la superfice en soit plus dure et plus solide, comme il se fait, car il devient si ferme, que lon ne le sçauroit fendre avec fer ny avec pierre: et qui est encore plus esmerveillable, l'ouverture et embouscheure dudit nid est si proportionneement composee à la mesure du corps de l'Alcyone, que nul autre ny plus grand ny plus petit oiseau n'y peut entrer, non pas la mer mesme, comme lon dit, ny la moindre chose du monde. Mais ceste charité se monstre encore d'avantage és chiens de mer, lesquels font leurs petits tous vifs au dedans de leur ventre, et leur donnent moien d'en sortir, et d'aller <p 101r>courir pour trouver à se paistre, et puis derechef les reçoivent, les enveloppent et mettent coucher dedans leurs matrices. Et l'ourse qui est l'une des plus sauvages et plus farouches bestes du monde, enfante ses petis sans forme ne figure de membres quelsconques, mais elle forme avec sa langue, ne plus ne moins qu'avec un ciseau ou autre outil, les tayes, tellement qu'elle n'enfante pas seulement ses petis hors de son ventre, mais elle les taille et leur donne la forme. Et le lion que descrit Homere,
  Lequel menant ses petits cercher proye
  Par la forest, rencontre emmy sa voye
  Quelques veneurs, et alors furieux
  Il couvre tout des paupiers ses yeux,
ne vous est il pas advis, qu'il semble qu'il veuille faire composition avec les veneurs, pour sauver la vie à ses petits? L'amour et charité envers les petits rend hardis les animaulx qui de leur nature sont couards, et diligents ceux qui sont paresseux, et espargnans ceulx qui d'eulx mesmes sont goulus. Et comme l'oiseau que descrit Homere,
  Qui en son nid porte à sa geniture
  Ce peu qu'il peult recouvrer de pasture,
  Et est content soymesme mal traitter,
  Pour ses petits grassement sustenter.
Car de sa disette il nourrit ses petits, et retient avec son bec, en le ferrant, la becquee qu'il porte, laquelle touche presque à son gisier, de peur que contra sa volonté il ne l'avalle:
  Comme la chiene autour de la portee
  Tendrette court aigrement irritee,
  En abboyant si fort à l'estranger,
  Qu'elle voudroit ce semble le manger.
prenant la crainte qu'elle a que lon ne face mal à ses petits, comme un redoublement de courage. Et les perdris, quand on les poursuit avec leurs petits perdriaus, elles les laissent voler devant, et s'en fuir, et affinent tellement les chasseurs, qu'ils s'arrestent à elles, se trainnans aupres d'eux, jusques à ce qu'estans tout sur le poinct d'estre prises, elles s'en courent un petit, et puis s'arrestent de rechef, et s'exposent en si belle prise, qui le chasseur se persuade et prent esperance qu'il ne leur faudra pas à ce coup, tant que se mettans ainsi en danger pour sauver leur petits, elles attirent les chasseurs bien loing arriere d'eux. Et les poules que nous avons tous les jours devant les yeux, avec quelle diligence et sollicitude traittent elles leurs poulcins, estendans leurs ailes pour en laisser entrer les uns dessoubs, et recevans les autres qui leur montent de tous costez sur les espaules, avec un son de voix qui tesmoigne leur joye et leur amour envers leurs petits? et s'il se presente un chien ou un serpent à elles seules, elles en ont grande peur et s'enfuient: mais si elles ont les petits, elles se mettent en defense, et combattent plus asprement que leur puissance ne porte. Et pensons nous que la nature ait imprimé ces affections et passions en ces animaulx-là, pour soing qu'elle eust de la posterité des gelines, ou des chiens, ou des ours, et non pour faire honte aux hommes, et nous picquer quand nous venons à discourir en nous mesmes, que ces choses-là sont exemples pour ceulx qui les suivent, et reproches pour ceux qui n'ont aucun ressentiment d'affection, par lesquels ils accusent la nature humaine, comme si elle seule ne s'affectionnoit point gratuitement, et ne sçavoir aimer sinon ce dont elle tire quelque profit? On estime beaucoup és theatres celuy qui dit le premier,
  Qui est celuy qui soit tant debonnaire,
  Qu'il puisse aimer un autre sans salaire?
cela fait selon Epicurus, que le pere aime le fils, la mere son enfant, les enfans leurs <p 101v>progeniteurs qui les ont engendrez: mais si les animaux pouvoient parler et entendre la parole, et que lon assemblast en un commun theatre les boeufs, les chevaux, les chiens, et les oyseaux, on confesseroit tout hautement au contraire, que ny les chienes n'aiment leurs petits chiens pour aucun salaire, ny les juments leurs poulains, ny les poules leurs petits poulsins, ains les aiment gratuitement, et naturellement, et recognoistra lon en toutes leurs passions et affections, que cela est bien et veritablement dit. Or seroit-il certainement trop infame de dire, que les generations et conceptions, enfantements, et nourritures des petits, és bestes soient actes de nature, et offices gratuits, et au contraire és hommes prests, salaires et arres donnees pour en tirer apres du profit. Mais ce propos n'est ny veritable ny digne d'estre escouté, car la nature, ainsi comme és plantes sauvages, telles que sont les vignes agrestes, les caprifiques, les olivastres, engendre ne sçay quels commancements cruds et imparfaicts de bons et francs fruicts: aussi a elle donné aux bestes brutes une charité envers leurs petits qui est imparfaitte, et ne pouvant s'estendre jusques à la justice, ny passer plus oultre que l'utilité et le besoing: mais au contraire l'homme estant animal raisonnable, né à civile societé, pour observer les loix et la justice, que la nature a mis en ce monde pour servir et honorer les Dieux, fonder et regir les citez, et pour y exercer tous offices de benignité et bonté, elle luy en a baillé de belles, genereuses et fructueuses semences, qui sont l'amour, la charité et dilection envers les enfans, suyvans les premieres erres des principes qu'elle en avoit imprimees en la structure et fabrication des corps humains: car la nature en tout et par tout est exquise, aimant ses enfans, à qui rien ne default de necessaire, et à qui on ne sçauroit aussi rien oster comme superflu, et qui n'a rien, comme souloit dire Erasistratus, de vain ny de frivole. Car premierement quant à la generation de l'homme, on ne sçauroit assez dignement exprimer sa prudence: et à l'adventure aussi ne seroit-il pas fort honneste de toucher trop diligemment les parties secrettes, en les appellant par les propres noms, ains vault mieux en les laissant à part ucachees, imaginer en son entendement la dexterité, bien-seance, et propre disposition de ces naturelles parties-là, tant pour engendrer que pour concevoir: la seule confection, departement et distribution du laict, est suffisante pour clairement monstrer sa providence et sa diligence, car ce qui demeure de sang superflu apres l'usage auquel il est destiné, flottant par le corps de la femme au reste du temps, se respand çà et là, e l'appesantit fort pour la foiblesse et petitesse des esprits: mais à certaines revolutions de jours, chasque moys, nature a accoustumé et appris de luy ouvrir certains esgouts et conduits par où il se vuide et escoule: en quoy faisant il purge et allege le reste du corps, et rend la matrice, comme une bonne terre, apte et disposee à recevoir la charrue et la semence en son temps: mais apres qu'elle a retenu la semence qui y a pris racine, alors elle se resserre, pource que le nombril, ainsi que dit Democritus, est comme une ancre et un cable au fruict conceu, qui l'arreste ferme, et le garde de vaguer par la matrice de la mere, alors nature bousche et estouppe les canaux et ruisseaux des purgations menstruales, et prenant le sang qui y couloit, s'en sert pour nourrir et arroser l'enfant, qui commance desja à se mouler, et à prendre forme et consistance, jusques à ce qu'estant demouré certain nombre de jours necessaires à la croissance qu'il prend au dedans, il a besoing de sortir de ce lieu-là, pour estre nourry autrement et en une autre place. Alors doncques, divertissant le sang plus dextrement que ne sçauroit faire nul jardinier ny fontenier son eau, et l'employant à autre usage, elle a comme des cisternes ou fonteines toutes prestes à recevoir la liqueur du sang qui y decoule, non pas sans y rien cooperer, ny sans l'alterer, car en le recevant elles ont quant-et-quant la force de le cuire et digerer, adoulcir et transmuer par une doulce et gracieuse chaleur de l'esprit naturel, et tendreur delicate et feminine, pour ce que <p 102r>le tetin au dedans a une telle temperature et disposition. Si ne se fait pas une soudaine effluxion du laict, ne n'y a pas des tuyaux qui les versent et respandent tout à coup: mais le tetin s'abboutissant en une chair pleine de petits canaux, et qui le coule et passe tout doulcement par plusieurs petits pertuis, il exhibe un petit bout fort aisé à la couche du petit poupin, qu'il prent fort grand plaisir à toucher et envelopper de ses lévres. Mais pour neant, et sans aucun fruict, auroit la nature usé de si grande provoyance, si grand ordre, et telle diligence à preparer ces outils, pour engendrer, nourrir et eslever l'homme, si quant-et-quant elle n'eust imprimé és coeurs des meres une charité, amour et dilection soigneuse envers les fruicts qu'elles ont mis sur terre: car,
  Des animaux respirans et marchans
  Dessus la terre, és villes et aux champs,
  Nul n'y en a si malheureux que l'homme.
Qui dira cela du petit enfant qui ne fait que naistre et sortir du ventre de la mere, il ne faudra point à dire verité: car il n'y a rien si imparfaict, si indigent de toutes choses, si nud, si difforme, ne si ord et salle à voir, que l'homme, qui le verroit au sortir à sa naissance, attendu qu'il est seul presque à qui la nature n'a pas seulement concedé une pure et nette entree en la lumiere de ceste vie. Car il y entre tout souillé de sang, plein de toute ordure, ressemblant plustost à une creature recentement massacree et escorchee, que nouvellement nee. Il n'y a personne qui le peust toucher, recueillir, caresser, ny embrasser, sinon celle qui par nature l'aime. Et pourtant nature a fait descendre à bas, sous le ventre, les tettes de tous autres animaux, mais à la femme elle les a attachees à la poictrine, en assiette propre pour pouvoir baiser, embrasser et caresser son enfant, en l'alaittant: voulant par là nous donner à entendre, que l'enfanter, nourrir et eslever, n'ont pas pour leur but aucune utilité, mais la charité et la dilection. Et qu'il soit ainsi, proposez vous en vostre entendement les femmes du temps passé, qui premieres conceurent, enfanterent, et veirent un enfant venant de naistre sur la terre: il n'avoit point encore de loy qui leur commandast de nourrir leurs petits, ny aucune esperance de plaisir reciproque, ou prest de nourriture que les petits leur deussent rendre et rembourser un jour à l'advenir: plus tost dirois-je, qu'elles devroient avoir esté rudes à leurs enfans, pour la souvenance fresche de tant de maux, tant de perils, et de travaux qu'elles auroient endurez à cause d'eux.
  Quand les trenchez aspres et douloureux
  Viennent saisir en travail dangereux
  La femme grosse, alors sa delivrance
  Se fait avec angoisseuse souffrance.
Les femmes disent que ce n'a pas esté Homere qui a escrit ces vers-là, mais quelque Homeride, c'est à dire, quelque femme qui avoit autrefois essayé le travail d'enfanter, et qui sentoit encore en ses flancs la meslange de celle aspre, amere et perceante douleur: et neantmoins et l'amour et la charité naturelle,la plie et la meine tellement, qu'estant encore toute eschauffee de sa douleur, et toute tremblante de l'angoisse de son travail, elle n'abandonne pas son enfant, ny ne le refuit pas, ains, se retourne vers luy, luy rit, le recueille et l'embrasse, sans qu'elle en reçoive aucun plaisir ny aucune utilité, ains le recueillant en peine et en labeur, l'enveloppe de langes et de petits drappeaux, pour le tenir chaudement, n'estant pas plus tost sortie du labeur du jour, qu'elle entre en celuy de la nuict: et de tous ces travaux-là quel loyer, ne quel profit en recevoient-elles ces femmes-là du temps jadis, non plus que celles du present, attendu que les esperances en sont si longues et si incertaines? Celuy qui a labouré la vigne en l'@equinoxe du printemps, la vendange en celuy de l'automne, qui a semé le blé quand les Pleïades se couchent, il le moissonne quand elles se levent: les vaches, les juments, les gelines portent des fruicts, dont on peut incontinent <p 102v>en peu de temps tirer du profit: là où de l'homme la nourriture en est laborieuse, la croissance tardive et lente, et la vertu longue à venir, de maniere que plusieurs peres meurent avant que de la voir en leurs enfans. Neocles ne veit jamais la victoire de Salamine, que gaigna son fils Themistocles: ne Miltiades ne veit oncques celle que son fils Cimon gaigna sur la riviere de Eurymedon: Xantippus n'ouit jamais son fils Pericles orer devant le peuple, ny jamais Ariston ne veit son fils Platon tenant eschole de Philosophie: les peres d'Euripides et de Sophocles n'eurent oncques la cognoissance des victoires qu'il emporterent, en faisant reciter leurs Trag@edies: ils ne les ouirent jamais que gazouiller, et appellers les lettres en leurs premiers ans, ou bien s'ils ont vescu d'advantage, ils ont veu en tristesse leurs amours, leurs despenses à faire masques et festins, et autres semblables faultes: tellement que lon rememore et remarque avec louange ce mot qu'en dit Evenus en un sien epigramme,
  Voyez combien de douleurs et miseres
  Donnent tousjours les enfans à leurs peres.
Et neantmoins pour tout cela ils ne laissent jamais à nourrir et eslever des enfans: et plus encore ceux qui en ont moins de besoing: car ce seroit une moquerie de penser que les riches sacrifient aux Dieux, et facent de grandes resjouïssances, quand il leur naist un enfant, pour ce qu'ils auront que les nourrira en leur vieillesse, et les ensevelira apres leur mort: si d'adventure ils n'eslevent des enfans, pour ce qu'ils ne treuvent pas qui veuillent estre leurs heritiers. Les arenes de la mer, les petits grains de la pouldre, ny les plumes des oiseaux, ne sont point en si grand nombre, que sont ces prochasseurs de successions. Danaus avoit cinquante filles, mais s'il n'en eust point eu, il eut eu des heritiers d'avantage, et bien d'autre sorte: car les enfans ne sçavent nul gré à leurs peres, ny ne les servent ou honorent pas pour cela, d'autant qu'ils attendent leur succession, comme chose qui leur est deuë: et au contraire, vous oyez dire à ces poursuyvans qui taschent à s'insinuer en grace des riches qui n'ont point d'enfans, pour se faire instituer heritiers, des propos et paroles semblables à celles-cy des poëtes comiques,
  Estuvez vous peuple premierement,
  Et pour un jour n'allez en jugement. Et puis,
  Tenez, prenez ces trois oboles-là Mangez, humez et avallez cela.
Et ce que Euripide dit, que
  Les biens mondains font aux hommes avoir
  Nombre d'amis, grand credit et pouvoir:
Cela n'est pas simplement et universellement veritable, sinon endroit ceux qui n'ont point d'enfans. A ceulx là les riches mesmes donnent à souper, les Seigneurs les caressent, les orateurs et advocats plaident pour eux seuls gratis, C'est une puissante chose que un homme riche, quand on ne sçait point qu'il ait aucun heritier: et y a eu souvent plusieurs, qui au paravant avoient infinis amis, et estoient honorez de plusieurs, qui tout aussi tost qu'un fils leur est né, ont perdu tous leur amis, tout leur credit et leur suitte tous ensemble. Ce n'est doncques point à cause des enfans que les hommes sont en authorité, et n'est point aussi pour cela que les peres les aiment, ains toute ceste force là qui les fait aimer depend de la nature, non moins és hommes que aux animaux: mais quelquefois cest amour-là naturelle et plusieurs autres bonnes qualitez sont aux hommes offusquees par la mauvaistié du vice qui vient à pulluler aupres, ne plus ne moins que des espines et brossailes bien souvent naissent parmy la bonne semence: autrement il faudroit dire, que les hommes ne s'aimeroient pas, d'autant que plusieurs se tuent et se precipitent eux mesmes. Oedipus
  De doigts sanglants ses paupieres leva,
<p 103r>   Et ses deux yeux luy mesme se creva.
Hegesias orant feit que plusieurs des auditeurs qui l'avoient ouy s'absteindrent tant de manger, qu'ils se feirent mourir de faim. Il y a plusieurs sortes de tels accidents qui adviennent par permission divine, lesquels tous sont comme les autres maladies et passions de l'ame qui transportent l'homme hors de son naturel, ainsi comme ils tesmoignent alencontre d'eux-mesmes: car si une truye aiant fait un petit cochon vient à le manger, ou si une chienne aiant fait un petit chien vient par fortune à le deschirer, il s'en desesperent et s'en tourmentent grandement, ils en font sacrifices aux Dieux pour divertir les sinistres presages: et reputent cela un prodige et un monstre, comme estant chose commune à toutes sortes de creatures, et à quoy nature mesme le convie, que d'aimer leur geniture. Ce neantmoins, ainsi comme dedans les mines, l'or, encore qu'il soit meslé et enveloppé de force terre, reluit et se fait voir de loing: aussi nature és plus depravees moeurs et passions fait voir la charité envers les petits: car ce qui fait que les pauvres ne nourrissent et n'eslevent pas quelquefois leurs enfans, c'est qu'ils craignent, qu'estans nourris et eslevez moins honnestement qu'il n'appartient, ils ne deviennent lourdauts et mal appris, destituez de toutes parties requises à personnes d'honneur: et cuidans que pauvreté soit le dernier et plus grand mal de l'homme, ils ne peuvent avoir le coeur de la laisser à leurs enfans, estimans que ce soit un tres-grand et fascheux mal.

De la pluralité d'amis. Qu'il n'est pas possible, ny expedient, d'avoir plusieurs amis.
SOCRATES demanda un jour à Memnon le Thessalien, qui s'estimoit fort suffisant homme és lettres, et, comme dit Empedocles, Avoir attainct au comble de sagesse, Que c'estoit que vertu. L'autre luy respondit audacieusement et promptement, Qu'il y avoit vertu d'enfant et de vieillard, et d'homme et de femme, et de magistrat et de privé, et de maistre et de vallet. Voyla qui va bien, repliqua Socrates, nous ne te demandions qu'une vertu, et tu nous en remues tout un exaim, comme d'abeilles. ne conjecturant pas mal, que cet homme ne cognoissoit pas une vertu, qui en nommoit plusieurs. Mais ne pourroit-on point user de semblable mocquerie en nostre endroict, pource que n'aiant pas encore acquis une seule amitié certaine, nous avons peur que sans y penser nous ne tombions en pluralité d'amis: car il semble que c'est presque tout ainsi que si un manchot ou un aveugle avoit peur de devenir un Briareus qui avoit cens mains, ou un Argus qui avoit des yeux par tout le corps: et toutefois nous louons infiniement le jeune homme qui dit un une com@edie de Menander, qu'il estime un merveilleusement grand bien et grand heur à un homme,
  Pensant avoit trouvé des biens sans nombre,
  Quand d'un amy a peu recouvrer l'ombre.
Mais une des causes, entre plusiers autres, qui nous empesche d'acquerir une amitié certaine, c'est que nous convoytons en avoir plusiers: ne plus ne moins que les putains et folles femmes qui se prestent souvent à plusieurs hommes, n'en peuvent arrester ny retenir pas un, pource que les premiers se sentans mesprisez s'en retirent: ou plus tost, ainsi comme le nourrisson de la belle Hypsiphile estant assis dedans un pré,
<p 103v>   Alloit cueillant de main tendrette
  Mainte fleurette sur fleurette,
  Ne pouvant son coeur enfantin
  Rassasier de tel butin:
aussi chascun de nous, pour le desir de nouveauté, et l'inconstance de se saouler incontinent d'une chose, se laisse emporter au nouveau venu et plus freschement cogneu, qui nous tourne comme il luy plaist, nous faisant entreprendre plusieurs commancements ensemble d'amitié et de familiarité, lesquels ne viennent jamais à perfection, d'autant que pour l'amour d'un nouveau que nous poursuyvons, nous laissons aller celuy que nous tenons. Premierement doncques commanceans à la publique renommee de la vie des hommes, ne plus ne moins qu'à la Deesse Vesta, que lon dit en commun proverbe, qui nous a esté laissee de main en main touchant les constans et parfaicts amis, prenons la longue et ancienne suitte des temps pour tesmoing, et ensemble pour conseiller de ceste matiere: car de toute ancienneté de memoire vous trouvez ces couples d'amis renommees, Theseus et Pirithous, Achilles et Patroclus, Orestes et Pylades, Pythias et Damon, Epaminondas et Pelopidas. Car l'amitié est bien, par maniere de dire, beste de compagnie, mais non pas de troupe, ne qui veuille estre en foule, comme les estourneaux ou les gays: car estimer l'amy un autre soy-mesme, et l'apeller [...] ou [...], comme qui diroit [...], c'est à dire autre, ce n'est autre chose que mesurer l'amitié au nombre de deux: car on ne peut acquerir ne plusieurs esclaves ny plusieurs amis de peu de monnoye: et quelle est la monnoye d'amitié? c'est benevolence et plaisir conjoint avec vertu, chose si rare, qu'il n'y en a point de plus en toute la nature, de maniere qu'il n'est possible ny d'aimer ny d'estre aimé en perfection de plusieurs: ains comme les rivieres divisees en plusieurs canaux et plusieurs ruisseau, en demeurent basses et foibles: aussi nostre ame, qui est fort nee à aimer, son affection estant departie en plusieurs, s'en affoiblit, et revient presques à neant. C'est pourquoy les animaux qui ne font qu'un petit, en ont l'amour plus vehemente: et Homere voulant signifier un enfant bien aimé, l'appelle [...] et [...], c'est à dire unique, et engendré par des pere et mere qui n'ont que celuy-là, sans esperer d'en avoir jamais plus d'autre. Quant est à moy, je ne voudrois point que l'amy fust seul, mais bien qu'entre tous autres il fust uniquement et tendrement aimé, comme l'enfant que le pere a engendré sur la fin de ses jours, et qu'il eust mangé avec nous le minot de sel que lon dit communément, non pas faire comme plusieurs, qui appellent amis pour avoir beu seulement une fois ensemble, ou avour joué à la paume, ou aux dez, ou avoir logé en un mesme logis, amassans ainsi des amitiez des hostelleries, ou des jeux de luicte, ou des promenemens par les places des villes. Et quand ils voyent les matins és maisons des riches et puissans hommes, grande tourbe et foule de gens qui leur vont donner le bon jour, leur baiser les mains, et les accompagner au sortir de leurs logis, ils les reputent alors bien- heureux, comme aians beaucoup d'amis: combien qu'il voyent encore plus grand nombre de mousches en leurs cuysines: mais ny elles ny demeurent point, si la viande y defaut: ny eux, s'ils n'y sentent plus de profit: pour ce que la vraye et parfaite amitié requiert trois choses, la vertu comme honneste, la conversation comme plaisante, et l'utilité comme necessaire: car il faut recevoir l'amy apres l'avoir bien esprouvé, s'esjouïr de sa compaignie, et se servir de luy à son besoing, toutes lesquelles choses sont contraires à pluralité d'amis, mesmement celle qui est la principale, c'est le jugement de l'espreuve. Qu'il ne soit ainsi, voyez s'il est possible de concerter en peu de temps des baladins, et les accoustumer à baller tous d'un branle ensemble, ou des forsats à voguer tous d'une cadence, ou des serviteurs à qui nous nous voulons fier du gouvernement de nos biens, ou de l'institution de nos enfans: <p 104r>tant s'en faut que lon puisse esprouver plusieurs amis qui soient pour se mettre en pourpoint quant et nous, pour combatre toute fortune, et dont chascun soit prest et appareillé,
  Te faire part de sa bonne fortune,
  Et de bon coeur porter ton infortune.
Car ny les navires ne se varent point en la mer à tant de tempestes et de tourmentes, ny on ne fiche point tant de paux alentour des heritages que lon veult enfermer de pallissade, ny ne clost-on point les ports de jettees et de moles contre tant ny contre tels dangers, comme l'amitié nous promet de refuse et de secours, quand elle est bien esprouvee, et seurement experimentee. Les autres amis qui ne sont pas à l'espreuve de la fortune, ne font que couler, et ceux qui les perdent (ne plus ne moins qu'une faulse monnoye averee à la touche) gaignent beaucoup,
  Ceux qui de tels amis perdent, en rient,
  Et qui en ont, de les perdre aux Dieux prient.
Ce qui n'est pas facile, ains fort fascheux à faire, de fuir et deposer une amitié qui ennuye: ne plus ne moins qu'une viande qui fait mal à l'estomac, et qui fasche, on ne la peut retenir qu'elle ne face desplaisir, et qu'elle n'engendre quelque corruption, ny aussi la rendre telle comme elle y est entree, ains toute souillee, meslee parmy d'autres humeurs, et toute alteree: aussi un mauvais amy, ou il demeure nous faschant et estant luy mesme fasché, ou il sort par force avec inimitié et malveuillance, ne plus ne moins que la cholere sort de l'estomac quand on vomit. Pourtant ne faut-il pas legerement recevoir, ny s'attacher d'affection facilement aux premiers qui se presentent, ny aimer incontinent ceux qui nous poursuivent d'amitié, ains plus tost faut que nous mesmes poursuivions ceux qui sont dignes d'estre aimez: car il ne faut pas du tout elire ce qui se prent facilement, pour ce que nous passons par dessus la ronce et le gratteron qui s'attache à nous, et la rejettons, là où nous allons cercher l'olive et la vigne: aussi n'est-il pas tousjours expedient d'admettre en nostre familiarité celuy qui aiseement nous embrasse, ains au contraire nous faut affectueusement embrasser ceux que nous esprouverons utiles, et qui meritent que lon en face compte, ainsi comme respondit jadis le peintre Zeuxis à quelques uns qui l'accusoient de ce qu'il estoit long à faire ses peintures: «Je confesse, dit-il, que je demeure voirement long temps à peindre, mais aussi est-ce pour long temps:» aussi celuy garde une amitié et familiarité longuement, qui a demouré long temps à l'esprouver. Or s'il n'est pas possible à l'homme d'esprouver beaucoup d'amis sera-il facile de converser ensemble avec plusieurs, ou s'il sera du tout impossible? et neantmoins toute la jouissance et la fruition de l'amitié gist en la conversation, et le plus doulx fruict consiste en s'entrefrequenter, et hanter ensemble:
  Jamais ne faut resolution prendre,
  Sans l'avoir fait à ses amis entendre,
comme dit Homere: et en un austre passage, Menelaus parlant d'Ulysses dit,
  Rien n'a jamais nos plaisirs separez
  Tant que tous deux mort nous a atterrez.
Mais la pluralité d'amis dont nous parlons fait tout le contraire: car l'amitié nous serre, nous unit, et nous estrainct par frequentes et continuelles conversations, caresses et offices d'amitié,
  Ne plus ne moins que la presure tendre
  Fait le laict frais se cailler et se prendre,
comme dit Empedocles, car elle desire faire une telle union et incorporation: là où la pluralité d'amis nous separe, nous distraict et divertit en nous rappellant, et nous transferant de l'un à l'autre, ne permettant pas que la commixtion et le collement <p 104v>de la bienveuillance se face par la familiere conversation espandue et figee, en maniere de dire, à l'entour: et cela quant-et-quant nous apporte une inegalité et difficulté grande aux offices et services, qui sont convenables entre amis: car ce qui est aisé à l'amitie, devient malaisé par ceste pluralité,
  En mesme humeur tout homme ne consent,
  Autrement l'un, autrement l'autre sent.
d'autant que nos natures ne panchent pas toutes à mesmes inclinations, ny ne sommes pas tousjours environnez de semblables adventures, outre ce que les occasions des temps, ne plus ne moins que les vents, seront propres à quelques actions, et contraires aux autres. Et quand bien encore tous les amis desireroient ensemble, mesmes services de nous, si seroit-il trop difficile de pouvoir satisfaire et suffire à tous ceux qui voudroient ou consulter de quelque affaire, ou traicter quelque negoce publique, ou briguer quelque magistrat, ou recevoir et festoyer quelque hoste estranger en leur maison: mais si en un mesme temps ils viennent à tomber en affaires tous different, et en toutes diverses affections, et nous requierent tous ensemble, celuy qui veult naviger, de voyager quand et luy: celuy qui est accusé, de luy assister en jugement: celuy qui accuse, de le seconder: celuy qui achette ou qui vend, de luy aider à mesnager: celuy qui se marie, à sacrifier: celuy qui fait des funerailles, à mener deuil:
  La cité est pleine d'encensements,
  De chants de joye, et de gemissements.
Certes qui a tant d'amis, assister à tous il est du tout impossible: et ne gratifier à nul, il n'y auroit point d'apparence: et en gratifiant à un en offenser plusieurs, il seroit aussi trop fascheux. Car,
  Qui aime bien, ne veut qu'on le mesprise:
et toutefois encore support-lon plus patiemment les negligences et oubliances des amis, et reçoit-on avec moins de courroux de telles responses et excuses d'eux, Je t'ay oublié: ou, il ne m'en est pas souvenu. Mais celuy qui dit, Je ne vous ay pas assisté en vostre cause, d'autant que j'assistois à un autre mien amy, qui avoit aussi un autre proces: ou, Je ne vous ay pas esté visiter en vostre fiebvre, pour ce que j'estois empesché au festin que faisoit un tel à ses amis: alleguant pour excuser sa negligence envers son amy, sa diligence envers d'autres, il ne satisfait pas à la plainte, mais il augmente la jalousie. Mais la plus part des hommes ne regarde seulement qu'à ce, que la pluralité des amitiez leur peut apporter commodité du dehors, et ne se soucie pas de ce qu'elle leur doit imprimer au dedans, ne se souvenant pas qu'il faut, que celuy qui se sert de plusieurs à son besoing, secoure aussi reciproquement ces plusieurs-là, quand il en auront affaire. Tout ainsi doncques comme si Briareus avec ses cent mains eust emply cinquante ventres, n'eust eu rien d'avantage que nous qui avec deux mains en fournissons un: aussi en la commodité de se servir de plusieurs amis y a-il l'incommodité, qu'il se fault aussi employer pour plusieurs, se passionner, se travailler et se tourmenter avec eux. Car il ne faut pas adjouster foy au poëte Euripide en ce qu'il dit,
  L'affection d'amitié engendree
  Entre mortels doit estre moderee,
  Non de leur coeur la mouëlle percer,
  Ains estre aisee à prendre et à laisser,
pour la roidir et lascher, ne plus ne moins que la scote d'une voile de navire, selon que le besoing le requerroit. Mais au contraire, Euripide, il faudroit transporter vostre dire aux inimitiez, et admonester que les querelles entre les hommes fussent moderees, et qu'elles ne penetrassent pas jusques à la mouelle de l'ame: ains que les haines fussent aisees à appaiser, et aussi les courroux, les plaintes et doleances, et les <p 105r>souspeçons et desfiances: et plus tost donner ce sage admonnestment de Pythagoras, «Ne touche pas à plusieurs en la main.» c'est à dire, ne fais pas plusieurs amis, et n'affecte pas celle amitié populaire commune à tous, et exposee à un chascun: laquelle entre en un coeur avec beaucoup de passions, dont celles-cy l'estre en esmoy pour son amy, se condouloir avec luy, se mettre en peine et exposer en danger pour luy, ne sont pas difficiles à supporter à hommes libres et de gentile coeur: mais le dire du sage Chilon est veritable, lequel respondant à un qui se vantoit de n'avoir aucun ennemy, «Il semble doncques, respondit il, que tu n'ayes aussi point d'amy.» Car les inimitiez suyvent incontinent de pres les amitiez, et sont entrelassees avec elles. Ce n'est point tour d'amy de ne se ressentir pas d'une injure faitte à son amy, ou d'une honte à luy procuree, et de n'espouser point ses querelles: car les ennemis ont incontinent pour suspect l'amy de leurs ennemis, et le haïssent: et, au contraire, les amis bien souvent portent envie à leurs amis, et ont quelque jalousie de leur prosperité, et les distraient çà et là. Et comme l'oracle qui fut respondu à Timesias, touchant la nouvelle colonie qu'il vouloit aller peupler, l'appelle,
  C'est un exaim d'abeilles que tu meines,
  Qui deviendront tost guespes inhumaines:
aussi ceux qui cerchent un exaim, ou toute une ruchee, par maniere de dire, d'amis, ne se donnent de garde, qu'ils tombent en une guespiere d'ennemis: mais il y a ceste difference, que la souvenance vindicative du mal de l'ennemy péze beaucoup plus, que ne fait la memoire du bien de l'amy. Et qu'il ne soit vray, voyez comment Alexandre accoustra les familiers et amis de Philotas et de Parmenion, et Dionysius ceux de Dion, Neron ceux de Plautus, et Tibere ceux de Sejanus, qu'ils feirent tous mourir apres les avoir bien tourmentez à la gehenne. Tout ainsi comme les riches joyaux de sa fille et son precieux voile ne servirent de rien à Creon, mais le feu qui s'y prit et alluma soudainement, le brusla luy mesme quand il accourut, et la prit entre ses bras, tellement qu'il en mourut quand et elle: aussi il y en a qui n'ayans receu aucun bien de la prosperité de leurs amis, sont enveloppez en la ruine de leur adversité, et perissent quand et eux: ce qui advient principalement aux gens de lettres, et personnes d'honneur et de valeur, comme Theseus qui fut avec son amy Pirithous emprisonné et puny,
  Se trouva pris, et les deux pieds chargez
  D'autres liens que de cuyvre forgez.
Et Thucydide escrit, qu'en la grande pestilence qui fut à Athenes, les plus gens de bien, et qui plus faisoient profession de la vertu, furent ceux qui plus moururent avec leurs amis malades de peste, d'autant qu'ils ne s'espargnoient point, et alloient visiter et traitter ceux qui leur appartenoient. Et pourtant ne faut-il pas ainsi mettre la vertu en abandon, en la liant et attachant à toutes heures à d'autres, ains la reserver pour une communication reciproque à ceux qui en sont dignes, c'est à dire à ceux qui peuvent autant aimer et autant contribuer à la communauté: car cela est l'une des plus grandes contrarietez et oppositions qu'il y ait contre la pluralité d'amis, que l'amitié est comme une generation que se fait par conformité et similitude. Car veu que les creatures mesmes qui n'ont point d'usage de raison, qui les veut faire mesler avec celles qui ne sont pas de leur espece, il faut que ce soit à force, et par contraincte, d'autant qu'elles se couchent sur leurs genoux, et s'enfuyent arriere l'une de l'autre: là où au contraire, elles ont plaisir de se mesler avec leurs semblables, recevans volontiers, et avec toute douceur et facilité, celle communion: Comment est-il possible qu'il s'engendre une bonne amitié entre gens qui sont de moeurs toutes differentes, conditions toutes diverses, et façons de vivre tendantes à toutes autres fins? Car les accords de la musique, soit en voix ou en instruments, ont bien leurs consonances <p 105v>par contrarieté de sons, se formant ne sçay quoy de similitude et convenance du haut et du bas: mais en ceste consonance et armonie de l'amitié il n'y doit avoir du tout rien de dissemblable, ny d'inegal, ny de couvert et obscur, ains doit estre composee de toutes choses pareilles, de mesme volonté, mesme opinion, mesme conseil, et toute mesme affection, comme si ce n'estoit qu'une seule ame distribuee et departie en plusieurs corps. Et qui est l'homme ou si laborieux, ou si facile à transmuer en toutes façons, et à prendre tous visages, qui peust se former à tous patrons, et s'accommoder à tant de natures? Et non pas se mocquer du poëte Theognis qui nous commande,
  Aies le sens du poulpe, lequel teint
  Sa molle peau, puis d'un puis d'autre teint,
  Prenant couleur telle comme la roche
  Et la pierre est de laquelle il s'approche:
et toutefois encore les changements du poulpe ne profondent point au dedans, ains se font seulement en la superfice du cuyr, qui en se reserrant, ou relaschant, reçoit les defluxions des couleurs des corps dont il approche, là où les amitiez requierent, que les moeurs soient entierement conformes, les passions, les propos, les estudes, et vacations, et les inclinations. Or seroit-ce à faire à quelque Proteus, qui ne seroit pas trop heureux, ny trop homme de bien avec, ains qui par enchantement se transformeroit souvent, et en mesme instant, d'une figure en une autre, pource qu'il faudroit qu'avec ceux de ses amis qui seroient doctes et studieux il s'occupast à estudier et à lire, avec les luicteurs qu'il se poudrast pour se preparer à la luicte, qu'il chassast avec les chasseurs, qu'il s'enyvrast avec les buveurs, et qu'il briguast les offices avec les ambitieux, sans avoir aucune mansion de naturel propre à luy. Et tout ainsi comme les Philosophes naturels tiennent, que la substance sans figure ne couleur quelconque, qu'ils appellent la matiere premiere, est subjecte à toutes formes, et se tourne en toutes façons, de maniere que tantost elle brusle, tantost elle devient liquide, maintenant elle se tient rare, et puis elle s'espessit: aussi faudra-il qu'à ceste pluralité d'amis il y ait une ame subjecte qui soit de plusieurs conditions, de plusieurs affections, soupple et facile à changer d'une sorte en une autre. Et au contraire, l'amitié demande une nature ferme et constante, qui demeure tousjours en un mesme lieu et en une mesme façon de faire. Voyla pourquoy c'est chose rare et difficule à rencontrer, qu'un certain amy.

De la Fortune. C'est un brief Discours contre ce commun dire, Il n'y a qu'heur et malheur en ce monde.
TOUS faicts humains dependent de Fortune, Non de conseil, ny de prudence aucune, ce dit un vieux quolibet. Comment n'y a il doncques point de justice, non plus és affaires des hommes, ny d'equité, ny de temperance, ny de modestie? Et a-ce esté de fortune et par fortune qu'Aristides a mieux aimé demourer en sa pauvreté, combien qu'il fust en sa puissance se faire seigneur de beaucoup de biens: et que Scipion aiant pris de force Carthage, ne toucha, ny ne vit oncques rien de tout le pillage? Et fut-ce de fortune et par fortune que Philocrates aiant pris grosse somme d'or du roy Philippus achetta des putains et de precieux poissons? et que Lasthenes et Euthycrates <p 106r>trahirent la cité d'Olynthe, mesurans le souverain bien de l'homme à la volupté de leur ventre, et autres voluptez encores plus infames? Et fut-ce fortuitement qu'Alexandre fils de Philippus s'absteint luy-mesme de toucher aux femmes captives prises en la guerre, et chastia ceux qui les voulurent forcer? Et au contraire aussi, fut-ce par fortune, qu'Alexandre fils de Priam, à sa male destinee et malencontre coucha avec la femme de son hoste, qui l'avoit receu chez luy, at l'aiant ravie emplit des miseres et calamitez de la guerre l'Europe et l'Asie? Si toutes ces choses-là ont esté faictes par fortune, qui empeschera que lon ne die, que les chats, les boucs, et les singes sont aussi par fortune friands, luxurieux, et malfaisans? Mais au contraire aussi, s'il est certain qu'il y ait au monde de la justice, de la temperance, et de la vaillance, comment seroit il raisonnable de dire, qu'il n'y eust point de prudence? Et s'il y a de la prudence, comment pourroit on soustenir qu'il n'y eust point de conseil? car la temperance, comme aucuns disent, est une sorte de prudence, et la justice a besoing d'estre assistee de prudence: ou, pour mieux dire, nous appellons la sagesse et prudence, qui rend les hommes bons és voluptez, continence et temperance: et és dangers et travaux, patience et vaillance: et és contraux et maniement des affaires, legalité et justice. Parquoy si nous voulons que les effects de conseil et de sagesse soient attribuez à la fortune, il faudra donc que ceux de la justice, et ceux de la temperance, et ceux de la vaillance luy appartiennent aussi: voire que le desrobber, le couper bourses, et le paillarder procedera de la fortune: et brief, quittons tout le discours de nostre raison, et nous laissons du tout aller à la fortune, qui nous poulse, et nous chasse comme de la poulsiere, ou de la balle çà et là, à son plaisir. S'il n'y a doncques point de prudence, aussi n'y a il point de conseil aux affaires, ny de deliberation, ny d'inquisition de ce qui est utile: et resvoit doncques bien Sophocles quand il disoit,
  On trouve tout par soing et diligence,
  Et tout perit en fin par negligence.
Et un autre passage, où il divise les affaires des hommes, il dit,
  Ce qui se peult enseigner, je l'appren,
  Ce qui trouver, à le cercher me pren:
  Et ce qu'il fault que de-la-sus descende,
  En ma priere aux Dieux je le demande.
Car qu'est-ce qui se peut apprendre, et qu'est-ce qui se peut trouver par les hommes, s'il est ainsi que tout se face en ce monde par la fortune? quel Senat de ville, et quel conseil de Prince n'est ruiné et destruict, s'il est ainsi que toutes choses soient en la subjection et puissance de fortune? laquelle nous injurions, en l'appellant aveugle, nous soubmettans comme aveugles nous mesmes à elle: et bien le sommes nous certainement, si nous arrachans les yeux de la prudence, nous prenons une guide aveugle pour nous guider et conduire par la main ou cours de ceste vie. C'est tout autant comme si quelqu'un disoit, c'est fortune que tout le faict des voyans, non pas de la veuë ny des yeux esclairans, comme dit Platon: ou, c'est fortune que tout le faict des oyans, non pas une naturelle puissance de recevoir par l'oreille et le cerveau le coup de l'air frappé. Mais ce seroit à l'adventure bien fait, pourra dire quelqu'un, craindre de soubmettre le sentiment à la fortune: voire-mais la nature nous a donné la veuë, l'ouyë, le goust, l'odorement, et autres parties du corps, avec toutes leurs facultez et puissances, pour ministres de la sagesse et prudence: c'est l'entendement qui voit et qui oyt, tout le reste est sourd et aveugle. Et tout ainsi que s'il n'y avoit point de soleil, nous serions en une nuict perpetuelle, non obstans tous les autres astres et estoiles, comme dit Heraclitus: aussi non obstans tous les naturels sentiments, si l'homme n'avoit l'entendement et le discours de la raison, il ne differeroit en rien des bestes brutes en sa vie: mais maintenant ce n'est point par fortune, ny par <p 106v>cas d'adventure que nous le dominons et en sommes les maistres: car Prometheus, c'est à dire le discours de la raison, en est cause, qui nous a donné en recompense,
  Pour nous porter des asnes et chevaux,
  Des puissants boeufs pour aiser nos travaux,
ainsi que dit le poëte Aeschylus. Car au demourant la fortune, ou la nature, a esté à leur naissance plus favorable à plusieurs bestes brutes, qu'elle n'a esté à l'hommme, pour ce que les unes sont armees de cornes, et de dents, et d'aiguillons,
  Le Herisson est armé sur l'eschine
  Horriblement de mainte aigúë espine,
ce dit Empedocles: les autres sont vestues et chaussees d'escailles, de poil, d'ongles, et de cornes dures: l'homme seul, comme dit Platon, est abandonné de la nature tout nud, sans armes, sans chaussure, et sans vesture:
  Mais par un don tout cela s'addoulcit,
c'est par le don de la raison, du soing, et de la provoyance.
  Force de corps est en l'homme debile,
  Mais son esprit a le sens si habile,
  Qu'il donte tous les plus fins animaux
  Qui soient en mer, en terre, monts et vaux.
C'est un animal bien viste, et bien leger à la course, que le cheval, mais c'est pour l'homme qu'il court: le chien est courageux et aspre au combat, mais c'est pour garder l'homme: le poisson a beaucoup de chair, et le pourceau aussi, mais c'est pour servir de nourriture et de viande à l'homme. Qu'est-il plus grand, ny plus espouventable à voir qu'un Elephant? mais à la fin encore sert il de jouët à l'homme, et de spectacle de jeux et de feste: on luy fait apprendre à danser et à baller, et à faire la reverence. Si n'est pas en vain, sans utilité, que nous alleguons ces exemples là, ains à fin que par iceux nous cognoissions jusques où la prudence esleve l'homme, au dessus de qui elle le met, et avec quoy il surmonte et surpasse tout,
  Car pour luicter ou escrimer des poings,
  Ne pour courir du pied encore moins,
  Sommes nous gens où n'y ait que redire.
ains en toutes ces forces-là nous sommes plus malheureusement nez que les bestes, mais par experience, memoire, ruse et artific, nous nous en servons d'aucunes: nous chastrons les goffres des abeilles, nous tirons les pis des femelles, brief nous les pillons et saccageons quand nous les prenons: tellement qu'en tout cela il n'y a rien qu'on puisse attribuer à la fortune, ains procede le tout de bon sens et de provoyance. D'avantage les ouvrages des charpentiers sont faicts humains, si sont ceulx des tailleurs de pierre, des maçons et des statuaires, en tous lesquels nous ne voions rien qui soit fait casuellement ny fortuitement, au moins qui soit bien fait: et si d'adventure quelquefois à un bon ouvrier, tailleur de pierre ou maçon, il se rencontre quelque fortune, c'est en chose petite et legere, mais les plus grands de leurs ouvrages, et le plus grand nombre, sont achevez respectivement par leurs arts. Ce que donne à entendre un certain poëte par ces vers,
  Marchez avant vous tourbe manouvriere
  Qui adorez Minerve la guerriere,
  Mere des arts, fille de Jupiter,
  Avecques vos paniers à pain porter.
Car les mestiers et les arts ont pour leur patronne Minerve, qui s'appelle autrement Ergané, comme qui diroit, ouvriere et artisane, non pas la fortune. Bien recite lon de quelque certain peintre, qui peignant un cheval avoit bien rencontré au demourant, tant au portraict comme à la couleur, excepté que celle enfleure d'escume qui <p 107r>se concree à l'entour du mors quand il le ronge, et qui tombe de la bouche en soufflant, ne luy plaisoit point ainsi comme il l'avoit peinte, de sorte qu'il l'effacea par plusieurs fois, et à la fin de despit jetta son esponge sur le tableau tout ainsi qu'elle estoit pleine de toutes sortes de teintures: cest esponge venant à donner à l'endroit de la bouche de cheval, y imprima et representa merveilleusement bien ce qu'il falloit. Je ne sçache point que lon raconte autre chose artificielle advenir par cas de fortune. Les ouvriers usent par tout de regles, de lignes, de mesures, et de nombres, à fin qu'en tous leurs ouvrages il ne se trouve rien qui soit faict temerairement et à l'adventure: et lon dit que les arts sont comme de petites prudences, ou plus tost des ruisseaux et lambeaux d'icelle, departies par les necessitez de la vie humaine: ainsi comme les fables nous donnent couvertement à entendre, que depuis que Prometheus eust divisé le feu, une estincelle envola deçà, une autre delà: aussi les parties et fragments de la prudence departie et decoupee en plusieurs, sont devenues arts. C'est doncques chose merveilleuse, comment les arts n'ont rien de commun avec la fortune, pour attaindre et parvenir à leur propre fin: et que celle qui est la plus grande et la plus parfaitte de toutes, celle qui est le comble et le cyme de toute la louange et reputation de bonté que lon sçauroit donner à un homme, ne soit du tout rien. Et toutefois à tendre ou lascher les chordes d'un instrument, il y a une sagesse qui s'appelle musique: et à accoustrer les viandes y en a une autre, que nous nommons l'art de cuysiner: et à laver les draps et vestements, une autre qui se nomme le mestier de foulon: et puis nous enseignons aux enfans à se vestir et à se chausser, et à prendre la viande qu'on leur baille avec la main droitte, et avec la main gauche tenir leur pain, comme n'estans pas jusques à ces petites choses- là dependantes de la fortune, ains aians besoing d'advertance et de sollicitude. Et puis les choses qui sont les plus grandes, principales et plus necessaires pour rendre l'homme bien-heureux, n'useront pas de la prudence, et ne participeront pas de provoyance et du jugement de la raison? Et toutefois on ne voit point qu'il y ait personne si deprouveuë de jugement, que aiant destrempé de la terre avec de l'eau, la laisse là, attendant que fortuitement et casuellement il s'en face des briques: ny que aiant achetté de la laine et du cuir, il se seie dessus, priant la fortune de luy en faire des vestements et des souliers: ny que aiant amassé grosse somme d'or et d'argent, et grand nombre d'esclaves, ny pour avoir plusieurs portes fermees sur soy, ny pour monstrer des licts somptueusement et richement parez, ou des tables precieuses, s'il n'a quant-et-quant la prudence pour en bien user, qu'il estime que cela soit sa souveraine felicité, ne que cela luy apporte une vie heureuse sans douleur, et qui jamais ne se puisse changer. Il y eut quelquefois un, qui contestant avec le Capitaine Iphicrates, pour le cuyder convaincre de n'estre rien, luy demanda qui il estoit, «Car tu n'es ne picquier, ny archer, ny rondelier:» «Non, respondit Iphicrates, mais je suis celuy qui commande à tout cela, et qui les mets tous en besongne.» Aussi Prudence n'est point or, ny argent, ny gloire, ny richesse, ny santé, ny force, ny beauté: Qu'est-ce donc? c'est ce qui sçait bien user et se servir de tout cela, et par qui chascune de ces choses est plaisante, honorable et profitable: et au contraire, sans elle, desplaisante, nuisible et dommageable, destruisant et deshonorant celuy qui les possede. Certainement c'est dequoy sagement nous admoneste le poëte Hesiode, quand il fait que Prometheus conseille à son frere Empimetheus,
  Ne recevoir present que luy envoye
  Le Dieu de ciel, ainçois qu'il le renvoye.
entendant les biens exterieurs, et de la fortune: comme s'il eust voulu dire, Ne jouë point de la fleute, si tu n'entends rien en la musique: ne lis point, si tu ne sçais les lettres; ne monte point à cheval, si tu ne sçais bien t'y tenir: aussi tout de mesme, ne prochasse point d'office et de magistrat, si tu es un fol: ne cerche point d'estre riche, <p 107v>si tu es avaricieux: ne te marie point, si tu aimes autre femme. Car avoir des biens que lon ne merite point, donne occasion aux mal-advisez, ce dit Demosthene, de faire beaucoup de folies: et l'estre-heureux aussi plus que de raison, est occasion de devenir mal-heureux à ceulx qui ne sont pas sages.

De l'envie et de la haine.
IL semble qu'il n'y ait point de difference entre haine et envie, ains que ce soit tout un: car le vice, à parler en general, a plusieurs crochets, par le moyen desquels se remuant çà et là, il donne aux passions qui dependent de luy plusieurs prises et attaches, pour s'entrelasser les unes avec les autres, et comme des maladies compatissent aux inflammations les unes des autres, car autant est fasché de la prosperité d'autruy le mal-veuillant, comme l'envieux. Voyla pourquoy nous estimons que benevolence soit contraire à l'une et à l'autre, d'autant que c'est un vouloir-bien à son prochain: et que ce soit tout un le haïr que le porter envie, d'autant qu'ils ont intention contraire à l'aimer. Mais pour autant que les similitudes ne font pas tant un, comme les differences font autre et different, recerchons et examinons ces differences là, en commançant à la source mesme et origine d'icelles passions. La haine donques s'engendre en nos coeurs de l'imagination et apprehension que nous avons, que celuy que nous haïssons soit meschant, ou generalement envers tous, ou particulierement envers nous: car communément ceulx qui pensent avoir reçeu tort de quelqu'un sont disposez à le haïr, et autrement on hait et void-on mal-volontiers ceulx que lon sçait estre meschants et coustumiers d'outrager autruy, et porte lon envie seulement à ceulx que lon cognoist estre heureux: et pourtant semble il que l'envie soit indeterminee, ne plus ne moins que le mal des yeux qui s'offense de toute clarté et lueur: mais la haine est determinee, estant tousjours fondee et appuyee sur certains subjects au regard d'elle. Secondement le haïr s'estend jusques aux bestes brutes, comme il y en a qui naturellement haissent les chats et les mousches cantharides, les serpens, et les crapaus: et Germanicus ne pouvoit souffrir ny le chant ny la veuë d'un coq: et les Sages des Perses, qu'ils appelloient Magi, tuoient les rats et les souris, tant pource qu'ils les haïssoient eux, comme aussi pource qu'ils disoient que leur Dieu les avoit en horreur, car tous les Arabes et les Aethiopiens generalement les abominent: là où l'envier convient seulement à l'homme contre l'homme, et n'y a point d'apparence de dire qu'il s'imprime envie entre les animaux sauvages des unes contre les autres, d'autant qu'ils n'ont point d'imagination, ny d'apprehension, si un autre est heureux ou mal-heureux, ny ne sont point touchez de sentiment d'honneur ou deshonneur, qui est ce qui plus et principalement aigrit l'envie, là où ils se haïssent les uns les autres, se portent inimitiez, et s'entrefont la guerre les uns aux autres, comme desloyaux, et ausquels il n'ont point de fiance, comme les dragons et les aigles se guerroient, les chat-huants et les corneilles, les mauvis et les chardonnerets: tellement que lon dit qu'encore quand on les a tuez, leur sang ne se peult mesler ensemble, et qui plus est, si vous en meslez, encore s'escoulera il à part, en se separant l'un d'avec l'autre. Et est vraysemblable que la haine qui est entre le lion et le coq procede de la peur, comme aussi entre l'Elephant et le pourceau, car volontiers ce que les animaux craignent, ils le haïssent: de maniere qu'encore en cela se peult assigner difference <p 108r>entre la haine et l'envie, d'autant que la nature des animaux en reçoit bien l'une, et non pas l'autre. Et puis on ne peult estre envieux du bien d'autruy justement, car pour estre heureux lon ne fait point de tort à personne, et neantmoins c'est pour cela que lon est envié, là où au contraire plusieurs sont haïs justement, comme ceux que nous appellons [...] dignes de la haine publique, et ceux qui ne les fuyent, ne les detestent, et ne les abominent: dequoy on peult prendre pour signe, qu'il y en a qui confessent bien en haïr plusieurs, mais ils disent qu'ils ne portent envie à personne, car la haine des meschants est une qualité d'homme de bien. Auquel propos on recite que Charillus, nepveu de Lycurgus, et Roy de Laced@emone, estoit homme fort doulx et debonnaire: dequoy quelques uns le louans, son compagnon en la royauté leur respondit, «Et comment seroit il bon, quand il n'est pas mauvais aux meschants?» Et Homere descrivant la laideur et deformité du corps de Thersites, la depeint et figure par plusieurs parties de sa personne, et par plusieurs circonlocutions, mais la malice de ses moeurs, et perversité de sa nature, fort briefvement, et en une seule sorte,
  Haï estoit de Pelides bien fort,
  Et Ulysses luy vouloit mal de mort.
comme estant une extréme meschanceté d'estre ainsi haï de plus gens de bien. Et puis on nie fort et ferme que lon soit envieux, et quand on en est convaincu manifestement, alors on pretend mille couvertures et excuses, disant que lon est courroucé à celuy à qui on porte envie, ou que lon le craint, ou bien que lon le hait, mettant au devant de ceste passion d'envie tout autre nom, pour la cuider cacher & couvrir, comme estant celle passion la seule maladie de l'ame que lon doit dissimuler. Il est doncques force que ces deux passions soient nourries, entretenus et augmentees, comme des plantes, de mesmes moyens, attendu mesmement que elles succedent l'une à l'autre: toutefois nous haïssons plus ceulx que nous voyons plus s'advancer en meschanceté, et portons envie à ceulx qui passent plus avant en vertu: et pourtant Themistocles estant encore jeune homme, disoit, «qu'il n'avoit encore rien fait de notable, par ce que personne ne luy portoit envie.» Car ainsi comme les mousches cantharides s'attachent principalement au plus beau bled, et aux roses plus espanouies, aussi l'envie se prent ordinairement aux plus gens de bien, et aux personnages qui ont plus de gloire ou plus de vertu: au contraire, les meschancetez extremes augmentent la haine contre les meschans. Qu'il soit vray, les Atheniens eurent en telle haine et abomination les malheureux qui par calomnie feirent mourir Socrates, qu'ils ne leur daignoient pas allumer du feu, ny leur respondre quand ils leur demandoient quelque chose, ny se laver aux estuves quant et eux, ains commandoient aux serviteurs qui versoient l'eau, de jetter toute celle où ils s'estoient lavez, comme estant pollue et contaminee, de peur d'avoir rien commun avec eux, jusques à tant que ne pouvans plus supporter celle grande haine publique qu'on leur portoit, ils se pendirent et estranglerent eux-mesmes: là où bien souvent l'excellence de vertu, et de gloire et honneur esteint l'envie: car il n'est pas vray-semblable qu'aucun portast envie à Cyrus ny à Alexandre, depuis qu'ils se furent faicts seigneurs et maistres du monde: ains comme le Soleil, quand il est droit à plomb dessus le sommet de quelque chose que ce soit, il ne laisse point d'ombre, ou s'il en laisse, elle est fort courte et petite, pour ce qu'il espand sa lumiere par tout: aussi quand les prosperitez d'un homme sont parvenus à une tresgrand hauteur, et qu'elles sont au dessus de l'envie, alors elle se retire et se restraint, se voyant toute esclairee et enluminee: là où au contraire, la grandeur de la fortune ou puissance des mal-voulus, ne relasche et diminue point la malveuillance que leurs haineux et malveuillans leur portent: qu'il soit ainsi, Alexandre, n'eut pas un envieux, mais plusieurs ennemis et <p 108v>malveuillans, par lesquels à la fin il fut tué proditoirement. Semblablement aussi les adversitez sont bien cesser les envies, mais les inimitiez non: car les hommes haïssent tousjours leurs ennemis, encore qu'ils soient ravallez par calamitez, là où il n'y a personne qui porte envie à un malheureux, ains est veritable un mot que dit l'un des Sophistes de nostre temps, «Que les hommes envieux sont bien aises d'avoir pitié.» Tellement que c'est une des plus grandes differences qu'il y ait entre ces deux passions, que la haine ne se depart jamais de ceulx, sur lesquels elle est une fois ancree, ny en bonne, ny en mauvaise fortune, là où l'envie s'esvanouit fort en l'extremité de l'un et de l'autre. D'avantage encore pourrons nous mieux descouvrir ceste difference par les contraires: car on cesse les haines, inimitiez, et malveuillances quand on est persuadé que lon n'a receu aucun tort, ou que lon prend opinion que ceux que lon haïssoit comme meschants, sont devenus gens de bien, ou pour le troisiéme, quand on a receu d'eux quelque plaisir: car la grace d'un plaisir suivant, faitte à propos, comme dit Thucydides, encore qu'elle soit moindre, si elle est faitte en temps opportun, dissoult bien souvent une plus griefve injure precedente. Et de ces trois causes-là, la premiere n'efface point l'envie, car encore qu'ils soient dés le commancement persuadez de n'avoir point receu de tort, ils ne laissent pas de porter envie: et les deux autres l'irritent et l'aigrissent encore d'avantage, car ils portent encore plus d'envie à ceux qu'ils estiment gens de bien: car encores qu'ils reçoivent du bien et plaisir des autres bienheureux, ils en sont marris, et ne laissent pas de leur porter envie, et pour leur felicité, et pour leur bonne volonté, d'autant que l'un procede de vertu, et l'autre de bonne fortune, et l'une et l'autre est bonne chose. Parquoy il faut conclure, que l'envie est une passion diverse de la haine, puis qu'il est ainsi que l'une s'irrite et s'aigrit de ce dont l'autre addoulcit. D'avantage considerons un peu la fin, le but et l'intention de l'une et de l'autre, car l'intention de malveuillant et haineux est de malfaire à celuy qu'il hait: et definit on ainsi ceste passion, que c'est une disposition et volonté qui espie l'occasion de faire mal à autruy: mais cela au moins n'est point en l'envie, car il y en a plusieurs qui portent envie à auxuns de leurs parents et de leurs compagnons, lesquels neantmoins ils ne voudroient pas voir perir ny tomber en griefve calamité, mais seulement ils sont marris de les voir en prosperité, et empeschent s'ils peuvent, leur gloire et leur splendeur: toutefois ils ne leur voudroient pas procurer, ny souhaitter des maulx irremediables, ny des miseres extrémes, ains se contentent seulement de resequer et abbaisser leur hauteur, comme d'une maison ce qui descouvre de trop loing.

<p 109r>Comment on pourra recevoir utilité DE SES ENNEMIS.
JE VOY que tu as esleu, Seigneur Cornelius Pulcher, la plus doulce voye qui soit en l'entremise du gouvernement des affaires publiques: en laquelle estant grandement utile au public, tu te monstres tres gracieux et tres-courtois en privé à ceux qui vont parler à toy. Mais pour autant que lon peult bien trouver un païs où il n'y ait point de beste venimeuse, ainsi comme lon escrit de Candie: mais de gouvernement et de maniement d'affaires qui ne porte point d'envie, ny de jalousie et d'emulation, que sont passions fort promptes à engendrer inimitiez, jusques icy il n'en a point esté: pource que, quand il n'y auroit autre chose, les amitiez mesmes nous embrouillent et enveloppent en des inimitiez, ce que le sage Chilon aiant tresbien entendu, demanda à un qui se vantoit de n'avoir point d'ennemis, s'il n'avoit point aussi d'amis. Il me semble qu'un homme d'estat et de gouvernement, entre autres choses qu'il doit bien avoir estudiees, doit aussi sçavoir que c'est que des ennemis, et diligemment escouter ce que dit Xenophon, «Que l'homme prudent et sage sçait tirer profit et utilité de ses ennemis.» Et pourtant aiant recueilly en un petit traité ce qu'il me vint n'agueres en pensee de dire en discourant sur ceste matiere, je te l'ay envoyé aux mesmes termes: aiant eu l'oeil, le plus qu'il m'a esté possible, à ne repeter rien de ce que j'avois paravant escrit és preceptes du gouvernement de la chose publique, pource qu'il me semble que je t'en voy souvent le livre en la main. Les premiers anciens se contentoient de n'estre point blessez ny offensez des bestes farouches et sauvages, et estoit cela la fin de tous les combats qu'ils avoient contre elles: mais ceux qui sont venus depuis, aians appris à en user, non seulement se gardent bien d'en recevoir du dommage, mais qui plus est, en sçavent tirer du profit, se nourrissans de leurs chairs, se vestans de leur laine et de leur poil, se medecinans de leur fiel et de leur presure, et s'armans de leurs cuyrs: tellement que desormais il est à craindre que venans les bestes à defaillir à l'homme, sa vie n'en deviennne sauvage, pauvre et necessiteuse. Puis que doncques il est ainsi, que les autres hommes se contentent, et leur suffit de n'estre point offensez par leurs ennemis, et que Xenophone escrit, que les sages reçoivent profit de leurs adversaires, il n'est pas raisonnable que nous le descroyons, mais il nous faut cercher l'art et le science de pouvoir atteindre à ce bien là, au moins à ceulx, à qui il est impossible de vivre sans ennemis. Le laboureur ne peult pas domestiquer toute sorte d'arbres, ny le veneur apprivoiser toutes especes de bestes: et pourtant ont-ils cerché d'autres moyens et d'autres usages de se valoir les uns des plantes steriles, et les autres des animaux sauvages. L'eau de la mer est salee et mauvaise à boire, mais elle nourrit les poissons, et est voicture propre à porter ce que lon veut, et à aller par tout. Le Satyre voulut baiser et embrasser le feu la premiere fois qu'il le veit: mais Prometheus luy crya, «Boucquin, tu pleureras la barbe de ton menton, car il brusle quand on y touche:» mais il baille lumiere et chaleur, et un instrument servant à tout artifice, prouveu que lon en sçache bien user. Aussi considerons si l'ennemy, qui est au reste mal-faisant, et bien difficile à accointer et manier, auroit point quelque endroict par lequel on le peust aucunement toucher, si lon s'en pourroit point servir à aucune chose, et en tirer quelque profit: car il y a bien d'autres choses et beaucoup, qui sont fort odieuses, fascheuses et ennuyeuses à ceux à qui elles arrivent, mais neantmoins vous voyez que les maladies du corps ont servy à quelques <p 109v>uns d'occasion de vivre en loisir, hors d'affaires et en repos: et les travaux qui se sont par fortune presentez à d'autres, les ont si bien exercitez, qu'ils en sont devenus plus robustes et plus forts. Qui plus est, l'estre banny hors de son païs, et avoir perdu tous ses biens, ont donné le moyen à quelques autres de s'addonner à l'estude et à la philosophie, comme feirent jadis Diogenes et Crates: et Zenon mesme aiant entendue que sa navire s'estoit brisee et perie en mer, ne feit que dire, «Tu fais bien, Fortune, de me reduire à la robbe d'estude.» Car ainsi comme les plus sains animaux, et qui ont les estomacs plus robustes, digerent les serpens et les scorpions qu'ils avallent: voire qu'il y en a quelques uns qui se nourrissent de pierres et d'escailles et coquilles, lesquelles ils cuysent et convertissent en aliment, pour la force et vehemente chaleur de leurs esprits: là où ces delicats, flouets et maladifs ont envie de vomir, quand ils prennent seulement du pain et du vin: aussi les fols gastent et corrompent s amitiez, là où les sages sçavent user opportunément, et tirer des commoditez mesmes des inimitiez. En premier lieu doncques, il me semble que ce qui est en l'inimitié le plus dommageable pourra devenir le plus profitable, qui y voudra bien prendre garde. Et qu'est-ce que cela? c'est que ton ennemy veille continuellement à espier toutes tes actions, et fait le guet à l'entour de ta vie, cerchant par tout quelque moyen de te surprendre à descouvert, pour avoir prise sur toy, ne voiant pas seulement à travers les chesnes, comme faisoit Lynceus, ou à travers les pierres et les tuyles, mais aussi à travers un amy, à travers un serviteur domestique, et à travers tous ceux avec qui tu auras familiere conversation, pour descouvrir, autant qu'il luy sera possible, ce que tu feras, sondant et fouillant tout ce que tu delibereras, et que tu proposeras de faire. Car il advient souvent que noz amis tombent malades, voire qu'ils meurent, que nous n'en sçavons rien, pendant que nous differons de jour à jour à les aller visiter, ou que nous n'en tenons compte: mais de nos ennemis, nous en recerchons curieusement jusques aux songes. Les maladies, les debtes, les mauvais mesnages avec leurs propres femmes sont plus tost incogneus à ceux à qui ils touchent que non pas de l'ennemy: mais principalement s'attache-il aux fautes, et est-ce que plus il recerche à la trace. Et tout ainsi que les vaultours volent à la senteur des corps pourris et corrompus, et n'ont aucun sentiment de ceux qui sont sains et entiers: aussi les parties de nostre vie qui sont mal saines, mauvaises et gastees, sont celles qui plus esmeuvent nostre ennemy: c'est là que sautent incontinent ceux qui nous haïssent, c'est ce qu'ils harassent et qu'ils deschirent. Et c'est cela qui plus nous profite, en nous contraignant de vivre regleement, et prendre bien garde à nous, sans dire ne faire rien negligemment, à l'estourdie, ny imprudemment, ains conserver tousjours nostre vie comme en estroitte diette irreprehensible: car ceste reservee caution reprimant les violentes passions des nostre ame, et contenant la raison au logis, engendre une accoustumance, une intention et volonté de vivre honnestement et correctement. Car ainsi comme les citez qui par guerres ordinaires avec leurs proches voisins, et continuelles expeditions d'armes, ont appris à estre sages, aiment les justes ordonnances, et le bon gouvernement: aussi ceux qui par quelques inimitiez ont esté contraints de vivre sobrement, et se garder de mesprendre par negligence, et par paresse, et faire toutes choses utilement et à bonne fin, ceux-là ne se donnent de garde, que la longue accoustumance, petit à petit, sans qu'ils s'en apperçoivent, leur apporte une habitude de ne pouvoir plus pecher, et embellit leurs moeurs d'innocence, pour peu que la raison y mettre la main: car ceux qui ont tousjours devant les yeux ceste sentence,
  Le Roy Priam et ses enfans à Troye
  Certainement en meneroient grand joye,
cela les divertit et destourne bien des choses dont les ennemis ont accoustumé de se <p 110r>resjouïr et de se mocquer. Et puis nous voions bien souvent les chantres et musiciens és theatres, et toute autre telle maniere de gens qui servent à faire des jeux, tous languissans, nonchallans, et non point deliberez, ny faisans tout leur effort de monstrer ce qu'ils sçavent quand ils jouënt à par eux: mais quand il y a emulation et contention à l'envy contre d'autres, à qui sera le mieux, alors non seulement ils se preparent eux-mesmes plus attentifvement, mais aussi leurs instruments, tastans les chordes plus diligemment, les accordans, et entonnans leurs fleutes. Celuy donc qui sçait qu'il a son ennemy pour emulateur se sa vie, concurrent d'honneur et de gloire, prent de plus pres garde à soy, considere circonspectement toutes choses, et ordonne mieux ses moeurs et sa vie. Car cela est une des proprietez du vice, avoir plus tost honte des ennemis que des amis, quand on peche. Et pourtant Scipion Nasica, comme quelques uns dissent et estimassent que les affaires des Romains estoient desormais en toute seureté, estans les Carthaginois qui leur souloient faire teste du tout ruinez, et les Acheïens subjuguez: mais au contraire, dit-il, c'est à ceste heure que nous sommes en plus grand danger, aians tant faict que nous avons osté tous ceux que nous devions reverer, et tous ceux que nous pouvions craindre.» Adjoustez y d'avantage une response de Diogenes fort sage, et digne d'un homme d'estat, à quelqu'un qui luy demanda, «Comment me pourray-je bien venger de mon ennemy?» «En te rendant, dit-il, toy-mesme vertueux et homme de bien.» Si lon voit les chevaux de son ennemy prisez et louez, ou ses chiens bien estimez, on en est marry: si lon voit ses terres bien labourees, son jardin bien en ordre et bien verdoiant, on en souspire: Que pense-tu donc qu'il fera, quand il verra que tu te monstrera toy-mesme homme juste, sage, bon, en paroles bien advisé, en faicts net et entier, et honneste en ton vivre?
  Cueillant le fruict du sillon de prudence
  Profond empraint dedans sa conscience,
  Duquel on voit germer incessamment
  Sages conseils, pleins de tout ornement.
Le poëte Pindare dit, que ceux qui sont vaincus, ont la langue liee de silence, mais non pas simplement, ne tous, ains ceux qui se sentent vaincus par leurs ennemis en diligence, en bonté, en magnanimité, en humanité, en bienfaicts: c'est cela qui empesche la langue, qui ferme la bouche, qui serre le gosier, et fait taire les hommes, comme dit Demosthenes: mais toy ne ressemble pas aux mauvais, car il est en toy de ce faire. Si tu veux faire grand desplaisir à celuy qui te hait, ne l'appelle pas bougre, ny paillard, ny ruffian, ny bouffon, ny chiche ou avaricieux, mais donne ordre que tu sois toy-mesme homme de bien, chaste, veritable, porte toy courtoysement et justement envers ceux qui auront affaire à toy: et si d'adventure il t'eschappe de luy dire quelque injure, donne toy bien garde d'approcher puis apres aucunement des vices que tu luy reproches en l'injuriant: entre au dedans de ta conscience, considere s'il y a rien de pourry, de gasté et de vicié en ton ame, de peur que lon ne puisse rendre le change à ton vice, en luy respondant le reproche pris d'une Trag@edie,
  Tout ulceré il veult guarir les autres.
Au contraire, si ton ennemy t'injurie, en t'appellant ignorant, augmente ton labeur, et prens plus de peine à estudier: s'il t'appelle couard, excite la vigueur de ton courage, et te monstre plus homme: s'il t'appelle luxurieux ou paillard, efface de ton ame s'il y a aucune trace cachee de volupté: car il n'est rien si laid qu'une injure qui se retourne contre celuy qui la dit, ne qui desplaise et griefve plus. Comme il semble que la reverberation d'une lumiere offense plus les yeux malades, aussi font les blasmes qui sont retorquez et renvoyez par la verité contre le blasonneur: car ainsi comme lon dit, que le vent Cecias, la galerne, tire à soy les nuës, aussi la mauvaise vie <p 110v>tire à soy les injures. Et pourtant Platon, toutes les fois qu'il s'estoit trouvé present à voir faire à d'autres hommes quelque chose de mal-honneste, en se retirant à part, il souloit dire en soy-mesme, «Ne ressemble-je point en quelque chose à cela?» aussi celuy qui a injurié et blasmé la vie d'un autre, si tout aussi tost il s'en va regarder et examiner la sienne propre, et la reformer et raccoustrer, en se redressant et retournant en mieux, il recevra quelque utilité de son injurier, qui autrement semble estre, et est veritablement, vain et inutile. On ne se sçauroit garder de rire s'il y a un homme chauve ou bossu qui reproche à d'autres ces imperfections-là du corps: aussi est-ce à la verité chose digne de mocquerie, blasmer ou injurier un autre de ce dont on peult estre mocqué et injurié soymesme. Comme respondit Leon le Byzantin à un bossu qui se mocquoit de luy à cause qu'il avoit mauvaise veuë, «Tu me reproches, dit-il, une imperfection de nature, et tu portes la vengeance divine sur ton dos.» Parquoy tu ne reprendras jamais un adultere estant toy-mesme un putier, ny un prodigue estant chiche: comme Alcm@eon reprocha à Adrastus,
  Frere germain tu es d'une meschante,
  Qui son mary tua de main sanglante:
que luy respond Adrastus? il ne luy reproche point le crime d'autruy, ains le sien propre,
  Et toy tu as, parricide inhumain,
  Ta propre mere occise de ta main.
Et Domitius reprocha un jour publiquement à Crassus, «N'est-il pay vray, que t'estant morte une lamproye que tu nourrissois par delices en un vivier, tu en pleuras» Et Crassus luy repliqua sur le champ, «N'est-il pas vray, que aiant porté trois femmes tiennes en terre, jamais tu n'en pleuras?» Il ne faut pas, comme le vulgaire pense, que pour injurier autruy on soit bien né, ny que lon ait la voix forte, ou que lon soit éhonté, ains tel que lon ne puisse estre injurié ny taxé d'aucun vice: car il semble qu'Apollo n'adresse à personne tant cestuy sien commandement, «Cognoy toy-mesme,» qu'à celuy qui veult blasmer ou injurier autruy, de peur qu'il ne leur advienne qu'en disant à autruy ce qu'ils veulent, ils oyent qu'autruy leur die ce qu'ils ne veulent pas: pource qu'il advient ordinairement, ce dit Sophocles, que
  Qui laisse aller sa langue injurieuse
  A reprocher qualité vicieuse
  De son bon gré vainement à autruy,
  Le mesme il oyt puis apres malgré luy.
Voyla ce qu'il y a d'utile et de profitable à injurier autruy: mais il n'y en as pas moins à estre injurié, repris et blasmé de ses ennemis: et pourtant ne fut-ce pas mal dit à Diogenes, que pour sauver un homme il faut qu'il ait ou de bons amis, ou d'aspres ennemis: pour ce que ceux-là par bonnes remonstrances, et ceux cy par outrageuses injures, le retireront de mal faire. Et pour ce que maintenant l'amitié a la voix fort gresle et foible à remonstrer franchement à son amy, et qu'au contraire la flaterie d'icelle est grande babillarde à louër, et muette à reprendre, il nous reste d'ouïr la verité de nos faicts par la bouche de nos ennemis, ne plus ne moins que Telephus, à faut de medecin amy, fut contrainct de soubmettre son ulcere au fer de la lance de son ennemy: aussi ceux qui n'ont point de bienveuillans qui les osent reprendre librement de leurs fautes, il est force qu'ils endurent patiemment la parole de leur malveuillant ennemy, qui les chastie et reprenne de leur vice, ne prenant pas tant garde à l'intention de celuy qui le dit, qu'au faict duquel il mesdit. Car ainsi comme celuy qui avoit entrepris de tuer Prometheus le Thessalien, luy donna de l'espee si grand coup sur son apostume, qu'il la luy couppa en deux, et luy sauva par ce moien la vie, l'apostume estant crevee: aussi bien souvent une injure ditte par courroux, ou par malveuillance, est cause de guarir un mal incogneu, ou duquel on ne faisoit compte. Mais <p 111r>la plus part de ceux qui se sentent injuriez, ne regardent pas si le vice qu'on leur obiice est en eux, mais s'il y en a point quelque autre en celuy qui le leur obiice: et comme les luicteurs ne secouënt pas la poulciere dont ils sont saupoudrez, si ne font-ils pas eux les injures dont ils sont diffamez, ains s'entrepoudrent l'un l'autre, et puis en se saboulant s'entresouillent et s'entresalissent l'un l'autre: là où il faudroit que celuy qui se sent injurié de son ennemy, taschast d'oster plus tost le vice dont il seroit diffamé, que non pas la tache de sa robbe qu'on luy auroit monstree. Et encore que lon eust dit injure qui ne fust pas veritable, si faudroit-il neantmoins recercher l'occasion dont pourroit estre procedé un tel opprobre, se donner de garde et craindre, qu'en n'y pensant pas, on eust commis aucun peché semblable, ou approchant de celuy que lon auroit obiicé. Comme Lacydes le Roy des Argiens, pource qu'il portoit sa perruque curieusement accoustree d'une certaine sorte, et que son alleure estoit trop molle et delicate, fut souspeçonné d'estre impudique: si fut bien Pompeïus, pour ce que quelquefois il grattoit sa teste d'un doigt seulement, combien qu'il fust fort esloigné d'estre lascif ny effeminé. Et Crassus fut accusé de converser charnellement avec l'une des religieuses vestales, pource qu'il avoit envie de recouvrer d'elle un beau lieu de plaisance qu'elle avoit, et pour ceste cause parloit souvent à elle à part, et luy faisoit la court: et une autre vestale, nommee Posthumia, pour ce qu'elle rioit trop facilement, et parloit un peu trop librement avec les hommes, fut tellement mescreuë de forfaire à son honneur, que son proces criminel luy en fut faict, par lequel elle fut absoulte: «Mais le souverain Pontife Spurius Minucius, en luy prononceant sa sentence d'absolution l'admonesta, de n'user plus desormais de paroles moins honnestes que sa vie.» Themistocles semblablement, encore qu'il en fust innocent, vint en souspeçon d'avoir esté traistre à la Grece, d'autant qu'il avoit amitié avec Pausanias, qu'il luy escrivoit souvent, et envoyoit souvent devers luy. Quand doncques on aura dit quelque chose qui ne sera pas veritable, il ne le faudra pas mespriser ny contemner, pour ce que lon sçaura bien qu'il sera faux, ains faudra examiner et enquerir, que c'est que nous aurons dit ou fait, ou nous, ou quelqu'un de deux que nous aimons, ou avec qui nous hantons, qui ait peu bailler aucune verisimilitude à la calomnie controuvee, car si les inconveniens de fortune adversaire enseignent aux autres ce qui leur est utile, comme Merope dit un une trag@edie,
  Fortune aiant pour son salaire pris
  Ce qui m'estoit de plus cher et grand pris,
  M'a enseigné d'estre cy apres sage:
qui nous empeschera d'user d'un maistre que ne couste rien, c'est un ennemy, pour apprendre ce qui nous peut grandement profiter, et que nous ne sçavons pas: car un ennemy sent beaucoup de choses plus promptement que ne fait un amy, pourautant que l'amant, ainsi que dit Platon, est aveugle à l'endroit de ce qu'il aime, là où en celuy qui nous hait, outre la curiosité qu'il a de recercher nos imperfections, il a encore l'envie de les dire et publier. Il y eut un des ennemis de Hieron, qui en querellant luy reprocha qu'il avoit l'halene puante: parquoy si tost qu'il fust arrivé en son logis, il en tansa sa femme, luy disant: «Et comment, pourquoy ne m'en avez vous adverty?» Elle, qui estoit simple et chaste, luy respondit, «Je pensois que tous hommes sentissent ainsi.» Voyla comment nous sçavons plus tost les choses qui sont grossieres, corporelles, et notoires à tout le monde, par nos ennemis, que par nos familiers et amis. Oultre cela il n'est pas possible de contenir sa langue, qui n'est pas petite partie de la vertu, et la rendre tousjours obeïssante et subjette à la raison, sans avoir de tout poinct donté et asservy par exercitation, par labeur et longue accoustumance, les plus mauvaises passions de l'ame, comme la cholere: car une parole qui eschappe contre la volonté, que lon voudroit bien retenir, comme dit Homere,
<p 111v>   Un mot volé hors du pourpris des dents.
et les propos qui sortent de la bouche d'eux mesmes fortuitement, adviennent le plus souvent, et principalement aux esprits qui ne sont pas bien mattez et bien exercitez, qui glissent et s'escoulent par une impuissance de cholere, un entendement non rassis, et une trop licentieuse façon de vivre: et puis pour une parole, qui est la plus legere chose du monde, ainsi que dit le divin Platon, et les Dieux et les hommes leur font payer une tresgriefve et trespesante peine: là où le silence non seulement n'altere point, comme dit Hippocrates, mais aussi n'est point subject à rendre compte, ny à payer amende, mais qui plus est en tolerance d'injures, y a ne sçay quoy de la gravité de Socrates, ou plus tost de la magnanimité d'Hercules, s'il est vray ce que dit le poëte,
  Il ne faisoit de paroles hargneuses
  Non plus de cas que de mousches fascheuses.
Il n'y a doncques rien plus grave ne plus beau, que d'ouir un ennemy injurieux, disant injure, sans aucunement s'en passionner,
  Ainsi qu'au long d'un haut bruyant rocher
  Sans s'esmouvoir navigue le nocher.
Mais encore est-ce plus grand exercice de patience, s'accoustumer à ouir sans mot dire son ennemy mesdire et injurier, car y estant accoustumé vous supporterez facilement le courroux de vostre femme qui tansera, et endurerez sans vous troubler les paroles d'un amy, ou bien d'un frere, un peu trop aspres et trop aigres: et s'il advient que pere ou mere vous tansent ou vous battent, vous le souffrirez aiseement, sans vous en alterer ny courroucer. Car Socrates s'accoustumoit à supporter en sa maison sa femme Xantippe, qui estoit cholere, et avoit mauvaise teste, à fin que plus aiseement et patiemment il conversast avec les autres: mais il vaut beaucoup mieux exerciter et accoustumer sa cholere à demourer quoyë, et à ne se point esmouvoir, ny perdre patience en s'oyant outrager par les brocards, injures, reproches, outrages, courroux et malignitez des ennemis et estrangers, que non pas de ses domestiques. Voyla comment on peut monstrer mansuetude et patience és inimitiez, mais simplicité, magnanimité et bonté, se peuvent mieux faire veoir és amitiez: «Car il n'est pas tant honneste faire bien à ses amis, comme deshonneste de ne les secourir pas quand ils en ont besoing.» Laisser à prendre vengeance de son ennemy, quand l'occasion s'en presente, c'est humanité, mais avoir compassion de luy, quand il est tombé en adversité, le secourir quand il nous en requiert, monstrer une bonne volonté envers ses enfans, et affection de secourir sa maison estant en affliction, celuy qui n'aime ceste benignité, et ne louë ceste bonté,
  A le coeur de noire teinture,
  Battu d'acier à trempe dure,
  Ou bien forgé de diamant.
C@esar commanda que les statues erigees à l'honneur de Pompeïus, aians esté abbatues, fussent redressees: dequoy Ciceron le louant, luy dit, «En relevant les images de Pompeïus, C@esar, tu as affermy les tiennes.» Et pourtant ne faut-il point etre chiche de louange et d'honneur à l'endroit de son ennemy, quand il a fait choses qui justement le merite, car cela rapporte plus grande louange à celuy qui la donne: et s'il advient aussi au contraire qu'on le blasme, l'accusation en a bien plus de foy, comme procedant non de la haine de la personne, mais de la reprobation de son faict. Mais ce qui est encore plus utile et plus beau que tout cela, c'est que celuy qui se sera accoustumé à louer ses ennemis bienfaisants, et à n'estre point marry ny desplaisant quand quelque prosperité leur adviendra, plus il le fera, et plus il s'esloignera de ce vilain vice de porter envie à la bonne fortune de ses amis, ny à ses familiers acquerans honneur. Et y a il <p 112r>exercitation au monde qui peust apporter une plus profitable habitude à nos ames, ou une disposition meilleure, que celle qui luy oste ceste perverse emulation de jalousie, et ceste inclination à l'envie? Car tout ainsi comme en une cité il y a plusieurs choses necessaires, mais mauvaises pourtant, lesquelles depuis qu'elles ont une-fois pris pied et force de loy par coustume, il est bien mal-aisé de les oster, encore qu'elles facent du dommage: aussi l'inimité introduisant en nostre coeur quand et elle la haine, l'envie, la jalousie, l'aise du mal d'autruy, et la souvenance des offenses passees, elle les y laisse encore apres qu'elle en est sortie: et outre ces vices-là, la finesse encore, la tromperie, l'embusche, l'aguet et surprise, qui ne semblent pas estre mauvaises, ny injustes contre l'ennemy, depuis qu'elles y sont une fois imprimees, y demeurent fichees, sans que jamais lon s'en puisse desfaire, de sorte que lon vient à en user contre les amis mesmes, si lon ne s'en donne de garde contre les ennemis. Si doncques Pythagoras faisoit sagement de s'accoustumer jusques aux bestes brutes à s'abstenir de cruauté et d'injustice, en prisant les oyseleurs et preneurs d'oyseaux de les laisser aller apres qu'ils les avoient pris, et achettant les traicts de rets des pescheurs, et puis leur commandant de les rejetter en la mer, et interdisant de tuer aucune beste privee: Il est certainement beaucoup plus venerable et plus digne és querelles, debats et contentions que lon a contre les hommes, qu'un genereux ennemy, juste, et non point traistre, reprime les meschantes, malicieuses, lasches et cauteleuses passions de l'ame, et les mette soubs les pieds, à fin que puis apres és affaires qu'il aura à demesler et traicter avec ses amis, elles ne bougent et s'abstiennent de faire aucun tour de finesse et de tromperie. Scaurus estoit ennemy et accusateur de Domitius, et y eut un des serviteurs dudit Domitius, qui avant le jugement du procés s'en alla devers luy, disant qu'il luy vouloit descouvrir quelque chose qu'il ne sçavoit pas, laquelle luy serviroit en son plaidoyer contre son maistre: Scaurus ne le voulut point ouir parler, ains le feit prendre, et le renvoya lié et garroté à son maistre. Caton le jeune accusoit Mur@ena, d'avoir corrompu et achetté les voix du peuple, pour parvenir au consulat, et alloit recueillant çà et là les preuves, et selon la coustume des Romains, il y avoit de la part de l'accusé des gardes qui le suivoient partout, regardans et observans ce qu'il faisoit pour l'instruction de son procés: ces observateurs luy demandoient bien souvent s'il recercheroit rien ce jour-là, et s'il negocieroit rien appartenant son accusation: s'il disoit que non, ils luy adjoustoient telle foy, qu'ils s'en alloient. Or et bien cela un indice tres-grand de l'opinion que lon avoit de sa justice: mais encore plus grand et plus beau tesmoignage est il de ce, que si nous nous accoustumons à user de la justice envers les ennemis mesmes, jamais nous ne nous porterons injustement, finement, ny cauteleusement envers nos amis. Mais pour ce qu'il fault que toutes allouettes, comme dit Simonides, aient la houppe sur la teste, et que la vie de tous hommes porte je ne sçay quoy de jalousie, d'envie, d'emulation, et de contention entre amis de vaine cervelle, ce dit Pindare: ce ne seroit pas peu de fruict, ny legere utilité, si lon apprenoit à faire les vuidanges de telles passions sur ses ennemis, pour en divertir les esgouts, par maniere de dire, et les cloaques, le plus loing que lon pourroit des familiers et amis. Dequoy il semble que s'advisa anciennement un sage homme d'estat nommé Demus en l'Isle de Chio, lequel en une sedition civile estant de la partie qui estoit demouree superieure, conseilla à ceux de son party de ne chasser pas de la ville tous leurs adversaires, ains y en laisser quelques uns: «de peur, dit-il, que nous ne commancions à exercer nos querelles contre les nostres mesmes, quand nous n'aurons plus d'ennemis à qui quereller:» aussi quand nous despendrons et employerons ces vicieuses passions-là contre nos ennemis, elles fascheront moins nos amis. Car il ne faut pas que le potier porte envie au potier, comme dit Hesiode, ny le chantre au <p 112v>chantre, ny que le voisin ait jalousie de son voisin, le cousin du cousin, ny le frere du frere, s'efforçant de devenir riche et de bien faire ses besongnes: mais s'il n'y a moyen autre de se desfaire totalement de contentions, envies, jalousies et emulations, accoustume toy au moins à estre marry de l'heureux success de tes ennemis, aiguise et acere la pointe de ton emulation contre ceux-là car ainsi comme les bons jardiniers ont opinion qu'ils rendent les roses et les violettes meilleur en semant aupres des aulx et des oignons, pour ce que tout ce qu'il y peut avoir de forte et de puante odeur au suc dont elles sont nourries, se purge en ceux- là: aussi l'ennemy recevant et tirant à soy toute l'envie et la malignité, nous rendra plus traictables et plus gracieux envers nos amis en leurs prosperitez: pourtant sera ce contre eux qu'il faudra estriver et combattre de l'honneur, des offices et magistrats, et des justes moyens de faire ses besongnes et acquerir des biens, non seulement estans marris de les en voir avoir d'avantage que nous, mais aussi observans en quoy et par quels moyens ils en ont plus, pour s'esvertuer par sollicitude, par travail, par espargne, et par entendre bien à soy, de les surpasser, comme Themistocles disoit, que la victoire de Miltiades, qu'il avoit gaignee en la plaine de Marathon, ne le laissoit point reposer. Car celuy qui pense que son ennemy le surmonte en dignitez et charges publiques, en plaidoyers de grandes causes, et en maniement d'affaires, ou en credit et authorité envers les princes et seigneurs, et au lieu de s'esvertuer à entreprendre quelque chose, et à estriver encontre luy, se va tapir et se ranger d'envie à perdre courage entierement, il monstre qu'il est saisy d'une envie oyseuse et paresseuse seulement: mais celuy qui ne sera pas aveugle alendroit de celuy qu'il haïra, ains considerera et regardera de juste oeil toute sa vie, ses moeurs, ses propos, et ses faicts, il verra que la plus part des choses ausquelles il porte envie ont esté acquises, de ceulx qui les ont par diligence, prudence, et toutes vertueueses actions, et tendant tout son espra à cela, il exercera et aiguisera son ambition et son desir d'honneur, et au contraire rejettera arriere de son coeur toute fetardise et langueur. Et si d'aventure nos ennemis auront acquis en court, ou envers le peuple, au maniement des affaires quelque authorité et credit indigne, par flaterie ou par tromperie, ou par plaiderie, ou par concussion d'argent prise salement, cela ne nous faschera point, ains au contraire nous resjouïra, quand nous viendrons à opposer alencontre nostre liberté, la purité et netteté de nostre vie, et nostre innocence, à laquelle on ne sçauroit rien reprocher: car tout tant d'or qu'il y a dessus et dessoubs la terre, ce dit Platon, n'est pas comparable à la vertu, et fault tousjours avoir à main la sentence de Solon,
  Plusieurs meschants deviennent riches gens,
  En plusieurs bons demeurent indigens,
  Mais toutefois changer nostre bonté
  Nous ne voudrions à leur meschanceté:
  Car la vertu est tousjours perdurable,
  Et la richesse incertaine et muable,
Aussi peu certes voudrions nous eschanger les acclamations d'une multitude populaire, en un theatre, saoulee à nos despens, ny les honneurs et faveurs de seoir les premiers à table chez les favorits, ou les amis, ou les lieutenants, et gouverneurs des Roys, car rien n'est desirable ny honneste qui procede de cause deshonneste: mais celuy qui aime, comme dit Platon, est tousjours aveugle à l'endroit de ce qu'il aime, et remerquons plus tost les faultes et impertinences que font nos ennemis: mais il ne fault pas ny que le plaisir de les voir faillir demeure oyseux, ny le desplaisir de les voir bien faire, inutile: ains faire compte et recueiller des deux, qu'en nous gardant de l'un, nous deviendrons meilleurs: et en imitant l'autre, pour le moins nous ne serons pas pires qu'eulx.

<p 113r>Comment lon pourra appercevoir si lon amende ET PROFIT EN L'EXERCICE DE LA VERTU.
IL n'est pas possible que lon se cognoisse, ny que lon se sente profiter en vertu, si ce profit et amendement n'améne à la journee quelque diminution de vice et de follie, et si le vice nous aggravant tout à l'entour de pesanteur egale nous retient tousjours à bas,
  Comme le plomb tire à fond le filé:
ne plus ne moins qu'en l'art de la musique, ou de la grammaire, on ne sçauroit jamais combien on avanceroit si lon ne voyoit qu'en estudiant on vuydast et espuisast tousjours quelque partie de l'ignorance de ce que traictent ces arts là et que l'on sçeust tousjours aussi peu que devant: ny la cure que le medecin employe à penser un malade ne luy bailleroit aucun sentiment de difference, si elle n'apportoit quelque meilleur portement, et quelque allegement par la diminution de la maladie s'en allant peu à peu, jusques à ce que la disposition contraire fust entierement restituee, et le corps retourné de tout poinct en sa santé et sa force premiere. Mais tout ainsi comme en ces choses là on n'y amende point, si ceux qui y amendent n'en apperçoivent l'amendement et le changement par la diminution de ce qui leur pesoit, se sentans aller au contraire, ne plus ne moins qu'en une balance, à mesure que l'un des plats monte, l'autre descend: aussi en ceux qui font profession de la philosophie, il ne faut point conceder, qu'il y ait amendement, ny sentiment aucun d'amendement, si l'ame ne se despouille peu à peu, et ne se purge tousjours de sa follie, et qu'il faille que elle soit tousjours saisie d'un souverain mal, jusques à ce qu'elle ait attainct le souverain et parfait bien: car par ce moyen il s'ensuyvroit, si en un instant et en un moment d'heure le sage passoit d'une extréme meschanceté en une supréme disposition de vertu, qu'il auroit tout à coup en un moment fuy le vice entierement, duquel il n'auroit peu en long temps oster de soy la moindre partie. Combien que vous sçavez que ceulx qui tiennent telles opinions extravagantes, se donnent à eux mesmes beaucoup d'affaires, et se trouvent en de grandes perplexitez quand on leur allegue le passé, si nul d'eux n'a point cognu quand il est devenu sage, et s'il ignore ou doute que cest accroissement se soit faict par espace de long temps, en ostant de l'un et adjoustant à l'autre, comme un arriver tout bellement à la vertu, sans que lon s'en apperçoive: et s'il se faisoit une si grande et si soudaine mutation, que celuy qui estoit au matin tres-vicieux se trouvast au soir tres-vertueux, et s'il estoit jamais advenu à aucun tel changement, que s'estant endormy fol, il se fust esveillé sage, et qu'il eust ainsi parlé aux follies et tromperies qu'il avoit hyer, et qu'il auroit aujourd'huy chassee de son ame,
  Allez vous-en arriere de moy songes,
  Vous n'estiez rien que decevans mensonges.
Seroit il possible que quelqu'un n'eust senty une si grande et soudaine mutation qui se seroit faitte dedans luy mesme, et une sapience qui tout à coup luy auroit ainsi illuminé et esclairé l'ame? quant à moy, il me semble qu'un homme qui auroit esté transmué par les Dieux, à sa requeste, de femme en homme, comme lon dit de Caeneus, ignoreroit plus tost ceste metamorphose et transmutation, que non pas estant rendu temperant, prudent et vaillant, de dissolu, fol, et couard qu'il estoit au paravant, et estant transporté d'une vie bestiale en une celeste et divine, il en ignorast le poinct de l'instant auquel se seroit fait un tel changement. Mais il a bien esté dit anciennement, qu'il falloit accommoder la pierre à la regle, et non pas la regle à la pierre: <p 113v>et ceux cy ne voulans pas accommoder leurs opinions aux choses, ains à toute force contraindre les choses, contre toute nature, de se conformer et accorder à leurs opinions, et suppositions, ont remply la philosophie de grandes perplexitez, mesmement de ceste cy qui est tres-grande, comprenant tous hommes ensemble soubs le vice, excepté un seul, celuy qui est parfait: laquelle sauvage supposition a fait, que ce mot de amendement leur semble un aenigme, et une fiction bien peu distante d'extréme resverie, et que ceux qui par le moyen de cest amendement, sont delivrez de toutes passions ensemble et de tous vices, ils les tiennent pour aussi malheureux, que ceux qui ne sont exemptez d'aucun des plus enormes vices du monde: et toutefois ils se refutent et se condamnent eux mesmes, car és disputes de leurs escholes ils mettent l'injustice d'Aristides pareille à celle de Phalaris, et la timidité de Brasidas à celle de Dolon, et l'ingratitude de Melitus en rien qui soit different de celle de Platon: et toutefois en leur vie, et en maniement d'affaires, ils fuyent et declinent ceux là comme gens de mauvais affaire: et se servent de ceux cy, et se fient à eux de leurs plus importans negoces, comme à personnes d'honneur et de valeur. Mais nous qui voyons qu'en tout genre de mal, principalement au desordre et debauchement de l'ame, il y a tousjours plus et moins, et que c'est en quoy different les amendements, selon que la raison petit à petit enlumine, purge et nettoye l'ame, en diminuant la meschanceté, comme l'ombre et l'obscurité, estimons qu'il n'est point hors de raison d'asseurer que lon en sent la mutation, bien qu'elle sorte comme d'un fond obscur, mais elle conte et estime combien elle va droit en avant, ne plus ne moins que ceux qui courent avec voiles par l'infinie estendue de la mer, en observant ensemble la longueur du temps, et la force du vent qui les poulse, viennent à mesurer le chemin qu'ils ont faict, combien il est vraysemblable, qu'en tant de temps, et estans portez par une telle puissance de vent, ils en aient passé: aussi en la philosophie on peut prendre conjecture de l'amendement et avancement, que lon aura gaigné par l'assiduité et la continuation de tousjours marcher, sans souvent s'arrester au milieu du chemin, et puis recommancer ou saulter, ains tousjours aller uniement, et egalement tirer en avant, et passer oultre avec la guide de la raison: car ce precepte là Si tu vas peu avecques peu mettant,
  Et plusieurs fois ce peu-là repetant,
n'a pas seulement lieu, et n'est pas seulement bien dit, pour augmenter les sommes de deniers, mais aussi pour toutes autres choses, et mesmes pour accroissement de la vertu, par ce que la raison en prent une accoustumance, qui est de grande force et efficace: là où les intermissions inegales, et mousses, ou tiedes affections de ceux qui se mettent à la philosophie, ne font pas seulement des pauses et des arrests de l'amendement, comme quand on se repose par le chemin, mais qui pis est, des relaschement et reculements en arriere, pour ce que le vice qui est tousjours au guet, leur vient courir sus, aussi tost comme il sent qu'ils se laschent un peu en oysiveté, et les fait rebourser chemin. Car les mathematiciens appellent les planetes stationaires, et disent qu'elles s'arrestent quand elles cessent d'aller en avant: mais à profiter en philosophie, c'est à dire, en correction de moeurs et de vie, il n'y peult avoir intervalle d'amendement, ny pause et cessation aucune, pour ce que la nature estant en un perpetuel mouvement, veult tousjours qu'on la poulse en la meilleure part, ou autrement elle se laisse emporter, comme une balance, en la pire. Si doncques suivant l'oracle qui fut respondu par Apollo à ceux de Cirrha, que s'ils vouloient vivre en pais les uns avec les autres, ill falloit qu'ils feissent la guerre sans cesse jours et nuicts au dehors: aussi si tu sens en toy-mesme que tu ayes combattu jour et nuict continuellement contre le vice, ou non gueres souvent abandonné ta garnison, ny reçeu ordinairement <p 114r>de luy des heraults et messagers, qui sont les voluptez, les negligences, et les amusemens à traicter de paix, il est vraysemblable, que tu peus lors asseureement et hardiment passer oultre. Mais encore qu'il y eust des interruptions de vivre philosophiquement, prouveu que les derniers fussent tousjours plus rares, et les reprises plus longues que les premieres, ce seroit un signe qui ne seroit pas mauvais, d'autant qu'il tesmoigneroit que par labeur et exercitation la paresse s'en iroit peu à peu chassee: comme le contraire aussi seroit mauvais signe, qu'il y eust plusieurs intermissions, et pres l'une de l'autre, pource que cela monstreroit que la chaleur de l'affection premiere s'en iroit peu à peu aneantissant et refroidissant. Car tout ainsi comme la premiere boutee que fait le germe du roseau, aiant force de poulser grande, produit une longue tige droicte, egale et unie du commancement, pour ce que'elle ne trouve rien qui l'arreste, ne qui la repoulse: et puis apres, comme si elle se lassoit au hault par une defaillance de courte haleine, elle est souvent retenue par plusieurs noeuds, non gueres distans l'un de l'autre, comme si l'esprit qui poulse contremont trouvoit quelque empeschement qui le rabbatist, et qui le feist trembler: aussi tous ceulx presque qui d'entree font de grands eslans en l'estude de philosophie, et puis un apres trouvent souvent des empeschements et des divertissements, ceux-là, sans sentir aucune difference de mutation en mieux, à la fin se lassent, quittent tout, et demeurent tout court, là où aux autres des ailes leur naissent, et pour le fruict qu'ils sentent donnent à travers toutes excuses, et fendent tous empeschements, comme une presse de gens qui leur voudroient empescher le passage par force, et bonne affection de venir à chef de leur entreprise. Tout ainsi doncques comme s'esjouir de voir une belle creature presente n'est pas signe d'amour commanceant, pour ce que cela est commun à toutes gens, mais bien sentir un regret, et estre marry quand on en est separé: aussi y en a il plusieurs qui prennent plaisir à la philosophie, et qui semblent s'attacher fort gaillardement à l'estude, mais s'il advient qu'ils soient un peu retirez de là par autres negoces et affaires, ceste premiere affection qu'ils avoient prise s'evanouit, et ne s'en soucient gueres: mais celuy qui est attaint au vif de la pointure d'amour de la philosophie, semblera moderé et non trop eschauffé en le frequentant à l'estude, et conferant avec luy de la philosophie, mais quand il en sera distraict et retiré arriere, on le verra bruslant, impatient, et se faschant de tous autres affaires, et de toutes autres occupations, jusques à oublier ses propres amis, tant il aura un passionné desir de la philosophie. Car il ne fault pas se delecter des lettres et de la philosophie, comme lon fait des senteurs et des parfums, en les trouvant beaux et bons tant comme ils sont presents, et puis quand on les a ostez, ne les regretter plus, et ne s'en soucier point, ains faut qu'elles impriment en nos ames une passion semblable à la soif, et à la faim, quand on nous en distraict, si nous y voulons profiter à bon escient, et y appercevoir amendement, quelque occasion que ce soit qui nous en distraye, ou mariage, ou richesse, ou amitié, ou quelque voyage de guerre qui surviene: car d'autant que plus grand sera le fruict que lon en aura appris, d'autant sera plus grief le regret de ce que lon en aura laissé. A ce premier signe d'amendement joinct un autre tres- ancien, qui est tout un ou bien pres de là, c'est celuy que descrit Hesiode quand on ne trouve plus la voye trop aspre ny roide, ains facile, plaine et unie, comme estant applanie par l'exercitation, et que la lumiere y commance à reluire clairement au lieu des perplexitez, fourvoyemens en tenebres, et des repentances esquelles encourent bien souvent ceux qui se mettent à la philosophie du commancement, ne plus ne moins que ceux qui laissent un païs qu'ils cognoissent bien, et ne voyent pas encore celuy auquel ils tendent. Car aians abandonné les choses communes, et qui les estoient familieres, devant qu'avoir cogneu les meilleurs, et en avoir jouy, en cest intervalle du milieu ils sont fort travaillez, tellement qu'aucuns retournent <p 114v>arriere: comme lon dit que Sextius gentil-homme Romain, aiant abandonné les honneurs, offices, et magistrats de la ville de Rome, pour l'amour de la philosophie, et puis se trouvant en l'estude d'icelle tourmenté, et ne pouvant mordre en ses discours et raisons du commancement, fut pres de se jetter d'une fuste dedans la mer. Semblable chose recite lon de Diogenes le Sinopien, quand il commença de se donner à la philosophie, c'estoit un jour de feste solennelle que les Atheniens faisoient des festins publiques, des jeux és Theatres, des assemblees les uns avec les autres, des danses et des masques toute la nuict: et luy en un coing de la place, s'estant enveloppé comme pour y dormir, tomba en des imaginations qui luy mettoient le cerveau sans dessus-dessoubs, et luy affoiblissoient fort le cueur, en discourant que, sans aucune necessité qui le contraignist, il s'estoit allé volontairement jetter en une vie laborieuse, estrange et sauvage, s'estant segregé de tout le monde, et privé de tous biens. Sur ces entrefaites il apperceut une petite souris qui venoit ronger les miettes qui luy estoient tombees de son gros pain, et qu'alors il reprit coeur, et dit en soy-mesme, comme se reprenant, et blasmant sa foiblesse de courage: «Que dis-tu Diogenes? voyla une creature qui vit encore et fait grand' chere de ton relief, et toy, lasche que tu es, as regret à ta vie, te lamentes de ce que tu n'es pas saoul et yvre comme ceulx- là couché en licts mols, delicats, et richement parez.» Quand donc telles tentations de divertissements ne reviennent pas souvent, et que la raison s'esleue incontinent alencontre, que les rembarre, et au retour comme de la chasse de ses ennemis dissoult aiseement tout le nuage de desespoir et de languissant ennuy, qui s'estoit concreé en l'entendement, alors se peut on asseurer qu'il y a certain profit et amendement. Mais pour autant que les occasions qui esbranlent les hommes qui s'addonnent à la philosophie, et quelquefois les font retourner en arriere, non seulement naissent et prennent force en eux-mesmes à cause de leur infirmité: mais aussi les poursuittes et instances que leur en font leurs amis à bon escient, les attaches que leur en donnent leurs adversaires par maniere de risee et de mocquerie, attendrissent, amollissent et ployent leurs coeurs, voire jusqus à en avoir dechassé de tout poinct quelques uns hors de la philosophie, ce ne sera pas un mauvais signe d'avancement si lon supporte cela doucement, sans s'esmouvoir, ny se chattouiller, de leur ouir raconter par nom et par surnom aucuns de leurs compagnons qui sont parvenus en grand credit et à grands biens aux cours de quelques Princes, ou qui ont eu de gros mariages des femmes qu'ils auront espousees, et qui sont allez avec une grande et honorable compagnie de gens en la place et au palais, pour quelque office, ou bien pour plaider quelque noble cause de grande consequence: car celuy qui ne s'esmeut ny ne s'estonne ou lasche point pour ouir toutes ces emorches là donne certainement à cognoistre qu'il est pris et arresté comme il fault de la philosophie, car il n'est pas possible de se garder de convoitter ce que les autres adorent, sinon à ceux qui n'admirent rien que la vertu: car de braver et faire teste à des hommes, il eschet à aucuns par cholere, et à d'autres par folie, mais de mespriser et rejetter ce que les autres estiment jusques à admiration, il n'est homme qui le sceust faire sans une grande, vraye et constante magnanimité: d'où vient que se comparans aux autres en cela, ils s'en glorifient, comme fait Solon quand il dit,
  Plusieurs meschants deviennent riches gens,
  Et plusieurs bons demeurent indigens,
  Mais toutefois changer nostre bonté
  Nous ne voudrions à leur meschanceté:
  Car la vertu est ferme et perdurable,
  Et la richesse incertaine et muable.
et Diogenes comparoit son passage de la ville d'Athenes en celle de Corinthe, et de <p 115r>celle de Corinthe à celle de Thebes, aux mutations de sejour que faisoit le grand Roy de Perse, lequel passoit la saison du printemps à Suse, celle de l'hyver en Babylone, et l'esté en la Medie. At Agesilaus oyant nommer le Roy de Perse, le grand Roy: «Pourquoy, dit-il, est-il plus grand que moy, si ce n'est qu'il soit plus juste?» et Aristote escrivant à Antipater touchant Alexandre le grand, luy mande: «Q'il ne luy appartenoit pas à luy seul de s'estimer grand, pour ce qu'il dominoit beaucoup de païs: mais aussi à quiconque avoit droicte et saine opinion des Dieux.» Et Zenon voiant que Treophrastus estoit en grand estime, pour ce qu'il avoit beaucoup d'auditeurs, dit: «Son auditoire est plus grand que le mien, mais le mien est mieux d'accord.» Quand doncques tu auras ainsi estably et fondé en ton coeur l'affection qu'il faut porter à la vertu, au pris des choses exterieures, et versé hors de ton ame toutes envies, toutes jalousies, et tout ce qui chattouille, ou qui rebute plusieurs de ceux qui commancent à philosopher, cela te sera un grand indice et argument de profiter et avancer en la philosophie: aussi n'en sera-ce pas un petit, que la mutation des propos autres que lon ne souloit tenir: car tous ceulx qui commancent à estudier en philosophie, à parler universellement, cerchent plus ceux qui ont de la gloire et de l'apparence, les uns se juchant en hault, comme les coqs et les poules, à la splendeur et hauteur des choses naturelles, pour ce qu'ils sont legers et ambitieux de leur inclination naturelle: les autres prenans plaisir ainsi comme les jeunes leurons, ce dit Platon, à tirer et deschirer tousjours quelque chose, s'en vont droict aux disputes, aux questions et arguts de la Dialectique, et la plus part en prennent provision pour passer oultre, jusques à la Sophistique. Il y en a qui vont çà et là faisans amas des beaux dicts, notables sentences et belles histoires des anciens, comme Anacharsis disoit qu'il ne voyoit point que les Grecs usassent de leurs deniers monnoyez à autre usage qu'a jetter et compter: aussi ne font ceux-là autre chose que compter et mesurer leurs beaux propos sans en tirer autre commodité ne profit. Et comme Autiphanes, l'un des familiers de Platon en se jouant disoit, qu'il y avoit une ville là où les paroles se geloient en l'air incontinent qu'elles estoient prononcees, et puis quand elles venoient à se fondre l'esté, les habitans entendoient ce qu'ils avoient devisé et parlé l'hyver: aussi la plus part, disoit- il, de ceulx qui viennent ouir jeunes les discours de Platon, à peine les entendent-ils jusques bien tard, quand ils sont devenus tous vieux: aussi leur en prent-il de mesme envers toute la philosophie, jusques à ce que le jugement aiant pris une fermeté de resolution saine et rassise, vient à donner dedans les discours qui peuvent imprimner en l'ame une affection morale, et une passion d'amour, et à cercher ces propos- là, dont les traces tendent plus tost au dedans que non pas au dehors comme dit la fable d'Aesope. Car ainsi comme Sophocles disoit en se jouant, qu'il vouloit changer la hautesse de l'invention d'Aeschylus, puis sa fascheuse et laborieuse disposition, et en tiers lieu l'espece de son elocution et de sa diction, qui est tresbonne, et pleine de douces affections: aussi les estudians en Philosophie, quand ils sentiront qu'ils ne s'arresteront plus aux choses artificiellement et ingenieusement escrittes par ostentation, ains passeront aux morales, et qui touchent au vif les affections, c'est lors qu'ils commanceront à profiter veritablement et à bon escient. Considere donc non seulement en lisant les oeuvres des poëtes, ou en les oyant lire, premierement si tu ne t'attacheras point plus tost aux paroles qu'a la sentence, et ne te jetteras point plus tost à ce qui est subtil et aigu, qu'à ce qui est utile, profitable et charnu: mais aussi en versant dedans les escripts des poëtes, et en prenant en main quelque histoire, observe bien si tu laisses point eschapper aucune sentence bien ditte, pour reformer les moeurs ou alleger quelque passion: car comme Simonides dit, que l'abeille hante les fleurs pour en tirer le roux miel, là où les autres en aiment seulement la couleur et la senteur, et n'en veulent, ny n'en prennent autre chose: aussi là où les autres <p 115v>versent en la lecture des poëtes pour plaisir seulement, et par maniere de jeu, celuy qui trouve quelque chose digne d'estre notee, et en fait un recueil, semble desja recognoistre de premier front le bien, par une familiarité et amitié de longue main prise avec luy, comme son domestique: car ceux qui lisent les oeuvres de Platon et de Xenophon, pour la beauté du stile seulement, sans y cercher autre chose que la purité du langage naïfvement Attique, comme s'ils allient recueillant ce peu de rosee et de bourre qui vient dessus les fleurs, que diriez vous de ceux- là, sinon qu'ils aiment des drogues medicinales la belle couleur, ou la doulce senteur seulement, mais au demourant la proprieté de purger le corps, ou d'appaiser une douleur qu'elles ont, ils ne la cognoissent point, et ne s'en veulent point servir? Au demourant ceux qui passent encore plus avant en ce profit, non seulement tirent utilité des escripts et des paroles, mais aussi des spectacles et des choses qu'ils voient, et en tirent ce qui leur est propre et commode: comme lon escrit d'Aeschylus, et de plusieurs autres semblables: car Aeschylus estant un jour present à voir és jeux Isthmiques un combat de deux champions combattans à l'escrime des poings, comme l'un deux eust receu un grand coup bien assené, tout le theatre s'escria: luy, poulsant du coude un nommé Ion natif de Chio, «Voys-tu, dit-il combien peult l'accoustumance et exercitation? le frappé ne dit mot, et les regardans crient.» Et Brasidas aiant trouvé une souris parmy des figues seiches, qui le mordit au doigt, il la secoua en terre, et puis dit en luymesme, «O Hercules, voyez-vous comment il n'y rien si petit ne si foible, que s'il oze se defendre, ne trouve moyen de sauver sa vie!» Et Diogenes aiant veu un qui buvoit dedans le creux de sa main, jetta le gobelet qu'il portoit en sa besace: tant l'accoustumance et l'exercitation, qui bien l'a continuee, et y a esté diligent, rend les personnes promptes à remarquer et à recevoir de tous costez choses qui servent à la vertu: ce qui se fait encore plus quand ils meslent les paroles avecques les actions, non seulement en la sorte que dit Thucydides, apprenans et s'exercitans entre les perils, mais aussi contre les voluptez, contre les querelles et altercations és jugements, és defenses des causes, és magistrats, comme donnans preuve des opinions qu'ils tiennent, ou plus tost par leurs deportemens enseignans quelles opinions on doit tenir. Car ceux qui apprennent encore, et neantmoins s'entremettent d'affaires, et qui ne font qu'espier s'ils pourront desrober quelque chose de la philosophie pour l'aller incontinent prescher, comme charlatans, ou au milieu d'un place, ou en une assemblee de jeunes gens, ou à la table d'un Prince, il ne faut non plus estimer que ces manieres de gens-là facent actes de philosophes, que ceux qui vendent les drogues medicinales et les simples facent actes de medecins: ou pour mieux dire, ce contrefaiseur-là de philosophe ressemble proprement à l'oyseau que descrit Homere, qui porte incontinent en sa bouche, tout ce qu'il prendre, à ses disciples, comme à des petits qui sont encore dedans le nid sans plumes,
  Et ce pendant il meurt de faim luy-mesme:
ne prenant rien de ce qu'il apporte pour s'en valoir et nourrir, ou ne digerant rien de ce qu'il prent. Et pourtant faut-il bien prendre garde si nous faisons un discours que ce soit quant à nous, pour en user en nous mesmes: et quant aux autres, que ce ne soit point pour une vaine gloire, ny pour ambition de nous monstrer, mais en intention d'apprendre ou d'enseigner quelque bonne chose: et sur tout faut aussi bien observer, si toute opiniastreté, et toute contentieuse animosité en dispute, est en nous amortie, et si nous avons desormais desisté d'inventer ambitieusement des raisons pour confondre noz adversaires, ne plus ne moins que les champions de l'escrime des poings, à qui on lie de grosses courroys alentour des bras, et des boules dedans les mains, prenans plus de plaisir à assener un bon coup, et à ruer par terre nostre compagnon, que non pas à apprendre ny enseigner: car la douceur et debonnaireté <p 116r>en cela, de ne vouloir jamais attacher une conference avec intention de vaincre en combattant, ny la rompre en courroux, ny par maniere de dire, fouler aux pieds l'adversaire quand on l'a vaincu, ou estre desplaisant quand on a esté vaincu, ce sont signes d'homme qui a suffisamment ja profité: ce que monstra bien un jour Aristippus aiant esté pressé de si pres en quelque dispute, qu'il ne sçeut que respondre sur le champ a un sophiste audacieux, mais au demourant homme ecervelleé et sans jugement: car le voyant fort joyeux et fort enflé de vaine gloire, pour l'avoir ainsi rengé à ne sçavoir que dire, «Je m'en vois, luy dit-il, vaincu pour ce coup, mais je dormiray plus souefvement que toy qui as vaincu.» Nous pouvons encore nous esprouver et sonder nous mesmes quand nous haranguons publiquement, si ne pour voir en l'audience plus de gens que nous n'en avions attendu, nous ne restivons point de peur, ny au contraire nous ne laschons point nostre courage pour y en avoir moins que nous n'avions esperé, ny là où il est besoing de haranguer devant un peuple ou devant un magistrat, nous perdons l'occasion de ce faire pour n'avoir pas bien premedité et mis par escript ce que nous devrions dire, comme lon recite de Demosthenes et d'Alcibiades: car Alcibiades estant tres-ingenieux et prompt à inventer les choses, estoit craintif à les dire, et se troubloit quand il venoit à les exposer, car bien souvent au milieu de son dire il cerchoit le mot propre à exprimer sa conception, ou quelque parole qui luy estoit eschappee de la memoire, que le faisoit demourer tout court en parlant. Et Homere ne feignit point de mettre hors le premier de ses vers defectueux en mesure, tant il avoit d'asseurance de la perfection et bonté des autres, pour la suffisance en l'art poëtique: tant plus est-il vraysemblable que ceux qui n'ont rien devant les yeux, où ils aspirent, que la vertu et le devoir seulement, se servent de l'occasion du temps, et de l'occurrence des affaires, sans se soucier que lon applaudisse à leur beau parler, ne qu'on les siffle, ou qu'on leur face bruit pour le trouver mauvais: si ne faut pas prendre garde aux paroles seulement, mais aussi aux actions, s'il y a plus de profit que de parade, et plus de verité que d'apparence et d'ostentation. Car si le vray amour de fille ou de femme ne demande point de tesmoings, ains jouïst de son contentement à par soy, encore que secrettement et sans le sçeu de personne il accomplisse son desir, combien plus est-il croyable que celuy qui est amoureux de l'honnesteté et du devoir, hantant familierement par ses actions avec la vertu, et en jouïssant, sente sans en mot dire un grand et haut contentement en soy-mesme, ne demandant autres auditeurs ny autres spectateurs que sa conscience propre? comme celuy qui appelloit sa chambriere en sa maison, et crioit tout haut, «Dionysia regarde comment je ne suis plus glorieux ne superbe:» aussi celuy qui a fait quelque chose honeste et vertueuse, et puis la va conter et la porte monstrer par tout, il est tout evident que celuy-là regarde encore dehors, et est tiré de la convoitise de vaine gloire, et n'a point encore veu à nud et au vray la vertu, ains seulement en dormant et en songe en a pensé entrevoir quelque umbre et quelque image, puis qu'il expose ainsi en veuë ce qu'il a faict, comme un tableau de peinture. Celuy doncques qui profitera, non seulement quand il aura donné quelque chose à un sien amy, ou fait quelque bien à un sien familier, n'en dira rien: mais aussi quand il aura donné sa voix ou sa balotte juste entre plusieurs autres injustes, ou quand il aura fermement resisté en face au propos deshonneste de quelque homme riche, ou de quelque seigneur et magistrat, ou qu'il aura refusé quelques presens, voire jusques à là, s'il a eu soif la nuict, et qu'il se soit gardé de boire, ou qu'il ait rebouté le baiser de quelque belle fille ou femme qui l'en ait pressé, comme feit Agesilaus, il le retiendra en soymesme, et n'en dira jamais rien: car celuy-là qui se contente de se prouver à soy-mesme, non par mespris des autres, mais pour l'aise et le contentement qu'il en a en sa conscience, estant suffisant tesmoing et spectateur des choses bien et louablement faittes, monstre que la <p 116v>raison est logee chez luy, et y a pris pied et racine, et comme dit Democritus, qu'il s'accoustume à prendre plaisir de soymesme: ainsi comme les laboureurs voyent plus volontiers les espics qui panchent et se courbent contre la terre, que ceux qui pour leur legereté sont hauts et droits, d'autant qu'ils les estiment vuides de grain, et qu'il n'y a presque rien dedans: aussi entre les jeunes gens qui se donne à la philosophie, ceux qui sont les plus vuides et qui ont moins de pois, ceux-là ont du commancement l'asseurance, la contenance, le port, le visage plein de mespris et de contemnement de toutes choses: et puis quand ils se commancent à remplir, et à amasser du fruict des discours de la raison, ils ostent alors ceste mine superbe, et ceste vanité d'apparence exterieure. Ne plus ne moins que les vaisseaux où lon met quelque liqueur, à mesure que la liqueur y entre, l'air vain en sort: aussi à mesure que les hommes se remplissent de biens certains et veritables, la vanité leur cede, et toute hypocrisie s'en va, l'enfleure en devient plus molle, et cessans de s'attribuer beaucoup pour la grande barbe et la robbe longue, ils transferent l'exercitation des choses exterieures au dedans de l'ame, usans d'amertume et de morsure de reprehension, principalement encontre eux mesmes, et au demourant devisent et parlent avec les autres plus gracieusement: et quant au nom de philosophie, et à la reputation de philosophes, ils ne l'usurpent plus comme ils faisoient au paravant, ains si d'adventure quelque gentil jeune homme est appellé par un autre de ce nom-là, il respondra en soubriant tout doucement, et rougissant de honte,
  Je ne suis pas un des celestes Dieux,
  Pourquoy pareil me faittes vous à eux? Car ainsi que dit Aeschylus,
  La jeune femme à qui l'oeil estincelle,
  Me fait juger qu'elle n'est plus pucelle:
mais le jeune homme qui a commancé à gouster le profit en l'exercice de la philosophie, ces accidents que descrit Sappho le suyvent,
  Quand je te voy,
  Soudainement je m'apperçoy,
  Que toute voix defaut en moy,
  Que ma langue n'a plus en soy
  Rien de langage.
  Une rougeur de feu volage
  Me court soubs le cuyr au visage.
Vous prendriez plaisir à veoir sa contenance rassise, son regard doux, et desireriez de l'ouir parler. Car ainsi comme ceux qui sont profés en la confrairie des mysteres, s'assemblans du commancement en foule et en tumulte, s'entre-heurtent et poulsent les uns les autres, mais quand on vient à faire le service divin, et à monstrer les choses sacrees, ils sont alors attentifs, avec crainte et avec silence: aussi au commancement de l'estude de philosophie et à l'entree de la porte, vous y verrez beaucoup de bruit, de tumulte, d'insolence et de caquet, pour ce que la plus part se jette dedans brusquement et violentement, pour l'envie qu'ils ont d'en acquerir reputation et honneur: mais celuy qui est une fois entré dedans, et qui a veu celle grande lumiere, comme si le repositoire des choses sainctes luy estoit ouvert, alors prenant une toute autre contenance, un silence et un esbahissement, il devient humble, souple, et modeste, suivant la raison comme Dieu: et me semble que lon leur peut bien appliquer et accommoder ce que Menedemus en jouant disoit, C'est que plusieurs venoient aux escholes à Athenes, qui du commancement estoient sages, puis devenoient amateurs de sagesse, car cela signifie ce mot de Philosophe: et puis de Philosophes devenoient Sophistes, et à la fin par succession de temps se trouvoient Idiots, c'est à dire, gens de tout ignorans: car d'autant que plus ils approchent de la <p 117r>raison, d'autant diminuent-ils plus de l'opinion de soymesme, et de la presumption. Or entre ceux qui ont besoing du secours du medecin, les uns qui n'ont mal qu'aux dents, ou au doigt, eux-mesmes vont devers ceux qui les pensent, et ceux qui ont fiebvres les appellent à la maison, et les prient de leur vouloir estre en aide: mais ceux qui sont tombez en une fureur de melancholie, ou en une frenesie, et alienation d'entendement, ne les veulent pas quelquefois recevoir, encore qu'ils viennent d'eux mesmes, ains les fuyent et les chassent, estans si fort malades, qu'ils ne sentent pas leur mal: aussi entre ceux qui pechent et qui faillent, ceux-là sont incurables et incorrigibles, qui se courroucent amerement, et haïssent mortellement ceux qui leur remonstrent et qui les reprennent: et ceux qui les endurent, et qui les reçoivent sont en meilleur estat et plus beau chemin de recouvrer guarison: mais ceux qui se baillent eux-mesmes à ceux qui les reprennent, qui confessent leur erreur, et qui descouvrent eux-mesmes leur pauvreté, n'estans pas bien aises qu'on ne sçache rien, ny contents d'estre secrets, ains l'advouënt, et prient ceux qui les en reprennent, et qui les admonestent de leur y donner remede, cela n'est pas un des pires signes de profit et amendement, suyvant ce que souloit dire Diogenes, «Que celuy qui se veut sauver et devenir homme de bien, il a besoing d'avoir ou un bon amy, ou une aspre ennemy, à fin que ou par amour de remonstrance, ou par force de justice, il se chastie de ses vices.» Mais tant que lon fait gloire de monstrer au dehors une souillure de robbe, ou une tache de vestement, ou un soulier rompu, et que par une façon d'humilité presumptueuse on se mocque de soymesme, de ce que lon sera d'adventure, ou petit, ou courbé et bossu, pensant faire une gallanterie, et ce pendant on couvre et cache les ordures de sa vie, et villanies de ses moeurs, les envies, les malignitez, l'avarice, les voluptez, comme des ulceres et apostumes, ne souffrant pas que personne y touche, non pas qu'on les voye seulement, pource qu'on craint d'en estre repris, certainement on a fait peu de profit, ou plus tost à vray dire, rien du tout. Mais celuy qui donne à travers, et qui peut ou qui veut principalement se penser soymesme, et se faire douloir, et sentir regret quand il a failly, ou sinon, à tout le moins qui endure patiemment qu'un autre par ses reprehensions et remonstrances le nettoye et le purge, celuy-là certainement semble haïr la meschanceté, et avoir envie de s'en desfaire: je ne veux pas dire qu'il ne faille avoir honte, et fuir d'estre estimé et tenu pour meschant, mais celuy qui a en haine la substance de la meschanceté, plus que non pas l'infamie, celuy-là ne feindra point de faire dire mal de soy, et d'en dire luy-mesme, prouveu qu'il voye qu'il soit pour en devenir meilleur. A quoy lon peut appliquer une gentille parole que dit un jour Diogenes, à un jeune homme, lequel s'estant apperçeu que Diogenes l'avoit veu en une taverne, s'en estoit vistement fuy plus au dedans de la taverne: «Tant plus, luy dit-il, que tu fuis au dedans, tant plus avant és-tu en la taverne:» aussi peut on dire des vicieux, que tant plus ils nient leur vice, tant plus se fourrent-ils avant au dedans du vice, comme les pauvres qui contrefont les riches, en son de tant plus pauvres pour leur vanité. Mais celuy qui profite veritablement, a pour exemple ce grand personnage Hippocrates, lequel publia luy-mesme, et escrivit ce qu'il avoit ignoré touchant les coustures de la teste de l'homme en l'anatomie, faisant ce compte que ce seroit bien chose hors de toute raison, que ce grand personnage-là ait bien voulu publiquement prescher sa faute, de peur que les autres ne tombassent en pareil erreur, et que celuy qui se veut sauver soy-mesme ne peust endurer qu'on le reprist, ne confesser son ignorance et sa mauvaistié. Au demourant les regles et preceptes que donnent Bion et Pyrron en cest endroit, ne sont pas, à mon advis, signes d'amendement, mais plus tost de quelque autre plus grande et plus parfaitte habitude de l'ame. Car Bion disoit à ses familiers et disciples, qu'ils estimassent avoir profité alors quand ils auroient acquis tant de constance, <p 117v>qu'ils entendroient aussi patiemment ceux qui les outrageroient et injurieroient, que ceux qui leur diroient,
  Amy passant certes tu n'as point chere
  D'estre homme fol, ny de mauvais affaire:
  A dieu te dis, priant la Deité
  De te donner toute prosperité.
Et Pyrron, ainsi comme on trouve par escript, estant dedans une navire, en une dangereuse tourmente de mer, monstra à quelques uns de ses disciples qui estoient avec luy, un petit cochon qui mangeoit fort gouluëment de l'orge que lon avoit respandu parmy la navire, leur disant qu'il falloit par la raison et l'exercice de la philosophie acquerir une constance ainsi impassible, pour ne s'esmouvoir ny ne se troubler point d'aucuns accidents de la fortune. Or voyez donc encore plus, quelle estoit la regle de Zenon, car il vouloit que chascun print garde à ses songes, pour cognoistre s'il profitoit ou non, si lon prenoit point plaisir en songeant à quelque chose deshonneste, ou s'il estoit point advis que lon endurast, ou que lon feist rien qui fust villain, ou qui fust injuste, voulant que lon veist, comme en un calme du tout tranquille, sans aucune agitation, au fond clair et net, la partie imaginative et passive de l'ame totalement applanie et regie par la raison: ce que Platon au paravant, à mon advis aiant entendu, nous a representé et figuré ce que fait la partie imaginative et sensitive en une ame de nature tyrannique la nuict en dormant, comme elle s'efforce quelquefois d'avoir compagnie charnelle avec sa propre mere, et comme il luy prent des appetits de manger des choses estranges, et comme lors elle se laisse aller à toutes ses sensualitez et concupiscences de chose que la loy, de honte ou par crainte, empesche et reprime de jour. Tout ainsi doncques comme les bestes de selle ou de voicture qui sont bien apprises, encore que celuy qui leur commande leur lasche la bride, ne se destournent point pour cela, ny ne sortent point de leur chemin, ains tirent tousjours avant comme elles ont accoustumé, ordonneement, sans se destracquer ny laisser leur train ordinaire: aussi ceux à qui la partie sensuelle de l'ame est rendue se obeïssante, si privee et si bien disciplinee par la raison, que non pas en songe mesme, ny en maladie, elle ne laisse ses appetits se desborder, jusques à commettre choses qui soient reprises et punies par les loix, elle retient et conserve en memoir sa bonne discipline et accoustumance, laquelle donne force et grande efficace à la diligence de prendre garde à soy. Car si elle a accoustumé par exercitation de resister aux passions et tentations, de tenir le corps et les parties d'iceluy soubs bride en sa subjection, tellement qu'elle engarde les yeux de jetter des larmes par pitié, le coeur de tressaillir de peur, les parties naturelles de se mouvoir et donner fascherie aupres de belles personnes, comment ne seroit-il plus vraysemblable, que l'accoustumance et exercitation prenant à domter ceste sensuelle partie de l'ame, ne la polisse, unisse, et reforme, reprimant et contenant ses imaginations et ses mouvements, jusques aux songes mesmes? Comme lon raconte du philosophe Stilpon, qu'il luy fut advis une nuict en songeant, que Neptune se courrouceoit à luy de ce qu'il ne luy avoit pas sacrifié un boeuf, comme avoient accoustumé de faire les autres presbtres paravant luy: Et que luy ne s'estant point estonné de ceste vision, luy respondit, «Que dis-tu, Sire Neptune? te viens-tu icy plaindre, comme un enfant qui pleure de ce qu'on ny luy a pas donné assez grand' part, de ce que je ne me suis pas endebté d'argent pris à usure, pour emplir toute ceste ville de la senteur de rosty, ains t'ay fait un sacrifice mediocre de ce que j'ay peu avoir de ma maison?» et qu'il luy fut advis que Neptune se prit à rire de ceste response, et qu'en luy tendant la main il luy promeit, que ceste annee-là il envoyroit grand foison de loches de mer aux Megariens, pour l'amour de luy. Ceux doncques à qui en dormant il ne monte <p 118v>point au cerveau d'illusions qui ne soient doulces, claires, sans douleur, non point espouventables, ny aspres ou malignes et tortueuses, lon dit que ce sont certaines reflexions de lumiere qui rejallissent de l'amendement en la philosophie: là où les furieux appetits, les frayeurs, les fuittes lasches, les aises excessives d'enfans, les regrets et lamentations, à cause des visions et illusions pitoyables et estranges, sont comme les brisements des flots de la mer, qui se rompent contre le rivage, et les undes de l'ame, laquelle n'a pas encore chez soy sa perfection rassise: ains se va à la journee formant par bonnes loix et sages enseignements, desquels se trouvant le plus esloignee quand elle dort, alors elle se laisse de rechef aller, et envelopper aux passions. Or si cela appartient à ce profit et avancement duquel nous parlons, ou bien à une autre habitude, aiant ja acquis plus grande force et plus ferme constance, non subjette à estre esbranlee és lettres, je te le laisseray considerer en toy-mesme. Comme ainsi soit doncques, que la totale impassibilité, pour ainsi parler, c'est à dire, l'estat de l'ame si parfaict qu'elle soit vuide de toutes passions, est chose grande et divine, et qu'en un relaschement et addoucissement des passions, consiste ce profit et amendement que nous traittons, il faut en comparant chascune d'icelles passions à soy-mesmes, et puis les unes aux autres, juger de la difference qu'il y a entre les deux. Nous confererons chascune passion à soy-mesme, en observant si nos cupiditez sont plus doulces et moins violentes qu'elles n'estoient au paravant, autant de nos peurs, autant de nos choleres: si nous ostons soudain avec la raison ce qui les souloit allumer et enflammer: si nous conferons les unes avec les autres, en considerant si nous avons maintenant plus de honte que de crainte, si nous sentons en nous emulation et non envie, si nous convoittons plus l'honneur que les biens, et brief si nous pechons plus en l'extremité de l'armonie Doriene, qui est grave et devote, ou en la Lydiene, qui est gaillarde et joyeuse, comme les chantres, tenants plus du lourd et du rude, en nostre maniere de vivre, que du mignon et delicat: si nous sommes plus lents en nos actions ou plus estourdis: si nous admirons plus outre le devoir, les propos des hommes, et eux-mesmes, ou si nous les mesprisons: pour ce que tout ainsi comme c'est un bon signe, quand les maladies se divertissent és parties du corps, qui ne sont pas les nobles, ny les principales: aussi semble il que quand le vice de ceux qui sont en estat de profit et d'amendement se change en passions plus douces, c'est commancement de s'effacer petit à petit. Or les Ephores des Laced@emoniens, qui estoient comme les contrerolleurs de tout l'estat de Laced@emone, demanderent au Musicien Phrynis, qui avoit adjousté deux chordes de nouveau à la lyre, s'il vouloit qu'ils coupassent de celles du haut, ou de celles du bas: mais quant à nous, nous avons besoing d'estre retrenchez et par haut et par bas, si nous voulons reduire nos actions au milieu en une mediocrité: et ce profit et acheminement à la perfection est, ce qui relasche les extremitez, et emousse les points des passions,
  En quoy les fols sont par trop vehements,
ce dit le poëte Sophocles. Or avons nous desja dit au paravant, qu'il nous faut appliquer le jugement aux choses, et ne laisser pas les paroles demourer toutes nues en l'air: ains faire qu'elles deviennent effects, et que cela est le propre du profit et amendement que nous cerchons, dequoy l'un des premiers indices sera l'affection de vouloir ensuyvre et imiter ce que lon entendra louer, et estre prompts et deliberez à executer ce que lon aura en estime et que lon prisera, comme aussi au contraire, ne vouloir pas seulement ouir parler de ce que lon blasmera et mesprisera. Car il est bien vraysemblable, que tous les Atheniens louoient et prisoient la hardiesse et prouesse de Miltiades: mais Themistocles, qui disoit, que la victoire et le trophee de Miltiades ne le laissoit pas dormir, ains l'esveilloit la nuict, il est tout evident qu'il ne le louoit et prisoit pas seulement, ains qu'il le desiroit imiter et en faire autant: ainsi <p 118v>faut il estimer, que l'amendement n'est pas encore grand, quand il imprime en nous une affection de louër, priser et estimer seulement ce que les gens de bien font, sans aucune emotion et incitation à les vouloir par effect imiter. Car l'amour mesme charnel, s'il n'y a un peu de jalousie meslé parmy, n'est point actif, ny la louange de vertu n'est ardente ny produisante effects, si elle ne poingt au vif, et n'aiguillonne le coeur d'un zele, au lieu d'envie, de vouloir ressembler aux gens de bien, et de desirer remplir ce qu'il s'en faut que nous n'arrivions à leur perfection: car il ne faut pas que le coeur de celuy qui philosophe à bon escient, soit renversé sans-dessus-dessoubs par les paroles seulement, comme disoit Alcibiades, jusques à faire sortir les larmes des yeux: ains faut que celuy qui profite veritablement, se comparant soy-mesme aux oeuvres et actions de l'homme de bien, parfaict en la vertu, sente tout ensemble en son coeur desplaisir de ce qu'il se verra court et defectueux, et plaisir de l'esperance et du desir qu'il aura de se rendre bien tost egal à luy, estant remply d'une bonne affection et volonté non oysifve, selon la similitude de Simonides,
  Comme un poulain suit la jument qu'il tette,
desirant en maniere de dire s'unir du tout et incorporer par imitation à celuy qu'il estime homme de bien. Car cela est une affection peculiere et propre à celuy qui profite veritablement, de ceux dont il estime les oeuvres aimer et cherir les conditions et les moeurs, et avec une bienveuillance rendant tousjours honneur de paroles à leur vertu, essayer de s'y conformer, et se rendre semblable à eux: mais où il y a ne sçay quoy d'envie, d'estrif et de contestation alencontre des plus excellents, sçachez que cela procede d'un coeur ulceré de la jalousie de quelque authorité et puissance, et non pas d'amour ou d'honneur qu'il porte à la vertu. Quand doncques nous commancerons à aimer les gens de bien en telle sorte, que non seulement nous estimerons bien-heureux l'homme temperant, comme dit Platon, et bien-heureux ceux qui sont ordinaires auditeurs des beaux discours, qui journellement procedent de sa bouche: mais aussi que nous aimerons et admirerons sa contenance, son port, sa marche, son regard, son rire: et que nous voudrons volontiers, par maniere de dire, nous conjoindre et coller à luy, alors pourrons nous certainement asseurer, que nous profitons en la vertu. Et encore plus si nous ne les admirons pas seulement en leurs prosperitez, ains comme les amoureux treuvent bien seante une langue grasse, ou une palle couleur en ceux qu'ils aiment pour leur beauté, de sorte que Panthea par ses larmes et son triste silence, toute affligee qu'elle estoit, et esploree pour le dueil de la mort de son mary, saisit Araspes de son amour: aussi nous ne refvirons point de peur ny le bannissement d'Aristides, ny la prison d'Anaxagoras, ny la pauvreté de Socrates, ny la condamnation de Phocion, ains reputerons avec tout cela leur vertu aimable et desirable, et courrons droict à elle pour l'embrasser par imitation, aiants tousjours en la bouche, à chascun de leurs accidents, ce beau mot d'Euripides,
  Que tout sied bien à un coeur genereux.
Car il ne fault pas craindre que rien de bon et d'honneste peust jamais plus divertir ceste inspiration divine de si vehemente affection, que non seulement elle ne se fasche point des choses qui semblent aux hommes les plus miserables et plus calamiteuses, ains au contraire elle les admire et les desire imiter. Et puis ceulx qui ont ja reçceu telle impression en leur coeur, prennent une autre façon de faire que quand ils vont commancer quelque entreprise, ou qu'ils entrent en l'administration de quelque office et magistrat, ou quand il leur survient quelque sinistre accident, ils se representent alors devant leurs yeux ceulx qui sont ou qui autrefois ont esté gens de bien, et discourent ainsi en eux mesmes, Qu'est-ce qu'eust fait Platon en cest endroict? Qu'est-ce qu'eust dit Epaminondas? Quel se fust icy monstré Lycurgus ou Agesilaus? <p 119r>en s'accoustrant, et se reformant à leurs moeurs, ne plus ne moins que devant un miroir, en rhabillant quelque parole qu'ils auront trop peu genereusement proferee, ou en resistant à quelque passion. Ceulx qui sçavent les noms de ces demy-dieux que lon appelle Dactyles Ideiens, en usent comme de preservatifs alencontre des soudaines frayeurs, en les nommant par leurs noms, les uns apres les autres: mais le souvenir et le penser aux grands et vertueux personnages soudain se representant, et embrassant ceux qui sont en voye de perfection, en toutes passions et toutes perplexitez où ils se puissent trouver, les maintient droicts, et les engarde de tomber: et pourtant te soit encore cela un signe d'homme qui va profitant en la vertu. Et oultre cela ne se troubler pas trop fort, ny ne rougir pas de honte, n'essayer point à se cacher, ou à rhabiller sa contenance ou quelque autre chose dessus sa personne, quand il se presente soudainement à l'improuveu quelque grand et sage personnage, ains s'asseurer, et aller droict à luy le visage ouvert, sent sa conscience bien asseuree, comme Alexandre voyant un messager qui accouroit à luy avec une face riante, et luy tendoit la main de tout loing, luy dit: «Quelle bonne nouvelle me sçaurois-tu plus apporter mon bel amy, si tu ne me venois dire, qu'Homere fust ressuscité?» estimant qu'a ses faicts et gestes ne se pouvoit plus adjouster aucune grandeur, sinon l'estre consacrez à l'immortalité par les escripts de quelque noble esprit. Mais un jeune homme qui va tous les jours de mieux en mieux composant ses moeurs, n'aime rien plus que se monstrer tel qu'il est aux hommes de bien et d'honneur, et de leur faire veoir entierement sa maison, sa table, sa femme, ses enfans, son estude, ses propos ou prononcez, ou mis par escript: de sorte qu'il a regret toutes les fois qu'il luy souvient ou de son pere ou de son maistre trespassez, de ce qu'ils ne l'ont veu en l'estat et la disposition qu'il est, et ne souhaiteroit, ny ne requerroit rien tant aux Dieux, que qu'ils peussent de rechef retourner en vie, pour estre spectateurs de sa vie et de ses actions: comme au contraire aussi, ceux qui ont esté paresseux de bien faire, et son corrompus en leurs moeurs, ne peuvent voir sans frayeur et sans tremblement ceux qui leur appartiennent, non pas en songe seulement. Adjoustez encore, si bon vous semble, à ce que nous avons dit, de ne reputer plus aucune faulte ny aucun peché petit, ains s'en donner de garde soigneusement, et les fuir tous. Car tout ainsi que ceux qui desesperent de pouvoir jamais devenir riches, ne font aucun compte de petite despense, pource qu'ils pensent que de petite espargne adjoustee à peu de chose ne se peult pas faire grand amas: et au contraire, l'esperance qui se voit approchee bien pres du but de la richesse, augmente sa convoitise d'avoir de tant plus qu'elle s'en sent plus prochaine: aussi au fait de la vertu, celuy qui ne se laisse pas beaucoup aller à tels langages, «Et bien que sera ce quand il s'en faudra cela? et, Pour ceste heure je feray ainsi, une autrefois je feray mieux:» ains est tousjours au guet, se mescontentant fort et se courrouceant, si jusques aux moindres faultes le vice se coulant par dessoubs y suggere aucune couleur d'excuse et aucun pardon, celuy la monstre manifestement qu'il a maison nette, et qu'il n'y veult plus endurer la moindre ordure du monde: mais n'estimer et n'avouër rien de grand en infamie, nous rend faciles et paresseux aux choses petites. Car ceux qui bastissent une haye ou une pallissade, ou bien une closture de maçonnerie, mettent en oeuvre toute sorte de bois qui leur vient en main, et toute pierre qu'ils rencontrent au devant d'eux, voire jusques à une coulomne quarree qui sera tombee de dessus un sepulchre: ainsi font les meschans qui assemblent l'un sur l'autre, et amassant en un monceau toute sorte de gaing, et toutes especes d'actions les premieres venues: mais ceux qui profitent en la vertu, qui ont desja planté et asis les fondement doré de bonne vie, comme d'un sainct temple ou d'un palais royal, ny reçoivent rien à bastir dessus temerairement, ains y adjoustent et y appliquent toutes choses avec le plomb et la regle de la raison. C'est pourquoy <p 119v>nous estimons que Polycletus faiseur d'images souloit dire, que le plus fort à faire et les plus difficile de leur besongne estoit, quand la terre estoit venue jusques à l'ongle, c'est à dire, que la difficulté plus grand de la perfection gist à la fin.

De la Superstition. Ce traicté est dangereux à lire, et contient une doctrine faulse: car il est certain, que la Superstition est moins mauvaise, et approche plus pres du milieu de la vraye Religion, que ne fait l'Impieté et Atheisme.
L'IGNORANCE et faulte de bien sçavoir que c'est que des Dieux, s'estant dés le commancement mespartie en deux branches: l'une se rencontrant avec des moeurs dures, comme en un païs rude, y engendra l'Impieté: l'autre avec des moeurs tendres, comme en païs mol, y imprima la Superstition. Or est il que tout erreur de jugement, mesmement en telle matiere, est chose mauvaise, mais avec celuy de la superstition, il y a une passion conjoincte, qui est bien pire, pour ce que toute passion est comme une deception qui nous tient en fiebvre: et tout ainsi comme les desboistements de membres mis hors de leurs lieux, qui se font avec blesseur sanglante, sont les plus dangereux, aussi sont les distorsions de l'ame conjoinctes avec passion. Comme, pour exemple, si quelqu'un pense, que de petits corps indivisibles que lon appelle Atomes, et le vuide, soient les principes de l'univers, c'est une faulse opinion qu'il a, mais elle ne luy engendre point d'ulcere, elle ne luy donne point de fiebvre, ny ne luy cause point de douleur qui le tourmente: et au contraire, si quelqu'un estime que la richesse soit le bien souverain de l'homme, ceste faulseté d'opinion a une rouille et verm qui luy ronge l'ame, qui le transporte hors de soy, et ne le laisse point reposer, elle le poingt de furieux aiguillons, elle le precipite, par maniere de dire, du hault des rochers, luy serre la gorge, et luy oste toute liberté de franchement parler: ou bien, si quelques uns ont opinion, que le vice et la vertu soient substances corporelles, et materielles, c'est à l'adventure une trop grosse et trop lourde ignorance, mais non pas digne d'estre lamentee ny deploree. Mais si ce sont de tels jugements, et de telles opinions,
  O miserable et chetifve vertu,
  Or rien que vent et langage n'est tu,
  Et comme estant une reale essence
  Je t'exerçois en toute reverence,
  Laissant le train d'injustice tenir,
  Qui à tous biens fait l'homme parvenir,
  Et rejettant intemperance arriere,
  Celle qui est de tous plaisirs la mere:
ce sont celles dont on doit avoir pitié ensemble, et s'en courroucer, d'autant qu'elles engendrent plusieurs maladies, et plusieurs passions, comme des vers et des tignes, dedans les ames où elles penetrent: aussi pour venir à celles dont à present il est question, l'impieté de l'atheiste est un faulx et mauvais jugement qui luy fait croire qu'il n'y a point de nature souverainement heureuse et incorruptible, et le conduit par ceste mescreance, à n'en sentir point aussi de passion: car sa fin, de n'estimer point qu'il y ait de Dieu, c'est de ne le craindre point aussi: mais la Superstition, ainsi <p 120r>comme la proprieté du nom Grec qui signifie crainte des Dieux, le donne clairement à cognoistre, est une opinion passionnee et une imagination, laquelle imprime en l'entendement de l'homme une frayeur qui abbat et atterre l'homme, estimant bien qu'il y ait des Dieux, mais qui soient malfaisans, nuisibles et dommageables aux hommes, de maniere que l'atheiste ne s'émeut aucunement envers la Deité, là où le superstitieux se mouvant et affectionnant envers elle autrement qu'il ne fault, se destort et fourvoye: ainsi l'ignorance fait à l'un descroire la nature qui est cause de tout bien, et à l'autre croire qu'elle soit cause de mal: tellement que l'impieté vient à estre un faulx jugement de Dieu, et la superstition une passion procedant d'un faulx jugement. Or est-il bien vray, que toutes les maladies et passions de l'ame sont laides et mauvaises, mais toutefois si y a il en quelques unes je ne sçay quoy d'eslevé et de hault, procedant de legereté: et n'y en a pas une en maniere de parler, qui soit destituee d'un mouvement actif, ains est le commun blasme que lon donne à toutes passions, qu'avec leurs aiguillons actifs, elles pressent et violentent si fort la raison, qu'elles la forcent, excepté la peur seule, laquelle n'estant pas moins, destituee de raison que d'asseurance, a un estourdissement et alienation de bon sens, oyseuse, morte, sans exploict ny effect quelconque. C'est pourqoy elle est par les Grecs appellee quelquefois Deima, qui signifie lien, et quelquefois Tarbos, c'est à dire, trouble, pource qu'elle tient l'ame liee sans pouvoir rien faire, et toute perturbee: [...]. [...]. mais entre toutes les sortes de peur, la plus confuse et la plus esperduë est celle de la superstition. Celuy qui ne navigue point ne craint point la mer, ny celuy qui ne suit point les armes ne doubte point la guerre, ny les voleurs et espieurs de chemins celuy qui ne bouge de sa maison, ny le calomniateur celuy qui n'a rien, ny l'envie celuy qui n'a point d'estats, ny le tremblement de terre celuy qui habite en la Gaule, ny le tonnerre celuy qui demeure en Aethiopie: mais celuy qui craint les Dieux, craint toutes choses, la terre, la mer, l'air, le ciel, les tenebres, la lumiere, le bruit, le silence, les songes. Les serfs oublient la dureté de leurs maistres quand ils dorment: le sommeil allege les ennuis de ceulx qui sont en prison, les fers aux pieds: les inflammations des playes, les ulcere malings, qui mangement cruellement les membres tous vifs, les angoisseuses douleurs donnent quelque relasche aux patients ce pendant qu'ils sont endormis, ainsi que dit le poëte Tragique,
  O gracieux dormir, allegement
  Doux aux travaux des malades, comment
  Tu m'est venu au besoing secourable,
  A ma douleur relasche desirable!
La superstition ne permet pas aux superstitieux de pouvoir dire cela, car elle seule ne fait point de trefves avec le sommeil, ny ne permet point à l'ame de pouvoir au moins aucunefois respirer, ny se rasseurer, en rejettant arriere d'elles ces mauvaises et fascheuses opinions qu'elle a de Dieu: ains comme si le dormir des superstitieux estoit un enfer, et le lieu des damnez, elle leur suscite des imaginations horribles, et des visions terribles et monstrueuses des diables et des furies qui tourmentent la miserable ame, et la chassent hors de son repos par ses propres songes, desquels elle se flagelle et s'afflige elle mesme, comme si elle le faisoit par les estranges et cruels commandements de quelque autre: mais encore le pis est puis apres, que quand ils sont esveillez et levez, ils ne mesprisent pas ce qu'ils ont songé, ny ne s'en mocquent pas, et ne s'apperçoivent pas, qu'il n'y a rien de veritable en toutes ces visions qui les ont tourmentez: ains estans sortis de l'ombre de ces faulses illusions, où il n'y a mal quelconque, ils se deçoivent eulx-mesmes à bon escient, et se tourmentent, et despendent infiniement en des magiciens, diseurs de bonne adventure, triacleurs et hommes abuseurs et affronteurs, qui leur vont disant, Si d'adventure tu crains quelque <p 120v>vision nocturne, ou que tu aies esté travaillé de Proserpine terrestre, appelle la vieille qui te paistrit le pain, et te plonge dedans la mer, et te tiens assis contre terre tout le long d'un jour.
  O Grecs aians trouvé des maulx barbares,
par ceste superstition se souiller de fange, se veautrer en la bourbe, chommer les sabbats, se jetter en terre villainement la face contre bas, se tenir assis en public sur la terre, faire d'estrange et extravagantes adorations! Anciennement quand un joueur de cithre commançoit à sonner, on luy commandoit qu'il chantast de bouche juste, au moins ceux qui vouloient entretenir la musique legitime, à fin qu'il ne dist rien de de deshonneste: mais il est bien plus raisonnable que nous prions les Dieux de bouche droicte et juste, et non pas en visitant les entrailles des hosties immolees, prendre garde si la langue en est pure et droicte, et ce pendant destordre la nostre, et l'infecter de noms peregrins, estrangers, et la contaminer de mots barbaresques, en offensant les Dieux, et violant la dignité de la religion receuë et authorisee en nostre païs. Mais le poëte Comique a dit plaisamment en quelque passage, parlant de ceux qui dorent et argentent les chalits de leurs licts, Pourquoy te rends tu cher le dormir, qui est le seul bien que les Dieux nous donnent gratuitement? aussi pourroit on dire à bon droict au superstitieux, que les Dieux nous ont donné le sommeil pour une oubliance et un repos de nos maulx, pourquoy en fais tu une gehenne perpetuelle et douloureuse de ta malheureuse ame, qui ne peult refuir ny avoir recours à un autre sommeil? Heraclitus disoit, que les hommes pendant qu'ils veillent n'ont qu'un monde commun à tous, mais quand ils dorment, que chacun d'eux s'en va au sien propre: mais le superstitieux n'a point de monde commun, car ny quand il veille il n'use point de sage discours qui l'asseure, ny quand il dort il n'est jamais sans quelque chose qui le tourmente: car la raison sommeille, et la peur veille tousjours, et jamais ne s'en peult sauver ny s'en desfaire. Le Tyran Polycrates estoit redouté en Samos, Periander à Corinthe, mais nul ne les craignoit plus depuis qu'il venoit en une ville franche, estant regie par gouvernement populaire: là où celuy qui redout l'empire des Dieux, comme une tyrannie severe et inexorable, où se retirera il? où s'enfuira-il? Quelle terre trouvera-il où il n'y ait point de Dieu? quelle mer? En quelle partie du monde pourras-tu devaller, pauvre homme, ny te cacher pour t'asseurer que tu sois hors de la puissance des Dieux? Il y a loy pour les pauvres esclaves qui sont si durement traictez de leur maistre, qu'ils n'esperent pas jamais en pouvoir obtenir liberté, qu'ils peuvent requerir d'estre vendus à un autre, et changer de maistre qui leur soit plus doulx et plus gracieux: mais la superstition ne nous donne point moyen de changer de Dieux, et ne sçauroit on trouver espece de Dieux que le superstitieux ne craigne, attendu qu'il craint les Dieux tutelaires du païs, et les Dieux de la naissance: Il redoute les Dieux salutaires et sauveurs, il tremble de frayeur quand il pense à ceux à qui nous demandons richesse, abondance de biens, concorde paix, heureux succes de nos dicts et de nos faicts. Et puis ceux-cy estiment qu'estre serf soit une calamité grande, en disant,
  C'est grand malheur à homme et femme d'estre
  Serfs, mesmement de miserable maistre.
et combien plus griefve et plujs miserable servitude estimez vous que seuffrent ceux qui ne s'en peuvent fuir, qui ne peuvent evader, ny se departir et retirer? le serf a les autels, ausquels il peut recourir, et y a beaucoup de temples, de la franchise desquels on n'ozeroit enlever les voleurs mesmes: les ennemis qui s'enfuient apres une desfaicte, s'ils peuvent embrasser une statue des Dieux, ou se jetter dedans une eglise, ils sont asseurez de leur vie: mais le superstitieux, ce que plus il fremit, que plus il craint et redoute, c'est ce en quoy mettent leur esperance ceux qui ont peur de plus cruelles <p 121r>peines que lon face souffrir aux hommes. Ne vous donnez pas peine de tirer par force un superstitieux des temples des Dieux, c'est là où plus aigrement il est affligé et tourmenté. Qu'est-il besoing de dire davantage? la mort est fin de la vie à tous hommes, mais non pas de la superstition, car elle estend ses bornes et limites au dela de l'extremité de la vie, faisant sa peur plus longue que sa vie, et attachant à la mort une imagination de maulx immortels: et lors qu'elle achéve tous ses ennuys et travaux, elle se persuade qu'elle en doive commancer d'autres qui jamais n'acheveront: les profondes portes de je ne sçay quel Pluto dieu des enfers s'ouvrent, des fleuves de feu cruel, et les creuses baricaves de la riviere de Styx se descouvrent, et se desploient des tenebres pleines de plusieurs apparitions d'ames et d'esprits, representans des figures horribles à voir et des voix piteuses à ouïr: des juges, et des bourreaux, des abysmes et des cavernes creuses, pleines de toutes sortes de gehennes et de tourments. Ainsi la miserable superstition, pour craindre par trop, sans propos, ce qu'elle imagine estre mauvais, ne se donne garde qu'elle se soubs-met à tous les maulx du monde: et pour ne sçavoir eviter de se passionner de la crainte des Dieux, elle se forge l'attente de maulx inevitables encore apres sa mort. L'impieté de l'atheïste n'a rien de tout cela: il est bien vray que son ignorance est bien malheureuse, et que c'est une grande calamité à l'ame que de mal veoir, ou du tout estre aveugle, en si grandes et si dignes choses, aiant le principal et le plus clair de ses yeux esteinct, qui est la cognoissance de Dieu, mais au moins ceste crainte passionnee, cest ulcere de conscience, ceste combustion d'esprit, et ceste servile abjection, n'est point conjoincte à son opinion. Platon escrit que la musique a esté donnee aux hommes par les Dieux, pour les rendre modestes, gracieux, et bien conditionnez, non pas pour delices ny pour une volupté, ny un chatouillement d'oreilles, pource qu'il advient aucunefois, à faulte des Muses et des Graces, grande confusion et desordre és accords et consonances de l'ame, qui se desbauche quelquefois outrageusement par intemperance, ou par nonchalance, et la musique survenant là-dessus les rameine et les remet derechef tout doulcement en leur ordre et en leur lieu: car, comme dit le poëte Pindare,
  Ceux qui ne sont point des esleus
  Du grand Jupiter bien-voulus,
  Trouvent la voix melodieuse
  Des Muses mesmes odieuse.
Voire et s'en aigrissent et courroucent: comme lon dit que les Tigres, si on leur sonne des tabourins alentour d'elles, en entrent en fureur, et s'en tourmentent tant, que finablement elles s'en deschirent elles mesmes. Il y a doncques moins de mal en ceulx qui par surdité, ou autre dureté et debilitation de l'ouyë, n'ont aucune passion ne sentiment de la musique. C'estoit un grand malheur à Tiresias de ne voir point ses enfans ny ses familiers, mais bien plus grief et plus grand fut-ce à Athamas et à Agavé de penser, en les voyant, voir des lions, ou des cerfs: et quand Hercules devint enragé, il luy eust mieux valu ne voir, ny ne sentir point ses enfans, que de faire à ceux qu'il aimoit plus au monde, ce qu'il eust sçeu executer alencontre de ses plus mortels ennemis. Ne te semble-il pas maintenant, qu'il y ait une semblable difference entre les atheïstes et les superstitieux? les atheïstes ne voyent point les Dieux du tout, les superstitieux les voyent autrement qu'il ne faut: les atheïstes se persuadent qu'il n'y en a point nullement: les superstitieux estiment effroyable ce qui est bening, cruel comme un tyran ce qui est doulx comme un pere, nous portant dommage ce qui a tout soing de nostre bien et profit, aspre et farouche en courroux ce qui est sans cholere: et puis ils adjoustent foy à des fondeurs de bronze, à des tailleurs de pierre, et à des imagiers et mouleurs en cire, qui leur representent les Dieux avec semblance de corps humains, et les forment, les accoustrent, et les adorent <p 121v>tels: et ce pendant ils mesprisent les philosophes, et les graves hommes de gouvernement, qui preuvent et monstrent que la majesté de Dieu est accompagnee de bonté, de magnanimité, de benevolence et de soing de nostre bien, tellement qu'il en demeure aux uns une privation de tout sentiment, et une mescreance des causes d'où procedent tous biens, et aux autres une desfiance et une crainte de ce qui ne fait que profiter et aider. Et en somme, l'impieté de l'atheïste est, ne sentir aucune passion envers la divinité, à faute d'entendre et de cognoistre ce qui est souverainement bon: et la superstition est un amas de diverses passions souspeçonnant que ce qui est bon de nature soit mauvais: car les superstitieux craignent les Dieux, et neantmoins recourent à eux: Ils les flatent, et leur disent injures: Ils les prient et les accusent. C'est chose commune aux hommes de n'estre jamais heureux en toutes choses, car comme dit Pindare parlant des Dieux,
  Ceux-là ne sont ny à vieillesse,
  Ny à maladifve foiblesse,
  Ny à autres maulx asservis,
  Tousjours en liesse ravis,
  Pour ne craindre point le passage
  D'Acheron au bruyant rivage.
Mais les passions et affaires des hommes sont entremeslez de divers accidents et adventures, qui tournent tantost en une sorte, et tantost en une autre. Voyons doncques quel est l'atheïste premierement és choses qui adviennent oultre son gré, et considerons un peu son affection et disposition en telles occurrences. S'il est au demourant homme modeste et temperé, il supportera sa fortune patiemment sans mot dire, et cerchera aide et confort de là où il pourra: mais s'il est vehement de nature, et qu'il porte impatiemment son malheur, il rejettera et fondera toutes ses plaintes et lamentations sur la fortune et casuelle adventure, et criera qu'il n'y a rien qui soit gouverné par justice ny par providence és choses humaines, ains que tout y va temerairement et confusément en perdition. Mais la façon du superstitieux n'est pas telle, car l'accident à luy survenu sera le moindre de ses maux, ains demourant assis sans prouveoir à rien, se bastira sur sa douleur d'autres afflictions grandes et griefves, et dont il ne se pourra desfaire, et se remplira luy-mesme de peurs, de frayeurs, de souspeçons, et de troubles et perturbations, s'attachant en toutes ses plaintes et lamentations à la providence divine: car il n'accuse de ses malheurs ny l'homme, ny la fortune, ny l'occasion, ny soymesme, ains attribue le tout à Dieu, et dit que c'est de là que luy descend et luy court sus une influence celeste de tout malheur, preschant qu'il n'est pas homme malheureux, mais haï et mal-voulu des Dieux, et qu'il est meritoirement puny, affligé, et tourmenté par la providence divine. Si l'atheïste devient malade, il discourt en luy-mesme, et se ramene en memoire s'il a point trop mangé, ou trop beu, ou s'il a point fait quelque autre desordre en son vivre, s'il a point travaillé excessivement ou s'il a point changé d'air qui luy fust familier en autre fort estrange et trop different du sien naturel. Et si d'adventure il luy est survenu quelque desastre en matiere de gouvernement de la chose publique, qu'il ait encouru quelque disgrace et mauvaise reputation envers le peuple, ou s'il a esté calomnié envers le prince, il en va recercher la cause en luymesme, et és choses qui sont alentour de luy,
  Où ay-je esté, qu'ay-je fait, ou mesfait?
  Qu'ay-je oublié que je deusse avoir fait?
Mais le superstitieux dira, que toute maladie de son corps, perte de biens, mort d'enfans, toute adversité et toute malencontre en affaires de gouvernement, seront autant de coups de l'ire des Dieux, et d'assaults de la justice divine, tellement qu'il n'osera pas se secourir soymesme, ny destourner son malheur, ou bien remedier à son <p 122r>inconvenient, non pas mesme s'y opposer, de peur qu'il ne semble se vouloir attacher à combatre contre les Dieux, ou leur resister quand ils le veulent chastier: en sorte que s'il est malade, il chassera hors de sa chambre le medecin qui le viendra visiter: s'il est en deuil, il sera fermer sa porte au philosophe qui le viendra consoler et reconforter: Laisse moy mon amy, dira-il, payer la peine que j'ay meritee, meschant, malheureux et maudit homme, haï des Dieux et demy-dieux, que je suis. On peut bien a un homme qui ne croit point et ne se persuade point qu'il y ait de Dieu, qui au demourant est oultré de douleur, et se tourmente desespereement, luy essuyer la larme de l'oeil, luy faire touzer ses cheveux, luy oster sa robbe de deuil. Mais le superstitieux, comment luy parlerez-vous? comment luy donnerez-vous secours? Il sera en sa douleur dehors de sa maison, affublé d'un sac, ou ceint sur les reins de quelques meschants haillons tous deschirez, souvent il se veautrera tout nud dedans la fange, il confessera et declarera je ne sçay quels pechez et fautes qu'il aura commises, comme qu'il aura beu ou mangé cecy ou cela, ou qu'il aura esté quelque part où Dieu luy defendoit d'aller: et s'il est le mieux qu'il sçauroit estre pour superstitieux, et que sa superstition soit doulce, pour le moins sera-il en sa maison assis avec force sacrifices que lon fera autour de luy, force aspersions: et les vieilles qui luy viendront attacher, et pendre au col, ne plus ne moins qu'a un pau fiché, comme disoit Bion, tous les brevets, et sorcelleries et sottises qu'elles auront en main. On lit que Teribasus quand les Perses le voulurent prendre prisonnier, meit le main à son cymeterre qui estoit fort et roide, et se defendit vaillamment: mais si tost qu'ils luy crierent et protesterent, que c'estoit par commission et commandement du Roy qu'ils le vouloient prendre, il jetta incontinent son espee, et bailla ses deux mains à lier. N'est-ce pas chose du tout semblable à ce que nous disons? Les autres combattent alencontre des adversitez, et repoulsent les afflictions, faisant tout ce qui est en eux pour les evader, et pour destourner ce qu'ils ne voudroient pas veoir advenir: Mais le superstitieux ne veut escouter personne, ains dit en luy-mesme à par soy: ô miserable, tout ce malheur te vient de la providence divine, et par le commandement de Dieu. Il rejette toute esperance, il s'abbandonne luy-mesme, il fuit et repoulse ceux qui le veulent secourir. Il y a beaucoup de maux qui d'eux-mesmes sont mediocres, que les superstitieux rendent mortels. L'ancien Roy Midas estant troublé et fasché pour quelques songes qu'il avoit songez, à la fin se desespera, tellement qu'il se feit volontairement mourir, en beuvant du sang de taureau: et Aristodemus Roy des Messeniens, en la guerre qu'il eut contre les Messeniens, estant advenu que les chiens hurlerent comme des loups, et que alentour de son autel domestique il estoit creu de l'herbe qui s'appelle chiendent, et que ses devins luy dirent qu'ils redoutoient fort ces signes-là, il en conceut en son coeur une si grande tristesse, et en entra en si grand desespoir, qu'il se desfeit luy- mesme. Et eust à l'adventure mieux valu que Nicias se fust ainsi delivré de sa superstition, comme feirent Midas et Aristodemus, que pour la crainte de l'ombre de l'eclipse de la lune, attendre que l'ennemy le vint envelopper et enceindre tout à l'entour, et au bout du jeu tomber vif entre les mains de ses ennemis, qui le feirent mourir honteusement avec quarante mille hommes Atheniens, qui furent ou mis à l'espee, ou pris prisonniers: car l'opposition de la terre se rencontrant diametralement entre la Lune et le Soleil n'estoit pas à craindre ny à redouter en temps où il estoit besoing se servir de ses pieds, mais bien estoient dangereuses les tenebres de la superstition, de troubler et confondre le jugement de celuy qui y estoit tombé, en temps mesmement qui avoit plus besoing de bon sens et de bon entendement.
  Desja la mer commance à se froncer
  De pers sillons, et à se courroucer:
  Desja la nue alentour environne
<p 122v>   Le haut des monts de venteuse couronne,
  En se levant tout' droitte contre mont.
Cela est un signe de tempeste: ce que voyant le bon pilote, prie bien aux Dieux de luy faire la grace d'en eschapper, et invoque à son aide ceux que lon appelle Salutaires: mais cependant, en faisant ses prieres, il prent en main le timon, il baisse l'antenne, et tasche en amenant la maistresse voile, à se jetter hors de la mer tenebreuse. Hesiode commande, avant que le laboureur commance à labourer ou semer,
  Faire ses veuts à Jupiter terrestre,
  Et à Ceres la deesse champestre:
mais c'est an aiant la main sur le manche de la charrue. Et Homere fait que Ajax, estant sur le poinct de combattre teste à teste contre Hector, admoneste les Grecs de faire priere aux Dieux pour luy: mais que cependant qu'ils prient, luy s'arme tresbien de toutes pieces. Et Agamemnon apres avoir recommandé aux soudards Grecs,
  Chascun sa lance aiguise et tiene preste,
  Et son escu ainsi qu'il faut appreste: alors il requiert à Jupiter,
  O Jupiter donne moy ceste grace,
  Que de Priam la cité je terrace.
Car Dieu est esperance de vertu, non pas excuse de lascheté. Mais les Juifs estant la solennité de leurs grands sabbats, combien que les ennemis plantassent les eschelles et gaignaissent leurs murailles, demeurerent assis en robbe de deuil en leurs maisons, et ne s'en leverent jamais de leurs sieges, ains demeurerent liez et enveloppez en leur superstition comme dedans une seinne. Voyla quelle est la superstition és occurrences des temps et affaires qui ne succedent pas à gré, ains au rebours de nostre volonté, c'est à dire en adversité: mais elle n'est de rien meilleure que l'atheïsme és succes qui adviennent à souhait et en prosperité. Il n'est rien si joyeux entre les hommes, que les solennitez des festes, et les festins qui se font és sacrifices pres des temples, les confrairies où lon est purifié de ses pechez, et ceremonies du service des Dieux, où lon les prie et les adore. Or considerez quel est l'atheïste en ces endroits-là: il se rira d'un ris furieux, et, comme lon dit communement, Sardonien, de voir les choses que lon y fait: et quelquefois dira tout bas en l'oreille de ses plus familiers qui seront à l'entour de luy, Ceux- là sont bien hors du sens et enragez, qui estiment que telles choses soient aggreables aux Dieux: au reste il n'aura mal du monde. Mais le superstitieux voudroit bien, et ne peut, se resjouïr, ny prendre plaisir, et est son ame comme la ville que descrit Sophocles,
  Pleine de chants, parfums, encensements,
  Pleine de pleurs, et de gemissements.
Il pallit de peur, et a sur sa teste un chapeau de fleurs: il sacrifie, et tremble de crainte: il fait sa priere d'une voix tremblante: il met de l'encens dedans le feu, et la main luy branle: et brief, il rend le dire de Pythagoras inepte et vain, lequel souloit dire, «Que nous sommes lors plus gens de bien, quand nous allons devers les Dieux:» car c'est alors que les superstitieux sont plus miserables, et plus malheureux, quand ils entrent dedans les temples et sanctuaires des Dieux, comme si c'estoient des cavernes d'ours, ou des trous de dragons, ou des creux de monstres marins. C'est pourquoy je m'esmerveille de ceux qui appellent la mescreance et le peché des Atheistes, impieté, et non pas la superstition. Et toutefois Anaxagoras fut accusé d'impieté pour autant qu'il avoit dit, que le Soleil estoit une pierre, et jamais homme n'appella les Cimmeriens impieux, pour ce qu'ils estiment qu'il n'y ait point totalement de Soleil. Que me dis-tu? celuy qui estimera qu'il n'y ait point de Dieux sera tenu pour impieux et excommunié, et celuy qui estime qu'il y en ait de tels comme le superstitieux les juge, n'a-il pas des opinions beaucoup plus impieuses et plus meschantes? Quant <p 123r>à moy j'aimerois mieux que les hommes dissent de moy, que Plutarque ne fut jamais ny n'est point aucunement, que s'ils disoient, Plutarque est un homme inconstant, variable, cholere, et vindicatif pour la moindre occasion du monde, despit et chagrin. Si vous conviez les autres à souper, et que vous le laissiez: si estant empesché, vous ne venez au devant de luy à la porte: si vous faillez à le saluër, il vous mangera le corps, en vous mordant à belles dents, il prendra un vostre petit enfant, et le vous gehennera, il aura quelque mauvaise beste sauvage qu'il envoyera dedans vos terres, et gastera tous vos fruicts. Le musicien Timotheus chantoit un jour en plein theatre à Athenes les louanges de Diane, en l'appellant, comme font les poëtes, furieuse, forsennee, transportee, enragee. Et Cinesias un autre jouëur d'instruments se levant d'entre les spectateurs, luy dit tout haut, Que pleust aux Dieux que tu eusses une telle fille: et neantmoins les superstitieux estiment de semblables choses, voire encore pires, de Diane, A la miene volonté que tu entrasses, soit que tu vinsses de faire pendre quelqu'un, ou de tyranniser femmes grosses en travail d'enfant, ou d'en faire avorter, encore toute souillee de sang, ou des carrefours, tirant apres toy tes purifications, accompagnee du maling esprit. Et si n'ont de rien meilleur sentiment, ny plus honneste jugement d'Apollo, de Juno, ny de Venus, pour ce qu'ils les craignent et redoutent tous. Et neantmoins, quelle injure plus outrageuse avoit ditte Niobe de Latone, que cela que la superstition persuade aux fols d'elle? c'est à sçavoir, qu'elle estant irritee des paroles outrageuses que Niobe luy avoit dittes, luy feit tuer à coups de flesches six fils et six filles, ja tous estans en aage de marier, tant elle estoit insatiable des maux d'autruy, et irreconciliable. Car quand bien il seroit ainsi, que celle Deesse eust de la cholere, qu'elle haïst les meschants, et qu'elle fust marrie d'ouir mal dire de soy, et qu'elle ne se fust pas plus tost mocquee de la sottise et ignorance humaine, ains s'en fust courroucee, plus tost eust elle deu descocher ses flesches sur ceux qui vont faulsement mettant en avant qu'elle soit si amerement vindicatifve, et qui vont disant et escrivant telles choses d'elle. Nous abominons et detestons la cruauté d'Hecuba, comme estant barbare et bestiale, quand elle dit au dernier livre de l'Iliade,
  Je mangerois volontiers sa fressure
  A belle dents, sans lascher la morsure:
et les superstitieux estiment que la deesse de Syrie, si quelqu'un mange des anchois ou des mandoles, qu'elle luy mange le gras des jambes, elle luy emplit le corps d'ulceres, et luy fait pourrir le foye. Comment si c'est meschamment fait de mesdire des Dieux, ne sera-ce pas aussi meschamment fait d'en mal penser et mal estimer? veu mesmement que c'est l'opinion de l'injuriant, qui fait reputer sa parole injurieuse: car nous ne detestons l'injure que pour autant qu'elle est signe d'une maligne volonté, et reputons nos ennemis ceux qui disent mal de nous, comme gens ausquels il ne nous faut pas fier, et qui ont envie de nous mal faire. Voyez quel jugement les superstitieux ont des Dieux, quand ils les estiment estourdis, desloyaux, muables, vindicatifs, cruels, chagrins, et choleres: dont il s'ensuit necessairement qu'ils les haïssent, et qu'ils les craingnent, et ne peut estre autrement, puis qu'ils se persuadent que les plus grands maux qu'ils aient oncques endurez par le passé, et qu'ils soient encore pour endurer à l'advenir, leur sont arrivez par eux: et s'il est ainsi qu'ils les haïssent et qu'ils les craignent, ils sont doncques leurs ennemis: et si ne faut pas trouver estrange cela, veu qu'ils les prient, qu'ils les adorent, qu'ils leur sacrifient, et qu'ils ne bougent ordinairement des Eglises: car nous voyons que lon fait la reverence aux tyrans, on les saluë, on leur fait la court, on erige en leur honneur des statues d'or ou d'argent, mais ce pendant on ne laisse pas à les haïr de mort secrettement, bien qu'on sacrifie en apparence pour eux. Hermolaus faisoit la court à Alexandre, Pausanias <p 123v>estoit l'un des garde- corps de Philippus, et Ch@ereas de Caius, mais chascun de ceux là en allant apres eux disoit en soy-mesme,
  Certainement si j'avois la puissance,
  De toy tyran je ferois la vengeance.
Ainsi l'atheïste pense qu'il n'y ait point de Dieux, et le superstitieux veut qu'il n'y en ait point, mais il le croit partant malgré luy, d'autant qu'il a peur de mourir: mais s'il pouvoit, comme Tantalus, sortir de dessoubs ceste grosse pierre qui luy pend sur la teste, aussi luy se descharger de ceste peur qui ne le presse pas moins, il aimeroit bien cherement, et trouveroit bienheureuse la disposition et condition de l'atheïste, comme un franchise et liberté. Or maintenant l'atheïste ne tient rien du monde de la superstition, et au contraire le superstitieux de volonté estant atheïste, est plus couard et plus foible que de pouvoir croire et se persuader des Dieux ce qu'il voudroit bien. Et puis l'atheïste ne donne jamais cause ny occasion de naistre à la superstition, là où la superstition donne commancement à l'atheïsme, et puis quand il est né, encore luy donne elle excuse, non pas vraye ny honneste, mais au moins qui luy sert de quelque couleur et couverture: car les sages hommes anciens voyans qu'il n'y avoit rien que lon sçeust reprendre au ciel, ny negligence, ou desordre et confusion quelconque au mouvement des astres, ny aux saisons de l'annee, ny à leurs revolutions, ny au cours du soleil alentour de la terre, qui est la cause du jour et de la nuict, ou à la nourriture des animaux, et generation des fruicts annuels de la terre, pour ces considerations et autres semblables, ils ont à bon droict condamné de tout poinct l'impieté des atheïstes. Mais les faicts et oeuvres de la superstition, ses passions dignes de mocquerie, ses paroles et ses mouvements, ses charmes et sorcelleries, ses courses çà et là, ses battemens de tabourins, ses impures purifications, ses ordes et salles sanctifications, ses barbares et illicites corrections, deschirements et lacerations du corps, toutes ces choses-là donnent occasion à aucuns de dire, qu'il est meilleur qu'il n'y ait du tout point de Dieux, que qu'il y en ait qui reçoivent ou approuvent tous ces abus- là, ne qui y prennent plaisir, ne qui soient si outrageux, que se courroucent de si peu de chose, ne si malaisez à appaiser. N'eust-il pas esté meilleur pour ces Gaulois ou Tartares-là du temps jadis, de n'avoir jamais eu aucun pensement ny imagination, ny lecture ou cognoissance des Dieux, que de penser qu'il y en eust qui se delectassent de sang humain respandu, ny de croire que le plus sainct et le plus parfaict sacrifice fust de couper la gorge à des hommes? N'eust-il pas mieux valu pour les Carthaginois, qu'aiants eu Critias ou Diagoras pour legislateurs dés le commancement, ils eussent estimé qu'il n'y eust eu ne Dieux ne diables au monde, que de sacrifier à Saturne ce qu'ils luy sacrifioient? non pas comme dit Empedocles reprenant ceux qui immolent des animaux aux Dieux,
  Le pere mesme entre ses mains levant
  Son propre fils en autre corps vivant,
  Changé de forme aux celestes l'immole,
  Faisant ses voeus, tant il a teste folle:
mais sachans, cognoissans et voyans, eux mesmes immoloient leurs propres enfans, et ceux qui n'en avoient point en achettoient des pauvres, comme si c'eussent esté des agneaux, ou des chevreaux, et falloit que la mere propre qui les avoit vendus assistast au sacrifice, sans monstrer apparence quelconque de s'esmouvoir à pitié, et sans plorer ne souspirer, autrement elle perdoit le pris et l'argent de son fils, et neantmoins son enfant ne laissoit pas pour cela d'estre sacrifié: d'avantage à l'entour de la statue à qui se faisoit ce sacrifice, tout estoit plein de joueurs de fleutes, de aubois, et de tabourins, à fin que lon n'ouist point le cry de l'enfant. Or si des diables ou des geants, aiants chassé les Dieux, avoient usurpé l'empire et la seigneurie de ce monde, de <p 124r>quels autres sacrifices se resjouïroient ils, ne quelles autres offrandes pourroient ils demander aux hommes? Amestris la mere du Roy Xerxes enfouit en terre douze hommes vivans, dont elle faisoit offrande à Pluton, pour cuider allonger sa vie: combien que Platon die, que ce Dieu Pluton estant humain, sage et riche, et retenant les ames par doulces paroles, et gracieuses remonstrances, en a esté appellé par les Grecs, Ades, qui vaut autant à dire comme plaisant. Et Xenophanes voyant que les Aegyptiens se battoient et frappoient leurs poitrines en leurs festes, et se lamentoient és jours de leurs solennitez, les admonesta bien pertinemment: «Mes amis, si ceux-cy dont vous solennisez les festes sont Dieux, ne les lamentez point: et s'ils sont hommes, ne leur sacrifiez point.» Mais il n'y a rien si plein de toutes sortes d'erreurs, il n'y a maladie si meslee de diverses passions, et contraires opinions et repugnantes les unes aux autres, comme est celle de la superstition: pourtant la faut il fuir, mais que ce soit seurement et utilement, non pas comme ceux qui fuyent la surprise des brigants ou des bestes cruelles et sauvages, ou le feu, qui sont si esperdus et si transportez de frayeur, qu'ils ne sçavent qu'ils font, ne là où ils vont, et en fuyant ainsi follement et indiscrettement, se vont jetter en des destours, où ils rencontrent des abysmes de baricaves et des precipices de roches coupees. Aussi y en a il qui fuyans la superstition, se vont ruer et precipiter en la rude et pierreuse impieté de l'atheïsme, en sautant par dessus la vray Religion, qui est assise au milieu entre les deux.

Du Bannissement, ou de l'exil. ENTRE les propos, ne plus ne moins qu'entre les amis, les meilleurs et les plus certains sont ceux qui nous assistent en nos adversitez, non point inutilement, mais pour nous aider et secourir: car il y en a beaucoup qui se presentent, et qui parlent à nous quand il nous est advenu quelque malencontre, mais c'est sans profit, ou plus tost avec dommage: ne plus ne moins que ceux qui ne sont pas assez exercitez à plonger, en cuidant secourir ceux qui se noient, estans embrassez par eux, sont eux-mesmes tirez à fond. Or faut-il que les propos et raisons qui viennent des amis et de ceux qui veulent profiter, soient à la consolation de l'affligé, non pas à la justification de ce qui afflige: car nous n'avons pas besoing de personnes qui pleurent ne qui lamentent avec nous en nos tribulations, comme fait ordinairement l'assemblee du chorus és trag@edies, ains avons besoing d'hommes qui parlent à nous franchement, et qui nous remonstrent, que se contrister, affliger, et abbaisser soy-mesme, non seulement est inutile en toute chose, et procede de vanité et de folie: mais là où les affaires mesmes, qui les sçait bien prendre et manier avec raison, et les descouvrir tels qu'ils sont, nous donnent occasion de dire,
  Tu n'as dequoy aucunement te plaindre,
  Si tu ne veus le simuler et feindre.
Ce seroit à nous trop grand simplesse si nous ne demandions au moins à nostre chair, que c'est qu'elle a, et à nostre ame, si pour le malheur advenu elle en est devenue pire, ains qu'il nous fallust avoir des estrangers, qui nous enseignassent nostre mal et douleur, en plorant et se lamentant avec nous. Et pourtant quand nous sommes à part seuls, nous devons examiner nostre coeur sur tous et chascun des mauvais accidents, comme si c'estoient fardeaux: car le corps est aggravé seulement par <p 124v>la pesanteur du fardeau qu'on luy charge, mais l'ame bien souvent d'elle mesme adjouste la pesanteur aux affaires. La pierre de sa nature est dure, la glace de sa nature est froide, et n'apporte pas de dehors casuellement, l'une la dureté, ny l'autre la froideur glacee: mais les bannissemens, les rebuts, et pertes d'honneurs, comme au contraire aussi les honneurs, les magistrats et les preeminences, qui ont puissance de nous resjouir ou attrister, selon la mesure, non de leur propre nature, mais de nostre jugement, un chacun se les rend ou pesans, ou legers, et faciles à porter: et au contraire, d'où vient que Polynices respond ainsi à la demande qui luy est faitte par sa mere,
  Quoy donc, est il un grand mal arrivé,
  A qui se void de son païs privé? Polynices,
  Ouy tresgrand, et en experience
  Plus qu'exprimer ne sçauroit eloquence.
Mais au contraire Alcman, ainsi comme dit celuy qui a fait cest Epigramme,
  Sardis estoit jadis la demourance
  De mes parents, là où je pris naissance,
  Et fus nourry, appellé Macelas,
  A la façon du païs, où Celsas:
  Robbe et joyaux de fin or je portoye,
  Et le plaisant tabourin je battoye;
  Mais maintenant Alcman je suis nommé,
  L'un des bourgeois de Sparte renommé,
  Aiant appris les Muses de la Grece,
  Qui m'ont rendu en gloire et alaigresse
  Plus triomphant que ne fut onc Gyges,
  Ny le tyran qui eut nom Dascyles.
Car l'opinion rend une mesme chose à l'un utile, comme bonne monnoye qui a cours, et à l'autre inutile: mais supposons que l'exil et bannissement soit chose griefve à supporter, comme plusieurs le disent et le chantent: aussi y a il entre les choses que lon mange quelques unes qui sont ameres ou aigres, et qui poignent le sentiment, mais en les meslant parmy quelques unes des doulces et gracieuses, nous leur ostons ce qu'elles ont de desaggreable à la nature: aussi y a il des couleurs qui offensent la veuë, tellement qu'elle s'en esblouit et s'en trouble, tant elles sont esclattantes, aspres et brillantes. Si doncques pour remedier à la dureté malaisee de telles couleurs, nous avons inventé d'y mesler de l'ombre, ou bien nous destournons nos yeux à regarder quelque couleur verdoyante et delectable: le mesme pourrons nous aussi semblablement faire des sinistres accidents de la fortune, en meslant parmy les bonnes et desirables qualitez qui sont en toy maintenant, abondance de biens, nombre d'amis, repos d'affaires, n'avoir besoing de chose quelconque necessaire à la vie humaine. Je ne pense pas qu'il y ait Sardianien qui n'aymast mieux, et ne fust plus content, d'avoir les biens que tu as, voire en exil, et hors de sa maison, en païs estranger, que comme les ouystres, qui sont collez et attachez à leurs coquilles, n'avoir autre bien que de jouir en paix, sans fascherie, de ce qu'il a en sa maison. Ne plus ne moins doncques, qu'en certaine Com@edie il y a quelqu'un qui admoneste son amy estant tombé en adversité, d'avoir bon courage, et de combattre la fortune: et l'autre luy demande, «En quelle maniere?» Il luy respond, «En philosophe,» c'est à dire, en homme sage, armé de patience. Aussi nous maintenant en ceste adversité combattons-la de patience, ainsi qu'il appartient à homme sage: car comment est-ce que nous nous defendons de la pluie? comment est-ce que nous nous vengeons de la bise? En cerchant le feu, en nous mettant dedans une estuve, en faisant provision de robbe et de couverture: nous ne demourons pas assis à nous mouiller à loisir <p 125r>quand il pleut, ny ne plorons pas sans nous mettre au couvert et à l'abry: aussi en ce qui s'offre presentement, as tu moyen, plus que nul autre, de refaire et reschauffer ceste partie de ta vie, qui semble un peu refrodie, attendu que tu n'as besoing quelconque de tous autres secours, prouveu que tu en veuilles user par raison. Car les ventoses que les medecins appliquent, tirans du corps humain ce qu'il y a de plus mauvais sang, allegent et conservent au reste le demourant: mais les hommes chagrins de nature, hargneux et subjects à se plaindre continuellement, à force de ramasser tousjous en leur entendement ce qu'il y a de plus mauvais en leur fortune, et de le rememorer souvent, en s'attachant ordinairement à leurs ennuis, se rendent inutile cela mesme qui est utile, et au temps qu'il peut le plus profiter: car les deux tonneaux qu'Homere dit estre au ciel pleins des destinees des hommes, l'un des bonnes, et l'autre des mauvaises, ce n'est pas Jupiter qui seant en son throne les distribue, et qui envoye aux uns des adventures doulces, et tousjours meslees de quelque bien, et aux autres, par maniere de dire, des ruisseaux continuels de pures miseres et maux: mais entre nous ceux qui sont sages, et qui ont bon entendement, espuisent de leurs bonnes adventures ce qu'il y peult avoir de mauvais meslé parmy, et par ce moyen rendent la vie plus joyeuse et plus aisee à avaller, en maniere de dire: là où au contraire vous diriez, que la plus part des hommes passent leurs fortunes par une couloire, aux trous de laquelle s'attachent et s'arrestent les mauvaises, et les bonnes s'escoulent à travers. Pourtant fault, encore que nous soyons tombez en quelque inconvenient, qui à la verité soit mauvais et fascheux, induire par dessus quelque resjouissance et quelque gayeté de ce que nous avons d'ailleurs et qui nous demeure de bien, en rabotant et polissant, s'il faut ainsi parler, ce qui est rude et aspre, par ce qui est doulx et gracieux: mais quant aux accidents qui de leur nature n'ont rien de mauvais, et où tout ce qui nous travaille est entierement feint et controuvé par une vaine opinion et folle imagination, il fault faire comme nous faisons aux petits enfans qui craignent les masques, nous les leur approchons de pres, et les manions devant eux, tant que nous les accoustumons à n'en faire plus de compte: aussi en y touchant de pres, et y arrestant le discours de nostre entendement à le bien considerer, et descouvrir ce qu'il y a de faulse apparence, de vanité et de feinte Trag@edie, comme est l'accident qui de present t'est arrivé, d'estre banny de ton païs, selon l'erreur de la commune opinion. Car par nature il n'y a point de païs distingué non plus que de maison, ny d'heritage, ny de boutique de serrurier ou de chirurgien, comme disoit Ariston: ains est chascune de ses choses-là ou plus tost s'appelle et s'estime propre à celuy qui y habite et qui s'en sert: car l'homme ainsi que disoit Platon, n'est pas une plante terrestre qui ait ses racines fichees en terre, ne qui soit immobile, ains est celeste, la teste en estant la racine, de laquelle le corps s'esleve droict contremont devers le ciel. Voyla pourquoy Hercules disoit en une Trag@edie,
  Quoy qu'on me face Argien ou Thebain,
  Point ne me vante estre de lieu certain,
  Toute cité de Grece est ma patrie.
Mais Socrates disoit encore mieulx, qu'il ne pensoit estre ny d'Athenes, ny de la Grece, mais du monde, comme qui diroit Rhodien ou Corinthien, d'autant qu'il ne se seroit enfermé dedans les limites des promontoires de Sunium ou de T@enarus, ou des montagnes Ceraunienes.
  Vois tu ce hault infiny firmament,
  Qui en son sein liquide fermement
  Tient la rondeur de la terre embrassee?
Ce sont les bornes de nostre païs, et n'y a nul qui au dedans d'icelles se doive estimer banny, ny pelerin ou estranger: là où il y a mesme feu, une mesme eau, un mesme <p 125v>air, mesmes magistrats, mesmes gouverneurs, et mesmes presidents, le Soleil, la Lune, l'estoille du jour, mesmes loix pour tous, soubs un mesme ordre, et soubs une mesme conduitte, le solstice d'hyver, le solstice d'esté, l'equinocce, les Pleiades, l'estoille d'Arcturus, la saison de semer, la saison de planter, un mesme Roy et mesme prince de tout ce qui est, Dieu, aiant en sa main le commancement, le milieu, et la fin de tout l'univers, marchant droictement et se promenant par tout, selon nature, tousjours accompagné de droicture et de justice, qui venge ceulx qui transgressent aucun poinct de la loy divine, de laquelle nous autres usons envers tous autres hommes, comme envers nos citoyens. Mais que tu n'habite point en la ville de Sardis cela n'est rien: car aussi tous les Atheniens n'habitent pas au bourg de Colyttus, ny tous les Corinthiens en la rue de Cranium, ny tous les Laconiens en la villette de Pittane. Est-ce à dire que tous les Atheniens qui passerent de la ville de Melite en celle de Dromide fussent tous estrangers, ou bien sans païs, attendu que là ils solennizent encore le mois de leur transmigration, et y font un solennel sacrifice qu'ils appellent Metagitnia, en memoire de leur transition à autre voisinage, qu'ils receurent fort aiseement, enjoye, et avec contentement? Je croy que tu ne le voudrois pas dire. Quelle partie doncques de la terre habitable, ou bien de l'universelle, est loing l'une de l'autre, veu que les Mathematiciens preuvent et demonstrent par raison, que le total d'icelle ne tient lieu que d'un poinct qui n'a nulle dimension au regard du firmament? Mais nous, comme des formis chassez hors de leur formilliere, ou des abeilles jettees hors de leur ruche, nous desconfortons et nous trouvons tous estranges, par ce que nous ne sçavons pas nous attribuer et estimer propres à nous toutes choses, comme elles le sont, combien que nous nous mocquions ordinairement de la sottise de ceux qui disent, que la Lune d'Athenes soit meilleure que celle de Corinthe: et cependant nous sommes en mesme erreur de jugement, quand estant hors du lieu de nostre demourance nous mescognoissons la terre, la mer, l'air, et le ciel, comme estans autres et tous differents que ceux que nous avons accoustumez: Car la nature nous laisse aller par le monde tous libres et desliez: mais nous mesmes nous lions, nous emprisonnons et emmurons, en nous estraignant et reduisant à peu de petite et estroicte place. Et puis nous nous mocquons des Roys de Perse, de ce qu'ils ne boivent jamais autre eau que de celle de la riviere de Choaspes, par ceste maniere de faire se rendent toute la terre habitable au demourant sterile d'eau pour eux: et quand nous sommes remuez de lieu à autre, regrettant ou la riviere de Cephisus, ou celle d'Evrotas, ou la montagne de Taugetus, ou de Parnassus, nous nous rendons tout le demourant de la terre inhabitable, comme un desert où il n'y ait point de ville pour nous. Et au contraire, quelques Aegyptiens par une cholere ou trop grande dureté de leur Roy, s'estans transportez en Aethiopie, comme leurs parents et amis les priassent et admonestassent de s'en retourner vers leurs femmes et leurs enfans, en descouvrant leurs parties naturelles, un peu bien effronteement, ils respondirent, qu'ils n'auroient point de faulte de femmes ny d'enfans, tant qu'ils auroient ces outils là quand et eux: mais on peult bien plus honnestement et plus gravement dire, que celuy auquel en lieu qu'il soit ne default commodité des choses qui luy sont necessaires pour sa vie, là ne pourroit on dire que celuy la soit hors de son païs, sans ville, ny sans feu, ne lieu, ne qu'il y soit estranger, prouveu qu'il ait l'oeil et l'entendement à cela qui le gouverne, et luy serve comme d'une ancre, à fin qu'il se puisse servir de tout port, et de tout haute où il abordera: car quand on a perdu ses biens, il n'est pas facile soudainement en ramasser d'autres: mais toute ville est le païs de celuy qui s'en sçait bien servir, et qui a des racines qui puissent vivre et se nourrir par tout, et prendre pied en tout lieu, telles que les avoit Themistocles, ou Demetrius le Phalerien, lequel apres avoir esté banny d'Athenes, se trouva le premier homme de la court du Roy <p 126r>Ptolom@eus en Alexandrie: là où non seulement il eu abondance de tous biens pour luy, mais qui plus est, envoya des presens aux Atheniens: et Themistocles estant nourry et entretenu par la liberalité du Roy de Perse en estat de Prince, dit, ainsi que lon raconte, à sa femme et à ses enfans, «Nous estions perdus, si nous n'eussions esté perdus.» Pourtant Diogenes surnommé le Chien, respondit pertinemment à un qui luy reprochoit que les Sinopiens l'avoient banny du païs de Pont: «Et moy, dit-il, je les ay confinez dedans le païs de Pont, à la charge qu'ils ne partent jamais des rivages et des falaises de la mer majour, qui est Pont Euxine.» Et Stratonicus estant en l'isle de Seriphe, qui est fort petite, demanda à son hoste, pour quel crime on punissoit de bannissement les malfaicteurs en leur païs: et comme il luy eust respondu, que c'estoit pour crime de faulx: «Et que ne fais-tu donc quelque faulseté, luy repliqua il, à fin que tu sortes de ceste estroicte prison?» là où, ce disoit un poëte Comique, «on cueille les figues avec des fondes,» et là où lon a à foison de toutes necessitez. Car si tu veux bien considerer la verité sans vaine opinion, celuy qui a une ville affectee, est estranger et pelerin de toutes les autres: Car il n'est pas honneste ny raisonnable, qu'abandonnant la sienne propre, il aille habiter celles des autres. «Sparte t'est escheute en ton sort, honore la:» quoy qu'elle soit ou de peu de renom, ou mal saine: et encore quelle soit travaillee de seditions civiles, ou d'autres turbulents affaires: mais celuy à qui la fortune a osté celle qui luy estoit propre, à celuy-là elle abandonne celle qui luy plaira. Ce beau precepte des Pythagoriens seroit bien sage et bien utile à prattiquer en cest endroit, «Choysi la voye qui est la meilleur, l'accoustumance te la rendra aggreable et plaisante:» choysi la meilleure et la plus plaisante ville, le temps te la rendra ton païs, qui ne te distraira point de tes affaires, ne te faschera point, ne te commandera point: contribue, va en ambassade à Rome, reçoy le capitaine en ta maison, prens une telle charge. Celuy qui ramenera bien tout cela en sa memoire, prouveu qu'il ait entendement, et qu'il ne soit point aveuglé de vanité, il eslira et souhaittera d'estre banny, voire quand bien ce seroit à la charge d'aller habiter en la petite Isle de Gyare, ou en celle de Cinare sterile, et où les arbres et plantes ne peuvent croistre, sans y avoir regret et sans se plaindre, ne dire les paroles que disent les femmes en Simonides,
  Le bruit tonnant de la mer tourmentee
  A l'environ me ceint espouventee:
ains plus tost discourant à par soy, ce que jadis Philippus le Roy de Macedoine dit, estant tombé de son long à la renverse, au lieu où s'exerçoit la luicte, et se retournant comme il eut veu la forme et figure de son corps imprimee en la poulsiere, «ô Hercules, dit-il, combien peu de terre il nous fault par nature, et neantmoins nous convoitons tout le monde habitable.» Je pense que tu as veu quelque fois l'Isle de Naxe, ou bien celle de Thurie qui n'est pas loing d'icy, c'estoit le domicile d'Orion anciennement, et l'autre avoit jadis pour ses habitans Ephialtes et Otus. Et Alcm@eon feit sa demeurance sur la vase que le fleuve d'Achelous avoit nouvellement amassee, apres qu'elle fut un peu affermie et deseichee, fuyant, comme disent les poëtes, la poursuitte des furies: mais quant à moy, je me doute que pour fuir les magistrats et offices d'une Republique, les seditions, brigues et calomnies furiales, que lon y endure, il eust choysi un bien plus petit lieu pour son habitation, moyennant qu'il y eust peu vivre en seureté et en repos, loing de tous affaires. Et Tiberius C@esar vescut les sept ans derniers de sa vie, jusques à sa mort, en la petite Islette de Caprees: tellement que le temple et throne Imperial de la terre habitable, restraint au coeur d'un seule homme, par maniere de dire, fut tant de temps en ce seul lieu là, sans en sortir nulle part ailleurs: mais quand à celuy-là, les soucis, cures et ennuys de l'empire luy estans respandus sur la teste, et accourans à luy de tous costez, ne luy laissoient pas nettement <p 126v>et sans tourmente, jouir de son repos insulaire: mais celuy qui peult, entrant en une petite Isle, se delivrer de grands travaux, celuy là est miserable s'il ne dit souvent à par soy en luy mesme, et ne chante maintefois ces vers de Pindare,
  Petit nombre de beaux Cypres
  Aime, et laisse les grands forests
  Qui sont en Crete, à l'entour d'Ide:
  J'ay peu de champ ras et tout vuide
  D'arbres, si peu est spacieux,
  Mais aussi de deuil soucieux
  Est mon ame du tout exempte,
  Et procés point ne la tourmente:
aussi ne seras tu point subject à brigues et seditions civiles, ny à mandements de gouverneurs, ny à charges et administrations en affaires publiques, dont on ne se sçauroit excuser. Et veu qu'il semble que Callimachus ait bien rencontré, disant qu'il ne fault pas mesurer la sapience au cordeau Persien, à sçavoir-mon, si mesurans la felicité aux cordes et aux lieuës Persiennes, nous nous devrons plaindre et lamenter comme malheureux, quand nous habiterons une petite Islette, qui n'aura que deux cents stades de tour, et non pas quatre journees de navigation comme la Sicile? car de dequoy sert le païs grand et large à la felicité, et à rendre un homme heureux? n'entens-tu pas Tantalus, qui en une Trag@edie dit ainsi, -de Berecynthe
  Les plaines ont de long douze journees,
  Qui tous les ans par moy sont engrainees?
Et puis un peu apres il dit,
  Mon ame estant du hault ciel devallee
  En ceste basse et terrestre vallee,
  Me parle ainsi, Garde toy d'adorer
  Par trop ce monde, et de t'en amourer.
Et Nausithous abandonnant Hesperie aux larges campagnes, pource qu'elle estoit trop voisine des Cyclopes, et s'en allant demourer en une Isle arriere des autres hommes, sans avoir conversation quelconque avec eulx,
  Loing des humains au milieu de la mer,
prepara une tresdoulce vie à ses citoyens. Au temps jadis les enfans de Minos habiterent premierement les Isles Cyclades, et depuis ceux de Codrus et de Neleus les teindrent, esquelles les fols bannis maintenant estiment estre griefvement punis quand on les y confine: et toutefois quelle Isle y a il destinee aux confinements des bannis qui ne soit plus large que la possession et le champ de Scillontie, dedans lequel Xenophon apres le tant renommé voyage de Perse passa heureusement sa vieillesse: et l'Academie, qui n'estoit qu'un petit verger, qui ne cousta d'achapt que trois mille drachmes, 300 escus. estoit l'habitation de Platon, de Xenocrates et de Polemon, qui là tenoient leurs escholes, et y demouroient tout le temps de leur vie, excepté un seul jour tous les ans, auquel Xenocrates descendoit jusques à la ville pour voir le passetemps des jeux, aux festes de Bacchus, quand on jouoit de nouvelles trag@edies, pour honorer la feste, comme lon disoit: et Theophrastus natif de Chio, reproche mesme à Aristote, que pour vivre en la court de Philippe et d'Alexandre, il aimoit mieux demourer sur la bouche de la riviere de Borborus, que non pas en l'Academie: car Borborus est une petite riviere, qui passe au long de la ville de Pella en Macedoine. Et le poëte Homere par expres nous recommande les Isles, en les celebrant et honorant de divines louanges,
  Il arriva à Lemnos la belle Isle,
  Où du divin Thoas estoit la ville. Et,
<p 127r>Ce que les Dieux l'heureux sejour Lesbos
  Contient dedans tout son pourpris enclos.
Et, Apres qu'il eut la haulte Scyros prise,
  Ville de Mars aux armes bien apprise.
Et, Les habitans des Eschinades sainctes
  Dulichios, Isles toutes enceinctes
  De hault mer d'Elide vis à vis.
Aussi dit-on que des hommes illustres le plus devot Aeolus habitoit en une Isle, le plus sage Ulysses en un autre, le plus vaillant Ajax, le plus courtois aux passans et estrangers Alcinous: et Zenon le philosophe aiant nouvelles qu'une navire, qui luy estoit de tous ses biens demouree seule, estoit perie en mer, avec toute la marchandise qui estoit dedans, «Tu fais (dit-il) bien, Fortune, de me ranger et reduire à la robbe d'estude et à la vie philosophique.» Aussi pense-je qu'un homme qui ne seroit pas du tout estourdy de vaine gloire, ny transporté d'ambition populaire, ne pourroit justement se plaindre de la fortune, quand il seroit rangé en une Isle, ains l'en remercieroit de ce qu'elle luy auroit osté toute angoisse d'esprit, tout rompement de teste, toute subjection d'aller errant çà et là par le monde, de s'exposer aux perils de la mer, et aux crieries et rabrouements d'une multitude de peuple, et l'auroit reduit à une vie stable, tranquille, pleine de repos, n'estant distrait d'aucune superfluë occupation, ains vivant proprement et veritablement à soy: car qui est l'Isle qui n'a une maison, un promenoir, une estuve, des poissons, des liévres, qui veult prendre son passe-temps à les pescher, et chasser? Qui plus est, tu peux souvent jouïr à coeur saoul du repos et loysir dont les autres sont affamez, car ailleurs les calomniateurs, et les curieux recerchans toutes nos actions, et nous espians, soit que nous jouons aux dez, ou que nous nous tenions cachez chez nous, nous tirent par force de nos maisons de plaisance, et de nos jardins, pour aller respondre et comparoir en justice, ou bien nous entrainnent par force en court: là où à celuy qui est confiné en une Isle, il n'y a personne qui luy aille rompre la teste, personne qui luy aille demander, personne qui luy emprunt, nul ne le prie de venir respondre pour luy, nul de luy aider à conduire sa brigue. Il n'y a seulement que les meilleurs de ses amis, et de ses plus affectionnez parents, qui pour l'amour qu'ils luy portent, et pour desir de le voir, montent sur mer pour l'aller visiter: tout le reste du temps et de la vie luy demeure franc et quitte, sans qu'on luy puisse violer ny troubler, à qui sçait et qui veult user de son repos. Mais celuy qui louë ou repute heureux ceux qui vont courant par le monde hors de leurs maisons, et qui passent la plus part de leur vie, ou par les hostelleries, ou dedans les navires de passage, il resemble proprement à celuy qui jugeroit les planettes et estoilles errantes plus heureuses, que non pas les autres fixes: et toutefois chacune planette tourne tousjours en son ciel propre, comme en une Isle, gardant tousjours l'ordre de sa revolution: Car, comme disoit Heraclitus, le Soleil mesme ne oultrepassera jamais ses bornes, autrement les Furies, qui servent et secondent la justice, le rencontreront. Mais toutes ces raisons là, et autres semblables, mon bon amy, alleguons les et les chantons à ceux, qui estans releguez ou confinez en une Isle, ne peuvent prattiquer ny hanter en autre lieu quelconque,
  Ceux qui des flots de l'escumeuse mer
  Contre leur gré se voient enfermer:
mais à toy, à qui un seul lieu n'est pas donné et assigné pour habiter, ains un seul est defendu, l'exclusion d'une seule ville est l'ouverture de toutes les autres. Et si quelqu'un nous obiice, Voire mais nous ne tenons plus de magistrats, nous n'allons plus au Senat, nous ne presidons plus aux jeux publiques: Nous luy opposerons, aussi ne sommes nous plus en brigues, aussi ne despendons nous plus, aussi ne sommes <p 127v>nous plus subjects à aller faire la court aux portes des Gouverneurs, et ne nous chault maintenant à qui par sort soit escheut le gouvernement de nostre province, s'il est cholere, s'il est fascheux: ains comme Archilochus ne faisant compte des fertiles terres à bleds et à vignes, qui sont en l'isle de Thasos, la diffamee, pour ce qu'elle est aspre et bossue, disant,
  Comme le dos d'un asne elle est pointuë,
  De sauvageaux couverte et revestuë.
Aussi nous, jettans nos yeux et les fichans sur cela seulement qui est le plus vil en un exil, nous ne nous arrestons pas à considerer le repos, le loisir et la liberté qui nous en provient. Et toutefois on beatifie et repute bien-heureux les Roys de Perse de ce qu'ils passent leur hyver en Babylone, leur esté en la Medie, et la plus doulce partie du printemps en Suse: et celuy qui est hors de son païs peult durant la sollenité des mysteres demourer en la ville d'Eleusine, durant les Bacchanales se festoyer en Argos, quand on jouë les jeux Pythiques s'en aller en la ville de Delphes, quand on celebre les Jeux Isthmiens passer à Corinthe, s'il est homme qui prenne plaisir à voir diversité de spectacles, sinon se tenir quoy, se promener, lire, reposer et dormir, sans que personne vienne interrompre son sommeil: et ce que souloit dire Diogenes, Aristote disne quand il plaist à Philippus, et Diogenes quand il plaist à Diogenes, sans qu'il y ait affaire, ny magistrat, ny Gouverneur et Capitaine qui interrompe sa façon ordinaire de vivre. C'est pourquoy vous trouverez peu des plus sages et plus prudents hommes qui aient esté ensepvelis en leurs païs, ains la plus part, sans que necessité quelconque les y forceast ny contraignist, ont volontairement levé l'ancre, et s'en sont allez surgir en autruy port, pour y passer leur vie: et sont les uns allez d'Athenes ailleurs, et les autres venus d'ailleurs à Athenes: car qui a oncques dit une telle louange de son païs comme a fait Euripide?
  Premierement un peuple nous ne sommes
  Venu d'ailleurs icy estranges hommes,
  Ains de tout temps au païs mesme nez:
  Tous autres gens ont esté promenez,
  Comme osselets que çà et là lon jette,
  Chassez puis d'une et puis d'une autre assiette.
  Et s'il nous fault d'avantage exalter,
  Nous avons l'air que nous pouvons vanter
  D'estre si bien temperé, qu'en froidure
  Ny en chaleur point d'exces il n'endure:
  Et si la Grece ou l'Asie produit
  Gibbier aucun delicat, ou bon fruict,
  Au doux appast de cest air se vient rendre,
  Tant qu'il nous est facile de le prendre.
Et toutefois celuy qui avoit escrit toutes ces belles louanges- là de son païs, s'en alla en Macedoine, et vescut en la court du Roy Archelaus.
  Aeschylus fils d'Euphorion natif
  D'Athenes est soubs ce tombeau captif,
  Inhumé pres Gele la fromenteuse.
Car luy aussi se partit de son païs, et s'en alla habiter en Sicile, comme aussi feit Simonides devant luy. Et ce tiltre, C'est l'histoire d'Herodote Halicarnassien, il y a plusieurs qui le corrigent et escrivent, d'Herodote Thurien, pour ce qu'il s'alla tenir en la ville de Thuries, et fut participant de celle colonie. Mais le divin esprit et celeste Homere en la science des Muses,
  Decorateur de la guerre Troyenne,
<p 128r>qui a fait que tant de citez se debattent à qui l'aura, et s'attribuent sa naissance, sinon qu'il n'en louë pas une seule? et puis nous voyons que par tout on fait tant et de si grands honneurs à Jupiter hospital. Et si quelqu'un me dit, que tous ces personnages-là ont esté ambitieux, et qu'ils cerchoient gloire et honneur, retire toy devers les sages et aux escholes de sapience à Athenes, ramene en ta memoire ceux qui ont esté anciennement renommez en l'eschole du Lyceum, en l'Academie, en la Stoïque, au Palladium, en l'Odeum qui estoit l'eschole de la musique: si tu aimes et as en estime la Peripatetique par dessus toutes les autres, Aristote, qui en a esté le prince, estoit natif de la ville de Stagires en Macedoine, Theophraste natif d'Eressu, Straton de Lampsaque, Glycon de Troade, Ariston de Chio, Critolaus de Phasele: si tu admires plus la Stoïque, Cleanthes estoit d'Asses, Zenon Citieïen, Chrysippus de Soles, Diogenes de Babylone, Antipater de Tarse: et Archedemus, qui estoit natif d'Athenes, s'en alla demourer entre les Parthes, et laissa en Babylone une succession de philosophie Stoïque. Qui a-ce doncques esté qui les a tous chassez de leur pais? nul: ains ont esté eux-mesmes qui ont par tout cerché leur repos, duquel mal-aiseement peuvent jouïr en leur maison ceux qui ont quelque authorité ou quelque reputation: tellement qu'ils nous ont bien enseigné leurs autres sciences en leurs livres, mais ce poinct de vivre en repos, ils le nous ont monstré par effect et par leur exemple. Car encore à present les plus illustres et les meilleurs Philosophes vivent en païs estranges et hors de leurs maisons, non qu'ils y aient esté transportez par autruy, mais par ce que il s'y sont transportez d'eulx-mesmes, en fuyant les empeschements, destourbiers et occupations que nous apportent nos païs. Qu'il soit ainsi, la plus part des plus belles et des plus approuvees et louees compositions que les anciens aient faittes, ce a esté moyennant l'exil où ils estoient, que les Muses leur ont inspiré le sçavoir de les faire. Thucydides Athenien escrivit la guerre des Peloponesiens, et des Atheniens en la Thrace en un lieu qui s'appelloit la Forest fossoyee, Xenophone escrivit son histoire au lieu de Scillonte qui est en la province d'Elide, Philistus en Epire, Tim@eus qui estoit natif de Taurominium en Sicile, à Athenes: Androtion Athenien, à Megares: Bacchylides le poëte, au Peloponese. Tous ceux-là et plusieurs autres encore, pour estre sortis de leurs païs, ne se sont pas descouragez, ny ne se sont pas desesperez, ains ont monstré la vivacité de leurs bons esprits, aiants pris de la fortune leur bannissement, comme une occasion propre à ce faire, pour laquelle maintenant encore apres leur mort ils sont renommez, par tout: là où, au contraire, il n'est demouré aucune memoire maintenant de ceux qui par leurs brigues et menees les ont chassez. Et pourtant merite d'estre mocqué celuy qui estime qu'il y ait quelque note d'infamie, conjoincte et adherente au banissement. Comment dis-tu cela? Doncques Diogenes est infame, lequel Alexandre le grand voiant assis au soleil s'approcha de luy, et luy demanda, s'il avoit besoing d'aucune chose: l'autre luy respondit, que non, sinon qu'il s'ostast un petit de devant son soleil: tellement qu'Alexandre esbahy de ceste grandeur et hautesse de courage, dit alors à ceux-là qui estoient autour de luy, Si je n'estois Alexandre, je serois Diogenes. Doncques Camillus estoit infame pour avoir esté chassé de Rome, de laquelle maintenant il est appellé le second fondateur: et Themistocles pour estre banny ne perdit pas la gloire qu'il avoit acquise entre les Grecs, mais au contraire y adjousta celle qu'il avoit acquise entre les Barbares: et n'y a homme qui soit de si bas coeur et si peu soucieux d'honneur, qu'il n'aimast mieux estre Themistocles tout banny, que non pas Leobates celuy qui l'accusa et qui le feit bannir: et Ciceron qui fut dechassé, que non pas Clodius qui le chassa: ou Timotheus qui fut contrainct d'abandonner son païs, que Aristophon son accusateur qui le luy feit abandonner. Mais pourautant que l'authorité d'Euripides en esmeut plusieurs, ausquels <p 128v>il semble qu'il a allegué de bien puissants arguments à la condamnation et diffamation du bannissement, voyons que c'est qu'il en dit, en demandant et respondant. JOCASTA,
  Quoy donc, est-il si grand mal arrivé
  A qui se sent de son païs privé?
POLYNICES,
  Ouy tres-grand, et en experience,
  Plus qu'exprimer ne sçauroit eloquence.
JOCASTA,
  Comment cela? qu'est-ce qui griefve plus
  Ceux-là qui sont de leurs païs exclus?
POLYNICES,
  Ce qui plus griefve, est que le banny n'ose
  Pas librement parler de toute chose.
JOCASTA,
  Celuy est serf qui n'ose franchement
  Se declarer de tout son pensement.
POLYNICES,
  On est contraint d'endurer soubs feintise,
  Des plus puissans l'ignorance et sottise.
Ceste sentence n'est ny bonne, ny veritable: car premierement ce n'est point un serf qui n'ose franchement declarer tout ce qu'il pense, ains plus tost un homme sage et prudent, qui tient sa langue en temps et affaires qui recquierent taciturnité et silence, ainsi comme luy mesme le dit ailleurs plus sagement et mieux,
  Taire où il faut, et où il loist parler.
Et puis on n'est pas contraint de supporter l'ignorance des plus forts seulement quand on est hors de sa maison, mais bien souvent et encore plus, quand estant dedans on craint d'estre calomnié, ou forcé et violenté par ceux qui ont injustement le credit et l'authorité és villes: et qui plus est manifestement faux, il ose à ceux qui sont hors de leur païs la liberté de franchement parler: et m'esmerveille s'il trouvoit que Theodorus fust sans franchise et liberté de parler, attendu que comme le Roy Lysimachus luy dist, «Ceux de ton païs t'ont chassé et banny pour ta mauvaise langue,» «Ouy, respondit-il, pour ce qu'ils ne me pouvoient plus porter,» non plus que Semelé Bacchus: combien qu'il luy eust monstré dedans une cage de fer Telesphorus, auquel il avoit fait arracher les yeux, couper le nez et les oreilles, et tronçonner la langue, en luy disant, «Voyla comment j'accoustre ceux qui me font desplaisir Quoy? Diogenes n'avoit-il point de liberté, lequel estant allé au camp de Philippus, sur le poinct qu'il estoit prest à donner la bataille aux Grecs, fut pris et mené devant le Roy comme espion, qui estoit venu pour espionner le camp: «Ouy vrayement, dit-il, je suis venu voirement pour visiter ton insatiable cupidité de dominer, et ta folie, veu que tu t'apprestes pour hazarder en un moment d'heure, non seulement ta couronne, mais aussi ta personne.» Et Hannibal estant banny de Carthage ne parla-il pas librement au Roy Antiochus, quand il luy conseilla, l'occasion s'estant presentee de donner la battaille aux Romains, et le Roy aiant fait sacrifice aux Dieux luy respondit, que les entrailles des hosties ne luy permettoient pas de ce faire. «Et comment,» luy repliqua-il, en le reprenant: «Tu veux doncques faire ce qu'une chair morte te dit, et non pas ce que te conseille un homme sage?» Mais non pas les Geometres mesmes, et ceux qui usent de demonstrations lineaires, ne perdent pas pour estre bannis la liberté de dire franchement ce qui est de leur art et science: car pourquoy cela, s'ils sont gens de bien et d'honneur? mais la couardise et lascheté de coeur <p 129r>est celle qui par tout empesche la parole, lie la langue, serre le gosier, et fait taire les hommes. Mais voyons ce qui suit apres en Euripide. JOCASTA,
  Mais comme on dit, esperance de mieux
  Paist les chetifs qui sont hors de chez eux.
POLYNICES,
  Ils ont beaux yeux, et la veuë loingtaine,
  Pour veoir de loing une attente incertaine.
Cela encore est un blasme et reprehension de folie, et non pas du bannissement, car ce ne sont pas ceux qui ont appris, et qui sçavent s'accommoder à ce qui se presente, mais ceux qui sont tousjours suspendus en l'attente de l'advenir, et qui souhaittent tousjours ce qu'ils n'ont pas, qui sont emportez tousjours çà et là sur l'esperance, comme sur un radeau, encore qu'ils ne soient jamais sortis des murailles de leur ville. JOCASTA,
  Les alliez de ton pere, et amis,
  A ton besoins ont-ils secours omis?
POLYNICES, Garde toy bien de tomber en affaire,
  Peu sont amis en fortune contraire.
JOCASTA,
  Le noble sang dont tu es descendu,
  Ne t'a-il pas par tout honneur rendu?
POLYNICES,
  Il faut mauvais en necessité estre,
  Mal me donnoit ma noblesse à repaistre.
Ces paroles de Polynices ne sont pas seulement faulses, mais ingrates, quand il dit, que la noblesse ne treuve pas qui l'honore, ne qui se monstre amy en exil, veu que luy estant banny hors de son païs fut tant honoré, qu'on luy donna en mariage une fille de Roy, et qu'il assembla une si grosse et puissante armee de ses alliez, amis et confederez à l'aide desquels il retourna en armes dedans son païs, ainsi comme luy-mesme le confesse un peu apres,
  Plusieurs Seigneurs des Myceneïens,
  Plusieurs aussi Princes Danaïens,
  Sont avec moy pour un plaisir me faire
  Qui peu me plaist, mais il est necessaire:
Aussi peu recevables sont les paroles de la mere qui se lamente,
  Point allumé la torche conjugale
  Je n'ay devant ta feste nuptiale,
  Et d'Ismenus on ne porta de l'eau,
  Lors que tu fus faict espousé nouveau.
Mais au contraire, elle se devoit resjouir et estre fort contente d'entendre, que son fils estoit si hautement marié en maison Royale: mais en se lamentant qu'elle n'avoit point allumé la torche nujptiale, et que la riviere d'Ismenus n'avoit point fourny l'eau à ses nopces, comme s'il n'y eust point eu de feu ny d'eau en la ville d'Argos pour les nouveaux mariez, elle attribue à l'exil les maux de vanité et de folie. Mais on me dira, que c'est une note reprochable que d'estre banny: ouy bien empres les fols, qui font un reproche d'estre pauvre, ou d'estre chauve, ou d'estre petit, ou bien d'estre estranger ou passager: mais ceux qui ne se laissent point aller et transporter à ces vaines persuasions-là, ont en estime et admiration les gens de bien, encore qu'ils soient pauvres, encores qu'ils soient estrangers, et encore qu'ils soient bannis. Ne <p 129v>voyons nous pas que tout le monde revere et honore le temple de Theseus, aussi bien que celuy de Parthenon, qui est de Minerve, et celuy d'Eleusinium, qui est de Ceres et de Proserpine? Et toutefois Theseus fut banny d'Athenes, par le moyen duquel la cité d'Athenes est aujourd'huy habitee, et perdit la ville qu'il n'avoit point euë d'un autre, mais qu'il avoit luy-mesme fondee. Et que demeure-il d'honorable en Eleusine, si nous deshonorons et avons honte d'Eumolpus, qui se transportant de la Thrace icy, monstra jadis, et monstre encore aujourd'huy, aux Grecs la religion des mysteres? Et Codrus, de qui estoit-il fils, qui devint Roy d'Attique n'estoit-il pas fils de Melanthus banny de Messine? Ne trouves-tu pas louable la response que feit Antisthenes à un qui luy disoit, «Ta mere est Phrygiene:» «Aussi, respondit-il, l'est celle des Dieux.» Si donc lon te reproche que tu es banny, que ne respons-tu, aussi l'estoit le pere d'Hercules le grand conquerant, et le grand pere de Bacchus, qui fut envoyé pour cercher Europe, et ne retourna jamais depuis en son païs, estant natif de la Phoenicie, ains estant arrivé à Thebes hors de son païs, engendra
  Bacchus Evius qui errantes
  Incite à fureur les Bacchantes,
  Qui veut estre honoré de jeux,
  Et de service furieux.
Et quant à ce que Aeschylus a voulu entendre par ces paroles couvertes, ou plus tost qu'il a monstré de loing, quand il dit,
  Sainct Apollo le Dieu du ciel banny,
je le passe soubs silence à bouche close, comme dit Herodote. Et Empedocles au commancement de sa philosophie,
  Il y a loy de necessité stable,
  Decret des Dieux ancien immuable,
  Depuis qu'un homme a maculé ses mains
  Du sang à tort espandu des humains,
  Que les D@emons de tresfort longue vie,
  Le vont chassans hors de la compagnie
  Des bien-heureux pour un temps infiny,
  Par ceste loy je suis ores banny
  D'avec les Dieux, errant parmy le monde.
Ce n'est pas de luy seul, mais de nous tous apres luy, qu'il nous declare tous en ce monde passagers, estrangers et bannis. Car ce n'est point le sang, ce dit-il, ny l'esprit vital congelé qui nous a, ô hommes, donné la substance de l'ame, et le principe de vie, ce n'est que le corps qui en est composé terrestre et mortel: mais la generation de l'ame qui vient d'ailleurs icy bas, il la desguise du plus gracieux nom qu'il peut, l'appellant un bannissement et relegation hors de son païs, mais à la vraye verité elle vague et erre, chassee par les divines loix et statuts, jusques à ce qu'elle vienne à estre attachee à un corps, ne plus ne moins que l'ouystre à quelque roc, en une Isle fort battue des vents et des undes de la mer tout à l'entour, pour ce qu'elle ne se recorde, ny ne se souvient point de quel honneur, et de quelle beatitude elle ext transferee, qui n'est pas comme de Sardis à Athenes, ou de Corinthe en l'isle de Lemnos, ou de Scyros, mais pour avoir changé la demeure du ciel et de la lune à la terre et à la vie terrestre, là où elle se courrouce, et trouve estrange si elle change un petit lieu à un autre, comme un chetifve plante qui se seiche quand on la transplante, combien qu'encore à une plante une sorte de terre luy est plus sortable et plus convenable qu'une autre, comme celle où elle se nourrist et germe mieux: mais, au contraire, il n'y a lieu qui oste à l'homme sa felicité, non plus que la vertu de force et de prudence. Car Anaxagoras en prison mesme composoit et escrivoit sa quadrature <p 130r>du cercle: et Socrates en avallant le poison dont il mourut, philosophoit, c'est à dire, exerçoit l'estude de sapience, et exhortoit ses familiers à y estudier, lesquels admiroient sa constance: là où, au contraire, Phaëton et Icarus, qui, comme les poëtes disent, monterent au ciel, par leur folie et imprudence tomberent en de tresgriefves calamitez.

Qu'il ne faut point emprunter à usure.
PLATON en ses loix ne permet point que lon puisse aller prendre de l'eau chez son voisin, que premierement, on n'ait fouillé et creusé dedans son fond jusques à l'argille, et que lon n'ait fondé et esprouvé, que le lieu n'engendre point d'eau, pour ce que l'argille, ou terre à potier, estant de sa nature grasse, solide et forte, retient l'humidité qu'elle reçoit, et ne la laisse pas escouler ny percer: et fault qu'il soit loisible de prendre de l'eau chez l'autruy, quand il n'y a ordre ny moyen d'en pouvoir trouver sur le sien, pour ce qu'il faut que la loy prouvoye à la necessité, non qu'elle favorise à la lascheté. Mais il faudroit qu'il y eust aussi une ordonnance touchant l'argent, qu'il ne fust loisible d'en emprunter à usure, ny d'aller fouiller aux bourses, comme aux puits ou fontaines, d'autruy, que premierement on n'eust chez soy cerché et fondé tous les moyens d'en recouvrer, et par maniere de dire, recueilly et amassé tous les esgouts et toutes les sources, pour essayer si lon en pourroit tirer ce qui nous seroit utile et necessaire: mais au contraire plusieurs y en a, qui pour fournir à leurs folles despenses, à leurs delices et superfluitez, ne se servent pas de ce qu'ils ont, ains en prennent de l'autruy à grands frais, sans qu'il leur soit necessaire: ce qui est bien aisé à juger par ce, que les usuriers ne prestent ordinairement point à ceux qui sont necessiteux, ains à ceux qui veulent acquerir et avoir quelque chose qui leur est superflue, et ne leur fait point de besoing, tellement que ce que lon croit et preste à qui emprunte, est un tesmoignage qui preuve suffisamment qu'il a dequoy: là où il falloit au contraire, puis qu'il avoit bien dequoy, qu'il se gardast donc d'emprunter. Pourquoy vas tu faire la court à un bancquier, ou à un marchand? emprunte de ta table propre: tu as des flascons, des plats, des bassins d'argent, employe les en ta necessité, et au reste la gentille ville d'Aulide, ou celle de Tenedos te remeublera ta table de belle vaisselle de terre, qui est plus nette que celle d'argent: elle ne sent point la forte et fascheuse senteur de l'usure, comme une rouille, qui tous les jours de plus en plus souille et sallit ta sumptueuse magnificence, elle ne te fera point tous les jours souvenir des Kalendes et des nouvelles lunes, qui de soy estant le plus sainct et plus sacré jour de tout le moys, est rendu le plus haï, et le plus maudit, à cause des usures. Car quant à ceux qui aiment mieux mettre leurs biens en gage, et les hypotequer pour avoir de l'argent à usure dessus, que de les vendre à faict, Jupiter mesme possessoire ne les guarentiroit pas: ils ont honte de recevoir le pris et valeur de leurs biens, et n'ont point de honte d'en payer l'usure: et toutefois ce grand sage homme Pericles feit faire l'accoustrement de la statue de sa Pallas, qui estoit de fin or, pesant jusques aux pois de guarante talents, en sorte qu'il se pouvoit mettre et oster quand il vouloit: à fin, disoit il, que quand il nous viendra un affaire pour la guerre, nous nous en puissions servir, pour puis apres le faire remettre de pris et valeur non moindre que devant: ainsi devons nous en nos affaires, comme un une place assiegee, n'admettre ny recevoir jamais au dedans garnison d'un usurier ennemy, ny endurer devant nos yeux, que lon baille <p 130v>nos biens pour demourer en perpetuelle servitude, ains plus tost retrencher de nostre table ce qui n'y est point necessaire ny utile, et semblablement de nos licts, de nos coches, de nostre despense ordinaire, pour nous maintenir nous mesmes francs et libres, en esperance de remettre puis apres ce que nous aurons retrenché, si la fortune nous dit bien. Les Dames Romaines baillerent jadis leurs bagues et joyaux d'or, dont fut faitte la coupe, que lon envoya pour offrande au temple d'Apollo Pythien en la ville de Delphes: et celles de Carthage couperent elles mesmes leurs propres cheveux pour en faire des cordes à guinder les engins de batterie dont on defendoit leur ville assiegee: et nous, comme si nous avions honte de nous pouvoir passer d'autruy, nous allons asservir nous mesmes par engagements et obligations! là où il vaudroit beaucoup mieux qu'en nous restraignant, et reserrant à ce qui nous seroit utile, nous bastissions un temple de franchise pour nous, pour nos femmes, et pour nos enfans, de nostre vaisselle que nous fondrions, ou que nous vendrions. La deesse Diane en la ville d'Ephese donne franchise et sauvegarde aux debteurs, qui peuvent recourir en son temple, contre leurs creanciers: mais celuy de l'espargne et de despense mesuree, dedans lequel ne peuvent entrer les usuriers, pour en ravir et emmener aucun debteur prisonnier, est tousjours arriere ouvert aux sages, et leur donne long et large espace de repos joyeux et honorable. Car ainsi comme la prophetisse qui rendoit les oracles au temple d'Apollo Pythien, au temps des guerres Medoises, respondit aux Atheniens, que pour eux sauver Dieu leur donnoit un mur de bois, et eux abandonnans leurs heritages, leur ville, leurs maisons et tous leurs biens, eurent recours aux navires pour sauver leur liberté: aussi nous donne Dieu une table de bois, vaisselle de terre, et robbe de gros drap, si nous voulons vivre et demourer en liberté,
  N'ayez esmoy d'avoir chariots dorez
  Par gros roussins portans cornes tirez,
car quoy qu'ils soient vistes, les usures les atteignent bien, qui vont encore plus viste: ains plus tost avec un asne le premier venu, et avec un meschant cheval de bast, fuy l'usurier ennemy cruel et tyrannique, lequel ne te demande pas le feu et l'eau, comme jadis faisoit le barbare Roy de Perse, ains qui pis est, touche à ta liberté, blesse ton honneur par affiches, mettant tes biens en cryee: si tu ne le payes, il te moleste: si tu as dequoy le payer, il ne le reçoit pas s'il ne luy plaist: si tu vends, il veut avoir les choses à non pris, si tu ne vends, il t'y contraint: si tu le mets en justice, il te parle d'appointement, si tu luy jures de le payer, il te commande: si tu vas à sa porte pour parler à luy, il te la ferme: si tu demeures en ton logis, il vient battre à ta porte, et ne bouge de chez toy. Dequoy servit aux Atheniens l'ordonnance de Solon, par laquelle il ordonna, que pour debte civile on n'obligeroit plus le corps? car ils sont serfs à tous les banquiers: mais encore non pas à eux seuls, car il n'y auroit pas trop grand mal, mais à leurs esclaves superbes, insolents, barbares, oultrageux, tels proprement comme Platon escrit que sont les diables et bourreaux emflammez aux enfers, qui tourmentent les ames des meschants. Car ainsi ces malheureux usuriers font du palais, où se rend la justice, un enfer pour les pauvres debteurs, les plumans et devorans jusques aux os à coups de bec et de griffes, qu'ils leur mettent dedans la chair comme des vautours affamez: aux autres leur estans tousjours dessus, ils empeschent de toucher à leurs propres biens quand ils ont serré leurs bleds, et fait vendanges, ne plus ne moins qu'à Tantalus. Et comme le Roy Darius envoya contre la ville d'Athenes ses lieutenans Datis et Artaphernes, avec des chaines et des cordes dont ils devoient lier les prisonniers qu'ils prendroient: aussi ces usuriers apportans en la Grece des layettes pleins de sçedules, de brevets, et de contraux obligatoires, ne plus ne moins que des fers et des manottes à enserrer les pauvres criminels, s'en vont <p 131r>par les villes, où ils sement en passant non de bonne et profitable semence, comme faisoit jadis Triptolemus quand il alloit par tout enseignant l'usage de semer le bled, mais des racines et graines de debtes qui produisent infinis travaux, et intolerables usures, dont on ne peut jamais trouver le bout, lesquelles mangeans, et estendans leurs branches par tout, font à la fin plier les villes soubs le faix, tant qu'elles les suffoquent. On dit que les liévres nourrissent un petit levraut, en portent un autre dedans le ventre prest à sortir, et enchargent encore d'un autre: mais les usures de ces barbares icy meschans usuriers, enfantent devant que de concevoir, car en baillant leur argent ils le redemandent tout incontinent, et en le posant ils le levent, et rebaillent à usure ce qu'ils prennent et reçoivent pour avoir baillé à usure. On dit des Messeniens,
  En ceste ville y a porte sur porte,
  Et puis encore une autre arriere porte:
mais on pourroit encore mieux dire contre les usuriers,
  Ils vont mettant usure sur usure,
  Puis autre usure encore sans mesure.
tellement qu'ils se mocquent des philosophes naturels, qui tiennent que rien ne se peut faire de rien, et de ce qui n'est pas: car chez eux usure se fait et s'engendre de ce qui n'est pas et qui ne fust jamais. Ils estiment que ce soit chose reprochable et honteuse, que prendre des gabelles et daces publiques à ferme, ce que les loix permettent nonobstant: et eux au contraire, contre toutes loix du monde font payer la dace de ce qu'ils prestent à usure, ou plus tost, s'il faut dire verité, en prestant à usure ils fraudent de male-foy leur debteur, car le pauvre debteur, qui reçoit moins qu'il n'a escrit par son obligation, est trompé faulsement, et de male-foy. Et toutefois les Perses estiment, que mentir soit le second peché, et le premier devoir, pour autant que le mentir advient le plus souvent à ceux qui doivent. Or n'y a il gens au monde qui mentent plus que font les usuriers, ne qui usent plus de male-foy en leurs papiers journaux, là où ils escrivent qu'ils ont tant baillé à un tel, à qui ils ont moins baillé: et si la cause mouvante de leur menterie est belle avarice, et non pas indigence ny pauvreté, ains une miserable cupidité de tousjours plus avoir, la fin de laquelle ne leur tourne ny à plaisir, ny à profit, quant à eux, mais bien à la perte et ruine de ceux à qui ils tiennent tort: car ils ne labourent point les terres qu'ils ostent à leurs debteurs, ny n'habitent és maisons dont ils les chassent, ny ne mangent sur les tables qu'ils leur emportent, et ne vestent les habillements dont il les despouillent: ainsi le premier est destruict, le second s'en va apres alleché par le premier, d'autant que c'est comme un feu grejois, qui mange en s'augmentant tousjours de la perte et ruine de ceux qui tombent dedans, les devorant tous les uns apres les autres: et l'usurier qui entretient ce feu, le soufflant et l'enflammant à la perte de tant de gens, n'en a rien de fruit d'avantage, sinon que par intervalle de temps il prent son livre de raison, et y lit combien il a fait vendre de pauvres debteurs: combien il an a depossedé de leurs heritages et de leurs biens, d'où est venu, et où est allé en tournant, virant, et tousjours croissant son argent. Et ne pensez pas que je die cela pour guerre ou inimitié aucune que j'aye juree contre les usuriers,
  Car ny mes boeufs, ny mes chevaux aussi
  Ils n'ont jamais emmenez, Dieu mercy:
mais seulement pour monstrer à ceux qui empruntent facilement argent à usure, combien il y a de villanie et de honte en cela, et comment cela ne procede que d'une extréme folie, paresse et lascheté de coeur. Car si tu as dequoy, n'emprunte pas, puis que tu n'en as point de besoing: et si tu n'as rien, n'emprunte pas, pource que tu n'auras pas moyen de payer. Mais considerons un peu l'un et l'autre à part. L'ancien Caton disoit à un vieillard qui se gouvernoit mal, «Mon amy, veu que la vieillesse a <p 131v>de soy-mesme tant de maulx, comment y vas tu encore adjoustant le reproche et la honte de meschanceté?» aussi pouvons nous dire, Veu que la pauvreté a de soy-mesme tant et tant de miseres, n'y va pas encore accumulant les angoisses d'emprunter, et de devoir: n'oste point à la pauvreté le seul bien qu'elle a pardessus la richesse, c'est qu'elle n'a soucy de rien: autrement tu tomberas en la mocquerie du commun proverbe qui dit,
  Je ne puis pas une chévre porter,
  Vous me baillez un boeuf à supporter.
Tu ne peux pas porter la pauvreté, et tu te vas encore surcharger d'un usurier, qui est un fardeau insupportable à celuy mesme qui a bien dequoy. Dequoy voulez vous doncques que je vive? Demandes tu cela aiant des mains, aiant des pieds, aians la voix, brief estant homme, de qui le propre est d'aimer et estre aimé, faire plaisir et en recevoir? ne peux tu pas enseigner les lettres, conduire de jeunes enfans, garder une porte, voiager sur mer, servir en une navire? Il n'y a rien de tout cela qui soit plus honteux, ny plus fascheux à faire, que d'ouir, Paye moy, rend moy mon argent. Rutilius ce riche Romain s'approchant un jour de Musonius le philosophe, luy dit en l'oreille, «Jupiter sauveur, que vous autres philosophes faites profession d'imiter et ensuivre, n'emprunte point d'argent à usure.» Musonius en riant luy respondit promptement, «Non, ny n'en preste point aussi.» Car ce Rutilius qui prestoit à usure reprochoit à l'autre qu'il empruntoit à usure, qui estoit une folle arrogance Stoïque. Quel besoing est il que tu allegues Jupiter sauveur, veu que lon peult recorder le mesme par choses qui sont toutes familieres et toutes apparentes? Les arondelles, les fourmis n'empruntent point à usure, à qui nature n'a point donné de mains, point de discours, point de raison, point d'art n'y de mestier, là où elle a doué l'homme de tant et de si grand entendement, que non seulement il se sçait nourrir soy-mesme, mais oultre mourrir des chevaux, des chiens, des perdris, des liévres, des geais: pourquoy doncques te condamnes tu toy-mesme d'estre plus beste qu'un geay, plus muet que la perdris, plus lasche qu'un chien, que tu ne sçaches trouver aucun homme qui te face du bien, en luy faisant la court, en le resjouïssant, en le gardant et en combattant pour luy? Ne vois tu pas que la mer et la terre produisent tant de choses pour l'usage de l'homme? J'ay veu le bon homme Mycilus, disoit Crates, qui cardoit la laine, et sa femme quand et luy qui la filoit, fuians et combattans la faim à toute outrance. Le Roy Antigonus aiant esté une espace de temps sans voir le philosophe Cleanthes, et le rencontrant un jour en la ville d'Athenes luy demanda, «Tournes tu encores la meule du moulin, Cleanthes?» «Ouy Sire, respondit Cleanthes, je la méne encore, et le fais pour gaigner ma vie, et ne me departir point de la philosophie Combien estoit grand et genereux le courage de ce personnage-là, qui venant de la meule, avec la mesme main qui venoit de tourner la meule, et paistrir la paste, escrivoit de la nature des Dieux, de la Lune, des estoilles, du Soleil? Et puis il nous semble que ces oeuvres-là soient serviles. Et cependant, à fin que nous soions libres (Dieu le sçait) nous empruntons de l'argent à usure, et pour en avoir, nous flatons des personnes serviles, nous leur payons tribut, et leur faisons des presens, nous leur faisons la court, et leur donnons à disner, non par pauvreté (car personne ne preste à un pauvre) mais par nostre superfluité: pource que si nous estions contents des choses necessaires à la vie humaine, il n'y auroit point d'usuriers au monde, non plus que de Centaures ou de Gorgones: car les delices et la superfluité ont engendré les usuriers, aussi bien que les orfevres, les argentiers, les parfumeurs, et les teinturiers: nous ne devons point le pris du pain et du vin, mais bien de belles terres et maisons, de grand nombre d'esclaves, de beaux mulets, de parement de sales et de riches tables, et de toutes folles et excessives despenses, que nous faisons bien souvent, pour donner passetemps au <p 132r>peuple, pour une vaine ambition, de laquelle nous ne recevons bien souvent autre fruict, qu'ingratitude: et celuy qui y est une fois enveloppé, demeure debteur pour tout le reste de sa vie, changeant de picqueur, tantost d'un, tantost d'autre: ne plus ne moins que le cheval depuis qu'il a une fois receu le mors en sa bouche, et la selle sur le dos, il n'y a plus ordre qu'il s'en puisse fuir és beaux pasturages et belles prairies, dont il est party, ains va errant çà et là, ainsi comme les D@emons et malings esprits qu'Empedocles escrit avoir esté chassez du ciel par les Dieux,
  Dedans la mer le ciel en bas les jette,
  La mer sur terre arriere les rejette,
  La terre apres au Soleil radieux,
  Et le Soleil puis les renvoye aux cieux.
aussi tombent ils entre les mains d'un usurier ou bancquier, tantost Corinthien, tantost d'un autre de Patras, et tantost d'un d'Athenes, l'un apres l'autre, jusques à ce qu'estans deceus et trompez de tous, ils se trouvent finablement tous dissipez et decoupez en usures. Car ainsi comme celuy qui est embourbé, se doit ou du tout lever pour sortir du bourbier, ou du tout ne bouger d'un lieu, pour ce que celuy qui se deméne et se tourne et vire en la bourbe, ne fait autre chose que souiller de plus en plus son corps: aussi ceux qui ne font que changer de bancque, et que faire transcrire leur nom du papier d'un usurier en celuy d'un autre, se chargeans tousjours les espaules, et s'embrouillans de nouvelles usures, deviennent tousjours de plus en plus chargez: resemblans proprement aux personnes malades de cholere, qui ne veulent pas prendre medecine pour se guarir à faict, ains continuent tousjours à oster ce qui et degoutté d'humeur cholerique, et puis à en amasser de l'autre d'avantage, et payent à toutes saisons de l'annee les usures, avec griefves douleurs et angoisseux tranchez, et n'en ont pas plus tost payé l'une, que l'autre coule et distille incontinent apres, ce qui leur apporte un mal de coeur et douleur de teste: là où il falloit qu'ils donnassent ordre à s'en nettoyer du tout, à fin d'en demourer francs et quittes. Je parle maintenant à ceux qui ont bien de quoy, et qui sont trop lasches et paresseux, et vont disant, Comment, demeureray-je doncques sans vallets, sans feu, ne sans lieu, et sans retraitte? c'est tout ainsi, comme si un malade d'hydropisie et enflé comme un tonneau disoit au medecin: Comment voulez vous donc que je devienne gresle, maigre et menu? pourquoy non, prouveu que tu sois sain? ainsi vault il mieulx que tu demeures sans vallet, que tu deviennes vallet toy-mesme, et que tu demeures sans heritages plus- tost que tu deviennes toy-mesmes heritage d'autruy. Escoute un peu le devis de deux vautours, comme disent les fables: l'un vomissoit si fort qu'il disoit, «Je croy que je vomiray jusques à rendre mes entrailles:» et son compagnon luy respondoit, «Quel mal y aura il? car aussi bien ne rendras tu pas les tiennes, mais celles d'un trespassé que nous devorasmes l'autre jour:» aussi un endebté ne vend pas sa terre ne son heritage, ny sa maison, ains celle de l'usurier qui luy a presté argent, à qui la loy adjuge le droict et la possession d'iceulx. Voire mais, mon pere, dira il, m'a laissé cest heritage. Je croy bien, aussi t'avoit il laissé la liberté et la bonne renommee, dequoy tu dois faire plus de compte, et en avoir plus de soing. Celuy qui t'a engendré a fait ton pied et ta main, et neantmoins s'il advient qu'ils soient estiomenez, encore donneras-tu de l'argent au chirurgien qui te les coupera. Calypso avoit bien vestu Ulysses d'une robbe sentant comme bausme, retenant l'odeur du corps d'une Fee immortelle, present qu'elle luy feit, à fin qu'il eust à tout jamais memoire de l'amitié qu'elle luy avoit portee: mais depuis que sa navire fut brisee, et qu'il se trouva à fond, ne pouvant revenir sur l'eau, à cause de sa robbe trempee qui le tiroit à bas, il la despouilla tresbien, et la jetta là, et se ceignant le corps tout nud d'un linge se sauva à nage, jusques en terre, là où quand il fut hors de danger, et qu'il fut apperçeu, <p 132v>il n'eut depuis faulte ny de vestements ny de nourriture. Et n'est ce pas proprement une vraye tempeste, quand l'usurier apres quelque temps vient assaillir les miserables debteurs en leur disant, Paye?
  Disant ces mots les nues il amasse,
  Et la grand' mer de vagues il harasse,
  De l'Orient, et du Midy tonnant,
  Le vent se leve encontre le Ponant.
ces vents sont les usures, et les usures des usures, qui roulent les unes sur les autres, et luy accablé d'elles, qui le retiennent de leur pesanteur, ne se peult sauver à nage, ny eschapper, ains est à la fin tiré à fond avec ses amis, qui l'ont plegé et respondu pour luy, tant qu'il y perit. Crates le philosophe Thebain feit bien autrement, car ne devant rien, et n'estant pressé d'aucun creancier pour payer, seulement se faschant des cures et soucis du mesnage, et de la solicitude qu'il falloit avoir pour gouverner son bien, laissa un patrimoine qu'il avoit de la valeur de huict talents, quatre mille huict cents escus, et chargeant la besace avec la robbe de bureau, s'en fuit en la franchise de pauvreté et de philosophie. Anaxagoras laissa ses terres en friche. Mais quel besoing est il d'alleguer ceux là? veu que Philoxenus un chantre, estant du nombre de ceux qui avoient esté envoyez pour peupler une nouvelle ville et nouvelle terre en la Sicile, luy estant escheuë une bonne maison en sa part, et grand moyen d'y vivre bien à son aise, voyant que les delices, la volupté, l'oysiveté, sans aucun exercice de lettres regnoient en ce quartier là, «Par les Dieux, dit-il, ces biens icy ne me perdront point, mais bien moy eux:» et laissant à d'autres le partage qui luy estoit escheu à son sort, remonta sur mer, et s'en retourna à Athenes. Là où ceux qui sont endebtez endurent et supportent que lon les taille, que lon les angarie, et que lon les gehenne, comme des esclaves que lon fait fouiller aux mines, nourrissans ainsi que le Roy Phineus, des Harpyes qui ont des ailes. Et les usuriers leur envolent et ravissent des mains leur propre nourriture, encore n'ont ils pas patience d'attendre la saison, car ils achettent leurs bleds avant qu'ils soient moissonnez, et font marché de l'huyle avant que l'olive soit meure: et du vin semblablement, Je le retien, dira-il, pour tel pris, et quant-et-quant il le luy baille par escript: et ce pendant le raisin est encore pendant à la vigne, attendant la moys de Septembre, que l'estoille d'Arcturus se léve pour faire vendange.

<p 133r>Qu'il fault qu'un Philosophe converse principaLEMENT AVEC LES PRINCES ET GRANDS SEIGNEURS.
AMBRASSER un amour commun, et recercher ou accepter et entretenir une amitié qui peult estre utile et fructueuse à plusieurs en particulier, et encore plus en commun, c'est le faict d'hommes sages, honnestes, et affectionnez au bien public, non pas, comme quelques uns estiment, ambitieux et convoiteux d'honneur: mais au contraire, celuy-là doit estre reputé ambitieux, ou bien pusillanime, qui fuit et a peur que lon ne l'appelle courtisan, poursuyvant et caressant les Princes et grands seigneurs. Car que dira le seigneur qui sera guerissable, desireux d'apprendre, et ne demandera que d'accointer quelque philosophe? Quoy, faudra-il doncques que je devienne un Simon le Savetier, ou un Dionysius maistre d'Eschole, au lieu d'un Pericles ou d'un Caton, à fin que ce philosophe devise avec moy, et qu'il s'approche de moy, comme Socrates faisoit jadis avec ceux- là? au contraire, Ariston de Chio estant repris et blasmé par les Sophistes de son temps, de ce qu'il devisoit à tous ceux qui le vouloient ouir: «A la mienne volonté, dit-il, que les bestes mesmes peussent entendre les propos qui excitent les coeurs à aimer la vertu.» Et nous fuirons les moyens et occasions de hanter et deviser avec les grands personnages et puissans seigneurs, comme si c'estoient hommes farouches et sauvages? La parole et doctrine de la philosophie n'est point un tailleur d'images pour faire des statuës mornes et muettes, sans sentiment quelconque, à poser dessus un soubassement, comme dit Pindare, ains veult rendre les coeurs des hommes qu'elle touche actifs et vifs: elle leur imprime des eslans de bonne volonté qui les incitent, des jugements qui les tirent à toutes choses profitables au public, des intentions desireuses de toute honnesteté, un courage grand et hault avec asseurance et bonté: toutes lesquelles parties font que les hommes entendus au fait de gouvernement sont plus aises de deviser, converser et hanter avec les personnes de grande puissance et authorité, et non sans cause: car le medecin excellent et gentil prendra tousjours plus de plaisir à medeciner un oeil qui voit pour plusieurs, et qui en garde plusieurs: aussi le philosophe sera plus affectionné à prendre soing de cultiver un esprit et une ame qui doit estre vigilante, qui doit estre sage, prudente et juste pour plusieurs. Et s'il est entendu en la science de trouver, assembler et conduire les eaux, ainsi comme lon dit que Hercules l'estoit, et plusieurs autres anciens, il ne prendra ja plaisir d'aller en quelque coing de desert, loing de la frequence des hommes, pres le rocher du corbeau, comme dit le poëte, creuser celle mare des porchers Arethuse, ains s'estudiera de descouvrir les sources vifves de quelque ruisseau ou riviere, pour abbruver une grosse ville, ou un camp, ou pour arroser les jardins et vergers de quelque Roy: suyvant quoy nous oyons qu'Homere appelle Minos Oaristes de Jupiter, c'est à dire, ainsi que Platon mesme l'interprete, familier et disciple: Car il n'entendoit pas que les disciples des Dieux fussent personnes privees, casaniers, vivans en oysiveté en leur maison sans rien faire, ains Princes et Roys, lesquels estans sages, prudens, justes, debonnaires et magnanimes, tous ceux qui auroient à vivre soubs eux, et à estre commandez par eux, en seroient beneicts et bienheureux. Il y a une herbe que lon appelle Eryngium, le chardon à cent testes, laquelle a ceste proprieté, que depuis qu'une chévre la prent en sa bouche, elle s'arreste tout court, et tout le troupeau aussi semblablement, jusques à ce que le chevrier la luy vienne oster: <p 133v>les defluxions aussi qui procedent des hommes de grande puissance et grande authorité, comme sont les Roys, ont pareille vistesse et celerité, laquelle se dilate en un moment, et comme un feu saisit et gaigne ce qui est voisin à l'environ. Et puis si la parole et remonstrance d'un Philosophe s'addresse à un homme privé, qui aime à vivre en repos, et se borne luy-mesme comme d'un centre et d'une circonference geometrique, d'avoir ce qui luy est necessaire pour l'entretenement de sa personne, elle ne se distribue point à d'autres, ains aiant composé en luy seul une grande tranquillité, et grand calme de toutes perturbations, elle se fene, vieillit et se termine incontinent: mais au contraire, si elle remonstre à un magistrat, un homme de gouvernement, un homme d'affaires, et qu'elle remplisse de vertu et de bonté, par le moyen d'un seul elle fait du bien à infinis: comme Anaxagoras qui se teint avec Pericles, Platon avec Dion, Pythagoras avec les Princes et Seigneurs de l'Italie, et Caton luy-mesme partant du camp navigua en Asie pour voir Athenodorus: Scipion envoya querir Pan@etius, quand le Senat le commeit et deputa pour aller visiter et syndiquer quelle justice ou injustice regnoit par le monde, ainsi que dit Possidonius. Que devoit doncques alors dire Pan@etius? Si tu estois un Castor ou un Pollux, ou quelque autre tel homme privé, voulant fuir la frequence des villes, et te retirer en quelque coing d'eschole à part, pour illec à loisir et en plein repos coudre et descoudre, plier et desplier les syllogismes des Philosophes, j'eusse volontiers accepté l'offre que tu me fais, et fusse allé demourer avec toy: mais pour ce que tu es le fils de Paulus Aemylius, qui a esté par deux fois Consul, et arriere-fils de Scipion l'Affricain, celuy qui desfeit Hannibal de Carthage, je ne deviseray point avec toy. Et de dire maintenant qu'il y a double raison et parole, l'une interieure ou mentale, que lon dit estre don de Mercure, surnommé Hegemon, c'est à dire guide: et l'autre proferee, qui est messagere et instrumentale pour donner à entendre ses conceptions, cela est tout rance et moisy de vieillesse, et doit estre compris dessoubs cest ancien proverbe, «Je sçavois cela devant que Theognis fust né.» Mais toutefois encore ceste distinction-là ne fait rien contre ce que nous disons: car de l'une et de l'autre parole, tant de celle qui demeure en la pensee, que de celle qui se prononce et se profere dehors, la fin est amitié de l'une envers soy-mesme, et de l'autre envers autruy: car celle-là tendant au but de la vertu par les enseignements de la philosophie, rend l'homme accordant tousjours avec soy-mesme, ne se plaignant jamais, ny se repentant de rien, plein de paix, plein d'amour et de contentement de soy-mesme,
  Ses membres n'ont nulle sedition
  Estrange entre-eux, nulle dissension,
nulle passion rebelle et desobeïssante à la raison, nul combat de volonté contre volonté, nulle repugnance de discours à discours. Il n'y a point d'amertume turbulente, meslee avec joye, comme sur les confins de desir, de repentance et regret, ains y sont toutes choses uniement doulces, paisibles et amiables, et font que chascun jouïssant de tant et tant de biens se contente et s'esjouist de soy-mesme. Et quant à l'autre sorte de raison et de parole proferee, Pindarus dit que la Muse n'estoit point anciennement avaricieuse, aimant le gain, ny mercenaire, et croy qu'encore ne l'est elle pas maintenant, mais par l'ignorance et nonchalance des hommes ne se soucians de bien ny d'honneur, Mercure, qui paravant estoit gratuit et commun, est devenu traffiqueur, ne voulant rien faire sans estre payé: car il n'est pas vraysemblable que Venus se soit jadis mortellement courroucee à l'encontre des filles de Prospolus, pour ce que ce furent-elles qui les premieres machinerent de semer* des haines et inimitiez entre les jeunes hommes, *Aucuns lisent [...], charmes et sorcelleries abominables: les autres lisent en ce lieu [...], et faudroit le rendre, semer des haines et inimitiez entre les jeunes hommes. et que Vrania, Clio et Calliopé se contenyent ou prennent plaisir à ceux qui corrompent la dignité des lettres pour de l'argent, ains m'est advis que les oeuvres et les dons des Muses doivent estre encore plus amiables et plus <p 134r>gracieux, que non pas ceulx de Venus, car l'honneur que d'aucuns se proposent pour la fin et le but du sçavoir et des lettres, a esté tenu cher, pour ce que c'est un principe et un seminaire d'amitié: mais qui plus est, le commun des hommes mesure l'honneur à la bienveuillance, estimans que nous ne louons seulement que ceux- là que nous aimons. Mais ceux-là font comme Ixion, qui poursuivant d'amour la deesse Juno tomba en une nuee: aussi au lieu d'amitié ils embrassent honneur, image vaine, tromperesse, pompeuse, vagabonde et incertaine: mais l'homme de bon sens et de bon jugement, s'il s'entremet d'affaires et du gouvernement de la chose publique, il ne convoitera d'honneur sinon autant qu'il en aura de besoing pour entretenir son authorité et son credit, à fin que lon se fie en luy au maniement des affaires: car il n'est ny plaisant ny facile de profiter à ceux qui ne le veulent pas, et la disposition de le vouloir procede de se fier: ne plus ne moins que la lumiere est plus le bien de ceux qui voyent, que de ceux qui sont veuz: aussi est l'honneur plus utile à ceux qui sentent qui en est digne, qu'à ceux qui ne sont pas mesprisez, Mais celuy qui ne se mesle point d'affaires, qui vit avec soy-mesme, et constitue son bien à vivre à part en loisir et en repos, saluë de loing la vaine gloire et populaire, dont jouïssent les autres qui versent en la veuë des peuples, et en pleins theatres: tout ainsi qu'Hippolytus, qui estoit chaste, salüoit de loing la deesse Venus: mais celle qui procede des gens de bien et d'honneur, il ne la refuse ny ne la mesprise pas. Quand il est question d'amitié, il ne faut pas cercher à l'avoir et contracter seulement avec ceux qui ont les biens, la gloire, le credit et l'authorité de grands seigneurs, mais aussi ne faut-il pas fuir ces qualitez-là, quand elles sont conjoinctes avec une nature doulce et des moeurs moderees. Le philosophe ne cerche pas les beaux et bien formez jeunes hommes, ains ceux qui sont dociles, bien conditionnez et convoiteux de sçavoir: mais aussi s'ils ont et beauté de visage, et bonne grace, et fleur de jeunesse, cela ne luy fera pas peur de s'en approcher, ny les beaux traicts de visages ne le chasseront pas d'aupres de ceux qu'il sentira dignes que lon en prenne soing et que lon y employe sa peine: aussi quand la puissance, la richesse, et l'authorité de Prince se trouvera en un homme de bonne nature, gracieux et honneste, il ne laissera pas de l'aimer et de le caresser pour cela, ny ne craindra pas qu'on l'appelle courtisan ny caressant les grands.
  Ceux qui par trop fuyant Venus estrivent,
  Faillent autant que ceux qui trop la suivent:
ainsi en est-il de l'amitié des Princes et des grands seigneurs: parquoy le philosophe qui ne se meslera point d'affaires, ne les fuira point, mais le civil qui s'empeschera du maniement de la chose publique, les recerchera, non les faschant pour se faire ouyr, ny leur chargeant les oreilles de contes importuns de Sophiste qui se veut monstrer, mais s'accommodant volontiers à les hanter, passer le temps, et deviser avec eux quand ils le veulent. -de Berecynthe
  Les plaines ont de long douze journees,
  Qui tous les ans par moy sont engrenees.
Celuy qui dit cela, s'il eust autant aimé les hommes, comme il aimoit le labourage, eust plus volontiers cultivé et ensemencé celle terre qui pouvoit nourrir si grande multitude d'hommes, que la petite mestairie d'Antisthenes, qui à peine pouvoit suffire à saupoudrer Autolycus quand il alloit luicter. Et toutefois Epicurus, qui mettoit le souverain bien de l'homme en un tres-profond repos, comme en un port couvert de tous les vents et de toutes les vagues du monde, dit, que le faire bien à autruy est non seulement plus honneste que le recevoir bien d'autruy, mais encore plus plaisant, car il n'y a rien qui engendre tant de joye que fait la Grace, c'est à dire, la beneficence: et avoit bon jugement celuy qui imposa les noms aux trois Graces, Aglaïa, Euphrosyné, et <p 134v>Thalia, car certainement la joye et le contentement est bien plus grand et plus net en celuy qui donne la grace, qu'en celuy qui la reçoit. Voyla pourquoy plusieurs souvent rougissent de honte quand on leur fait du bien, là où lon est tousjours bien aise quand on en fait. Or font bien à tout un peuple ceux, qui rendent gens de bien ceux dont le peuple ne se peut passer: comme, au contraire, ceux qui gastent et corrompent les Princes, les Roys, et les Seigneurs, comme font les flateurs, les calomniateurs et faux accusateurs, sont en abomination de tous, et punis par tous, comme ceux qui jettent un poison mortel, non en une coupe, ains en une fontaine qui coule en public, de laquelle ils voyent que tout le monde boit. Tout ainsi doncques comme Eupolis dit, en se mocquant des flateurs poursuivans de repeuë franche du riche Callias, qu'il n'y avoit ny feu, ny fer, ny cuyvre qui les peust engarder d'aller souper chez luy: mais les mignons et favoris d'un tyran Apollodorus, ou d'un Phalaris, ou d'un Dionysius, apres le deces de leurs maistres on les gehenna, on les escorcha, on les brusla, et les meit-on au rang des hommes maudits et damnez, pour ce que ceux là ne faisoient tort qu'à un seul, et ceux-cy en outrageoient plusieurs, en en depravant un tout seul, qui estoit le Seigneur: aussi ceux qui demeurent ou hantent avec des hommes privez, ils les rendent bien contents, innocents, doux et gracieux en eux-mesmes, mais celuy qui à un seigneur et magistrat oste une mauvaise condition, ou luy dresse sa volonté et son intention là où il faut, celuy-là philosophe pour le public, et corrige le moule et le patron auquel tous les subjects sont formez et gouvernez. Les citez et republiques bien policees decernent et deferent honneur et reverence aux presbtres, pource qu'ils prient et demandent aux Dieux des biens, non pour eux seuls, ny pour leurs parents et amis seulement, mais universellement pour tous les citoyens: et toutefois les presbtres ne rendent pas les Dieux bons, ny donneurs de biens, mais estants tels d'eux mesmes, ils les prient et reclament: mais les Philosophes qui vivent et conversent avec les Princes et Seigneurs, les rendent plus justes, plus moderez et plus affectionnez à bien faire: au moyen dequoy il est vraysemblable qu'ils en reçoivent aussi plus d'aise et plus de contentement. Et m'est advis, quant à moy, qu'un ouvrier qui fait les luts et lyres, prendra plus de plaisir à faire une lyre, quand il sçaura que celuy qui la possedera en edifiera les murailles de la ville de Thebes, comme jadis feit Amphion: ou en appaisera une grande sedition, comme fut celle des Laced@emoniens que Thaletas le Candiot pacifia, en chantant sur la lyre, et les addoulcissant. Et semblablement aussi un charpentier, faisant le gouvernal et timon d'une galere, sera plus resjouy, quand il entendra que ce timon servira à gouverner la galere capitainesse, dedans laquelle Themistocles combattra contre les Perses pour la defense de la liberté de la Grece, ou bien celle de Pompeius, avec laquelle il desfeit en bataille navale l'armee des Pirates. Que cuydez-vous doncques que le philosophe pensera de sa parole et de sa doctrine, quand il viendra discourir en luy-mesme, que celuy qui la recevra, estant homme d'authorité, Prince ou grand Seigneur, fera un bien public, par ce qu'il rendra le droict justement à un chascun, il fera de bonnes loix et ordonnances, il punira les meschants, et avancera les gens de bien et d'honneur. Il m'est advis certainement qu'un gentil charpentier et faiseur de navires fera plus volontiers un timon, quand il sçaura qu'il servira à regir la grande nave d'Argo renommee par tout: et semblablement qu'un charron ne mettra pas si volontiers la main à faire une charrue ou un chariot, qu'il fera les aixieux sur lesquels il sçaura que Solon devra engraver ses loix. Or les discours, et raisons des Philosophes, si une fois elles sont bien et fermement imprimees és ames des grands personnages, qui ont le gouvernement des estats en main, et qu'elles y prennent pied, elles ont force et efficace de vives loix. Ce fut pourquoy Platon navigua en Sicile, esperant que les sentences de sa philosophie vaudroient <p 135r>loix, et produiroient de bons et profitables effects és affaires de Dionysius, mais il trouva que Dionysius estoit comme une de ces tablettes ja toute pleine de ratures et de souillures, qui ne pouvoit plus laisser la teincture de la tyrannie, pour ce qu'elle avoit desja percé et penetré jusques au fond, et ne se pouvoit plus effacer: là où il faut que ceux qui sont pour faire leur profit de bons advertissements, soient encore en mouvement.

Qu'il est requis qu'un Prince soit sçavant.
LES habitans de la ville de Cyrene prierent une fois Platon de leur donner par escript de bonnes loix, et de leur dresser et ordonner le gouvernement de leur estat: ce qu'il refusa de faire, disant qu'il estoit bien malaisé de donner loix aux Cyreniens, qui estoient si riches et si opulents: car il n'est rien si hault à la main, si farouche, ne si malaisé à domter et manier, qu'un personnage qui s'est persuadé d'estre heureux. Voyla pourquoy il est bien difficile de conseiller les Princes et seigneurs, comment ils se doivent gouverner, car ils craignent de recevoir et admettre la raison, comme un maistre qui leur commande, de peur qu'elle ne leur oste ou retrenche ce qu'ils estiment le bien de leur grandeur et puissance, en les assubjettissant à leur devoir: c'est pour ce qu'ils n'entendent pas le discours de Theopompus le Roy de Sparte, qui fut le premier qui introduisit à Sparte les Ephores, et les mesla au gouvernement avec les Roys: car comme sa femme luy reprochast, qu'il laisseroit à ses enfans l'authorité et puissance Royale moindre qu'il ne l'avoit euë de ses predecesseurs: mais plus grande, luy respondit-il, d'autant qu'elle sera plus asseuree: car relaschant un peu ce qui estoit en la royauté trop roide et trop vehement, il evita par un mesme moyen et l'envie et le peril: et toutefois ce Theopompus-là derivant de son authorité comme d'une grande riviere un petit ruisseau, autant comme il en donna aux Ephores, autant s'en osta-il à soymesmes: mais la raison et remonstrance de philosophie estant logee avec le Prince pour luy assister et le conserver, luy ostant de sa puissance comme de l'embonpoint ce qu'il y a de trop, luy laisse ce qui est sain. Mais la plus part des Princes et grands Seigneurs qui ne sont pas sages, resemblent aux ignorants tailleurs d'images, lesquels ont opinion que les statuës enormes et excessives qu'ils taillent, que lon appelle Colosses, sembleront vastes et grandes, s'ils les font bien escarquillees de jambes, et bien estendues de bras, avec une bouche qui babille bien grand: car semblablement aussi ceux-cy avec une voix grosse, un visage renfrongné, un regard fier, une fascheuse conversation, et un vivre à part, sans communiquer avec personne, cuident contrefaire la gravité, grandeur et dignité qui est requise en un Seigneur, mais ils ne different en rien de ces Colosses-là, qui par le dehors ont la representation de quelque Dieu ou demy-dieu, mais par le dedans sont pleins de terre, de pierre et de plomb: il n'y a difference, sinon que la pesanteur de ces enormes statuës-là les maintient aucunement droittes, sans pancher ne çà ne là: mais ces ignorants princes et seigneurs-cy, pour ce qu'ils ne sont pas bien au dedans dressez à plomb, souventefois sont esbranlez, et quelquefois du tout renversez: car venans à bastir leur puissance et licence haute sur une base qui n'est pas bien dressee à plomb, ne mise au niveau, ils panchent et versent en leur ruine avec elle. Mais il faut que comme la reigle estant elle mesme droitte, et non gauche ny tortuë, dresse et rend droittes toutes autres choses, les faisant à soy semblables, en s'approchant et appliquant <p 135v>quant à elles: semblablement aussi, que le Prince aiant estably et dressé premierement en soymesme sa principauté, c'est à dire, apres avoir bien composé sa vie et ses moeurs, alors il accommode et applique à soy ses subjects, pour les rendre aussi droits. Car ce n'est pas affaire à celuy quy tombe, de redresser: ny à celuy qui ne sçait rien, d'enseigner: ny à celuy qui est desordonné, d'ordonner: ny à celuy qui est dereiglé, de ranger, ny à celuy qui ne sçait obeïr, de commander: mais la plus part des hommes se trompans en cela, estiment que le premier et principal bien qu'il y ait à commander, soit de n'estre point commandé: comme faisoit le Roy de Perse, qui estimoit que tous ses subjects luy estoient esclaves, excepté sa femme seule, de laquelle plus que d'autre il devoit estre seigneur. Mais qui sera-ce doncques qui commandera au Roy et au Prince? Ce sera la loy, qui est Royne de tous, et mortels et immortels, comme dit Pindare, non pas une loy escrite dehors en quelques livres, ou dessus quelque bois: mais la raison vive imprimee en son coeur, tousjours demourant avec luy, tousjours le conservant, et jamais ne l'abandonnant sans conduite: car le Roy de Perse avoit un de ses chambellans ordonné à cest office, pour luy venir dire tous les matins entrant en sa chambre, «Leve toy Sire, et prouvoy aux affaires, ausquels Mesoromasdes, c'est à dire le grand Dieu, t'a ordonné pour prouveoir:» mais à l'endroit d'un sage prince et bien appris, c'est la raison qu'il a au dedans qui luy sonne tousjours cela à l'oreille. Polemon disoit, que l'amour estoit une entremise des Dieux à l'endroit des jeunes gens, dont ils avoient soing, et qu'ils vouloient sauver: mais plus veritablement pourroit-on dire, que les Princes sont ministres des Dieux, pour prouveoir aux affaires et au salut des hommes, à fin que des biens qu'ils leur donnent, ils soient distributeurs des uns, et conservateurs des autres.
  Vois tu ce haut infiny firmament,
  Qui dans son sein liquide fermement
  De tous costez la terre ronde embrasse?
C'est luy qui influe les principes des semences convenables, et puis la terre les produit en estre, et sont les unes accreues par les pluyes, les autres par les vents, les autres eschaussees par les astres et par la lune: mais c'est le Soleil qui regit et gouverne tout, et leur inspire le gracieux attraict d'amour, aussi de tous tant de grands biens, dons et presens que les Dieux font aux hommes, il n'y a moyen d'en jouïr ny user droittement sans loy, sans justice, ny sans prince et magistrat. La justice est la fin de la loy, la loy oeuvre du prince, et le prince image de Dieu, qui tout regit et gouverne n'aiant besoing ny de Phidias qui le taille, ny de Polycletus, ny de Myron, ains luy-mesme se formant au moule et patron de Dieu, par le moyen de la vertu, statue la plus plaisante et la plus excellente que lon sçauroit jamais veoir. Et comme Dieu a colloqué au ciel pour un bel image de sa divinité le Soleil et la Lune, telle representation et telle lumiere est en une cité et en un royaume, le Prince, tant qu'il a au coeur la crainte de Dieu, et l'observation de la justice emprainte, c'est à dire, qu'il a la raison divine en son entendement, non pas le tonnerre en la main, ny la foudre, ny le trident, comme il y a de fols princes, qui se font mouler et peindre, rendans leur folie odieuse d'affecter ce à quoy ils ne peuvent atteindre: car Dieu hayt et punit ceux qui veulent imiter le tonnerre, la foudre, les rays du Soleil, et choses semblables: et au contraire, ceux qui sont zelateurs de sa vertu, et qui taschent à se conformer à sa clemence et bonté, il les aime et avance, et leur donne part de sa verité, de sa justice, clemence et legalité. Lesquelles qualitez sont telles, qu'il n'y a rien plus divin au monde, non le feu, ny la lumiere, ny le cours du Soleil, non le lever et coucher des estoilles, non pas mesme l'eternité, ny l'immortalité, car Dieu n'est pas benict ny heureux pour la longueur et duree de sa vie, mais pour ce qu'il est prince de toute vertu, c'est cela qui est la divinité, et la beauté, ce qui est regy par elle. <p 136r>Anaxarchus pour reconforter et consoler Alexandre, lequel se desesperoit pour le meurtre qu'il avoit commis en la personne de Clytus, luy dit, que Dicé et Themis, c'est à dire justice, equité et droitture, sont les assesseurs de Jupiter: pour monstrer, disoit-il, que tout ce qui est fait par le Prince, est juste, equitable et droitturier: péchant en cela griefvement, lourdement et pernicieusement, de vouloir remedier au regret que ce prince sentoit pour le peché qu'il avoit commis, en luy donnant asseurance d'en faire encore d'autres semblables. Et s'il est en cela loisible d'amener sa conjecture, Jupiter n'a point justice et equité pour ses assesseurs, mais luy mesme est la justice et l'equité, et la plus ancienne et plus parfaitte loy qui soit: ainsi parlent, escrivent et enseignent tous les anciens, que Jupiter mesme ne sçavroit bien commander sans justice: laquelle est vierge, selon que dit Hesiode, non violee ny contaminee, ains tousjours logee avec honneur, pudicité et simplicité. Voyla pourquoy les anciens appellent les Roys reverends et venerables. Car il est convenable que ceux qui moins ont de crainte, aient plus de honte et d'honneur. Or faut il que le Prince craigne plus tost de mal faire que de mal recevoir, comme estant l'un cause de l'autre: et est celle crainte benigne et genereuse, propre et peculiere à un bon prince, craindre que ses subjects, sans qu'il le sçache ne soient offensez et foulez,
  Ne plus ne moins que les chiens genereux
  Veillent aupres des brebis, non pour eux,
  Sentant venir quelque beste sauvage,
  Autour du parc, pour y faire carnage.
Et n'est pas pour eux qu'ils craignent, mais pour ceux qu'ils gardent, comme Epaminondas, s'estans les Thebains laissez aller à boire dissoluëment et faire grand' chere en une feste, luy seul alloit revisitant les armes et les murailles, disant qu'il jeunoit et veilloit, à fin que les autres peussent à seureté boire et dormir. Et Caton en la ville d'Utique feit cryer à son de trompe, que à tous ceux qui s'estoient sauvez de la desfaitte, il donneroit moyen de s'en aller par la mer: et les aiant tous embarquez, apres avoir fait priere aux Dieux de leur donner bon voyage, luy retournant en son logis, se tua soymesme, monstrant en cest exemple ce que le prince doit craindre, et qu'il doit mespriser. Au contraire, Clearchus le tyran de Pont s'enfermoit dedans un coffre pour dormir, comme un serpent dedans son creux: et Aristodemus le tyran d'Argos montoit en une petite chambrette suspendue, dont l'huys estoit une trappe, sur laquelle il mettoit son lict, là où il se couchoit avec sa concubine: et la mere d'elle quand il estoit monté venoit oster l'eschelle d'à bas, et puis le matin la rapportoit. Comment pensez vous que ce tyran-là devoit trembler de frayeur quand il estoit dedans un plein theatre, ou dedans le palais, où lon exerçoit la justice, ou dedans le conseil, ou en un festin, veu qu'il faisoit de sa chambre une prison? «A la verité aussi, les bons Princes craignent pour leurs subjects, et les Tyrans craignent leurs subjects:» et pour ce d'autant que plus ils augmentent leur puissance, autant augmentent ils aussi leur crainte: car de tant qu'ils commandent à plus grand nombre d'hommes, de tant en craingnent ils aussi plus grand nombre. Car il n'est pas vraysemblable, ne bien seant avec, à la majesté divine, ce que aucuns philosophes ont voulu dire, que Dieu est invisiblement meslé parmy la matiere premiere qui seuffre toutes choses, et qui reçoit mille contraintes et mille cas fortuits, et des changements innumerables, ains reside la haut, assis et colloqué en la nature, qui est tousjours une et tousjours en mesme estat sur des saincts fondements, comme dit Platon, fait et parfait ce qui est droit selon nature, se promenant par tout. Et comme le Soleil au ciel, qui est son tres-bel image, se laisse veoir dedans un miroir à ceux qui ne le peuvent regarder, luy mesme aussi a il laissé és villes, et parmy les hommes, une autre image, c'est la lumiere de justice et de droitte raison qui l'accompagne, laquelle les hommes <p 136v>sages et heureux descrivent et peignent des sentences de la philosophie, en se conformant à ce qui est le plus beau en ce monde, et n'y a rien qui imprime és ames et esprits des hommes une telle disposition, que la raison tiree et apprise de la philosophie, à fin qu'il ne nous advienne comme il feit à Alexandre le grand, lequel aiant veu et consideré Diogenes en la ville de Corinthe, comme il estoit genereux, estima beaucoup et admira la grandeur de courage et magnanimité de ce personnage, jusques à dire, «Si je n'estois Alexandre, je serois Diogenes:» quasi par maniere de dire se faschant de sa richesse, de sa splendeur, et de sa puissance, comme estant empeschemens et destourbiers de sa vertu, et portant envie à sa cappette, et à sa besace, d'autant que par icelles Diogenes estoit invincible et imprenable, non pas comme luy qui ne l'estoit que par le moyen des armes, des chevaux, et des picques: car il pouvoit en se gouvernant par vraye raison philosophique estre de disposition et affection Diogenes, et demourer d'estat et de fortune Alexandre, voire tant plus estre Diogenes d'autant qu'il estoit Alexandre: comme aiant contre une grosse tourmente, agitee de forts vents, et de vagues impetueueses, besoing de chable et d'ancre plus forte, et de gouverneur et pilote plus grand: car és hommes petits, qui ont peu ou point de puissance, comme sont les privez, la folie est innocente, et ne font point de mal quand ils sont fols, pour ce qu'ils ne peuvent: comme és mauvais songes il y a je ne sçay quoy de douleur qui fasche l'ame quand elle ne peut pas venir à bout de mettre à execution ses cupiditez: mais où la puissance est conjoincte avec la mauvaistié, elle adjouste aussi douleur à ses passions et affections. Et est bien veritable ce que souloit dire le tyran Dionysius, car il disoit, que le plus grand plaisir et contentement qu'il sentist de sa domination tyrannique, estoit, que ce qu'il vouloit, soudainement estoit fait,
  «Comme il fut dit, il fut aussi tost fait.
ainsi la mauvaistié et le vice prenant sa course legere par la carriere de la puissance poulse et presse toute violente passion, faisant que une cholere devient aussi tost achevee, que celuy qui est tombé en suspicion perit, et celuy qui est calomnié est perdu. Mais comme les naturels tiennent, que l'esclair sort de la nue apres le tonnerre, encore qu'il apparoisse devant, comme le sang sort de la playe, par ce que l'oreille reçoit le son, et la veuë va au devant de l'esclair: aussi à l'endroit de tels seigneurs les punitions precedent les accusations, et les condamnations vont devant les probations,
  «Car le courroux ne peut là plus durer,
  Non plus que l'ancre en tourmente asseurer
  La nave estant fichee dans le sable,
  Qui ne tien coup, et ne demeure stable:
Si le pois de la raison ne reprime et n'arreste la puissance faisant le Prince et seigneur ainsi comme fait le Soleil, lequel alors qu'il est plus hault elevé en la partie Septentrionale, c'est lors que plus lentement il chemine et moins il se remue, rendant son cours plus asseuré par la tardité: car il n'est possible que les vices demeurent couverts et cachez és hommes qui ont grande puissance, ains comme ceux qui sont subjects au mal caduque, soudain que quelque froid les prend, ou qu'ils tournent un peu, il vient incontinent un esblouissement et un chancellement, qui descouvre et fait veoir leur mal: aussi les ignorants et mal appris, soudain que la fortune les a un petit eslevez en biens, en richesses, en estats et authoritez, incontinent elle fait veoir leur cheute, et ruine: ou, pour mieux le donner à entendre, comme lon ne cognoist pas le vice et la faute des vaisseaux quand ils sont vuides, mais quand vous y versez quelque liqueur, alors vous voyez par où ils coulent et s'en vont: aussi les ames pourries et gastees ne peuvent contenir leur authorité et puissance, ains coulent dehors par <p 137r>leurs cupiditez, leurs choleres, leurs vanitez, et leurs impertinences. Et qu'est-il besoing de s'estendre à discourir cela plus amplement, veu que l'on calomnie és grands et illustres personnages jusques aux moindres fautes qu'ils ont euës? on reprochoit à Cimon qu'il aimoit le bon vin, à Scipion qu'il aimoit à dormir, et accusoit on Lucullus de ce qu'il tenoit table trop sumptueuse et trop friande.

Que le vice seul est suffisant pour rendre L'HOMME MALHEUREUX. Le commancement de ce Traitté est si defectueux et si corrompu, mesmes és livres escripts à la main, que lon ne sçait quelle conjecture y asseoir.
AIANT vendu le sien corps pour un douaire, ** comme dit Euripides, bien peu de bien, et encore mal asseuré et incertain: mais à celuy qui ne passe pas par dessus de la cendre, ains à travers un feu, par maniere de dire, royal, et qui est bruslé tout à l'entour, qui est continuellement à la grosse et courte haleine, en peur et en crainte, plein de sueur, s'en court jusques dela la mer pour gaigner, elle luy donne à la fin une richesse de Tantalus, de laquelle il ne jouira jamais, pour les continuelles occupations, esquelles il s'enveloppe. Or feit jadis sagement ce grand riche homme Sicyonien qui nourrissoit des haras de chevaux, quand il donna à Agamemnon Roy des Acheïens une belle jument coursiere fort viste, pour estre dispensé
  De n'aller point à Troye la venteuse,
  Ains demourer loing de guerre douteuse
  Chez soy en paix et toute volupté,
  Car il avoit de tous biens à planté.
à fin que demourant en sa maison il se veautrast à son aise en profonde richesse, et se donnast du bon temps à loisir, sans aucune fascherie. Mais nos courtisans d'aujourd'huy, et ceulx qui se veulent faire estimer gens d'affaires, n'attendent pas qu'on les appelle, ains se vont d'eulx mesmes jetter la teste baissee és courts des princes et és grosses maisons, là où il fault qu'ils veillent et facent le guet en grand travail, pour gaigner ou un cheval, ou une chaine, ou quelque tel present:
  Et ce pendant, la face deschiree
  En sa maison sa femme est demeuree,
  Et la maison achevee à demy,
pendant que son mary est trainné çà et là errant, vagabond par le monde, tiré de quelques esperances, qui à la fin bien souvent le trompent, et luy font honte. Et si d'adventure il obtient quelque chose de ce qu'il desire, apres avoit esté bien tourneboulé sans dessus- dessoubs, jusques à en avoir la teste toute estourdie de virer ainsi au rouët de la fortune, il demande à s'en eschapper, et appelle bien-heureux ceulx qui demeurent en vie privee, sans s'exposer aux perils: et ceulx-cy, au contraire, le reputent luy bien-heureux, d'autant qu'ils le voient preferé à eulx. Voyla comment le vice dispose tous hommes à toutes sortes de malheurs, estant un parfait ouvrier de malheureté, de maniere qu'il n'a besoing ne d'instruments ny de ministres. Les autres tyrans qui s'estudient à rendre miserables ceulx qu'ils tourmentent, ils nourrissent des bourreaux et des gehenneurs, ils inventent des fers chaulds à brusler, des grillons: mais le <p 137v>vice sans aucun appareil d'outils, aussi tost qu'il s'attache à l'ame, il la brise et l'accable et ruine, il remplit de douleur, de lamentations, de rancune, de regrets et repentance l'homme. Qu'il soit ainsi, on voit plusieurs qui endurent qu'on leur coupe la chair et les membres, sans qu'ils dient mot, et endurent patiemment quand on les fouëtte, et quand leurs maistres, ou bien des tyrans leur donnent les grillons, vous ne leur entendrez pas jetter un seul cry, d'autant que l'ame avec la raison, comme avec la main, reprimant la voix, la garde de sortir: là où, au contraire, vous ne sçauriez jamais faire demourer quoy un courroux, ny commander à un deuil qu'il se taise: ny arrester un qui est surpris de peur, ny un qui se repent de regret, qu'il ne crie, qu'il ne se tire par les cheveux, et qu'il ne frappe sa cuisse, tellement que le vice est plus violent que n'est ny le feu, ny le fer. Or les villes et citez, quand elles font à sçavoir par affiches, qu'elles veulent faire edifier quelques navires ou quelques statues de grandeur excessive que lon appelle Colosses, elles escoutent les ouvriers disputans les uns contre les autres de la manufacture, et entendent leurs raisons, et voient leur modelles, puis elles elisent celuy d'entre eux qui fera le faict à moins de couste, mieux et plus promptement. Or posons le cas doncques que nous publions par affiches à faire et rendre un homme et une vie mal-heureuse, et qu'il se presente pour entreprendre le marché, d'un costé la Fortune, et le Vice de l'autre: l'une, à sçavoir la fortune, pleine d'outils de toute sorte, et d'un appareil de grands frais, pour construire une vie miserable et malheureuse: comme pourroint estre voleries de brigands, des guerres, des inhumanitez de tyrans, des tempestes de mer, des fouldres de l'air, qu'elle traineroit apres elle, de la cigúe qu'elle broyeroit, des espees qu'elle apporteroit, des calomniateurs qu'elle soudoyeroit, des fiévres qu'elle allumeroit, des fers et manotes qu'elle feroit sonner, et des prisons qu'elle bastiroit à l'entour, encore que la plus part de tout cela procede plus tost du vice que de la fortune: mais pourtant supposons que tout cela procede de la fortune, et que la malice, et le vice estant au pres tout nud, et n'aiant besoing de chose quelconque hors de soy alencontre de l'homme, interrogue la fortune comment elle entend de rendre l'homme malheureux, failly de coeur: Menasses-tu l'homme de le rendre pauvre, Fortune? Metrocles se mocquera de toy, qui l'hyver dormoit parmy les moutons, et l'esté dedans les cloistres et portiques des temples: et par ainsi estrivoit de la felicité alencontre du grand Roy de Perse, lequel passoit son hyver en Perse, et son esté en la Medie, Ameneras-tu la servitude, les fers et manotes, et l'estre vendu comme esclave? Diogenes le mesprisera, lequel estant exposé en vente par les brigands qui l'avoient pris, cryoit luy-mesme à l'encan, Qui veult achetter un maistre? Broyes tu une coupe de poison? n'en baillas tu pas autant à boire à Socrates? et luy tout doulcement et facilement sans restiver de peur, ne rien changer de contenance ny de couleur, l'avalla: et quand il fut mort les survivans le jugerent bien-heureux, comme celuy qui en l'autre monde s'en alloit vivre d'une vie divine. Me presenteras-tu le feu? voire mais Decius le Capitaine des Romains t'a pieça prevenu, quand au milieu des deux armees il feit dresser un grand feu, où il se brusla luy-mesme en holocauste à Saturne, comme il avoit voué pour le salut et la prosperité de l'Empire Romain. Et les honnestes femmes des Indiens, qui aiment mieux leurs marys, combattent et estrivent ensemble pour le feu, et celle qui gaigne la victoire est bruslee avec le corps de son defunct mary, laquelle toutes les autres jugent et estiment bien-heureuse. Et quant aux sages de pardela, il n'y en a pas un qui soit reputé homme sainct, ne bien-heureux, si estant encore vivant, en son bon sens et sain entendement, il ne separe son ame de son corps avec le feu, et qu'il ne sorte tout pur et net de la chair, en aiant consumé tout ce qu'il y avoit de mortel. Ouy mais d'une maison plantureuse et d'une richesse grande, d'une table friande et sumptueuse, tu me reduiras à la besace, à la petite cappette, et à <p 138r>demander mon pain ordinaire: toutes ces choses-là furent les principes et causes de la felicité de Diogenes, et de liberté et de gloire à Crates. Mais tu me feras clouër en croix, ou bien empaler au bout d'un pieu. Et que peult il chaloit à Theodorus s'il pourrira dessus ou dessous la terre? Ce sont les plus heureuses sepultures des Tartares, et des Hyrcaniens, l'estre mangé des chiens: et entre les Bactrianiens, par les loix du païs ceux-là sont estimez avoir plus heureuse fin, quand les oiseaux les mangent apres qu'ils sont morts. Qui sont doncques ceux que tels accidents rendent mal-heureux? Ce sont les lasches de coeur, delicats, ecervellez, non exercitez és affaires du monde, et qui tousjours ont retenu les opinions qui leur ont esté imprimees dés leur enfance. La fortune doncques seule n'est pas ouvriere parfaitte de malheur et infelicité, si elle n'a la malice et le vice qui luy aide. Car tout ainsi comme un filet sie l'os qui a esté longuement trempé dedans du vinaigre et de la cendre, et comme les ouvriers courbent et forment en telle façon qu'ils veulent l'yvoire, apres qu'ils l'ont mollifié et detrempé avec de la biere, autrement ils n'en peuvent venir à bout: aussi la fortune blesse et cave ce qui est desja gasté et amolly de soy-mesme, quand la malice y survient d'avantage. Et tout ainsi que le poison appellé Pharicum,* autrement Napel ou Aconit, ne nuit à personne des autres, et ne fait point de mal à ceux qui le touchent, et qui le portent quant et eux: mais s'il touche tant soit peu à un qui soit navré, il le fait incontinent mourir par la playe et blesseure qui reçoit son influxion: *Voyez Dioscoride Livre 6. Chap. 19. aussi celuy duquel la fortune sera pour ruiner et gaster l'ame, devra avoir au dedans de sa propre chaire quelque ulcere, quelque apostume, et quelque mal pour rendre les accidents, qui luy surviendront de dehors, miserables et lamentables. Le vice donc est-il point tel, qu'il ait besoing de la fortune pour produire malheureté? De quel costé cela? la fortune ne fait-elle pas soulever la tempeste et tourment en la mer? ne ceinct-elle pas les pieds des montaignes, des aguets et embusches des larrons? ne jette-elle pas par grande impetuosité la gresle dedans les champs fertiles & fructueux? mais la malice ne suscite-elle pas un Melitus, un Anytus, un Callixenus, calomniateurs? n'oste-elle pas les biens? n'empesche elle pas les hommes d'estre chefs d'armees pour les rendre malheureux? Mais elle les fait lasches, elle leur amasse de grandes successions en terre, elle les accompagne par mer, elle est tousjours apres, les desechant de cupiditez, les enflammant de cholere, les accablant de superstitions, les attirant par les cupiditez des yeux. Il n'y a ny commancement, ny fin.

<p 138v>Comment on se peult louer soymesme, sans ENCOURIR ENVIE NY REPREHENSION.
IL n'y a celuy qui ne die de bouche, que parler de soy-mesme en se donnant la louange d'estre ou de valoir quelque chose, amy Herculanus, ne soit fort odieux, et mal seant à toute personne bien apprise: mais de faict il y en a bien peu qui se gardent de tomber en ceste impertinence et importunité là, non pas de ceulx mesmes qui la reprennent. Car Euripides disant,
  Si la parole il falloit achetter,
  Nul ne voudroit ses louanges conter,
  Mais à raison qu'on en peult de l'air prendre
  Tant que lon veult, sans aucun pris en rendre,
  Chascun disant de soymesme se plaist
  Ce qui est vray et ce qui pas ne l'est
  Pour ce que rien le parler ne luy couste:
il use d'une tres odieuse et importune vanterie, en cela mesmement qu'il va entrelasser parmy des accidents et affaires tragiques, un propos de soy-mesme qui n'appartient rien à la matiere subjecte. Semblablement Pindarus aiant dit en un lieu,
  Qui se vante importunément
  Est fourvoyé d'entendement,
ne cesse jamais toutefois de magnifier sa suffisance en la poësie, qui est grande certainement, et bien digne de louange, il n'ya personne qui le nie: mais ceux qui sont couronnez és jeux et combats sacrez, sont declarez victorieux par la voix d'autruy, pour oster la fascherie que porte avec soy le parler de soy-mesme: et à bon droict avons nous à contrecoeur la vaine gloire de Timotheus, en ce qu'il escrit luy-mesme touchant la victoire qu'il obteint alencontre de Phrynis, Tant tu fus heureux Timothee lors que la herault proclama à haulte voix, Timothee le Milesien a vaincu le fils de Carbon le plieur de voix. Car cela n'a point de grace et est contre toute façon honneste de trompetter ainsi soy-mesme sa victoire, par ce qu'il est bien vray ce que disoit Xenophon, que la plus plaisante audition que l'homme sçauroit entendre est, d'ouir reciter ses louanges par un autre: mais la plus fascheuse aussi aux autres est, d'ouir que luy- mesme les recite. Car premierement nous estimons effrontez et impudents ceulx qui se louënt eux mesmes, attendu qu'ils devroient estre honteux quand d'autres les louëroient en leur presence. Secondement, nous les reputons injustes en ce, qu'ils se donnent à eulx mesmes ce qu'ils devroient recevoir des mains des autres. Tiercement, si nous nous taisons quand nous entendons un qui se louë soy-mesme, il semble ou que nous en soions marris, ou que nous luy portions envie: ou si nous craignons cela, nous sommes contraincts de confirmer nous mesmes ces louanges, et porter tesmoignage à la chose dont il est question, contre ce que nous en pensons, ce qui est plus convenable à une vile flaterie, qu'à vray honneur, d'avoir le coeur de louër aucun en sa presence. Mais encore que cela soit veritable, et que la chose aille ainsi, si peult il advenir des occurrences qu'un homme d'honneur s'entremettant des affaires de la chose publique, pourra se hazarder à parler de soy mesme à son advantage: non pour aucun honneur ou plaisir qu'il en pretende, mais pour ce que l'occasion ou l'action qui se presente, requiert qu'il parle de soy- mesme, comme il feroit de quelque autre chose veritable: mesmement quand les choses faittes ou advenues sont bonnes et honnestes, il ne faut point qu'il feigne de dire hardiment, qu'il en a fait autrefois de semblables: car ceste louange-là apporte un beau et bon fruict, c'est que d'icelle, comme d'une graine et semence, plusieurs <p 139r>autres et plus grandes louanges en procedent: car l'homme de bien ne demande et n'aime pas l'honneur comme un salaire, ou un reconfort et recompense de ses vertueuses actions, mais pour ce que l'estre creu et avoir reputation d'homme de bien, et qu'on se fie en luy, luy donne les moyens de faire plusieurs autres plus grandes et plus belles actions: car il est et plaisant et facile de faire bien à ceux qui vous aiment et se fient en vous, et au contraire il est impossible ou bien mal-aisé, se servir de la vertu et l'employer envers ceux qui vous calomnient ou vous ont pour suspect, en forceant ceux qui fuyent les occasions de recevoir aucun bien ne plaisir de vous. Il nous fault doncques considerer, s'il y auroit point d'autres occasions pour lesquelles l'homme de bien et d'honneur se pourroit louër soy-mesme, à fin que ne le redoutant pas par trop, comme chose vaine et odieuse, nous ne faillions à nous servir de quelque utilité et commodité qu'il y pourroit avoir. Or est bien vaine la louange de ceux qui se louënt eux-mesmes, à fin qu'ils soient louëz des autres: et la mesprise-lon plus que nulle autre, pour ce qu'il semble qu'elle procede d'une ambition et d'un appetit importun de vaine gloire seulement. Car ainsi comme ceux qui n'ont dequoy manger, sont contraincts de manger de leur propre corps contre la nature, et cela est l'extremité de famine: aussi ceux qui sont affamez d'honneur et de louanges, s'ils ne treuvent des autres qui les louënt, ils se louënt eux-mesmes: ce qui de tant plus est laid, qu'il semble que par un amour de vaine gloire, ils y adjoustent encore et y contribuent du leur. Mais encore quand ils ne le font pas simplement et ne cerchent pas à estre louëz à par-eux, ains par une @emulation et jalousie de la louange d'autruy, ils vont comparant leurs faicts et actions comme pour offusquer et obscurcir celles des autres, alors oultre la vanité il y a de l'envie et de la malignité: car on dit en commun proverbe, que celuy est curieux et importun, qui met le pied en la danse d'autruy: mais de s'aller jetter à travers les louanges des autres par une jalousie et envie, en rompant le propos pour parler de soy-mesme, c'est chose dont il se fault non seulement bien garder, mais aussi ne souffrir pas que d'autres nous louënt à l'enuy, ains gracieusement ceder l'honneur à ceux qui seront dignes d'estre louëz et honorez, et si d'adventure ils en sont indignes et ne le meritent pas, encore ne fault-il point que nous les privions des louanges qu'on leur donne en y interposant les nostres, ains plus tost ouvertement les convaincre, et monstrer par vives raisons que c'est à tort que lon leur fait tant d'honneur. Et quant à cela, il n'y a point de doubte qu'il ne faille ainsi faire. Mais on se peut louër soy-mesme sans reprehension, Premierement si on le fait en respondant à une calomnie et imputation qui auroit esté mise sus, comme fait Pericles en Thucydide, là où il dit, «Et neantmoins, Seigneurs Atheniens, vous vous courroucez à moy, qui me puis bien vanter d'estre tel, que je ne cede à autre homme qui qu'il soit, ny quant à prevoir et cognoistre ce qui est utile pour la Chose publique, ny quant à le bien dire et donner à entendre, ny quant à aimer le bien public, et ne se laisser point gaigner à l'avarice.» Car non seulement il evita le blasme de vanité, d'arrogance et de presumptueuse ambition, en parlant ainsi magnifiquement de soy-mesme en tel endroit: ains, qui plus est, il monstra parmy la grandeur et magnanimité de la vertu, laquelle pour ne s'abbaisser point rabaisse et tien soubs sa main l'envie: tellement que les hommes qui l'oyent ainsi parler, ne veulent plus s'amuser à peser et juger si son dire est veritable, ains sont emportez et ravis d'aise et de joye, d'ouyr telles magnanimes vanteries, quand elles sont veritables et certaines, comme le tesmoignent les effects que lon en voit advenir. Car les Thebains, estans leurs capitaines accusez de ce que le temps de leur office expiré, ils ne s'en estoient pas incontinent retournez, selon les loix du païs, ains estoient entrez en armes dedans la Laconie, avoient repeuplé la ville de Messene, à peine absolurent Pelopidas, qui plioit à telles objections, et les supplioit: Et au contraire, Epaminondas <p 139v>qui vint à raconter magnifiquement les braves choses qu'il avoit faittes en ce voyage, et en ce temps-là, jusques à dire finablement q'il estoit prest et content de mourir, prouveu qu'ils voulussent confesser, que malgré eux, et contre leur volonté, il avoit pillé et saccagé la Laconie, avoit repeuplé la ville de Messene, et remis en une ligue toutes les villes de l'Arcadie: ils n'eurent pas le coeur de prendre seulement les ballotes en main pour donner sentence contre luy, ains se departirent de l'assemblee, en louant grandement sa haultesse de courage, et s'esjouissant et riant d'avoir ainsi ouy parler ce personnage. Pourtant ne faut-il pas du tout reprendre Stenelaus de ce qu'il dit en Homere,
  Nous nous vantons de valoir beaucoup mieux
  Que jamais n'ont valu nos peres vieux:
si nous nous souvenons de ce qui precede un peu au paravant,
  O fils du preux Tydeus et vaillant,
  Comment de peur est ainsi tressaillant
  Ton foible coeur, que ton oeil par tout quiere
  A te tirer de la battaille arriere?
car ce n'estoit pas luy à qui ceste parole picquante s'addressoit, ains repliquoit pour son amy, qu'il sentoit injurié: et pourtant la juste cause luy donnoit liberté de parler ainsi bravement de soy-mesme. Les Romains se fascherent d'ouyr tant souvent repeter à Ciceron les louanges des choses qu'il avoit faittes à l'encontre de Catilina: et au contraire, quand Scipion leur dit en publique assemblee, qu'il ne leur estoit pas bien seant vouloir juger de Scipion, veu que par son moyen ils estoient parvenus à ceste grandeur de juger de tout le monde, ils meirent des chappeaux de fleurs sur leurs testes, et monterent avec luy au Capitole pour sacrifier et rendre graces à Jupiter: l'un et l'autre avec raison, car l'un repetoit ainsi souvent ses louanges sans aucun besoing qu'il en fust, pour se glorifier: et à l'autre le peril luy ostoit la haine, et l'envie de s'en magnifier. Si ne convient pas ceste vanterie et ceste gloire de se magnifier, seulement à ceux qui sont accusez et appellez en justice de leur vie ou de leur honneur, ains à tous ceux qui sont en adversité plus tost qu'en prosperité, pource qu'il semble que ceux-cy ambrassent, par maniere de dire, la gloire, et prennent plaisir à la jouyr, gratifians en cela à leur ambitieux desir: et ceux-là pour la qualité de leur temps sont bien esloignez de toute suspicion d'ambition, et se roidissent encontre la fortune, estayans le mieulx qu'ils peuvent la generosité de leur courage, en evitant totalement la bassesse de sembler mendier compassion, ny d'estre ravallé de courage, et se lamenter en leur mesadventure. Tout ainsi doncques comme nous estimons fols et glorieux ceux qui en se promenant se rehaussent et dressent le col, et au contraire nous louons ceux qui se redressent et relevent le plus qu'ils peuvent en escrimant des poings, ou en combattant: aussi un homme qui estant renversé par la fortune se releve sur ses pieds, et se redresse pour luy faire teste, et au lieu de se monstrer pitoyable suppliant et lamentable, par une parole avantageuse se monstre brave et hault en courage, en est trouvé non superbe ne presumptueux, ains au contraire, grand et invincible: comme le poëte Homere depeint Patroclus, modeste et gracieux en paroles, quand il a fait vaillamment et heureusement: et au contraire, à sa mort il le descrit parlant bravement et haultainement,
  Si tels esté comme je suis ils eussent,
  Encontre moy presentez ils se fussent.
Et Phocion, qui au demourant avoit tousjours esté fort gracieux et modeste, apres qu'il se veit condamné, il donna à cognoistre sa magnanimité en plusieurs autres choses, et mesmement en ce qu'il dit à l'un de ceux qui estoient condamnez à mourir quant et luy, qui se tourmentoit et complaignoit, Que dis-tu pauvre homme? <p 140r>ne te tiens-tu pas bien-heureux de mourir avec Phocion? Autant doncques, voire plus encore, est-il permis à l'homme d'estat, à qui lon fait tort, de dire quelque chose avantageusement de soy, à ceux qui se monstrent ingrats envers luy, comme Achilles ailleurs rendoit bien à Dieu la gloire du success des affaires, et parloit modestement quand il disoit,
  Si Jupiter la grace nous ottroye
  Que ruïner puissions la grande Troye.
mais ailleurs, là où on luy fait tort et injure, il desploye sa langue à parler haultainement en courroux,
  Avec mes gens, et mes vaisseaux, j'ay pris
  Douze citez. et en un autre lieu,
  Ils ne pourront supporter la lueur
  De mon armet approchant pres du leur.
Car là où la braverie est partie de la justification, alors il est loisible et permis d'en user: suyvant laquelle doctrine, nous voyons que Themistocles, pendant qu'il feit les grands services à son païs, jamais ne dit ny ne feit rien de superbe, mais lors qu'il veit que les Atheniens estoient saouls de luy, et qu'ils n'en faisoient plus de compte, il ne faignit pas de leur dire, «O pauvres gens, pourquoy vous lassez-vous de recevoir souvent des bienfaicts de mesmes personnes?» Et une autre fois, «En temps de pluye et d'orage vous recourez à moy, comme à l'abry d'un arbre: et puis quand le beau temps est revenu, vous en arrachez chascun une branche en passant.» Ceux-là doncques se sentans d'ailleurs oultragez rememoroient ainsi leurs bons services et beaux faicts à ceux qui en estoient mescognoissans: mais celuy qui se sent repris et blasmé des meilleurs choses qu'il ait faittes, est bien à excuser, et ne luy peult on attacher aucun blasme, si luy-mesme se met à louër ce qu'il a fait: d'autant qu'il semble qu'il ne le die pas par reproche, mais pour respondre à ce dont on le calomnie. Qu'il soit ainsi, cela donna une honneste liberté à Demosthene de parler à son avantage, et si empesche qu'on ne se lasse, et ne se saoule des louanges que luy-mesme se donne par toute l'oraison qu'il escrivit de la couronne, là où il se glorifie de ce qu'on luy imputoit, à sçavoir des ambassades qu'il avoit faittes, et des decrets qu'il avoit mis en avant pour la guerre. Aussi n'est pas logé loing de là, et a bonne grace le renversement de l'objection, quand on monstre, que le contraire de ce dont on est chargé et imputé, est meschant et deshonneste, comme feit l'orateur Lycurgus à Athenes, respondant à ceux qui luy reprochoient, qu'il avoit donné argent à un calomniateur pour se racheter de la vexation de sa calomnie: «Et bien, dit-il, Quel citoyen vous semble-il que je sois, veu qu'en si long temps qu'il y a que je m'entremets du gouvernement des affaires de la Chose publique, je suis convaincu devant vous, d'avoir plus tost donné que pris de l'argent injustement?» Et Ciceron, comme Metellus luy reprochast, qu'il avoit plus affligé et perdu d'hommes par son tesmoignage, qu'il n'en avoit sauvé par son eloquence: «Et qui est celuy, dit-il, qui ne die, qu'il y a plus en moy de foy et de preud'hommie, qu'il n'y a d'eloquence, et de force de bien dire?» Et ces passages de Demosthene, «Qui est celuy qui ne m'eust justement condamné à mourir, si je me fusse efforcé de contaminer seulement de parole les honneurs et tiltres glorieux que ceste cité a? Et que pensez-vous qu'eussent dit ces meschans hommes icy, si lors que je discourois ces choses par le menu, les villes s'en fussent allees?» Brief toute la harengue pour la couronne coule fort dextrement ses louanges, et les adjouste aux oppositions, et solutions des objections qu'on luy mettoit sus: toutefois il est bien à remarquer en ceste mesme oraison-là, comme artifice tres- utile, qu'en meslant parmy les propos qu'il tient de soy les louanges aussi des escoutans, il rend tout son parler exempt d'envie, et de la haine qui accompaigne ordinairement ceux <p 140v>qui monstrent de s'aimer trop soy-mesme: quels se monstrerent alors les Atheniens envers ceux d'Euboee, quels envers ceux de Thebes, combien de bien feirent-ils aux habitans de la Cherronese, combien à ceux de Byzance, en disant que luy n'en estoit que le ministre: Car l'auditeur secrettement ainsi gaigné par ses propres louanges, en reçoit plus volontiers, et avec plaisir, le dire de l'Orateur, et est bien-aise d'ouïr reciter et referer à un autre ce que luy-mesme a bien fait, et à ceste aise-là suit incontinent conjoinct l'avoir en admiration et amour ceux, par le moyen desquels il a bien fait. Suyvant lequel propos Epaminondas dit un jour publiquement, comme un sien envieux Meneclidas en se mocquant luy reprochast, qu'il se magnifioit plus que n'avoit oncques fait le Roy Agamemnon: «Mercy à vous, Seigneurs Thebains, avec lesquels seuls j'ay en un jour subverty et ruïné la domination des Laced@emoniens.» Et pourtant que la plus part des hommes repugnent ordinairement en leurs coeurs, et se faschent fort contre celuy qui se louë soy-mesme, et ne font pas de mesme contre celuy qui louë un autre, ains en sont bien souvent aises, et confirment telles louanges par leur tesmoignage, aucuns ont accoustumé en louant dextrement et opportunément ceux qui aiment, et qui font de mesmes choses, et qui bref sont de mesmes conditions et mesme humeur que eux, de s'insinuer en la bonne grace des auditeurs, et les attirer à eulx, pource qu'ils recognoissent incontinent au disant, encore qu'il parle de quelque autre, une semblance de vertus, qui merite toute pareille louange. Car ainsi comme celuy qui reproche à un autre les vices, desquels il est luy-mesme taré, se fait plus d'injure à soy-mesme, qu'à l'autre auquel il les reproche: aussi les gens de bien honorans les gens de bien, remettent ceux qui les cognoissent en memoire, tellement que tout aussi tost ils leur vont criant: «Et vous, n'estes-vous pas tout de mesme?» Voyla pourquoy Alexandre honorant Hercules, et Androcopus Alexandre, ont fait qu'eux-mesmes ont esté honorez par leurs semblables: et à l'opposite, Dionysius se mocquant de Gelon, en disant qu'il avoit esté gelos, c'est à dire, la risee et la mocquerie de la Sicile, ne s'appercevoit pas, que par envie qu'il se sucitoit, il ruïnoit et demolissoit la grandeur et la dignité de sa seigneurie. Il fault donc que l'homme d'estat, encore ailleurs entende et prattique bien ces regles-là: mais si quelquefois il est contrainct de se louër soy-mesme, il rendra ceste sienne louange beaucoup plus supportable, quand il ne se l'attribuera pas toute, ains comme si la gloire luy estoit charge pesante, il s'en deschargera d'une partie sur la Fortune, et d'une autre sur Dieu: et pourtant fait Homere sagement parler Achilles,
  «Puis que les Dieux m'ont donné ceste grace
  D'avoir occis l'ennemy sur la place.
et sagement feit aussi Timoleon à Syracuse, qui apres ses beaux faicts dedia un autel à l'heureuse adventure, et consacra sa maison à la bonne fortune: et tressagement feit aussi Python Aenien, lequel estant venu à Athenes apres avoir tué le Roy Cotys, comme les Orateurs feissent à l'envy les uns des autres, à qui plus haultement louëroit sa prouësse devant le peuple Athenien, et que luy se fust apperceu que quelques-uns luy en portoient envie, et en estoient marris: il dit en passant, «Seigneurs Atheniens, ce a esté quelque Dieu qui l'a fait, et je luy ay presté mes mains.» Aussi osta Sylla l'envie à ses faicts, en louant souvent sa bonne fortune: et finablement en se surnommant Faustus, c'est à dire, le bien fortuné: car les hommes aiment mieulx sembler estre vaincus par la fortune, que par la vertu, pource qu'ils reputent l'un estre bien non appartenant au vainqueur, et l'autre default propre à eux, et qui procede d'eux. C'est pourquoy lon dit que les loix de Zaleucus pleurent infiniement aux Locriens, d'autant qu'il leur donnoit à entendre que la deesse Minerve s'apparoissoit à chasque coup à luy, et luy enseignoit et dictoit les loix qu'il leur donnoit, <p 141r>et qu'il n'y en avoit pas une qui fust de son conseil ny de son invention. Or est-il à l'adventure necessaire d'inventer ces remedes et ces adoucissemens-là, alencontre de ceux qui sont de nature fascheux ou envieux: mais encore envers ceux qui sont de bonne sorte et modestes il ne sera pas impertinent d'user de corrections des louanges, si d'adventure quelqu'un en nostre presence nous louë d'estre ou sçavans, ou riches, ou de grand credit, en le priant de ne dire point cela de nous: mais bien si nous sommes bons, à nully mal-faisans, et profitables à plusieurs: car qui fait ainsi, n'accumule pas louanges sur louanges, ains la transfere d'une chose à une autre: et ne semble pas qu'il prenne plaisir à s'ouyr louër, ains plus tost d'estre marry de ce qu'on ne le louë pas ainsi qu'il faut, ny pour ce qu'il faut: et cacher et obscurcir les qualitez moindres soubs les plus grandes et meilleurs, non tant pour vouloir estre loué, que pour enseigner comment il faut louër: car ceste maniere de dire, Ce n'est pas de pierres que j'ay fortifié ceste ville, ny de murailles de brique: mais si vous voulez considerer dequoy et comment je l'ay fortifiee, vous trouverez que c'est d'armes, de chevaux, et de confederez et alliez: cela tire sur ceste regle- là, et encore plus ce que dit Pericles sur la fin de ses jours. Car ainsi comme il achevoit sa vie, et se portoit fort mal, ses parents, amis et familiers se prirent à rememorer les charges qu'il avoit euës, les expeditions qu'il avoit faittes, la puissance grande qu'il avoit euë, les victoires, les trophees, les villes et citez qu'il avoit conquises aux Atheniens, et luy se soublevant un petit en son seant, les reprit et blasma grandement de ce, qu'ils alleguoient des louanges qui estoient communes à plusieurs, et aucunes qui estoient plus tost deuës à la fortune, que non pas à la vertu: et ce-pendant ils obmettoient ce qui estoit le plus grand et le plus beau, et qui estoit plus propre à luy: c'est que par luy nul citoyen n'avoit jamais porté le deuil, ne pris robbe noire. Cest exemple donne le moyen et à un Orateur s'il est bon, et qu'on le louë de la force de son eloquence, de transferer la louange à sa vie, et à ses meurs: et à un Capitaine que lon estimera pour sa grande experience et son heur au faict des armes, de parler franchement de sa justice et de sa clemence: ou au contraire, si d'adventure il y en a qui luy donnent des louanges excessives, comme bien souvent il s'en trouve qui disent, en flattant, des propos qui ne servent qu'à exciter envie,
  Je ne suis point du nombre des haults Dieux,
  Pourquoy vas-tu me comparant à eux?
mais tu me cognois à la verité pour tel que je suis, louë ce, que je suis incorrompable, que je suis temperant, que je suis raisonnable et humain: car l'envie concede volontiers à qui refuse les plus grandes louanges, celles qui sont moindres et plus modestes, et ne prive pas de veritable louange ceux qui ne reçoivent pas les faulses et vaines. Et pourtant ne se faschoient point les hommes d'honnorer les Princes et les Roys, qui ne cerchoient pas à se faire appeller Dieux, ou enfans des Dieux, ains Philadelphes, c'est à dire aimans leurs freres et soeurs: ou Philometores, aimans leurs meres: ou Evergetes, bienfaicteurs: ou Theophiles, c'est à dire aimans les Dieux, qui sont belles et honnestes appellations, propres aux hommes, et aux bons princes, comme au cas pareil, on ne peut endurer patiemment ceux qui en escrivant ou en lisant se donnent le tiltre de Sages, et est-on bien aise d'ouyr ceux qui se nomment amateurs de sagesse, ou qui disent qu'ils profitent en l'estude de sapience, ou telle chose semblable, qui est modeste et non subjecte à aucune envie. Là où ces ambitieux et Sophistes, qui reçoivent et seuffrent qu'on leur die ces paroles, qu'ils ont harengué divinement, celestement, et magnifiquement, perdent outre cela, le modestement, et humainement: et toutefois, ainsi comme ceux qui ne veulent pas fascher ny donner peine à ceux qui ont mal aux yeux, parmy des couleurs fort brillantes et fort vifves entremeslent quelque peu d'ombrage: aussi aucuns recitans leurs louanges, non totalement reluisantes et claires sans aucune meslange, ains y entremeslans quelques <p 141v>imperfections ou defectuositez et fautes, lesquelles deschargent par ce moyen de ce qui cause haine et envie: comme Epeus aiant parlé fort avantageusement, et s'estant vanté bravement de sa vaillance en l'escrime des poings,
  A coups de poing son corps je creveray,
  Et tous ses os je luy desbriseray: il va dire apres,
  Car de combat autre je ne demande.
Mais à l'adventure est celuy-là digne de mocquerie, qui pour excuser une braverie d'escrimeur et champion de luicte, advouë et confesse qu'il est lasche et couard: et au contraire est adroit, de bon jugement, et de bonne grace, celuy qui allegue contre soy-mesme quelque oubliance, quelque ignorance, ou quelque desir d'ouyr et d'apprendre, comme Ulysses quand il dit,
  Mais le mien coeur desiroit escouter,
  Et commandois de me desgarroter
  En leur guignant des yeux et de la teste. Et en un autre lieu,
  Mais point de foy je ne leur adjousté,
  Comme beaucoup meilleur il eust esté,
  Pour le geant voir dedans son repaire,
  Pensant qu'il deust quelque present me faire.
Et brief toutes sortes de fautes, prouveu qu'elles ne soient pas par trop deshonnestes, ny par trop lasches, estans adjoustees à des louanges, leur ostent la haine et l'envie. Et y en a plusieurs qui en entre-jettant une confession et adveu de pauvreté ou de faute d'experience, ou de noblesse, parmy des louanges, les rendent moins enviees et moins odieuses: ne plus ne moins qu'Agathocles beuvant aux jeunes hommes qui estoient de sa compagnie en vases d'or et d'argent ingenieusement ouvrez, en faisoit apporter sur sa table d'autres de terre, leur disant, «Voyla que c'est de perseverer à travailler, prendre peine et se hazarder à faire vaillamment: car par cy devant nous faisions de ces pots-là (monstrant ceux de terre:) et maintenant nous en faisons de ceux-cy (monstrant ceux d'or et d'argent.)» car il avoit esté nourry en la boutique d'un potier de terre, tant il estoit pauvre et de bas lieu yssu: maid depuis il se feit Roy de toute la Sicile presque. Voyla doncques les remedes que lon peult appliquer de dehors, quand on est contrainct de parler de soy-mesme: mais il y en a d'autres qui sont dedans ceux mesmes qui se louënt, comme Caton disoit qu'on luy portoit envie de ce qu'il ne faisoit compte de ses propres affaires, et qu'il veilloit toutes les nuicts pour le salut de la patrie: à quoy ressemblent aussi ces passages,
  Quelle sagesse y a-il en moy, veu
  Que je pourrois de charge desprouvèu,
  Comme un soldat simple de l'exercite,
  De tout travail et de tout soucy quitte,
  Participer à la fortune, autant
  Que le plus sage et plus s'entremettant? Et cest autre,
  Je crains d'avoir jetté la grace au vent
  De mes travaux endurez cy devant,
  Et toutefois je ne repoulse encores
  Arriere ceux qui se presentent ores.
Car les hommes communément portent envie à ceux qui ont la gloire et la vertu gratis, ou sans qu'il leur couste gueres, ne plus ne moins que si c'estoit une maison ou un heritage, mais non pas à ceux qui l'ont achettee bien cherement avec grands labeurs et grands perils. Et pourautant qu'il ne faut pas seulement ne fascher point les escoutans, ny se faire envier en se louant, ains faut tascher à servir et profiter en ce faisant, à fin qu'il ne semble pas que nous facions cela, mais autre effect par cela: <p 142r>considerez premierement quand quelqu'un s'est loué soy-mesme, s'il l'a point fait pour une exhortation, pour exciter une jalousie et une emulation, comme feit Nestor, lequel en racontant ses prouësses et vaillances encouragea Patroclus, et les autres neuf chevaliers à entreprendre le combat d'homme à homme contre Hector: car l'exhortation, qui a la parole de l'oeuvre quant et quant, et l'exemple avec la pointure d'emulation, est vive, et aiguillonne merveilleusement: et avec le courage et l'affection apporte l'esperance de pouvoir venir à bout, comme de chose qui n'est pas impossible: et pource des trois danses qui estoient en Laced@emone, celles des vieillards disoit,
  Nous avons esté jadis
  Jeunes, vaillans et hardis.
celle des enfans,
  Et nous un jour le serons,
  Et tous vous surpasserons.
et celle des jeunes hommes,
  Nous le sommes à l'espreuve,
  Qui voudra, vienne, et l'espreuve.
En quoy feit sagement et en homme bien entendu au faict de gouvernement le legislateur qui les institua, de proposer aux jeunes gens des exemples familiers, et pres d'eux, par ceux mesmes qui les avoient executez: ce neantmoins encore n'est-il pas mauvais aucunefois de se vanter, et hautainement et magnifiquement parler de soy-mesme, pour estonner et reprimer un petit, ou bien pour ravaller et tenir bas un brave audacieux, comme fait le mesme Nestor en un autre endroit,
  J'ay en mes jours hanté des personnages,
  Qui valoient mieux en faicts et en langages
  Que vous, desquels estimé mal-appris
  Je ne fus oncq, ny tenu en mespris.
Ainsi parla aussi Aristote à Alexandre, disant qu'il estoit loisible et bien seant d'avoir le coeur haut, non seulement à ceux qui tenoient beaucoup d'hommes subjects à leur puissance: mais aussi à ceux qui avoient opinions veritables des Dieux. Et sont ces façons-là de parler utiles quelquefois à l'encontre des ennemis et des mal- veuillans,
  Ceux que mon bras en battaille rencontre,
  Sont arrivez à mal-heureuse encontre.
Et Agesilaus parlant du Roy de Perse que lon nommoit le grand Roy: «En quoy, dit-il, est-il plus grand que moy, s'il n'est plus juste?» Et Epaminondas repliqua aux Laced@emoniens, qui accusoient avec beaucoup de paroles les Thebains: «Au moins, dit-il, vous avons nous guary du peu parler.» Mais quant à ces façons-là de dire, elles s'adressent à des ennemis publiques, ou particuliers mal-veuillans: et quant aux amis et à ceux qui sont des nostres, on peut bien aussi, en usant à propos, en temps et lieu, de hautain langage, non seulement applattir et abbaisser ceux qui sont trop superbes et trop braves: mais aussi au contraire eslever et exciter ceux qui sont estonnez, effroyez et espouvantez. Car Cyrus au milieu des armes et des dangers de la guerre, parloit hautainement, et ailleurs non: et Antigonus, qui au demourant estoit sobre en paroles, et modeste, en la battaille navalle qu'il donna pres l'Isle de Co, comme l'un de ceux qui estoient autour de luy, un peu avant la meslee, luy dist, «Sire ne vois-tu pas que les vaisseaux des ennemis sont en beaucoup plus grand nombre que les tiens?» «Mais moy, dit-il, pour combien de vaisseaux me comptes- tu?» Et semble qu'Homere ait bien entendu cela: car il fait qu'Ulysses voyant ses gens effroyez du bruit et de la tourmente qui sortoit du gouffre de Charybdis, leur ramene en memoire la subtilité de son engin, et sa vaillance, en leur disant,
<p 142v>   Ce mal icy n'est point si dangereux
  Qu'estoit celuy, quand le Cyclops hereux
  Nous tournoyoit de force merveilleuse
  Tout à l'entour de sa caverne creuse,
  Et toutefois je vous en ay mis hors
  Par ma prouësse et mes conseils accors.
car ceste façon de louange n'est point d'un advocat flattant, ny d'un sophiste se vantant, ne qui demande un applaudissement ny battement de mains, mais d'un personnage qui baille à ses amis pour gage de s'asseurer sur luy, sa vertu et sa suffisance: car c'est chose de grande importance pour le salut, en temps dangereux, que la reputation et la fiance que lon a d'un homme qui a l'authorité et la suffisance de bon Capitaine. Or avons nous desja par cy devant deduit, que ce n'est point chose convenable ne bien seante à homme d'estat et d'honneur, que de s'opposer à la gloire et la louange d'autruy: toutefois là où une faulse et perverse louange porteroit nuysance et dommage, en apportant emulation de mal-faire, et une mauvaise volonté et intention en choses de grande consequence, il ne seroit pas inutile de repoulser arriere, ou plus tost de divertir l'auditeur à choses meilleurs, en luy faisant veoir la difference. Car on se contenteroit bien à mon advis de veoir que les hommes s'absteinssent volontairement du vice, quand ils le verroient blasmé et vituperé: mais si au lieu de le vituperer on le voyoit louër, et si outre le plaisir et le profit qu'il apporte communément quant et soy, on y adjoustoit encore le tenir en honneur et en reputation, il n'y auroit si forte ne si heureuse nature, de laquelle il ne vint au dessus. Et pourtant fault-il que l'homme de bien et de gouvernement face la guerre non aux louanges des hommes, mais aux louanges des choses, si ainsi est qu'elles soient mauvaises: car ce sont celles qui corrompent les meurs, pour ce que avec telles louanges entre la volonté de imiter et ensuyvre telles actions deshonnestes, comme si elles estoient belles et honnestes: mais on les advere pour telles qu'elles sont, quand on les met au parangon vis à vis des honnestes et veritables louanges. On dit que Theodorus le joueur de Trag@edies dit un jour à Satyrus joueur de Com@edies, que ce n'estoit pas grande merveille de faire rire les spectateurs, mais bien de les faire pleurer et crier: aussi pourroit un sage philosophe dire à ce mesme Theodorus, mais au contraire ce n'est pas chose grande ne digne, de faire pleurer ny crier les spectateurs, mais bien de leur oster toute occasion de se douloir et de pleurer: car celuy qui se louë en ceste sorte, profite à l'auditeur, et luy change son jugement, ainsi comme feit Zenon parlant du grand nombre des auditeurs de Theophraste: «Sa danse, dit-il, est plus grande que la mienne, mais la mienne est mieux accordee.» Et Phocion, comme Leosthenes eust encore la vogue, estant interrogué par les harengueurs, Quel bien il avoit jamais fait à la Republique: il leur respondit, Non autre, dit-il, sinon que ce-pendant que j'ay este gouverneur et capitaine, jamais vous autres messieurs n'avez fait aucune oraison funebre, ains avez enterré tous vos citoyens qui sont morts, és sepultures de leurs ancestres: et Crates escrivit et opposa fort gentilment à ces vers de la sepulture de Sardanapalus,
  Demouré m'est seulement ce que j'ay
  Paillardé, beu, yvrongné, et mangé:
  Demouré m'est seulement ce que j'ay
  En mon vivant appris, sçeu, et jugé
  Des beaux secrets des Muses que j'aimoye.
Car ceste maniere de louanges est belle, honneste et utile, enseignant à aimer et estimer les choses qui sont utiles and profitables, non pas celles qui sont vaines et superflues: parquoy cest advertissement soit joinct aux autres, sur le subject de la question proposee <p 143r>Mais il reste maintenant à dire, ainsi que la suitte du propos le requiert et nous en admoneste, comment chascun pourra eviter la fascherie de se louër importunément soy-mesme: car le parler de soy sortant d'une si forte garnison, que l'amour de soy-mesme, advient bien souvent à ceux mesmes qui sont les plus modestes et plus esloignez de vaine gloire. Et tout ainsi que l'un des preceptes de santé est, fuir et eviter totalement les lieux mal-salubres et maladifs, ou pour le moins prendre plus soigneusement garde à soy quand on y est: aussi y a-il certains temps, et certains propos fort glissants, esquels on se laisse facilement couler à parler de soy, à la moindre occasion du monde. Premierement ceux qui de nature sont ambitieux, quand ils oyent louër autruy, communément s'avancent à parler d'eux mesmes, et leur prend un appetit de gloire, et un eslancement qu'ils ne peuvent retenir, leur chattouillant et grattant une demangeaison qu'ils ont de se louër, mesmement si celuy que lon louë devant eux, se rencontre ou egal en merite, ou inferieur à eux: car ainsi comme ceux qui ont faim sont encore plus irritez, et leur appetit d'avantage provoqué, quand ils en voyent d'autres manger devant eux, aussi la louange d'autruy enflamme de jalousie ceux qui sont subjects à la convoitise d'honneur et de gloire. Secondement, le recit des choses que lon a heureusement et à souhait executees, poulse ordinairement ceux qui les racontent, en des vanteries et braveries pour la joye qu'ils en ont: car depuis qu'ils sont une fois tombez en propos des victoires qu'ils ont euës à la guerre, ou des entreprises qu'ils ont heureusement conduittes à chef en matiere de gouvernement, ou des discours qui leur ont bien succedé, ils ne se peuvent contenir ny moderer: à laquelle maniere de parler de soy-mesme on voit principalement estre subjects les gens de guerre et gens de marine, plus qu'autres: et advient aussi cela coustumierement à ceux qui reviennent de la court des grands Princes, ou des lieux où il s'est fait quelques grands exploits et affaires. Car en faisant mention des Princes et grands Seigneurs, ils y entrelassent ordinairement quelques paroles qu'ils auront dittes à leur avantage, et ny cuydent pas se louër eux-mesmes en disant cela, ains seulement reciter les louanges que d'autres auront dittes d'eux: et y en a qui pensent que les escoutans ne s'en apperçoivent point, quand ils racontent les ambrassements, recueils, et les caresses que les Roys, les Empereurs, et tels grands personnages leur ont faicts, comme s'ils ne recitoient pas leurs propres louanges d'eux, mais les courtoisies et demonstrations de la bonté et humanité des autres: et pourtant faut-il bien attentifvement prendre garde à soy, quand on louë quelqu'un, que les louanges qu'on luy donne soient pures et nettes, sans aucune suspicion de s'aimer obliquement, et parler de soy-mesmes, à fin qu'il ne semble point que nous louons, comme dit Homere,
  Patroclus soubs couleur et couverture,
mais que nous entendons nous louër nous mesmes à travers luy. Qui plus est, les blasmes mesmes et les reprehensions sont quelques fois bien dangereuses à faire chopper et desvoyer ceux qui se deulent un petit de la vaine gloire: en laquelle maladie encourent souvent les vieilles gens, quand ils se mettent à reprendre les autres et à blasmer les mauvaises façons de faire, et les fautes d'autruy, en se magnifiant eux-mesmes, comme aiants esté admirables en l'opposite de ce dont ils accusent les autres: mais à ceux-là le fault-in conceder, mesmement s'ils ont avec l'aage la reputation de longue main acquise de gens de bien et d'honneur: car ce n'est pas chose inutile, ains qui donne grande emulation et envie d'acquerir pareils honneurs à ceux qui sont ainsi chastiez par eux: mais tous autres se doivent bien garder, et craindre ce destournement-là: car estant de soy-mesme autrement fascheux et presque intolerable le blasmer autruy, et où lon doit extre bien reservé et retenu, celuy qui mesle sa louange propre avec le blasme d'autruy, et qui va cerchant gloire en l'infamie d'autruy, <p 143v>est odieux infiniement, et totalement importun et insupportable, voulant estre honoré de ce qu'il deshonore les autres. Davantage comme ceux qui sont de nature prompts et enclins à rire, doivent fort eviter et fuir les chatouillemens et frottemens legers par dessous les aixelles, et autres telles parties du corps, où il y a moins de poil, lesquelles se laissant aller, et se fondant à tels attouchements, esmeuvent et excitent quant-et- quant la passion risible: aussi peult-on donner cest advertissement à ceux qui se laissent trop passionneement emporter à la convoitise de gloire, de s'abstenir de se louër eux-mesmes, quand autres les louëront. Car il faut que celuy qui se sent louër, rougisse de honte, non pas effronteement l'escouter, et qu'il reprenne ceux qui disent quelque grande chose d'eux, non pas qu'il le reprenne d'en avoir trop peu dit: ce que plusieurs font, qui suggerent eux-mesmes et entassent d'autres faicts magnanimes et prouësses qu'ils auront faittes, jusques à ce qu'ils gastent et la louange qu'ils se donnent eux-mesmes, et celle que leur donnent les autres. Or y an a-il qui se flattans eux-mesmes se chatouillent et s'emplissent de vent, les autres malignement tirent à les faire parler d'eux-mesmes, les autres les interroguent et leur font des demandes pour plus avant les faire entrer és filets, et avoir plus de matiere de rire: comme le soldat glorieux en une Com@edie de Menander,
  Seigneur comment eustes-vous ce coup-là?
LE SOLDAT.
  D'un javelot. Pour Dieu comment cela?
  Sur une eschelle en montant à mont contre
  Une muraille. Or le coup je leur monstre
  Quant est de moy à mon meilleur esciant:
  Mais eux de moy se mocquoient en riant.
En toutes ces sortes-là doncques se faut-il bien donner garde, le plus que lon peut, et de sortir hors des bornes avec les louanges, et de se laisser aller aux interrogatoires: et pour s'en mieux retenir et donner de garde, le meilleur moyen est d'observer de pres ceux qui se louent eux-mesmes, en se representant et ramenant en memoire, comme c'est chose fascheuse et desplaisante à tout le monde: et comme il n'y a propos qui soit plus odieux, ne plus moleste à ouyr: car sans que nous puissions dire quel autre mal nous fait celuy qui se louë soy-mesme, nous faisons tout ce que nous pouvons pour nous en despestrer, et respirer arriere à nostre aise, comme estant un fardeau, qui de soy et de sa nature charge par trop: tellement qu'il est intolerable et insupportable mesme à un flatteur, et un poursuivant de repeuës franches, voire aiant necessité: et disent qu'ils payent bien cherement leur escot, quand il leur fault avoir la patience d'ouyr un riche, ou prince, ou gouverneur, ou Roy, qui qu'il soit, qui se louë luy-mesme: comme le bouffon qui dit en Menander,
  Il m'emmaigrit à la table, il m'assomme,
  Quand il me faut endurer d'ouyr comme
  A la soldate il rencontre aigúment
  Le franc archer malheureux garniment.
Car veu que cela ne se dit pas seulement contre les soldats, et contre les glorieux de nouveau enriches, qui ont accoustumé de faire de beaux contes bien dorez, mais aussi contre les philosophes, les sophistes et rhetoriciens, et les capitaines enflez de presumption, et parlant d'eux-mesmes hautainement: si nous nous voulons souvenir, que les propres louanges que l'homme se donne, sont tousjours accompagnees du blasme et vitupere que les autres luy en donnent, et que la fin de ceste vaine gloire est communément honte et infamie, et que fascher ceux qui les escoutent, comme dit Demosthene, leur en demeure, et non pas estre tenus ny reputez pour tels <p 144r>qu'ils se disent, nous nous garderons bien de parler de nous mesmes, si ce n'est qu'un grand profit en doive advenir, ou à nous ou à ceux qui nous escoutent.

Quelles passions et maladies sont les pires, celles DE L'AME, OU CELLES DU CORPS. C'est un commancement de Declamation toute imparfaitte.
HOMERE aiant consideré les divers genres des animaulx mortels, et les aiant comparez les uns aux autres, tant en la duree qu'en l'entretenement de leurs vies, a exclamé, qu'il n'y en avoit pas un si miserable que l'homme, de tous ceulx
  Qui sur la terre ou marchent ou respirent,
adjugeant une malheureuse principaulté à l'homme, qu'il n'y en a point qui le passe en superiorité de tous maulx. Mais nous supposans que l'homme ait desja emporté la victoire de misere, et soit declaré le plus calamiteux de tous les autres animaulx, le voulons comparer à soy-mesme, en collation de ses propres maulx, les divisans en ame et en corps, non point en vain, sans aucun fruict, ains fort pertinemment, à fin que nous sçachions, si c'est par nostre ame, ou par nostre corps, que nous vivons plus miserablement: car la maladie s'engendre en nostre corps par la nature, et le vice et la meschanceté en l'ame est premierement action, et puis apres devient passion: si n'est pas petite consolation de sçavoir, que ce qui est le pire est curable, et plus leger ce que lon ne peult fuir. Or le regnard d'Aesope plaidant à l'encontre du leopard touchant la varieté de leur peau, apres que le leopard eut monstré la sienne, qui à l'oeil estoit bien mouchetee et tavelee de belles marques, là où celle du regnard avoit un roux salle et mal-plaisant à veoir: «Voyre-mais, dit il, Sire juge, si tu regardes le dedans, tu me trouveras mieulx tavelé et mieulx moucheté que ce leopard icy,» voulant entendre sa ruse et finesse de se tourner en diverses sortes selon le besoing. Disons doncques aussi en nous mesmes: O homme, ton corps produit bien plusieurs maladies et plusieurs passions par nature de soy-mesme, et plusieurs en reçoit aussi qui luy adviennent de dehors: mais si tu ouvres le dedans de toy, tu y trouveras un amas et une conserve, comme dit Democritus, de plusieurs bien divers et differents maulx, lesquels n'y sont point coulez de dehors, ains y ont leurs sources originaires saillantes de la mesme terre, lesquelles le vice, qui est abondant et riche de passions, poulse en avant: et d'autant que les maladies qui sont au corps et en la chair, se cognoissent par les inflammations, et par la couleur, quand le visage rougit ou pallit plus que de coustume, une chaleur extraordinaire, une lassitude sans cause apparent les descouvre: mais celles de l'ame trompent bien souvent ceulx mesmes qui les ont, lesquels ne pensent pas que ce soient maladies: et d'autant sont elles pires, qu'elles ostent aux patiens le sentiment de leur mal: car le discours de la raison quand il est sain, sent les maladies du corps: mais és maladies de l'ame, luy mesme estant malade n'y a point de jugement de ce qu'il souffre: car cela mesme qui doit juger souffre, et faut estimer que la premiere et principale maladie de l'ame, c'est la follie, pour raison de laquelle le vice est irremediable et incurable en plusieurs, avec lesquels il habit, il vit, et meurt: car le commancement de la guarison d'une maladie c'est le sentiment qui conduit le patient à cercher ce qui le peult secourir, mais celuy qui pour ne croire point qu'il soit malade, ne cognoist pas ce dont il a besoing, encore que ce qui le peult guarir se present à luy, il le refuse: car mesme entre <p 144v>les maladies corporelles, cella-là sont les pires qui prennent avec privation de sentiment, comme un subet ou lethargie, une phrenesie, une epilepsie ou hault mal, une apoplexie, les fiévres ardentes qui augmentent l'inflammation, jusques à mettre l'homme en resverie et luy faire perdre l'entendement, en luy troublant le sens, comme d'un instrument de musique,
  Touchant du coeur les chordes plus cachees,
  Qui ne devroient pour rien estre touchees.
Voyla pourquoy les medecins veulent et souhaittent en premier lieu, que l'homme ne soit jamais malade, ou s'il l'est, au moins qu'il n'ignore pas qu'il soit malade, ains le sente bien: ce qui advient presque ordinairement à toutes les maladies de l'ame: car ny ceulx qui sont fols et esventez, ne ceulx qui sont dissolus et desordonnez, ne ceulx qui sont injustes, ne pensent pas pecher ny faillir, ains y en a quelques uns mesmes qui pensent bien faire. Il n'y eut jamais homme qui estimast que la fiévre fust santé, ny l'estre phthisique fust estre bien dispos, ny que la goutte aux pieds fust estre bien enjambé, ny que pallir fust rougir: là où ils appellent la cholere vaillance, l'amour amitié, l'envie @emulation, couardise prudence. Et puis ceux-là appellent les medecins quand ils se sentent malades, car ils sentent bien dequoy ils ont besoing, mais ceux-cy fuyent les sages et sçavans, pource qu'ils cuident bien faire en ce qu'ils font mal. Par ceste mesme raison-là nous disons que l'Ophthalmie, c'est à dire le mal des yeux, est moindre maladie, que la Manie, qui est la rage et fureur: et la Podagre, qui est la goute aux pieds, que la Phrenesie, qui est une apostume dedans le cerveau: car celuy-là sent son mal, et criant envoye querir le medecin: venu qu'il est, il luy monstre son oeil, il baille sa vene à ouvrir, sa teste à entamer: là où nous oyons Agavé és Trag@edies, si transportee hors de son bon sens par sa rage et manie qui la tient, qu'elle descognoist les personnes qui luy sont les plus cheres, en disant,
  Ce jeune fan que nous venons
  De massacrer, nous amenons
  De la montagne en ceste place,
  Heureuse en a esté la chasse.
Car celuy qui est malade de corps se rend incontinent, se couche dedans le lict, et endure patiemment que lon le medecine, et que lon le panse et si d'aventure il s'est tourmenté et demené en son lict, de maniere qu'un peu d'emotion luy en soit venue, le premier des assistans qui l'advertira et luy dira doulcement,
  Demeure quoy dedans ton lict pauvre homme,
il l'arreste et le retient: mais à l'opposite ceulx qui sont surpris des passions de l'ame, c'est lors que plus ils travaillent, c'est lors que moins ils reposent: car les eslans et emotions sont les causes mouvants et principes des actions, et les passions sont vehemences de telles motions. Voyla pourquoy elles ne laissent point reposer l'ame, ains lors que plus l'homme auroit besoing de patience, de silence, de retraitte en soy-mesme, c'est lors que plus elles le tirent en lumiere, c'est lors que plus se descouvrent les choleres, les opiniastretez, les amours, et les ennuys, le contraignans de faire plusieurs choses contre les loix, et d'en dire plusieurs mal convenables au temps. Tout ainsi donc comme plus dangereuse est la tourmente qui empesche la navire de surgir et prendre port, que celle qui ne permet pas sortir du port, et faire voile: aussi les tourmentes de l'ame sont les pires, qui ne permettent point à l'homme de se recueillir, ny de rasseoir le discours de sa raison, qui est troublé, et renversé sans dessus dessoubs, sans pilote et sans chable, ny amare en tourmente, errans sans guide çà et là, et qui est emporté malgré luy en courses temeraires et mortelles, tant qu'à la fin il s'en va tomber en quelque effroyable naufrage, là où il brise sa vie: tellement que pour ces raisons et autres semblables, je conclus qu'il est pire d'estre malade de l'ame, <p 145r>que non pas du corps: car les corps malades ne font que souffrir seulement, mais les ames souffrent mal et en font tout ensemble. Quel besoing doncques est-il d'alleguer pour exemple les autres passions, veu que l'occasion du temps qui se presente maintenant, nous en refreschit la memoire? Voyez-vous toute ceste foule de peuple, qui se poulse et se presse à l'entour de la tribune et par toute la place? ne sont-ils pas tous venus en ce lieu pour sacrifier ensemble aux Dieux tutelaires, protecteurs de ce païs, et pour participer en commun à mesmes religions et mesmes sainctes cerimonies? ne sont-ils pas venus pour faire ensemble offrande à Jupiter Ascreïen des primices des fruicts de la Lydie, et pour solenniser à l'honneur de Bacchus, durant les sainctes nuicts sa feste enjouee en danses et mommeries accoustumees? Et neantmoins comme par accés et retours anniversaires, la force de la maladie venant à aigrir et à irriter l'Asie, ils viennent icy à s'entre-choquer en des plaids et procez ordinaires: et y a un monde d'affaires, comme plusieurs torrents, qui confluent ensemble tout à un coup sur une mesme place, qui est enflee et grouillante d'une multitude infinie de gens, se perdans eux-mesmes et les autres. De quelles fiévres ou frissons procedent tels effects? de quelles tensions ou remissions, augmentations ou diminutions, ou intemperature de chaleur, de quelles superfusions d'humeur viennent-ils? Si vous interroguez chacune cause, comme si c'estoient des hommes, d'où elles procedent, dont elles viennent, vous trouverez que l'une est engendree par une cholere superbe, l'autre par une furieuse opiniastreté, l'autre par une injuste cupidité.

Les preceptes de Mariage. PLUTARQUE A POLLIANUS ET A EURYDICE S.
APRES la cerimonie de mariage usitee en ce païs, que la presbtresse de Ceres vous a appliquee, en vous enfermant ensemble, il m'est advis que le discours qui viendroit à seconder et favoriser ceste vostre conjonction, en vous instruisant de bons enseignements et sages advertissements nuptiaux, ne vous seroit point inutile, et se trouveroit bien conforme à la coustume et cerimonie que lon observe aux nopces en ce païs. Les Musiciens entre leurs chansons qu'ils chantent avec les haubois, en ont une sorte qu'ils appellent Hippothoros, qui vault autant à dire comme, Saille-juments, aians opinion que cela est un aiguillon qui incite les chevaux à saillir les juments. Mais la philosophie aiant plusieurs beaux et bons discours, en a un qui fait autant à estimer que nul autre, par lequel instruisant et enchantant ceux qui conviennent en un lien pour user tous les jours de leur vie ensemble, elles les rend plus souples, plus gracieux et plus traittables l'un à l'autre. Parquoy je vous ay fait un recueil de preceptes et advertissements que vous avez souventefois ouis, aians tous deux esté nourris en l'estude de la philosophie, et les ay reduits à certains articles en peu de paroles, à fin qu'ils en soient plus aisez à retenir, dont je vous fais un present à tous deux: en priant aux Muses, qu'elles veuillent assister et accompagner en vostre endroit la deesse Venus, pource que ce n'est pas moins leur office de mettre bon accord et bonne consonance en un mariage, par le moyen du discours de la raison et l'harmonie de la philosophie, que de bien accorder une cithre ou une lyre. C'est pourquoy les anciens ont voulu que l'image de Venus fust colloquee joignant celle de Mercure, comme voulans par là <p 145v>donner à entendre, que le plaisir de mariage avoit besoing de l'entretien d'une bonne et sage parole: encore mettoient-ils avec ces deux images-là, celles des Graces et de la deesse d'eloquence Suadele, à fin que les conjoincts par mariage eussent gracieusement ce qu'ils voudroient l'un de l'autre, non pas en hargnant et noisant l'un contre l'autre.
Solon vouloit que la nouvelle mariee mangeast de la chair de coing premier que de se coucher aupres de son mary: signifiant, à mon advis, par ceste cerimonie, qu'il faut premierement que la grace de la bouche, c'est à dire l'haleine, et la parole, soit doulce, plaisante et agreable.
Au païs de Boeoce la coustume est, que le jour des nopces, quand on met le voile nuptiale à l'espousee, on luy met aussi sur la teste un chappeau du ramage d'asperge sauvage, pour ce que celle plante d'une tres-poignante espine produit un tres-doux fruict: aussi la mariee, prouveu que le mary ne s'ennuye, et ne se rebute point pour la premiere difficulté et fascherie qu'il y a en mariage, luy apportera puis apres une tres-douce et tres- amiable compagnie: mais ceux qui ne peuvent supporter les premieres hargnes et riottes des filles, ressemblent proprement à ceux qui quitteroient la grappe de raisin à un autre, pour autant qu'ils l'auroient veuë qu'elle n'estoit que verjus. Et plusieurs nouvelles mariees qui prennent à dédaing leurs marits, à cause des premieres rencontres, font tous ne plus ne moins que celuy, qui aiant ja reçeu la picqueure de l'abeille, en jette par despit la goffre du miel qu'il tenoit en sa main. Parquoy il fault que ceux qui sont conjoincts ensemble par mariage, aient soigneusement l'oeil à eviter du commancement toutes occasions de discord et de dissension, considerans que les pieces de bois qui sont assemblees et collees freschement ensemble, se desjoignent et desunissent facilement et pour la moindre occasion du monde: mais au contraire, quand les jointures sont bien soudees et asseurees par long traict de temps, à peine les peut-on plus desjoindre ne separer avec le feu ny avec le fer.
Tout ainsi comme le feu se prend aiseement à de la balle et au poil de liévre, mais aussi s'estaint-il encore plus tost, si lon n'y met soudainement quelque matiere propre à le nourrir et entretenir: aussi faut-il estimer que l'amour des nouveaux mariez qui n'est allumé que de la chaleur de jeunesse et de la beauté du corps seulement, n'est pas ferme ne durable, s'il n'est fondé en conformité de bonnes et honnestes moeurs, et qu'il ne tiene de la prudence, engendrant une vive affection reciproque de l'un envers l'autre.
La pescherie que lon fait de poisson avec des appasts empoisonnez est bien soudaine à prendre, et prompte à arrester le poisson, mais elle le rend mauvais et dangereux à manger: aussi les femmes qui composent certains bruvages d'amour, ou quelques autres charmes et sorcelleries pour donner à leurs marits, et qui les attrayent ainsi par allechemens de volupté, il est force qu'elles vivent puis apres avec eux insensez, estourdis, et transportez hors de leur bon sens. Ceux que l'enchanteresse Circé avoit ensorcellez, estans devenus pourceaux et asnes, ne luy pouvoient plus donner de plaisir ny de rien servir, là où elle aimoit extremement Ulysses qui estoit sage, et se portoit en homme de bon entendement envers elle. Mais celles qui aiment mieux estre maistresses de leurs marits insensez, que leur obeïr estans sages, ressemblent proprement à ceux qui aiment mieulx conduire et mener des aveugles, que suyvre des voyans et cognoissans. Elles ne veulent pas croire que jamais la Royne Pasiphaé ait aimé un taureau, aiant un Roy pour mary, et neantmoins elles en voyent aucunes qui se faschent de leurs marits, lesquels sont personnes honnestes et graves, et s'abandonnent à d'autres qui sont tous composez de luxure, de dissolution et d'ordure, comme chiens ou boucs.
Il y a des hommes si foibles ou si mal-adroits, qu'ils ne peuvent pas monter dessus <p 146r>leurs chevaux estans debout, et pource leur enseignent-ils à se mettre à genoux et à se baisser: aussi se treuve-il des marits, qui aiants espousé des femmes riches et de nobles maison, n'estudient pas à se rendre eulx plus honnestes et meilleurs, ains à rabaisser leurs femmes, se persuadans qu'ils en viendront mieux à bout, quand ils les auront abbaissees et ravallees: là où il faut entretenir comme la juste hauteur du cheval, aussi la dignité de la femme, et en l'une et l'autre sçavoir bien user de la bride comme il appartient.
Nous voyons que la Lune plus elle est esloignee du Soleil, plus elle est claire et plus elle se monstre, et qu'au contraire elle a moins de lumiere et se cache tant plus elle s'en approche: mais il faut que la femme sage face tout le contraire, qu'elle se face voir aupres de son mary, et qu'elle se tiene close, et garde la maison, quand son mary n'y est pas.
Herodote n'a pas bien dit, que la femme despouille la honte avec la chemise, car au contraire celle qui est honneste, en despouillant sa chemise se vest de honte: et est le plus certain signe que lon sçauroit avoir, que les conjoincts par mariage s'entr'aiment bien reciproquement, quand plus ils se portent de reverence l'un à l'autre.
Ainsi comme si lon prend deux sons qui soient d'accord, lon entend tousjours plus celuy du bas: aussi en une maison bien reglee et bien ordonnee tout se fait bien du consentement des deux parties, mais il apparoist tousjours que c'est de la conduite, du conseil, et de l'invention du mary.
Le Soleil, ce disent les fables, surmonta le vent de bise: car tant plus qu'il s'efforçoit d'oster par force la robbe à l'homme, et que pour ce faire il souffloit plus violentement, d'autant plus l'homme se serroit, et restraignoit son habillement: mais quand le Soleil vint à estre chaud apres le vent, l'homme se sentant eschauffé, despouilla sa robbe, et puis apres bruslant de chaud, il osta son saye et tout. La plus part des femmes en fait tout de mesme: car quand elles voyent que leurs marits leur veulent oster d'authorité et par force les delices et la superfluité, elles combattent alencontre, et en sont marries: et au contraire s'ils leur remonstrent avec la raison, elles l'ostent d'elles mesmes tout paisiblement, et le supportent patiemment.
Caton priva un Senateur Romain de la dignité Senatoriale, d'autant qu'en presence de sa fille il avoit baisé sa femme: cela fut bien un peu trop violent: mais s'il est laid, comme il est, de s'entre-baiser, ambrasser et accoller en presence d'autres, comment n'est-il encore plus laid et plus deshonneste, s'entre-injurier et s'entre-tanser l'un l'autre? se jouer à part en secret avec sa femme, et la caresser, et puis en public la tanser, la blasmer et picquer de rudes et aigres paroles devant le monde?
Comme un miroir, pour estre bien doré et enrichy de pierres precieuses, ne sert de rien s'il ne represente bien au vif la face de celuy qui se mire dedans: aussi ne plaist point une femme pour avoir beaucoup de biens, si elle ne rend sa vie semblable, ses moeurs et conditions conformes à celles de son mary. Si le miroir fait un visage triste et morne à un qui est joyeux et gay, ou au contraire riant et enjoué à une personne qui est melancholique ou marrie, il est faulx, et ne vaut rien: aussi est une femme mauvaise et importune, qui fait de la renfrongnee quand son mary a envie de se jouër à elle, et de la caresser: ou à l'opposite qui veult rire et jouër alors qu'elle voit son mary en affaire, et bien empesché: car l'un est signe qu'elle est fascheuse, l'autre qu'elle mesprise les affections de son mary: là où il fault, ainsi que disent les Geometriens, que les lignes et les superfices ne se meuvent point par elles, mais au mouvement des corps: aussi que la femme n'ait nulle propre et peculiere passion ou affection à elle, ains qu'elle participe aux jeux, aux affaires, aux pensements, et aux ris de son mary.
Ceux qui ne prennent pas plaisir de voir leurs femmes boire et manger librement <p 146v>en leur presence, leur enseignent à se saouler gouluëment à part, quand elles sont seules: aussi ceux qui ne s'esjouissent pas gayement avec leurs femmes, et ne se jouent et ne rient pas priveement avec elles, leur enseignent de cercher leurs plaisirs et voluptez à part.
Les Roys de Perse quand ils souppent ou mangent à leur ordinaire, ont leurs femmes espousees assises aupres d'eux à la table: mais quand ils veulent jouer et boire d'autant jusques à s'enyvrer, ils renvoyent leurs femmes en leurs chambres, et font venir leurs concubines, et leurs chanteresses et baladines: et font bien en cela, qu'ils ne veulent point que leurs femmes legitimes voyent ne participent en rien de leurs yvrongneries, et de leurs dissolutions. S'il advient doncques qu'un homme privé subject à son plaisir, et mal-conditionné commette quelque faute avec une sienne amie ou avec une chambriere, il ne faut pas que sa femme pour cela se courrouce, ne qu'elle s'en tourmente: mais plus tost qu'elle estime, que c'est pour la reverence qu'il luy porte, qu'il ne veult pas qu'elle soit participante de son yvrongnerie, de son orde luxure et intemperance.
Quand les Roys aiment la musique, ils sont cause que de leur regne il se fait plusieurs bons Musiciens: semblablement ceux qui aiment les lettres, font plusieurs hommes lettrez, ceux qui aiment les exercices de la personne, rendent plusieurs de leurs subjets bien adroits et dispos: Aussi un mary qui n'aime que le corps, fait que sa femme n'a autre soing que de se farder: qui aime la volupté, fait qu'elle tient de la courtisane, et devient lubricque et lascive: et quand il aime l'honneur et la vertu, il la rend safe, vertueuse et honneste.
Une jeune garçe Laconiene respondit à quelqu'un qui luy demandoit, si elle avoit ja esté au mary: Non pas moy à luy, mais bien luy à moy. C'est, à mon advis, la maniere comme se doit comporter une femme honneste envers son mary, de ne rejetter ny ne desdaigner point le jeux et caresses d'amour, quand son mary les commance, ny aussi ne les commancer point: pource que l'un tient de la courtisane effrontee, l'autre sent sa femme superbe, et qui n'a point de grace ny d'amour.
Il ne faut point que la femme face d'amis particuliers, mais bien qu'elle estime communs ceux de son mary. Or les Dieux sont les premiers et les plus grands amis que puisse avoir l'homme: pource faut-il qu'elle serve et adore ceux que son mary repute Dieux seulement, sans en recognoistre d'autres: et au demourant qu'elle ferme sa porte à toutes curieuses inventions nouvelles de religions, et toutes estrangeres superstitions: car à nul des Dieux ne peuvent estre agreables les services et sacrifices que la femme fait à la dérobee, au desçeu de son mary.
Platon escrit que la cité est bienheureuse, et bien ordonnee, là où lon n'entend point dire, Cela est mien, cela n'est pas mien: pour ce que les habitans y ont toutes choses, mesmement celles qui sont de quelque importance, communes entre eux, autant comme il est possible: mais ces paroles-là doivent bien encore plus estre bannies hors du mariage, sinon entant que comme les medecins tiennent que les coups qui se donnent en la partie gauche se sentent en la droitte, aussi la femme doit ressentir par compassion les maulx de son mary, et le mary encore plus ceux de sa femme, à fin que comme les noeuds prennent leur force de ce que les bouts s'entrelassent l'un dedans l'autre, aussi la societé de mariage s'entretiene, et se fortifie quand l'une et l'autre des parties y apportera affection de bienveuillance mutuelle: car la nature mesme nous mesle par nos corps, à fin que prenant partie de l'un et partie de l'autre, et meslant le tout ensemble, elle rende ce qui en provient commun à tous deux: de maniere que ny l'une ny l'autre des parties n'y puisse discerner ne distinguer ce qui est propre à elle, ne ce qui est à autruy. Ceste communauté de biens mesmement doit estre principalement entre ceux qui sont conjoincts par mariage, qui <p 147r>doivent avoir mis en commun et incorporé tout leur avoir en une substance: de sorte qu'ils n'en reputent point une partie estre propre à eux, et une autre à autruy, ains le tout propre à eux et rien à autruy. Comme en une couppe où il y aura plus d'eau que de vin, nous l'appellons vin neantmoins: aussi le bien doit tousjours, et la maison estre nommee du nom du mary, encore que la femme en ait apporté la plus grande partie.
Helene estoit avaricieuse, et Paris luxurieux: au contraire, Ulysses estoit prudent, et Penelopé chaste: pourtant le mariage de ceux-cy fut heureux, et celuy de ceux-là remplit les Grecs et les Barbares d'une Iliade, c'est à dire, d'une infinité de maulx et de calamitez.
Un gentilhomme Romain aiant espousé une belle, riche, et honneste jeune Dame, la repudia: dequoy tous ses amis le reprirent, et tanserent bien asprement: et luy tendant le pied leur monstra son soulier, leur demandant, «Que luy faut-il? n'est-il pas beau? n'est-il pas tout neuf? et toutefois il n'y a celuy de vous qui sçache l'endroit où il me presse, et me bleçe.» Voyla pourquoy il ne faut point qu'une femme se confie ny en ses biens, ny en la noblesse de sa race, ny en sa beauté, mais en ce qui touche de plus pres au coeur de son mary, c'est à dire, en son entretien, en ses moeurs, et en sa conversation, donnant ordre que toutes ces choses ne soient point dures, fascheuses ny ennuyeuses par chascun jour à son mary, ains plaisantes, agreables et accordantes à ses conditions. Car tout ainsi que les medecins craignent d'avantage les fiévres qui s'engendrent de causes occultes, assemblees de longue main petit à petit, que celles qui viennent de causes toutes apparentes et manifestes: aussi y a-il quelquefois de petites hargnes, et querelles quotidianes et continuelles entre le mary et la femme, que ceux de dehors ne voyent ny ne cognoissent pas, qui les separent plus l'un de l'autre, et gastent plus le plaisir de leur cohabitation, que nulle autre cause.
Le Roy Philippe de Macedoine aimoit une femme de Thessalie, que lon mescroyoit de l'avoir charmé et ensorcelé: parquoy la Royne Olympias sa femme feit tant qu'elle l'eut entre ses mains: mais quand elle l'eut bien regardee, et bien consideré comme elle estoit belle, de bonne grace, et comme sa parole sentoit bien sa femme de bonne maison, et bien apprise: «Arriere, dit- elle, toutes calomnies: car je voy bien que les charmes dont vous usez sont en vous-mesmes.» C'est doncques une force inexpugnable qu'une femme espousee et legitime, qui mettant en elle mesme toutes choses, son avoir, sa noblesse, ses charmes voire tout le tissu mesme de Venus, s'estudie par douceur, bonne grace et vertu, d'acquerir l'amour de son mary.
Une autre fois la mesme Royne Olympias entendant qu'un jeune gentilhomme espousoit une Dame de la court, qui estoit bien belle, mais elle n'avoit pas trop bon bruit: «Cestui-cy, dit-elle, n'a point de cervelle, car autrement il ne se fust pas marié au rapport ny à l'appetit de ses yeux.» Or ne se fault-il pas marier au gré de ses yeux seulement, ny au rapport de ses doigts non plus, comme font aucuns qui comptent sur leurs doigts, combien leur femme leur apporte en mariage, et ne considerent pas premierement, si elle est conditionnee de sorte qu'ils puissent vivre avec elle.
Socrates avoir accoustumé de conseiller aux jeunes hommes qui se regardoient dedans des miroirs, s'ils estoient laids de visage, de corriger leur laideur par la vertu, en se rendant vertueux: et s'ils estoient beaux, de ne souiller point leur beauté par vice: aussi seroit-il bien honneste que la Dame mariee, quand elle tient son miroir en sa main, parlast ainsi en elle-mesme, si elle est laide: Que sera-ce au pris, si je demeure honneste et sage? car si la laide est aimee pour sa bonne grace, et pour ses honnestes moeurs, ce luy est plus d'honneur, que si c'estoit pour beauté.
Le tyran de Sicile Dionysius envoyoit des robbes et des bagues precieuses aux <p 147v>filles de Lysander, mais Lysander ne les voulut oncques recevoir, disant, «Ces presens feroient plus de honte que d'honneur à mes filles.» Le poëte Sophocles devant Lysander avoit dit une semblable sentence,
  Cela chetif ne te fait point d'honneur,
  Mais bien plus tost et honte et deshonneur,
  Monstrant ton coeur lascif et impudique.
Car comme disoit le philosophe Crates, cela est ornement qui orne, et cela orne la Dame qui rend plus honorable: ce que ne font pas les joyaux d'or, les esmeraudes, ny les pierres precieuses, ny les accoustrements de pourpre, mais tout ce qui la fait estimer honneste, sage, humble et pudique.
Ceux qui sacrifient à Juno conjugale ou nuptiale, n'offrent pas le fiel avec le demourant de la beste immolee, ains le tirent dehors, et le jettent aupres de l'autel: par laquelle cerimonie, celuy qui l'a premierement instituee, a voulu donner à entendre, qu'en mariage il n'y doit point avoir de fiel, c'est à dire amertume de cholere, ny de courroux quelconque: non qu'elle ne doive estre grave et un peu austere, mais ceste austerité doit estre comme celle du vin, utile et plaisante, non pas amere comme celle du chicotin, ou de quelque autre drogue de medecine.
Platon voyant le philosophe Xenocrates, qui estoit au demourant bien vertueux et homme de bien, mais un peu de meurs trop severes, l'admonestoit de sacrifier aux Graces: aussi estimé- je qu'une dame honneste a encore besoing de graces envers son mary, à celle fin que, comme disoit Metrodorus, elle vive joyeusement avec luy, et qu'elle ne se fasche, ny ne se repente point d'estre femme de bien: car il ne faut pas, ny que pour estre bonne mesnagere elle mette en nonchaloir d'estre propre et nette, ny que pour bien aimer son mary elle laisse de le caresser courtoisement, pour ce que la conversation fascheuse d'une femme rend son honnesteté odieuse, comme la salleté fait aussi haïr son espargne et bon mesnage: tellement que celle qui craint de rire devant son mary, ou de faire quelque autre gayeté, de peur d'estre estimee affetee et effrontee, fait ne plus ne moins que si elle laissoit de s'oindre de tout poinct, de peur que lon ne l'estimast perfumee: ou de se laver le visage, de peur qu'on ne la souspeçonnast fardee. Nous voyons mesmes que les poëtes et les orateurs qui veulent eviter la fascherie qu'il y a à lire un langage bas, vulgaire et de mauvaise grace, s'estudient ingenieusement à retenir et esmouvoir le lecteur et l'auditeur par la force de l'invention, de la disposition, et naïfve representation des meurs des personnes: aussi faut-il que l'honneste mere de famille, en bien faisant evite toute affetterie, toute curiosité, et brief toute façon de faire qui sente sa courtisane, ou sa femme qui se veuille monstrer, mais bien qu'en ses jeux, ses caresses et ses graces, dont elle users en sa conversation ordinaire avec son mary, elle l'accoustume à l'honnesteté avec plaisir. Toutefois si d'adventure il s'en treuve quelqu'une si austere, et si severe de sa nature, qu'il n'y ait ordre quelconque de la pouvoir esgayer ny resjouir, en ce cas-là il faut que le mary soit equitable: et tout ainsi comme Phocion respondit à Antipater qui luy commandoit une chose deshonneste et mal-seante à son estat, «Tu ne me sçaurois avoir pour amy, et pour flatteur ensemble:» aussi faudra-il qu'il die en soy-mesme de sa femme qui sera pudique et severe, Il n'est pas raisonnable que je face d'elle comme d'une femme, et comme d'une amie ensemble.
Les femmes d'Aegypte par la coustume du païs ne portoient point de souliers en leurs pieds, à fin que cela les accoustumast à demourer en la maison: mais au contraire la plus part de nos femmes, si vous leur ostez les patins dorez, les carcans, les bracelets, les callessons, les perles et les robbes de pourpre, elles ne partiront jamais du logis.
Theano un jour en vestant sa robbe monstra d'adventure une partie du bras: et <p 148r>quelqu'un des assistans qui l'apperceut, se prit à dire, O le beau bras que voyla! Il est vray, respondit-elle, mais il n'est pas commun: aussi ne faut-il pas que le bras seulement de la dame pudique et honneste ne soit pas commun, mais ny sa parole mesme: ains faut qu'elle se garde, et qu'elle ait honte, autant presque de desployer sa parole,que de descouvrir son corps devant des estrangers, pour autant que ses meurs, ses actions et ses conditions se voyent et se descouvrent en icelle, quand elle parle.
Phidias feit l'image de Venus aux Eliens, aiant le pied dessus la coque d'une tortue, qui signifioit, que la femme ne se doit partir de la maison, ains y demourer en silence: car il faut qu'elle parle ou à son mary, ou par son mary, ne se faschant point pour cela, si elle sonne par la langue d'autruy, comme fait le haubois.
Les hommes riches, les Princes et les Roys en honorant les Philosophes et gens de lettres se font honneur à eux mesmes: mais les Philosophes qui font la court et s'asservent aux riches, ne les rendent pas honorez pour cela, ains se rendent eux-mesmes deshonorez. Il en prend tout de mesmes aux femmes: car quand elles se soubmettent à leurs marits, elles en sont louees: mais quand elles en veulent estre maistresses, cela leur est plus mal- seant, que non pas à ceux qu'elles maistrisent. Mais il faut que le mary domine la femme, non comme le seigneur fit son esclave et ce qu'il possede, mais comme l'ame fait le corps, par une mutuelle dilection et reciproque affection, dont il est lié avec elle: comme l'ame peut bien avoir soing du corps, sans s'asservir aux voluptez, ny aux appetits desordonnez d'iceluy, aussi peut bien le mary dominer sa femme, en luy complaisant et la gratifiant.
Les Philosophes tiennent, que des corps composez de plusieurs pieces, les uns sont composez de parties distinctes et separees les unes des autres, comme une flotte de vaisseaux, ou une armee navale: les autres de parties conjoinctes et qui touchent les unes aux autres, comme une maison ou une navire: les autres de parties unies dés la naisance, croissantes et vivantes naturellement ensemble, comme sont tous les corps des animaux. Le mariage se rapporte presque et ressemble à tout cela: car le mariage de ceux qui s'entre-aiment, ressemble proprement aux corps dont les parties sont naturellement unies ensemble: celuy de ceux qui se marient pour les grands douaires, ou pour avoir des enfans, ressemble aux corps dont les parties s'entretouchent: et celuy de ceux qui couchent seulement ensemble, se conforme au corps duquel les parties sont separees et distinctes l'une de l'autre, desquels on pourroit veritablement dire, qu'ils habitent, mais qu'ils ne vivent pas ensemble. Or fault-il, que comme les Physiciens disent, que les corps liquides sont ceux qui se meslent du tout en tout l'un avec l'autre, aussi que de ceux qui sont mariez ensemble, et les corps et les biens, et les amis, et les parents soient tous uns et communs, meslez l'un parmy l'autre: c'est pourquoy les loix Romaines defendent aux conjoincts par mariage de s'entrefaire donations mutuelles, non à fin qu'ils n'aient rien l'un de l'autre, mais à celle fin qu'ils estiment toutes choses communes entre-eux.
Il y avoit une coustume en la ville de Leptis, qui est situee en la Barbarie, que la mouvelle mariee le lendemain de ses nopces envoyoit devers la mere de son mary luy demander à emprunter un pot à mettre au feu: sa belle-mere le luy refusoit, et respondoit qu'elle n'en avoit point, à fin que dés le commancement la nouvelle espousee apprist, que la belle-mere tient un peu de la marastre, et que si apres il advenoit qu'elle luy teint quelque autre plus aspre rudesse, elle ne le trouvast point estrange, et qu'elle ne s'en courrouceast point: aussi fault-il que la femme de bonne heure remedie à l'occasion de ceste ordinaire rudesse, qui n'est autre chose que la jalousie de la mere pour l'amitié que son fils luy porte: et le remede unique de ceste passion est, que la femme s'estudie tellement de gaigner la bonne grace de son mary, que pour cela elle ne diminue point, ny ne tire point à elle l'affection que le fils doit porter à sa mere. <p 148v> Il semble que les meres entre leurs enfans aiment plus coustumierement les fils que les filles, comme ceux de qui elles esperent plus de secours: et les peres au contraire, aiment plus les filles, comme celles qui ont plus de besoing de leurs secours: et peut estre que par l'honneur qu'ils s'entre-portent, l'un veut sembler avoir plus d'affection et plus d'amour envers ce qui est plus propre à l'autre: toutefois cela à l'adventure est different, mais bien est-il seant et honneste à la femme, de monstrer avoir plus d'inclination à honorer et caresser les parents de son mary, que les siens propres: et si elle a quelque ennuy, le communiquer plus tost à ceux- là, et le celer aux siens: car ce qu'elle monstre avoir plus de fiance en eux, fait qu'ils se fient plus en elle: et ce qu'il semble qu'elle les aime plus, fait qu'elle est aussi plus aimee d'eux.
Les Capitaines de Cyrus commanderent à leurs soudarts, si les ennemis leur venoient courir sus avec grands cris, qu'ils les receussent sans mot dire: et au contraire, s'ils venoient les assaillir en silence, qu'eux leur courussent avec grands cris à l'encontre: aussi les femmes de bon entendement, quand elles voyent que leurs marits estans en cholere crient, elles se taisent: et au contraire, s'ils ne disent mot, en parlant à eux et les reconfortant, elles les appaisent et addoulcissent. Et fait sagement le poëte Euripides, quand il reprend ceux qui usent de la Lyre, et autres instruments de musique durant un festin: «Car il falloit, dit-il, plus tost appeller la musique quand on est en cholere, ou bien en dueil, que non pas quand on est en feste et en joye, pour se lascher encore plus en toute volupté:» Aussi faut-il estimer que vous commettez une faute, quand vous allez coucher ensemble pour vous donner plaisir l'un à l'autre, et quand vous estes en courroux, ou en quelque different l'un contre l'autre, vous faittes deux licts et couchez à part l'un de l'autre, et n'appellez pas lors à vostre aide la Deesse Venus, qui sçauroit mieux que nulle autre donner la medecine propre à telles maladies, ainsi comme le poëte mesme Homere le nous enseigne au passage où il fait dire à Juno,
  Je finiray vos querelleux debats
  Dedans un lict par amoureux esbats.
Or faut-il que le femme fuye toutes occasions de quereller avec son mary, et le mary semblablement avec sa femme: mais principalement faut-il bien qu'ils s'en donnent de garde lors qu'ils sont couchez ensemble dedans le lict: car comme disoit la femme grosse preste d'accoucher, et ja sentant les douleurs de son travail, à ceux qui la vouloient coucher dessus son lict: «Comment est-ce que le lict pourroit guarir ce mal, veu que ç'a esté sur le lict qu'il m'est advenu?» Aussi les querelles, injures, courroux, et choleres qui s'engendrent dedans le lict, il est mal- aisé de trouver autre temps ny autre lieu qui les peust jamais appaiser ny guarir.
Il semble que Hermione dit vray en une Trag@edie d'Euripide quand elle parle ainsi,
  Entrans chez moy femmes de mauvais nom
  Ont ruiné mon los et bon renom.
mais cela n'est pas simplement quand de mauvaises femmes entrent en une maison, ains quand elles y hantent lors que quelque noise contre le mary, ou quelque jalousie, leur ouvrent non seulement les portes de la maison, mais aussi les oreilles, c'est alors que la femme sage doit fermer les oreilles et se donner bien garde de leur babil, de peur que ce ne soit adjouster feu sur feu, et qu'elle doit bien avoir devant ses yeux le dire du Roy Philippus de Macedoine: car on lit qu'il respondit un jour à quelques uns de ses familiers qui l'irritoient alencontre des Grecs, d'autant qu'ils detractoient et mesdisoient de luy, apres en avoir receu beaucoup de bien: «Or advisez donc qu'ils feroient, dit il, si je leur faisois du mal.» Quand doncques telles femmes viendront à luy dire: Comment, vostre mary vous fait injure, à vous qui l'aimez tant, et qui luy gardez si bien loyauté de mariage: elle leur respondra, Que me fera-il doncques si <p 149r>je commance à le haïr, et à luy faire tort?
Un maistre aiant apperçeu son esclave fugitif, qui s'en estoit fuy long temps y aboit, se meit à courir apres pour le reprendre: l'esclave fuyant, se jetta dedans un moulin: et le maistre dit en luy-mesme, En quel lieu eussé-je mieux aimé le trouver? Aussi la femme qui par jalousie est sur le poinct de faire divorse avec son mary, qu'elle die à par-soy en elle mesme: En quel estat aimeroit mieux me veoir celle qui me rend jalouse, que faisant ce que je fais, me voyant despite, en mauvais mesnage avec mon mary, abandonnant ma maison, et le lict mesme nuptial?
Les Atheniens font en l'annee trois labourages sacrez: le premier est en l'isle de Scyros, en memoire de la premiere invention de labourer la terre et de semer, dont ils ont esté inventeurs: le second est celuy qui se fait au lieu appellé Raria: le troisiéme celuy qui se fait tout joignant la ville, et l'appelle lon Buzygion, en remembrance de l'invention d'atteller les boeufs soubs le joug au timon de la charrue: mais le labourage nuptial est plus sacré, et se doit plus sainctement observer que tous ceux-là, en intention d'avoir lignee. C'est pourquoy Sophocles a bien et sagement appellé Venus fructueuse: pourtant faut-il que l'homme et la femme conjoincts par mariage en usent fort religieusement, et sainctement, en s'abstenant entierement de toute autre illicite et defendue conjonction, et de labourer ou semer en lieu dont ils ne voudroient pas recueillir aucun fruict, et dont si d'aventure il en vient, ils ont honte, et font ce qu'ils peuvent pour le cacher.
L'orateur Gorgias en pleine assemblee des jeux Olympiques feit une harangue aux Grecs qui y estoient assemblez de toutes parts, pour les enhorter de vivre tous en bonne pais, union et concorde les uns avec les autres: mais il y eut un Melanthius qui luy dit tout haut: cestuy-cy s'ingere de nous conseiller et prescher la concorde en public, qui ne peut pas persuader en son privé à sa femme et à sa chambriere qu'elles vivent en pais ensemble, et si ne sont qu'eux trois en la maison: car ce Gorgias portoit quelque affection à sa chambriere, et sa femme en estoit jalouse: Aussi faut-il que la famille et maison soit bien ordonnee de celuy qui se veut mesler de donner ordre aux affaires publiques, et à ceux de ses amis: car communément il advient que les fautes que lon commet contre les femmes, sont plus divulguees parmy le peuple, que celles des femmes.
On escrit que les chats se troublent de l'odeur des parfums et des senteurs, jusques à en entrer en fureur: s'il advenoit aussi que la femme s'offensast jusques à avoir le cerveau troublé des parfums de son mary, il seroit bien d'estrange nature s'il ne s'en abstenoit, ains pour un bien peu de plaisir, la laissoit tomber en un si grand inconvenient. Or puis qu'il est ainsi que tels accidents leur adviennent, non pas quand leurs marits se parfument, mais quand ils s'addonnent à aimer des putains, c'est une grande injustice à eux, que pour un bien peu de volupté contrister, offenser, et troubler si fort leurs femmes, et ne faire pas au moins comme ceux qui ont à s'approcher des abeilles, lesquels s'abstiennent de toucher mesmes à leurs propres femmes, pour ce que lon dit que les abeilles les haïssent, et leur font plus la guerre qu'aux autres, aians le coeur si lasche, que de se venir coucher aupres de leurs femmes estans souillez et pollus de la compagnie d'autres quelconques.
Ceux qui gouvernent des Elephans ne vestent jamais de robbes blanches, ny ceux qui approchent des taureaux ne prennent jamais robbes rouges, pour autant que ces animaux-là s'effarouchent et s'effroient de telles couleurs: et dit-on que les Tigres quand elles entendent sonner des tabourins à l'entour d'elles, en enragent, et se deschirent elles mesmes par fureur. Puis qu'il y a donc des hommes qui ne trouvent pas bon, et se courroucent quand leurs femmes portent des robbes d'escarlatte et de pourpre, et d'autres qui sont marris d'ouyr sonner des cymbales ou des tabourins, <p 149v>quel mal y aura-il quand les femmes s'en abstiendront, pour ne fascher ny ne provoquer point à ire leurs marits, et qu'elles vivront avec eux sans bruit, en repos et en patience?
Une jeune femme dit un jour au Roy Philippus qui la tiroit par force maugré elle: Laissez moy Sire, toutes femmes sont une quand la chandelle est esteincte. Cela est bon à dire aux hommes adulteres et dissolus en luxure: mais il faut pourtant que l'honneste Dame mariee, principalement quand la clarté est ostee, ne soit pas toute une que les autres communes femmes: ains faut que lors que son corps ne se voit point, elle face plus paroistre sa pudicité, son honnesteté, son amour envers son mary, et que elle soit propre à luy seul.
Platon admoneste les vieilles gens, de se monstrer plus vergongneux devant les jeunes que devant nuls autres, à celle fin qu'ils leur enseignent par leur exemple à estre aussi reverends et respectueux en leur endroit: pource que là où les les vieux sont effrontez, il n'est pas possible d'imprimer aucune honte ny aucune reverence aux jeunes. Or fault-il que le mary se souvenant de ce precepte, revere sa femme plus que toutes les autres personnes du monde: car la chambre nuptiale luy sera une eschole d'honneur et de chasteté, ou bien d'intemperance et de lubricité: car celuy qui prend les plaisirs qu'il defend à sa femme, fait ne plus ne moins que s'il luy commandoit de combattre contre des ennemis, ausquels il se fust desja luy mesme rendu.
Au reste quant à aimer d'estre paree et bien en poinct, toy Eurydice qui as leu ce que Timoxenus en a escrit à Aristilla, tasche à l'imprimer en ta memoire: mais toy Pollianus, n'estime pas que jamais ta femme s'abstiene de curiosité, delices et superfluité, si elle apperçoit que tu ne la mesprises pas és autres choses, ains que tu prennes plaisir à voir et avoir de la vaisselle bien doree, ou des cabinets bien diaprez, des mulets sumptueusement enharnachez, et des chevaux richement equippez: car il est bien mal- aisé de chasser les delices et la superfluité d'entre les femmes quand on la voit regner entre les hommes.
Au demourant estant ja de l'aage pour estudier aux sciences, qui se preuvent par raison et par demonstration, orne desormais tes moeurs en hantant et frequentant avec les personnes qui te peuvent servir à cela: et quant à ta femme, amasse luy de tous costez, comme font les abeilles, tout ce que tu penseras luy pouvoir profiter, le luy apportant toy-mesme, et en toy-mesme, fay luy en part, et en devise avec elle, en luy rendant amis et familiers les meilleurs livres et les meilleurs propos que tu pourras trouver,
  Car tu luy es au lieu de pere et mere,
  Et desormais tu luy es comme frere.
et ne seroit pas moins honorable d'ouyr une femme qui diroit à son mary, Mon mary tu es mon precepteur, mon regent, et mon maistre en philosophie, et la cognoissance de tres-belles et tres- divines sciences. Car ces sciences-là et ces arts liberaux premierement retirent et destournent les femmes d'autres exercices indignes: car une Dame qui estudiera en la Geometrie, aura honte de faire profession de baller: et celle qui sera ja enchantee des beaux discours de Platon et de Xenophon, n'approuvera jamais les charmes ny enchantements des sorciers. Et s'il y a quelque enchanteresse qui luy promette d'arracher la lune du ciel, elle se mocquera de l'ignorance et bestise des femmes qui se laissent persuader cela, aiant appris quelque chose de l'Astrologie, et entendu comme Aganice fille de Hegetor grand Seigneur en la Thessalie, sçachant la raison des eclipses qui se font lors que la lune et au plein, et le temps auquel elle entre dedans l'ombre de la terre, abusoit les femmes du païs, en leur faisant à croire que c'estoit elle qui ostoit la lune du ciel.
Il n'y eut jamais femme qui feist enfant toute seule, sans avoir la compagnie de <p 150r>l'homme, mais bien y en a-il qui font des amas sans forme de creature raisonnable, ressemblans à une piece de chair, qui prennent consistence de corruption: il fault bien avoir l'oeil à ce, que le mesme n'adviene en l'ame et en l'entendement des femmes. Car si elles ne reçoivent d'ailleurs les semences de bons propos, et que leurs marits ne leur facent part de quelque saine doctrine, elles seules à par-elles engendrent et enfantent plusieurs conseils estrangers, et plusieurs passions extravagantes. Mais toy Eurydice estudie tousjours aux dicts notables et sentences morales des sages hommes et gens de bien, et ayes tousjours en la bouche les bonnes paroles que tu as par cy devant estant fille ouyes et apprises de nous, à celle fin que tu en resjouïsses ton mary, et que tu en sois louee et prisee par les autres femmes, quand elles te verront si honorablement et si singulierement paree, sans qu'il te couste rien en bagues et joyaux. Car tu ne sçaurois avoir les perles de ceste riche et opulente femme-là, ny les robbes de soye de ceste estrangere-cy, pour t'en parer et accoustrer, que tu ne les achettes bien cherement: mais les ornements de Theano, ou de Cleobuline, ou de Gorgo femme du Roy Leonidas, ou de Timoclia soeur de Theagenes, ou de l'anciene Claudia Romaine, ou de Cornelia de Scipion, et de toutes ces autres Dames qui jadis ont esté pour leurs vertus tant celebrees et renommees, tu les peux avoir gratuitement sans qu'il te couste rien, et t'en parer et orner, de maniere que tu en vivras heureusement ensemble et glorieusement. Car si Sappho pour sa suffisance de mettre bien par escrit en vers, a bien eu le coeur d'escrire à une Dame riche et opulente de son temps,
  Toute au tombeau morte gerras,
  Pour ce que cueilly tu n'auras
  Jamais des roses, dont fleurie
  Est la montagne Pierie:
pourquoy ne te sera-il plus loisible de te glorifier et te contenter de toy-mesme, attendu que tu ne participeras pas seulement aux fleurs ny aux chansons, mais aussi aux fruicts que les Muses produisement et donnent à ceux qui aiment les lettres, et la philosophie?

Le Bancquet des sept Sages. Diocles raconte à Nicarchus tout ce qui y fut fait et dit.
CERTAINEMENT le long cours du temps, amy Nicarchus, devra apporter grande obscurité et incertitude aux affaires, puis que maintenant en choses si nouvelles et si recentes on t'a inventé et controuvé des propos faux, qui toutefois sont creus et receus pour veritables: car ny il n'avoit pas seulement sept conviez à table en ce festin, comme vous avez ouy dire, ains y en avoit deux fois plus, entre lesquels moy-mesme en estoit l'un, estant familier de Periander à cause de mon art, et hoste de Thales, car il logeoit chez moy par le commandement de Periander: ny celuy qui vous les a comptez, n'avoit pas bien retenu les propos qui y furent tenus, qui me fait penser que ce ne doit point avoir esté aucun de ceulx qui furent au bancquet. Mais puis que nous sommes à present de grand loisir, et que la vieillesse n'est pas bien asseuré guarant pour remettre et differer le compte à un autre temps, puis que vous en avez si grande envie, je <p 150v>vous reciteray le tout par ordre dés le commencement. Le festin premierement ne fut pas preparé dedans la ville, mais au port de Lecheon, en une grande salle à faire festes, qui là est joignant le temple de Venus, à laquelle le sacrifice se faisoit: car depuis le malheureux amour de sa mere, laquelle se feit elle mesme volontairement mourir, il n'avoit jamais sacrifié à Venus, jusques alors qu'il fut premierement incité par quelques songes de Melissa à honorer et venerer ceste deesse. Or avoit-on amené à chascun des conviez un coche fort bien en poinct pour les conduire jusques au lieu, pource que c'estoit en la saison d'esté, et estoit tout le grand chemin, depuis la ville jusques sur le bord de la mer, plein de pouciere et de bruit des chariots et du monde qui alloit et venoit. Thales donques voyant à la porte de mon logis le coche que lon luy avoit amené, s'en prit à rire, et le renvoya. Ainsi nous nous meismes en chemin tout bellement à travers les champs luy et moy, et pour le troisiéme Niloxenus natif de Naucratie, homme d'honneur, et qui avoit autrefois cognu familierement Thalus et Solon en Aegypte: et lors estoit pour la seconde fois renvoyé devers Bias, mais pourquoy c'estoit, luy-mesmes ne le sçavoit pas, sinon qu'il se doutoit, que c'estoit une seconde question qu'il luy apportoit close et seellee dedans un pacquet, pource qu'il luy estoit commandé, si Bias ne pouvoit venir à bout de soudre laditte demande, qu'il la monstrast lors au plus sage des Grecs. Si dit adonc Niloxenus, Ce bancquet icy, Seigneurs, m'est un grand heur, là où je vous trouveray tous ensemble: car je porte quant et moy à ce festin le pacquet, comme tu voys, et le nous monstra sur l'heure. Et lors Thales en se soubriant: Si c'est quelque question difficule à soudre, il te fault de-rechef aller en la ville de Priene, car Bias luy mesme te la soudra, comme il a fait la premiere. Et quelle fut la premiere, dis-je? Il luy envoya, me respondit il, un mouton, luy mandant qu'il luy en renvoyast la pire et la meilleure partie de la chair, la mettant à part: et luy en tirant à part bien et sagement la langue, la luy envoya, dont il est à bon droit bien prisé et bien estimé. Ce n'est pas pour celà seulement, ce dit Niloxenus, mais aussi pource qu'il ne refuit pas l'amitié des Princes et des Roys, comme tu fais: car Amasis admire plusieurs choses en toy, et entre autres la maniere comme tu pris la mesure de la haulteur de la Pyramide, il en feit fort grand compte, que sans autre manufacture quelconque, et sans aucun instrument, dressant seulement à plomb un baston au bout de l'ombre de la Pyramide, et se faisant deux triangles avec la ligne que fait le rayon du Soleil touchant aux deux extremitez, tu monstras qu'il y avoit telle proportion de la haulteur de la Pyramide à celle du baston, comme il y avoit de la longueur de l'ombre de l'un à l'ombre de l'autre: mais, comme j'ay dit, tu es accusé envers luy, de porter mauvaise volonté aux Roys: et si y a d'avantage, qu'on luy a rapporté plusieurs sentences et responses de toy contumelieuses aux tyrans, comme, qu'estant un jour enquis par Molpagoras seigneur d'Ionie, quelle chose tu avois jamais veuë qui te semblast la plus estrange: Tu respondis, un tyran vieil. Et de rechef, en un banquet s'estant meu propos touchant les bestes fieres, quelle estoit la pire: tu respondis, qu'entre les sauvages c'estoit le tyran: entre les privees, le flatteur. Car les Roys, encore qu'ils se disent estre bien differents des tyrans, ne prennent pas plaisir à ouyr tels propos. Ceste response- là, dit Thales, ne fut oncques miene, ains fut Pittacus qui la feit un jour en se riant à Myrsilus. Mais quant à moy, je ne m'esbahirois pas tant de voir un vieil tyran, comme un vieil pilote: toutefois quant à ceste transposition du tyran au pilote, je dirois volontiers comme ce jeune homme-là, lequel jettant une pierre à un chien, et aiant failly le chien, en assena sa marastre. Encore ainsi ne va il pas mal, ce dit- il: pourtant ay-je tousjours estimé Solon tressage, lequel refuse d'estre tyran de son païs. Et ce Pittacus icy, s'il n'eust esté ennemy de la monarchie, jamais n'eust dit,* Qu'il est difficile d'estre homme de bien. * Pittacus en sa vieillesse estant contrainct de prendre la charge d'une armee, prononcea ceste sentence. Et Periander me semble, par maniere de dire, <p 151r>comme s'estant trouvé saisy d'une maladie hereditaire de ceste tyrannie, s'en revenir le mieulx qu'il peut, en usant de la conversation salubre des gens de bien, aumoins jusques aujourd'huy, et attirant aupres de soy compagnie de sages hommes, sans approuver ny admettre les accourcissements des sommets que luy suade et met en avant Thrasybulus mon concitoyen: car un tyran qui aime mieulx commander à des esclaves qu'à des hommes entiers, me semble proprement faire comme le laboureur, qui aimerout mieulx recueillir des sauterelles, et des oyseaux, que non pas de bon grain de froment et d'orge: car ces dominations et principautez tyranniques icy ont un seul bien au lieu de plusieurs maulx, qui est l'honneur et la gloire. S'ils commandent à de bons hommes, c'est signe qu'ils sont eux encore meilleurs: et s'ils commandent à de grands hommes, cela monstre qu'ils sont encore plus grands: et s'ils ne visoient qu'à leur seureté au lieu de l'honnesteté, ils ne devoient seulement cercher qu'à commander à plusieurs moutons, plusieurs boeufs, et plusieurs chevaux, non pas à plusieurs hommes. Mais ce bon seigneur icy estranger nous a je ne sçay comment jettez en propos qui ne sont point convenables à ce qui se presente, laissant en arriere de dire et demander ce qui sied beaucoup mieulx à ceux qui s'en vont à un festin. Car n'estimez-vous pas que comme celuy 1ui fait le festin, a des apprests à faire, aussi en a celuy qui y est convié? Les Sybarites, ce me semble, envoyent convier les Dames un an devant, à fin qu'elles aient tout loysir de se parer de vestements et de bagues et joyaux pour venir au festin: quant à moy je pense que le vray preparatif de celuy qui doit aller au souper, ainsi qu'il appartient, a besoing de plus long temps, d'autant qu'il est plus difficile de trouver l'ornement convenable aux moeurs et à l'ame, que non pas au corps, qui soit exquis et utile: car l'homme sage ne va pas au festin porter son corps comme un vaisseau pour le remplir, ains y va en intention d'y passer le temps à deviser à certes et en jeu, et de parler et d'ouyr selon que le temps en apportera les occasions à la compagnie, s'ils veulent joyeusement et plaisamment converser ensemble: car il est en luy de rejetter une viande qui luy semblera mauvaise: et s'il ne treuve le vin bon, avoir recours aux nymphes: là où un voisin fascheux, ennuyeux, et mal-plaisant à la table, fait perdre la grace et le plaisir de toute viande, de tout vin, voire et toute la doulceur de la Musique: et si ne peult-on pas quand on veult, revomir ceste fascherie-là, ains y an a, à qui elle demeure toute leur vie, de maniere qu'ils ne peuvent jamais s'entrevoir de bon oeil, comme si c'estoit une vieille crudité d'injure et de cholere rapportee d'un festin qu'ils n'auroient jamais peu digerer. C'est pourquoy il me semble que Chilon feit tressagement, lequel estant hier convié à ce festin, ne voulut jamais promettre d'y venir, que premierement il ne sçeust qui estoient les conviez, l'un apres l'autre: car il disoit que lon est contrainct, vueille lon ou non, de supporter un compagnon fascheux en un navire, quand on est sur la mer, et en un pavillon, quand on est à la guerre, pour ce qu'il est force de naviguer et de camper avec eulx: mais de se mesler indifferemment sans discretion avec toutes sortes de gens en un bancquet, c'est à faire à homme qui n'a point de jugement. Quant à la façon de faire d'Aegypte, où ils ont accoustumé d'apporter ordinairement au milieu d'un festin l'anatomie seiche d'un corps d'homme mort, et le monstrer à tous les conviez, en les admonestant de se souvenir qu'en peu de temps ils seront tels, encore que ce soit un fort mal-plaisant et importun entremets, toutefois si a-il quelque commodité. Car s'il ne convie la compagnie à faire grand' chere et à se donner du plaisir, aumoins les incite-il de s'entreporter amour et dilection les uns aux autres, les admonestant de se souvenir que la vie estant courte de soy-mesme, ils ne cerchent pas à la faire trouver longue par affaires fascheux et ennuyeux. En tenant tels propos par le chemin, nous feismes tant que nous arrivasmes: et quant à Thales, il ne se voulut point estuver ny baigner: car je me suis desja huylé, ce dit-il: mais il <p 151v>alla ce-pendant par tout voir les belles allees, les loges à luicter, et le boccage qui estoit au long de la mer fort bien planté et bien accoustré: non qu'il s'esbahist de voir rien de tout cela, mais de peur qu'il ne semblast mespriser en aucune chose Periander, ou desdaigner sa nagnificence: les autres, à mesure que chascun s'estoit lavé et huylé, les serviteurs le conduisoient en la salle, par le portique, dedans lesquel estoit assis Anacharsis, aiant devant soy une jeune fille, qui de ses mains luy mespartissoit les cheveux, laquelle accourant fort franchement au devant de Thales, il la baisa, et luy dit en riant, Fay que cest estranger, qui est le plus doulx homme du monde, devienne beau, à fin qu'il ne nous semble plus hydeux ny sauvage à voir: Je demanday lors qui estoit ceste jeune fille: Comment, dit-il, ne cognoissez-vous pas la sage Eumetis, qui est tant renommee? Le pere luy a donné ce nom-là, mais le peuple l'appelle du nom de son pere Cleobuline. Ne l'appellez-vous pas sage, dit adonc Philoxenus, à cause de la vivacité de son esprit à proposer, et sa subtilité à soudre des questions obscures, que lon appelle @enigmes? car il y en a quelques-uns inventez par elle, qui ont penetré jusques en Aegypte. Non pas moy, respondit Thales, car elle n'en use que comme de martres, pour jouër et passer le temps seulement, et s'en esgaye avec ceux qu'elle rencontre: mais elle a un courage grand à merveilles, un intendement digne de gouverner un estat, et une douceur de moeurs fort agreable, de maniere qu'elle rend son pere plus doulx et plus humain seigneur envers ses citoyens. Soit ainsi, dit Philoxenus, et y a bien de l'apparence, à voir la simplicité de son accoustrement, et sa naïfveté: mais d'où vient ceste privauté, qu'elle accoustre si amiablement les cheveux à Anacharsis? Pource, dit-il, que c'est un homme de bien, et qui sçait beaucoup, qui luy a raconté bien au long et bien volontiers la façon de vivre des Tartares, et la maniere de charmer les maladies, dont ils usent à l'endroit des malades: et croy que maintenant elle l'accoustre et le caresse ainsi, en devisant et apprenant quelque chose de luy. Comme nous estions desja tout aupres de la salle, nous rencontrasmes Alexidemus Milesien, le bastard de Thrasybulus le tyran, tout troublé et courroucé, disant je ne sçay quoy en luy-mesme, sans que nous peussions clairement entendre ce qu'il disoit: mais quand il apperceut Thales, il se revint un peu, et s'arrestant tout court: Periander m'a fait, dit- il, un grand tort, qui ne m'a pas voulu laisser partir quand je me voulois embarquer, ains m'a contrainct par ses prieres d'attendre ce beau souper, et puis quand j'y suis venu, il m'a donné un lieu d'assiette deshonneste à moy, en preferant des Aeoliens, des Insulaires, et qui non, à Thrasybulus? par où il appert qu'il n'a cerché autre chose que le moyen de luy faire recevoir une honte en moy qui suis envoyé de par luy, et de le mettre à bas par un mespris et contemnement. Comment, luy respondit Thales, tu crains donc que comme les Aegyptiens disent, que les astres, en faisant leurs revolutions ordinaires sont une fois haults, et puis une autre fois bas, et selon leur hauteur ou leur bassesse deviennent pires ou meilleurs qu'ils n'estoient, aussi que pour le lieu que lon t'a baillé tu n'en deviennes plus ravallé et plus rabaissé: tu serois par ce moyen de plus lasche coeur, que ce Laconien, qui aiant esté par le maistre de cerimonies colloqué tout au plus bas et dernier lieu de la danse, ne s'en courroucea point autrement, ains dit seulement, «Tu as bien sceu trouver le moyen comme tu rendrois ce lieu-cy honorable.» Quand nous somme assis à la table, il ne faut pas regarder apres qui nous sommes assis, mais plus tost comment nous nous accommoderons et rendrons agreables à ceux aupres de qui nous sommes, monstrans dés l'arrivee apparence d'avoir, ou plus tost aiants à bon esciant dedans nous-mesmes la source et l'anse, par maniere de dire, à prendre amitié avec eux, ne nous fascher point de lieu qu'on nous baille, ains plus tost louër nostre bonne fortune, de nous estre rencontrez avec si bonne compaignie: car celuy qui se courrouce pour le lieu et assiette qu'on luy baille, se courrouce plus tost à celuy aupres de qui il est à table, qu'à <p 152r>celuy qui l'a convié, et se rend odieux à l'un et à l'autre. Ce sont paroles que cela, dit adonc Alexidemus, mais en effect je voy, que jusques à vous autres sages cerchez bien les moyens de vous faire honorer: et en disant cela il passa outre, et s'en alla. Et Thales se tournant devers nous, qui nous esbahissions grandement de l'estrange façon de faire de cest homme: C'est un fol escervellé, ce nous dit-il, d'une bizarre nature comme vous pourrez cognoistre par un tour qu'il feit estant encore sur le commancement de son adolescence. On avoit apporté à son pere Thrasybulus de l'huile de perfum fort excellente: il la versa toute dedans une grande tasse, et du vin tout pur par dessus, puis beut et avalla l'un et l'autre tout ensemble, engendrant inimitié au lieu d'amitié à Thrasybulus. Cela fait, il vint un serviteur à l'entour de la table, qui me dit, Periander vous prie que prenant Thales avec vous, et cest estranger aussi, vous veniez voir quelque chose que lon luy a apportee de nouveau, pour sçavoir s'il la doit prendre comme fortuitement advenue, ou bien comme un presage qui prognostique quelque chose: car il s'en trouve quant à luy tout troublé, aiant peur que ce ne soit une pollution et une macule à son sacrifice. En disant cela il nous mena en une maison qui respondoit sur le jardin, là où nous trouvasmes un jeune garçon, qui sembloit estre quelque pastre à le voir: il n'avoit point encore de barbe, et au demourant n'estoit point laid de visage: lequel desployant un manteau de cuyr, nous monstra un jeune tendron qu'il disoit estre né d'une jument, duquel le hault jusques au col et aux mains avoit forme d'homme, et tout le reste de cheval: criant au reste tout ne plus ne moins que font les petits enfans quand il sortent du ventre de leurs meres. Niloxenus adonc l'aiant entreveu, tourna soudain sa face de l'autre costé, en s'escriant, O Dieu nous veuille preserver! Mais Thales regarda le jeune garçon d'oeil fiché bien long temps: puis en se riant, pource qu'il avoit tousjours accoustumé de se jouer à moy, touchant mon art, il me dit: Ne pensez-vous pas desja, Diocles, à faire quelque expiation de ce prodige, et en empescher les Dieux qui ont le soing de destourner les malheurs imminents, comme estant cecy un grand prodige et un mauvais accident? Pourquoy non, luy respons-je: car je vous advise Thales, que c'est un presage de discord et de sedition, et ay grand peur qu'elle ne passe jusques aux mariages, et jusques à l'acte de generation, avant que le premier courroux de la Deesse soit appaisé, qui le nous monstre par ce second presage comme vous voyez. Thales ne respondant rien à cela, ains s'en riant, s'osta de là. Et comme Periander nous fust venu au devant à la porte de la salle, et nous enquist touchant ce que nous venions de voir, Thales me laissant, et le prenant par la main luy dit: Quant à ce que Diocles te suade de faire, tu le feras tout à loisir: mais quant à moy, je te conseille de ne te servir plus dorenavant de si jeunes pastres à garder tes juments, ou bien de leur donner des femmes. Si me sembla que Periander fut bien fort aise de ceste parole, car il s'en prit à rire, et ambrassant Thales le baisa. Et si croy, dit-il en se tournant vers moy, Diocles, que ce prodige a desja son evenement, car vous voyez le grand mal qui nous est desja advenu, par ce que Alexidemus n'a pas voulu soupper avec nous. Quand nous fusmes entrez dedans la salle, Thales commanceant à parler plus hault: Et où est-ce, dit-il, que lon avoit logé cest homme de bien qui s'est courroucé du lieu qu'on luy avoit baillé? et luy aiant esté la place monstree, tournant à l'entour, il s'y en alla seoir, et nous y mena quant et luy, disant: Quant à moy, j'eusse achetté l'occasion de manger avec Ardalus: or estoit cest Ardalus Troezenien joueur de fleutes, et presbtre des Muses Ardalienes, dont l'ancien Ardalus Troezenien aussi avoit donné et dedié les images. Mais Aesope qui depuis n'agueres avoit esté envoyé par le Roy Croesus, tant devers Periander, comme devers l'oracle d'Apollo en la ville de Delphes, estant assis dessus un banc bas aupres de Solon, qui estoit au dessus de luy, se prit à dire, Un mulet de Lydie aiant veu la forme et figure de son corps dedans une riviere, et s'esbahissant de la beauté et grandeur d'iceluy, se meit à <p 152v>courir à toute bride, en secouant la teste comme un cheval eschappé: mais quand il vint à penser en luy-mesme qu'il estoit fils d'un asne, il cessa soudainement de courir, et meit fin à son audace et à sa braverie. Alors Chilon en son langage Laconien luy dit, Cela s'adresse à toy-mesme, qui es tardif comme un asne, et cours comme un mulet. Apres cela entra Melissa, qui s'alla seoir aupres de Periander, et Eumetis s'asseit aussi pour souper. Thales addressa sa parole à moy qui estois assis au dessus de Bias, et me dit, Amy Diocles, que ne dis-tu à Bias, que ton hoste Niloxenus de Naucratie est venu pardeça envoyé par son Roy devers luy, pour luy apporter de rechef de nouvelles questions à soudre, à fin qu'il les reçoive estant encore sobre, et en estat d'y pouvoir bien penser? Et Bias prenant la parole, Il y a ja long temps, dit-il, que pour me cuider estonner il m'admoneste de ce faire: mais quant à moy je sçay tresbien, que Bacchus est au reste un sage et puissant Dieu, et que pour sa sapience on le surnomme Lysien, qui vault autant à dire comme, desliant toutes difficultez: c'est pourquoy je n'ay point de peur d'estre moins asseuré au combat pour estre remply de luy, quand il me conviendra disputer. De tels joyeux propos s'entrejouoient-ils l'un avec l'autre en soupant: et voyant l'appareil du souper un peu moindre que l'ordinaire, il me vint en pensee, comme pour festoyer et donner à souper à des hommes sages et gens de bien, on n'en entre point en plus grande despense, ains que plus tost on la diminue, pour ce que lon en oste toute curiosité de viandes exquises, des parfums, confitures et marchepans apportez d'estrange païs, et des vins delicieux: dont Periander estant tous les jours servy en son ordinaire pour la magnificence de son estat, de ses richesses, et de ses affaires, neantmoins il faisoit lors gloire envers ces sages hommes-là, de se passer à peu sobrement: car non seulement il feit oster toute autre superfluité d'ornements accoustumez, mais encore à sa propre femme il les feit laisser et cacher, et la leur monstra ornee de peu d'estat, et de modestie seulement. Apres que les tables furent ostees, et que Melisse eut envoyé de rang à chascun des conviez son chapeau de fleurs, nous rendismes graces aux Dieux, en leur espanchant un peu de vin: et la menestriere aiant un peu chanté apres graces, se retira incontinent de la salle. Lors Ardalus appellant Anacharsis par son nom, luy demande, s'il y avoit des menestrieres entre les Scythes: et luy sans songer luy respondit sur le champ, Non pas seulement des vignes. Et comme Ardalus luy repliquast, Voire-mais si y a-il des Dieux pourtant: Ouy certes, respondit-il, il y en a voirement, et qui entendent la langue et parole des hommes, non pas comme les Grecs, qui s'estiment plus elegamment parler que les Scythes, et neantmoins ont opinion que les Dieux oyent plus volontiers le son des fleutes et haubois qui sont faits d'os et de bois, que non pas la voix et parole de l'homme. Et que dirois-tu donc aupris, ce dit alors Aesope, si tu sçavois ce que font aujourd'huy les faiseurs de fleutes, qui rejettent les os des jeunes cerfs et biches, et choisissent ceux des asnes, pource qu'ils disent que le son en est meilleur: et pourtant Cleobuline en a fait un de ses @enigmes, sur la fleute Phrygiene
  D'asne braiard jambe morte a l'ouye
  Du chef ramé de grands cors resjouye.
de sorte que c'est merveille comment l'asne, qui au demourant est une fort grosse et lourde beste, esloignee de toute douceur et harmonie de musique, peult bailler un os ainsi delié et propre à faire un harmonieux instrument de musique. Certainement, dit adonc Philoxenus, c'est ce que les habitans de Busiris nous reprochent à nous autres de Naucratie: car nous commançons aussi desja à user des os d'asnes à faire fleutes, et à eux il ne leur et pas loysible d'ouyr seulement le son d'une trompette, pourautant qu'elle retire un peu au braire de l'asne: or sçavez-vous que l'asne est fort diffamé et haï envers les Aegyptiens, à cause de Typhon. Apres cela chascun se taisant, Periander voyant que Niloxenus avoit bien bonne envie de parler, mais qu'il <p 153r>n'osoit entamer le propos, commancea à dire, Seigneurs, je trouve bonne la coustume des villes et des magistrats qui donnent audience, et despeschent premierement les estrangers que leurs citoyens: et pourtant me sembleroit-il bon, que pour un peu de temps vous reteinssiez vos propos, qui nous sont tous familiers, et comme nez en nostre pays, et que vous donnissiez entree et audience, comme en une assemblee de ville, à ceux que nostre bon amy Niloxenus a apportez d'Aegypte, mesmement de la part du Roy à Bias, et Bias en veult conferer avec vous. Et Bias suivant son dire: Et en quel lieu, dit-il, ny avec quelle compagnie me pouvois-je plus deliberément hazarder qu'en ceste-cy, à faire de telles responses, s'il en est besoing? attendu mesmement que le Roy mande expressément,que lon commance premierement à moy à me proposer sa question, et puis que lon l'aille puis apres de rang presentant à tous vous autres. Ainsi luy bailla lors Niloxenus la Lettre close du Roy, et le pria de l'ouvrir, et de la lire hault et claire devant toute la compagnie. Si estoit la substance des Lettres telle:
  Amasis le Roy d'Aegypte, à Bias le plus sage des Grecs, salut. Le Roy d'Aethiopie est entré en contestation de sapience alencontre de moy, et s'estant trouvé vaincu en toutes ses autres propositions, finablement il m'a proposé un mandement fort estrange et merveilleusement difficile à accomplir, c'est qu'il m'a commandé, que je boive toute la mer. Et si je puis venir à bout de soudre ceste question, je gaigneray plusieurs villes et villages, qui sont à luy: et si aussi je ne la puis resoudre, il fault que je luy cede les villes e la contree Elephantine. Et pourtant apres que tu y auras bien pensé, renvoye moy incontinent Niloxenus: et si tu as affaire pour toy ou pour tes citoyens, je t'advise que rien ne te defaudra de ma part.
  Ces Lettres leuës, Bias n'arresta pas long temps, ains apres avoir un peu pensé en soy-mesme, et un peu parlé en l'oreille à Cleobulus, qui estoit assis tout joignant luy, se prit à dire: Comment amy Naucratien, le Roy ton maistre Amasis, qui commande à si grande multitude d'hommes, et qui possede un si beau et si bon pays, voudra-il bien boire toute la mer pour gaigner je ne sçay-quels meschans villages de peu de valeur? Et Niloxenus en riant luy respondit, Je te prie de considerer diligemment ce qu'il est possible pour y respondre, comme s'il le vouloit. Or qu'il mande doncques à cest Aethiopien, qu'il arreste les rivieres qui se deschargent en la mer, jusques à ce qu'il ait achevé de boire toute l'eau de la mer qui est à present: car c'est de celle- là dont est fait le mandement, et non pas de celle qui sera par cy apres. Quand il eut dit ces paroles, Niloxenus en fut si aise, qu'il ne se peut contenir qu'il ne l'ambrassast et baisast sur l'heure: et tous les autres louërent et approuverent aussi semblablement son dire. Mais Chilon en se riant, O Naucratien mon amy, dit-il, je te prie avant que la mer toute beuë perisse, retourne t'en par mer annoncer au Roy ton maistre, qu'il ne se travaille pas à cercher comment il pourra consumer une si grande quantité d'eau salee, mais plus tost comment il pourra rendre son regne bien dessallé et doux à boire à ses subjects: car Bias est grand ouvrier, et un fort excellent maistre de ce mestier-là: lequel quand Amasis aura bien appris de luy, il n'aura plus besoin du bassin d'or envers les Aegyptiens pour les contenir en obeïssance, ains le serviront tous volontiers, et l'aimeront affectueusement, quand ils verront qu'il sera devenu bon prince, voire et fust-il encore de plus bas et de plus petit lieu venu qu'il n'est. Voyez Herodote du regne d'Amasis, livre 4. Certainement, dit adonc Periander, ce seroit chose digne que nous contribuissions tous à ce Roy de tels presens, [...], comme parle Homere, c'est à dire par teste: car par ce moyen l'accessoire luy sera plus utile que le principal de son voyage, et à nous-mesmes il en reviendra un tresgrand profit. Alors dit Chilon, Il seroit raisonnable que Solon commançeast le propos, non seulement pource qu'il est le plus ancien de nous tous, et qu'il est au premier lieu de la table, mais aussi pource qu'il tient le plus <p 153v>grand et le plus digne office, estant le premier qui a fait et estably les loix aux Atheniens. Niloxenus adonc se tournant devers moy me dit tout bas en l'oreille, Certainement on croit, Diocles, beaucoup de choses à faulses enseignes, et y en a qui prennent plaisir à controuver eux-mesmes de faulses nouvelles, touchant les grands et sages hommes, et à en recevoir de controuvees par d'autres, comme sont celles que lon nous a apportees jusques en Aegypte, de Chilon, qu'il avoit renoncé à l'amitié et hospitalité de Solon, pourautant qu'il maintenoit, que les loix estoient muables. Cela est un propos digne de mocquerie: car il faudroit premierement chasser Lycurgus et toutes ses loix, avec lesquelles il a renversé tout l'ancien ordre de la republique de Laced@emone. Solon doncques aiant un peu demouré, se print à dire: «Il me semble qu'un Roy ou Prince souverain n'a moyen de se rendre plus glorieux, qu'en faisant de sa Monarchie une Democratie, c'est à dire, en communiquant son authorité souveraine à ses subjects.» Le second fut Bias, qui dit, «En se rendant luy-mesme le premier subject aux loix de son païs.» Apres luy Thales dit, «Je repute un Seigneur bien-heureux, qui peut arriver à la vieillesse, et mourir de mort naturelle.» Le quatriéme, Anacharsis, «s'il est seul sage.» Le cinquiéme, Cleobulus, «s'il ne se fie à personne de ceux qui sont autour de luy.» Le sixiéme, Pittacus, «s'il peut tant faire que ses subjects craignent non luy, mais pour luy.» Apres luy Chilon dit, «qu'un Prince ne doit penser à nulle chose transitoire ne mortelle, mais eternelle et immortelle.» Apres que tous ces sages eurent ainsi dit chascun leur mot, nous requerions Periander, qu'il voulust aussi à son tour dire le sien. Et luy avec un visage non gueres joyeux, mais pensif et chagrin: Je vous diray ce qui me semble de toutes les sentences qui ont esté dittes par ces Seigneurs, c'est quelles desgoustent, presque toutes, l'homme de bon jugement, de vouloir jamais commander aux autres. Et adonc Aesope, comme ce luy qui amoit à reprendre: «Il falloit donc, dit-il, que chascun de vous à par-soy feist cela, non pas qu'aiants pris à conseiller un Prince, et faisant profession de luy estre amis, se constituer comme accusateurs des Roys et des Princes.» Et Solon luy ambrassant la teste, luy dit en riant, «Ne te semble-il pas Aesope, que celuy rende un seigneur plus moderé, et un tyran plus gracieux, qui luy suade, qu'il est meilleur ne commander point, que commander?» «Et qui sera celuy, respondit Aesope, qui te croira en cela, ny au dieu Apollo mesme qui te rendit un tel oracle,
  De celle ville est heureuse la gent
  Là où ne s'oit que la voix d'un sergent.»
Solon luy repliqua, «Aussi n'oit-on maintenant à Athenes que la voix d'un huissier, et d'un seul magistrat, que est la Loy, estant la ville en estat populaire: Mais toy Aesope, qui as le sens d'entendre les voix des corbeaux, voire des geais, tu n'entens pas cependant la tienne propre, ny ta propre parole: car tu reputes, suivant l'oracle d'Apollo que tu as allegué, que la ville soit tresheureuse qui n'entend qu'une voix, et ce-pendant tu estimes, que ce soit la beauté et perfection d'un convive, que tous les conviez y parlent, et de toutes choses.» Ouy vrayement, dit Aesope, pource que tu n'as pas encore escrit la loy, d'autant que c'est tout un, que les serfs n'ayent point à s'enyvrer, comme tu en as faict à Athenes une, que les esclaves n'ayent point à faire l'amour, ny à s'oindre à sec. Solon se prit à rire de ceste replique: Et le medecin Cleodemus, Il me semble, quant à moy, que c'est tout un que de s'huyler à sec, et de causer apres que lon a bien beu, car l'un et l'autre est fort plaisant. Et Chilon prenant le propos, C'est pourquoy, dit-il, on s'en doit plus contregarder. Et Aesope de rechef, Voire-mais il semble que Thales a voulu dire, qu'il vieillira bien tost. Periander adonc se prenant à rire, Vrayement, dit-il, nous avons tous payé la peine que nous meritions, Aesope, de ce que nous nous sommes laissez transporter en autres propos devant que d'avoir entendu tous ceux du Roy Amasis, ainsi que nous avions proposé <p 154r>du commancement. Et pource, Seigneur Niloxenus, poursuy le demourant de sa lettre missive, et te sers de ces personnages icy, cependant que tu les as tous ensemble. Voire-mais respondit Niloxenus, il m'est advis que le mandement de cest Aethiopien se pourroit proprement nommer le triste buletin, ainsi que parle Archilochus: Mais le Roy Amasis ton hoste est bien plus gracieux en semblables questions et plus gentil: car il luy demanda, «Quelle chose au monde estoit la plus vieille, Quelle la plus belle, la plus grande, la plus sage, la plus commune: et par dessus encore, Quelle est la plus profitable, Quelle la plus dommageable, Quelle la plus puissante, et quelle la plus facile.» Comment, l'Aethiopien respondit doncques à chascune de ces demandes, et les solut-il toutes? Voicy comment il respondit, ce dit Niloxenus: et vous jugerez, apres que vous aurez ouy ses responses, s'il y satisfeit ou non: Car le Roy mon maistre y procede si sincerement, qu'il ne voudroit pour rien du monde ny estre trouvé calomniateur és responses d'autruy, ny aussi faillir à estre relevé et repris, s'il se trouvoit qu'il eust bronché et erré és sienes. Or je vous reciteray de poinct en poinct, comment il y respondit: «Quelle chose est la plus vieille du monde? le Temps: Quelle la plus grande? le Monde: Quelle la plus sage? Verité: Quelle la plus belle? la Lumiere: Quelle la plus commune? la Mort: Quelle la plus profitable? Dieu: Quelle la plus dommageable? le Diable: Quelle la plus puissante? Fortune: Quelle la plus facile? ce qui plaist.» Quand ces responses eurent esté leuës, Seigneur Nicarchus, il se feit un peu de silence: et Thales adonc demanda à Niloxenus, si le Roy Amasis avoit approuvé toutes ces solutions. Niloxenus feit response, qu'il en avoit approuvé les unes, et que de quelques autres aussi il ne s'en estoit peu contenter. Et toutefois, adjousta Thales, il n'y en a pas une qui ne soit grandement reprehensible, ains y a en toutes de grandes erreurs et de grandes ignorances, comme dés le commancement: En quelle sorte peut on soustenir que le Temps soit la plus ancienne chose du monde, attendu qu'une partie en est desja passee, l'autre presente, et l'autre encore à venir? car le temps qui viendra apres nous, semble par raison devoir estre estimé plus jeune que tous les hommes, et toutes les choses qui sont de present. Et puis d'estimer que Verité soit sagesse, il me semble que c'est tout autant comme qui diroit, que l'oeil et la lumiere fussent tout un: et puis s'il estimoit que la lumiere soit chose belle comme elle l'est aussi, comment oublioit-il le Soleil? Au demourant quant à ce qu'il respond de Dieu et du Diable, il y a de l'arrogance et du danger beaucoup: et de la Fortune, il n'y a apparence quelconque: car si elle estoit si forte et si puissante comme il dit, comment se tourneroit et se changeroit elle si facilement qu'elle fait? Ny la mort n'est pas la plus commune chose qui soit au monde, car elle n'est pas commune aux vivans. Mais à fin qu'il ne semble que nous ne sçachions que corriger les autres, conferons un petit nos sentences particulieres avec les siennes. Quant à moy, je me presente le premier à respondre de poinct en poinct, si Niloxenus me veult interroguer. Je vous exposeray doncques maintenant icy par ordre les interrogatoires et responses, selon qu'elles furent lors proposees et respondues. «Quelle chose est ls plus vieille qui soit au monde? c'est Dieu, respondit Thales: car il n'eut oncques commencement de naissance. Qui est la plus grande? le Lieu car le monde contient toutes autres choses, et le lieu contient le monde. Qui est la plus belle? le Monde: car tout ce qui est disposé par bel ordre, est partie d'iceluy. Qui est la plus sage? le Temps: car il a ja par cy devant trouvé tout ce qui s'est inventé, et trouvera encore cy apres tout ce qui s'inventera. Qui est ls plus commune? Esperance: car elle demeure encore à ceux qui n'ont nulle autre chose. Qui est la plus profitable? Vertu, d'autant qu'elle rend toutes autres choses utiles en en usant bien. Qui est la plus dommageable? le Vice: car là où il est, il perd et gaste tout. Qui est la plus forte? Necessité: car elle seule est invincible. Qui est la plus facile? ce qui est selon nature: <p 154v>car les hommes se lassent des voluptez mesmes quelquefois.» Et comme toute l'assistance eust grandement loué les responses de Thales, Cleodemus se prit à dire: Voyla des questions qui sont convenables à proposer, et respondre aux Princes et aux Roys, Seigneur Niloxenus: mais ce Roy barbare d'Aethiopie, qui mande au Roy Amasis qu'il boive la mer, auroit besoing d'une telle courte response, que feit Pittacus au Roy Alyates, qui commandoit par lettres quelque chose arrogamment aux Lesbiens: car il ne luy respondit autre chose, sinon qu'il l'admonesta de manger des oignons et du pain chaud. Si est-ce, dit Periander, que c'estoit la façon des anciens Grecs, Seigneur Cleodemus, de se proposer ainsi les uns aux autres de telles questions: car nous avons entendu que jadis la coustume estoit, que les plus sçavans et plus excellents poëtes qui fussent pour lors, s'assembloient à certain jour à l'entour de la sepulture d'Amphidamas en la ville de Chalcide. Cestuy Amphidamas estoit homme d'honneur et de valeur au gouvernement de la Chose publique, et qui avoit donné beaucoup d'affaires aux Eretriens, és guerres qu'ils eurent contre ceux de Chalcide, touchant Lilantus, esquelles finablement il mourut: et pour autant que les vers qu'apportoient les poëtes, rendoient le jugement difficile et fascheux à ceux qui estoient eleus pour juges, et que la gloire de deux concurrents, Homere et Hesiode, tenoit les juges en grande perplexité, pour la honte qu'ils avoient de donner leurs sentences de deux si grands personnages, ils se tournerent à demander les uns aux autres de telles questions, ainsi comme raconte Lesches,
  Muse dy moy ce qu'on confessera
  Qui ne fut onc, ny jamais ne sera.
A quoy Hesiode respondit sur le champ promptement,
  Quand les chevaux de rendon furieux,
  Pour emporter les pris victorieux,
  Courans entour la tombe et sepulture
  De Jupiter, y rompront leur voicture.
et dit on que pour cela il fut tant estimé, qu'on luy en adjugea le Tripié d'or. Et quelle difference y a-il, dit adonc Cleodemus, entre ces demandes-là, et les obscures questions de Eumetide? lesquelles ne luy sont pas à l'adventure malseantes à inventer, par maniere de jeu, et à proposer aux autes Dames, commes les autres s'amusent à tissir des cordons et à faire des coëffes de resiau: mais que des hommes d'entendement en facent aucun compte, c'est une droitte mocquerie. A quoy il sembloit que Eumetide luy eust volontiers repliqué quelque chose, mais elle se reteint de honte, qui luy feit monter la couleur au visage. Et Aesope, comme pour la revenger, se print adonc à luy respondre: Et n'est-ce pas encore plus grand mocquerie de ne les pouvoir pas soudre? comme est celle qu'elle nous a proposee un peu avant souper,
  J'ay veu coller du cuyvre avec le feu,
  Dessus le corps d'un homme en plus d'un lieu.
Nous sçaurois-tu declarer que c'est que cela? Nenny pas moy, respondit Cleodemus, ny ne me soucie pas de le sçavoir. Et toutefois luy repliqua Aesope, Il n'y a personne qui le sçache mieux, ne qui le face plus que toy: et si tu le nies, j'en croy, dit il, les cornets et ventoses. Adonc Cleodemus se prit à rire, car il usoit plus d'appliquer des ventoses que autre medecin qui fust de son temps, et estoit ce remede de medecine en usage et en reputation autant que nul autre, pour l'amour de luy. Mais Mnesiphilus Athenien familier et grand zelateur de Solon, se prit lors à dire: Seigneur Periander, je desirerois quant à moy, que ce devis et propos de ceste belle compagnie ne fust point departy aux riches ny aux nobles seulement, ains qu'il fut distribué egalement par teste, et communiqué à tous comme le vin, ainsi qu'il se fait és citez qui sont regies par gouvernement populaire. Ce que je dis, d'autant que nous autres <p 155r>qui vivons en estat populaire, n'avons aucune participation à tout ce que vous avez n'agueres dit, touchant la principauté et le gouvernement d'un Roy: et pour ce nous sembleroit-il raisonnable que recommanceant de rechef à discourir vous alleguissiez chascun à son rang quelque notable sentence touchant le gouvernement populaire, où chascun a egale authorité, et que Solon fust de rechef le premier qui commanceast à dire la sienne. Tous furent alors d'advis d'ainsi le faire. Et pourtant Solon commancea à dire: «Voire mais, amy Mnesiphile, toy et tous les habitans d'Athenes avez ja pieça entendu quel et mon jugement et advis touchant le gouvernement de la Chose publique: toutefois si tu le veux encore maintenant entendre, je te dis qu'il me semble, Que la cité est tresbien gouvernee, et maintient tresbien l'estat et liberté populaire, en laquelle ceux qui ne sont point outragez, haïssent autant et poursuivent asussi asprement celuy qui a fait une oppression et outrage, que celuy qui est outragé. Apres luy Bias dit, que le gouvernement populaire luy sembloit estre tresbon, auquel tous les habitans redoutent la loy comme un severe tyran. Apres lequel Thales opina disant, que celle Chose publique luy sembloit la mieux ordonnee, où il n'y avoit point d'hommes ny trop riches ny trop pauvres. Suivant celuy-là Anacharsis dit, que c'estoit à son advis celle, en laquelle toutes autres choses estans egales entre les habitans, la precedence se mesuroit à la vertu, et le rebut au vice. Le cinquiéme, Cleobulus, afferma, que la cité populaire luy sembloit estre la mieux policee, en laquelle les citoyens redoutoient plus le deshonneur que la loy. Le sixiéme, Pittacus, celle où les meschans n'ont point authorité de commander, et les bons si. Joignant lequel Chilon prononcea, que celle police luy sembloit estre la meilleure, où le peuple prestoit plus l'oreille aux loix, que non pas aux orateurs. Et apres tous Periander le dernier donnant son jugement, dit, qu'il luy sembloit que tous estimoient le gouvernement populaire estre le meilleur, qui approchoit le plus pres de celuy d'un sage Senat.» Ce propos estant achevé, je les priay qu'ils voulussent aussi nous enseigner du mesnage, comment il s'y falloit gouverner, pour ce qu'il y a peu d'hommes qui soient appellez à gouverner les villes ny les royaumes, mais du gouvernement de son mesnage, et de sa maison, chascun en a sa part. Non n'a pas, ce dit Aesope en se riant, si vous y comprenez Anacharsis: car quant à luy, il n'a point de maison, et si fait gloire de n'en avoir point, ains de demourer en un chariot, comme lon dit que fait le Soleil, qui va tournant tout à l'entour du ciel, tantost en une contree, et tantost en une autre. C'est pourquoy, respondit Anacharsis, le Soleil seul, ou plus que nul autre de tous les Dieux, est franc et libre, commandant à tous, et n'estant commandé de personne: et pourquoy il regne et conduit luy-mesme son chariot: mais il me semble que tu n'as jamais compris en ton entendement la grandeur et beauté d'iceluy, combien excellent et admirable est son chariot, car autrement tu ne l'eusses jamais en jouant, et par maniere de risee, comparé aux nostres: au demourant il semble que tu appelles maison ces toicts couverts de thuile et de terre cuitte, ne plus ne moins que si tu disois que la tortue fust sa coque, et non pas l'animal qui est dedans. C'est pourquoy je ne m'esbahis pas, si tu te mocquas il y a quelque temps de Solon, pour ce qu'aiant veu le palais de Croesus fort richement et somptueusement orné, il ne jugea pas incontinent celuy qui en estoit possesseur, estre logé heureusement et magnifiquement, pour ce qu'il vouloit premierement estre spectateur, et veoir à l'oeil les biens qui estoient dedans luy, plus tost qu'aupres de luy. En quoy il me semble que tu as oublié ton regnard, lequel estant venu en contestation alencontre du leopard, à sçavoir lequel des deux estoit plus tavelé de diverses mouchetures, il requit à leur juge, qu'il ne considerast pas tant les tavelures et mouchetures exterieurs de la peau, que celles de l'esprit au dedans, pour ce qu'il les trouveroit plus diverses: mais tu vas regardant seulement aux ouvrages des tailleurs <p 155v>de pierres, et des maçons, estimant que cela seul soit la maison, non pas ce qui est dedans chascune, et qui est domestique, comme sont les enfans, la femme, les amis, les serviteurs, ausquels estans sages et bien conditionnez, le pere de famille communiquant et faisant part de ce qu'il a, fust-ce dedans un nid d'oiseau, ou dedans une formilliere, se peut dire habiter une bonne et heureuse maison. Voyla ce que je respons à Aesope, quant à moy, et que je contribue pour ma quotte à Diocles: au demourant, il est raisonnable qu'un chascun de vous en die son advis. A laquelle semonce Solon respondit, «Que celle maison luy sembloit tresbonne, de laquelle les biens n'estoient point acquis par moyens injustes, ny n'avoit-on point de crainte et de souspeçon à les garder, ny de regret à les despendre. Bias apres: en laquelle, dit-il, le maistre est tel au dedans, par luy-mesme, comme il est au dehors par la crainte de la loy. Et Thales: en laquelle, dit-il, le maistre est de grand loisir. Et Cleobulus: là où il y a plus de personnes qui aiment le maistre, que qui le craignent. Pittacus dit, que la meilleure maison est celle qui n'a faute de chose quelconque, ny superfluë, ny necessaire. Chilon opina, que la maison doit, le plus qu'il est possible, ressembler à une cité gouvernee par le commandement d'un Roy: puis y adjousta, que Lycurgus avoit jadis respondu à un qui luy conseilloit d'establir en la ville de Sparte un gouvernement populaire, Commance toy-mesme le premier à mettre en ta maison l'estat populaire, où chascun soit aussi grand maistre l'un que l'autre.» Apres que ce propos fut aussi achevé, Eumetide sortit avec Melisse. Et Periander prenant une grande couppe beut à Chilon, et Chilon de rang à Bias. Et adonc Ardalus se levant et addressant sa parole à Aesope, Ne nous veux-tu pas, dit- il, envoyer aussi la couppe icy, veu que ceux-cy se la renvoyent ainsi de main en main les uns aux autres, comme si ce fust le hanap de Bathycles, sans en faire part aux autres? Et Aesope adoncques dit, Ny ceste couppe mesme, à ce que je voy, n'est point populaire, car il y a ja long temps qu'elle demeure devant Solon seul. Et Pittacus appellant Mnesiphilus par son nom: Pourquoy est- ce, dit-il, que Solon ne boit, ains contredit à ses poëmes propres, esquels il a luy-mesme escrit,
  Dame Venus est ores mon deduit,
  Et de Bacchus le bruvage me duit,
  Les dons aussi des Muses, car ce sont
  Les poincts qui l'homme en plaisir vivre font.
Anacharsis prenant la parole luy repliqua: C'est pour autant Pittacus, qu'il te redoute, et celle tienne rigoureuse et severe loy, par laquelle tu as ordonné, si quelqu'un pour estre yvre, vient à commettre une faute, quelle qu'elle soit, qu'il fust puny au double, que s'il eust esté sobre. Et lors Pittacus: Mais neantmoins, dit-il, tu t'es si superbement mocqué de mon ordonnance, que n'agueres chez mon frere Libys, d'elle-mesme, t'estant enyvré, tu en demandas le pris et la couronne. Pourquoy non, respondit Anacharsis, veu que lon avoit proposé pris de la victoire à qui beuroit le plus, m'estant chargé et enyvré des premiers, n'eusse-je voirement demandé le pris de la victoire? ou bien enseigne moy quelle autre fin il y a de bien boire, sinon que s'enyvrer. Pittacus s'estant pris à rire, Aesope recita une telle fable: Le loup aiant apperceu des bergers qui mangeoient un mouton dedans leur loge, s'approchant d'eux, «Quel bruit, dit-il, vous meneriez, si je faisois ce que vous faittes!» Chilon adonc: Aesope, dit-il, a eu sa revanche bien à propos, de ce que n'agueres nous luy avons fermé la bouche, voyant que maintenant d'autres ont rompu le propos, et osté la parole de la bouche de Mnesiphilus, auquel on auroit demandé qu'il respondist pour Solon. Adonc Mnesiphilus parla ainsi, Qu'il sçavoit bien que l'opinion de Solon estoit telle, que l'oeuvre de tout art et de toute faculté, tant humaine que divine, estoit plus tost son effect que ce parquoy elle le fait, et sa fin plus tost que les moyens tendans à icelle <p 156r>fin: comme l'oeuvre d'un tissier, à mon advis, est plus tost de faire un manteau, ou une robbe, que non pas de disposer ses fils, et de dresser ses pesons, et d'un serrurier souder le fer, et donner la trempe à une congnee, plus tost que chose aucune qui soit necessaire pour cest effect, comme d'embrazer les charbons ou preparer du chapplis de pierres. Et d'avantage un architecte nous reprendroit bien à bon droict, qui luy diroit, que son oeuvre fust non bastir une maison, ou une navire, mais percer des pieces de bois, ou bien destremper du mortier. Et les Muses se plaindroient merveilleusement, et non sans cause, de nous, si nous estimions que leurs ouvrages fussent des cithres ou des fleutes, et autres tels instruments de Musique, non pas instruire les moeurs, et addoucir les passions de l'ame de ceux qui se delectent des chansons, harmonies et accord de la musique: Aussi doncques faut-il que nous confessions, que l'oeuvre de Venus n'est pas l'assemblee ny la meslange des corps, ny de Bacchus l'yvresse ny le boire vin, mais bien la resjouïssance, l'affection, l'amitié et la familiarité, qu'ils nous engendrent des uns envers les autres. C'est ce que Solon appelle oeuvres divines, et c'est ce qu'il dit qu'il aime, et qu'il desire, et qu'il poursuit estant devenu vieil: car certainement Venus est l'ouvriere de la concorde, et mutuelle bien veuillance qui est entre les hommes et les femmes, meslant et fondant ensemble, par le moyen de la volupté, les ames avec les corps: et Bacchus à plusieurs qui paravant n'avoient pas grande familiarité ensemble, ny pas la cognoissance, seulement les uns des autres, amollissant et humectant, en maniere de dire, la dureté de leurs moeurs par le vin, ne plus ne moins que le fer s'amollist dedans le feu, leur donne un commancement de commixtion et incorporation des uns avec les autres. Il est bien vray que quand tels personnages, comme sont ceux que Periander a icy conviez, s'assemblent et conviennent ensemble, il n'est ja besoing de couppe ny de verre pour les allier: car les Muses apportans au milieu de la compagnie, comme une couppe de sobrieté le devis, où il y a non seulement beaucoup de plaisir, mais aussi d'erudition, de doctrine et de profit, excitent, arrosent et respandent, par le moyen de ce discours, la joye et caresse parmy les coeurs des assistans, en laissant bien souvent le pot au dessus de la tasse en repos sans en user: au contraire de ce que defend Hesiode à ceux qui sçavent mieulx boire que discourir ne deviser,
  Si lon bailloit à boire par mesure
  Aux autres Grecs à longue chevelure,
  Ta couppe estoit pleine et raise tousjours.
Car j'entens mesmes que les anciens appelloient ces provocations à boire, Daetron, comme Homere les appelle, et que chascun beuvoit à certaine mesure: et puis ainsi que fait Ajax, en departoit une portion à celuy qui estoit plus prochain de luy à table. Apres que Mnesiphilus eut ainsi parlé, le poëte Chersias, qui nagueres avoit esté absouls par Periander des crimes à luy imposez, et estoit retourné en bonne grace avec luy, à la requeste de Chilon: Je sçaurois volontiers, dit-il, si Jupiter distribuoit à boire aux Dieux par mesure, pource qu'ils beuvoient les uns aux autres quand ils mangeoient avec luy, ne plus ne moins que faisoit Agamemnon aux Princes Grecs quand ils estoient à sa table. Et lors Cleodemus: S'il est vray, dit-il, amy Chersias, comme vous autres poëtes le dittes, que des coulombs volans à grande peine et grande difficulté par dessus les rochers qui s'appellent Planetes, apportent la viande de l'Ambrosie à Jupiter, n'estimez-vous pas que le breuvage du Nectar luy soit aussi bien cher, bien rare et difficile à recouvrer? de maniere, qu'il l'espargne et le donne à chascun par mesure. Ouy, et par esgale mesure, respondit Chersias. Mais puis que nous sommes de rechef retombez sur les propos du mesnage, qui sera celuy de vous qui nous dira ce qui en reste à dire? car il nous reste, ce me semble, à definir la quantité de biens qui sera suffisante, et dont l'homme se devra contenter. Cleobulus adonc prenant <p 156v>la parole: Quant aux sages, dit-il, la loy leur en a prescrit la mesure: mais quant aux fols, je leur diray un propos que j'ay autrefois ouy tenir par ma mere à un mien frere. Car elle disoit, que la Lune un temps fut, pria sa mere de luy faire un petit surcot, qui luy joignist bien au corps: Et comment est-il possible, respondit la mere, que je t'en tisse un qui te joigne bien, veu que je te voy tantost toute pleine, puis apres en croissant, et une autre fois en decours? Aussi, amy Chersias, on ne sçauroit definir mesure aucune certaine de biens à un fol, ny à un vicieux: car il a besoing tantost d'une chose, et tantost d'une autre, à cause de ses diverses cupiditez et diverses adventures: comme le chien d'Aesope, qui l'hyver se resserrant et se pliant en rond, pource qu'il geloit de froid, proposa de se bastir une maison: mais au contraire, l'esté s'estendant tout de son long en dormant, il se trouva grand, et pensa que ce n'estoit point chose necessaire de bastire maison, avec ce qu'il luy semble que ce ne seroit pas petite entreprise d'en bastir une assez grande pour luy. Ne vois-tu pas aussi Chersias, que ces gens-là font tantost les petits, et se restraignent à bien peu de chose, comme proposans de vivre fort estroittement et laconiquement, puis tout à un coup s'ils n'ont tout ce qu'ils voyent, et aux privees personnes, et aux Princes et Rois, ils se plaignent, comme s'ils estoient prests à mourir de faim. Cela dit, Chersias se teut: et Cleodemus adonc prenant la parole, Voire-mais nous voyons, dit-il, que vous mesmes, messieurs les Sages, avez les biens inegalement departis entre vous. Cleobulus respondit, C'est pourautant, homme de bien, que la loy comme un bon tissier, nous donne à chascun ce qui nous est bien seant, sortable et convenant: Et toy de mesme, nourrissant, gouvernant et medicinant avec la raison tes malades, ne plus ne moins qu'avec la prescription d'une loy, ne leur bailles pas des ordonnances egales, mais bien convenables à un chascun. Ardalus suivant ce propos: Comment, dit-il, y a-il doncques quelque loy qui commande à nostre familier Epimenides, hoste de Solon, de s'abstenir de toute autre viande, et de prendre seulement en sa bouche un petit de la composition qui a puissance d'empescher la faim, qu'il se compose luy-mesme, et avec cela demourer tout un jour sans boire, ny manger, ny disner, ny souper? Ceste parole aiant fait ouvrir les aureilles à toute l'assistance, Thales en se jouant respondit, que c'estoit sagement fait à Epimenides, de ne se vouloir pas travailler à moudre ny à pestrir ses vivres, comme fait Pittacus: Car j'ay moy-mesme ouy estant en l'Isle de Lesbos, une esclave estrangere, qui en tournant la meule chantoit, Mouls meule mouls, car aussi bien meult Pittacus le Roy de la grande Mytilene. Et Solon dit, qu'il s'esbahissoit d'Ardalus, s'il n'avoit pas leu dedans Hesiode la recepte du regime de vivre, que gardoit ce personnage-là: car c'est celuy qui a premierement baillé les semences de telle nourriture à Epimenides, et qui luy a enseigné de cercher
  Le grand profit qu'il y a en la mauve,
  Et le grand bien qui est en la guymauve.
Comment estimez-vous, ce dit Periander, que jamais Hesiode ait pensé à cela, et non pas qu'il ait tousjours hautement loué l'espargne et la sobrieté, et qu'il ne nous ait pas tousjours grandement incitez aux plus simples viandes, comme à celles qui estoient les plus plaisantes? car la mauve est bonne à manger, et l'aphrodile doulce au goust: et quant à ces choses-là, que les medecins appellent Alima et Adipsa, c'est à dire, ostans la faim et la soif, j'entens que ce sont medecines, et non pas viandes, et qu'il y entre du miel et du formage barbaresque, et grand nombre de semences qui sont fort aisees à recouvrer: et s'il est vray que telles drogues aient besoing de si peu d'appareil, comment ne faudroit-il, ainsi que dit Hesiode,
  Pendre au foyer timon, soc, et charrue?
  Des puissans boeufs les travaux periroient,
  Les forts mulets labourer plus n'iroient.
<p 157r>Et m'esmerveille de ton hoste Solon, si aiant n'agueres fait ceste grande cerimonie de purification aux Deliens, il ne veit pas comme lon apportoit dedans le temple des enseignes et memoires de l'ancienne premiere nourriture des hommes: comme entre autres choses fort communes, et qui naissent d'elles mesmes sans main mettre, la mauve et l'aphrodile, desquelles herbes il est vraysemblable que Hesiode nous presente et recommande la simplicité et utilité. Ce n'est pas pour cela tant seulement, dit adonc Anacharsis, ains pource que l'une et l'autre de ces herbes-là sont louees d'estre fort saines entre les autres hortulages. Et Cleodemus, Vous avez raison, dit-il, car Hesiode estoit entendu en medecine, comme lon peult cognoistre par ce qu'il escrit, non impertinemment ny negligemment, du regime de vivre: de la façon de tremper le vin, de la bonté de l'eau, de l'usage du baing, et des femmes, du temps qu'il se fault approcher d'elles, comment il faut poser les petits enfans qui viennent de naistre: mais à bien juger, Aesope se devroit plus tost et à meilleure raison advouër pour disciple d'Hesiode, que non pas Epimenides: car le propos qu'il fait que le Rossignol tient à l'Esparvier a donné à Aesope le commancement de ceste belle et variable sagesse, qui fait parler tant de langues: mais j'entendrois volontiers de Solon, pour ce qu'il me semble qu'aiant vescu et conversé familierement par longues annees avec Epimenides à Athenes, il est vraysemblable que par plusieurs fois il luy a demandé, pour quel accident ou pour quel conseil il avoit éleu et suivy ceste si estroitte façon de vivre. Et quel besoing estoit-il, respondit Solon, de luy demander? car il est tout manifeste, que si le plus grand et le plus souverain bien de l'homme est, n'avoir aucun besoing de nourriture: le second apres est, de n'en avoir besoing que de bien peu. Je ne confesseray pas cela quant à moy, ce dit Cleodemus, que le souverain bien de l'homme soit de ne manger point, mesmement quand on est à table: car en ostant la table, sur laquelle se sert la viande, on ruine l'autel des Dieux, d'amitié et d'hospitalité: et comme Thales dit, que la terre estant ostee de ce monde, il est force qu'il s'en ensuive necessairement une confusion de toutes choses: aussi pouvons-nous dire, que oster la table, c'est autant que ruiner la maison totale, car vous ostez quant et quant le feu, garde domestique, la deité tutelaire de Vesta, l'amiable coustume de boire les uns aux autres en une mesme couppe, de festoyer ses amis, de recevoir les estrangers, et traitter ses hostes, qui sont les plus doulces et plus humaines communications et conversations que les hommes sçauroient avoir les uns avec les autres: ou pour mieulx dire en somme, toute la douceur de la vie humaine. Et s'il y a occupation ou passetemps quelconque qui comprenne le discours des actions de l'homme, desquelles le besoing de nourriture, et la sollicitude de l'appareiller, en produit et suscite la plus grande partie: Aussi est-ce encore une autre grande pitié, que la destruction et ruine de l'Agriculture, car estant ruinee elle nous rendra et laissera de rechef la terre sans forme, non repurgee ny essartee d'arbres, et de brossailles ne portans point de fruict, et pleine de ravage d'eaux courantes çà et là sans ordre, à faulte d'estre diligemment cultivee: oultre ce qu'elle perd tous les arts et toutes les manufactures qu'elles met toutes en train, et leur donne à toutes fondement et matiere: de maniere qu'elles reviennent toutes à neant, si une fois la table s'en va ostee. Aussi vont perissants les honneurs des Dieux, car les hommes ne porteront plus que bien peu d'honneur au Soleil, et encore moins à la Lune, comme de la lumiere seulement et de la chaleur: car qui sera celuy desormais qui face dresser un autel à Jupiter pluvieux, ou Ceres favorisant le labourage, ou à Neptune protecteur des arbres? qui leur fera plus de sacrifices? comment sera Bacchus donneur de joye, si nous n'avons plus besoing de tout ce qu'il donne? et puis que sacrifierons-nous et qu'offrirons-nous plus aux Dieux? dequoy leur presenterons-nous les primices? Cela <p 157v>emporte quant et soy une subversion et confusion generale de toutes choses. Il est bien vray que prochasser toute sorte de voluptez, et en toutes sortes, seroit une folie, mais aussi les refuir toutes, et en toutes sortes, seroit une sottie. L'ame jouyra bien d'autres voluptez qui seront plus nobles et meilleures, mais le corps n'en sçauroit trouver une à jouïr, qui soit plus honneste que celle du boire et du manger, dont il se nourrit, ce qu'il n'y a homme qui n'entende, et qui ne confesse: au moyen dequoy, les hommes dressent leurs tables en public à la lumiere, pour boire et manger joyeusement ensemble: là où pour jouïr du plaisir de Venus, ils mettent au devant la nuict et toutes les tenebres qu'ils peuvent, estimans que ce soit aussi bestialement et impudemment fait de jouïr en public de l'un, comme de non jouïr de l'autre. Aiant Cleodemus en cest endroit entrerompu son propos, je le suivy, en disant: Ne voulez- vous pas encore adjouster, que nous chassons le dormir quant et la nourriture? et s'il n'y a point de dormir, aussi n'y a-il point de songes, et par consequent s'en va aussi la plus ancienne sorte d'oracle et de divination que nous aions: et sera la vie nostre toute d'une façon, et par maniere de dire, l'ame pour neant sera revestue du corps, veu que le plus grand nombre des parties d'iceluy, et des principales, ont esté faittes et preparees par la nature, pour servir d'instruments à la nourriture, comme la langue, les dents, l'estomach, le foye: car il n'y a rien en la structure du corps humain qui soit ocieux, ne qui soit ordonné à autre usage: tellement que celuy qui n'a point besoing de nourriture, il n'a point besoing de corps aussi: qui est autant à dire, comme il n'a point besoing de soy- mesme, car chascun de nous est composé de corps et d'ame. Voyla ce que nous contribuons quant à nous, pour la defense du ventre: au demourant si Solon ou quelque autre le veut accuser, nous sommes prests et disposez à l'ouïr. Ouy certainement, respondit lors Solon, de peur que nous ne soyons de moindre entendement et jugement que les Aegyptiens, lesquels fendans le corps de l'homme quand il est mort, le monstrent au Soleil, et en jettent les boyaux et entrailles dedans la riviere: puis quand il est ainsi nettoyé, ils se mettent à l'embaumer au reste. Car à dire la verité, ces parties-là interieures sont toute la pollution et inquination de nostre chair, et est proprement le vray enfer de nostre corps, comme lon dit qu'il y a au lieu des damnez tout plein de je ne sçay quelles villaines rivieres et vents meslez ensemble avec du feu et des morts, car nulle creature vivante ne se nourrit d'autre chose qui soit vifve: et en tuant les creatures qui ont ames, ou destruisant les plantes, herbes, et fruicts, qui participent aussi de vie, entant qu'elles se nourrissent et qu'elles croissent, nous pechons et faisons mal, par ce que tout ce qui est transmué en un autre, perd ce qu'il estoit au paravant, et se corrompt entierement de toute sorte de corruption pour devenir nourriture d'un autre: car de s'abstenir seulement de manger chair, comme lon dit que faisoit l'ancien Orpheus, c'est plus tost une subtilité, qu'une entiere fuitte des pechez que lon commet en delices et superfluité: mais le moyen de les fuir entierement, et de s'en tenir de tout poinct pur et net, se terminant en parfaitte justice, c'est avoir tout en soy, et ne desirer rien de dehors. Mais celuy que Dieu a fait naistre de telle condition, qu'il luy est impossible de conserver son estre ny son salut, sans le dommage et la perte d'un autre, à celuy-là a il baillé la nature qui le poulse à commettre injustice. Ne seroit-ce doncques pas, mon bon amy, une belle chose, que de retrencher avec leur injustice le ventre, l'estomach, le foye, et toutes autres telles parties, lesquelles ne nous donnent sentiment ny appetit de chose quelconque qui soit honneste, et qui ressemblent les unes aux utensiles de cuisine, comme sont cousteaux et marmites, les autres à ceux de moulin, ou à un four, ou à un puits, ou à une mect à pestrir? Car certainement il se peult avec verité dire, que l'ame de plusieurs est cachee et affublee de crainte d'avoir faute dedans leurs corps, comme dedans un moulin, tournant tousjours comme à l'entour d'une meule apres la poursuite de quelque nourriture, ainsi <p 158r>que nous l'avons n'agueres veu par experience en nous-mesmes: car nous ne nous regardions, ny ne nous escoutions pas les uns les autres, ains chascun la teste courbee contre bas servoit au besoing de sa nourriture: mais maintenant estans les tables ostees comme tu vois, aians chapeaux de fleurs dessus nos testes, nous prenons plaisir à deviser d'honnestes propos ensemble, nous joyssons de la compagnie, et passons nostre temps à loisir, apres que nous sommes arrivez à ce poinct de n'avoir plus d'appetit, ny de besoing de nourriture. Si doncques nous pouvions toute nostre vie demourer en cest estat, sans avoir crainte de disette, et sans sçavoir que c'est du desir de richesse, n'aurions-nous pas tousjours beau loisir de hanter ensemble, et de jouyr de la conversation les uns des autres? car il faut que vous sçachiez que la convoitise de superfluité est tousjours conjoincte et suit de pres le besoing de la necessité. Mais Cleodemus est d'advis qu'il est necessaire que lon mange, et qu'il y ait de la nourriture, à fin que les tables soient où lon boit les uns aux autres, et sacrifie lon encore à Ceres, et à sa fille Proserpine. C'est tout autant comme si un autre vouloit, que les guerres et les batailles fussent, à fin que nous aions des murailles et fortifications de ville, des arcenaux à bastir navires, et des armeureries, et que nous façions des sacrifices pour rendre graces de cent hommes tuez, comme lon dit qu'il y en a un statut en la ville des Messeniens: ou si quelque autre se courrouceoit à la santé, disant que ce seroit grand' pitié, si pource qu'il n'y auroit plus de malades, aussi n'auroit on plus que faire de lict mol, ny de linceux de lin, et ne sacrifieroit on plus à Aesculapius, ny aux Dieux qui divertissent les malheurs: et puis la medecine avec tous ses outils et toutes ses drogues seroit jettee en arriere, sans honneur ny credit: car quelle difference y a il entre cecy et cela, veu que lon prent la nourriture comme une medecine pour guarir la faim? et disent tous ceux qui se nourrissent, qu'ils se pensent et se traictent, appliquans ce remede, non comme plaisir agreable ou desirable, mais necessaire à la nature. Et pourroit on compter plus de douleurs que de voluptez qui viennent à l'homme de sa nourriture? ou pour mieux dire, la volupté du manger a bien peu de lieu, et dure bien petit de temps au corps de l'homme: mais l'occupation et la fascherie qu'il y a à l'apprester, il seroit malaisé à nombrer de combien de peines honteuses, et de combien de travaux penibles elle nous remplit. C'est pourquoy je pense qu'Homere regardant à toutes ces vexations là a pris son argument pour prouver, que les Dieux ne mouroient point, par ce qu'ils ne mangeoient point.
  Ne jamais pain ils ne mangent les Dieux,
  Ny jamais vin ils ne boivent és Cieulx,
  Aussi sont-ils sans sang, qui est la cause
  Que d'immortels le nom on leur impose.
Comme voulant donner à entendre, que le boire et manger sont non seulement entretenement de la vie, mais aussi cause de la mort: car de là s'amassent les maladies dedans nos corps, qui procedent non moins d'estre trop pleins que d'estre trop vuides, et bien souvent y a plus d'affaire à consumer et resoudre une viande, que lon a mis dedans le corps, qu'il n'y avoit pas eu à la recouvrer ny à l'amasser. Et tout ainsi comme si les Danaïdes estoient en doubte de ce qu'elles feroient, et quelle vie elles meneroient, si elles estoient delivrees de la servitude de tascher à remplir un tonneau percé: aussi doutons nous, si nous estions venus à ce poinct de cesser de plus jetter et fourrer dedans ceste nostre chair insatiable, et qui ne se peult jamais remplir, toutes sortes de viandes, et de la terre et de la mer, que c'est que nous ferions, nous contentans de prochasser toute nostre vie les choses necessaires, à faute de cognoistre et sçavoir celles qui sont honnestes. Tout ainsi doncques comme ceux qui ont esté longuement serfs, quand ils viennent à estre delivrez de servitude, font à eux-mesmes, et pour eux mesmes, les mesmes services qu'ils souloient faire à leurs maistres quand ils leur <p 158v>servoient: aussi l'ame maintenant nourrit le corps avec grands labeurs et grandes fascheries, mais si une fois elle se peut despestrer de ce joug de servage, quand elle se trouvera franche et libre, elle se nourrira elle mesme, et regardera à elle mesme et à la cognoissance de la verité, sans avoir rien qui plus la destourne ny divertisse. Voyla ce qui fut lors dit, amy Nicarchus, touchant la nourriture. Mais ainsi comme Solon parloit encore, Gorgias le frere de Periander entra, retournant de la ville de T@enarus, où il avoit esté envoyé à cause de je ne sçay quels oracles, pour y porter quelques ofrandes à Neptune, et luy faire sacrifice. Nous le salüasmes tous, et Periander son frere s'approchant de luy le baisa, puis le feit seoir aupres de luy sur le bord du lict, et il luy raconta quelques nouvelles à luy seul. Periander l'escoutoit, monstrant à son visage qu'il estoit bien diversement passionné de ce qu'il entendoit, et sembloit à son visage tantost qu'il en fust desplaisant, et tantost qu'il en fust courroucé, aucunefois qu'il n'en peust rien croire, et autrefois qu'il en fust fort esmerveillé. Finablement en se riant, il nous dit, Je voudrois bien tout presentement vous dire ce que mon frere me vient de rapporter, mais je fais doubte de le vous raconter, pour autant que j'ay quelquefois ouy dire à Thales, «Qu'il falloit raconter les choses vraysemblables, mais les impossibles qu'il les falloit taire du tout.» Bias prenant la parole: «Mais aussi est, dit-il, ceste sage parole de Thales, Qu'il ne fault pas croire ses ennemis des choses mesmes qui sont croyables, ny descroir ses amis des choses mesmes qui sont incroyables: et quant à moy je pense qu'il estime ses ennemis les meschants et les fols, et ses amis les bons et les sages.» Je suis doncques d'advis Gorgias, que tu le recites devant toute ceste compagnie, ou plus tost que tu le mettes en ce nouveau genre de vers que lon appelle maintenant Dithyrambes, pour le prononcer à haute voix, ainsi que tu me l'as recité. Gorgias donc commancea lors à parler en ceste maniere: Apres que nous eusmes faict nostre sacrifice l'espace de trois jours durant, et le dernier y aiant eu une assemblee de feste toute la nuict, avec danses et jeux au long de la marine, la Lune reluysoit au plein sur la mer, et ne tiroit vent du monde, ains y avoit un calme et une bonace grande, sinon que de loing on appercevoit un peu de frizeure de la mer qui se fronçoit le long de l'escueil, et en approchant amenoit un peu d'escume, avec un grand bruit pour la vehemence de la vogue, tellement que toute la multitude esmerveillee que ce pouvoit estre, s'en courut à l'endroit du bord, où il sembloit que cela deust arriver, et avant que lon peust par conjecture deviner que c'estoit, la vistesse fut telle, que lon apperçeut à l'oeil que c'estoient daulphins, les uns en foule environnans tout à l'entour, les autres guidans la troupe au plus facile endroit et plus doulx abbord du rivage: les autres venans apres à la queuë, comme par honneur: au milieu de toute ceste troupe apparoissoit au dessus de la mer ne sçay quelle masse d'un corps flottant, que lon ne sçavoit discerner ny deviner que c'estoit, jusques à ce que se serrans tous ensemble, et arrivans avec un elancement à bord, ils exposerent sur le rivage un homme vivant et mouvant, et cela fait s'en retournerent devers le promontoire saultans et culbutans de joye et de feste, comme il sembloit, plus qu'au paravant. Ce qu'aiant veu la plus part de ceste troupe s'en effroya si fort, qu'ils s'enfuirent à perte d'haleine arriere de la mer, sinon quelque petit nombre qui s'asseura d'approcher quant et moy: là où ils recogneurent que c'estoit Arion le joueur de cithre, qui luy-mesme disoit son nom, et estoit aisé à recognoistre, d'autant qu'il avoit le mesme accoustrement qu'il souloit porter quand il jouoit en public de sa cithre: si le prit on incontinent, et l'emporta lon dedans une tente, là où lon cogneut qu'il n'avoit mal du monde, sinon que pour la roideur et impetuosité dont on l'avoit apporté, il sembloit estre tout las et rompu: et là ouysmes de luy un propos incroyable à tout le monde, fors à nous qui en avons veu la fin: car Arion nous a raconté qu'aiant de long temps resolu de s'en revenir d'Italie, de tant plus mesmement que Periander luy avoit escrit <p 159r>qu'il s'en revint: à la premiere occasion qui se presenta d'une Carraque Corinthiene qui faisoit voile, il monta dessus incontinent, et ne fut pas plus tost eslargy en mer, avec un petit vent, qu'il s'apperçeut que les mariniers conspiroient entre eulx de le tuer, dequoy le pilote mesme de la navire l'advertit depuis secrettement, qu'ils avoient arresté de le faire la nuict. Se trouvant doncques ainsi destitué de tout secours, et ne sçachant qu'il devoit faire, il luy vint une inspiration divine, de parer son corps encore vivant des ornements dont il avoit accoustumé de s'accoustrer quand il devoit sonner de sa cithre en un theatre, à fin qu'ils luy servissent d'ornements funeraux à sa mort, et de chanter une lamentation avant son trespas, pour ne se monstrer en cest endroit moins genereux que les cygnes. Parquoy s'estant revestu de tous ses ornaments, et aiant adverty les mariniers qu'il luy estoit pris une envie de chanter un cantique à Apollo Pythien pour le salut de luy, de la navire, et de tous ceux qui estoient dedans, se dressant en pieds sur la pouppe le long du bord de la navire, et aiant premierement sonné quelque invocation des Dieux marins, il chanta le cantique: et comme il fut presque au milieu, le Soleil se coucha dedans la mer, et incontinent se commancea à descouvrir le Peloponese. Adonc les mariniers n'aians pas la patience d'attendre la nuict toute noire, vindrent à luy pour le tuer: luy voyant les espees nuës, et le pilote qui se couvroit la face pour n'en rien voir, se lancea et jetta le plus loing qu'il peut de la navire: mais avant que tout son corps plongeast dedans la mer, les daulphins accoururent que le soubleverent, plein de frayeur et de perturbation d'esprit: de maniere qu'il ne sçavoit que c'estoit du commancement, mais peu à peu sentant qu'il estoit porté bien à son aise, et voyant une grande flotte de ces daulphins qui l'environnoient amiablement, et succedoient les uns apres les autres à ceste charge de le porter, comme estant un service auquel ils estoient necessairement obligez, et qui appartenoit à tous: et d'avantage voyant que la Carraque estant demouree bien loing derriere, luy donnoit argument de juger qu'il alloit fort legerement, il n'eut, ce dit-il, pas tant ny de crainte de mourir, ny d'envie de vivre, comme d'ambition de pouvoir arriver à port de salut, à fin que le monde cogneust qu'il estoit en la grace des Dieux, et que luy en prist une certaine creance et ferme fiance en eulx, voyant le ciel tout plein d'estoilles, et la Lune se levant pure et nette avec une grande clarté, toute la mer à l'entour de luy platte et calme, sinon que leur cours y trassoit comme une routte et un sentier, il pensa en luy-mesme, que la justice n'avoit pas un oeil tant seulement, ains qu'avec autant d'yeux, comme il y avoit d'estoilles au ciel, Dieu regardoit à l'environ tout ce qui se faisoit tant en la terre qu'en la mer: lesquelles cogitations, dit-il luy renforceoient et soustenoient le corps, qui autrement se laissoit ja aller au travail et à la lassitude: et finablement, quand ils vindrent à rencontrer le grand promontoire de T@enare hault et droict, se donnant bien dextrement garde d'y heurter, ains tournans tout doucement et nageans terre à terre au long de la coste, comme s'ils eussent voulu conduire une barque entiere à sauveté, en port de sault, il s'apperceut bien evidemment que tout ce port avoit esté fait par la conduitte de la providence divine. Apres qu'Arion nous eut fait tout ce discours, ce dit Gorgias, je luy demanday là où il pensoit que la navire devoit arriver: Je pense, respondit-il, qu'en toute sorte elle arrivera à Corinthe, mais qu'elle estoit encore beaucoup derriere: car s'estant jetté dedans la mer au Soleil couchant, à son advis, il n'avoit pas fait depuis sur le dos des daulphins moins de chemin que de trente lieues, et que depuis il y avoit eu tousjours grande calme en la mer. Ce-neantmoins Gorgias dit, que s'estant diligemment enquis du patron de la navire, comment il avoit nom, et le pilote aussi, quelle enseigne portoit la navire, il avoit envoyé par tout des batteaux, et des soudards en tous les endroits où elle pouvoit aborder, et qu'il avoit ce- pendant amené quant et luy Arion caché, de peur que si les mariniers estoient premier advertis qu'il eust esté sauvé, <p 159v>ils ne s'enfuissent çà et là, de maniere qu'on ne les peust plus recouvrer: et qu'à la verité tout cest evenement estoit un vray miracle de Dieu, pource qu'il n'estoit pas plus tost arrivé là, qu'il avoit entendu que la navire estoit entre les mains des soudards, et les mariniers et passagers qui estoient dedans, tous pris prisonniers. Periander adonc luy commanda qu'il se levast incontinent, et qu'il les allast faire mettre tous en bonne et seure prison, où personne n'allast parler à eux, ny leur declarer qu'Arion fust sauvé. Aesope adonc se prit à dire, Et puis vous-vous mocquez de mes geays et de mes corbeaux qui parlent, et vous voyez que les daulphins font de si grandes prouësses. Nous en contons un autre (dis-je) semblable, Aesope, et y a plus de mille ans, dés le temps d'Ino et d'Athamas que ce conte-là est escrit et passé en chose jugee et certaine. Solon adonc prenant la parole: Or quant à cela, dit-il, il approche des Dieux, et surpasse nostre puissance, mais l'accident qui advint à Hesiode est humain, et non point trop esloigné de nous, car je croy que vous en avez ouy faire le recit. Non pas moy, respondit-il. Si est-il bien digne d'estre entendu, poursuivit Solon. C'est qu'un certain Milesien, avec lequel il logeoit, beuvoit, et mangeoit ordinairement, en la ville de Locres, entretenoit secrettement la fille de leur hoste, et aiant esté surpris sur le faict avec elle, Hesiode fut souspeçonné d'avoir bien sçeu la forfaicture dés le commancement, et d'avoir aydé à la couvrir, sans que toutefois il en fust coulpable en sorte du monde, ains luy en sçavoit-on mauvais gré, et l'en calomnioit-on à grand tort, tant que les freres de la fille luy aiant dressé embusche aupres de Nemee en Locride, le tuerent, et quant et luy son serviteur, qui avoit nom Troïlus: les corps furent lancez dedans la mer, et celuy de Troïlus jetté dedans la riviere de Daphnus, qui le porta dehors sa bouche, où il rencontra un rocher battu des ondes, lequel apparoissoit un bien petit au dessus de la mer, et l'arresta, dont jusques aujourd'huy le rocher en est appellé Troïlus: mais celuy de Hesiode, au partir de là fut recueilly par une flotte de daulphins, qui le porterent jusques au chef de Rhion, pres la ville de Molycrie. Or estoit-ce au temps justement que les Locriens faisoient leur solennel sacrifice, qu'ils appellent Rhia, lequel ils observent encore jusques aujourd'huy fort magnifiquement, et y avoit une fort grande assemblee en cest endroit-là: quand ils apperceurent le corps qui abordoit, s'en esmerveillans grandement, comme lon peut penser, ils accoururent sur le rivage, et le recognoissans, pource qu'il estoit tout freschement tué, ils n'eurent rien en plus grande recommendation que d'envoyer incontinent par tout enquerir de ce meurdre, pour le grand renom, du poëte Hesiode, et firent si prompte diligence qu'ils trouverent ceux qui en estoient les meurdriers, lesquels ils jetterent tous vivans au fond de la mer, et raserent leurs maisons, et fut le corps de Hesiode enterré aupres du temple de Nemee, et n'y a gueres d'estrangers qui sçachent où est ceste sepulture, ains leur est celé, à cause des Orchomeniens, comme lon dit, lesquels par ordonnance de quelques oracles le cerchoient pour l'enlever et l'inhumer en leur pays. Si doncques les Daulphins sont ainsi amoureusement affectionnez envers les morts, il est bien à croire qu'ils le sont encore d'avantage envers les vivans, et qu'ils cerchent à leur faire tout secours, mesmement quand ils y sont attirez par le son des fleutes et d'autre harmonie: car il n'y a celuy qui ne sçache maintenant cela, que ces animaux-là prennent plaisir à ouyr chanter, et suyvent et nagent au long des vaisseaux où ils entendent de la musique, et où lon vogue au son des fleutes, ou d'autre chant, quand le temps est doux, tant ils s'en delectent. Aussi prennent-ils plaisir à veoir nager les petits enfans, et jouënt à plonger avec eux: et pourtant y a-il une ordonnance non escripte, de franchise et immunité qu'ils ont par tout: car nul ne les prend, ny ne leur fait desplaisir, sinon que quelquefois quand on les trouve pris dedans les rets, où ils mangent les autres poissons, on les bat, comme lon feroit des enfans qui auroient failly. Et me <p 160r>souvient avoir ouy raconter bien à certes, aux habitans de Lesbos, qu'en leur païs il y eut jadis une pucelle sauvee par un daulphin, du peril d'estre noyee en la mer: mais pource que Pittacus le doit mieux sçavoir, il seroit bien raisonnable que luy mesme nous en feist le conte. Parquoy Pittacus commencea à dire: C'est un propos qui est assez notoire, et celebré de plusieurs: car aiant esté donné un oracle aux fondateurs qui premier peuplerent l'Isle de Lesbos, que quand en cinglant par la mer ils seroient arrivez à un escueil, qui s'appelleroit Mesog@eon, que lors ils jettassent dedans la mer un taureau pour Neptune, et pour Amphitrite et les Nymphes Nereïdes, une pucelle toute vive. Or y aiant sept conducteurs et Roys de la troupe qui devoit là habiter, et pour le huictiéme Echelaus encore à marier, expressément nommé par l'oracle d'Apollo: les autres sept, qui avoient des filles à marier, tirerent entre eux au sort, lequel tomba sur la fille de Smintheus. Si l'accoustrerent richement de belles robbes, et de joyaux d'or: et quand ils furent au lieu designé, apres avoir fait leurs prieres et oraisons, ainsi qu'ils estoient prests à la jetter, il y eut un jeune homme de ceux de la navire, homme de gentile coeur, comme il apparut, nommé Enalus, lequel estant amoureux de la fille, prit soudainement une resolution de la secourir à ce besoing, encore qu'il veist bien qu'il estoit impossible, et l'ambrassant estroittement se laissa jetter quant et elle dedans la mer. Or sur l'heure mesme il courut un bruit, qui n'avoit pas grand fondement, mais neantmoins qui fut creu de beaucoup de gens parmy l'armee, qu'ils avoient esté portez et sauvez: mais depuis on dit, que le dit Enalus fut veu en l'Isle des Lesbos, lequel dit qu'ils avoient esté portez sur le dos des daulphins à sauveté jusques en terre ferme. Nous pourrions bien reciter d'autres contes encore plus merveilleux, pour ravir en admiration, et entretenir un populaire: mais il seroit difficile de les prouver: comme, qu'il se leva une grande et haulte vague en l'air, ne plus ne moins qu'un rocher à l'entour de l'Isle: tellement qu'il n'y eut homme qui en osast approcher, sinon luy seul qui alla vera la mer, et qu'une grande troupe de poulpes le suivirent jusques au temple de Neptune, là où l'un de ces poulpes apporta une pierre, que Enalus prit, et la dedia en memoire de ce miracle dedans le temple: d'où vient qu'encore l'appellons nous jusques aujourd'huy Enalus: Mais en somme, dit-il, si lon entendoit bien la difference qu'il y a entre l'impossible et l'inusité, ou hors du commun usage, et entre ce qui est contre l'ordre du cours de nature, et contre la commune opinion des hommes, en ne croyant pas temerairement, ny aussi ne descroyant pas facilement, on observeroit de bout en bout ta regle de Rien trop, Seigneur Chilon, ainsi comme tu l'as commandee. Apres luy, Anacharsis parla disant, Qu'il ne se falloit pas esmerveiller, si les plus belles et plus grandes choses du monde se faisoient par la volonté et providence de Dieu: attendu que selon la bonne et sage opinion de Thales, en toutes les plus grandes et principales parties du monde, il y a une ame: car l'organe et outil de l'ame c'est le corps, et l'ame est l'outil de Dieu: et comme le corps a de soy plusieurs mouvements, et la plus part, mesmement les plus nobles, il les a de l'ame: aussi l'ame fait ne plus ne moins aucunes de ses operations, estant meuë d'elle mesme, és autres elle se laisse manier, dresser et tourner à Dieu, comme il luy plaist, estant le plus bel organe, et le plus adroict outil qui sçauroit estre: car ce seroit chose estrange que le vent, l'eau, les nuees et les pluyes fussent instruments de Dieu, avec lesquels il nourrit et entretient plusieurs creatures, et en perd aussi et deffait plusieurs autres, et qu'il ne se servist nullement des animaux à faire pas une de ses oeuvres: ains est beaucoup plus vraysemblable, attendu qu'ils dependent totalement de la puissance de Dieu, qu'ils servent à tous les mouvements, et secondent toutes les volontez de Dieu, plus tost que les arcs ne s'accommodent aux Scythes, les lyres aux Grecs, ne les haubois. Apres ces propos, le poëte Chersias feit mention de plusieurs autres qui avoient esté <p 160v>respitez de mort contre toute esperance, et entre autres de Cypselus pere de Periander, pour lequel tuer lors qu'il ne faisoit que naistre, aucuns meurdriers aiants esté envoyez, le rencontrerent, et s'en destournerent par pitié, et depuis s'en estans repentis, retournerent pour le cercher, et ne le trouverent plus, pour ce que sa mere l'avoit caché dedans un coffre: en memoire dequoy Cypselus depuis feit bastir une salle dedans le temple d'Apollo en Delphes, comme aiant ce Dieu miraculeusement empesché, que lors il ne criast, de peur qu'il ne fust trouvé. Et lors Pittacus addressant sa parole à Periander, se prit à dire, Chersias m'a fait grand plaisir de mentionner ceste salle: car j'ay eu plusieurs fois envie de te demander que veulent dire tant de grenouilles qui y sont gravees à l'entour du pied du palmier, et qu'elles ont à faire ou avec le Dieu, ou avec celuy qui a fait bastir et dedié la salle. Periander luy respondit en riant, qu'il le demandast à Chersias. «Je n'en diray rien, respondit-il, s'ils ne me disent premier que signifie, Rien trop, et Cognoy toy-mesme: et cest autre mot qui a fait demourer plusieurs sans marier, et plusieurs deffians, et quelques uns mesme muets, Qui respond paye.» Et quel besoing est-il, dit Pittacus, que nous l'exposions, veu que tu louës des fables qu'Aesope a composees, qui declarent la substance de chascune de ces sentences? C'est quand Chersias se veut jouër avec moy, qu'il dit cela, respondit Aesope: mais quand il parle à bon esciant, il dit, qu'Homere en a esté le premier autheur, alleguant que Hector se cognoissoit soy-mesme: car allant cercher et assaillir tous les autres capitaines Grecs,
  Il refuyoit le fils de Telamon:
et dit aussi qu'Ulysses approuvoit et louoit ceste sentence, Rien trop, quand il admonestoit Diomedes, en disant,
  Diomedes par trop hault ne me prise,
  Ny trop aussi ne me blasme et desprise.
Quant à la caution ou response, les autres tiennent qu'il la diffame et dissuade fort au lieu où il dit,
  C'est bien un cas souvent calamiteux
  Que de pléger des hommes souffreteux.
Et ce poëte icy Chersias dit, que la fee Até, c'est à dire peste, ou malheur, fut par Jupiter jettee du ciel en terre, pourautant qu'elle s'estoit trouvee presente à la caution et response qu'il avoit faitte de la naissance d'Hercules, où il avoit esté trompé. Puis qu'ainsi est, dit adonc Solon, je suis doncques d'advis, que nous adjoustions foy au tressage Homere,
  La nuict nous est ja venuë surprendre,
  Obeïssance il vaudra mieux luy rendre.
Ainsi apres que nous aurons rendu graces, en leur offrant du vin, aux Muses, à Neptune, et Amphitrite, mettons fin, si bon vous semble, à l'assemblee de ce festin. Voyla, amy Nicarchus, quelle fut lors la fin de ceste assemblee.

<p 161r>Instruction pour ceulx qui manient AFFAIRES D'ESTAT
S'IL y a propos au monde, auquel on puisse proprement appliquer ces vers du poëte Homere,
  Il n'y aura entre tous les Grecs ame
  Qui ton parler contredie, ny blasme
  Certainement, mais cela n'est pas tout,
  Car tu n'es pas allé jusques au bout:
veritablement, Seigneur Menemachus, c'est à l'endroit des Philosophes qui exhortent assez, et disent qu'il se faut entremettre des affaires publiques, mais ils n'enseignent pas comment, ny n'en donnent pas les preceptes et advertissements: et me semble qu'ils font tout ainsi que ceulx qui mouchent bien les lampes, mais il ne versent point d'huile dedans. Voyant doncques que tu as avec bien bonne raison deliberé de te mesler des affaires de ton païs, et que tu desires, ainsi qu'il appartient à la noblesse du lieu dont tu es yssu,
  Sçavoir bien dire et encore mieux faire,
et que tu n'as pas l'aage d'avoir peu contempler à descouvert la vie d'un homme sage, comme seroit un vray philosophe, en matiere de gouvernement, et considerer ses deportements en affaires d'estat, ny d'avoir esté spectateur de ses beaux exemples mis en oeuvre par effect, et non pas en discours seulement: à raison de quoy tu me requiers de te donner des preceptes et advertissemens, pour sçavoir comment tu t'y dois gouverner: il m'a semblé que je ne pouvois honnestement esconduire ta requeste, et desire que ce que je t'en ay recueilly, responde dignement et au zele de ton intention, et à la bonté de mon affection. J'ay accompagné les preceptes de plusieurs beaux exemples, ainsi que tu m'avois mandé. «EN premier lieu doncques je dis, qu'il faut que tout homme qui vient à s'entremettre du gouvernement de la Chose publique, y apporte pour un asseure et certain fondement, la bonne intention meuë de raison et de jugement, non point de passion, ny de cupidité de vaine gloire, ny de jalousie d'un autre et d'emulation, ny de faute d'autre occupation.» Car ainsi comme il y en a qui demeurent le plus du temps sur la place, encore qu'ils n'y aient que faire, pource qu'ils n'ont rien de bon en leur maison: aussi y en a-il qui se jettent aux affaires publiques, d'autant qu'ils n'ont que faire chez eux, prenans les affaires publiques pour autant d'amusement et de passetemps. Il y en a d'autres qui s'y estans jettez par cas d'adventure, et s'en estans bien tost saoulez, ne s'en peuvent plus, au moins pas facilement, retirer, ressemblans proprement à ceulx qui montent dessus quelque vaisseau en mer, seulement pour se branler, et puis sont emportez par le vent en haute mer: alors commenceant la teste à leur tourner, et leur estomach à se renverser sans-dessus-dessous, ils regardent vers la terre au dehors, mais toutefois ils sont contraincts de demourer dedans, et s'accommoder à ce qui se presente,
  Les beaux amours leur sont passez
  D'aller sur les bancs tapissez
  De quelque fregatte legere,
  Par une bonace bien clere,
  Plaisamment sillonner le dos
  De la mer aux terribles flots:
ce sont ceux-là qui autant, ou plus que nuls autres, descrient le faict, d'autant qu'ils se repentent et se courroucent de ce qu'ils s'y sont mis, mesmement quand au lieu d'une gloire qu'ils s'estoient promise, ils se trouvent tombez en infamie, au lieu qu'ils <p 161v>s'attendoient d'estre formidables aux autres, par le moyen de leur credit et authorité, ils se treuvent embrouillez eux-mesmes en affaires pleins de troubles et de dangers. Mais celuy qui y sera venu, et aura commancé par vray jugement de raison, comme à une treshonneste vacation de soy-mesme, et tres-convenable à son estat et à sa qualité: celuy-là ne s'estonnera point de tous ces accidents-là, ny changera point de resolution: car il ne faut pas venir au gouvernement de la Chose publique, en intention d'y trafiquer, ny d'y faire bien ses besongnes, ainsi comme jadis à Athenes un Stratocles et un Democlides se convioient l'un l'autre d'aller à leur moisson d'or, appellans ainsi par maniere de mocquerie, la chaire et tribune aux harengues, de sur laquelle ils preschoient le peuple, ny par saisissement d'une soudain passion violente, ainsi comme feit jadis Caius Gracchus, lequel sur l'heure que l'inconvenient de la mort de son frere estoit encore tout chaud, se retira en une vie solitaire et privee, bien loing de tout maniement d'affaires, et depuis s'estant tout soudain allumé de cholere pour les outrageuses et injurieuses paroles, que quelqu'un luy dit, il s'en alla par despit jetter au gouvernement des affaires, dont il fut tantost saoul, et son ambition rassasiee: mais alors qu'il eust bien voulu s'en departir et se reposer, il ne peut trouver moyen de quitter son authorité et sa puissance, tant elle estoit grande, et fut tué avant que de le pouvoir faire: mais ceux qui se composent comme pour aller jouër quelque jeu sur un eschaffault, ou à une contention de jalousie contre quelques autres, ou à une convoitise de vaine gloire, il est force que ceux- là se repentent de s'y estre mis, quand ils voient qu'il faut qu'ils servent à ceux à qui ils se pensoient estre dignes de commander, ou qu'ils desplaisent à ceux à qui ils devroient complaire. Ne plus ne moins que ceux qui tombent par inconvenient dedans un puis, avant que l'avoir preveu, il est force qu'ils se treuvent bien estonnez et faschez quand ils se voyent au fond, mais ceux qui de propos deliberé, et apres y avoir bien pensé, y devallent, ceux-là s'y portent modereement en repos d'esprit, sans se fascher ny courroucer de rien, comme ceux qui dés leur entree se sont proposez le devoir seulement, et non autre chose, pour leur but: ainsi apres que lon a bien fondé son intention en soy-mesme, et que lon l'a tellement asseuree et affermie qu'il est mal aisé de la faire plus varier ny branler, alors il se faut mettre à diligemment considerer et cognoistre le naturel des citoiens, à qui lon a affaire: au moins ce qui estant composé et meslé de tous en apparoist le plus, et a plus de force entre eulx. Car de vouloir entreprendre de changer du premier coup ou de reformer à sa mode la nature de tout un peuple, il n'est ny facile ny seur: par ce qu'il y faut un long temps et une grande authorité et puissance: mais il faut faire ainsi que fait le vin en nostre corps, lequel au commancement est vaincu et maistrisé par le naturel de celuy qui le boit: mais puis apres l'eschauffant petit à petit, et se meslant dedans ses veines, il vient à le transmuer et transformer en soymesme. Aussi faut-il que le sage gouverneur, jusques à ce qu'il ait acquis par fiance que lon aura en luy, et par bonne reputation, tant d'authorité envers le peuple, qu'il le puisse mener à son plaisir, s'accommode à ses moeurs, tels qu'il les rencontrera, et en face conjecture et jugement, en considerant à quoy il prent plaisir, et dequoy il se delecte: comme, pour exemple, le peuple d'Athenes est aisé à mettre en cholere, et prompt aussi à tourner à misericorde, voulant plus tost souspeçonner et deviner promptement, que d'avoir patience d'estre informé, et enseigné à loisir longuement: et comme il est plus enclin à vouloir secourir les hommes bas et de petite condition, aussi aime-il plus et treuve meilleurs les propos joyeux, et dits par maniere de jeu et de risee, prent fort grand plaisir à ouïr ceulx qui le louënt, et ne s'offense pas beaucoup de ceux qui se mocquent de luy: il est formidable jusques à ses magistrats mesmes, et toutefois humain jusques à pardonner, voire aux ennemis. Le naturel du peuple de Carthage tout au contraire, aspre, severe, <p 162r>et vindicatif, soupple à ses superieurs, rude et imperieux à ses subjects, tres-couard en sa peur, tres- cruel en son courroux, ferme en ce qu'il a une fois arresté, dur à esmouvoir à jeu, et à adoucir d'aucune guayeté: vous n'eussiez eu garde de veoir qu'à la priere d'un Cleon, qui leur eust dit publiquement, qu'il avoit sacrifié aux Dieux, et qu'il devoit festoyer quelques uns de ses amis estrangers qui l'estoient venus veoir, ils se fussent levez du conseil, et eussent remis l'assemblee à un autre jour, en riant et battant des mains en signe de resjouissance: ny qu'estant eschappee une caille à Alcibiades de dessous sa robbe, ainsi qu'il harenguoit, ils se fussent mis à courir apres pour la reprendre, et qu'ils la luy eussent rebaillee, plus tost l'eussent- ils tué luy-mesme sur la place, comme les mesprisant en cela, et se mocquant d'eux, attendu qu'ils chasserent en exil le capitaine Hanno, pour ce qu'il faisoit porter à un lion, comme à un sommier, partie de ses hardes à la guerre, disans que cela sentoit son homme qui brassoit quelque tyrannie. Et ne m'est pas advis que celuy de Thebes se fust jamais contenu d'ouvrir des lettres de son ennemy, si elles fussent tombees en ses mains, comme feirent les Atheniens, lesquels aians surpris des courriers du Roy Philippe, ne voulurent oncques souffrir qu'on ouvrist une missive qui estoit suscripte, à la Royne Olympiade sa femme, ne descouvrir le secret des amours d'un mary absent escrivant à sa femme: ny celuy d'Athenes aussi, à l'opposite n'eust pas à mon jugement supporté patiemment la hautesse de coeur, et le mespris d'Epaminondas, qui ne voulut oncques respondre à l'imputation qui fut proposee devant le peuple de Thebes à l'encontre de luy, ains se leva du Theatre auquel estoit assemblé le peuple, et passant à travers s'en alla au parc des exercices: et s'en eust aussi beaucoup fallu, que les Laced@emoniens eussent enduré l'insolence et la mocquerie d'un Stratocles, lequel aiant persuadé aux Atheniens qu'ils sacrifiassent aux Dieux, pour leur rendre graces de la victoire, comme s'ils eussent vaincu: et puis apres estant la nouvelle certaine venue de la desfaitte qu'ils avoient receuë, comme ils s'en courrouceassent à luy, il leur demanda: Hé bien, quel tort vous ay-je fait, si je vous ay tenu bien aises en feste l'espace de trois jours durant? Or les flatteurs és courts des Princes font comme les oyseleurs qui prennent les oyseaux à la pippee, en contrefaisant leurs voix, aussi pour s'insinuer en la bonne grace des Roys, il se rendent semblables à eux, les attrapans par ceste tromperie: mais à un bon gouverneur d'estat populaire il n'est pas convenable d'imiter ny contrefaire les moeurs ne le naturel de son peuple, mais de les cognoistre, et user envers un chascun des particuliers, des moyens par lesquels il sçait qu'il se peut prendre et gaigner: car la faute d'avoir bien cogneu et sceu manier les hommes selon leurs humeurs, apporte et cause des rebuts et des reculements, aussi bien és gouverneurs populaires, comme il fait aux mignons des Roys. Mais apres que lon a acquis authorité et foy grande envers le peuple, c'est alors que lon doit tascher à reformer son naturel s'il est vicieux, et le retirer petit à petit, et ramener tout doucement à ce qui est meilleur: car c'est chose bien laborieuse, et bien difficile de changer toute une commune, mais pour y parvenir il fault que tu commances à toy-mesme le premier, en reformant ce qu'il y a de desreglé en ta vie, et en tes moeurs, sçachant que tu as à vivre desormais, comme en un Theatre ouvert où tu es veu de tous costez. Et si d'adventure il est malaisé de retirer ton ame de toutes sortes de vices entierement, au moins en osteras et retrencheras tu ceulx qui sont les plus apparents, et qui plus se presentent au dehors: car tu oys comme Themistocles, quand il se voulut addonner au maniement des affaires, se retira des compagnies où lon ne faisoit que boire, danser, jouër et faire grand' chere, et comme en veillant, jeusnant, et estudiant, il disoit à ses familiers, que la victoire et le trophee de Miltiades ne le laissoient pas reposer. Pericles au cas pareil changea ses façons de faire, en sa maniere de vivre, et en sa personne, quant à marcher gravement, et <p 162v>parler posément, à monstrer tousjours un visage pensif, à contenir ses mains au dedans de sa robbe, sans jamais les monstrer dehors, à n'aller jamais par la ville ailleurs qu'au conseil, et à la tribune aux harangues: car ce n'est pas chose aisee à manier qu'une tourbe de populaire, ne qui se laisse prendre à toute personne d'une prise salutaire, et gaigne lon beaucoup si lon peult tant faire, que comme une beste ombrageuse et souspeçonneuse, il ne s'effarouche et ne s'effroye point de chose qu'il oye, ne qu'il voye, tant qu'on le puisse manier et gouverner. Pourtant ne fault-il pas mettre cela en nonchaloir, ny avoir peu de soing de ses moeurs, et de sa vie, en s'estudiant de faire autant qu'il est possible, qu'elles soient sans blasme et sans reproche: pour ce que ceulx qui prennent en main le gouvernement des affaires publiques, ne sont pas subjects à rendre compte et raison de ce qu'ils disent, et de ce qu'ils font en public seulement, ains recerche lon curieusement jusques à leurs licts, leurs mariages, et à tout ce qu'ils font en leur privé, soit en jeu, soit en bon esciant. Car que dirons nous d'Alcibiades, lequel estant homme d'execution, autant ou plus que nul autre capitaine de son temps, et s'estant tousjours maintenu invincible, quant à luy, en ce qu'il mania du public, finit neantmoins ses jours malheureusement, pour la dissolution et le desbordement de sa vie domestique: de maniere qu'il frustra son pais du fruict de ses autres bonnes qualitez, et par son intemperance, et sa sumptueuse superfluité de despense. Ceulx d'Athenes reprenoient en Cimon, qu'il aimoit le vin: et les Romains ne trouvans autre chose à redire en Scipion, le blasmoient de trop dormir: et les malveuillans de Pompeius, aians remarqué qu'il grattoit quelquefois sa teste d'un doigt, luy reprochoient, et tournoient à injure cela. Car tout ainsi comme une lentille, un seing, une verrue en la face de l'homme font plus d'ennuy, que ne feroient une balafre, ou une cicatrice, ou une mutilation en tout le reste du corps: aussi les fautes petites et legeres de soy, apparoissent grandes és vies des Princes, et de ceulx qui ont le gouvernement de la Chose publique entre leurs mains, pour l'opinion imprimee en l'entendement des hommes, touchant l'estat de ceux qui gouvernent, et qui sont en magistrat, estimans que c'est chose grande, et qui doit estre pure et nette de toutes faultes, et de toutes imperfections. Pourtant à bon droict fut grandement loué Livius Drusus Senateur Romain, de ce qu'il respondit à quelques ouvriers, qui luy promettoient de faire en sorte, s'il vouloit, que ses voisins qui descouvroient et voyoient en plusieurs endroits de sa maison, n'auroient plus nullement de veuë sur luy, et ne luy cousteroit que trois mille escus seulement: mais je vous en donneray six mille, dit-il, et faittes en sortes que lon voye dedans ma maison de tous costez, à fin que tous ceulx de la ville voyent et sçachent comment je vis: car c'estoit un personnage grave, honneste et sage: mais à l'adventure n'estoit-il ja besoing que lon luy rendist sa maison veuë de tous costez, pource que le peuple penetre jusques à voir au fond des moeurs, des conseils, des actions, et vies que lon pense estre plus cachees et couvertes de ceulx qui gouvernent, non moins par ce à quoy ils s'adonnent en privé, qu'à ce qu'ils leur voyent faire et dire en public, en aimant les uns, et les estimans pour cela, et en haïssant et mesprisant les autres. Et quoy, me dira quelqu'un, les citees ne se servent elles pas quelquefois de gouverneurs, qu'elles sçavent estre dissolus et desordonnez en leur maniere de vivre? Je croy bien: mais c'est comme nous voyons que les femmes qui enchargent, et sont enceintes, appetent bien souvent à manger des pierres, et ceux à qui le coeur fait mal sur la mer demandent des saleures, et autres telles mauvaises viandes: mais un peu apres que le mal leur est passé, ils les rejettent et les ont en horreur: aussi les peuples quelquefois par une insolence et un plaisir desordonné, ou à faute de meilleurs gouverneurs, se servent des premiers venus, combien qu'ils les mesprisent et abominent: et puis apres ils sont bien aises quand ils oyent tenir d'eux de tels propos, que le poëte comique Platon en une siene com@edie fait dire au peuple mesme,
<p 163r>   Prens moy la main, prens la moy vistement,
  Car j'esliray capitaine autrement
  Aegyrius.
et puis en un autre passage il demande le bassin, et une plume pour mettre en sa gorge, et se provocquer à vomir,
  Devant moy j'ay la tribune eminente
  Des harengueurs, Mantile se present. Et puis apres,
  Il entretient une puante teste,
  Voire, je dis, infame et deshonneste.
Et le peuple Romain, comme Carbon luy promist quelque chose, en l'asseurant par un grand serment, avec une execration et malediction s'il n'estoit ainsi, tout d'une voix jura haultement alencontre, qu'il n'en croyoit rien. Et en Laced@emone, comme un meschant homme dissolu, nommé Demosthenes, eust proposé un advis et conseil, qui estoit fort à propos, et utile pour la matiere dont il estoit question, le peuple le rejetta: et les Ephores aiants choisy un des plus honorables Senateurs du conseil, luy commanderent de proposer le mesme advis, ne plus ne moins que s'ils l'eussent osté d'un vaisseau sale et ord, et remué en un autre pur et net, pour le rendre agreable à leur commune: tant a d'efficace pour gouverner un estat, la foy et l'asseurance de la preud'hommie d'un personnage, et consequemment aussi, tant a de force le contraire. Ce n'est pas pourtant à dire, qu'il faille negliger la grace et science de bien dire, en faisant son total fondement de la vertu, mais estimer que l'eloquence n'est pas celle qui persuade seule, ains qu'elle y aide et coopere, en rhabillant le dire du poëte Menander,
  Les bonnes moeurs de celuy qui harengue,
  Croire le font, non pas sa belle langue.
Car ce sont les bonnes moeurs et la parole ensemble: si d'adventure nous ne voulions dire, que c'est le timonier qui gouverne la navire, et non pas le timon, et que c'est le chevaucheur qui tourne le cheval, et non pas la bride: aussi que la science de gouverner une Chose publique use des moeurs, et non pas d'eloquence, comme d'un timon, ou d'une bride, pour manier et regir toute une ville, qui est, ainsi que dit Platon, l'animal le plus aisé à tourner qui soit point, pourveu qu'il soit conduit et mené en maniere de dire par la pouppe: car veu que les grands Roys enfans de Jupiter, ainsi comme Homere les appelle, enfloient encore leur magnificence avec des grandes robbes de pourpre, avec des sceptres en leurs mains, avec des gardes et satellites, dont ils estoient environnez, avec des oracles des Dieux en leur faveur, assubjetissans à eulx par ceste venerable apparence exterieure, la commune, en leur imprimant opinion qu'ils estoit quelque chose plus que hommes: et neantmoins vouloient encore apprendre à disertement parler, et ne mettoient point en nonchaloir d'acquerir la grace de bien dire,
  Et harenguer, pour estre plus parfaicts
  A soustenir de la guerre le faix:
et ne se recommandoient pas seulement à Jupiter conseiller, ny à Mars sanglant, ou à Minerve guerriere, ains reclamoient aussi la Muse Calliopé,
  Qui suit les Roys, et les rend venerables:
adoulcissant par grace persuasive, et appaisant la violence et la fierté des peuples: veu, dis-je, que les grands Princes se servent de tant d'aides et de subsides, seroit-il bien possible qu'un homme privé, avec une simple cappette et une apparence populaire, entreprenant de manier toute une cité à sa guise, en peust venir à bout, et domter tout un peuple, s'il n'avoit l'eloquence qui luy aidast à ce faire pour les persuader et amener à sa devotion? quant à moy, je croy que non. Or les patrons des galeres <p 163v>et des navires, ont d'autres officiers dessoubs eulx, comme les Comites, qui font par toute la navire entendre leurs commandements: mais le bon gouverneur d'estat doit avoir dedans soy-mesme l'entendement qui manie le timon, et puis la parole qui fait entendre sa volonté, à fin qu'il n'ait point affaire à tout propos de la voix d'un autre, et à fin qu'il ne soit contrainct de dire comme faisoit Iphicrates quand il se trouvoit rabroué par l'eloquence d'Aristophon, «Le joueur de mes adversaires est bien meilleur que le mien, mais mon jeu vault beaucoup mieux que le leur:» et qu'il ne luy faille souvent usurper ces vers d'Euripide,
  Que pleust à Dieu que l'humaine semence
  Fust sans parole et sans point d'eloquence. Et ces autres,
  O Dieux que n'ont les affaires du monde,
  Voix pour parler, à fin que la faconde
  Des harangueurs ne servist plus de rien.
Car ces propos-là se pourroient à l'adventure conceder à un Alcamenes, ou un Nesiotes, ou un Ictinus, et à telle maniere de gens vivans de leurs bras, et gaignans leur vie à la sueur de leur corps, qui n'ont point d'esperance de jamais attaindre à ceste perfection de bien dire: comme lon escrit de deux architects et maçons que lon vouloit esprouver à Athenes, pour sçavoir lequel des deux seroit mieulx à propos pour entreprendre une grande fabrique et edifice publique: l'un, qui estoit affetté et sçavoit bien dire sa raison, recita une harangue qu'il avoit premeditee touchant celle fabrique, si bien qu'il émeut tout l'assistance du peuple: et l'autre qui entendoit bien mieulx l'architecture, et ne sçavoit pas si bien haranguer, se presentant au peuple ne feit que dire, «Seigneurs Atheniens, ce que cestui-cy a dit, je le feray.» Et quant à ceux là, ils ne recognoissent que Minerve artisane et ouvriere, comme dit Sophocles,
  Qui dessus l'enclume massive
  Forment à grands coups de marteaux
  Une masse sans ame vive
  Obeïssante à leurs travaux.
Mais celuy qui est ministre et presbtre de la Minerve Poliade, c'est à dire gardiene des villes, et de Justice conseillere,
  Qui aux conseils des hommes presidente,
  Ou à les rompre ou assembler regente:
celuy-là dis-je, n'aiant qu'un seul instrument dont il se puisse servir, qui est la parole, forme les uns à son moule et les accommode, les autres qu'il treuve repugnans au desseing de son ouvrage, comme seroient des noeuds en du bois, ou des fueilles et pailles en du fer, en les polissant et applanissant, il embellit toute une cité. Par ce moyen le gouvernement de Pericles, qui de nom et d'apparence estoit populaire, à la verité et en effect estoit principauté regie par un seul homme premier de sa ville, par le moyen et la force de son eloquence: car au mesme temps Cimon estoit bien homme de bien, si estoit Ephialtes, et Thucydides aussi, qui estant un jour enquis par le Roy de Laced@emone Archidamus, lequel estoit le plus adroit à la luicte de luy ou de Pericles: «Cela, respondit-il, seroit bien mal-aisé à dire: car quand je l'ay porté par terre en luictant, luy en disant persuade aux assistans qui l'ont veu, qu'il n'est pas tombé, et le gaigne:» ce qui n'apportoit pas seulement gloire et honneur à luy, mais aussi salut à toute sa ville, laquelle se laissant persuader à luy, mainteint et garda tresbien la richesse et l'estat qu'elle avoit, et s'absteint de vouloir conquerir l'autruy: là où le pauvre Nicias, qui avoit bien la mesme intention, et non pas la mesme grace de persuader avec sa parole, qui estoit comme un mors trop doulx, tascha bien de refrener et arrester la cupidité du peu-ple, mais il n'en peut venir à bout, ains fut emporté malgré luy, et entrainné à col tors par la violence du peuple, jusques en la Sicile. <p 164r>On dit communément par un ancien proverbe, Qu'il ne fault pas tenir le loup par les aureilles: mais c'est un peuple et toute une cité qu'il fault principalement prendre par les aureilles, non pas aller cercher d'autres prises lourdes et grossieres, pour attirer et gaigner une commune: ainsi que font ceux qui ne sont pas suffisamment exercitez en cest art d'eloquence: les uns tirans le populaire par la panse, en luy faisant des bancquets: les autres par la bourse, en luy donnant de l'argent, ou luy faisant voir des jeux, des danses, ou des combats d'escrimeurs à outrance: qui n'est pas tant mener que trainner par flatterie un peuple: car le mener proprement est le persuader par force d'eloquence, là où ces autres allechements de populace ressemblent proprement aux appasts que lon fait pour prendre les bestes brutes. Puis qu'il est donc ainsi, que le principal instrument d'un sage gouverneur est la parole, il fault tout premierement qu'elle ne soit point affettee, ny pompeuse et fardee, comme seroit celle d'un jeune charlatan et triacleur, qui voudroit monstrer son eloquence en pleine assemblee de foire, composant son oraison des plus beaux, plus doulx, et plus elegans termes qu'il pourroit choisir: ny aussi tant elabouree et travaillee, comme disoit Pytheas, qu'estoit celle de Demosthenes, luy reprochant qu'elle sentoit l'huile de la lampe: ny pleine de trop de curiosité sophistique, de raisons trop aiguës et subtiles, ou de clauses exactement mesurees à la regle et au compas, ne plus ne moins que les musiciens veulent qu'au touchement des cordes il se sente une affection doulce, non pas un rude battement: aussi au langage du sage gouverneur, soit qu'il conseille, ou qu'il ordonne quelque chose, qu'il apparoisse non une ruse, ny un artifice d'orateur, non une affection de louange d'avoir parlé doctement, subtilement, et ingenieusement, mais soit son parler plein d'une affection naïfve, d'une vraye magnanimité, d'une franchise de remonstrance paternelle, qu'il sente son pere du public, plein de bon sens, de provoyance soigneuse, aiant la grace attraiante conjoincte avec l'honneste dignité, en termes graves, raisons pertinentes et vraysemblables. Il est bien vray que le langage d'un homme de gouvernement reçoit plus que ne fait celuy d'un Advocat plaidant en jugement, des sentences, des histoires, des fables, des translations, lesquelles esmeuvent fort une commune, quand celuy qui les allegue en sçait user moderément, et en temps et lieu, comme feit celuy qui dit: «Ne veuillez, Seigneurs, rendre la Grece borgne:» parlant de la ville d'Athenes, que lon vouloit destruire: et comme parla Demades quand il dit, «qu'il n'avoit à gouverner que le naufrage de la Chose publique.» Et Archilocus qui disoit, «Que la pierre de Tantalus ne soit pas tousjours suspendue sur ceste Isle:» et Pericles qui vouloit qu'on ostast une petite Isle, «qu'il disoit estre une maille en l'oeil du port de Piree:» et Phocion parlant de la victoire qu'avoit gaignee le capitaine Leosthenes, «Que la carriere de ceste guerre estoit belle, mais qu'il en craignoit le retour et le redoublement:» c'est à dire, la longueur. En somme, le parler tenant un peu du grave, et du hault et du grand, est mieulx seant à un gouverneur de ville, dequoy lon peut prendre pour exemple et patron les oraisons que Demosthenes a escriptes contre le Roy Philippe, et entre les harangues et concions de Thucydides celle de l'Ephore Sthenelaïdas, et celle du Roy Archidamus en la ville de Plat@ees, et celle de Pericles apres la grande pestilence d'Athenes. Mais quant aux longs preschements et grandes trainnees de harangues que Theopompus, Ephorus, et Anaximenes font dire aux capitaines, quand ils ont ja fait prendre les armes à leurs gens, et les ont rengez en battaille, on en peut dire ce que dit un poëte.
  Si follement on ne va langager
  Quand on est prest de l'ennemy charger.
Il est bien vray que l'homme de gouvernement troussera bien aucunefois quelque mot de rencontre, et quelque traict de risee, mesmement si c'est pour chastier et provoquer <p 164v>quelqu'un modestement, et avec utilité, non pas le taxer ne picquer outrageusement en son honneur avec gaudisserie: mais cela est principalement trouvé bon et loué, quand il se fait en repliquant et rendant le change à quelqu'un: car de commancer et le faire de propos deliberé et premedité, c'est à faire à un plaisant, qui cerche à faire rire la compagnie, outre ce que lon en encourt opinion de malignité, comme il y en avoit és brocards de Ciceron et de Caton le vieil, et d'un Euxitheus qui estoit familier d'Aristote, car ceux-là ordinairement commancent les premiers à se mocquer: mais quand on ne fait que repliquer, la soudaineté de l'occasion donne à celuy qui fait la rencontre, pardon et bonne grace tout ensemble, comme feit Demosthenes à un qui estoit souspeçonné d'estre larron, qui se mocquoit de ce que Demosthenes veilloit toute la nuict pour estudier et escrire: «Je sçay bien, dit-il, que je te fasche fort de ce que je tiens la lampe allumee toute la nuict:» et aussi quand il respondit à Demades qui crioit à pleine teste, Demosthenes me veult corriger, c'est bien ce que lon dit en commun proverbe, La Truye veult enseigner Minerve. «Ceste Minerve- là , luy repliqua-il, fut l'autre jour surprise en adultere.» Aussi n'eut pas mauvaise grace ce que respondit Xen@etus à ses citoyens qui se mocquoient de luy, de ce qu'estant leur capitaine il s'en estoit enfuy: «Avec vous mes beaux amis, respondit-il.» Mais il se fault bien donner garde de passer une certaine mediocrité en matiere de ces rencontres et mots de risee, et d'offenser importunément les escoutans, ou de se ravaller et se monstrer lasche soy-mesme, en le disant, comme feit un Democrates, lequel un jour montant en la tribune aux harangues, dit au peuple assemblé, qu'il ressembloit à leur ville, par ce qu'il avoit peu de force, et beaucoup de vent: et une autrefois du temps de la defaitte et battaille perdue à Ch@eronee, se presentant devant l'assemblee du peuple: «Je suis bien desplaisant, dit-il, que la Chose publique soit si calamiteuse, que vous preniez la patience d'ouyr et recevoir mon conseil:» car l'un est acte d'homme bas et vil, l'autre de fol et insensé: et à l'homme d'estat, ny l'un ny l'autre n'est bien convenable. On a aussi en admiration la brefveté du langage de Phocion: tellement que Polyeuctus faisant jugement de luy disoit, que Demosthenes estoit bien un tresgrand orateur, mais que Phocion sçavoit mieulx dire, pour ce que son langage en peu de paroles contenoit beaucoup de substance: et Demosthenes qui ne faisoit compte de tous les autres orateurs de son temps, quand Phocion se levoit pour parler apres luy: «Voyla, disoit-il, le coupperet de mes paroles qui se léve.» Mets donc peine le plus qu'il te sera possible, quand tu auras à parler devant le peuple, de bien propenser ce que tu auras à dire, pendant que tu le pourras faire seurement, et non pas user de paroles vaines et vuides de sens, sçachant que Pericles mesme, ce grand gouverneur prioit aux Dieux avant que de monter en chaire, qu'il ne luy eschappast de la bouche aucune parole, qui ne servist à la matiere dont il devoit traitter: toutefois encore se fault-il exerciter à sçavoir respondre et repliquer promptement, car les occasions passent en un moment, et apportent beaucoup de cas soudains en matiere de gouvernement: au moyen dequoy Demosthenes, pour n'y estre pas bien fait, estoit reputé inferieur à plusieurs autres de son temps, pource que quand l'occasion se presentoit, bien souvent il se tiroit en arriere, et se cachoit, s'il n'avoit bien premedité ce qu'il avoit à dire. Et Theophrastus escrit qu'Alcibiades voulant non seulement dire ce qu'il falloit, mais aussi ainsi qu'il le falloit, restivoit bien souvent en parlant, et quelquefois demouroit tout court, pendant qu'il cerchoit en luy-mesme, et composoit les termes propres esquels il devoit dire: mais celuy qui prent occasion de se lever pour parler des occurrences mesmes, et des temps qui se presentent soudainement, il estonne merveilleusement et méne comme il veult une commune: comme Leon Byzantin vint un jour à Athenes, envoyé par ceux de Constantinople pour faire des remonstrances de pacification aux Atheniens, lesquels estoient tombez en grandes dissentions les uns contre les autres: or estoit <p 165r>il fort petit, de maniere que quand le peuple le veit sur la chaire aux harangues, chascun s'en prit à rire: dequoy luy s'appercevant, «Et que feriez-vous doncques, dit-il, si vous voiez ma femme, qui à peine me vient jusques au genouil?» alors la risee fut encore bien plus grande de toute l'assemblee: «Et neantmoins tous petits que nous sommes, dit-il, quand nous entrons en querelle l'un contre l'autre, la ville de Byzance n'est pas assez grande pour nous contenir tous deux.» Et Pytheas l'orateur, lors qu'il contredisoit aux honneurs que lon decernoit à Alexandre, comme quelqu'un luy dist, «Comment, ozes tu bien parler de si grandes choses, toy qui es si jeune?» «Et quoy, dit-il, Alexandre que vous faittes un Dieu par vos decrets, est encore plus jeune que moy.» Mais encore outre ceste parole bien exercitee, il faut apporter une forte voix, un bon et puissant estomach, et une longue haleine à ce combat de gouvernement, qui n'est pas leger, ains où il fault que tout aille, de peur que si d'adventure sa voix se pert, ou se lasse, il ne vienne souvent à estre gaigné et supplanté par quelque
  Larron criart, aiant la voix d'acier.
Et Caton le second, quand il sentoit que le Senat ou le peuple estoit prevenue par brigues et menees, tellement qu'il n'esperoit pas pouvoir persuader ce qu'il pretendoit, il se levoit et parloit tout un jour, à fin d'empescher, que pour le moins il ne se feist rien de tout ce jour-là et faisoit ainsi couler le temps. Mais à tant, quant à la parole du gouverneur, de quelle efficace elle est, et comment il la fault preparer, nous en avons desormais traitté suffisamment, pour ceux qui y sçauront bien d'eux-mesmes adjouster ce qui necessairement y est ensuyvant. Au surplus il y a deux advenues et deux chemins pour entrer en credit de gouvernement, l'un court et honorable pour bien tost acquerir gloire, mais il n'est pas sans danger: l'autre plus long et plus obscur, mais où il y a aussi plus de seureté: car les uns partans et faisans voile d'une roche assise en pleine mer, en maniere de dire, commancent à quelque entreprise grande et illustre, là où il est besoing de hardiesse, et se jettent de primesault au beau milieu des affaires de gouvernement, estimans que le poëte Pindare dit verité en ces vers,
  A tout oeuvre et acte naissant,
  Ceux qui le vont encommanceant
  Doivent donner un front illustre,
  Qui de loing face voir son lustre.
Car certainement un peuple communément estant ja las et saoul des gouverneurs qu'il a de long temps accoustumez, reçoit plus volontiers ceux qui commancent: ne plus ne moins que les spectateurs regardent plus affectueusement un nouveau champion qui vient tout frais sur les rengs: et les faveurs, credits, et puissances, qui ont tout soudain un illustre accroissement, estonnent et esblouïssent l'envie. «Ne plus ne moins que le feu, disoit Ariston, ne fait point de fumee quand il s'enflamme soudainement, aussi la gloire n'engendre point d'envie quand elle s'acquiert promptement:» mais ceux qui croissent à loisir et petit à petit, sont ceux à qui lon s'attache, l'un d'un costé l'autre de l'autre: et pour ceste cause plusieurs avant que florir en matiere de credit au gouvernement, sont demourez tous amortis et fanez à l'entour de la tribune aux harangues: mais là où il y a, comme dit Epigramme du coureur Ladas,
  Quand on oyoit le son de la barriere,
  Il estoit ja au bout de la carriere,
  Aiant le chef de laurier couronné,
quelqu'un qui fait une ambassade illustre, ou gaigne un triomphe, ou conduit une armee glorieusement, ny les envieux, ny les mal- veuillans encontre ceux-là n'ont pas pareille puissance. Ainsi vint Aratus en grand credit dés son commancement, pour avoir deffaict et ruiné le tyran Nicocles: ainsi feit Alcibiades quand il prattiqua l'alliance des Mantiniens avec les Atheniens contre les Laced@emoniens. Et Pompeius <p 165v>voulut entrer en triomphe dedans la ville de Rome, avant que d'estre receu au Senat: et comme Sylla l'en voulust empescher, il ne feignit pas de luy dire, «Il y a plus d'hommes qui adorent le Soleil levant, que le Soleil couchant.» ce que Sylla aiant ouy, ceda, sans rien repliquer alencontre. Et ce que le peuple Romain eleut Cornelius Scipion tout soudain Consul contre la disposition des loix, lors qu'il ne demandoit que l'office d'Aedile, ne fut pas pour un vulgaire commancement et entree telle-quelle aux affaires, ains pour l'admiration qu'il eut de sa grande vertu, en ce qu'estant encore en son adolescence, il avoit combattu test à teste en champ clos en Espagne, et avoit vaincu son ennemy, et pour autres plusieurs grandes prouësses qu'il avoit faittes estant Coulonnel de mille hommes de pied alencontre des Carthaginois: pour lesquels beaux faicts d'armes le vieil Caton retournant du camp exclama,
  Luy seul se peut mettre au nombre des sages,
  Les autres tous sont comme umbres volages.
Mais maintenant que les citez de la Grece sont reduittes à tels terms, qu'elles n'ont plus d'armees à conduire, ny d'alliance à prattiquer, ny de tyrannies à ruiner, quelle noble et illustre entree voulez vous que face un jeune homme en l'entremise du gouvernement? Il reste encore les causes publiques à plaider, les ambassades devers l'Empereur à negocier, où il est ordinairement besoing d'un personnage ardent à l'action, qui ait coeur et entendement pour en venir à chef: et si y a plusieurs honnestes coustumes ancienes que lon a par negligence laissé abastardir, que lon pouurroit remettre sus et renouveller, et plusieurs abus qui par mauvaise accoustumance se sont coulez dedans les villes, et y ont pris pied au grand deshonneur et grand dommage de la Chose publique, qui se peuvent redresser et rhabiller. Il est plusieurs fois advenu, qu'un grand procés jugé droittement, foy et diligence cogneuë en la cause d'un pauvre homme defendu librement et vertueusement contre l'oppression d'un puissant adversaire, une parole roide ditte hardiment à un grand Seigneur mauvais pour le droict et la justice, ont donné entrees honorables au maniement des affaires publiques: plusieurs mesmes se sont mis en avant par les inimitiez qu'ils ont prises alencontre de quelques personnages, dont l'authorité estoit odieuse, suspecte, et formidable au peuple. Car tout premierement la puissance et l'authorité de celuy qui est ruiné accroist à celuy qui l'a deboutté avec meilleure reputation: non pas que je veuille dire, qu'il soit bon de s'attacher par envie à un homme de bien et d'honneur, qui par sa vertu tient le premier lieu de credit en son pays, comme Simmias feit à Pericles, Alcm@eon à Themistocles, Clodius à Pompeius, et Meneclides l'orateur à Epaminondas: car cela n'est ny bon, ny honorable, et encore moins profitable: pource que quand le peuple par une soudaine cholere a offensé un homme de bien, et que puis soudainement il s'en repent, il n'estime point avoir de plus aisee ny plus juste defense et excuse envers luy, que de ruiner celuy qui a commancé le premier à les induire à ce faire: mais bien de se prendre à un meschant homme, qui par une audace temeraire et par ses ruzes et cautelles aura mis soubs luy toute une cité, comme estoient anciennement un Cleon et un Clitophon à Athenes, pour le ruiner et renverser: cela est un beau preambule, ne plus ne moins que d'une com@edie, pour entrer au gouvernement d'une Chose publique. Je n'ignore pas aussi que quelques uns pour avoir un peu rongné les ailes à un Senat trop imperieux, et s'attribuant trop de souveraineté, comme feit un Ephialtes à Athenes, et un Phormion en la ville des Eliens, en ont acquis honneur et credit en leur pays, mais cela est un dangereux commancement pour ceux qui veulent venir au maniement des affaires: et semble que Solon commancea par une meilleure entree, estant la ville d'Athenes divisee en trois parts, la premiere, des habitans de la montaigne: la seconde, de ceux de la plaine: la tierce, de ceux de la marine: car ne se meslant <p 166r>avec pas une des trois, ains se maintenant commun à toutes, et disant et faisant toutes choses pour les reünir et reconcilier ensemble, il fut eleu d'un commun consentement de toutes reformateur, pour faire loix nouvelles de pacification entre elles, et par ce moien r'asseura l'estat d'Athenes. Voyla donc comment on peut entrer au maniement d'affaires par honorables et glorieux commancemens. Et quant à l'autre entree qui est plus seure et plus lente aussi, il y a plusieurs hommes notables, qui ancienement l'ont mieux aimee, Aristides, Phocion, Pammenes le Thebain, Lucullus à Rome, Caton, Agesilaus à Laced@emone. Car tout ainsi que le lierre s'entortille alentour des arbres plus puissans que luy, et se léve à mont quand et eux: aussi chascun de ces personnages-là estant encore jeune et incogneu, se couplant avec un autre ancien qui desja estoit en credit, en se levant petit à petit soubs l'ombre de l'authorité de l'autre, et croissant avec luy, a fondé et enraciné son entremise au maniement des affaires. Ainsi Clisthenes poulsa en avant Aristides, et Chabrias Phocion, et Sylla Lucullus, Valerius Caton, Pammenes Epaminondas, et Lysander Agesilaus: mais ce dernier par une ambition hors de propos, et une importune jalousie, feit tort à sa reputation, en rejettant soudain arriere de soy celuy qui le guidoit en ses actions, mais tous les autres sagement et honnestement ont tousjours reveré, recogneu et aidé de leur pouvoir à amplifier jusques à la fin les autheurs de leur avancement, ne plus ne moins que les corps opposez au Soleil, en rebattant et renvoyant la lumiere qui les enlumine, l'augmentent et l'esclarcissent encore d'avantage: de maniere que les mesdisants qui portoient envie à la gloire de Scipion, disoient qu'il n'estoit que le joueur des beaux faicts d'armes qu'il executoit, mais que l'autheur en estoit L@elius son familier: toutefois L@elius ne s'en eleva ny altera jamais pour tous ces langages-là ains continua tousjours à seconder et promouvoir la gloire et la vertu de Scipion. Et Afranius amy de Pompeius, encore qu'il fust de bien petit lieu, estoit neantmoins prest à estre eleu Consul, mais sentant que Pompeius favorisoit à d'autres, il se deporta de sa poursuitte, disant qu'il ne luy seroit pas tant honorable d'estre promeu au consulat, comme il luy seroit moleste de l'avoir obtenu contre la volonté, et sans le port et faveur de Pompeius: ainsi en differant et attendant un an seulement, il obtint ce qu'il demandoit, et si se conserva la bonne grace de son amy. Par ce moyen il advient à ceux qui sont ainsi menez comme par le poing au chemin de la gloire par d'autres, qu'en gratifiant à un, ils gratifient ensemble à plusieurs, et que s'il arrive mal, ils en sont moins hais. C'est pourquoy Philippus admonestoit fort son fils Alexandre, qu'il advisast bien à faire force serviteurs et amis pendant qu'il en avoit le loisir, estant un autre en regne, et qu'il parlast gracieusement à un chascun, et caressast tout le monde: mais il faut eslire pour son guide et conducteur, non simplement celuy qui est le plus puissant, et qui a plus de credit, ains celuy qui est tel par sa vertu. Car ainsi comme tout arbre ne reçoit pas, ou ne peut pas porter la vigne entortillee alentour de son tronc, et y en a quelques uns qui la suffoquent, et empeschent de croistre et de profiter: aussi és gouvernements des villes ceux qui ne sont pas vrayement gens de bien, amateurs de la vertu seulement, ains ambitieux et convoiteux de l'honneur et des grandeurs, ils ne laissent point aux jeunes gens de moyens et occasions de faire de belles choses, ains par envie et jalousie les reculent et tiennent loing le plus qu'ils peuvent, en les faisant languir, comme ceux qui leur ostent la gloire, laquelle ils estiment estre leur nourriture, ainsi que feit Marius en Afrique, et depuis en la Gaule, à l'endroit de Sylla, duquel il avoit tiré beaucoup de beaux et bons services: et puis soudainement il ne s'en voulut plus servir, pource que à la verité il estoit marry de le veoir venir en avant, et acquerir reputation, prenant pour sa couleur le cachet qu'il avoit fait graver en un anneau, à fin d'avoir quelque occasion de le reculer: car Sylla aiant la charge des finances soubs Marius, qui estoit capitaine general, <p 166v>fut envoyé par luy devers le Roy Bocchus, dont il amena Jugurtha prisonnier: et comme jeune homme qu'il estoit, ne faisant que commancer à gouster la douceur de la gloire, ne s'estoit pas porté trop modestement en cest affaire, par ce qu'il portoit en son doigt un anneau, sur lequel il avoit fait engraver ceste histoire, comme Bocchus luy livroit entre ses mains Jugurtha prisonnier: c'est dequoy Marius se plaignoit, et qu'il prenoit pour occasion coloree de le reculer: au moyen dequoy Sylla se retirant devers Catulus et Metellus gens de bien adversaires de Marius, en peu de temps chassa et ruina Marius par une guerre civile, qui fut bien pres de renverser entierement tout l'Empire Romain. Sylla ne feit pas ainsi à l'endroit de Pompeius, car il l'avancea tousjours dés sa premiere jeunesse, se levant de sa chaire audevant de luy, et se descouvrant la teste quand il arrivoit: et semblablement departant aux autres jeunes gentils-hommes Romains les moyens de faire exploits de capitaines, et mesmes y poulsant aucuns qui n'y vouloient pas aller: de maniere qu'il emplit en ce faisant toutes ses armees de zele et d'@emulation, à qui feroit le mieux, et vint par ce moyen au dessus de tous, en voulant estre non seul, mais le premier et le plus grand entre plusieurs grands. Ce sont doncques tels hommes ausquels il se faut joindre, et par maniere de dire, attacher et incorporer: non pas comme le petit roytelet des fables d'Aesope, qui s'estant faict porter sur les espaules de l'aigle, quand il fut aupres du beau Soleil s'en vola soudainement, et y arriva devant l'aigle: aussi leur derobber leur honneur, et leur soubstraire leur gloire: ains au contraire la prenant et recevant d'eux avec leur consentement et bonne grace, en leur donnant à cognoistre qu'ils ne sçauroient pas bien commander s'ils n'avoient premierement appris d'eux à bien obeyr, ainsi comme dit Platon. Apres cela suit l'election que lon doit faire d'amis: en quoy il ne faut suivre ny la façon de Themistocles, ny celle de Cleon: car Cleon quand il voulut s'entremettre du maniement des affaires, assemblant tous ses amis ensemble, il leur declara qu'il renonceoit à l'amitié d'eux tous, par ce qu'il disoit que l'amitié estoit bien souvent cause d'amollir les hommes, et de les devoyer de leur droitte intention en affaires de gouvernement: mais il eust bien mieux fait de chasser hors de son ame toute avarice et toute opiniastreté, et de nettoyer son coeur de toute envie et de toute malignité, car les gouvernemens des villes n'ont pas besoing d'hommes qui n'ayent ne familiers ny amis, ains seulement qui soient sages et gens de bien: mais luy aiant chassé ses amis, avoit alentour de luy des flatteurs qui le leschoient ordinairement, ainsi que luy reprochoient les poëtes Comiques: et se monstrant aspre et rude aux gens de bien, il se laissoit puis apres aller à flatter et caresser une commune, en faisant et disant toutes choses à leur gré, et prenant argent à toutes mains, en se liguant avec tous les plus meschants et plus perdus hommes de toute la ville, pour courir sus et faire la guerre aux gens de bien et d'honneur. Au contraire, Themistocles respondit à un qui luy disoit, «Tu feras le devoir de bon Magistrat, si tu te monstres egal à tous: J'à-dieu ne plaise que je seie jamais en siege presidial, où mes amis n'aient point plus d'avantage, que ceux qui ne seront point mes amis:» ne faisant pas bien, non plus que l'autre, de promettre ainsi l'authorité de son gouvernement à ceux, avec lesquels il avoit amitié, et de soubmettre les affaires publiques à ses privees et particulieres affections: nonobstant qu'il eust bien mieux respondu à Simonides, qui le requeroit de quelque chose qui n'estoit pas juste, «Ny le Musicien, dit-il, ne seroit pas bon, qui chanteroit contre mesure: ny le Magistrat juste, qui favoriseroit une partie contre les loix.» Car ce seroit veritablement grande pitié et chose bien indigne, qu'en une navire le maistre et patron de la navire donnast ordre à recouvrer un bon pilote et timonnier, et que ce timonnier choisist de bons mattelots, et compagnons mariniers,
  Sçachans tresbien le timon gouverner,
  Dresser la voile, ou soudain amener,
<p 167r>   Lors que le vent impetueux se léve,
et qu'en un attelier le maistre sçeust bien eslire des ouvriers et maneuvres soubs luy, qui ne luy gastent point son ouvrage, ains luy aident, et luy servent à le parachever, et que l'homme de gouvernement, qui est, comme dit Pindare,
  Le maistre ouvrier de la justice,
  Le directeur de la police,
ne sçeust pas dés le commancement choisir des amis de mesme zele et mesme affection que luy, qui le secondent en ses entreprises, et qui soient comme luy espris du desir de bien faire, ains se laissast plier injustement, ores à faire un tort à l'appetit de l'un, ores à en faire un autre au gré d'un autre: car celuy-là ressembleroit proprement à un charpentier ou maçon, qui par erreur ou ignorance useroit d'esquierre, ou de plomb et de reigle, qui luy rendroient son ouvrage tortu. Car certainement les amis sont les outils vivans et sentans des hommes de gouvernement, et ne faut pas glisser avec eux, quand ils sortent de la droitte ligne, ains avoir l'oeil soigneusement à ce, que sans son sçeu mesme ils ne fourvoyent point: car ce fut cela qui deshonora et feit calomnier Solon envers ses citoiens, par ce qu'aiant intention d'abolir les debtes, et introduire ce que lon appelloit à Athenes Sisacthia, comme qui diroit, allegement de charge, qui estoit un nom addoucy, pour signifier une abolition generale de toutes sortes de debtes, il communiqua sa conception à quelques siens amis, qui luy feirent un lasche et meschant tour: car ils se hasterent d'emprunter çà et là le plus d'argent qu'ils peurent, et peu de temps apres l'Edict de l'abolition generale des debtes estant venu en lumiere, il se trouva qu'ils avoient achepté plusieurs belles maisons, et grande quantité de terres, de l'argent qu'ils avoient emprunté: et fut Solon mescreu et chargé d'avoir fait ce tort là, qui luy- mesme l'avoit reçeu. Et Agesilaus s'est monstré és affaires et poursuittes de ses amis plus foible et plus failly de coeur, qu'en nulle autre chose, comme le cheval Pegasus en Euripide,
  Qui se tapist à bas s'humiliant,
  Plus qu'on ne veut son eschine pliant:
et portant ses familiers plus affectueusement que la raison ne vouloit quand ils estoient appellez en justice pour aucunes forfaictures, il sembloit que luy-mesme s'estoit entendu avec eux à les faire: car il sauva Phoebidas, qui estoit accusé d'avoir surpris d'emblee le chasteau de Thebes, appellé la Cadmee, sans commandement du Senat, alleguant pour la defense d'iceluy, que telles entreprises se devoient executer de son motif propre, sans en attendre autre mandement: d'autre costé, il feit tant par son port et faveur, que Sphodrias, qui estoit attainct d'un meschant et malheureux acte, d'estre entré à main armee dedans le païs d'Attique, lors que les Atheniens estoient en paix et amitié avec les Laced@emoniens, s'echappa, et fut absouls en jugement, et ce estant amolly par les prieres amoureuses d'un sien fils. Lon trouve aussi une sienne missive qu'il escrivit à quelque Seigneur en ces termes,
  Si Nicias n'a point forfait, delivre le pour la justice: s'il a forfait, delivre le pour l'amour de moy: mais comment que ce soit, delivre le.»
  Au contraire, Phocion ne voulut pas assister seulement en jugement à son gendre Charillus, qui estoit accusé d'avoir pris de l'argent de Harpalus, ains s'en alla en luy disant, Je t'ay fait mon allié à toutes choses justes et raisonnables. Et Timoleon le Corinthien apres avoir fait tout ce qui luy fut possible par prieres envers son frere, pour le cuider divertir de vouloir estre tyran, voyant qu'il n'en pouvoit venir à bout, il se tourna contre luy avec ceux qui le tuerent: «Car il ne fault pas seulement estre amy jusques aux autels, c'est à dire, jusques à ne se vouloir point parjurer pour eux, ainsi que respondit un jour Pericles: mais aussi jusques à ne vouloir rien faire pour eux contre les loix, contre le droict, et contre l'utilité publique:» car quand on met cela <p 167v>à nonchaloir, il est cause d'amener une grande perte, et ruine, comme fut ce que Phoebidas, et Sphodrias ne furent pas punits ainsi qu'ils avoient merité, car ils furent cause que les Laced@emoniens tomberent en la guerre Leuctrique. Il est vray que le devoir de bon et vray administrateur du public, ne nous contrainct pas de vouloir severement punir jusques aux petites et legeres fautes de nos amis, ains nous permet apres avoir mis en seureté le public, au surplus de donner secours à nos amis, leur assister, survenir, et secourir en leurs affaires: et y a des faveurs que lon peut faire sans envie, comme aider à un amy à parvenir à quelque office, ou bien luy faire tomber entre mains quelque honorable commission, ou quelque aisee legation, comme d'aller saluer de la part de la ville quelque Prince, ou de porter parole d'amitié et de bonne intelligence à quelque autre ville: ou bien s'il est question de quelque affaire difficile, et de grande importance, alors prenant la principale charge sur soy, on peut bien choisir pour adjoint un sien amy, ainsi que fait Diomedes en Homere,
  Si vous voulez que moy-mesme j'elise
  Un compagnon qui soit mieux à ma guise,
  Comme pourrois-je Ulysses, t'oublier,
  Esprit divin, ny d'autre m'allier?
Ulysses aussi ne fault pas de luy rendre pareille louange,
  Les beaux coursiers desquels tu me demandes
  Sage vieillard, arrivez en ces bandes
  Nouvellement de la grand' Thrace sont,
  Et leur seigneur au combat perdu ont:
  Diomedes le vaillant chef de guerre,
  En combattant l'a rué mort par terre,
  Et avec luy douze de ses amis,
  Tous grands guerriers, à mesme fin a mis.
ceste modestie dont on use envers ses amis n'honore pas moins ceux qui louënt, que ceux qui sont louez: là où au contraire, l'arrogance qui n'aime rien que soy-mesme, comme dit Platon, demeure avec solitude, c'est à dire, elle est abandonnee de tout le monde. D'avantage en ces honnestes faveurs et plaisirs que lon peut faire civilement à ses amis, il y faut associer ses autres amis, et admonester ceux qui reçoivent telles graces, qu'ils les en louënt et remercient, et leur en sçachent gré, comme en aians esté cause en partie, et leur aians conseillé. Et si d'aventure ils nous font quelque requeste incivile et desraisonnable, il les en faut tresbien esconduire, mais non pas aigrement, ains tout doulcement, en leur remonstrant pour les consoler, que telles requestes ne sont pas dignes de leur bonne reputation, ny de leur vertu: comme feit Epaminondas mieux que tous les hommes du monde, quand il refusa à Pelopidas, de mettre hors de prison un tavernier: et peu d'heures apres, à la requeste d'une sienne amie il le laissa aller, en luy disant, Seigneur Pelopidas ce sont de telles graces et faveurs qu'il faut conceder à des concubines, et non pas à de grands capitaines: mais Caton au contraire respondit brusquement et fierement à Catulus, qui estoit l'un de ses plus grands et plus familiers amis. Ce Catulus estant Censeur requeroit à Caton, qui pour lors n'estoit que Questeur, qui est comme general des finances, que pour l'amour de luy il voulust laisser eschapper un clerc de finances, auquel il faisoit faire le procés. «C'est grand' honte, dit-il, à toy qui est Censeur, c'est à dire, correcteur et reformateur des moeurs, et qui nous deusses reformer nous autres qui sommes plus jeunes, d'estre chassé hors d'icy par nos sergents:» car il pouvoit bien en luy refusant de faict sa requeste, oster ceste aspreté et ceste aigreur de paroles, luy donnant encore à entendre, que la rudesse dont il luy usoit de faict, luy desplaisoit, mais qu'il y estoit contrainct par le droict et la loy. Il y a d'avantage, que lon peut bien dignement <p 168r>quelque fois aider à ses amis, qui sont pauvres, à faire leur besongnes, comme feit Themistocles apres la battaille de Marathon, voyant un corps mort qui avoit des chaines et carquants à l'entour du col, il passa outre quant à luy, mais se retournant devers un sien familier qui le suivoit, luy dit: «Amasse cela toy, car tu n'es pas un Themistocles.» Les affaires mesmes presentent bien souvent au sage gouverneur des occasions telles, de pouvoir enrichir ses amis: car tous ne peuvent pas estre riches et opulents, comme toy Menemachus. Donne donc à l'un une cause bonne et juste à defendre, où il y ait bien à gaigner: à l'autre, recommande luy l'affaire de quelque personnage riche, qui ait besoing d'homme qui luy sçache dresser et procurer son faict: à un autre, sois luy favorable à avoir quelque marché de quelque oeuvre publique, ou à luy faire estrousser quelque ferme à bon pris, où il y ait à profiter. Epaminondas feit bien plus: car il envoya un sien amy pauvre devers un autre riche bourgeois de Thebes, luy demander six cents escus en don, et luy dire que Epaminondas luy commandoit de les luy bailler. Le bourgeois esbahy de ceste demande vint devers Epaminondas, pour sçavoir à quelle occasion il luy mandoit de bailler ces six cents escus: «C'est pour autant, dit-il, que cestuy-cy estant homme de bien est pauvre: et toy, qui as beaucoup desrobbé à la Chose publique, és riche.» Et Agesilaus, ainsi comme escrit Xenophon, se glorifioit de ce qu'il enrichissoit ses amis, et luy ne faisoit compte aucun d'argent. Mais pour autant que, ce dit Simonides, ainsi comme toutes alouettes ont la creste sur la teste, aussi tout gouvernement de Chose publique apporte des inimitiez, envies et jalousies, c'est un poinct duquel l'homme d'estat et d'affaires, doit estre bien informé, et bien instruict. Pour commancer doncques à en traitter, Il y a plusieurs qui louënt grandement Themistocles et Aristides, lesquels comme ils sortoient du païs d'Attique pour aller ou en ambassade, ou en guerre ensemble, aians charge, ils deposoient toutes leurs inimitiez et malveillances sur les confins, et puis quand ils revenoient, ils les reprenoient arriere. Et y en a aussi à qui la façon d'un Cretin Magnesien agree merveilleusement: Il avoit pour concurrent et adversaire au gouvernement un gentilhomme de sa mesme ville nommé Hermias, qui n'estoit pas fort riche, mais convoiteux d'honneur, et de coeur magnanime, du temps de la guerre de Mithridates pour la conqueste de l'Asie. Ce Cretin voyant sa ville en danger, s'addressa à Hermias, et luy feit offre qu'il prist la charge de capitaine general de leur ville, et luy cependant s'en iroit dehors et se retireroit ailleurs, ou bien s'il aimoit mieux que luy prist la charge des affaires de la guerre, qu'il se retirast cependant hors du païs, de peur que demourans tous deux ensemble, et s'entr'empeschans l'un l'autre, comme ils avoient accoustumé, ils ne fussent cause de perdre et destruire leur ville. Ceste semonce fut agreable à Hermias, lequel confessant que Cretin estoit plus expert au faict de la guerre que luy, sortit de la ville avec sa femme et ses enfans, et Cretin le convoya en luy donnant de l'argent du sien, qui et plus utile à ceux qui sont hors de leurs maisons qu'à ceux qui sont assiegez dedans, et aiant tresbien gouverné et defendu sa ville, qui approcha bien pres d'estre de tout poinct destruicte, la preserve contre l'esperance de tout le monde. Car si c'est une parole genereuse, et de coeur magnanime, de dire à haute voix,
  Les miens enfans j'aime de bon courage,
  Mais j'aime encore mon païs d'avantage:
comment et pourquoy ne sera-il plus aisé à chascun d'eux de dire, Je hay celuy-là, et desire luy faire desplaisir, mais j'aime plus mon païs? Car ne se vouloir reconcilier à un ennemy pour les causes qui nous doivent mesme faire abandonner nostre amy, seroit à faire à un coeur trop barbare et trop sauvage: toutefois à mon advis Phocion et Caton faisoient mieulx, qui ne prenoient inimité quelconque alencontre de leurs citoyens, pour different aucun qu'ils eussent avec eux, à raison du gouvernement, ains <p 168v>se rendoient seulement implacables, et irreconciliables, où il estoit question d'abandonner ou d'offenser le public: au demourant en leurs privez negoces se portoient humainement, sans aucune haine ny rancune envers ceux contre qui ils avoient contesté en public. Car il ne faut estimer ny reputer aucun des citoyens ennemy, si d'adventure il n'estoit tel comme un Aristion, un Nabis, ou un Catilina, qui n'estoient pas tant citoyens que bosses et pestes d'une cité: mais ceux qui seroient autrement un peu discordans, il les faut ramener à une bonne harmonie et accord, en les roidissant ou relaschant ainsi que feroit un bon musicien, non pas en s'attachant en courroux avec outrageuses injures à ceux qui faillent, ains plus gracieusement, ainsi que fait Homere,
  O doulx amy, certes j'eusse cuidé,
  Que ton sens eust tous autres excedé.
Et en un autre passage,
  Si tu voulois y penser sagement,
  Tu ferois bien un meiller jugement:
et quand ils disent ou qu'ils font quelque chose de bon, ne se monstrant point marry de les honorer, et n'espargnant point les paroles honorables à leur louange et avantage: car en ce faisant on gaigne cela, que le blasme qu'on leur donnera, quand ils faudront, en sera plus tost creu: et d'autant que nous exalterons leur vertu, d'autant deprimerons nous leur vice quand ils viendront à faillir, en faisant comparaison de l'un à l'autre, et monstrant combien l'un est plus digne, et mieulx seant, que l'autre. Quant à moy, je trouverois fort honneste, que l'homme de gouvernement portast tesmoignage en choses justes à ses adversaires, voire qu'il les honorast en jugement, s'il advenoit qu'ils fussent travaillez en justice par des calomniateurs, et mesme qu'il mescreust et se deffiast des imputations qu'on leur mettroit sus, quand il verroit qu'elles seroient mal-accordantes avec l'intention qu'ils sçauroient que ceux-là auroient: comme Neron ce cruel tyran, un peu devant qu'il feist mourir Thraseas, qu'il haïssoit et craignoit plus que nul autre, comme quelqu'un le chargeast devant luy d'avoir donné une sentence injuste: «Je voudrois estre asseuré, dit- il, que Thraseas m'aimast autant, comme je suis asseuré qu'il est bon juge.» Et ne seroit pas mauvais pour estonner d'autres, qui seroient de nature meschants, quand ils auroient fait de plus lourdes faultes, de faire quelquefois mention d'un sien adversaire, qui seroit plus modeste, en disant, Un tel n'auroit en-piece dit ne fait telle chose. Aussi faut-il ramener en memoire à ceulx qui faillent, leurs ancestres qui ont esté gens de bien, ainsi que fait Homere,
  Certainement Tydeus a en toy,
  Semé un fils peu ressemblant à soy.
Et Appius Claudius, estant concurrent de Scipion l'Africain en la brigue d'un magistrat, luy dit en le rencontrant par la rue, «O Paule Aemile, combien tu souspirerois d'ennuy et de courroux, si tu estois adverty, qu'un Philonicus banquier accompagne ton fils par la ville, allant en l'assemblee des elections pour demander l'office de Censeur!» Ces manieres de reprehensions-là admonestent celuy qui fault, et honorent celuy qui l'admoneste: et Nestor en la Trag@edie de Sophocles, respond aussi civilement à Ajax qui l'injurie,
  Je ne me plains de toy Ajax, combien
  Que parles mal, pource que tu fais bien.
Et Caton qui avoit contesté vifvement alencontre de Pompeius, lors qu'estant en ligue avec Jules C@esar, il forceoit la ville de Rome, quand depuis ils furent en guerre ouverte l'un contre l'autre, il fut d'advis que lon donnast la charge des affaires à Pompeius, disant, que ceulx mesmes qui font les grands maulx, sont ceulx qui les <p 169r>peuvent mieulx rhabiller: car un blasme meslé avec une louange, contenant non une injure, mais une libre et franche remonstrance, imprimant non un despit de courroux, mais un remors de conscience, et une repentance, semble gracieux et amiable: là où les injures ne sont jamais bien seantes en la bouche d'un homme de bien et d'honneur. Voyez les reproches que fait Demosthenes à Aeschines, et Aeschines à luy, et semblablement les injures atroces, que Hyperides a escriptes contre Demades, si Solon les eust jamais proferees, ny Pericles, ny Lycurgus le Laced@emonien, ou Pittacus le Lesbien: encore n'use jamais Demosthenes de ceste maniere de picquer injurieusement, sinon en cause criminelle: car ses oraisons Philippiques sont pures et nettes de toutes injures et toutes mocqueries: pour ce que telles choses diffament plus ceux qui les disent, que ceux à qui elles sont dittes, elles apportent confusion aux affaires, et troublent les assemblees de ville et de conseil: au moyen de quoy, Phocion cedant à un qui luy disoit injures, le laissa dire, et cessa de parler, et apres que l'autre en fin à toute peine se fut teu, remontant de rechef en la chaire, il continua son propos entrerompu, disant: «Je vous ay desja parlé des gens de cheval et des gens de pied pesamment armez, oyez maintenance de ceux qui sont armez à la legere.» Mais pour autant que c'est chose bien mal-aisee à plusieurs, de supporter et de se contenir, et que bien souvent on close la bouche à ces injurieux-là, et les fait-on taire tout court par une petite replique, je voudrois qu'elle fust courte, en peu de paroles, ne monstrant point de courroux ny de cholere, ains une doulceur avec une grave risee, mordante toutefois un petit, comme sont principalement celles que se retournent contre celuy qui a dit les premieres. Car tout ainsi que les traicts qui rejallissent contre ceulx qui les ont tirez, semblent estre rebattus et renvoyez par la force et fermeté solide de celuy qui en a esté frappé: aussi semble-il qu'une parole picquante retorquee contre celuy qui l'a ditte, soit renvoyee par la force et vigueur d'entendement de celuy qui l'a receuë: comme fut la replique d'Epaminondas à Callistratus, qui reprochoit aux Thebains et aux Argiens le parricide d'Oedipus et celuy d'Orestes, l'un qui tua son pere, et l'autre sa mere, l'un natif de Thebes, et l'autre d'Argos: «Nous les avons, dit-il, chassez de nos villes, et vous les avez receus en la vostre.» Semblablement aussi la response d'Antalcidas Laced@emonien, à un Athenien qui luy disoit par maniere de vanterie, «Nous vous avons souvent chassez de la riviere de Cephise:» «Et nous, dit-il, ne vous avons jamais rechassez de celle d'Evrotas.» Et de Phocion, quand il repliqua plaisamment à Demades qui luy crioit tout hault, «Les Atheniens te feront mourir s'ils entrent une fois en leur folie:» «Mais bien toy, dit-il, s'ils entrent jamais en leur bon sens.» Et Crassus l'Orateur, quand Domitius luy demanda, «Lors que la lamproye que tu nourrissois en ton vivier mourut, ne ploras-tu pas?» Il luy redemanda tout court, «Et toy, pour les trois femmes que tu as mises en terre, en as- tu jamais ploré?» Mais ces regles-là sont utiles non seulement en matiere d'affaires de gouvernement, mais aussi à toute autre partie de la vie humaine. Au demourant il y en a qui se jettent et fourrent à toute sorte d'affaires publiques, comme faisoit Caton, voulant que le bon citoyen ne refuye aucune charge ny administration publique, tant que son pouvoir se pourra estendre, et louënt grandement Epaminondas de ce, que ses malveuillans par envie l'aians fait elire superintendant des gabelles, pour luy cuider faire injure, il ne mesprisa cest office, ains disant que non seulement le magistrat monstre quel est l'homme, mais aussi l'homme monstre quel est le magistrat, il eleva en grande dignité et reputation cest office, qui n'estoit rien au paravant, aiant seulement charge de faire nettoyer les ruës, emporter hors la ville les fumiers, et destourner les eaux. Et ne fait point de doute, que moy-mesme Plutarque n'appreste à rire à plusieurs de ceux qui passent par nostre ville, quand ils me voyent souvent en public occupé et vacquant à pareilles choses: alencontre dequoy me sert ce que lon treuve escrit <p 169v>d'Antisthenes: car comme quelques uns s'esmerveillassent de ce, que luy-mesme portoit en sa main à travers la place des saleures, comme des botargues qu'il venoit d'achetter, c'est pour moy, leur dit-il, que je les porte. Mais au contraire, je respons à ceux qui me reprennent, quand ils me trouvent present à voir mesurer et compter la brique et la thuyle, ou les pierres, et le sable, et la chaux, que lon améne en la ville: Ce n'est pas pour moy que je bastis, c'est pour la Chose publique: Car il y a plusieurs autres choses, que qui les exerceroit ou manieroit luy-mesme, il pourroit sembler bas de coeur, sale et mechanique: mais si c'est pour le public, et pour le païs, ce n'est point acte de coeur bas ne petit, de se démettre jusques à prendre volontiers soing des moindres choses. Les autres estiment la maniere de faire, dont usoit Pericles, plus digne et plus grave, comme Critolaüs entre autres, lequel veult, que comme les deux galeres, que lon nommoit à Athenes la Salaminiene et la Paralos, ne se tiroient pas en mer indifferemment pour toutes occasions, ains seulement pour causes grandes et necessaires, ainsi que l'homme de gouvernement s'employe soy-mesme aux principales et plus grandes besongnes, comme fait le Roy du monde:
  Dieu met la main aux choses seulement
  Que sont de pois et de grand mouvement,
  Mais ce qui est de peu de consequence,
  A la fortune en laisse la regence:
ainsi que dit le poëte Euripides: car nous ne sçaurions louër la trop grande ambition et opiniastreté de Theagenes, lequel ne se contentant pas d'avoir vaincu le tour des jeux ordinaires, mais aussi en plusieurs autres combats extraordinaires: et non seulement à l'escrime general, où lon fait de pieds et de mains le pis que lon peult, mais aussi à l'escrime simple des poings, à la course longue: finablement estant un jour au bancquet de l'anniversaire d'un demy-dieu, comme lon estoit ja servy, et la viande assise sur la table, il se leva pour aller encore combattre une autre escrime generale, comme s'il n'eust appartenu à homme du monde de vaincre en tels combats, là où il estoit present, de maniere qu'il assembla jusques à douze cens couronnes qu'il avoit gaignees à tels combats, dont la plus part estoient de nul ou de bien peu de pris: à celuy-là ressemblent proprement ceux qui se mettent en pourpoint, par maniere de dire, à toutes heurtes, quelque affaire qui se presente, saoulans le peuple d'eux, et se rendans odieux: de maniere qu'on leur porte envie quand ils font bien, et se resjouit on quand il leur arrive mal: Et ce que lon admiroit en eulx à leur arrivee au gouvernement, à la fin se tourne en risee et en mocquerie, telle comme ceste-cy, «Metiochus est capitaine, Metiochus dresse les chemins, Metiochus cuit le pain, Metiochus moult la farine, Metiochus fait tout, Metiochus aura mal an.» Cestuy estoit un des accoursiers et favorits de Pericles, qui abusoit excessivement de son authorité à se faire employer à toutes charges et toutes commissions publiques: car il fault que l'homme de gouvernement tienne tousjours le peuple en appetit de soy, et luy laisse tousjours un desir de le revoir quand il est absent, comme sagement faisoit Scipion l'Africain, se tenant la plus part du temps aux champs, diminuant par ce moyen l'envie qui estoit alencontre de luy, et donnant ce pendant loisir de reprendre aleine à ceux qui se sentoient offusquez et opprimez de sa gloire. Timesias Clazomenien estoit au demourant fort homme de bien, mais il ne sçavoit pas qu'il estoit fort envié et fort hay en sa ville, à cause qu'il y vouloit faire tout luy seul, jusques à ce qu'il luy advint un tel accident. Il y avoit au milieu de la rue de jeunes garsons qui jouoient, ainsi comme il passoit, à faire sortir à coups de baston un osselet dehors d'une fossette: les autres garsons maintenoient qu'il estoit encore dedans: et celuy qui avoit frappé dit, Qu'eusse-je aussi bien fait sortir la cervelle de la teste de Timesias, comme cest osselet est sorty de la fosse. Timesias aiant entendu ceste <p 170r>parole et cognoissant par là l'envie publique qui estoit imprimee au coeur du peuple, soudain qu'il fut en sa maison, raconta le faict à sa femme, et luy commandant qu'elle troussast incontinent ses hardes pour le future, s'en alla de ce pas hors de la ville de Clazomenes. Et semble que Themistocles, luy estant advenue à peu pres un semblable cas, respondit aux Atheniens: «Dea, beaux amis, pourquoy vous lassez vous de recevoir souvent du bien de moy?» Mais quant à ce propos, une partie en est bien ditte, et l'autre non: pour ce qu'il fault que le sage entremetteur d'affaires, quant au soing, à l'affection, et provoyance, ne se deporte d'aucune charge publique, ains qu'il les espouse toutes, et mette peine de les voir, entendre et cognoistre toutes particulierement, non pas qu'il se tienne en reserve à part, comme l'ancre sacree en quelque coing de la navire, attendant l'extreme besoing et necessité de son païs pour s'employer. Mais comme les bons patrons de navire font une partie de la besongne eux-mesmes avec leurs propres mains, et l'autre partie avec d'autres outils, et par d'autres hommes, eulx estans assis, de loing ils tirent, tournent ou laschent les cordages, et se servent des autres mariniers, les uns pour prouïers, les autres pour comites, et en appellent quelquefois un en la pouppe, auquel ils mettent le timon en la main: ne plus ne moins fault-il aussi, que le sage gouverneur de la Chose publique cede aucunefois aux autres l'honneur de commander, qu'il les convie gracieusement et amiablement à venir quelquefois haranguer et prescher le peuple, non pas qu'il remuë toutes choses avec ses propres harangues ny ses propres decrets, comme avec ses propres mains: mais qu'aiant des gens de bien, fideles, qui le secondent et s'entendent avec luy, il les employe par tout, les uns à une charge, les autres à autre, selon qu'il les verra estre plus aptes et plus propres, ainsi comme Pericles usoit de Menippus aux expeditions de guerre, et deprima la court de Areopage par l'entremise d'Ephialte, et par Charinus il meit en avant et feit passer le decret contre les Megariens, il envoya Lampon pour peupler la ville de Thuries: car en ce faisant non seulement il diminuë l'envie que lon a contre luy, d'autant qu'il semble que sa puissance et son authorité est divisee et departie en plusieurs, mais aussi il fait plus commodément et mieulx les affaires de la Chose publique: ne plus ne moins que la division de la main en cinq doigts n'affoiblit pas la force de toute la main, ains la rend plus propre et plus commode à l'usage de tout artifice. Aussi celuy qui en matiere de gouvernement communique partie du maniement des affaires à ses amis, rend par ceste communications les choses mieulx et plus aiseement faittes: mais celuy qui par une cupidité insatiable de monstrer son credit, s'attribue tout, et veult tout faire ce qui se present à faire en une ville, se mettant bien souvent à une charge à laquelle il n'est pas bien né, ny assez exercité, comme Cleon à conduire une armee, et Philopoemen à mener une flotte de vaisseaux, Hannibal à haranguer, il n'a aucun moyen d'excuser sa faute s'il vient d'adventure à faillir, et leur reproche-lon ce que dit Euripides,
  Tu te meslois aussi d'autre mestier
  Que d'ouvrer bois, n'estant que charpentier.
aussi ne sçachant pas bien haranguer, tu as entrepris une ambassade: estant paresseux, tu as voulu avoir charge de recepte: ne sçachant compter, tu as pris charge de thresorier: estant vieil et maladif, tu as voulu commander à une armee. Pericles feit bien mieulx, car il partagea l'authorité du gouvernement avec Cimon, se retenant la puissance de commander dedans la ville, et laissant à Cimon le pouvoir d'armer les galeres pour aller ce-pendant faire la guerre aux Barbares, pour ce que luy estoit plus propre à commander dedans la ville, et l'autre plus à propos pour la guerre. Aussi louë lon grandement Eubulus Anaplystien de ce que le peuple se fiant à luy, et luy donnant autant de credit qu'à nul autre, toutefois il ne se mesla jamais d'aucune guerre de <p 170v>la Grece, ny ne s'entremit jamais de conduire armee, ains s'estant dés son commancement proposé de vacquer aux finances, il augmenta grandement le revenue de la Chose publique, là où Iphicrates estoit mocqué de ce qu'il exercitoit en sa maison, en presence de plusieurs, à faire des harengues: car encore qu'il eust esté excellent et non pas vulgaire harengueur, si valoit-il mieulx qu'il se contentast de la reputation qu'il avoit acquise par les armes d'estre bon guerrier, et qu'il cedast l'eschole de bien dire aux Orateurs, Rhetoriciens et Sophistes. Mais pour autant que toute commune de peuple naturellement est maligne, mesmement alencontre de ceux qui gouvernent, prenant plaisir à les blasmer et les ouïr calomnier, et qu'ils souspçonnent ordinairement que plusieurs choses profitables que lon leur met en avant, si elles ne sont debattues, et qu'il n'y ait de la contradiction, se facent par intelligence et conspiration: et est ce qui descrie principalement les amitiez et societez entre les personnes qui se meslent des affaires: il ne fault pas pour cela se laisser aucune inimitié, ou resistance veritable, comme feit jadis un gouverneur de Chio, appellé Onomademus. Apres qu'en une sedition civile il fut venu au dessus de ses ennemis, il ne voulut pas chasser de la ville tous ceux qui luy avoient esté adversaires: de peur, dit-il, que nous n'entrions desormais en discorde à l'encontre de nos amis, apres que nous n'aurons plus d'ennemis, car cela seroit une folie. Mais quand le peuple aura quelque proposition, qui luy sera salutaire et de grande consequence, pour suspecte, il ne fauldra pas lors que tous comme d'un complot, dient une mesme sentence, ains que deux ou trois s'y opposans contredisent sans violence à leur amy, et puis que comme estans convaincus par raisons ils reviennent à son opinion: car ils attirent par ce moyen le peuple avec eulx, quand il semble qu'ils soient tirez par le regard de l'utilité publique: vray est qu'és choses legeres il n'est pas mauvais de souffrir que nos amis mesmes discordent à bon esciant d'avec nous, et qu'ils suyvent chacun son jugement et son opinion, à fin que quand il viendra en affaire principal et de grande importance, il ne semble pas que ce soit par un complot proparlé entre eulx, qu'ils soient tous d'accord. Or faut-il penser que l'homme sage par nature est tousjours en authorité de magistrat en sa ville, comme le Roy entre les abeilles, et sur ceste persuasion il fault qu-il ait tousjours le timon des affaires en la main, mais toutefois qu'il ne poursuive pas tousjours chaudement ne souvent les estats et offices que le peuple eslit par ses voix: car ceste convoitise de vouloir tousjours estre en office, n'est point venerable ny agreable au peuple: aussi ne les faut-il pas rejetter quand le peuple legitimement les donne, et nous y appelle, ains les faut accepter, encore que ce soient à l'adventure offices de moindre dignité que ne requerroit la reputation que nous aurions desja acquise, et s'y employer de bonne affection: car il est juste que comme nous avons esté honorez par les estats de plus grande dignité, aussi que reciproquement nous honorions ceux de moindre qualité: et quand nous serons esleus aux magistrats supremes, comme à l'estat de capitaine en la ville d'Athenes, à l'estat de Prytanes à Rhodes, de Boeotarche en nostre païs de la Boeoce, il sera bien seant que par modestie nous cedions et rabaissions un peu de sa souveraine grandeur: et au contraire aussi, que aux petits estats nous y adjoustions un petit de dignité et d'apparence d'avantage, à fin que nous ne soyons ny enviez en ceux-là, ny mesprisez en ceux-cy. Et aux premiers jours que nous entrerons en quelque magistrat que ce soit, il ne nous faut pas seulement ramener en memoire les discours que faisoit Pericles quand il prenoit sa robbe de magistrat pour sortir en public, «Pense à toy Pericles, Tu commandes à hommes libres, non pas à des esclaves: tu commandes à des citoyens qui sont pareils à toy, tu commandes à des Atheniens:» ains nous faut d'avantage dire en nous-mesmes, Tu commandes estant commandé et subject, tu commandes à une ville qui est soubs un proconsul Romain, ou soubs un procureur et lieutenant de l'Empereur. <p 171>Ce ne sont plus, comme disoit celuy-là, icy les campaignes de la Lydie où lon puisse courir la lance, ce n'est plus icy l'ancienne cité de Sardis, ny la puissance qui fut au temps passé des Lydiens: il faut porter sa robbe plus estroitte, et du palais de ville, où logent les magistrats, faut tousjours avoir l'oeil au siege imperial, et ne prendre pas trop de coeur pour se voir une couronne sur la teste, regardans des soulieurs cornus, marques des Seigneurs Romains, qui sont encore au dessus: ains faut en cela imiter les joueurs des Trag@edies, lesquels adjoustent bien du leur au roolle qu'ils jouënt, le geste, l'accént, et la contenance qui luy est convenable, mais toutesfois ils escoutent tousjours leurs protecolles, à fin que nous ne passions, ny n'excedions point les mesures ny les bornes de la licence qui nous est baillee par ceux qui ont la puissance de nous commander: car le sortir hors de ses termes, n'apporte pas quant et soy peril d'estre sifflé ny mocqué seulement, ains y en a desja eu plusieurs,
  Dessus le col desquels est ja monté
  Le fil trenchant de la hache aceree,
  Qui a du corps la teste separee:
comme il en est pris en nostre païs à Pardalas, pour estre un peu sorty des bornes: et tel autre y a, qui estant confiné en quelque meschante isle deserte, est devenu, comme dit Solon,
  Sicinitain ou Pheleganrien,
  Forpaïsant au lieu d'Athenien.
Nous nous rions bien quelquefois des petits enfants, quand nous voyons qu'ils taschent à chausser les souliers de leurs peres, ou qu'ils veulent mettre sur leurs testes leurs couronnes en se jouant: les magistrats des villes bien souvent, ramenans en memoire aux peuples follement les beaux faicts de leurs predecesseurs, la grandeur de leurs courages, et leurs deportements trop disproportionez aux temps, et aux qualitez de maintenant, les font quelquefois faire des choses dignes de rire: mais il n'y a pas à rire puis apres pour tous, si ce n'est qu'ils soient si bas et si petits, que pour leur bassesse on ne face compte d'eux. Il y a bien d'autres histoires de l'ancienne Grece, que lon peult ramentevoir et reciter aux hommes de ce temps icy, pour adoulcir et moderer leurs moeurs, comme à Athenes, faisant souvenir au peuple non des prouësses de leurs ancestres, mais pour exemple du decret d'abolition et d'oubliance generale qui fut jadis fait apres que la ville fut delivree de la captivité des trente tyrans, et de ce qu'ils condamnerent à l'amende le poëte Phrynichus, pour ce qu'il avoit fait jouër en une Trag@edie la prise de la ville de Milet, et aussi que par ordonnance publique ils porterent chappeaux de fleurs sur leurs testes, quand ils sceurent que Cassander faisoit rebastir la ville de Thebes: et comme quand ils entendirent la cruelle occision qui fut faitte en Argos, en laquelle les Argiens feirent mourir quinze cents de leurs citoyens, ils feirent en pleine assemblee de ville apporter les sacrifices d'expiation, à fin qu'il pleust aux Dieux destourner une si cruelle pensee du coeur des Atheniens. Et du temps que lon recerchoit ceux qui avoient pris ou argent ou present de Harpalus, en visitant toutes les maisons de la ville, ils ne voulurent pas permettre que lon fouillast celle d'un nouveau marié, et passerent celle-là seule. Car en cela peuvent-ils bien encore aujourd'huy ensuivre leurs majeurs, et se rendre semblables à eulx: mais la battaille de Marathon, et celle de la riviere de Eurymedon, et celle de Plat@ees, et autres tels exemples qui ne font qu'enfler et hausser le courage vainement à une commune, il les faut laisser aux escholes des Sophistes et des maistres de Rhetorique. Si ne faut pas seulement avoir l'oeil à se maintenir si sagement soy et sa ville, que les Seigneurs souverains n'aient aucune occasion de se plaindre, ains faut donner ordre d'avoir tousjours quelqu'un des seigneurs, qui ont le plus d'authorité à Rome, et en la court de l'Empereur, pour special amy, qui serve comme d'un rempart asseuré <p 171v>pour defendre toutes nos actions au gouvernement de nostre païs: car tels seigneurs Romains se monstrent ordinairement fort affectionnez aux affaires que poursuivent leurs dependans et leurs amis, et le fruict que lon peut tirer de l'amitié et bonne grace de tels seigneurs, il n'est pas honneste de le convertir à l'avancement et enrichissement de soy et des siens particulierement, mais l'employer, ainsi comme feirent jadis Polybius et Pen@etius, qui par le moyen de la bienveuillance que leur portoit Scipion, feirent beaucoup de bien à leur païs: au nombre desquels il fault aussi mettre Arrius, car quand C@esar Auguste prit la ville d'Alexandrie, il entra dedans tenant Arrius par la main, et devisant avec luy seul de toute sa suite: puis il respondit aux Alexandrins, qui s'attendoient bien d'estre saccagez, et le supplioient de leur pardonner, qu'il leur pardonnoit, et les recevoit en sa bonne grace, premierement pour la beauté et grandeur de leur ville, secondement pour le fondateur Alexandre le grand, et tiercement pour l'amour de cestuy vostre citoyen, qui est mon amy. Pourroit-on bien avec raison comparer ceste grace, avec les riches commissions de regir et administrer les provinces, que poursuivent aucuns à la court, avec servitude et subjection si obstinee, qu'il y en a qui vieillissent aux portes d'autruy à la poursuitte, en delaissant ce pendant les affaires de leur païs? ne vaudroit-il pas mieux corriger et changer le dire d'Euripides, en disant et chantant, S'il est honneste de veiller et faire la court aux portes d'autruy, en se rendant subject à la suitte d'un seigneur, il est doncques honneste de le faire pour l'amour et pour le bien de son païs? au demourant cercher et ambrasser amitiez pareilles, à conditions justes et egales. Mais aussi en rendant sa ville et son païs obeissant aux grands, il se faut bien garder que nous ne l'assubjections encore d'avantage qu'il ne l'est, ne qu'estant attaché par la jambe nous ne le lions encore par le col: comme font aucuns, qui rapportant toutes choses, autant petites que grandes, à ces seigneurs, rendent leur servitude reprochable, ou pour mieux dire, ils ostent à leur païs toute forme de gouvernement, en le rendant ainsi timide, et luy ostant tout pouvoir. Car ainsi comme ceux qui se sont accoustumez à ne disner, ne souper, ny s'estuver jamais sans le medecin, n'usent pas de leur santé, autant que la nature leur permet: aussi ceux qui à tout decret, à toute resolution de conseil, à toute grace, voire à toute administration publique de leur ville, veulent adjouster le consentement, jugement et gré des seigneurs, ils contraignent lesdits seigneurs d'estre plus maistres qu'ils ne veulent eux-mesmes: dequoy sont ordinairement cause l'avarice, et la jalousie et l'@emulation des premiers et principaux citoyens des villes, par ce que voulans quelquefois oppresser ceux qui sont moindres qu'eux, ils les contraignent d'abandonner leurs villes, ou bien aiants quelques differents avec leurs egaulx concitoyens, et ne voulans pas avoir du pire en la ville, ils ont recours aux seigneurs superieurs, par où ils sont cause de faire perdre au Senat, au peuple, aux juges et officiers de leur ville, tout ce peu d'authorité et de puissance qui leur estoit demouré: là où il faut en entretenant ceux des bourgeois qui sont hommes privez par egalité, et ceux qui sont puissans par leur ceder reciproquement, contenir les affaires au dedans de la ville, et les y resouldre et terminer, guerissans tels inconveniens, comme maladies secrettes des choses publiques, avec une medecine civile, aimans mieux quant à soy estre vaincu entre ses citoyens, que vaincre dehors, en faisant tort à son païs, et estant cause de violer ses droicts et privileges: et quant aux autres les priant, et leur remonstrant particulierement à un chascun, de combien de maux est cause l'obstination, que maintenant pour n'avoir voulu à leur tour s'accommoder en leurs maisons, à leurs concitoyens, qui seront bien souvent d'une mesme lignee, à leurs voisins et compagnons en charges et offices, avec honneur et bonne grace, ils vont deceler les secrettes dissensions et debats de leur ville, aux portes des advocats, et és mains des pratticiens de Rome, avec non moins <p 172r>de honte, de dommage et de perte. Les medecins ont bien accoustumé de tourner et tirer au dehors à la superfice du corps les maladies qu'ils ne peuvent pas du tout oster du dedans: mais au contraire, l'homme de gouvernement, s'il ne peult contregarder sa ville totalement paisible, qu'il n'y survienne tousjours quelques troubles, à tout le moins s'efforcera il de contenir au dedans d'icelle, ce que s'y remue, et qui y esmeut la sedition, et en le tenant caché taschera de le guarir et y remedier, à celle fin que s'il est possible, il n'ait besoing de medecin, ny de medecines extérieures: car l'intention de l'homme d'estat et de gouvernement doit bien estre de proceder en ses affaires seurement, et de fuir les violents et furieux mouvements de vaine gloire, comme nous avons desja dit, mais neantmoins son intention et sa resolution,
  Qu'il ait au coeur une ferme asseurance,
  Sans vaciller, et virile constance,
  Comme les preux guerriers, qui hazarder
  Leurs vies vont pour leur païs garder:
et non seulement contre des hommes ennemis, mais aussi contre des affaires perilleux, et des temps dangereux, ausquels il faut resister et faire teste: car il ne faut pas qu'il soit cause de mouvoir les tourmentes, mais aussi ne faut-il pas qu'il abandonne son païs au besoing, quand il les sent venir: ne qu'il poulse sa ville en apparent danger, mais aussi quand elle y est une fois esbranlee, et qu'elle flotte en danger, c'est à luy à la secourir en jettant la derniere ancre sacree de soy-mesme, qui est la hardiesse de franchement parler, quand il est question de si grande chose que du salut de son païs: comme furent les affaires qui arriverent aux Pergameniens du temps de Neron, et nagueres aux Rhodiens du temps de Domitian, et au paravant aux Thessaliens du temps d'Auguste, pour avoir bruslé tout vif Petr@eus. En telles occurrences vous ne verrez point que l'homme de gouvernement, s'il est digne d'un tel nom, face du restif, ne qu'il tire le pied arriere de peur, ou qu'il accuse les autres, et qu'il se tire luy-mesme hors de la meslee du danger, ains le verrez aller en ambassade, s'embarquer sur mer, parler le premier, disant non seulement,
  Nous avons fait, Apollo, l'homicide,
  Fay que la peste hors nostre pays vuide:
mais encore qu'il ne soit point coulpable du peché de la commune, si se mettra-il en danger pour eux: car c'est chose tres- honneste, et outre l'honnesteté du faict en soy, il est advenu plusieurs fois, que la vertu et grandeur de courage d'un tel homme a tant esté estimee, qu'elle a effacé le courroux qui estoit émeu contre toute une commune, et a dissipé toute l'aigreur et la fureur d'une menasse, ainsi qu'il advint à un Roy de Perse à l'endroit de Bulis et de Sperchis gentils-hommes Spartiates, et comme feit aussi Pompeius envers Sthenon son hoste: car aiant proposé de punir aigrement les Mamertins de ce qu'ils s'estoient rebellez contre luy, Sthenon luy dit, qu'il ne feroit pas bien ne justement s'il faisoit mourir plusieurs innocents au lieu d'un seul qui estoit coulpable, pour ce que c'estoit luy seul qui avoit fait rebeller toute la ville, y aiant induit ses amis par amour, et ses ennemis par force. Ces paroles toucherent tellement au coeur de Pompeius, qu'il pardonna à la ville, et se porta humainement envers Sthenon. Et l'hoste de Sylla aiant usé de semblable vertu, mais non pas envers un semblable seigneur et capitaine, mourut genereusement: car Sylla aiant pris la ville de Pr@eneste, condamna tous les habitans à mourir, excepté son hoste, auquel il pardonna pour l'anciene alliance d'hospitalité qu'il avoit avec luy: mais son hoste luy respondit, qu'il ne vouloit point estre tenu de sa vie au meurtrier de son pays, et se jetta parmy la troupe de ses citoyens que lon massacroit, où il fut meurtry quant et eux. Or faut-il bien prier aux Dieux qu'ils nous gardent de tomber en si calamiteux temps, et en esperer de meilleurs: mais au reste il faut estimer tout magistrat public, <p 172v>et celuy qui l'exerce, chose grande et sacree: à l'occasion dequoy il le faut sur tout honorer, et l'honneur qu'on doit au magistrat, est de s'accorder avec luy, et aimer ceux qui sont constituez pour l'exercer: cest honneur-là est beaucoup plus digne que ne sont pas les couronnes qu'ils portent sur leurs testes, ny leurs grands manteaux de pourpre. Mais ceux qui prennent le commancement de leur amitié pour avoir esté ensemble à la guerre, ou avoir passé les ans de leur adolescence ensemble: et au contraire prennent pour commancement de leur inimitié d'estre capitaines ensemble, et avoir quelque charge de la Chose publique ensemble, ils ne sçauroient eviter que ce ne soit pour l'une de ces trois mauvaises causes, ou que estimans leurs compagnons semblables à eux, ils commancement les premiers à les embrouiller de dissension: ou les estimans plus grands, ils leur portent envie: ou plus petits, et ils les mesprisent: là où il faut courtiser les plus grands, honorer les egaulx, et avancer les petits, et les aimer et ambrasser tous, comme aians avec eux une amitié engendree, non pour avoir mangé à une mesme table, ou disné à un mesme festin, ains par une obligation commune et publique, comme si c'estoit une benevolence paternelle, contractee pour l'affection commune envers la patrie. C'est pourquoy Scipion fut mal-estimé à Rome, de ce qu'en dediant le temple d'Hercules, aiant convié tous ses amis au bancquet, il n'y feit point semondre son compagnon au magistrat Mummius: car encore qu'ils se sentissent d'ailleurs n'estre pas amis, si est-ce qu'en telles occasions il se devoient honorer et caresser l'un l'autre, à raison de leur commun magistrat. Si doncques Scipion, personnage au demourant grand et admirable, a encouru reputation d'estre fier et presumptueux, pour avoir oublié et omis une si petite demonstration d'humanité, comment est-ce que celuy qui s'efforcera de diminuer la dignité de son compagnon, ou qui taschera à luy faire recevoir une honte, mesmement en chose où il va de l'honneur, ou qui par une arrogance voudra tout faire, et s'attribuer tout à luy seul, comment le pourra lon estimer homme modeste et raisonnable? Il me souvient qu'estant encore bien jeune, je fus envoyé, avec un autre, en ambassade devers le Proconsul, et ce mien compagnon estant ne sçay pourquoy demouré derriere, j'y allay seul, et feis ce que nous avions commission de faire: à mon retour, ainsi que je voulu rendre compte en public, et faire le rapport de ma charge, mon pere se levant seul, me defendit de dire, Je suis allé, mais nous sommes allez: ny, j'ay parlé, mais nous avons parlé: et faire mon recit en associant tousjours mon compagnon à ce que j'avois fait: cela est non seulement gracieux et humain, mais qui plus est, il oste de la gloire ce qui offense, l'envie. C'est pourquoy les grands capitaines attribuent et ascrivent leurs beaux faicts à la fortune, et à leur bon ange, comme feit Timoleon, celuy qui ruïna les tyrannies establies en la Sicile, lequel fonda un temple à la bonne fortune. Et Python estant hautement loué et prisé à Athenes, pour avoir occis de sa main le Roy Cottys: «C'est Dieu, dit-il, qui pour le faire s'est voulu servir de ma main.» Et Theopompus Roy des Laced@emoniens, à un qui luy disoit, que Sparte demouroit sur ses pieds, pourautant que les Roys y sçavoient bien commander: «Mais plus tost, dit- il, pource que le peuple y sçait bien obeïr.» Ces deux choses là se font par le moyen l'une de l'autre: mais il y en a la plus part qui disent et estiment, que la meilleure partie de la science civile de gouverner, est, sçavoir rendre les hommes idoines à estre bien commandez: car en chasque ville il y a tousjours trop plus grand nombre de ceux qui sont commandez, que de ceux qui commandent, et chascun en chascune commande à son tour, pour un peu de temps, au moins en un gouvernement populaire, et est puis apres commandé tout le reste de sa vie, de maniere que c'est un treshonneste, et tres-utile apprentissage, que d'apprendre à obeïr à ceux qui ont authorité de commander, encore qu'ils soient de moindre estoffe, et de moindre credit que nous. Car il n'y auroit point de propos qu'un excellent et premier <p 173r>joueur de Trag@edies, comme seroit un Theodorus, ou un Polus, marche bien souvent apres quelque mercenaire qui n'aura trois mots à dire, et qu'il parle en toute humilité et reverence à ce mercenaire, pource qu'il a le bandeau royal du diadesme à l'entour de la teste, et le sceptre en la main: et qu'en action veritable et non feinte, un riche et puissant homme contemne et mesprise celuy qui sera en magistrat, d'autant qu'il sera homme simple et de petit estat, oultrageant et ravallant la dignité publique, pour cuider faire paroistre la sienne privee, là où il devroit plus tost adjouster de son credit, et de sa puissance à celle du magistrat. Comme en la ville de Sparte, les Roys se levoient de leurs chaires au devant des Ephores, et de tous les autres citoyens, celuy qui estoit mandé par eux n'y venoit pas le pas, ains courant à grand' haste, pour monstrer à leurs citoyens comme ils estoient bien obeïssans, se glorifians de ce qu'ils honoroient leurs magistrats, non pas comme quelques sots glorieux, de mauvaise grace, et de pervers jugement, qui pour monstrer qu'ils ont grande authorité, feront quelque honte aux juges et directeurs des combats, ou diront injure aux entrepreneurs qui font jouër les Trag@edies et Com@edies és festes Bacchanales, ou se mocqueront des capitaines, ou de ceux qui president aux jeux et exercices de la jeunesse, n'entendans pas que l'honorer bien souvent est plus honorable, que non pas l'estre honoré: car à un homme d'honneur qui a grande suitte et grande authorité en une ville, ce luy est un ornement plus grand d'accompagner et costoyer le magistrat, que si le magistrat le convoyoit et l'accompagnoit: et pour mieux dire, cela cause un desplaisir, et une envie aux coeurs de ceux qui le voyent, et cecy apporte une vraye gloire, qui procede de benevolence, quand on le voit quelquefois à l'huis d'un magistrat, quand il le saluë le premier, et quand il luy donne le lieu du milieu en se promenant, il adjouste cest ornement à la dignité de la ville, et ne diminue rien de la sienne: aussi est-ce chose, qui attrait grandement la grace du peuple, que d'endurer patiemment une injure ou une cholere de celuy qui commande, y repliquant ce que dit Diomedes en Homere,
  Il m'en viendra cy apres grande gloire:
ou le dire de Demosthenes, que maintenant il n'est pas seulement Demosthenes, mais il est legislateur, il est president des jeux sacrez, il a une couronne sur la teste: et pourtant il en faut remettre la vengeance à un autre temps: car ou nous luy courrons sus, apres qu'il sera deposé de son magistrat, ou nous gaignerons cela à differer, que nostre cholere en sera passee. Bien faut-il tousjours faire à l'envy des magistrats en diligence, soing et provoyance du bien public, s'ils sont personnes de bonne sorte, en leur allant declarer et exposer ce qui se presentera bon à faire, en leur baillant à executer ce que nous aurons meurement deliberé, et leur donnant moyen de se faire honorer, en profitant par mesme conseil à la Chose publique: mais si ce sont personnes, qui ou par crainte et faute de coeur, ou par malignité, restivent à entendre à ce que nous leur mettrons en avant, alors il fault que nous mesmes allions le declarer publiquement au peuple, non pas negliger, dissimuler, ou passer soubs connivence aucune chose qui appartienne au bien public, soubs couleur de dire, qu'il n'appartient à autre qu'au magistrat, d'estre curieux, ny de s'entremettre du maniement des affaires: car la loy generale donne tousjours le premier lieu du gouvernement à celuy qui fait ce qui est juste, et qui cognoist ce qui est profitable, comme lon peut comprendre par l'exemple de Xenophon: lequel escrit de soy-mesme, «Il y avoit en l'armee un appellé Xenophon, qui n'estoit ne capitaine, ny lieutenant, mais qui pour entendre ce qu'il falloit faire, et l'oser entreprendre, se meit à commander, si bien, qu'il fut cause de sauver les Grecs.» Et le plus glorieux faict d'armes que feit jamais Philopoemen, fut, que quand il eut nouvelle comme le Roy Agis avoit surpris la ville de Messene, et que le capitaine general des Ach@eiens ne la vouloit pas aller <p 173v>secourir, ains restivoit de peur, luy avec une trouppe des plus gaillards et plus deliberez y alla, sans aucun mandement public, et osta la ville d'entre les mains d'Agis: non pas qu'il faille pour choses legeres et vulgaires attenter rien de nouveau, ains seulement pour choses necessaires, comme feit lors Philopoemen: ou belles et honnestes, comme Epaminondas, lequel estendit et allongea le temps de son magistrat de Boeotarche, quatre mois plus qu'il n'estoit permis par la loy du païs, durant lesquels il entra en armes dedans le païs de la Laconie, et feit rebastir et repeupler Messene, à fin que si d'adventure il en advenoit puis apres quelque plainte ou accusation, nous aions pour response à l'accusation l'excuse de la necessité, ou pour reconfort du peril auquel nous nous serons exposez, la grandeur et beauté de la chose entreprise. On recite et remarque une sentence de Jason, celuy qui jadis fut tyran de la Thessalie, laquelle il disoit et repetoit souvent, toutes et quantes fois qu'il forceoit ou outrageoit quelques uns des particuliers habitans du païs, «Qu'il est force de faire injustice en petites choses, qui veut venir à chef de faire justice és grandes: et qu'il est necessaire de faire tort en destail, qui veut faire droict en gros:» mais quant à ceste sentence-là, il est aisé à veoir de prime face, que c'est une instruction propre pour un qui se veut faire seigneur et usurper la tyrannie. Ceste regle est bien plus civile, «Qu'il fault laisser aller plusieurs choses legeres pour gratifier au peuple, à fin de pouvoir en choses grandes luy resister et le garder de faillir:» car celuy qui veut estre en toutes choses regardant de trop pres, et trop vehement, sans jamais rien ceder ny lascher, ains est tousjours aspre et inexorable, il accoustume le peuple à estriver opiniastrement, et se courroucer contre luy,
  Mais un peu la scote lente
  Contre l'onde violente
  Sçavoir à propos lascher,
partie en se relaschant un peu soymesme, et se jouant gracieusement avec eux, comme à faire sacrifices, à veoir les jeux des combats, à assister aux Theatres, partie en ne faisant pas semblant de les veoir ny ouïr, comme nous faisons aux fautes des petits enfans en la maison, à fin que l'authorité de les reprendre et de parler franchement à eux, comme la force d'une drogue non sus-annee ny passee, ains estant en sa vertu et vigueur, ait plus d'efficace et plus de foy pour les toucher et assener au vif, quand il sera question de choses de grande consequence. Alexandre aiant entendu que sa soeur avoit eu accointance d'un beau jeune gentilhomme, il ne s'en courroucea point autrement, ains dit qu'il luy falloit aussi bien à elle permettre de se sentir et jouïr un peu de la royauté: ne faisant pas en cela sagement, de luy conceder cela qui faisoit honte à sa grandeur: car il ne faut pas estimer jeu ne plaisir ce qui est la ruine ou le deshonneur d'un estat. Et pourtant le sage homme de gouvernement ne permettra point, tant qu'il luy sera possible, que le peuple face une injure aux particuliers habitans, comme seroit en confisquant leur bien, en leur laissant departir entre eux les deniers communs, ains y resistera de tout son pouvoir en les preschant, menassant et intimidant, il combattra contre tous tels appetits desordonnez d'une commune: à l'opposite de ce que feit Cleon à Athenes, qui nourrissant et augmentant tels fols desirs du peuple, fut cause de faire naistre en la ville plusieurs frelons et mousches guespes, comme dit Platon, qui veulent vivre sans rien faire que poindre et picquer tantost cestuy-cy, et tantost celuy-là. Mais si le peuple d'adventure prend une feste solennelle du païs, ou bien l'honneur de quelque Dieu pour occasion de faire quelques jeux, ou quelque donnee legere, ou quelque gracieuseté honneste ou magnificence publique, il est raisonnable, que leur permettant telles choses on les laisse jouïr aucunement et de leur liberté et de leur opulence: car au gouvernement de Pericles et de Demetrius Phalereus, il y a plusieurs exemples de choses semblables. Cimon mesme embellit <p 174r>la place d'Athenes de plusieurs belles allees de platains, qu'il y feit planter à la ligne: et Caton voyant au temps de la conjuration de Catilina, que le menu peuple de Rome estoit tout esmeu par les menees de Jule C@esar, et qu'il ne falloit gueres de chose pour faire changer tout l'estat, il persuada au senat d'ordonner, qu'il se feroit quelque petit donnee et distribution de deniers aux pauvres citoyens: et cela fait à propos appaisa tout le tumulte, et reprima la sedition et soublevation qui estoit toute preste à se faire. Tout ainsi que le sage et discret medecin, apres qu'il a tiré à son patient beaucoup de sang corrompu, luy donne un peu de bonne nourriture: aussi l'advisé gouverneur d'estat populaire, apres avoir osté à la commune quelque grande chose, qui estoit pour leur apporter honte et dommage: au contraire, par quelque legere grace et doulceur qu'il leur concede, il les reconforte et engarde de se fascher et de se plaindre. Et n'est pas mauvais quelque fois pour les destourner d'une folie à quoy ils ont affection sans propos, de les ramenera à autres choses qui sont utiles, ainsi que feit Demades, lors qu'il avoit la superintendance des finances, et de tout le revenu de la Chose publique, estant le peuple d'Athenes en volonté d'envoyer des galeres au secours de ceux qui s'estoient rebellez contre Alexandre le grand, et luy commandant de fournir argent pour cest effect: il leur dit, Vous avez bien de l'argent tout prest, car j'en avoir fait provision pour vous distribuer à ceste feste des Bacchanales, si que chascun de vous eust peu avoir environ demy mar d'argent, qui eust esté environ cinq escus pour teste: si vous aimez mieux que ces deniers soient employez à cest usage, je m'en rapporte à vous, usez ou abusez-en, comme de chose vostre: par ceste ruze les aians destournez de vouloir plus armer la flotte de vaisseaux qu'ils vouloient envoyer, de peur de perdre la distribution qu'il leur promettoit, il les engarda d'offenser griefvement Alexandre. Il y a beaucoup de telles volontez dommageables et dangereuses, qu'il seroit impossible de rompre de droit fil, mais il y faut user de destour et de torse, comme feit un jour Phocion, quand les Atheniens vouloient à toute force qu'il allast hors de temps et de saison dedans le païs de Boeotie: car il feit incontinent crier à son de trompe, que tous citoyens, depuis l'aage de l'adolescence jusques à soixante ans, eussent à le suivre avec leurs armes: à raison duquel cry s'estant elevé un grand bruit des vieillards, qui se mutinoient de ce qu'on les faisoit aller à la guerre en tel aage: «Quel mal y a-il, leur dit-il, J'ay bien quatre vingts ans, et seray avec vous comme vostre capitaine.» Par tels moyens on pourra rompre beaucoup d'ambassades importunes, en y commettant ceux que lon verra les plus mal-dispos à faire voyages, plusieurs entreprises de grands bastiments inutiles, en commandant de contribuer doncques argent, et plusieurs procés incivils, en leur disant, qu'ils aillent doncques eux mesmes à la court pour les solliciter: à quoy faire il y faut attirer et associer les premiers ceux qui mettent telles choses en avant, et qui incitent le peuple à les vouloir: car s'ils reculent, il semblera qu'ils rompent eux mesmes ce qu'ils auront proposé, et s'ils l'acceptent, ils porteront partie de la fascherie, et de la peine qu'il y aura. Mais là où il sera question de quelque affaire de grande consequence et de grande utilité pour le public, où il faudra grandement travailler et chaudement s'y employer, alors regarde à choisir de tes amis ceux qui auront le plus d'authorité, et mesmement entre les autres, ceux qui seront de plus doulce nature: car ceux-là te resisteront le moins, et te secoureront le plus, aians le sens bon, et point de jalousie ny d'opiniastreté: toutefois en cela faut-il encore que chascun cognoisse bien sa nature, et qu'entendant ce à quoy il est moins apte, il eslise pour adjoincts plus tost ceux qu'il sentira valoir en ce qui est requis pour ce qui se presente, que ceux qui luy seront plus semblables: comme Diomedes estant deputé pour aller recognoistre le camp des ennemis, choisit pour son compagnon le plus advisé, et laissa les plus vaillans: par ce moyen les actions en seront mieux contrepesees, et ne s'engendrera pas si facilement <p 174v>la jalousie et l'@emulation entre ceux qui desirent faire cognoistre leur valeur en vertus differentes. Si doncques tu as une cause à plaider, ou une ambassade à faire, choisy pour ton adjoinct quelque homme bien eloquent, si tu te sens mal-idoine à bien parler, ainsi comme Pelopidas choisit Epaminondas: Si tu te sens mal-propre à caresser une commune, et avoir le coeur en trop bon lieu pour t'abaisser à faire la court, comme estoit Callicratidas capitaine Laced@emonien, choisis en un qui ait grace à entretenir les gens, et qui soit bon courtisan. Si tu as le corps foible, et mal-dispos pour porter beaucoup de peine, eslis en un qui soit plus robuste, et qui aime à travailler, comme Nicias choisit Lamachus. C'est ainsi que Geryon estoit esmerveillable, que aiant plusieurs jambes, plusieurs bras, et plusieurs yeux, le tout estoit regy et gouverné par une seule ame: mais les sages hommes de gouvernement s'ils s'entre-entendent, peuvent bien conferer ensemble, non seulement leurs corps et leurs biens, mais aussi leurs fortunes, leurs credits, et leurs vertus en un mesme affaire: de sorte qu'ils viendront tousjours mieux à bout de quelque execution qu'ils entreprennent à faire, que ne fera un autre qui qu'il soit. Non pas comme les Argonautes, qui, apres avoir delaissé Hercules, furent contraincts d'avoir recours aux sorcelleries et enchantements d'une femme pour se sauver, et desrober la toyson d'or. Or y a-il des temples, ausquels ceux qui entrent, laissent l'or dehors, s'ils en ont sur eulx: et quant au fer, on n'en porte presque, en maniere de dire, dedans pas un: et d'autant que la tribune aux harangues, et le siege presidial est un temple commun à Jupiter conseiller et garde des villes, et à justice et equité, avant que d'y mettre le pied, dés à present despouille ton ame de toute avarice, de toute convoitise d'avoir, comme si c'estoit du fer, ou bien une maladie pleine de rouille, et la rejette en la balle des marchands, des revendeurs, banquiers et usuriers, et t'en esloigne le plus arriere que tu pourras, estimant que celuy qui s'enrichit du maniement des affaires publiques, est un sacrilege qui desroberoit jusques sur le maistre autel, jusques dedans les sepultures des morts, dedans les coffres de ses amis, s'enrichiroit de trahison et de faulx tesmoignage: qu'il est conseiller infidele, juge parjure, magistrat concussionnaire, brief contaminé de toutes les meschancetez que l'homme peut commettre: et pour ceste cause n'est- il ja besoing de plus amplement en parler. Au demourant l'ambition, encore qu'elle soit de plus belle apparence que l'avarice, apporte neantmoins des pestes non moins dangereuses ne moins pernicieuses qu'elle, au gouvernement de la Chose publique: car elle est ordinairement accompagnee d'audace et de temerité, d'autant qu'elle ne s'engendre point és natures basses, ny foibles ou paresseuses, mais principalement és fortes, actives, et vigoureuses: et la vogue des peuples qui l'enléve et la poulse bien souvent par louange qu'on leur donne, rend son impetuosité bien mal-aisee à retenir, à manier et regir. Comme doncques Platon escrit qu'il faut accoustumer les jeunes garçons dés leur enfance à ouir dire, qu'il ne leur est pas loisible, ny de porter de l'or à l'entour de leur corps pour ornement, ny mesme en avoir et posseder, pour ce qu'ils en ont un autre propre interieur meslé avec leur ame: voulant donner à entendre soubs paroles couvertes, à mon advis, la vertu derivee de leurs ancestres, par la descente et continuation de leur race: ainsi pouvons nous reconforter et addoucir la cupidité de l'ambition, en remonstrant aux esprits ambitieux, qu'ils ont en eux de l'or qui ne se peut ternir, gaster ne contaminer par l'envie, ne par Momus mesme le repreneur des Dieux, qui est l'honneur lequel ira tousjours croissant et augmentant, tant plus on discourra, considerera et rememorera les chosses par eux faittes et accomplies au gouvernement de la Chose publique: et pourtant qu'ils n'auront pas besoing de ces autres honneurs qui se moulent, qui se taillent, ou qui se paignent, ne qui se fondent en bronze, attendu que bien souvent, ce que plus on y prise, appartient à autre qu'à eux. Car la statue que feit Polycletus du <p 175r>Trompette, et celle du Hallebardier sont louees, pour le regard de celuy qui les a faittes, non pour le regard de ceux en faveur de qui elles furent faittes. Et Caton lors que la ville de Rome commanceoit desja à se remplir toute d'images et de statuës, ne voulut pas permettre qu'on en feist aucune pour luy, disant, qu'il aimoit mieux que lon demandast pourquoy on ne luy en avoit point fait, que pourquoy on luy en avoit fait: car ces choses-là apportent envie, et si pensent les peuples estre redevables à ceux, à qui ils n'ont point baillé de telles fumees, et au contraire, ceux qui les ont receuës, leur sont ennuyeux et fascheux, comme ayans recerché d'avoir les affaires de la ville en main, à fin d'en recevoir un tel salaire. Ainsi donc comme celuy qui auroit navigué sans peril tout le long du gouffre de Syrtis, et puis se seroit venu perdre et noyer à l'entree du port, n'auroit pas fait rien de grand, ny de fort recommendable: aussi celuy qui se seroit sauvé du thresor, et auroit eschappé les fermes publiques, c'est à dire qui n'auroit point souillé ses mains du larrecin des deniers communs, ny de mauvaise intelligence avec les fermiers des impositions et gabelles publiques, et puis se seroit laissé prendre à la cupidité de vouloir presider au palais, et d'estre le premier au conseil de la ville: celuy-là auroit bien donné contre une plus haulte roche, mais il seroit allé à fond, et se seroit noyé aussi bien que les autres: ainsi seroit-ce de beaucoup le meilleur, n'appeter ny convoiter point ces honneurs-là, ains les fuir et refuser du tout. Toutefois si d'aventure il est malaisé de rebouter de tout poinct une grace et une demonstration d'amitié que le peuple a quelquefois envie de faire à ceux qui combattent en ce champ de gouvernement, non à un jeu de pris d'argent, ny de riches presents, ains à un jeu veritablement sainct et sacré, et digne d'estre couronné, il suffise de se contenter de quelque honorable inscription, ou de quelque tableau, ou quelque decret publique, quelque rameau de laurier ou d'olive, comme Epimenides en eut un de l'olive sacree du chasteau d'Athenes, pour avoir nettoyé et purifié la ville: et Anaxagoras, refusant tous autres honneurs qu'on luy vouloit decerner, demanda seulement que le jour qu'il mourroit, les enfants eussent congé de jouër, et n'allassent point à l'eschole pour ce jour-là: et aux sept gentils-hommes Persiens, qui tuerent les Mages tyrans, on leur donna privilege de porter le chappeau poinctu Persien, penchant sur le devant de la teste, à eulx et à ceulx qui descendroient d'eux: car c'estoit le signal qu'ils avoient pris entre eulx, quand ils allerent pour executer leur entreprise. Aussi eut de la civilité et modestie grande, l'honneur qu lon feit à Pittacus: car comme ses citoyens luy eussent permis et commandé de prendre de la terre qu'il avoit conquise sur les ennemis, autant comme il en voudroit pour luy, il en prit seulement autant que contenoit le jet de son javelot qu'il lancea: et le Romain Cocles eut autant de terre comme il en peut labourer en un jour, estant boitteux: car il ne fault pas qu'un honneur civil soit salaire d'un acte vertueux fait pour le public, ains marque pour la souvenance seulement, à fin que la memoire en demeure plus longuement, comme ont fait ceux que nous avons recitez. Là où les trois cents statuës de Demetrius le Phalerien n'engendrerent jamais rouille, ny crasse et ordure, ains furent toutes de son vivant mesmes abbatuës, et celles de Demades furent fonduës, et en feit on des vrinaux, et bassins à selles percees, et plusieurs autres tels honneurs ont esté de mesme effacez, aians despleu et fasché au monde, non seulement pour la mauvaistié de ceux qui les recevoient, mais aussi pour la grandeur de ce qu'on leur donnoit: et pourtant la plus honneste et plus seure garde de l'honneur pour le faire longuement durer, c'est la sobrieté et simplicité, pour ce que les honneurs excessifs et desmesurez en grandeur, sont ne plus ne moins que les statuës mal-contrepesees et mal-proportionnees, lesquelles se ruïnent et tombent par terre d'elles mesmes: J'appelle maintenant honneurs ces choses exterieures, comme fait le vulgaire, entant <p 175v>qu'il est loisible, comme dit Empedocles: toutefois j'afferme aussi bien que les autres, que le sage homme d'estat et de gouvernement ne doit point mespriser le vray honneur, qui gist en la benevolence et bonne affection de ceux qui ont souvenance des services et biens qu'ils ont receus: ny ne doit point contemner la gloire, fuyant le plaire à ses prochains, ainsi que vouloit Democritus: car ny les escuyers ne doivent pas rejetter les caresses de leurs chevaux, ny les veneurs les festes de leurs chiens, ains les doivent plus tost cercher, pour ce que c'est chose utile et plaisante de pouvoir imprimer à tels animaux, qui nous sont familiers, et vivent avec nous, une telle affection en nostre endroit, comme le chien de Lysimachus monstra envers son maistre, et que le poëte Homere recite des chevaux d'Achilles envers Patroclus. Et quant à moy j'estime, qu'il en prendroit mieulx aux abeilles, si elles vouloient caresser, et laisser amiablement approcher d'elles, ceux qui les nourissent, et qui les traittent et ont soing d'elles, plus tost que de les picquer, et de s'aigrir si asprement contre eulx: mais maintenant les hommes aussi les chastient avec de la fumee, et domtent les chevaux farouches avec des mors de bride, et les chiens subjects à s'enfuir, ils les attachent à des billots de bois: là où il n'y a rien qui rende l'homme libre volontairement obeïssant, et se soubmettant à un autre homme, que la fiance qu'il a en luy pour l'amour qu'il luy porte, et l'opinion qu'il a conceuë de sa bonté et de sa justice. C'est pourquoy Demosthenes dit bien, que les citez libres n'ont point de meilleur moyen pour se garder et preserver des tyrans, que de se deffier d'eux: car celle partie de l'ame qui croit et qui se fie, est celle qui est la plus aisee à prendre. Tout ainsi donc comme le don de prophetie qu'avoit Cassandra, ne servoit de rien à ses citoyens, d'autant qu'ils ne luy croyoient point,
  Dieu n'a voulu que ma voix prophetique
  Portast effect à la Chose publique:
  Car quand ils ont receu quelque meschef,
  Tant que le mal leur poise sur le chef,
  Je suis par eux alors sage appellee,
  Mais au surplus folle et escervellee:
ainsi la foy et bienveuillance des citoyens d'Archytas et de Battus envers eux apporterent de grands profits aux uns et aux autres qui se voulurent servir d'eux, et suivre leur conseil, pour la bonne opinion qu'ils en eurent: aussi est-ce le premier et principal bien qui soit en la reputation des hommes de gouvernement, la foy et confiance que lon a en eux, laquelle leur ouvre la porte à faire toutes bonnes actions: le second bien est l'amitié et bienveuillance du peuple, qui est aux bons un bouclier et un rempar grand à l'encontre des envieux et des meschants,
  Comme la mere empesche que la mousche
  Son fils dormant de doux sommeil ne touche,
destournant l'envie qui peult sourdre à l'encontre d'eux: et quant au credit egalant celuy qui sera né de bas et petit lieu aux plus nobles, le pauvre aux riches, et le privé au magistrat: brief quand vertu et verité sont conjoinctes à ceste benevolence populaire, c'est comme un vent fort et gaillard en pouppe, qui les poulse à toute entremise de gouvernement. A l'opposite aussi peult-on voir quels effects produit la disposition contraire és coeurs du peuple, par tels exemples: car ceux d'Italie aians surpris la femme et les enfans du tyran Dionysius, apres les avoir forcez et violez honteusement les feirent mourir, et puis en aiant bruslé les corps, en jetterent les cendres dedans la mer. Au contraire, un Menander aiant regné doucement sur les Bactriens, et estant à la fin mort en la guerre, les villes de son obeïssance feirent bien ensemble, et par commun accord, les funerailles et obseques: mais quand ce vint à sçavoir où lon en logeroit les reliques, elles en vindrent en tresgrande contention les unes contre <p 176r>les autres, qu'elles pacifierent à la fin à grande peine, soubs condition que ses cendres seroient partagees egalement entre elles, et qu'en chascune y auroit une sepulture de luy. A l'apposite, ceux d'Agrigente, apres qu'ils furent delivrez du tyran Phalaris, feirent une ordonnance, que de là en avant il ne fust loisible à aucun de porter robbe de couleur bleuë, pour ce que les satellites de ce tyran avoient porté des hocquetons bleus: Et les Persiens, pour ce que Cyrus avoit le nez aquilin, jusques aujourd'huy aiment encore ceulx qui l'ont tel, et les estiment les plus beaux. C'est l'amour le plus sainct, et le plus puissant de tous, que celuy que les villes et peuples portent à quelqu'un de leurs citoyens pour sa vertu: les autres honneurs, ainsi nommez à faulses enseignes et demonstrations de bienvueillance, que les peuple donnent à ceux qui leur font bastir des Theatres, jouër des jeux, distribuer de l'argent, ou d'autres presens, ou de leur donner le passetemps de voir combattre des gladiateurs et escrimeurs à outrance, ressemblent proprement aux caresses et flatteries des putains, qui rient tousjours à celuy qui leur donne et qui leur fait plaisir, que est une reputation qui ne dure gueres, ains se passe en bien peu de temps. Celuy qui dit le premier, que le premier qui donna de l'argent au peuple, enseigna le vray moyen de ruïner l'estat populaire, entendit bien, qu'un peuple perd son authorité, quand il se rend subject à corruption: mais aussi fault-il bien que ceux qui le corrompent entendent, qu'ils se ruïnent et destruisent eux-mesmes, achettans leur reputation à si grands frais et si grands despens, et rendent la commune plus haultaine et plus arrogante, d'autant qu'elle presume qu'il est en sa puissance de donner ou oster une chose grande. Ce n'est pas à dire,que je veuille que l'homme d'estat, és despenses ordinaires et liberalitez accoustumees, se monstre chiche et mechanique, quand ses affaires luy en donneront le moyen, par ce qu'un peuple prend en plus grande haine le riche, qui ne luy communique pas de ses biens en telles occasions, que le pauvre qui desrobbe du public, pour ce qu'ils estiment que l'un procede de mespris et de contemnement, et l'autre de necessité. Parquoy je voudrois que telles largesses premierement se feissent gratuitement et pour neant, d'autant que faittes en ceste sorte, elles font admirer et obligent d'avantage ceux qui les reçoivent: et puis je voudrois que ce fust tousjours pour occasion belle, bonne et honneste, comme pour l'honneur de quelque Dieu: ce qui attire tousjours de plus en plus le peuple à devotion, pource que tout ensemble il s'imprime au coeur du peuple une vehemente opinion et apprehension, que la divinité et majesté des Dieux doit estre grande et venerable chose, quand ils voyent ceux qu'ils honorent, et qu'ils reputent grands personnages, si affectionnez à despendre liberalement pour les servir et honorer. Tout ainsi donc comme Platon defend aux jeunes qui apprennent la musique, l'harmonie Lydiene et la Phrygiene, d'autant que l'une excite en nostre ame toutes affections plaintives et lamentables, et l'autre augmente l'inclination à la volupté et lubricité: ainsi quant aux largesses et despenses publiques, chasse hors de ta ville tant que tu pourras celles qui provoquent les affections bestiales, barbares et sanglantes en nostre ame, ou les dissoluës et lubriques: ou si tu ne les peulx du tout chasser et oster, pour le moins fais devoir d'en contester tant que tu pourras contre le peuple qui te demandera de tels spectacles, et fais que le subject de ta despense soit tousjours honneste et pudique, et la fin et intention bonne et necessaire, ou pour le moins que le plaisir et joyeuseté qui y sera, soit sans insolence ny dommage. Mais si d'adventure tes biens sont mediocres, et que le centre et la circonference d'iceux ne contiene ny n'embrasse pas plus qu'il ne te fault necessairement, sçache que ce n'est ny lascheté, ny vileté et bassesse de coeur, de ceder ces ambitieuses despenses, et laisser faire ces liberalitez à ceux qui ont bien dequoy, en confessant franchement sa pauvreté, non pas en s'endebtant et prenant argent à usure, se faire regarder en pitié, et mocquer tout ensemble, en telles commissions: par ce <p 176v>que ceux qui le font, ne peuvent si secrettement faire, que lon ne pense bien qu'ils entreprennent plus qu'ils ne peuvent, et qu'ils sont contraincts de molester d'emprunts leurs amis, ou de flatter et courtiser des usuriers, tellement qu'ils n'acquierent ny honneur ny credit, ains plustost honte et mespris par telles despenses. Pourtant seroit il bon, que lon eust tousjours en telles choses Lamachus et Phocion devant les yeux: car Phocion un jour comme les Atheniens en un sacrifice luy criassent, qu'il leur donnast quelque argent pour faire les frais: «J'aurois honte, ce leur dit-il, de vous donner, et ce-pendant ne payer pas cestui- cy:» en leur monstrant Callicles l'usurier, duquel il avoit emprunté. Et Lamachus és comptes de sa charge, quand il avoit esté capitaine de l'armee d'Athenes en quelque voyage, il y mettoit tousjours en ligne de compte de la despense, pour une pair de pantoufles, et pour une robbe à son usage. Et les Thessaliens ordonnerent à Hermon qui refusoit d'estre leur capitaine general, par ce qu'il estoit pauvre, un poinson de vin par chasque mois, et un minot de bled de quatre en quatre jours: ainsi n'est-ce point honte de confesser sa pauvreté, et n'ont pas les pauvres moins de moyen d'acquerir credit et authorité au gouvernement des villes, que ceulx qui despendent beaucoup à faire des festins et des jeux publiques, pour acquerir la bonne grace de la commune, prouveu que par leur vertu ils ayent acquis foy et liberté de franchement parler au peuple. Pourtant se fault-il bien sagement maistriser et moderer en telles choses, et ne descendre pas à pied en campagne rase, pour combattre contre des gens à cheval, ny entrer en carriere pour faire jeux, ou sur un eschaffault, ny en salle de festin, estant pauvre, pour faire à l'enuy des riches, à qui se monstrera plus magnifique, ains fault essayer de manier le peuple par vertu, par gentillesse de coeur, bon entendement conjoinct avec une sage parole: en quoy il n'y a pas seulement une honnesteté venerable, mais aussi une grace attrayante et favorable,
  Plus que tout l'or de Croesus desirable:
car pour estre bon, il n'est pas necessaire d'estre fascheux ne presumptueux,
  Pour estre chaste et bien moriginé
  On n'est pourtant severe et rechigné,
  Ne par la ville on ne monstre une trongne
  Hydeuse à voir, tant elle se renfrongne:
au contraire l'homme de bien est premierement de facile accés, affable à tous, tenant sa maison ouverte, comme un port de refuge pour tous ceux qui se veulent servir de luy. Et puis il ne monstre pas sa debonnaireté soigneuse aux negoces et affaires de ceulx qui l'employent, mais aussi en ce qu'il se va resjouïr avec ceulx à qui il sera arrivé quelque bonne adventure, et condouloir aussi avec ceux ausquels il sera escheut quelque mesadventure, ne se rendant point moleste ny fascheux à personne par un grand nombre de vallets qu'il menera quant et soy aux estuves, ny à retenir places aux theatres quand on y jouëra des jeux, ny remarquable par aucuns signes exterieurs de delices et de sumptueuse superfluité: ains estant egal et semblable au commun des autres en habillements, en despense de table, en la nourriture de ses enfans, suitte, estat et vestements de sa femme: et brief se voulant comporter en toutes choses, comme un simple homme et simple citoyen, n'aiant rien plus d'apparence que l'un des autres, conseillant au reste chascun amiablement en son affaire, defendant leurs causes, comme un Advocat gratuitement sans prendre aucun salaire, reconciliant gracieusement le mary avec la femme, les amis les uns avec les autres, n'employant pas une petite partie du jour à la tribune aux harangues, ou au parquet de l'audience pour le public, et puis tout le reste de sa vie tirant à soy tous affaires et tous moyens de mesnager de tous costez pour son particulier profit, ainsi que lon dit que le vent de C@ecias attire à soy les nuës, ains aiant tousjours l'esprit tendu au soing <p 177>du public, en faisant par effect apparoit, que la vie d'un sage homme de gouvernement est une continuelle action et function publique, non pas une oysiveté, comme le vulgaire pense. Par ces façons et autres semblables il gaigne et attire à soy la commune, laquelle en fin vient à cognoistre que toutes les flatteries, attraicts et allechements des autres, ne sont que faulx appasts et amorses bastardes, aupres et à comparaison de la prudence, bonté et diligence de luy. Les flatteurs qui estoient alentour de Demetrius ne vouloient pas qu'il appellast les autres princes de son temps Roys, ains disoient qu'il falloit que lon nommast Seleucus, le capitaine des Elephans: Lysimachus, garde des tresors: Ptolomeus, general de la marine: Agathocles, gouverneur des Isles: mais le peuple encore que du commancement à l'adventure ils eussent rejetté le sage et prudent homme de gouvernement, toutefois à la fin apres qu'ils auront cogneu sa verité, sa preudhomme et bonté de son naturel, ils le reputeront seul populaire, seul gouverneur, et seul magistrat: et quant aux autres, ils en appelleront l'un le defrayeur, l'autre le festoyant, l'autre le president des jeux, et les tiendront pour tels seulement. Et puis tout ainsi que aux festins dont un Alcibiades ou un Callias faisoient la despense, il n'y avoit que Socrates qui parlast, et estoient les yeux de toux les conviez tournez sur luy seul: ainsi és villes saines et bien ordonnees Ismenias fait des largesses, Lichas donne à souper, Niceratus défraye les jeux: mais un Epaminondas, un Aristides, un Lysander, sont ceux qui tiennent les magistrats, qui gouvernent et qui commandent aux armees. Ce consideré il ne se faut point lascher de courage, ny s'estonner pour la reputation qu'acquierent envers une commune ceux qui lear bastissent des theatres, qui leur font des festins, et qui tiennent grandes maison, pource que c'est une gloire qui dure bien peu, et qui se dissoult et s'esvanouït en fumee quant et la fin de ces combats de gladiateurs, et avec les jeux de leurs theatres, n'aians en soy rien de venerable ny de grand. Or ceux qui font mestier de nourrir et gouverner des ruches d'abeilles disent, que les exaims qui resonnent le plus, et qui font plus grand bruit, sont les meilleurs, les plus fructueux, et les plus sains: mais celuy, à qui Dieu a donné la charge et le soing de l'exaim raisonnable et civil des hommes, jugera celuy heureux qui sera le plus doulx et le plus paisible, et approuvera bien les ordonnances et statuts de Solon en plusieurs autres choses, taschant à les ensuyvre et observer à son pouvoir: mais il doutera et s'esbahira à quoy il pensoit quand il escrivoit, que ceux qui en une sedition de ville ne se rengeroient à l'une ou à l'autre des parties, fussent notez d'infamie: car en un corps naturel malade, le commancement de mutation à recouvrement de santé ne luy vient pas des membres gastez ny des parties malades, mais quand la temperature des fortes, saines et entieres, est si puissante, qu'elle chasse ce qui est en tout le reste du corps contre la nature: aussi en un peuple tumultuant en sedition non dangereuse ny mortelle, ains qui soit pour se terminer et prendre fin, il fault qu'il y ait beaucoup de sain et entier, et qu'il y demeure, et se maintienne ensemble: car il flue et decoule des sages ce qui guarit et penetre à travers de ce qui est malade: mais les villes qui sont entierement troublees, et toutes sans dessus dessoubs, perissent de fond en comble, s'il ne leur survient de dehors quelque contraincte et quelque chastiement qui les face sages par force. Non pas que je veuille dire, qu'il faille, en sedition et dissension civile, demourer insensible et impassible, sans sentir aucune passion du mal public, en chantant son repos et sa tranquillité, et sa vie heureuse et paisible, ce-pendant que les autres se battront, en s'esjouïssant de la follie d'autruy: car c'est là principalement, où il fault chausser le brodequin de Theramenes qui servoit à l'un et à l'autre pied, et parler à toutes les deux parties sans se joindre ny aux uns ny aux autres: par ce moyen tu ne sembleras pas estre adversaire, en estant prest à offenser, ains commun à tous en aidant aux uns et aux autres, et ne t'apportera point d'envie ce que tu ne te sentiras point du malheur, si tu te monstres avoir <p 177v>compassion egalement de tous. Mais le meilleur est de procurer et prouveoir que jamais ils ne viennent à ouverte sedition, et doit-on estimer, que cela est la cyme et le poinct principal de toute la science civile de gouverner: car il est tout evident que c'est la cause des plus grands biens que les villes sçauroient desirer de la paix, de la liberté, de la fertilité, de multitude de peuple, et d'union et concorde: et quant à la paix pour le temps qui court aujourd'huy, les peuples n'ont pas grand besoing de sages gouverneurs pour la leur maintenir, pource que toutes guerres, et contre le Grecs et contre les Barbares, s'en sont fuïes arriere de nous: et quant à la liberté, les peuples en ont autant qu'il plaist aux princes et superieurs leur en departir: et le plus, à l'adventure, ne seroit pas le meilleur pour eulx: quant à la fertilité de la terre et abondance des fruicts, et la bonne disposition et temperature des saisons de l'annee,
  Que les enfans des ventres de leurs meres
  Sortent à temps semblables à leurs peres,
l'homme de bien priant pour le salut d'iceux enfans nouvellement nez, le demandera en ses prieres aux Dieux pour tous ses citoyens. Il reste donc à l'homme de gouvernement de tous les ouvrages proposez, celuy qui est un bien non moindre que pas un des autres, c'est de faire qu'il y ait tousjours amitié, union et concorde entre ses citoyens, et chasser hors de sa ville toutes dissensions, toutes querelles et toutes mal-veuillances, comme entre communs amis, en reconfortant premierement la partie qui semblera estre plus offensee, et monstrant de s'en sentir offensé aussi bien comme eux, et qu'il luy en fait aussi grand mal comme à eux: et puis petit à petit tascher à les adoucir, et à leur donner à entendre, que ceux qui flechissent et qui chalent la voile un petit, surmontent ordinairement ceux qui s'opiniastrent à vouloir gaigner à toute force, et surmontent non seulement en douceur et bonté de nature, mais aussi en grandeur de courage et en magnanimité: et qu'en pliant et cedant en quelques petites choses, ils gaignent en de tresbelles et tresgrandes: et puis apres en remonstrant en particulier à chascun, et en public à tous, et leur declarant la petitesse et foiblesse des affaires de la Grece, et qu'il est beaucoup plus expedient aux hommes de bon et sain jugement, jouïr du fruict et du bien qu'il y a en ceste imbecillité, en vivant en pais et en concorde les uns avec les autres, attendu que la fortune ne leur a laissé au milieu, aucun grand et digne pris à gaigner pour tous leurs efforts. Car quelle gloire, quelle authorité, ne quelle puissance demourera à ceux qui gaigneront et qui demoureront les maistres, que le Proconsul avec un simple mandement ne renverse et ne transporte en un autre toutes et quantes fois qu'il luy plaira, encore que quand elle demoureroit, elle ne meritast pas que lon en feist autrement grand cas. Mais comme le plus souvent les grands embrazements de feu ne commancent pas aux edifices saincts et sacrez ny publiques, ains sera par le moyen d'une lampe que lon aura laissé tomber sans y penser, en quelque pauvre et petite maison, ou bien quelque paille que lon bruslera, qui jettera soudain une grande flamme, dont il advient apres une grande et publique perte de plusieurs bastiments: aussi n'est-ce pas tousjours par les contentions et dissensions touchant les affaires publiques que les seditions des villes s'allument, ains bien souvent les querelles et riottes yssues de negoces particuliers, et procedees jusques au public, ont mis sans dessus dessoubs toute une ville. Au moyen dequoy il appartient à l'homme politique autant que nulle autre chose, d'y prouveoir et remedier, à fin que tels differents ou ne naissent point du tout, ou qu'ils soient bien tost assopis, et qu'ils ne croissent point, ou pour le moins qu'ils ne touchent point au public, ains demeurent entre ceux qui les auront émeus: en considerant luy-mesme et le donnant à entendre aux autres, que les privez debats sont à la fin cause des publiques, et les petits des grands, quand on les neglige, et que lon n'y use pas des remedes convenables dés le commancement. <p 178r>Comme lon tient, que le plus grand mouvement de sedition civile qui fut oncques en la ville de Delphes, advint par le moyen de Crates, duquel Orgilaus fils de Phalis estant pres à espouser la fille, il arriva par cas d'adventure que la couppe, de laquelle on devoit premierement faire les effusions de vin en l'honneur des Dieux, et boire puis apres l'un à l'autre par les ceremonies nuptiales, se rompit en deux pieces d'elle mesme: ce que ledit Orgilaus prenant à mauvais presage, abandonna l'espousee, et s'en alla sans rien achever avec son pere: Peu de jours apres, ainsi comme ils faisoient un sacrifice aux Dieux, Crates leur feit supposer quelque vase d'or, de ceux qui estoient sacrez et dediez au temple, et ainsi feit precipiter du haut en bas de la roche de Delphes, sans autre jugement ny forme de procés, comme sacrileges manifestes, Orgilaus et son frere: et depuis encore feit mourir aucuns de leurs parents et amis, bien qu'ils suppliassent qu'on les laissast jouïr de la franchise du temple de Minerve providente, dedans lequel ils s'en estoient fuïs: et s'estants commis plusieurs tels meurtres, les Delphiens à la fin feirent mourir ce Crates, et ceux qui avec luy avoient émeu la sedition, puis de l'argent procedé de la confiscation des excommuniez, ainsi qu'on les appelle, ils feirent bastir les temples qui sont au bas de la ville. Et à Syracuse de deux jeunes hommes qui avoient grande familiarité ensemble, l'un s'en allant hors du païs laissa en garde à l'autre une sienne concubine jusques à ce qu'il fust de retour: l'autre en l'absence de son amy la corrompit, et son compagnon à son retour l'aiant sçeu, feit tant qu'il desbaucha et adultera la femme de l'autre: et y eut lors un des plus anciens Senateurs qui meit en avant au conseil, que lon les bannist de la ville tous deux, devant qu'ils fussent cause de la mettre en combustion, et de la perdre, en la remplissant de haines et d'inimitiez: ce qu'il ne peut pas persuader, tellement que le peuple entrant en sedition, par grandes calamitez ruïna un tres-bon gouvernement. Tu as aussi des exemples domestique de Pardalus et de Tirrhenus, qui cuiderent destruire et ruiner la cité de Sardis, pour causes legeres et privees,l'aiant jettee en guerres et rebellions par leurs factions et inimitiez particulieres: Pourtant faut-il que l'homme de gouvernement soit tousjours au guet, et qu'il ne mesprise pas non plus qu'en un corps naturel les commancements des maladies, les petites hargnes, qui courent aisément de l'un à l'autre, ains qu'il les arreste, en y remediant de bonne heure: car en y aiant bien l'oeil, ce qui estoit premierement grand devient petit, et ce qui estoit petit se reduit à neant. Or pour les bien induire et persuader à ce faire, il n'y a point de meilleur artifice ny de plus grand moyen, que de se monstrer soy- mesme facile à pardonner, et aisé à reconcilier en semblables differents, demourant en ses premieres causes et raisons sans rancune, et n'adjoustant à pas une ny opiniastreté, ny cholere, ny autre passion qui puisse engendrer une aspreté et une aigreur és disputes necessaires et que lon ne sçauroit eviter. Car aux combats et escrimes des poings que lon fait par plaisir nud à nud, on a accoustumé de munir les mains de moufles rondes, à fin que les combattans viennent à s'eschauffer, il n'en puisse arriver aucun maling accident, estans les coups mols, et ne pouvans faire grande douleur: Aussi és procés et differents qui surviennent entre les citoyens d'une mesme ville, le meilleur est de combattre, en deduisant ses moyens, raisons et arguments tout simplement et nuement, sans aigrir ny envenimer les affaires, comme les traicts, en y faisant des incisures, ou en les empoisonnant par injures, par obstinations maligne, et par menasses, pour rendre le mal incurable, et l'augmenter, de sorte qu'il vienne à toucher jusques au public: car celuy qui se portera ainsi en ses propres affaires envers ses parties, viendra facilement à bout aussi des autres: et depuis que lon a une fois osté les occasions particulieres des mal-veuillances privees, les picques et discordes que lon a à cause du public, sont faciles à pacifier, et n'apportent jamais inconveniens irremediables ny malings.

<p 178v>Si l'homme d'aage se doit encore entremettre ET MESLER DES AFFAIRES PUBLIQUES.
NOUS sçavons bien, Seigneur Euphanes, que tu es assez coustumier de louër hautement le poëte Pindare, et que tu as souvent en la bouche ces paroles siennes, comme estans à ton advis bien assises et veritablement dittes,
  Quand le comnbat est presenté,
  Qui restive en cerchant excuse,
  Jette en profonde obscurité
  Le bruit de sa vertu confuse.
Mais pour autant que lon allegue ordinairement plusieurs causes et pretextes pour couvrir la paresse et faute de coeur de s'entremettre des negoces et affaires de la Chose publique, et entre autres pour la derniere, comme par maniere de dire, celle de la ligne sacree, on nous amene en jeu la vieillesse, et pense lon avoir bien trouvé un suffisant argument pour reboucher et attiedir le desir de se faire honneur par le moyen d'iceluy, en nous disant, qu'il y a un certain but, et fin limitee, non seulement à la revolution du temps que lon est propre pour les combats et jeux de pris, mais aussi pour les affaires et negoces publiques: Il m'a semblé qu'il ne seroit point hors de propos, si je t'envoyois et communiquois les discours que je fais quelquefois à par- moy, sur l'entremise des vieilles gens au gouvernement de la Chose publique, à fin que nul de nous deux n'abandonne le long pelerinage que nous avons longuement continué en cheminant tous deux ensembles jusques à present, ny ne rejette la vie civile au maniement des affaires, non plus qu'il voudroit faire un vieil compagnon de son aage, ny un ancien familier amy, pour en prendre une autre non accoustumee, et pour à laquelle se familiariser et accoustumer il n'auroit pas du temps assez: ains demourons fermes et constans en la maniere de vivre que nous avons dés le commancement choisie, tellement que la fin de nostre vivre soit aussi de bien vivre, si nous ne voulons pour ce peu de temps qui nous rest à vivre, diffamer le beaucoup que nous avons desja vescu, comme aiant esté despendu vainement à nulle bonne et louable intention: car la domination tyrannique n'est pas un beau monument pour y estre ensevely, ainsi comme quelqu'un jadis dit au tyran Dionysius, mais à luy ceste principauté acquise et jouïe par voye si injuste et si meschante, plus elle duroit sans danger de faillir, plus elle luy estoit grande et parfaitte calamité: et comme Diogenes depuis voyant son fils devenu pauvre homme privé, de seigneur et prince qu'il estoit: O (dit-il) Dionysius, que tu es indigne de l'estat auquel tu es reduit maintenant! car tu ne meritois pas de vivre icy en liberté, sans doute quelconque avec nous, ains devois demourer pardelà comme ton pere, emmuré et confiné dedans une forteresse, pour toute ta vie, jusques à la vieillesse. Mais un gouvernement populaire, juste et legitime, auquel un homme de bien a accoustumé de se monstrer tousjours, non moins en obeïssant qu'en commandant, utile et profitable au public, est à la verité un beau sepulchre pour y estre en tel exercice honorablement inhumé, en adjoustant à sa mort la gloire de sa vie: c'est le dernier qui descend soubs terre, comme dit Simonides, sinon à ceux en qui l'honneur et la bonté meurent premier, et en qui le zele du devoir se lasse et default devant que la convoitise des choses necessaires à ceste vie, comme si les parties divines de nostre ame, et qui dirigent les actions, estoient plus fresles, et s'amortissoient plus tost que les sensuelles et corporelles: ce qui n'est ny honneste à dire, ny bon à croire, non plus que ceux qui disent, que nous ne nous lassons jamais de gaigner, ains plus tost fault redresser en mieux, et ramener le dire de Thucydides à la verité, en ne croyant pas ce qu'il dit, qu'il n'y ait que l'ambition seule qui ne vieillisse point en l'homme, ains plus <p 179r>tost qu'il y ait aussi la socialité de vouloir verser et vivre en compagnie, et la civilité de vouloir entendre et se mesler des affaires: ce qui persevere tousjours jusques à la fin aux fourmis et aux abeilles: car jamais homme ne veit qu'une abeille par vieillesse devint frelon, comme il y a des gens qui veulent que ceux qui ont esté toute leur vie nourris aux affaires, quand la vigueur de leur aage est passee demeurent assis, et se retirent en leurs maisons à ne rien faire, laissans estaindre et consumer la vertu active par paresse, ne moins que la rouille gaste le fer. Car Caton disoit tressagement, que la vieillesse d'elle mesme avoit assez de laideurs, sans que volontairement nous y adjoustissions encore la villanie et laideur du vice. Or n'y a-il entre tous les vives un qui plus diffame l'homme vieil, que fait la paresse, la delicatesse et voluptuosité, le faisant sortir d'un palais où s'exerce la justice, ou d'une court où se tient le conseil, pour s'aller cacher en un coing de maison, ne plus ne moins qu'une femme, ou en quelque terre aux champs, pour avoir l'oeil à ce que font les moissonneurs et les glaneuses.
  Mais où est or' Oedipus, et où sont
  Ses tant prisez @enigmes?
ainsi comme il y a en Sophocles. Car de vouloir commancer en la vieillesse à s'entremettre des affaires, et non pas devant, comme lon dit que Epimenides s'estant allé coucher jeune, se resveilla vieillard, cinquante ans apres: ainsi quittant et laissant un repos si long et si fort collé avec soy par longue accoustumance, s'aller jetter tout d'un coup en des travaux et des occupations laborieuses, sans y estre duit, dressé ny exercité en façon quelconque, et sans avoir hanté personnes entendues en matiere d'estat, d'y prattiqué affaires du monde, celuy qui le feroit, donneroit à l'adventure occasion à qui l'en reprendroit, de luy mettre au devant ce que la prophetisse Pythie respondit un jour à quelqu'un qui enqueroit Apollon de semblable chose,
  Tu es venu bien tard me demander
  Estat qui puisse au peuple commander:
  Tu vas à heure indeuë et incivile
  Frapper à l'huys de la maison de ville.
comme feroit un mal-appris qui arriveroit au festin, ou un estranger, la nuict toute noire: tu ne changes pas de lieu ny de place, mais de vie que tu n'as jamais essayee. Car quant à ceste sentence de Simonides,
  La ville enseigne et rend habile l'homme,
elle est bien vraye en ceux qui ont encore du temps assez pour estre enseignez, et pour apprendre une science qui ne s'apprend qu'avec beaucoup de travaux, longues et laborieuses occupations à toute peine, prouveu encore qu'elle rencontre une nature patiente de labeur, et qui puisse aisément supporter toutes adversitez de fortune. Ces raisons-là pourroient sembler bien à propos alleguees contre ceux qui commanceroient en leur vieillesse à se vouloir mesler des affaires: et toutefois nous voyons au contraire, des hommes de grand jugement, qui divertissent les adolescents et les jeunes gens du gouvernement de la Chose publique: à quoy se rapporte le tesmoignage des loix, par ordonnances desquelles à Athenes le crieur public à haute voix appelle à la tribune, pour haranguer aux assemblees de ville devant le peuple, non les jeunes gens de gaillarde cervelle, comme un Alcibiades, ou un Pythias, les premiers, ains ceux qui ont passé cinquante ans, les enhortant de venir dire et conseiller au peuple ce qu'ils verront estre bon à faire:* * Ces paroles semblent estre adjoustees d'ailleurs. Car ny la faute d'experience, ny le non avoir essayé ou accoustumé de se hazarder, ne sont point un si grand aiguillon à chasque soudard. * Icy y a fault de quelques lignes en l'original Grec. Et Caton aiant esté accusé apres l'aage de quatre vingts ans, en plaidant luy mesme sa cause, dit: Il est bien malaisé, Seigneurs, rendre compte de sa vie, et la justifier devant d'autres hommes, que devant ceux avec lesquels on a vescu. Et n'y a personne <p 179v>qui ne confesse, que les actes que feit Auguste C@esar, qui deffeit Antonius un peu avant que de mourir, ne soient trop plus royaux, et plus profitables à la Chose publique, que nuls autres qu'il ait oncques faits. Et luy mesme refrenant severement par bonnes coustumes et ordonnances la dissolution des jeunes gens, comme ils s'en mutinassent, il ne leur feit que dire, «Escoutez jeunes hommes un vieillard, que les vieillards escoutoient bien quand il estoit jeune.» Et le gouvernement de Pericles eut sa plus grand' vogue et vigueur en sa vieillesse, lors qu'il persuada aux Atheniens de hardiment entrer en la guerre Peloponesiaque: mais comme importunément ils voulussent à toute force sortir de la ville, pour aller combattre soixante mille hommes de pied armez, qui fourrageoient et saccageoient leur plat païs, il s'y opposa et l'empescha, en arrachant, par maniere de dire, les armes au peuple, et seellant les serrures des portes. Mais il vaut mieux coucher les propres termes que met Xenophon quand il escrit du Roy Agesilaus: «Quelle jeunesse, dit-il, est plus gaillarde qu'estoit sa vieillesse? Qui fut jamais en sa plus grande fleur et vigueur plus formidable aux ennemis, que fut Agesilaus estant tout au bout de son aage? De la mort de qui demenerent oncques les ennemis plus grande joye, qu'ils feirent de celle d'Agesilaus, encore qu'il fust vieil quand il mourut? Qui estoit celuy qui asseuroit les alliez et confederez, sinon Agesilaus, combien qu'il fust des-ja sur le bord de sa fosse, et pres de la fin de ses jours? Quel jeune homme regretterent onc les siens plus amerement que luy mort, quelque vieil qu'il fust?» Le long temps que ces grands personnages avoient vescu, ne les empeschoit pas de faire de si belles et si honorables choses: et maintenant nous autres faisons les delicats au gouvernement des villes, où il n'y a ny tyrannie à combattre, ny guerre à conduire, ny siege à soustenir, ains seulement des debats et contentions civiles entre des citoyens, et quelques @emulations, lesquelles se vuident pour la plus part par la loy, avec paroles, et par la justice, nous tirons le pied arriere de peur, en nous monstrant plus lasches et faillis de coeur, je ne diray pas que ces anciens Capitaines là et gouverneurs du peuple, mais aussi que les poëtes, les sophistes, et les joueurs de Com@edies et Trag@edies du temps passé, s'il est vray, comme il est, que Simonides en sa vieillesse emporta le pris d'avoir mieux ordonné sa danse, ainsi que tesmoignent ces derniers vers d'un Epigramme qui en fut fait,
  Quatre vingts ans avoit Simonides
  Athenien, fils de Leoprepes,
  Quand il gaigna l'honneur de la carolle.
Aussi dit-on que Sophocles estant appellé en justice par ses propres enfans, qui luy mettoient sus qu'il radottoit, et estoit retourné en enfance pour son grand aage, à fin que par authorité de justice il luy fust baillé curateur, leut devant les juges l'entree du Chorus de sa Trag@edie, que lon surnomme Oedipus en Colone, qui se commance ainsi:
  Estranger tu as fait entree
  En ceste fertile contree
  Par le bourg Colone nommé,
  Pour ses bons chevaux renommé,
  Là où le graceux ramage
  Du rossignol fait le boccage
  Des vaux verdoyans resonner
  Plus qu'ailleurs on ne l'oyt sonner.
Et pour ce que le cantique en pleut merveilleusement à l'assistance, chascun se leva, l'accompagna, et le reconvoya jusques en sa maison, avec grandes acclamations de joye, et battements de mains à son honneur, comme lon faisoit au sortir du Theatre, quand il avoit fait jouër quelqu'une de ses Trag@edies. Il est bien certain que ce petit Epigramme est de luy,
<p 180r>   Quand Sophocles ce cantique escrivoit
  Pour honorer Herodote, il avoit
  Desja vescu cinquante et cinq annees.
Philemon et Alexis tous deux poëtes Comiques, la mort les prit qu'ils faisoient encore jouër sur la scene leurs Com@edies, et en gaignoient le pris. Et Pôlus le joueur de Trag@edies, Eratosthenes, et Philochorus escrivent, qu'il avoit soixante et dix ans qu'il joüa encore huict Trag@edies, en l'espace de quatre jours, un peu au paravant qu'il mourust. N'est-ce doncques pas une grande honte, que les vieillards qui ont fait profession de haranguer au peuple de dessus une tribune, de seoir en chaire de judicature pour exercer la justice, se monstrent moins genereux, et moins magnanimes que ceux qui ont fait toute leur vie mestier de jouër des jeux sur un eschaffaut, et que quittant les jeux et combats qui sont veritablement sacrez, ils despouillent la personne civile d'homme d'honneur, se meslant du gouvernemnent de la Chose publique, pour en prendre je ne sçay quelle autre? car de vouloir quitter la dignité royale pour prendre le personnage d'un laboureur, c'est chose trop basse et trop mechanique: et veu que Demosthenes dit, que la galere sacree de Paralos estoit indignement et ignominieusement traittee, quand on s'en servoit à apporter à Midias du bois, des eschalats, et des moutons: si un personnage d'estat venoit à quitter l'honneur de superintendant des festes publiques, de gouverneur de la Boeoce, et de president en l'assemblee des estats des Amphictyons, et puis apres qu'on le veist s'amuser à faire mesurer de la farine, du marc de raisin, ou bien à peser des toisons de laine, ne seroit-ce pas proprement cela qu'on dit en commun proverbe, la vieillesse d'un cheval, sans que personne l'y contraigne? Mais encore de se mesler d'aucune manufacture mechanique, ny d'aucune traffique de marchandise, apres avoir eu office de gouvernement en la Chose publique, ce seroit autant comme despouiller une Dame honneste et de bonne maison de ses beaux vestements, et luy bailler quelques haillons pour couvrir sa vergongne, la faisant tenir en un cabaret: car toute la dignité, toute la grandeur et honnesteté de la vertu politique se perd quand on la ravalle jusques à des mesnageries, espargnes et traffiques si basses et privees. Mais si (qui est le seul poinct qui reste) ils appellent vivre doucement, et jouïr de ses biens, que se laisser aller aux delices et aux voluptez, et qu'ils conviennent l'homme politique à se laisser aneantir peu à peu, en vieillissant en icelles, je ne sçay auquel des deux tableaux et exemples, tous deux villains et deshonnestes, ceste sienne vie seroit plus tost comparable, ou à des mariniers qui voudroient tout le reste de leur vie solenniser la feste de Venus, n'estant pas encore leur navire dedans le port, ains l'aiant laissee cinglant en haute mer, ou bien à Hercules, que d'aucuns paintres en se jouant, mais mal et irreveremment pourtant, paignent, comme s'il estoit au palais royal de la royne Lydie Omphale, vestu d'une cotte de damoiselle, se laissant souffletter et tresser aux filles et femmes de la Royne: Ainso nous despouillans l'homme d'estat de sa peau de lion, c'est à dire, de son courage magnanime, de vouloir tousjours profiter au public, et le mettans bien à son aise à table, le traitterons magnifiquement, et luy remplirons les aureilles du son des fleutes et autres instruments de musique, n'aiants pas au moins honte de l'honneste reprimende que donna jadis Pompeius le grand à Lucullus, lequel apres ses guerres et conduittes d'armees s'estoit adonné à baings, estuves, festins, à entretenir femmes, et faire l'amour sur jour, et plusieurs autres telles dissolutions et superfluitez, à bastir de somptueux edifices, reprochant cependant à Pompeius, qu'il estoit ambitieux et convoiteux de dominer, oultre ce que son aage ne le comportoit: Car Pompeius luy respondit, «Je croy qu'il est plus hors d'aage à un homme vieil d'estre dissolu et superflu en delices, que non pas de vouloir commander.» Et comme estant un jour tombé malade le medecin luy eust ordonné de manger d'une <p 180v>grive, n'en estant pas la saison, on n'en pouvoit recouvrer pour argent, quelqu'un dit qu'il y en avoit bon nombre chez Lucullus que lon y nourrissoit toute l'annee: il n'y voulut pas envoyer ny en prendre, disant, Si Lucullus n'est esté friand et delicat, Pompeius doncques n'eust pas sceu vivre. Car encore que la nature requiere et recerche en toute sorte de s'esgayer et de se delecter et resjouir, si est-ce que le corps des vieilles personnes ne peut plus prendre fruition des voluptez, excepté bien peu des necessaires. Et n'est pas Venus seule courroucee aux vieillards, ainsi que dit Euripide, mais encore ont-ils les cupiditez du boire et du manger fort mousses, et par maniere de dire edentees, de sorte qu'ils ne font que toucher un petit par le dessus, sans penetrer ny enfondrer au dedans. Et pourtant faut-il qu'ils se preparent des plaisirs et voluptez, non basses ne lasches en l'ame, comme disoit Simonides à ceux qui luy reprochoient l'avarice, qu'estant privé de toutes autres voluptez corporelles à cause de sa vieillesse, il y en avoit encore une qui l'entretenoit, c'estoit la volupté qu'il prenoit à gaigner: mais la vie politique de ceux qui se meslent d'affaires, a de tresgrandes et treshonnestes voluptez, desquelles seules ou principales il est vraysemblable que les Dieux mesmes se delectent: ce sont celles qui procedent de la beneficence de faire bien à beaucoup de gens, et de la gloire des grandes et honnestes actions. Car si le paintre Nicias se plaisoit si fort en ses ouvrages, et y estoit si affectionné, que bien souvent il demandoit à ses serviteurs s'il s'estoit lavé, et s'il avoit disné: et Archimedes estoit si fort attaché à son tableau, sur lequel il trassoit ses figures Geometriques, que ses serviteurs l'en retiroient et ostoient par force, et l'huiloient: et encore ce- pendant qu'on l'huiloit, il trassoit de nouvelles figures sur son corps: et Canus le jouëur de fleutes que tu cognois, disoit, que les hommes n'entendoient pas qu'il se donnoit à luy mesme plus de plaisir de son jeu, qu'il ne faisoit à ceux qui l'escoutoient, et qu'ils devroient plus tost avoir que bailler salaire pour le venir ouyr: ne voulons-nous pas imaginer en nous mesmes combien les vertus apportent de grandes voluptez des belles et louables actions, qui cedent au bien public, et tournent au profit de tout un peuple? non qu'elles grattent ne qu'elles flattent, comme font ces doulx et gracieux mouvements de la chair, car celles là apportent une demangeaison impatient, et un chatouillement inconstant et meslé d'une inflammation fiévreuse: mais celles qui procedent des beaux et louables faicts, comme sont ceux dont est ordinaire ouvrier celuy qui se mesle du gouvernement de la Chose publique droittement, ainsi qu'il appartient, eslevent l'ame en une grandeur et hautesse de courage accompagnee de joye, non avec les ailes d'or d'Euripide, mais avec les ailes celestes que dit Platon. Et qu'il soit vray, ramene toy en memoire ce que tu as souventefois entendu d'Epaminondas, qu'estant un jour enquis, quelle plus grande aise il avoit jamais sentie en toute sa vie: Il respondit, que c'estoit d'avoir gaigné la battaille de Leuctres, son pere et sa mere estans encore vivans. Et Sylla comme il arriva la premiere fois à Rome, apres avoir nettoyé l'Italie des guerres civiles, il ne dormit point un seul moment de toute la nuict, tant son ame estoit ravie d'aise et de joye, comme d'un grand et violent vent, ainsi que luy mesme l'escrit en ses Commentaires: car je veux bien conceder à Xenophon, ce qu'il dit qu'il ny a audition qui tant resjouisse l'ouye de l'homme, que d'ouyr reciter ses louanges: mais aussi fault-il que lon me confesse, qu'il n'y a ny spectacle, ny rememoration, ny pensement au monde, qui tant apporte de plaisir et de contentement à l'ame, comme fait la contemplation des belles et louables choses que lon a faittes pendant que lon a esté en administration d'offices et de charges, comme en lieux clairs et publiques. Il est bien vray que le gré et la grace amiable que lon en acquiert, accompaignant tousjours les actes vertueux et la louange du peuple, faisant à l'envy à qui en dira plus de bien, guide qui l'achemine à une juste benevolence, adjouste comme un lustre et une polissure resplendissante à la joye de la vertu, et ne fault pas par <p 181r>negligence laisser comme fener et secher en vieillesse la gloire de ses faicts, ne plus ne moins qu'une couronne que lon auroit acquise et gaignee aux jeux sacrez, ains fault en produisant tousjours quelque nouveau et recent merite, resveiller la grace des precedents, et la rendre de tant plus grande et plus asseuree. Car ainsi comme les charpentiers et ouvriers qui avoient charge d'entretenir entier le galion Deliaque, subrogeans tousjours d'autres pieces de bois, et les clouans au lieu de celles qui estoient gastees, l'ont conservé sain et entier depuis le temps qu'il fut premierement fabriqué: ainsi fault-il faire de la reputation, et n'est pas malaisé d'entretenir une gloire, non plus qu'une flamme, en y mettant tousjours dessoubs de petits soustenements, mais depuis qu'elles sont une fois de tout estaintes et refroidies, alors ce n'est pas peu d'affaire, que de les r'allumer et l'une et l'autre. Et comme Lampis ce riche marchand, enquis comment il avoit gaigné ses biens, respondit: «Les grands, bien tost et facilement: et les petits, à grand' peine et en long temps:» aussi n'est-il pas bien aisé au commence ment d'acquerir la reputation, le credit et l'authorité civile au maniement des affaires, mais l'augmenter depuis que le fondement en est posé, et la conserver et entretenir grande avec peu de moyen, il n'est pas malaisé. Ne plus ne moins que un amy, depuis qu'il est une fois acquis, ne requiert pas plusieurs et grands plaisirs et offices d'amitié pour demourer amy, ains par petits signes la continuation conserve tousjours la benevolence: aussi l'amitié d'un peuple, et la foy et creance qu'il a une fois prise d'un personnage, encore qu'il ne puisse pas tousjours exercer ses largesses envers luy, ny defendre sa cause, ny tenir un magistrat, s'entretient neantmoins quand le personnage se monstre seulement avoir bonne volonté, et qu'il ne se lasse point de prendre peine et solicitude pour le bien public: car les expeditions mesmes de guerre n'ont pas tousjours des battailles rengees, ny des combats et escarmouches ordinaires, ny des sieges de villes, ains ont quelquefois aussi parmy des sacrifices, des festins en compagnie, et beaucoup de loisir à vacquer à jeux et passe-temps. A plus forte raison doncques, pourquoy doit on craindre s'entremettre du gouvernement de la Chose publique, comme si c'estoit une charge insupportable, pleine de travaux innumerables sans aucune consolation, veu qu'il y a parmy des jeux, des theatres, des processions, des monstres, des donnees et largesses publiques, des danses, de la musique, des festes, et tousjours l'honneur de quelque Dieu, qui resoult et dissipe tout le soucy et toute l'austerité d'un palais, et d'un Senat et conseil, rendant beaucoup plus de plaisir et de contentement, que lon n'y reçoit de travail, et de desplaisir: pour le moins, le mal qui est le plus à craindre, et le plus fascheux en telles administrations, c'est à sçavoir l'envie, s'attache beaucoup moins à la vieillesse qu'à nul autre aage: Car, comme souloit dire Heraclitus, les chiens mesmes abbayent ceux qu'ils ne cognoissent point, aussi l'envie combat alencontre de celuy qui commance à venir au gouvernement, à l'entree de la tribune et du siege presidial, et tasche de luy en empescher le passage: mais depuis qu'elle a accoustumé la gloire d'un homme, et qu'elle a esté nourrie avec elle, elle la porte doucement, et ne s'en fasche ny ne s'en tourmente plus. C'est pourquoy quelques uns comparent l'envie à la fumee, car elle sort grosse et espesse du commancement que le feu commance à prendre, mais apres qu'il est tout allumé et clair, elle s'en va. Et en toutes autres precedences les hommes coustumierement en debattent et querellent, comme de vertu, de noblesse, de diligence, aians opinion qu'ils s'en ostent autant à eux-mesmes comme ils en cedent aux autres: mais la precedence du temps qui proprement s'appelle Presbion, comme qui diroit l'honneur de vieillesse, il n'y a personne qui en soit jaloux, et qui ne le cede volontiers à son compagnon. Et n'y a sorte d'honneur à qui conviene mieulx ceste qualité, qui honore plus celuy qui le defere, que celuy à qui il est deferé, que fait l'honneur qu'on donne aux vieilles gens. D'avantage tous n'esperent pas d'avoir quelquefois le credit <p 181v>des riches, ou la force de l'eloquence, ou de sapience: là où il n'y a pas un de ceux qui se meslent des affaires publiques, qui desespere de parvenir un jour à ceste gloire et reverence, à laquelle la vieillesse conduit l'homme. Parquoy celuy qui apres avoir combattu longuement alencontre de l'envie, se retireroit à la fin de l'administration publique, quand elle seroit appaisee, et presque toute amortie et estaincte, feroit ne plus ne moins qu'un pilote, qui en tourmente aiant vent et maree contraire, auroit cinglé et navigué en grand danger, et puis quand le beau temps et le doulx vent seroit venu, cercheroit à se mettre à l'abry et à l'ancre, abandonnant avec les actions publiques, les compaignies, alliances, et intelligences qu'il avoit avec ses amis: car plus il y a esté de temps, et plus il y doit avoir fait d'amis et de compagnons, lesquels il ne peult pas tous emmener quant et luy, comme fait un maistre de carolle tous ses baladins, ny n'est pas aussi raisonnable qu'il les abandonne: ains comme il n'est pas aisé d'arracher un arbre vieil et ancien, aussi n'est-il pas une vie civile en administration publique, laquelle doit avoir fait plusieurs grandes racines, et s'estre entrelassee en plusieurs grands affaires, lesquels donnent plus de troubles et de harassements à ceux qui s'en retirent, qu'à ceux qui y demeurent: et là où il seroit bien encore demouré quelque reste d'envie ou d'@emulation des combats precedents en l'administration civile, il est bien meilleur de l'estaindre par puissance, que non pas donner le dos, en s'en allant tout nud et tout desarmé: car les envieux et malvueillans n'assaillent pas tant par envie ceux qui leur font teste, et qui tiennent bon, comme ils font par mespris ceux qui se retirent. A quoy s'accorde ce qui dit jadis le grand Epaminondas aux Thebains. Car comme les Arcadiens les conviassent d'entrer dedans leurs villes, durant l'hyver, et se loger à couvert, il ne leur voulut pas permettre: Car maintenant dit-il, qu'ils vous voyent exercer et luicter tous armez, ils vous ont en grande admiration, comme vaillants hommes: mais s'ils vous voyoient au long du feu broyans des febves, ils vous reputeroient semblables à eulx: Aussi veux-je inferer, que c'est une chose venerable que de veoir un vieillard parlant en public, dépeschant affaires, honoré d'un chascun: mais celuy qui ne bouge tout le jour d'un lict, ou bien d'un coing de galerie à cacqueter, ou à cracher et moucher, celuy-là est facile à estre mesprisé. Homere mesme le nous enseigne, à qui bien considere ce qu'il escrit: car le vieillard Nestor estant à la guerre devant Troye, estoit en honneur et reputation, et au contraire Peleus et Laërtes qui demourerent à la maison, furent rejettez et mesprisez. Car l'habitude de prudence ne demeure pas semblable ny pareille en ceux qui se laschent, ains par nonchalance et oysifveté se diminue, et se dissoult petit à petit, ayant tousjours besoing de quelque exercitation de soing qui luy resveille l'esprit, aguise et esclarcisse son discours de raison à démesler affaires:
  Comme le fer est clair et reluisant
  Tant que la main de l'homme en va usant,
  Et la maison où ne se tient personne,
  Avec le temps du toict en terre donne.
Et n'est pas la foiblesse et imbecillité du corps un si grand mal pour le gouvernement de ceux qui hors d'aage montent en la tribune aux harangues, au siege presidial, ou au palais des capitaines, comme est le bien que la vieillesse leur apporte, à sçavoir la circonspection retenue et la prudence, et le non s'estre jetté à l'estourdie au maniement des affaires, abusé en partie de faulte d'experience, et en partie de vaine gloire tout ensemble, et puis y tirer la commune, comme une mer troublee et agitee des vents, ains traitter et negocier doulcement avec ceux qui ont affaire à eux. Voyla pourquoy les villes, quand elles ont reçeu quelque mauvaise secousse, ou bien qu'elles la craignent, alors elles demandent estre regies et gouvernees par hommes vieux et experimentez, tellement que bien souvent elles ont tiré par force de sa maison <p 182r>des champs un bon vieillard, qui ne pensoit ny ne demandoit rien moins, et l'ont contrainct de mettre la main au timon pour remettre les affaires en seureté, rejettans ce-pendant arriere des beaux harangueurs qui sçavoient crier bien hault, et prononcer de longues clauses tout d'une halenee sans respirer, voire et des capitaines qui eussent à la verité bien peu aller vaillamment affronter et combattre les ennemis. Comme un jour à Athenes les Orateurs despouillans devant Timotheus et Iphicrates qui estoient desja vieux, un nommé Charles fils de Theochares estant en fleur d'aage, et fort et robuste de sa personne, disoient, qu'ils desireroient que celuy qui avoit à estre Capitaine general des Atheniens, fust tel et aage et de corpulence: «Non pas, dit Timotheus, Dieu nous en gard: mais ouy bien son vallet qui auroit à porter son mattelas apres luy: et quant au Capitaine general, qu'il falloit que ce fust un personnage, qui sçeust regarder et devant et derriere les affaires, et qui ne se laissast emporter, ny troubler les conseils et resolutions qu'il auroit prises pour le bien public par aucune passion.» Car Sophocles estant ja devenu vieil, disoit, «qu'il estoit bien aise d'estre eschappé de l'amour, comme de la subjection d'un maistre furieux et enragé.» Mais en l'administration de la Chose publique, il ne fault pas seulement fuït une sorte de maistres, comme l'amour de femmes ou de filles, ains plusieurs autres qui sont encore plus forcenez, comme l'opiniastreté, la convoitise de vaine gloire, la cupidité de vouloir estre tousjours et par tout le premier et le plus grand, vice qui engendre beaucoup d'envies, de jalousies, et de conspirations, desquels maistres la vieillesse en esmousse et relasche les uns, et en refroidit et estainct du tout les autres, ne diminuant pas tant de l'inclination et affection de bien faire, comme elle retrenche des passions trop impetueuses et trop ardentes, à fin de pouvoir appliquer le discours de la raison sobre, reposé et rassis, au pensement et sollicitude des affaires. Toutefois, soit à la verité, et au jugement encore des lecteurs, allegué ce propos de Sophocles,
  Demeure quoy miserable en ton lict:
pour dissuader et distraire celuy qui voudroit, avec la barbe grise et les cheveux chenus, commancer encore à s'esgaillardir, et pour picquer et reprendre un vieillard, qui d'un long repos en sa maison, dont il ne seroit jamais bougé, ne plus ne moins que d'une longue maladie, se voudroit lever pour s'en aller tout de primsault prendre un office de capitaine, ou une charge de gouverneur de ville. Mais celuy qui voudroit distraire un qui auroit usé toute sa vie, et seroit rompu aux administrations politiques et maniement d'affaires, ne luy voulant pas permettre de tirer oultre jusques au bout de la vie, et jusques à se saisir du flambeau de victoire, ains le rappelleroit d'une longue course, pour luy faire prendre un autre chemin: celuy-là, dis-je, seroit totalement desraisonnable, et ne ressembleroit son discours de rien au precedant: car ainsi comme celuy, qui pour divertir un vieillard ja couronné de chappeau de fleurs, et perfumé pour s'aller marier, luy diroit et allegueroit ce qui en une Trag@edie est dit à Philoctetes,
  Qui est la femme, et que est la pucelle
  Qui pour mary te voulust aupres d'elle?
  Vrayment tu es, malheureux, bien de l'aage
  Pour maintenant entrer en mariage:
il ne seroit pas hors de propos ny impertinent, car les vieillards mesmes par jeu disent beaucoup de telles railleries d'eux- mesmes,
  Autant vieillard, à la barbe fleurie,
  Pour ses voisins que pour luy se marie.
Mais qui voudroit persuader à un mary de laisser sa femme, avec laquelle il auroit vescu en mariage, et habité longuement sans plainte ny reproche, pour ce que luy <p 182v>seroit devenue vieil avec elle, et luy conseilleroit de vivre à part, ou bien de prendre quelque garce au lieu de sa legitime femme, il me semble que celuy-là seroit un sot en toute perfection: aussi y auroit-il bien quelque raison d'admonester un vieillard qui sur le bord de sa fosse commanceroit à se vouloir approcher du peuple, ou un Chlidon qui auroit esté laboureur toute sa vie, ou un Lampon, qui n'auroit fait autre chose qu'exercer marchandise, ou quelqu'un des Philosophes du verger d'Epicurus, qui veulent vivre sans rien faire, et luy conseiller de demourer en son accoustumé exercice, loing de tous affaires publiques: mais qui prendroit un Phocion, ou un Caton, ou un Pericles par la main, et luy diroit, Amy estranger, Athenien ou Romain, qui que tu sois, estant ja arrivé à ta seche vieillesse, fais divorce et quitte d'ores-en-avant toute administration publique, toutes occupations, et tous soucis, tant du conseil que de la guerre et de l'estat de Capitaine, et te retire habilement en ta maison des champs, pour y vivre le reste de tes jours, avec ta chambriere l'agriculture, ou ton vallet, mesnage, et avec des comptes que tu examineras de tes recepveurs, il luy suaderoit chosses iniques, et exigeroit d'un homme d'estat choses indignes de luy. Comment, me dira quelqu'un, n'oyons-nous pas en une Com@edie un vieil soldat qui dit,
  Les cheveux blancs m'excusent de m'aller
  Desormais faire à la guerre enroller.
Il est bien vray, respondray-je, mon amy: car il est requis que les serviteurs de Mars soient en la fleur et la vigueur de leur aage, comme ceux qui font profession des laborieux ouvrages de Mars, esquels encore que la salade cache les cheveux chenus, toutefois au dedans les membres sont aggravez des ans passez, et la force default à la bonne volonté: mais aux ministres de Jupiter conseiller, harengueur, et conservateur des villes, nous ne demandons point l'oeuvre des pieds ny des mains, mais de conseil, de prudence, et d'eloquence, et encore non pas de celle qui soit pour exciter un bruit, ny un cry de joye parmy le peuple, mais qui soit pleine de sens, meur de conseil soigneusement propensé et seurement digeré, en laquelle apparoissent la barbe blanche dont lon se mocque, et les rides du front tesmoings de longue experience, qui luy adjoustent reputation servant beaucoup à persuader et à tourner les coeurs des auditeurs à sa volonté: Car la jeunesse est faitte pour suivre et obeïr, et la vieillesse pour guider et commander: et est ce qui maintient et conserve les villes et estats en leur entier, quand les conseils des vieux, et les prouësses des jeunes y ont les premieres lieux. C'est pourquoy on louë grandement ces vers d'Homere,
  En premier lieu joignant la haulte nave
  Du bon Nestor, il assembla le grave
  Conseil des vieux capitaines vaillants.
Pour la mesme raison aussi l'oracle d'Apollo Pythique appelle le conseil, qui fut adjoinct aux Roys en l'institution du gouvernement de Laced@emone, les Anciens: et Lycurgus mesme tout ouvertement les appella, les vieillards: et jusques aujourd'huy le conseil de Rome s'appelle le Senat, comme qui diroit, l'assemblee des vieillards. Et comme la coustume et la loy donne aux Princes le diadesme, c'est à dire, le bandeau ou frontal, et la couronne sur la teste, pour la marque honorable de dignité et authorité Royale: aussi fait la nature, les cheveux et la barbe blanche, pour marque du droit de presider et de commander. Et pense quant à moy, que ce mot [...], qui signifie pris d'honneur, et [...], qui vault autant comme remunerer d'honneur, ont esté ainsi usitez, à cause de l'honneur, qui est proprement deu aux vieilles gens, non pour-ce qu'ils se lavent d'eau chaude, ne pour-ce qu'ils couchent mollement: mais pour-ce qu'és villes bien ordonnees ils tiennent le rang des Roys à cause de leur prudence, de laquelle la nature ne nous laisse veoir le propre et parfaict bien, comme d'un arbre dont le fruict n'est meur jusques en l'arriere-saison, sinon à peine en la vieillesse. <p 183r>Et pourtant n'y eut-il pas un des martiaux et plus fiers capitaines Acheïens, qui reprist le grand Roy des Roys Agamemnon, d'avoir fait une telle priere aux Dieux,
  Que pleust aux Dieux que de toute la Grece
  Dis conseillers j'eusse egaux en sagesse
  Au vieil Nestor.
ains confessoient tous par leur silence, que non seulement en police et gouvernement, mais encore en la guerre, la vieillesse estoit de tresgrande efficace: car comme tesmoigne l'ancien proverbe,
  Un bon conseil vault mieux que plusieurs mains:
et une sentence fondee en raison, et prononcee avec grace persuasive, vient à bout de toutes les plus grandes et plus belles actions publiques: et s'il y a quelque peine, il ne s'en fault pas rebuter pour cela. Car la Royauté, qui est la plus grande et plus parfaitte espece de gouvernement qui soit au monde, a de tresgrands soucis, travaux et rompements de teste, et en grande quantité: tellement que lon escrit que Seleucus disoit souvent, «Si les hommes sçavoient combien il est laborieux seulement de recevoir et escrire tant de lettres, comme il en fault recevoir et escrire aux Roys, ils ne daigneroient pas seulement amasser un diadesme, quand ils le trouveroient en leur chemin.» Et Philippus estant prest de se camper en un beau lieu, comme il fut adverty que là n'avoit point de fourrage pour les bestes: «O Hercules, dit-il, quelle doncques est nostre vie, puis qu'il nous la fault accommoder jusques à avoir soing des asnes!» Il faudra doncques maintenant persuader à un Roy, quand il sera devenu vieil, qu'il quitte le diadesme, et qu'il pose la robbe de pourpre, et se vestant d'un simple habillement, et prenant une baguette tortue en sa main, qu'il s'en aille demourer aux champs, de peur qu'il ne semble estre trop curieux hors d'aage et de saison, de vouloir regner avec des cheveux blancs: et si cela seroit impertinent et indigne d'estre dit à un Agesilaus, à un Numa, et à un Darius, Roys: pourquoy tirerons nous non plus un Solon hors du conseil d'Areopage, ny un Caton hors du Senat, à cause de sa vieillesse? Ne conseillons doncques point aussi à un Pericles d'abandonner le gouvernement populaire: car autrement encore n'y auroit il point de propos, qu'ayant monté en ses jeunes ans dedans la chaire et tribune aux harangues, apres avoir de là versé en public sur le peuple toutes les furieuses ambitions et emotions impetueuses de la jeunesse, quand l'aage neur, qui a accoustumé d'apporter le bon sens, et la prudence par experience, est arrivee, quitter et repudier, comme une femme legitime, le gouvernement, apres en avoir abusé longuement. Le regnard d'Aesope ne vouloit pas que le herisson luy chassast ses mousches, ne luy ostast ses tiques qui le mangeoient: «Car si tu ostes, dit-il, ceux qui sont desja saouls, il en viendra d'autres qui seront affamez.» Ainsi qui chasseroit tousjours de l'administration publique les vieillards, il seroit force qu'elle se remplist de jeunes gens qui auroient une soif tresardante de gloire et d'authorité, et point de sens politique: car d'où l'auroient-ils, s'ils n'ont esté ny disciples ny spectateurs d'aucun vieillard maniant les affaires? Les Cartes qui monstrent l'artifice de naviguer et de gouverner les vaisseaux en mer, ne peuvent rendre un marinier bon pilote, s'il n'a souvent esté en la pouppe luy-mesme, combattant alencontre des vages, des vents, et de la tenebreuse tourmente,
  Lors que le marinier tremblant
  Desire veoir estincellant
  Le feu des jumeaux Tyndarides.
Et comment doncques pourra un jeune homme bien gouverner une cité, donner bon conseil à un peuple, et dire une bonne sentence en un Senat, pour avoir leu un livre traittant du gouvernement politique, ou en avoir escrit une declamation en <p 183v>l'eschole de Lyceum, si par avoir souvent tenu luy- mesme les resnes en la main, et manié le timon plusieurs fois au paravant, en oyant estriver les Orateurs et les Capitaines les uns contre les autres, et inclinant selon les experiences et les accidents, tantost en une part, et tantost en l'autre, en dangers et grands affaires, il n'en a de longue main acquis la suffisance? Il n'y auroit point de propos de le dire. Mais quand il n'y auroit autre esgard, à tout le moins fauldroit-il que le vieillard se meslast des affaires pour instruire et enseigner les jeunes: car ainsi comme ceux qui enseignent aux enfans les lettres ou la musique, eulx-mesmes entonnent premierement les chants, et lisent les lettres, pour leur monstrer comment il faut faire: aussi l'homme d'aage politique addresse et enseigne le jeune, non seulement en parlant, protecollant, et advertissant de dehors, mais aussi en maniant mesme et administrant les affaires, et le formant et moulant vifvement, non seulement de paroles et de preceptes, mais aussi d'exemples et d'oeuvres: car celuy qui est nourry et exercité en ceste maniere, non point aux escholes des Sophistes bien disans, comme en des salles de luicte, où lon oinct les corps d'une composition d'huyle et de cire ensemble, sans aucun danger, mais bien aux vrays jeux publiques, Olympiaques ou Pythiques, en la veuë de tout le monde: celuy-là, dis-je, suit la trace de son maistre,
  Comme un poulain suit la jument qu'il tette,
ce dit Simonides. Ainsi fut Aristides soubs Clisthenes, et Cimon soubs Aristides, Phocion soubs Chabrias, et Caton soubs Fabius Maximum, Pompeius soubs Sylla, et Polybius soubs Philopoemen: car tous ces personnages estans jeunes se sont approchez des autres vieux, et ayans pris racine, par maniere de dire, aupres d'eulx, sont creus et elevez quant et eulx en leurs actions et administrations, dont ils ont acquis experience et accoustumance à se mesler d'affaires avec honneur et reputation. Voyla pourquoy Aeschines le Philosophe Academique, comme quelques Sophistes envieux de son temps luy imposassent qu'il se vantoit d'avoir esté disciple et auditeur de Carneades, mais qu'il ne l'avoit jamais esté: Je vous dis, respondit il, que je l'ouïs alors que son parler abandonnant le bruit et le tumulte du peuple, à cause de sa vieillesse, se resserra à profiter en privee communication. Aussi au gouvernement d'un homme d'aage, non seulement la parole, mais encore les faicts estans esloignez de toute pompe affectee, et de toute vaine gloire, ne plus ne moins que lon dit que la cicoigne noire Ibis, quand elle est devenue vieille, a exhalé tout ce qu'elle avoit de forte et puante haleine, et commance à l'avoir douce et aromatique: aussi n'y-il plus rien de leger ny d'esventé és conseils et opinions d'un homme vieil, ains y est tout grave, constant et reposé: et pourtant faut-il en toute maniere, quand ce ne seroit que pour le regard des jeunes gens, que les vieux se meslent des affaires de la Chose publique, à fin que, comme Platon dit parlant du vin que lon mesle avec de l'eau, que c'est faire sage un Dieu furieux, en le chastiant par un autre sobre, la prudence retenue de la vieillesse meslee avec la jeunesse bouillante devant un peuple, et transportee de convoitise d'honneur et d'ambition, luy oste et retrenche ce qu'il y a de trop furieux, trop vehement et trop impetueux. Mais outre toutes ces raisons- là, ceux qui pensent que verser au maniement des affaires publiques soit autant comme naviguer pour son traffique, ou aller en quelque voyage de guerre, s'abusent grandement: car le naviguer, et le guerroyer se font à certaine fin, et cessent aussi tost que lon a attaint la fin où lon pretend, mais le verser aux affaires n'est point une commission ou office qui ait l'utilité pour son but et pour sa fin, ains est une vie d'animal doux, paisible et compagnable, né pour vivre tant qu'il plaist à la nature civilement, honnestement, et au bien public de la societé humaine. Et pour ceste cause faut-il que l'homme verse tousjours aux affaires, et non pas y ait versé, comme il faut qu'il soit veritable, et qu'il soit juste, non pas qu'il l'ait esté, <p 184r>et qu'il aime son pays, et ses citoyens, non pas qu'il l'ait aimé: car la nature mesme nous guide à cela, et nous chante ceste leçon- là, je dis à ceux qui ne sont pas du tout corrompus de lascheté et de paresse:
  Ton pere t'a en ce monde fait naistre
  Pour grandement utile aux hommes estre. Et ceste autre,
  Ne nous lassons jamais de faire bien
  Au genre humaine.
Au demourant quant à ceux qui alleguent pour excuse la foiblesse et l'impuissance, ceux-là accusent la maladie et l'indisposition, non pas la vieillesse: car il y a beaucoup de jeunes hommes maladifs, et beaucoup de vieux gaillards: tellement qu'il ne faut pas donc divertir les vieux de l'administration publique, mais les impuissants: ny aussi y appeller et convier les jeunes, mais ceux qui en peuvent porter la peine: car Arid@eus estoit bien jeune, et Antigonus vieil: mais cestuy-cy ne laissa pas, tout vieil qu'il estoit, de conquerir toute l'Asie, et celuy- là n'eut jamais que le nom de Roy seulement, comme s'il en eust joué le rolle sur un eschaffault, de mine, sans parler, estant tousjours vilipendé et mocqué par ceux qui estoient les plus forts. Comme doncques celuy qui voudroit suader à Prodicus le Sophiste ou à Philetas le poëte, qui estoient tous deux jeunes, mais gresles, et foibles, et maladifs, et la plus part du temps attachez au lict pour leur maladie, qu'ils s'entremeissent des affaires publiques, seroit une beste sans jugement: aussi seroit celuy qui defendroit à tels vieillards comme estoient un Phocion, un Massinissa Africain, et un Caton Romain, d'exercer office publique, ou de prendre charge de capitaine general. Car Phocion un jour que les Atheniens importunément vouloient à toute force aller à la guerre, il commanda que ceux qui auroient jusques à soixante ans, prissent les armes et le suivissent: dequoy eux se courrouceans, il leur respondit: «Vous n'avez dequoy vous plaindre, car moy qui ay quatre vingts ans passez, seray avec vous, vostre capitaine:» Et de Massinissa, Polybius escrit qu'il mourut en l'aage de quatre vingts et dix ans, et qu'il laissa mourant un fils qui n'avoit que quatre ans, et que un peu avant que mourir apres avoir deffaict les Carthaginois en une grosse battaille, le lendemain on le veit devant sa tente mangeant du gros pain bis, et respondit à quelques uns qui s'esmerveilloient pourquoy il faisoit cela,
  Comme le fer est clair et reluisant
  Tant que la main de l'homme en va usant,
  Et la maison où ne se tient personne,
  Avec le temps du toict en terre donne,
ainsi que dit le poëte Sophocles: autant en est-il de ce lustre, de celle splendeur et lumiere de l'ame, de laquelle nous discourons, nous entendons et rememorons. C'est pourquoy lon tient aussi, que les Roys és guerres et expeditions militaires deviennent bien meilleurs, que quand ils demeurent oyseux en leurs maisons: tellement qu'on dit, que Attalus le frere d'Eumenes, enervé d'une longue paix et lasche paresse, se laissoit mener par le nez à l'un de ses favorits Philopoemen, qui le menoit à l'engrais proprement, ne plus ne moins que une beste: de maniere que les Romains demandoient par mocquerie à chasque coup à ceux qui retournoient de l'Asie, si le Roy Attalus avoit bon credit envers Philopoemen. Lon ne trouveroit pas facilement beaucoup de capitaines Romains plus suffisans en toute sorte de guerre, que fut Lucullus ce-pendant que par l'action il maintenoit son bon sens en son entier: mais depuis qu'il se laissa une fois aller à la vie oyseuse, et à demourer casanier en sa maison, sans se plus mesler d'affaires, il devint toute hebeté et amorty, ne plus ne moins que les esponges par un long calme: et puis il bailla sa vieillesse à paistre et à penser à un sien affranchy nommé Callisthenes, par lequel on tient qu'il fut <p 184v>ensorcellé d'un bruvage amatoire, et autres charmes, jusques à ce que son frere Marcus, chassant ce serviteur, le voulut gouverner et conduire luy-mesme le reste de sa vie, que ne fut pas longue. Mais Darius le pere de Xerxes au contraire disoit, qu'aux temps perilleux et affaires dangereux il devenoit de plus en plus sage. Aeleas un Roy de Scythie disoit, luy sembler qu'il ne differoit de rien de son palefrenier, quand il estoit oisif. Dionysius l'ancien enquis un jour, s'il estoit jamais oisif, respondit: Dieu me garde que cela jamais m'advienne: par ce que l'arc, comme dit le commun proverbe, pour estre trop tendu se gaste et se rompt: et l'ame, pour estre trop laschee. Car les musiciens mesmes s'ils discontinuent trop longuement à ouïr des accords, et les geometres à prouver des propositions, et les arithmeticiens à s'exercer aux comptes, ordinairement, avec les actions, ils viennent à diminuer aussi par l'aage les habitudes qu'ils avoient acquises en leurs arts, encore qu'elles ne soient pas actives, ains speculatives: mais l'habitude politique, qui est une prudence, un sens rassis, une justice, et outre cela, une experience qui sçait bien en toutes occurrences choisir et prendre le poinct de l'occasion, une suffisance de pouvoir par bonnes paroles persuader ce qu'il faut: ceste habitude et science-là, dis-je, ne se peut entretenir qu'en parlant souvent en public, en faisant affaires, en discourant, et en jugeant: et seroit bien estrange, si en quittant tous ces beaux exercices-là, elle laissoit escouler de son ame tant de belles et de si grandes vertus: car il est vraysemblable, qu'en ce faisant, l'humanité, la sociale courtoisie, et la gratitude, avec le temps, par desaccoustumance s'aneantissent et s'esvanouissent. Si doncques tu avois pour ton pere Thitonus, qui fust bien immortel, mais qui pour sa grande vieillesse est besoing d'estre tousjours bien soigneusement pensé et traicté, voudrois-tu bien fuir les moyens et te lasser de luy faire service, de l'entretenir, de le secourir, soubs couleur de dire que tu luy aurois servy bien longuement? Et nostre patrie, ou nostre matrie, ainsi que les Candiots la nomment, qui est encore plus vieille, qui a sur nous de plus grands droicts et de plus estroictes obligations, que n'ont ny le pere ny la mere, bien qu'elle soit de longue duree, si n'est elle pas neantmoins sans vieillir, ny ayant en soy tout ce qu'il luy faut, ains a tousjours besoing d'un grand oeil sur elle, de grand secours et de grande vigilance, elle tire à soy et retient l'homme d'honneur politique,
  En le tirant par la robbe derriere,
  Et le gardant qu'il ne s'en aille arriere.
Tu sçais qu'il y a ja plusieurs Pythiades, c'est à dire, plusieurs termes de cinq annees, que j'exerce la presbtrise d'Apollo Pythien, toutefois je croy que tu ne me voudrois pas dire: Plutarque, tu as assez sacrifié, tu as assez faict de processions, tu as assez mené de danses: maintenant que tu es vieil et ancien, il est temps que tu quittes la couronne que tu as sur la teste, et que tu abandonnes l'oracle, à cause de ta vieillesse: aussi ne faut-il pas que tu penses, qu'il te soit loisible maintenant, à cause de ton grand aage, abandonner le sainct service de Jupiter, garde des villes et president aux assemblees de conseil de ville, toy qui est souverain presbtre et grand prophete des sainctes de la religion politique, en laquelle tu as de si longue main faict profession. Mais laissant à part, si tu me crois, tous ces arguments qui pourroient distraire et retirer l'homme vieil de l'administration publique, considerons et discourons un petit sur cecy, que nous ne facions entreprendre à la vieillesse aucun travail qui luy soit trop grief ou indigne d'elle, attendu qu'au gouvernement universel de la Chose publique, il y a beaucoup de parties bien seantes et convenables à l'aage, auquel toy et moy de present sommes arrivez: car ainsi comme si le devoir nous commandoit de continuer de chanter toute nostre vie, il ne faudroit pas qu'estans devenus vieux nous suyvissions les tons les plus aigus et les plus efforcez, attendu qu'il y a plusieurs diverses tensions et differentes sortes de voix, que les musiciens appellent <p 185r>harmonies: ains voudroit la raison que nous prinsions celuy des tons qui seroit le plus facile à nostre aage, et plus sortable à nos moeurs: aussi puis que le parler et le manier affaires est aux hommes plus selon nature, toute leur vie, que non pas aux cygnes le chanter jusques à la fin, il ne nous faut pas abandonner l'action comme une lyre qui seroit trop hautainement montee, mais il la faut un peu relascher, en prenant les charges moins laborieuses, plus moderees, et mieux accordantes aux forces et moeurs des vieilles gens: car nous ne laissons pas les corps mesmes sans exercice et sans mouvement quelconque, pour ce que desormais nous ne pouvons plus manier ny la marre à labourer la terre, ny les plombees à sauter, ny lancer la barre, ou jetter la pierre au loing, ou escrimer avec l'espee et rondelle, comme nous avons faict autrefois, mais les uns s'exercitans à des branloires, ou à se promener en devisant doucement, resveillent les esprits et soufflent pour allumer la chaleur naturelle. Parquoy ne nous laissons pas refroidir ny glacer du tout par paresse, ny aussi par nous trop charger de tous offices, ny vouloir mettre la main à toute administration, ne contraignons pas la vieillesse convaincue d'impuissance de venir jusques à ces paroles,
  O droicte main combien tu aurois cher
  Prendre la lance et en escarmoucher,
  Mais la foiblesse empesche ceste envie.
car on ne trouve pas bon que celuy mesme qui le peut faire, et qui est en la fleur de son aage, mette sur ses espaules tous les affaires de la Chose publique, sans en vouloir laisser aller rien qui soit aux autres, ainsi comme les Stoïques disent que fait Jupiter, se fourrant par tout et se meslant de tout par une insatiable cupidité de gloire, ou par envie qu'il porte à ceux qui en quelque sorte que ce soit veulent avoir leur part de l'honneur et de l'authorité en la Chose publique. Mais à un homme vieil, encore que vous ostiez le descriement qu'il y a, ce seroit une ambition fort penible et fort laborieuse de se vouloir trouver à toute election et sortition d'office: et une curiosité miserable, d'espier l'heure de tout jugement et de toute assemblee de conseil: et une convoitise d'honneur insupportable, de ravir toute occasion d'ambassade, et de porter la parole en defension publique: car encore qu'on le peust faire avec la grace et bien-veuillance d'un chascun, si est-il grief et outre la puissance de l'aage: mais il leur en advient tout le contraire, car ils sont haïs des jeunes, pource qu'ils ne leur laissent eschapper aucune occasion ne moyen de rien faire, ny de se poulser en avant: et envers leurs egaux, ceste convoitise de vouloir tenir le premier lieu par tout, et d'avoir l'authorité de toutes choses, n'est pas moins diffamee et hayë que l'avarice ou la dissolution en voluptez des autres vieillards. Parquoy ainsi comme lon dit, qu'Alexandre le grand ne voulant pas charger son cheval Bucephale, quand il fut un peu vieil, montoit sur d'autres chevaux devant le combat, pour aller revisiter son armee en bataille, et apres qu'il l'avoit toute rangee en ordonnance de combattre, et qu'il avoit donné le mot, il remontoit sur luy, et tout aussi tost faisoit marcher droit contre les ennemis, et hazardoit la bataille: aussi l'homme politique, s'il a bon jugement, se regentera soy-mesme quand il se sentira vieil, tenant les resnes en la main, et s'abstiendra des charges qui ne seront point necessaires, et laissera manier aux jeunes gens la Chose publique en affaires de petite importance: mais en ceux de grand pois et de grande consequence, luy-mesme y mettra la main à bon esciant: au contraire de ce que font les champions des jeux de pris publiques, qui contregardent leurs corps sans toucher aucunement ny travailler aux labeurs necessaires, pour les employer aux superflus et inutiles: mais nous au contraire, laissans passer les petites et legeres charges, nous reserverons aux serieuses et grandes: car à un jeune homme, comme dit Homere, egalement tout luy advient bien, tout le monde luy rit, tout le monde l'aime: s'il entreprend de petits affaires et beaucoup, on <p 185v>dit qu'il est populaire et laborieux: s'il en entreprend de grands et honorables, on l'appelle genereux et magnanime: et y a des occurrences, où la temperité mesme et l'opiniastreté ont grace et bienseance en ceux qui sont frais et jeunes. Mais un homme d'aage, qui en l'administration publique a bien le coeur de prendre des commissions basses et viles, comme seroit de bailler à ferme des peages, ou de faire curer un port, ou d'accoustrer une place publique, et outre d'aller en poste en des ambassades et voyages devers des Seigneurs et des Princes, où il n'y a rien de necessaire ny de grave à traitter, ains seulement pour les aller saluër et leur faire la court: quant à moy, à te dire la verité, mon bon amy, je treuve cela plus tost digne de compassion, que d'imitation: mais aux autres à l'adventure semblera-il fascheux, odieux et importun: car ce n'est pas l'aage auquel l'homme se doive empescher d'offices, sinon de ceux où il y a dignité et grandeur, comme est celuy que tu exerces maintenant à Athenes, la presidence du Senat d'Areopage: et certes aussi la dignité de Conseiller en l'assemblee des Estats generaux de toute la Grece, qui s'appellent Amphictyons, que ton païs t'a deferee pour toute ta vie, où il y a un doux labeur, et un travail fort aisé à supporter: encore ne fault-il pas poursuivre tels honneurs, mais bien en les fuiant les exercer: ny comme les demandans, ains comme refusans les accepter, ny recevoir telles charges comme pour s'en honorer, ains plus tost comme se donnans soy-mesme pour honorer les charges. Car ce n'est pas honte, ainsi que disoit Tiberius C@esar, à homme qui a passé soixante ans, de tendre son poulx à taster au medecin, mais bien plus grande honte est-ce, de rendre sa main au peuple en le priant de donner sa voix et son suffrage à l'election d'offices: car cela est trop vil et trop bas: Comme au contraire il y a de la grandeur venerable, et de la dignité honorable, quand le peuple a eleu un personnage, qu'il l'appelle et qu'il attend sur la place, de descendre alors et sortir de sa maison en faisant honneur et caresse à l'assistance du peuple, ambrasser et recevoir son present, digne veritablement d'une honorable vieillesse. Ainsi faut-il semblablement que l'homme vieil use de sa parole en assemblee de ville, ne sautant pas à tout propos sur la tribune aux harangues, ny ne contredisant pas ordinairement comme un coq qui contrechante quand il en oit chanter d'autres, à tous ceux qui harangueront, ny ne desbridant pas la reverence que les jeunes gens ont envers luy, en estrivant et s'attachant souvent de paroles à eux, et leur donnant luy mesme matiere de s'exerciter et accoustumer à luy desobeïr, et à ne le vouloir plus ouyr, ains faut qu'il passe outre quelquefois, ne faisant pas semblant de rien voir, ny ouyr, leur permettant un petit de braver et de secouër le mors, sans s'y trouver present, ny trop curieusement recercher tout ce qui s'est ou fait ou dit, quand le danger n'y est pas grand, et qu'il n'est question ny du salut, ny de l'honneur et de la reputation du païs: car là il ne faut pas attendre qu'on l'appelle, ains y faut de soy-mesme aller courant outre la puissance de l'aage, en se faisant plus tost soustenir sous les bras, ou bien porter dedans une chaire, ainsi comme on lit que feit anciennement le vieil Appius Claudius, lequel entendant que le Senat Romain, apres une grosse battaille que le roy Pyrrhus avoit gaignee sur eux, se laissoit aller à recevoir propos de paix, ne le peut supporter, combien qu'il eust perdu la veuë des deux yeux, ains se feit porter à travers la place jusques dedans la salle du Senat, et entré qu'il fut, se dressa sur ses pieds au milieu des Senateurs, en leur disant, Que paravant il avoit eu regret d'estre privé des yeux, mais que lors il souhaitteroit mesme de ne rien ouyr, à fin qu'il n'entendist point les villains conseils qu'ils prenoient, et les lasches exploicts qu'ils faisoient: et apres, partie en les reprenant aigrement, partie en leur remonstrant et les excitant, il feit en sorte, qu'il leur persuada de remettre promptement la main aux armes pour combattre alencontre de Pyrrhus pour l'empire et seigneurie de l'Italie. Et Solon, comme les flatteries de Pisistratus, dont il abusoit le peuple d'Athenes, fussent <p 186r>apertement descouvertes, ne pretendre à autre fin qu'à usurper la tyrannie, et que personne n'osast entreprendre de luy faire teste, et de l'en empescher, luy seul tirant ses armes dehors, et les mettant en la rue devant la porte de sa maison, crioit à ses citoyens qu'ils luy voulussent aider. Ce qu'entendant Pisistratus, envoya devers luy, demander sur quoy il fondoit son asseurance de faire telles chose: Il respondit, sur sa vieillesse. Les occurrences si necessaires et si belles, comme celles-là, rallument et resuscitent les vieillards ja tous estaincts, prouveu qu'ils respirent encore: mais en autres moindres l'homme vieil fera sagement de s'excuser aucunefois, et refuser les charges petites et basses, où il y a plus d'occupation pour ceux qui les font, que de necessité ny utilité pour ceux qui les font faire. Et quelquefois attendant qu'on l'appelle, qu'on le desire, et qu'on l'envoye querir jusques en sa maison, il en aura plus de foy et plus d'authorité envers ses citoyens, quand il descendra à leur requeste. Et quand bien il sera present, il laissera dire la plus part aux jeunes gens, comme estant juge d'une contention et @emulation civile entre eux, prouveu qu'elle ne passe point un certain moyen: car alors il les reprendra doucement, leur ostant, avec un façon amiable, toutes opiniastres contentions, toutes injures et tous courroux. Et s'il est question de dire et recueillir les advis et opinions, reconfortant celuy qui faudra, sans le vituperer ny blasmer, enseignant et louant hardiment celuy qui aura bien rencontré, et se laissant vaincre volontairement, en leur quittant le gaigner et surmonter souventefois, à fin que le coeur leur croisse et qu'ils s'asseurent, et suppleant à quelques uns, en les louant, ce qui sera defectueux en leur opinion, ainsi comme fait le bon vieillard Nestor en Homere,
  Il n'y aura de tous les Grejois ame
  Qui ton parler contredie ny blasme
  Certainement: mais cela n'est pas tout,
  Car tu n'es pas allé jusques au bout:
  Aussi es tu jeune à voir ton visage,
  Estre mon fils tu pourrois quand à l'aage.
mais encore sera-ce plus civilement fait de ne les reprendre point ouvertement ny publiquement, avec une aigre picqueure, qui abbat et ravalle fort le coeur aux jeunes gens, mais plus tost à part en privé, mesmement ceux que lon cognoistra bien nez pour le maniement des affaires, en les instruisant et les mettant amiablement sur les erres de quelques bon propos et quelques bonnes opinions et inventions qu'ils pourroient mettre en avant, en les incitant tousjours à toutes entreprises honnestes, en leur eslevant le courage, et leur rendant le peuple du commancement doux et maniable: comme ceux qui monstrent aux jeunes gens à piquer les chevaux, leur en baillent un qui soit facile au montouer, et si d'adventure quelqu'un estoit tombé à l'entree, ne le laissant pas desesperer ny perdre le courage, ains le relevant et reconfortant, comme jadis Aristides feit Cimon, et Mnesiphilus Themistocles, que le peuple du commancement ne pouuvoit gouster, et qui avoient mauvais nom en la ville pour estre desbauchez et dissolus: et ces gens de bien-là les releverent et les encouragerent. Aussi dit-on que Demosthenes à son entree fut rebuté par le peuple, dont il estoit desesperé, jusques à ce que l'un des anciens de la ville, qui avoit autrefois ouy Pericles haranguant au peuple, le prit, et luy dit qu'il ressembloit du tout en sa façon de faire et de dire à ce personnage-là, et que pour ceste occasion il avoit grand tort de se desesperer et de perdre courage. Semblablement aussi Euripides tout de mesme reconforta Timotheus le musicien, qui à sa premiere arrivee fut sifflé par le peuple, comme violant et corrompant la Musique par la nouvelleté qu'il y introduisoit, luy disant qu'il ne se descourageast point pour cela, et qu'il ne passeroit pas guere de temps, qu'il auroit tous les theatres à sa devotion. Brief tout ainsi que le <p 186v>temps prefix aux vierges vestales à Rome est divisé en trois parties, la premiere pour apprendre ce qu'il faut faire en leur religion, la seconde pour le faire, et la tierce pour le monstrer aux jeunes: et semblablement en la ville d'Ephese chascune de celles qui sont vouees au service de Diane, s'appellent premierement Mellieren, comme qui diroit novice qui doit devenir presbtress: et puis apres Ieren, c'est à dire presbtresse: et pour le troisieme, Parieren, comme qui diroit oultre presbtresse: Aussi celuy qui est parfaittement politique du commancement, apprend à manier affaires, et se rend profés, par maniere de dire, en celle religion: et puis à la fin il enseigne les autres, regente les novices, et leur monstre les secrets. Car presider, et estre comme parrein à ceux qui combattent, n'est pas combattre: mais celuy qui enseigne et dresse un jeune homme aux affaires publiques, luy monstrant comme dit Homere,
  A bien parler, et aussi à bien faire,
est utile and profite à la Chose publique, non en petit service, mais en ministere de consequence grande, et auquel premierement et principalement visa et tendit Lycurgus, c'est à sçavoir, à accoustumer les jeunes gens dés leur enfance à porter honneur et obeïr à tout vieillard, ne plus ne moins qu'à leur maistre et legislateur. Car à quelle intention auroit dit Lysander, qu'il n'y a lieu au monde, auquel il feist si bon vieillir qu'en Laced@emone? est-ce pource qu'il soit là permis aux vieillards plus qu'aux autres de labourer la terre, de prester à usue, de joüer aux dez, assis en un berlan, et de boire en jouant? Je croy que personne ne le dira: mais pource qu'ils n'ont pas l'oeil sur ce qui est du public seulement, ains particulierement aussi sur les jeunes gents, prenant garde soigneusement, et non point par acquit en passant, comment ils exercent leurs personnes, comment ils se jouënt, comment ils vivent ensemble, en se monstrant terribles à ceux qui faillent, venerables et desirables aux bons: car les jeunes les vont cercher par tout, et leur font la court, pource que les vieux les rendent tousjours de plus en plus honnestes, et leur accroissent la generosité de leur courage sans envie quelconque. Car ceste passion n'estant convenable à nulle partie de l'aage de l'homme, encore a-elle des noms beaux et honnestes és jeunes gens, par ce qu'on l'appelle @emulation, jalousie et desir d'honneur, là où és vieilles gens elle seroit de tout poinct importune, sauvage, et signe de coeur lasche: pourtant faut-il que l'homme vieil politique soit fort esloigné de toute passion d'envie, et ne face pas comme les vieux troncs d'arbres, qui manifestement ostent et empeschent la naissance et croissance des petits arbrisseaux qui germent alentour et dessoubs: ains au contraire, faut qu'il reçoive amiablement, et qu'il s'offre et s'exhibe à ceux qui se prennent, et qui s'entrelassent par frequentation avec luy, en les adressant et conduisant par la main, et les nourrissant, non seulement de bonnes instructions et sages conseils et advertissements, mais aussi en leur laissant et cedant les moyens de faire quelques acts de gouvernement, dont il leur viene de l'honneur et de la gloire, et des commissions qui ne soient point dommageables au public, et soient bien aggreables et plaisantes au commun peuple: mais celles où il y a d'entree de la dureté rebourse et de la difficulté dangereuse (comme és medecines qui donnent des trenchees sur le poinct qu'on les prend) et l'honneur et profit en vient apres, il ne fault pas mettre les jeunes gens d'arrivee à ces charges-là, ny les exposer aux troubles et crieries d'une commune mutine et malaisee à contenter, avant qu'ils y soient accoustumez, ains plus tost doit l'homme de bien prendre sur soy les malveillances du peuple pour le bien public: car cela luy rendra les jeunes gens plus affectionnez et plus prompts à entreprendre tous autres services. Mais oultre tout cela il se fault souvenir, que administrer la Chose publique n'est pas seulement exercer un magistrat, aller en ambassade, et crier bien hault en une assemblee de conseil, ny se tourmenter le coeur et le corps en une tribune aux harangues, à force de prescher le peuple, <p 187r>mettre en avant force decrets et force Edicts, en quoy le commun estime que consiste toute l'entremise du gouvernement: comme ils pensent que philosopher soit seulement discourir et disputer de la philosophie dessus une chaire en une eschole, ou bien en escrire et composer des livres: et ce-pendant ils ne cognoissent point l'administration civile ny la philosophie continuelle qui se voit és oeuvres et actions quotidianes: c'est comme disoit Dicaearchus, que lon estime communement, que faire des tours et retours, allees et venues dedans une galerie, soit se promener, non pas aller aux champs, ny veoir un sien amy. Or fault-il croire que gouverner la Chose publique et philosopher, c'est tout un: de sorte que Socrates ne philosophoit pas seulement quand il avoit fait apprester des bancs, et qu'il se mettoit en sa chaire, ou qu'il observoit l'heure de la lecture et de la conference, ou du promenoir, qu'il avoit assignee à ses familiers: mais aussi quand il se jouoit aucunefois, quand il beuvoit et mangeoit, quand il estoit au camp, ou quand il marchandoit avec eulx, et finablement alors qu'il estoit en prison et qu'il beuvoit la poison de la ciguë, ayant le premier monstré et fait veoir, que la vie de l'homme en tout temps, en toute partie, en toutes passions, et tous affaires universellement reçoit l'usage de la philosophie. Autant en fault-il semblablement penser de l'administration civile, que les fols et meschants n'administrent point la Chose publique, ne quand ils sont capitaines generaux d'armees, ne quand ils sont Chancelliers, ny quand ils haranguent au peuple, mais qu'ils flattent la commune pour s'insinuer en sa bonne grace, qu'ils declament par ostentation, qu'ils brassent quelque sedition, ou qu'ils font quelque charge à laquelle ils sont contraints par force. Mais au contraire, le bon et vray policien qui aime ses citoyens, qui aime sa patrie, qui a soing et amour du bien public, encore que jamais il ne veste le manteau et habit de capitaine et gouverneur, si est-ce que tousjours il fait office de gouverneur et d'administrateur publique, en exhortant et incitant ceux qui le peuvent faire, en instruisant ceux qui ne le sçavent pas, en assistant à ceux qui luy demandent conseil, en destournant ceux qui ont mauvaise volonté, confirmant et encourageant ceux qui l'ont bonne, et en monstrant clairement par effect en toutes ses actions, que ce n'est point par forme d'acquit qu'il entremet des affaires publiques, ny là où il y a quelque interest pour luy ou pour les siens, ou qu'il y est nommeement appellé, qu'il va le premier au theatre, et qu'il se trouve le premier en la salle de conseil, ny que ce n'est point par maniere d'esbattement, comme s'il y alloit pour y voir jouër des jeux, ou pour ouïr quelque plaisante musique quand il est là, ains au contraire quand il n'y peult estre present de corps, qu'il y soit de l'esprit, et par soigneusement s'en enquerir, en approuvant aucunes des choses qui s'y seront faittes, et se malcontentant des autres: car ny Aristides à Athenes, ny Caton à Rome, ne furent par plusieurs fois en magistrat, et toutefois ils ne laisserent pas d'estre toute leur vie en action pour le bien et service de leur païs. Et Epaminondas feit bien de grands actes et plusieurs durant qu'il fut capitaine general de la Boeoce, mais on en recite un de luy n'estant ny general, ny ayant charge quelconque, qu'il feit en la Thessalie, lequel n'est pas moindre que pas un des autres: quand les capitaines de Thebes ayans jetté l'armee en des lieux aspres et mal- aisez se trouverent chargez par les ennemis qui les pressoient fort, tellement qu'ils estoient en grand trouble et en grand effroy: luy, qui estoit devant entre les gens de pied, fut rappellé, là où à son arrivee premierement il appaisa tout le trouble et l'effroy, en les asseurant de sa presence, puis il remeit en ordre, et rengea en battaille l'armee qui estoit toute confuse et esbranlee, et la tirant facilement hors de ce mauvais passage, la presenta en teste aux ennemis, qui en furent si esmerveillez qu'ils changerent d'advis, et se retirerent. Et Agis le Roy de Laced@emone, comme il menoit desja son armee toute rengee en battaille pour combattre les ennemis au païs d'Arcadie, il y eut quelqu'un des anciens de <p 187v>Sparte qui luy cria, Sire Roy, tu penses remedier à un mal par un autre: voulant entendre la trop facile retraitte et departement de la ville d'Argos, laquelle il cuidoit couvrir par la presente importune promptitude de combattre, ainsi comme dit Thucydides: ce qu'ayant Agis entendu, le creut, et se retira lors, mais depuis il gaigna. Il faisoit tous les jours mettre sa chaire pres la porte du palais: et bien souvent les Ephores se levans de leur parquet s'en alloient devers luy pour avoir son advis et prendre son conseil sur les plus importans affaires: car il estoit tenu pour homme de fort bon sens, et le renomme-lon pour un grand sage homme. Et pourtant un jour que la force de son corps estoit desja toute aneantie, tellement qu'il ne bougeoit presque plus du lict, les Ephores luy manderent qu'il s'en vint en la place. Il se leva du lict, et se meit bien en devoir d'y aller: mais ayant marché un petit à grande peine et grande difficulté, il rencontra de petits garsons en son chemin, ausquels il demanda, s'ils sçavoient rien plus fort que la necessité d'obeïr à son maistre: ils luy respondirent, «le non pouvoir.» Ainsi faisant compte que son impuissance devoit estre la fin et borne de son obeïssance, il s'en retourna en sa maison. Car il ne fault pas que la bonne volonté faille devant la puissance: mais quand elle est faillie, aussi ne la doit-on pas forcer. Aussi dit-on que Scipion se servoit tousjours à la guerre, et en la ville, du conseil de Caius Laelius: de maniere qu'il y en avoit de ce temps-là qui disoient, des haults faicts d'armes qu'il executoit, que Laelius en estoit l'autheur, comme d'une Com@edie, et Scipion le joueur qui les jouoit. Et Ciceron luy-mesme confesse, que les plus grands et plus honorables conseils qu'il exploita en son consulat, moyennant lesquels il preserva son païs, il les consulta avec le philosophe Publius Nigidius. Ainsi n'y a-il rien qui empesche les vieilles gens de pouvoir servir et profiter au public en plusieurs sortes de gouvernement, soit de bonne parole, de bon conseil, de liberté et authorité de franchement parler, et de sage soing, comme disent les poëtes: car ce ne sont pas les pieds, ny les mains, ny toute la force du corps seulement qui sont parties et biens de la Chose publique, ains sont premierement et principalement l'ame et les beautez d'icelle, comme la justice, la temperance, et la prudence, lesquelles venans tard à leur perfection, il n'y auroit point de propos, qu'elle jouist d'une maison, d'une terre, et de tous autres biens et heritages de ses citoyens, et que d'eulx-mesmes elle n'en peust plus tirer aucun profit en commun pour le bien public du païs, à cause de leur long temps, lequel ne leur oste pas tant des forces de pouvoir servir, comme il leur adjouste de suffisance aux facultez requises pour commander et regir. Voyla pourquoy lon figure les Hermes, c'est à dire les statuës de Mercure, en vieil aage, n'ayans ne pieds ny mains, mais les parties naturelles tenduës, donnans par là couvertement à entendre, que lon n'a pas beaucoup affaire du labeur corporel des hommes vieux, prouveu qu'ils ayent la parole active et feconde ainsi comme il appartient.

<p 188r>Les dicts notables des anciens Roys, Princes, ET GRANDS CAPITAINES.
ARTAXERXES le Roy de Perse, ô trespuissant Empereur C@esar Trajan, estimoit que c'estoit acte de magnanimité, et bonté Royale, non moins prendre en gré et recevoir avec bon visage de petits presens, que d'en donner de grands. Et pourtant comme quelquefois en passant chemin, un pauvre manoeuvre gaignant sa vie à la sueur de son corps, n'ayant autre chose que luy presenter, luy eust offert de l'eau qu'il venoit de puiser en la riviere avec ses deux mains, il là receut joyeusement, et s'en prit à soubrire, mesurant la grace de l'offre, non à la valeur du present, mais à la bonne volonté de celuy qui le presentoit: et suyvant ce propos, Lycurgus ordonna en la cité de Sparte les sacrifices de la moindre despense qu'il peut, à fin, ce disoit-il que ses citoyens eussent moyen tousjours et en tous lieux, d'honorer promptement et facilement les Dieux, de ce qu'ils auroient à la main. Et pourautant, Sire, que de mesme volonté et intention je vous offre de petits presents, comme les premices, par maniere de dire, les plus communes de la philosophie, je vous supplie de recevoir en gré avec ma bonne affection, l'utilité de ces beaux dicts notables que je vous ay recueillis, pour ce qu'ils vous peuvent servir à cognoistre quelles ont esté la nature et les m@eurs de ces grands personnages du temps passé, attendu qu'elles apparoissent mieulx bien souvent, et de descouvrent plus clairement en leurs dicts, que non pas en leurs faicts. Il est bien vray que nous avons en une autre oeuvre compilé les Vies des plus illustres personnages, tant en armes qu'en conseil, comme Capitaines, Legislateurs, Roys et Empereurs, qui ayent oncques esté entre les Romains et entre les Grecs: mais en la plus part de leurs faicts et gestes la fortune y est ordinairement meslee: là où és paroles qu'ils ont dittes, et aux propos qu'ils ont tenus, sur l'heure mesme de leurs faicts, de leurs passions et de leurs accidents, on apperçoit plus clairement et plus nettement, comme dedans des miroirs, quel estoit le coeur et la pensee de chascun d'eulx: au moyen dequoy Siramnes gentilhomme Persien respondit à quelques uns qui s'esmerveilloient comme ses entreprises ne succedoient heureusement, veu que ses propos estoient si sages: C'est, dit-il, pource que je suis seul maistre de mes propos, mais des effects, c'est la Fortune et le Roy. Or en l'autre oeuvre des Vies, les dicts notables de ces grands personnages sont accompagnez de la narration de leurs faicts bien au long escrits, tellement qu'ils requierent un homme de grand loisir, et qui prenne plaisir à ouïr et à lire: mais en ce livre-cy, n'y ayant que les eschantillons, par maniere de dire, ou les semences extraictes à part de leurs vies, la lecture d'iceluy, à mon advis, ne vous occupera point le temps que vous devez à vos affaires, attendu qu'en peu de paroles vous y verrez le naturel dépaint au vif de plusieurs personnages dignes de memoire.
  Les Perses aiment ceux qui ont le nez aquilin, c'est à dire, courbé comme le bec d'un aigle, et les estiment les plus beaux, pour autant que Cyrus, celuy de leurs Roys qu'ils ont le plus aimé, avoit le nez ainsi faict. Or disoit ce Roy-là, que ceux qui ne vouloient faire du bien à eulx mesmes, estoient contraincts d'en faire aux autres: disoit aussi, qu'il n'appartenoit à nul de commander, qu'il ne fust meilleur que ceux à qui il commandoit. Et comme les Perses voulussent changer de païs, et au lieu du leur, qui estoit aspre et bossu, en prendre un autre qui estoit doulx et plain, il ne le voulut pas permettre, disant, que les semences des plantes, et les moeurs des hommes <p 188v>deviennent à la fin semblables aux lieux et contrees où ils demeurent. Darius pere de Xerxes, se louant soy-mesme, souloit dire, que és battailles et perils de la guerre il devenoit plus sage: et ayant une annee taxé les tailles et subsides qu'il vouloit lever sur ses subjects, il envoya querir les principaux hommes de chasque province, et leur demanda si les tributs qu'il leur avoit imposez estoient point griefs à supporter: Ils luy respondirent, que moyennement: adonc il ordonna, que nul ne payeroit que la moitié de sa cotte seulement. Et comme un jour il eust ouvert une pomme de grenade belle et grosse à merveilles, et que quelqu'un des assistans luy demandast de quelle chose il voudroit avoir autant, comme il y avoit de grains dedans ceste pomme, Il respondit, de Zopyres. ce Zopyre estoit un vaillant capitaine et fidele amy, lequel s'estant luy-mesme deschiré le corps à coups de fouët, et couppé le nez et les aureilles, abusa tellement par ceste ruse les Babyloniens, qu'il se fierent en luy du gouvernement de leur cité, laquelle depuis il livra entre les mains de Darius qui par plusieurs fois depuis asseura, qu'il aimeroit mieux avoir Zopyre entier de tous ses membres, que gaigner cent telles citez comme estoit celle de Babylone. La Royne Semiramis ayant fait construire sa sepulture, feit engraver dessus ceste inscription: Le Roy qui aura affaire d'argent face demolir ceste sepulture, et il en trouvera autant comme il en voudra. Darius la feit ouvrir, et n'y trouva point d'argent, mais bien rencontra-il d'autres lettres qui disoient, «Si tu n'eusses esté mauvais homme et d'un avarice insatiable, tu n'eusses point remué les sepultures des trespassez.» Arimenes, frere de Xerxes fils de Darius, querellant alencontre de son frere le Royaume de Perse, descendit de la province Bactrienne où il se tenoit: son frere luy envoya des presens au devant, et commanda à ceulx qui les luy presentoient de sa part, de luy dire, Ton frere Xerxes t'honore de ces presens pour ceste heure, mais il t'asseure que si une fois il est declaré Roy, tu seras le plus grand homme qui soit aupres de luy. Et de faict Xerxes aiant esté jugé Roy, Arimenes fut le premier qui luy feit hommage, et luy meist le diadesme Royal alentour de la teste: aussi le Roy son frere luy donna le second lieu d'honneur et d'authorité apres luy, en tout son Royaume. Et estant indigné alencontre des Babyloniens pour autant qu'ils s'estoient rebellez contre luy, apres les avoir reconquis, il leur defendit de porter plus armes, et leur commanda de danser, chanter, jouër des haubois, paillarder et taverner, et porter de longs sayes à plein fond. Et comme on luy eust apporté des figues seiches à vendre du païs de l'Attique, il dit, qu'il n'en mangeroit point qu'il n'eust conquis la region qui les portoit. Ainsi surpris quelques espions de nation Grecque dedans son camp, il ne leur feit aucun desplaisir, ains apres leur avoir fait monstrer à seureté tout son camp, leur permit de s'en retourner. Artaxerxes fils de Xerxes, celuy qui fut surnommé Longue- main, pour ce qu'il avoit une main plus longue que l'autre, souloit dire, que c'est chose plus royale d'adjouster que d'oster: et fut le premier qui permeit à ceulx qui chassoient avec luy, de frapper les premiers la beste quand ils pourroient et voudroient. Aussi fut-ce luy qui ordonna le premier, que les Seigneurs qui auroient failly en leur estat (au lieu qu'on les souloit fouëtter eulx-mesmes) fussent despouillez, et leurs vestemens fouëttez pour eulx: et au lieu qu'on leur souloit arracher les cheveux de la teste, qu'on leur ostast leur haut chappeau seulement. Il avoit un chambellan nommé Satibarzanes, qui luy demandoit quelque chose qui n'estoit ny juste ny raisonnable, et estant adverty qu'il faisoit ceste poursuitte en faveur de quelque autre, qui luy en avoit promis trente mille escus de Perse, qui s'appelloient Dariques, il commanda au thresorier de son espargne, de luy apporter trent mille Dariques: et en les luy donnant, luy dit: «Pren cest argent Satibarzanes, car pour te l'avoir donné, je n'en seray pas plus pauvre: là où si j'eusse fait ce dont tu me requerois, j'en eusse esté plus injuste.» Cyrus le jeune, <p 189r>pour esmouvoir les Laced@emoniens à faire alliance et entrer en ligue avec luy, disoit, qu'il avoit le coeur plus gros que son frere le Roy Artaxerxes, qu'il beuvoit plus de vin sans eau que luy, et le portoit mieulx: et que son frere estant à la chasse, à peine se pouvoit tenir à cheval, et en temps de danger, non pas en son throsne mesme: et pour les convier à luy envoyer de leurs hommes de guerre, il promettoit à ceux qui viendroient à pied, qu'il leur donneroit des chevaux: et à ceux qui auroient des chevaux, qu'il leur donneroit des chariots: et à ceux qui auroient des metairies, qu'il leur donneroit des villages: à ceux qui auroient des villages, qu'il leur donneroit des villes, et au reste, quant à l'or et l'argent, qu'il leur en bailleroit tant, qu'il le faudroit peser, non pas compter. Artaxerxes le frere de ce jeune Cyrus, qui fut surnommé grande memoire, non seulement donna libre accez et audience à tous ceux qui eurent affaire à luy, mais qui plus est, commanda encore à sa femme legitime, qu'elle ostast les tapisseries qui couvroient et bouschoient son chariot, à celle fin que ceux qui voudroient, peussent parler à elle mesme par les chemins: et comme un pauvre païsan luy eust fait present d'une belle et grosse pomme, en la recevant avec un bon visage, il dit: Par le Soleil (qui estoit le serment des Perses) il me semble que cest homme feroit d'une petite ville une gross cité, qui la luy bailleroit à gouverner: et comme en une deffaitte son bagage luy eust esté tout pillé, estant contrainct de manger, pour toute viande, un peu de figues seiches avec du pain d'orge, «O Dieux, dit-il, quelle volupté je n'avois jamais essayee!» Parysatis la mere de Cyrus et d'Artaxerxes disoit, que celuy qui vouloit faire quelque remonstrance à un Roy, devoit user de paroles de soye: c'est à dire, les plus doulces qu'il pourroit choisir. Orontes le gendre du Roy Artaxerxes, ayant esté par un courroux du Roy condamné et privé de son estat, disoit, que les mignons des Roys et des Princes resembloient proprement aux doigts de ceux qui comptent: car ainsi comme ils les font valoir tantost un, et tantost dix mille: aussi ceux qui sont alentour des Princes, peuvent une fois tout, et une autre fois peu ou rien du tout. Memnon capitaine Grec, qui feit la guerre pour Darius contre Alexandre, comme l'un de ses soudards vint en sa presence dire tout plein de villaines et outrageuses paroles alencontre d'Alexandre, luy donna sur la teste d'une lance qu'il tenoit en sa main, en luy disant: «Je te soudoye pour guerroyer, et non pas pour injurier Alexandre.» Les Roys d'Aegypte, suivant une ancienne ordonnance de leur païs, faisoient jurer les juges, quand ils les installoient en leurs offices, que quand bien le Roy leur commanderoit de juger injustement, ils ne le feroient pas pourtant. Du temps de la guerre de Troye, il y avoit en la Thrace un Roy nommé Poltys, devers lequel tant les Grecs que les Troyens envoyerent pour avoir de luy secours: il leur feit response, qu'il estoit d'advis que Paris rendist Helene, et qu'au lieu d'elle, il luy bailleroit deux belles femmes. Teres le pere de Sitalces souloit dire, que quand il estoit de loisir, et qu'il ne faisoit point la guerre, il luy estoit advis qu'il n'y avoit point de difference entre luy et son palefrenier. Cotys rendit un lyon à celuy qui luy avoit fait present d'un leopard: et pourautant qu'il estoit prompt à se courroucer, et aspre à punit ses serviteurs domestiques, quand ils avoient failly en leurs services, comme un sien amy, chez lequel il estoit logé, luy eust fait present de plusieurs vases et vaisselles de terre fort tenues et aisez à rompre, mais au demourant singulierement bien ouvrez et labourez, il donna bien de riches dons à celuy qui les luy avoit presentez, mais il les rompit et cassa tous entierement, de peur que par une soudaine cholere il ne chastiast trop aigrement ses serviteurs qui viendroient à les rompre. Idathyrsus Roy des Tartares, contre lequel Darius mena son armee, manda aux Seigneurs des Paeoniens qu'ils rompissent le point que Darius avoit fait faire sur la riviere de Danube pour passer en ses païs, à fin qu'en ce faisant ils se delivrassent de toute servitude: ce qu'ils ne <p 189v>voulurent pas faire, pour ce qu'ils vouloient garder leur foy à Darius: au moyen de quoy il les appelloit esclaves de bien, qui n'avoient point de volonté de s'enfuir. Ateas escrivit à Philippus Roy de Macedoine, «Tu commandes aux Macedoniens qui sçavent bien combattre contre des hommes: mais moy je commande aux Tartares, qui peuvent combattre et la faim et la soif.» Et comme luy-mesme frottast et estrillast son cheval, il demanda aux ambassadeurs de Philippus, si leur maistre faisoit pas le semblable. Aiant en une rencontre pris prisonnier de guerre Ismenias excellent joueur de fleutes, il luy commanda d'en jouër devant luy: et comme tous les autres assistans s'esmerveillassent de son excellence, il jura qu'il prenoit plus de plaisir à ouïr un cheval hennir. Scilurus laissant quatre vingts enfans masles, quand il fut prest à mourir, se feit apporter un faisceau de javelots, qu'il presenta de reng à chacun de ses enfans, leur commandant de tascher à le rompre: et comme chascun d'eulx se fust efforcé de ce faire, en vain, sans en pouvoir venir à bout, luy prenant chasque javelot à part, les rompit tous facilement l'un apres l'autre: leur enseignant par ceste similitude qu'en se tenant bien joincts ensemble, ils demoureroient forts et invincibles: mais s'ils se divisoient, et qu'ils entrassent en querelles les uns contre les autres, qu'ils se trouveroient foibles et faciles à desfaire. Gelon apres avoir desfait les Carthaginois pres la ville d'Himere, faisant paix avec eulx, les contraignit de mettre entre les articles du traicté, qu'ils ne sacrifieroient plus leurs enfans à Saturne. Il menoit souvent les Syracusains aux champs, autant pour labourer et planter, comme pour guerroyer, à fin que leurs terres en valussent mieux estans bien labourees, et eux ne devinssent pires à faute de travailler. Demandant un jour de l'argent à ses citoyens, ils commancerent à s'en mutiner: il leur dit, que c'estoit en intention de leur rendre: et de faict leur rendit apres la guerre. Et comme en un festin on presentast de reng la lyre à tous les conviez pour chanter dessus selon la coustume, et que tous les autres s'accommodassent à leur tour et chantassent, luy commandant qu'on luy amenast son cheval, voltigea et monta dessus aiseement et dispostement. Hieron, celuy qui fut tyran de Syracuse apres Gelon, disoit que ceux qui parloient à luy franchement et librement, ne le faschoient et ne l'importunoient point: mais que ceux qui reveloient un propos qu'il leur auroit dit en secret, faisoient tort non seulement à luy, mais aussi à ceux qui ils les disoient: pour ce que coustumierement nous haïssons non seulement ceux qui rapportent, mais aussi ceux qui escoutent ce que nous ne voudrions pas estre sceu. Quelqu'un luy reprocha un jour qu'il avoit l'haleine puante, à l'occasion dequoy il tensa sa femme de ce qu'elle ne luy en avoit jamais rien dit: elle luy respondit, «Je pensois que l'haleine de tous les autres hommes sentist ainsi.» Xenophanes natif de Colophone se plaignoit un jour à luy, de ce qu'il estoit si pauvre, qu'il n'avoit pas le moyen d'entretenir deux serviteurs, et il luy respondit: «Et comment, Homere que tu reprens et que tu blasmes ordinairement, tout mort qu'il est, en nourrit plus de dix mille.» Il condamna Epicharmus poëte Comique en quelque amende, d'autant qu'en la presence de sa femme il avoit dit quelques paroles villaines et deshonnestes. Dionysius le pere, comme les orateurs qui devoient haranguer devant le peuple, tirassent au sort des lettres, pour sçavoir l'ordre, auquel ils auroient à parler, et que la lettre M luy fust escheute, quelqu'un des assistans luy dit: «Ceste M signifie Marotte, Dionysius, pour ce que tu diras de grandes folies:» «Mais bien, dit-il, que je seray Monarque.» et de faict, apres qu'il eut fait sa harangue, le peuple de Syracuse l'eleut Capitaine general. Et comme tout au commancement de sa tyrannie les Syracusains soubslevez alencontre de luy, le teinssent assiegé dedans son chasteau, ses amis luy conseilloient que volontairement il quittast et se démeist de ceste domination violente, s'il ne vouloit mourir honteusement, apres qu'il seroit pris: mais luy aiant veu assommer un boeuf à un boucher, et observé qu'il estoit au premier coup tombé <p 190r>soudainement roide mort: «Et dea, dit-il, ne seroit-ce pas grand desplaisir, que pour crainte de la mort qui dure si peu, et passe si vistement, je quittasse une si belle et si grande Seigneurie?» Aiant entendu que son propre fils, auquel il devoit laisser sa Seigneurie, avoit violé et forcé la femme d'un des bourgeois de la ville: il luy demanda en cholere, quelle chose semblable il luy avoit jamais veu faire. Le jeune homme luy respondit, «Aussi n'as-tu pas eu un pere qui fust tyran:» il luy repliqua tout promptement, «Aussi n'auras- tu point de fils qui le soit, si tu ne te deportes de commettre de tels actes.» Une autre fois estant allé veoir son fils en son logis, et y voyant quantité grande de vases d'or et d'argent, il dit tout haut, «Il n'y a rien de Seigneur et de Prince en toy: veu que d'un si grand nombre de vaisselles d'or et d'argent que tu as eu de moy, tu n'en as pas sçeu faire un amy.» Il demandoit un jour de l'argent à ceux de Syracuse, et eux se plaignoient et lamentoient, en le priant de les vouloir excuser, disans qu'ils n'en avoient point: luy au contraire leur en feit demander encore d'autre: ce qu'il feit jusques à deux ou trois fois, coup sur coup. Et comme il continuast à leur en exiger encore d'avantage, il entendit qu'ils ne s'en faisoient plus que rire et gaudir, en se promenant parmy la place: adonc il commanda à ses receveurs de ne les plus presser. «Car c'est signe, dit-il, qu'ils n'ont plus rien, puis qu'ils ne font plus conte de nous.» Sa mere estant desja vieille et hors d'aage de se marier, vouloit neantmoins à toute force estre mariee à un beau jeune homme: «Il luy respondit, qu'il estoit bien en sa puissance de violer les loix de Syracuse, mais les loix de nature, non.» Et punissant asprement tous autres malfaitteurs, il pardonnoit aux voleurs, qui ostoient les robbes et manteaux à ceux qu'ils rencontroient la nuict parmy les rues, à fin que les Syracusains pour ceste occasion desistassent de faire festins et assemblees les uns avec les autres. Il y eut une fois un estranger qui luy promit tout haut de luy enseigner à part en secret, à quoy il pourroit cognoistre ceux qui conspiroient et machinoient contre luy: Dionysius le pria bien fort de luy dire: et l'autre allant devers luy, «Donne moy, dit-il, un talent, (six cens escus) à fin qu'il semble à ceux de Syracuse que tu ayes appris de moy les signes ausquels tu pourras descouvrir ceux qui conivreront alencontre de toy.» Il le luy donna, et feit semblant d'avoir appris et entendu de luy ces moyens, louant grandement la subtile façon de tirer argent que cest homme avoit inventee. Quelque autre luy demanda un jour, s'il estoit point quelquefois oisif, J'à Dieu ne plaise, dit-il, que cela jamais m'advienne.» Estant adverty que deux jeunes hommes de la ville beauvans ensemble avoient dit plusieurs oultrageuses et injurieuses paroles de luy et de sa tyrannie à la table, il les envoya convier toux deux de venir souper avec luy: et voyant que l'un, apres qu'il eut un peu de vin en teste, disoit et faisoit tout plein de folies, et au contraire que l'autre estoit fort retenu, et beauvoit peu souvent, il pardonna à l'un comme estant yvrongne et insolent de nature, et qui par yvrongnerie avoit mesdit de luy, mais il feit mourir l'autre comme luy voulant mal en son coeur, et luy estant ennemy de propos deliberé. Aucuns de ses familiers le reprenoient de ce qu'il honoroit et avançoit un homme meschant et mal voulu des Syracüsains, et il leur respondit, «Je veux qu'il y ait en Syracuse quelqu'un qui soit encore plus haï que moy.» Il envoya une fois des presents à quelques ambassadeurs de Corinthe, qui estoient venus devers luy: eux les refusérent, à cause de quelque statut et ordonnance de leur Chose publique, qui defendoit aux ambassadeurs de prendre, ny recevoir aucuns dons ne presens de Seigneur ou Prince quelconque. Il en fut mal content, et leur dut, qu'ils faisoient mal d'oster le seul bien qu'il y a és tyrannies, de pouvoir donner: enseignans aux hommes que mesme le recevoir aucun bien des tyrans, est chose que lon doit redouter et fuit. Estant adverty, que l'un des habitans de Syracuse avoit caché un thresor dedans la terre en sa maison, il luy feit commandement de luy apporter: ce qu'il feit, non pas tout pourtant, car il en reteint une partie, <p 190v>avec laquelle il s'en alla demourer en un autre ville, là où il en achetta quelque heritage: quoy entendant, il le renvoya querir, et luy rendit tout son or et argent: Puis que tu sçais, dit-il, maintenant user de la richesse, et non pas rendre inutile ce que est fait pour l'usage de l'homme. Son fils, que lon appelle Dionysius le jeune, disoit, qu'il nourrissoit et entretenoit plusieurs hommes de lettres, non qu'il les estimast, mais pource qu'il vouloit estre estimé pour l'amour d'eux: entre lesquels un Dialecticien nommé Polyxenus, luy dit une fois en disputant avec luy, «Je te tiens convaincu:» «Ouy bien de paroles, luy respondit-il soudainement: mais moy je te convains toy-mesme de faict, pource qu'abandonnant ta propre maison, tu me viens faire la court et servir en la miene.» Apres qu'il eust esté chassé de sa seigneurie, comme quelqu'un luy demandast, «Que t'a maintenant servy Platon et toute sa philosophie?» «Elle m'a servy de ce, que je porte patiemment la mutation et le changement de ma fortune.» On luy demanda une fois, comment son pere estant homme pauvre et privé avoit acquis la domination de Syracuse: et luy, à qui son pere l'avoit laissee toute acquise, et estoit fils d'un si grand tyran, l'avoit laissee perdre: «Pource, dit-il, que mon pere vint à prendre les affaires en main lors que le gouvernement populaire estoit haï, et moy lors que la tyrannie estoit enviee.» Une autre fois il respondit à quelque autre qui luy faisoit ceste mesme demande: «Mon pere m'a bien laissé sa tyrannie, mais non pas sa fortune.» Agathocles estoit fils d'un potier de terre, et s'estant fait seigneur de la Sicile, et en aiant esté declaré Roy, il faisoit en son service mesler de la vaisselle de terre parmy celle d'or et d'argent, et la monstroit aux jeunes gens en leur disant: «Je faisois au commancement de telle vaisselle, (en leur monstrant celle de terre:) et maintenant j'en fais de celle-cy (en leur monstrant celle d'or) par ma diligence et vaillance.» Ainsi qu'il tenoit le siege devant une ville, quelques uns de ceux de dedans luy crioient de dessus la muraille, pour luy penser faire injure: «Hó potier, de quoy payeras tu la soulde à tes gens?» et luy sans s'esmouvoir tout doucement en riant leur respondit, «Du sac de ceste ville, quand je l'auray prise.» Et de faict l'aiant emportee d'assault, il vendit à l'encan tous les habitans comme esclaves, en leur disant, «Si vous me dittes plus d'injures desormais, je m'en plaindray à vos maistres.» Et comme les habitans de l'Isle d'Ithaque se plaignissent à luy, disans, que ses mariniers estans descendus en leur Isle avoient emmené de leurs moutons: il leur respondit, «Et comment, vostre Roy estant jadis descendu en la Sicile, non seulement en emmena des moutons, mais qui pis est, il creva les yeux au berger.» Dion, celuy qui chassa Dionysius hors de sa tyrannie, estant adverty que Calippus, auquel il se fioit plus qu'à nul autre de ses hostes ny amis, espioit les moyens de le faire mourir, n'eut jamais le coeur d'en informer pour le convaincre, disant, qu'il amoit mieux mourir que vivre en ceste peine, d'avoir à se garder, non de ses ennemis seulement, mais aussi de ses amis. Archelaus Roy de Macedoine, comme un jour à sa table quelqu'un de ses familiers, homme qui sçavoit peu de bien et d'honneur, luy demandast en don une couppe d'or dont on servoit à sa table, le Roy commanda à l'un de ses gens de la porter en don au poëte Euripides. Ce que l'autre trouvant estrange, il luy dit: «Ne t'en esbahy point, car tu merites de demander, et luy d'avoir, encore qu'il ne demande point.» Et comme son barbier, qui estoit un grand babillard, luy demandast: «Comment voulez vous que je vous face la barbe, Sire?» Il luy respondit, «Sans dire mot.» Et comme Euripides en un festin ambrassast et baisast le bel Agathon devant tout le monde: «Ne vous en esbahissez point, dit-il aux autres assistans, car des beaux l'arriere-saison mesme en est encore belle.» Et comme Timotheus joueur de cithre, qui s'estoit promis que le Roy luy feroit un bon gros present, en eust eu beaucoup moins qu'il n'esperoit, et s'en monstrast fort mal-content, de sorte qu'en chantant sur sa cithre ces paroles, L'argent fils de la terre tu l'as en estime grande, faisant signe de la teste que c'estoit du Roy qu'il <p 191r>l'entendoit: il luy replique tout sur le champ, Mais toy tu en fais demande. Une autre fois, comme il passoit par la rue, on respandit de l'eau sur luy: à raison de quoy, ceux qui se trouverent aupres, l'irritans alencontre de celuy qui avoit versé l'eau, disoient, qu'il le devoit bien faire chastier: «Voire mais, dit-il, il n'a pas versé ceste eau sur moy, mais sur celuy qu'il pensoit que je fusse.» Philippus de Macedoine pere d'Alexandre le grand, ainsi que tesmoigne Theophrastus, a esté plus grand que nul autre des Roys de Macedoine, non seulement en prosperité de fortune, mais aussi en bonté et moderation de moeurs. Il faignoit de reputer les Atheniens bien-heureux, en ce mesmement qu'ils trouvoient tous les ans en leur ville dix Capitaines à eslire: car luy au contraire en plusieurs annees n'en avoit peu trouver qu'un seul, qui estoit Parmenion. Et comme on luy eust apporté en un mesme jour les nouvelles de plusieurs prosperitez qui luy estoient advenues toutes ensemble: «O fortune, s'escria-il, ne m'envoye qu'un peu de mal alencontre de tant et de si grands biens:» Apres qu'il eut vaincu les Grecs, plusieurs luy conseillerent de mettre de bonnes et grosses garnisons dedans les villes, pour plus seurement les tenir en bride: mais il leur respondit, «J'aime mieux estre appellé par long temps debonnaire, que peu de temps Seigneur.» Et comme ses familiers luy conseillassent de chasser de sa court un mesdisant qui ne faisoit que detracter de luy: il leur respondit, qu'il n'en feroit rien, de peur qu'il n'allast par tout ailleurs semer sa maledicence. Smicythus accusoit souvent Nicanor envers luy, disant qu'il ne faisoit autre chose que detracter de luy, tellement que ses plus familiers estoient d'advis qu'il envoyast querir, et qu'il le feist chastier ainsi qu'il le meritoit: «Voire mais, Nicanor, ce dit-il, est l'un des hommes de bien de la Macedoine, ne vault-il pas doncques mieux s'enquerir si la faute en vient point de nous?» Et de faict, aiant fait diligence d'enquerir dont venoit ce mescontentement de Nicanor, il trouva qu'il estoit oppressé d'extréme pauvreté, et qu'on n'avoit tenu compte de le secourir en sa necessité: parquoy il commanda incontinent qu'on luy portast un bon present, qu'il luy envoya: depuis Smicythus luy vint rapporter que Nicanor faisoit merveilles d'aller preschant ses louanges par tout. «Voyez vous doncques, dit alors Philippus, comme il depend de nous que lon parle bien ou mal de nous?» Il souloit aussi dire, qu'il estoit bien tenu aux harangueurs des Atheniens, pource que mesdisant de luy, ils estoient cause de le rendre plus homme de bien et de parole et de faict: «Car je m'efforce, disoit-il, tous les jours et en mes dicts et en mes faicts de les faire trouver menteurs.» Il renvoya, sans leur faire payer rençon tous les prisonniers Atheniens qui avoient esté pris en la battaille de Ch@eronee: mais eux demandoient encore d'avantage leurs licts, leurs vestements, et leurs hardes, et se plaignoient des Macedoniens de ce qu'ils ne leur rendoient pas. Philippus, quand il l'entendit, s'en prit à rire, et dit à ceux qui estoient autour de luy, «Ne vous semble-il pas, que ces Atheniens pensent avoir esté par nous vaincus du jeu des osselets?» Il eut d'aventure en une battaille l'os rompu, qui joinct par devant les deux espaules: cest os s'appelle en langage Grec, la clef: et le chirurgien qui le pensoit, luy demandoit tous les jours quelque argent: Philippus luy respondit, «Prens-en tant que tu voudras, car tu as la clef entre tes mains.» Il y avoit en sa court deux freres, dont l'un s'appelloit Hecateros, qui signifie en Grec, l'un et l'autre: l'autre frere se nommoit Amphoteros, qui signifie, tous les deux: et voyant que Hecateros estoit homme diligent et advisé, et Amphoteros sot et paresseux, il disoit que Hecateros estoit Amphoteros, c'est à dire, qu'il en valoit deux: et que Amphoteros estoit Oudeteros, comme qui diroit, neant, et homme de nulle valeur. L'allusion des mots ne se peut trouver en la langue Françoise. Il disoit aussi, que ceux qui luy conseilloient de se porter aigrement alencontre des Atheniens, estoient hommes de mauvais jugement, de conseiller à un Prince qui faisoit et enduroit toutes choses pour la gloire, de destruire le theatre de gloire, que la <p 191v>ville d'Athenes, à cause des lettres. Estant juge entre deux meschants hommes, il ordonna que l'un s'en fuist hors de Macedoine, et que l'autre courust apres. Il vouloit un jour loger son camp en un beau lieu, mais entendant qu'il n'y avoit point de fourrage pour les bestes, il fut contrainct de s'en partir, en disant: «Quelle est nostre vie, puis qu'il faut que nous aions le soing d'accommoder jusques aux asnes!» Desirant forcer quelque chasteau, devant lequel il vouloit mettre le siege, il envoya devant pour recognoistre la place. Ceux qu'il y avoit envoyez, luy feirent rapport qu'elle estoit si malaisee à approcher, qu'il n'estoit possible de plus, et le luy depaignirent de tout poinct imprenable. Il leur demanda, s'il estoit si fort inaccessible, que un petit asne chargé d'or n'en peust approcher. Lasthenes Olynthien, qui luy avoit aidé à s'emparer de la ville d'Olynthe, se plaignit un jour à luy, disant que quelques uns de ses mignons qu'il avoit autour de luy, l'appelloient traistre: «Il luy respondit, que les Macedoniens de leur naturel estoient hommes rudes et grossiers, et qui appelloient une marre une marre, et toutes choses par leur nom.» Il conseilloit à son fils Alexandre de parler gracieusement et courtoisement aux Macedoniens pour acquerir leur bienveuillance, pendant qu'il luy estoit loisible d'estre gracieux, regnant un autre: comme s'il eust voulu dire, que quand il seroit Roy, il faudroit qu'il leur teint gravité de maistre et seigneur, et qu'il feist justice. Aussi luy conseilloit il de tascher à acquerir l'amitié de ceux qui avoit credit et authorité és bonnes villes, autant des mauvais comme des bons, pour puis apres user des bons, et abuser des meschants. Philon gentilhomme Thebain luy avoit fait beaucoup de plaisir du temps qu'il demoura ostager en la ville de Thebes: car il estoit logé en sa maison, et depuis ne voulut oncques recevoir dons ne present de luy: au moyen dequoy Philippus luy disoit, Ne m'oste point le tiltre et l'honneur d'invincible, estant vaincu de courtoisie et de liberalité par toy. Il avoit esté pris grand nombre de prisonniers en une battaille, et estoit present à les veoir vendre à l'encan, seant dedans sa chaire, aiant sa robbe reboursee un peu plus hault qu'il n'estoit honneste, et y eut un des prisonniers que lon vendoit qui luy cria tout haut: «Je te supply, Sire, de me pardonner, que je ne sois point vendu: car je te suis amy de pere en fils.» Philippus luy demanda, «De quel costé, et comment est venue ceste amité entre nous?» «Je te le veux dire tout bas en l'oreille, respondit le prisonnier. Philippus commanda que lon luy amenast: et lors le prisonnier s'approchant pres de luy dit tout bas, «Abbaisse un petit le devant de ton manteau, Sire: car estant ainsi assis, tu monstres ce qui n'est pas honneste de descouvrir.» Lors Philippus dit tout haut à ses gens, «Delivrez-le, et le laissez aller, car il est voirement de mes amis, et de ceux qui me veulent bien, mais il ne m'en souvenoit pas.» Il y eut quelquefois un sien hoste qui le convia d'aller souper chez luy: il y alla: mais par le chemin il rencontra plusieurs qu'il y mena aussi quant et luy: dont il apperceut que son hoste se troubla tout, pour ce qu'il n'avoit pas appresté assez à souper pour tant de gens: ce qu'aiant Philippus apperceu, envoya secrettement dire en l'oreille à tous ceux qu'il avoit amenez, qu'ils gardassent en leur estomach lieu pour la tarte: les autres cuydans qu'il le dist à bon esciant, s'absteindrent de manger, de maniere que la viande vint à estre suffisante pour tous. Quand il entendit la mort d'Hipparchus natif de l'Isle d'Euboee, il en fut fort desplaisant: et comme quelqu'un des assistans luy dist, Si estoit-il desormais meur pour mourir: «Ouy bien, dit-il, quant à luy, mais non pas quant à moy, à qui il est mort trop tost: car il est mort avant que d'avoir receu de moy recompense digne de l'amitié qu'il me portoit.» Estant adverty que sons fils Alexandre trouvoit mauvais, et se plaignoit de ce qu'il engendroit enfans de plusieurs femmes, il luy dit: Puis que tu vois donc que tu auras plusieurs concurrens et competiteurs du Royaume apres ma mort, mets peine d'estre homme de bien, à fin que tu parvienes à la couronne, non tant par moy pour <p 192r>estre mon heritier, que par toy-mesme pour en estre digne. Il l'admonestoit fort d'estudier soigneusement soubs Aristote en la philosophie: «à fin, dit-il, que tu ne faces plusieurs choses que j'ay faittes, dont je me repense.» Il y avoit une fois donné quelque office de judicature, à un qui luy estoit recommandé par Antipater: mais depuis aiant entendu qu'il se paignoit les cheveux et la barbe, il la luy osta, disant, que celuy qui en ses cheveux estoit faulsaire, mal-aiseement en bon affaire seroit loyal. Machetas quelquefois plaidoit une cause devant luy qui sommeilloit, de maniere qu'à faute d'avoir bien compris et entendu le faict, il le condamna à tort: parquoy Machetas se prit à crier tout haut, qu'il en appelloit. Philippus indigné de cela, luy demanda incontinent, devant qui il appelloit de luy: «Devant toy-mesme, Sire, respondit-il, quand tu seras bien esveillé, et que tu voudras plus attentivement comprendre mon faict.» Philippus picqué de ses paroles, se leva en pieds, et pensant mieux à soy, cogneut qu'il avoit fait tort à Machetas par sa sentence, et neantmoins ne voulut point revoquer ne casser son jugement, mais luy mesme paya de son argent autant comme pouvoit valoir la chose dont il estoit question au proces. Harpalus avoit un sien parent et amy nommé Crates, attaint et convaincu de grands crimes: il pria Philippus qu'il payast bien l'amende, mais que la sentence ne fust point prononcee contre luy, pour en eviter la honte et le deshonneur: mais Philippus luy feit response: «Il vaut mieux que luy-mesme porte le deshonneur de sa faute, que non pas moy pour luy.» Ses familiers se courrouçeoient de ce que les Peloponesiens, qui avoient receu beaucoup de biens de luy, le siffloient en la feste et assemblee des jeux Olympiques: «Et que feroient-ils au pris, leur respondit-il, si nous leur eussions fait desplaisir?» Estant en son camp, il dormit un matin plus haute heure qu'il n'avoit accoustumé, et s'estant à la fin esveillé et levé, il dit, «Je pouvois bien dormir seurement, puis que Antipater veilloit.» Un musicien joueur d'instruments avoit sonné devant luy durant son souper. Philippus le voulut reprendre de quelque passage, et commancea à entrer en dispute contre luy de la Musique des instruments: «J'à Dieu ne plaise, Sire, luy dit adonc le musicien, qu'il t'advienne jamais tant de mal, que tu entendes ces choses-là mieux que moy.» Une autre fois il s'estoit endormy sur le jour, au moyen dequoy les Grecs qui avoient affaire à luy, estoient contraincts d'attendre longuement à sa porte, tellement qu'ils s'en faschoient et courrouceoient: Antipater leur respondit, «Seigneurs Grecs, ne vous esbahissez pas si Philippus dort maintenant, car quand vous dormiez il veilloit.» Il fut quelque temps en mauvais mesnage avec sa femme Olympiade, et son fils Alexandre, durant lequel different Demaratus gentilhomme Corinthien l'alla visiter. Philippus luy demanda, comment vivoient les Grecs les uns avec les autres: «Vrayement, respondit Demaratus, tu te soucies bien de l'union et concorde des Grecs les uns avec les autres, veu que les personnes qui te touchent de plus pres, et que tu dois avoir les plus cheres, sont en tel divorse avec toy.» ce mot l'y feit penser si bien, que depuis il appaisa son courroux, et se reconcilia avec eux. Une pauvre vieille aiant proces, vouloit qu'il en fust juge, et l'en pressoit ordinairement: il respondit, qu'il n'avoit pas loisir d'y vacquer et entendre: et la vieille se prit à crier tout haut, «Ne veuilles donc pas estre Roy.» et luy estonné et touché au vif de ceste parole, ne l'ouyt pas seulement elle, mais aussi tous les autres de reng.
  Alexandre estant encore enfant ne se resjouissoit point quand il oyoit dire que son pere gaignoit et conqueroit tout, et disoit aux enfans d'honneur qui estoient nourris avec luy, «Mon pere ne me laissera rien à faire ny à conquerir.» Et comme les enfans luy respondissent, «Voire-mais c'est pour toy qu'il acquiert:» «Que me profitera-il, dit-il, d'avoir beaucoup de biens, et de n'avoir rien à faire?» Il estoit fort dispos de sa personne, et viste à merveilles, tellement que son pere le voulut une fois induire à <p 192v>courir en la carriere avec les autres coureurs, qui couroient pour gaigner le pris és jeux Olympiques: «Je le voudrois bien, respondit-il, pourveu que ce fussent Roys qui courussent avec moy.» Un foy bien tard on luy amena quelque jeune garse pour coucher avec luy: il luy demanda, pour quelle cause elle estoit venue si tard elle respondit, qu'elle attendoit que son mary fust couché: et lors il tensa bien aspremens ses gens: «pource, dit-il, qu'il ne s'en a gueres fallu, que par vous je n'aye commis adultere.» Son gouverneur Leonidas le reprit un jour, de ce que faisant sacrifice de parfum aux Dieux, il y mettoit trop d'encens à son gré, et y retournoit trop souvent à en prendre à pleins poings, pour mettre sur le feu, en luy disant: «Quand tu auras conquis la province, qui produit l'encens, alors tu en mettras dedans le feu tant que tu voudras.» Parquoy depuis, apres qu'il eust conquis l'Arabie, il luy escrivit une lettre de telle substance: «Je t'envoye cinq cens quintaux d'encens et de cinnamome, à fin que tu apprennes à n'estre plus chiche envers les Dieux, t'advisant que pour le jourd'huy nous somme seigneurs de la province qui porte les drogues aromatiques et senteurs.» Le jour de devant qu'il donnast la battaile du Granique, il enhorta les Macedoniens de faire bonne chere, et de despendre tout ce qu'ils avoient de provision de vivres, pource que le lendemain ils disneroient aux despens de leurs ennemis. Un nommé Perillus luy demanda de l'argent pour marier ses filles: il luy feit bailler cinquante talents, qui sont environ trente mille escus: l'autre luy dit, que c'estoit bien assez de dix seulement: Alexandre luy repliqua, «Si c'est assez à prendre pour toy, ce n'est pas assez à donner pour moy.» Il commanda aussi à ses thresoriers de donner au philosophe Anaxarchus tout ce qu'il leur demanderoit: les thresoriers luy rapporterent, qu'il demandoit une somme excessive, de cent talents: et Alexandre leur respondit, «Il fait bien, s'asseurant qu'il a en moy un amy qui peut et veut luy en donner autant.» En la ville de Milet il trouva plusieurs grandes statues des champions, qui anciennement avoient emporté le pris és jeux Olympiques et Pythiques: «Et où estoient, dit-il aux Milesiens, ces grands corps icy, quand les Barbares assiegeoient et prenoient vostre ville?»
  La Royne de la Carie, nommee Ada, luy envoyoit soigneusement tous les jours des confitures, et de la patisserie qui estoit fort exquisement faitte par des ouvriers et patissiers fort excellents: mais Alexandre luy manda, qu'il avoit bien d'autres patissiers et cuisiniers encore plus singuliers que ceulx-là, sçavoir pour le disner, le lever matin, et cheminer la nuict avant jour: et pour le souper, le peu manger à disner. Son armee estant toute preste pour donner la battaille à Darius, les capitaines luy vindrent demander, s'il avoit plus rien à leur commander: «Non, dit-il, sinon que vous faciez razer les barbes aux Macedoniens.» Parmenion s'esmerveilla de ce commandement: et Alexandre luy dit, «Ne sçais-tu pas qu'il n'y a point de meilleure prise en combattant, que de saisir son ennemy à la barbe?» Darius luy envoya offrir dix mille talens, qui sont six millions d'or comptant, et de partir egalement par moitié toute l'Asie avec luy: tellement que Parmenion luy dit, «J'accepterois ceste offre-là, quant à moy, si j'estoit Alexandre:» «Et moy aussi certainement, respondit Alexandre, si j'estois Parmenion:» mais au demourant il feit response à Darius, «que la terre ne pouvoit porter deux Soleils, ny l'Asie endurer deux Roys.» Et comme il estoit prest à donner la derniere battaille qui devoit decider tout, pres le village d'Arbelles, contre un million d'hommes en armes, il vint quelques uns de ses mignons à luy accuser des soudards de ce, qu'ils tenoient propos en leurs loges et conspiroient entre eux de ne porter rien du butin au logis du Roy, et le retenir tout pour eulx: Alexandre s'en prit à rire, et leur dit: «Vous m'apportez de bonnes nouvelles, car ce sont propos d'hommes deliberez de vaincre, et non pas de fuir.» Plusieurs des soudards mesmes venoient à luy qui luy disoient, Sire, ayez bon courage, et ne craignez point le grand nombre de vos <p 193r>ennemis: car ils ne pourront pas supporter l'odeur seulement qui sort de nos aixelles. Mais ainsi que lon dressoit l'armee en battaille, il apperçeut un soudard qui raccoustroit l'attache avec laquelle il dardoit son javelot: il le cassa sur le champ, et le chassa des bandes comme soudard inutile et indigne d'en estre, veu qu'il accoustroit encore ses armes à l'heure propre qu'il en falloit user. Une fois comme il lisoit des lettres missives de sa mere Olympiade, dedans lesquelles il y avoit plusieurs choses secrettes, et plusieurs charges alencontre d'Antipater, Hephestion s'approchant de luy les leut aussi quant et luy, ainsi qu'il avoit accoustumé de faire. Alexandre ne l'en engarda point, mais apres qu'il eut achevé de lire, tirant son cachet de son doigt il le luy meit dessus les lévres. Estant au temple du Dieu Hammon, il fut nommé par le grand presbtre du lieu, Fils de Jupiter: à quoy il respondit, «Ce n'est pas de merveille, car Jupiter par nature est pere de tous, mais il adopte et advouë pour siens particulierement ceux qui sont les plus gens de bien.» Il y fut en quelque rencontre blecé d'un coup de flesche à la cuisse: si accoururent soudain à luy plusieurs de ceux qui par flatteries avoient accoustumé de l'appeller Dieu: et lors avec un visage riant il leur dit, en leur monstrant sa playe: C'est du vray sang, comme vous pouvez veoir,
  et non de l'humeur telle
  Qui coule aux Dieux de nature immortelle.
Comme quelques uns loüassent devant luy la simplicité d'Antipater, disans qu'il vivoit austerement, sans superfluité ne delices quelconques: il leur respondit, «Antipater est voirement blanc au dehors, mais soyez asseurez qu'il est tout rouge comme pourpre dedans.» Un de ses amis luy donnoit à souper en son logis au coeur d'hyver, qu'il faisoit grand froid, et feit apporter en la salle un petit foyer, sur lequel n'avoit que bien peu de feu. Alexandre luy dit, «Fais apporter du bois ou de l'encens.» voulant dire, que si c'estoit pour eschauffer la salle, il y falloit du bois d'avantage: et que s'il n'y vouloit point plus de feu, que ce n'estoit que pour faire du parfum aux Dieux. Antipatrides feit venir en un festin, où il estoit, une belle jeune garse baladine, qui chanta et balla si bien, qu'Alexandre s'affectionna un peu à la voir, mais premier il demanda à Antipatrides qui l'avoit amenee, s'il en estoit point amoureux:il luy confessa que ouy: adonc Alexandre luy dit, «O malheureux que tu es, ne l'emmeneras-tu doncques pas vistement hors d'icy?» Une autre fois Cassander s'efforcea de baiser malgré luy un jeune garson nommé Python, duquel estoit amoureux un Evius excellent joueur de fleutes. Alexandre voyant que cest Evius en estoit fort marry, se leva en cholere contre Cassander, en criant, «Comment, il ne sera doncques pas desormais loisible par nostre insolence d'aimer qui voudra.» Ainsi comme il renvoyoit de son camp les malades et estropiez vers la mer, pour les reconduire en leurs maisons, on luy vint rapporter qu'un nommé Antigenes s'estoit faict escrire entre les malades et estropiez, qui n'estoit ne l'un ne l'autre: il le feit venir devant luy, là où le soudard luy confessa rondement, qu'il faignoit voirement estre malade, et qu'il ne l'estoit pas, pour l'amour qu'il portoit à une jeune femme nommee Telesippa, qui s'en retournoit vers la marine. Alexandre luy demanda à qui il falloit parler pour la faire demourer, et aiant entendu qu'elle n'estoit point esclave, mais de libre condition, il luy dit, «Taschons doncques par quelques bons moyens à la gaigner, tant qu'elle se contente de demourer avec nous: car de retenir par force une femme libre, je ne le ferois jamais.» Apres la battaille gaignee contre Darius, aiant en sa puissance les Grecs, qui avoient esté à la soude de son ennemy, il commanda que lon gardast aux fers les prisonniers d'Athenes, d'autant qu'aiants moyen de vivre du public de leur ville, ils alloient neantmoins à la soude des Barbares, et les Thessaliens aussi, d'autant qu'aiants un gras et fertile païs, ils ne s'arrestoient pas à le labourer, et aimoient mieulx aller servir les Barbares: mais il commanda que lon laissast aller les Thebains où ils voudroient, <p 193v>«pource, dit-il, que nous ne leur avons laissé ne ville à habiter, ny terre à labourer.» Aians pris prisonnier un Indien, que lon disoit et qui estoit de faict excellent à tirer de l'arc, de sorte qu'il ne failloit jamais de donner d'une flesche dedans un petit anneau, il luy commander de tirer devant luy, à fin de voir le preuve de son art. L'Indien ne le voulut pas faire, dequoy Alexandre s'indigna si fort, qu'il commanda qu'on le feist doncques mourir: mais ainsi qu'on le menoit, il dit à ceux qui le conduisoient, qu'il y avoit desja plusieurs jours qu'il ne s'estoit point exercité, et que pour ceste occasion il avoit eu peur de faillir. Ce qu'Alexandre aiant entendu l'en estima d'avantage, et commanda qu'on le laissast aller, et luy donna encore un present, d'autant qu'il avoit monstré en cela une grande magnanimité, aiant mieulx aimé mourir, que d'estre trouvé indigne de la reputation que lon luy donnoit. Taxiles estoit un des Roys des Indes qui luy vint au devant, et le pria qu'ils n'eussent point de guerre ensemble: «Mais si tu es, dit- il, moindre que moy, reçoy des bienfaicts de moy: et si tu es plus grand, que j'en reçoive de toy.» Alexandre luy feit response: «Pour le moins faut-il que nous combattions de cela, à sçavoir lequel de nous deux fera plus de bien à son compaignon.» Entendant ce que lon disoit d'une place des Indes assise dessus un rocher, que lon appelloit Aorne, qu'elle estoit de tout poinct imprenable, mais que celuy qui la tenoit, estoit homme lasche et couard: «La place, dit-il, est donc prenable.» Un autre qui tenoit un chasteau que lon estimoit semblablement imprenable, se rendit à luy, et se meit luy et sa place entre ses mains. Alexandre luy rendit son païs, voulant qu'il le teint comme il faisoit au paravant: et si luy adjousta encore d'autres terres qu'il luy donna, disant, «Cest homme a faict sagement de se fier plus tost à un Prince homme de bien, qu'à une place forte.» Apres la prise de la place forte d'Aorne, aucuns de ses mignons luy disoient, qu'il avoit surmonté Hercules par la gloire de ses faicts: Il leur respondit, «Vous direz ce que vous voudrez, mais quant à moy je n'estime tous mes faicts, avec tout mon empire, dignes d'estre contrepesez à une seule parole d'Hercules.» Estant adverty que quelques uns de ses familiers jouoient aux dez, non pas pour jouër et passer le temps, mais escessivement pour se destruire, il les condamna en une amende. Entre ceux qui approchoient plus pres de luy, il honoroit le plus Craterus, et aimoit le plus Hephestion: «Car Craterus, disoit- il, aime le Roy, et Hephestion aime Alexandre.» voulant dire, que Craterus, homme sage et vaillant, amoit la grandeur de son maistre: et Hephestion, homme de bonne compagnie, amoit la personne propre de son prince. Il envoya quelquefois en don cinquante talens, qui sont trente mille escus, au philosophe Xenocrates: qui les refusa, et n'en voulut rien prendre, disant qu'il n'en avoit point affaire. On le rapporta à Alexandre, qui demanda: «Et comment, Xenocrates n'a-il pas un amy? car quant à moy, dit- il, la chevance du Roy Darius à peine m'a peu suffire à departir entre mes amis.» Porus un Roy des Indes fut par luy pris en battaille, apres laquelle Alexandre luy demanda, «Comment veu-tu que je te traicte?» Porus luy respondit, «Royalement.» Alexandre luy repliqua, s'il vouloit rien dire d'avantage: «Non, dit-il, pource que tout est compris soubs ce mot de Royalement.» Alexandre estimant beaucoup son bon sens et sa vaillance, non seulement luy rendit son Royaume, mais luy adjousta encore beaucoup d'autres païs. On luy rapporta un jour qu'il y avoit quelqu'un qui ne faisoit que mesdire de luy: il respondit, «C'est acte de Roy, de souffrir patiemment d'estre blasmé pour bien faire.» En mourant il dit à ses familiers qui estoient autour de luy, «Je voy bien que j'auray un grand epitaphe apres ma mort: c'est à dire, des jeux funebres que lon faisoit au trespas de grands personnages. Apres qu'il fut decedé, Demades orateur Athenien voyant son armee demouree sans chef qui y commandast, dit, qu'elle ressembloit à son advis au geant Polyphemus Cyclops, apres qu'Ulysses luy eut crevé son oeil. Ptolom@eus fils de Lagus Roy <p 194r>d'Aegypte, le plus souvent couchoit et soupoit au logis de ses amis: et s'il leur donnoit à souper, il se servoit de leurs meubles, envoyant emprunter de la vaisselle, des tables, des licts, pour ce qu'il n'en avoit chez luy jamais plus qu'il en falloit pour le service de sa personne: et disoit, «qu'enrichir les autres luy sembloit plus royal que de s'enrichir soy-mesme.» Antigonus levoit grosse somme d'argent sur ses subjects avec grosse rigueur: à raison de quoy quelqu'un luy dit, «Voire-mais Alexandre ne faisoit pas ainsi:» «Ce n'est pas de merveille, dit-il, car il moissonnoit l'Asie, et je ne fais que la glaner.» Il veit un jour emmy son camp des simples soudards qui jouoient à la boule, aiants leurs corselets sur le dos, et leurs morrions en teste: il y prit plaisir, et feit appeller leurs Capitaines, en intention de les en louër: mais quand il sçeut, qu'ils estoient en une taverne où ils beuvoient, il leur osta leurs compaignies, et les donna aux simples soudards. Quand il fut devenu vieux, il commancea à se monstrer plus doulx et plus gracieux envers un chascun qu'il n'avoit jamais fait, et se comportoit plus humainement en toutes choses, dont tout le monde s'esbahissoit: et il respondoit à ceux qui luy en demandoient la cause, «C'est pour autant, dit-il, que paravant je cerchois de me faire grand en toute puissance: mais maintenant que je l'ay acquise, je n'ay plus besoing que de gloire et de benevolence.» Un sien fils nommé Philippus luy demanda un jour en presence de beaucoup de gens, quand partiroit le camp: il luy respondit, «As-tu peur de n'ouïr pas le son de la trompette?» Ce mesme fils avoit un jour procuré qu'on luy feist son logis chez une femme veufve, laquelle avoit trois belles filles. Le Roy son pere en estant adverty, envoya querir le mareschal des logis, et luy dit, «Ne me deslogeras-tu point mon fils de ce logis si estroit?» Il fut quelque fois malade d'une maladie longue: depuis estant retourné en convalescence, «Nous n'en vaudrons pas pis, dit-il, d'avoir esté malades, car cela nous a admonestez de ne nous enorgueillir point, attendu que nous sommes mortels.» Hermodotus poëte en quelques compositions sienes poëtiques l'appelloit fils du Soleil: et luy alencontre disoit, «Celuy qui vuide ma selle percee, sçait bien avec moy qu'il n'en est rien.» Quelqu'un disoit en sa presence, que toutes choses estoient justes et honnestes aux Roys: «Ouy bien, dit-il, aux Roys des Barbares: mais à nous cela seulement est juste et honneste, qui par nature l'est de soy-mesme.» Marsias son frere avoit un procés devant luy, et le prioit qu'il fust plaidé et jugé à huys clos en son logis: «Mais bien, respondit il, au beau milieu de la place, à la veuë de tout le monde, si nous ne voulons faire tort à personne.» Il fut une fois en hyver contrainct de loger son camp en lieu, où il n'y avoit commodité quelconque pour la vie de l'homme: à l'occasion dequoy, quelques soudards ne sçachans pas qu'il fust si pres d'eulx, le maudissoient, et luy disoient injure: et luy entreouvrant avec son baston la toile de son pavillon leur dit, «Si vous n'allez plus loing mesdire de moy, je vous en feray bien repentir.» On estimoit que un Aristodemus, l'un de ses familiers, fust fils d'un cuysinier: au moyen dequoy, comme il luy conseillast de retrencher sa despense ordinaire, et de restraindre ses dons, il luy respondit, «Tes propos, Aristodemus, sentent fort leur devanteau de cuysinier.» Les Atheniens donnerent droict de bourgeoisie de leur ville à un sien esclave, comme s'il eust esté personne libre, pour luy faire honneur: mais il leur dit, «Je ne voudrois pas fouëtter un Athenien.» Il y eut un jeune homme disciple du Rhetoricien Anaximenes, qui prononcea par coeur devant luy une harangue composee de longue main. Apres qu'il eut achevé, le Roy luy demanda quelque chose qu'il vouloit sçavoir. Le jeune homme qui ne sçeut que respondre, se teut tout quoy: et adonc le Roy luy dit, «Que dis-tu? n'y a-il que cela escrit en tes tablettes?» Un autre affetté Rhetoricien haranguant devant luy vint à dire, «La saison jette-nege avoit fait faillir l'herbe aux champs:» Il ne se peut tenir de luy dire, en rompant son propos, «Ne cesseras tu aujourd'huy de parler à moy, comme si tu parlois à une tourbe populaire, sans jugement?» <p 194v>Thrasylus philosophe Cynique luy demanda un jour une drachme d'argent en don, qui sont trois souls et quatre: Il luy respondit, «Cela n'est pas un don de Roy.» «Donne moy donc un talent,» dit le Philosophe: et le Roy luy respondit, «Cela n'est pas prise de philosophe Cynique.» Envoyant son fils Demetrius avec grosse flotte de vaisseaux en la Grece, pour delivrer les Grecs de servitude, comme il disoit, il en rendoit la cause, par ce qu'il disoit, que sa gloire reluiroit de dessus la Grece par toute la terre habitable, ne plus ne moins que feroit un brandon de feu que lon mettroit au dessus d'une haulte tour. Le poëte Antagoras estoit en son camp, qui faisoit bouillir un congre dedans une poille, et secouoit la poille luy-mesme. Antigonus le regardant faire derriere luy, se prit à luy dire: «Antagoras, penses-tu qu'Homere descrivant les haults faicts du Roy Agamemnon s'amusast à faire cuire un congre?» Antagoras se retournant luy repliqua, «Mais penses-tu, Sire, que le Roy Agamemnon faisant ces grandes choses que descrit Homere, allast curieusement recercher parmy son camp, s'il y avoit quelqu'un qui feist bouillir un congre?» Il luy fut une nuict advis en songeant, qu'il voyoit Mithridates moissonnant un bled aux espics d'or, à raison dequoy il resolut en soy-mesme de le faire mourir: et aiant communiqué à son fils Demetrius ceste siene deliberation, il luy feit jurer qu'il n'en diroit jamais rien: mais neant-moins Demetrius tirant à part Mithridates, et se promenant le long de la marine avec luy, il escrivit du bout de sa javeline dedans le sable, «Fuy t'en Mithridates.» Mithridates aiant soudain entendu ce qu'il vouloit dire, s'enfuit au Royaume de Pont, là où il regna toute sa vie. Demetrius aiant mis le siege devant la ville de Rhodes, y trouva en l'un des faulx-bourgs le tableau de la ville d'Ialysus que paignoit Protogenes. Les Rhodiens l'envoyerent prier par un herault, de vouloir pardonner à ceste excellente painture: il leur feit response, qu'il gasteroit plus tost les portraicts et images de son propre pere, que celle painture. Aiant accordé avec les Rhodiens, il leur laissa sa grande machine de batterie qui s'appelloit Helepolis, c'est à dire, engin à prendre villes, pour tesmoigner au temps advenir la grandeur de ses ouvrages, et la valeur de leur courage. Les Atheniens s'estans rebellez contre luy, il reprit leur ville qui avoit ja grande faulte de vivres. Si feit incontinent proclamer une assemblee de ville, en laquelle il declara, qu'il leur donnoit en pur don grande quantité de bleds, mais en sa harangue il luy advint de commettre une incongruité: soudain l'un de ceux de la ville, qui estoit assis pour l'escouter, le releva, prononceant tout hault le mot ainsi comme il le devoit avoir dit: «Et pour ceste correction-là, dit-il, adonc, je vous donne encore d'avantage autres cinq mille mines de bled.» Antigonus le second, comme Demetrius son pere aiant esté pris prisonnier luy eust envoyé dire par un de ses familiers, qu'il n'adjoustast point de foy, ny ne feist aucun compte de chose qu'il luy escrivist, si d'adventure il estoit forcé de ce faire par Seleucus qui le tenoit prisonnier, et que pour cela il ne luy rendist aucune des villes qu'il tenoit: au contraire il escrivit à Seleucus, qu'il luy cederoit toutes les terres qu'il avoit en son obeissance, et se mettroit soy-mesme en ostage, s'il vouloit delivrer son pere. Sur le poinct qu'il estoit prest à donner une battaille par mer aux Lieutenans et Capitaines de Ptolomeus, le pilote de sa galere luy vint dire, que leurs ennemis avoient bien plus grand nombre de vaisseaux qu'eux: «Et moy, dit-il, qui suis icy en personne, pour combien me comptes-tu?» Se retirant une fois de devant ses ennemis qui le venoient assaillir, il dit qu'il ne fuyoit pas, mais qu'il alloit apres l'utilité qui estoit derriere luy. Et comme un jeune homme fils d'un fort vaillant pere, mais au demourant n'estant pas tenu pour gueres bon soudard quant à luy, prochassast d'avoir la soude de son pere: «Voire-mais, dit-il, jeune fils mon amy, je donne bien bon appointement et fais des presents à ceux qui sont eulx-mesmes vaillants, non pas à ceux qui ne sont qu'enfans de vaillants hommes.» Estant Zenon le Citieien trespassé, celuy qu'il estimoit <p 195r>le plus entre tous les Philosophes, il dit que le theatre de ses gestes luy estoit osté, comme celuy que pour sa gloire il desiroit plus avoir spectateur et approbateur de ses faicts. Lysimachus aiant esté surpris au païs de Thrace par le Roy Dromich@etes, en un destroict où il fut contrainct par la soif de se rendre luy et toute son armee à la mercy de son ennemy: apres qu'il eut beu, estant prisonnier, «O Dieux comment pour peu de plaisir je me suis fait esclave, au lieu de Roy que j'estois!» Devisant un jour avec Philippides poëte comique, qui estoit son familier et amy, il luy dit: «Que veus- tu que je te communique de ce qui est à moy?» «Ce qu'il te plaira, Sire, luy respondit le poëte, prouveu que ce ne soit point de tes secrets.» Antipater aiant entendu comme le Roy Alexandre le grand avoit fait mourir Parmenion, dit en s'esbahissant, «Si Parmenion a attenté à la vie d'Alexandre, à qui se faut-il plus fier, Sinon? Que faut-il plus faire?» Il disoit de l'orateur Demades, quand il fut devenu vieil, qu'il ne luy estoit demouré que le ventre et la langue, non plus que d'une hostie que lon a toute consommee. Antiochus le troisiéme escrivit aux villes de son obeissance, que si d'adventure il leur mandoit de faire aucune chose qui fust contraire aux loix, elles n'y obeissent point, comme aians esté les lettres depeschees par surprise. Aiant trouvé la religieuse de Diane belle par excellence, il se partit incontinent de la ville d'Ephese, de peur que l'amour ne le forceast de commettre contre sa volonté chose qui ne fust pas loisible. Antiochus surnommé le Sacre, faisoit la guerre à son frere Seleucus, à qui demoureroit Roy: et neantmoins apres que Seleucus eust esté deffait en battaille par les Galates, tellement que lon estimoit qu'il eust esté luy-mesme taillé en pieces, à cause qu'il ne comparoissoit point, et ne sçavoit-on qu'il estoit devenu, Antiochus posant son accoustrement Royal de pourpre, prit un habillement noir, et un peu apres aiant eu nouvelles qu'il estoit sain et sauf, il sacrifia aux Dieux pour leur rendre graces de son salut, et commanda aux villes de son obeissance d'en faire feste, en portant chapeaux de fleurs sur leurs testes. Eumenes estant tombé dedans les embusches que luy avoit dressees Perseus, le bruit courit incontinent par tout qu'il y estoit mort: tellement que la nouvelle en aiant esté apportee jusques en la ville de Pergamum, Attalus son frere se meit aussi tost le frontal Royal, autrement appellé Diadesme, alentour de la teste, et qui plus est espousant sa femme, se porta pour Roy: mais peu apres estant adverty que son frere estoit sain et sauf, et qu'il s'en venoit en sa maison, il s'en alla au devant de luy comme il avoit accoustumé au paravant avec les gardes du corps du Roy, portant luy-mesme une javeline de barde en sa main comme les autres. Eumenes le salüa et l'ambrassa amiablement, luy disant seulement tout bas en l'oreille, «Une autre fois ne te haste pas tant d'espouser ma femme, que tu ne m'ayes veu mort:» sans que jamais depuis en toute sa vie il luy dist ne luy feist chose aucune, dont il se deust dessier, ains qui plus est en mourant luy laissa son Royaume et sa femme: en recompense dequoy son frere ne voulut jamais faire nourrir ny elever aucun de ses enfans, combien qu'il en eust plusieurs de sa femme, ains rendit de son vivant le Royaume au fils de son frere Eumenes, apres qu'il fut parvenu en aage de regner. Pyrrhus Roy des Epirotes eut plusieurs fils, lesquels estans encore enfans luy demanderent un jour, à qui d'eulx il laisseroit son Royaume apres sa mort: il leur respondit, «A celuy de vous qui aura l'espee la mieulx trenchante.» On luy demanda une fois, quel estoit le meilleur joueur de fleutes, à son advis, Pithon ou Cephisius: «Polyperchon, dit-il, est le meilleur Capitaine.» Aiant desfait les Romains en deux rencontres, mais avec grand' perte de ses meilleurs Capitaines, et ses meilleurs serviteurs: «Si nous gaignons, dit-il, encore une autre bataille contre ces Romains, nous sommes perdus.» En montant sur mer au partir de la Sicile, d'autant qu'il voyoit bien qu'il ne viendroit jamais à bout de la gaigner, en se tournant devers ses amis: «O la belle carriere, dit-il, à luitter que nous laissons aux Romains et aux Carthaginois!» <p 195v>Ses soudards le surnommoient l'Aigle: et il leur respondoit: «Pourquoy non, quand vos armes sont les ailes qui m'enlevent au ciel?» Estant adverty que quelques jeunes hommes en beuvant avoient tenu à la table plusieurs propos outrageux et injurieux de luy, il commanda qu'on les luy amenast tous le lendemain. Quand ils furent venus, il demanda au premier, s'il estoit vray qu'ils eussent tenu tels propos de luy: «Ouy, Sire, respondit-il, mais nous en eussions bien dit encore d'avantage, si le vin ne nous eust failly.» Antiochus, celuy qui feit deux voyages contre les Parthes, estant à la chasse poursuivit si longuement sa proye, qu'il s'esgara de tous ses amis, et tous ses serviteurs, tant qu'il fut contrainct pour la nuict de se loger en la cabane de bien pauvres paisans: là où en soupant il leur demanda, «que c'est que lon disoit du Roy.» Il luy fut respondu, «Que le Roy estoit un bien bon prince au demourant, mais que pour ne vouloir pas prendre peine à faire ses affaires luy-mesme, il se remettoit de beaucoup de choses à ses mignons qui ne valloient rien, et qu'il passoit beaucoup d'affaires de grande importance en nonchaloir, pour estre trop affectionné à la chasse.» Il ne respondit rien sur l'heure: mais le lendemain au poinct du jour, comme ses gardes fussent arrivez en ceste loge, estant descouvert, en reprenant son habit Royal de pourpre, et le frontal du diadesme alentour de sa teste: «Depuis que je vous pris premierement à mon service, jusques à hier au soir, jamais je n'avois, dit il, entendu une seule parole veritable de moy.» Ainsi comme il tenoit le siege devant la ville de Hierusalem, les Juifs luy demanderent surseance d'armes pour sept jours seulement à fin qu'ils peussent solennizer leur plus grande feste: ce que non seulement il leur ottroya, mais aussi aiant fait apprester bon nombre de taureaux aux cornes dorees, et grande quantité de drogues et especes odorantes à faire parfums, il les conduisit luy-mesme en procession jusques à la porte de leur ville, et aiant livré tout cest appareil de sacrifice entre les mains de leurs presbtres, s'en retourna dedans son camp: parquoy les Juifs esmerveillez de sa religieuse liberalité, incontinent apres leur feste se rendirent à luy. Themistocles en sa premiere jeunesse ne faisoit que yvrongner et paillarder, mais depuis que Miltiades capitaine general des Atheniens eut desfait les Barbares en la plaine de Marathone, jamais on ne le veit faisant aucun desordre: et respondoit à ceux qui s'esbahissoient de voir en luy une si grande mutation, «La trophee de la victoire de Miltiades ne me laisse point dormir ny reposer.» On luy demanda quelquefois, lequel il aimeroit mieulx estre Achilles ou Homere: «Mais toy-mesme, dit- il, lequel aimerois-tu mieulx estre, ou celuy qui gaigne le pris és jeux Olympiques, ou le crieur qui à son de trompe le proclame victorieux?» Quand le Roy Xerxes descendit en la Grece avec celle grande flotte de vaisseaux, craignant qu'un orateur Epicydes, qui avoit credit envers le peuple à cause de son eloquence, mais qui au demourant estoit lasche de coeur, et fort subject à l'avarice, ne parvint par les voix du peuple à estre Capitaine general d'Athenes en ceste guerre, et ne fust cause de perdre la ville, il le gaigna par argent, tant qu'il se deporta de la poursuitte d'estre Capitaine. Eurybiades le general de toute l'armee n'avoit pas le coeur de conclurre à la battaille par mer, à quoy Themistocles faisoit tout ce qu'il pouvoit pour esmouvoir et inciter les Grecs: tellement que l'autre luy dit en plein conseil, «Ceux qui se levent avant que ce soit à leur reng és combats publiques des jeux sacrez, sont tousjours fouëttez.» «Il est vray, respondit Themistocles: mais aussi ceux qui demeurent derriere, ne sont jamais couronnez.» Eurybiades adonc le capitaine general leva le baston, comme pour le frapper: et Themistocles luy dit, Frappe si tu veux, prouveu que tu escoutes.» Voyant qu'il ne pouvoit mettre en la teste de ce general Eurybiades qu'il voulust combattre dedans le canal et destroict de Salamine, il envoya secrettement soubs main advertir le Roy barbare, qu'il ne laissast pas eschapper les Grecs qui ne pensoient qu'à s'enfuir: à quoy ce Roy aiant adjousté <p 196r>foy, donna la battaille, qu'il perdit, pour ce qu'il combattit en un bras de mer long et estroict, qui estoit à l'advantage des Grecs: et sur l'heure Themistocles renvoya de-rechef vers luy, l'admonester de s'enfuir vers le pas de l'Hellespont, le plus tost qu'il pourroit, pource que les Grecs estoient en propos de luy rompre le pont de navires qu'il avoit fait bastir sur ce destroict, à fin que ce qu'il faisoit pour sauver les Grecs, il le semblast faire pour le salut de luy. Un habitant de la petite Isle de Seriphe luy dit un jour par maniere de reproche, qu'il estoit renommé pour la gloire de la ville d'Athenes, dont il estoit, non pas pour luy-mesme. «Tu dis verité, luy respondit Themistocles, mais ny moy si j'eusse esté Seriphien, ny toy si tu eusses esté Athenien, n'eussions jamais esté renommez.» Antiphates le beau fils, du commancement mesprisoit et fuyoit Themistocles qui estoit amoureux de luy, mais depuis quand il le veit parvenu à grande authorité et grande reputation, il le vint recercher, flatter et courtiser: «O jeune fils mon amy, dit-il alors, nous sommes bien tard, mais au moins à la fin, devenus sages tous deux ensemble.» Simonides le poëte luy requeroit en jugement quelque chose qui estoit injuste, auquel il respondit: «Ny toy Simonides ne serois pas bon nusicien, si tu chantois contre mesure: ny moy bon magistrat, si je jugeois contre les loix.» Il disoit que son fils qui faisoit faire ce qu'il vouloit à sa mere, estoit le plus puissant homme de la Grece: «Pour ce, disoit-il, que les Atheniens commandent au demourant de la Grece, je commande aux Atheniens, sa mere à moy, et luy à sa mere.» Il y avoit deux qui demandoient sa fille en mariage, desquels il prefera l'honneste au riche, disant qu'il aimoit mieux avoir un homme qui eust affaire de biens, que des biens qui eussent affaire d'un homme. Vendant un sien heritage, il feit proclamer au crieur qui le crioit à vendre, qu'il avoit son voisin. Comme les Atheniens estans saouls de luy prissent plaisir à le tondre et rebuter en ses poursuittes: «O pauvres gens, disoit-il, pourquoy vous lassez vous de recevoir souvent de mesmes personnes de bons services?» Il disoit qu'il estoit semblable aux grands platanes, soubs la rameure desquels les passans se retirent quand ils sont surpris de la pluye: puis quand le beau temps est venu, ils leur arrachent leurs branches et les deschirent. Se mocquant des Eretriens, il disoit qu'ils ressembloient aux Casserons, par ce qu'ils avoient bien des espees, mais ils n'avoient point de [...]. L'Os des Casserons s'appele espee. Estant fugitif de la ville d'Athenes premierement, et puis de toute la Grece, il se retira devers le grand Roy de Perse, là où luy estant audience donnee, il dit, que la parole de l'homme ressembloit proprement aux tapisseries de haute lice figurees et historiees: car en l'une et en l'autre, quand elles sont desployees et estendues bien au long, se descouvrent à clair les figures: là où quand elles sont pliees et empacquetees, les portraicts y sont cachez, et n'y cognoit-on rien: au moyen dequoy il demanda terme de certain temps, dedans lequel il peust apprendre la langue Persienne, à fin que de là en avant il peust par luy-mesme se descouvrir, et donner à entendre ses conceptions au Roy, non point par un truchement. Luy aiant doncques le Roy faict plusieurs grands presens, et estant soudain devenu fort riche, il disoit à ses gens, «Enfans nous estions perdus, si nous n'eussions esté perdus.» Myronides capitaine general des Atheniens se meit aux champs, pour aller faire la guerre aux Boeotiens, aiant commandé à ceux d'Athenes qu'ils le suivissent avec leurs armes: mais sur le poinct qu'il falloit mener les mains, les Centeniers luy vindrent dire, que leurs gens n'estoient pas encore tous venus: «Tous ceux, dit-il, qui ont envie de combattre, sont venus.» et ainsi les menant en deliberation de bien faire, gaigna la bataille contre les ennemis. Aristides surnommé le Juste faisoit tousjours ses affaires à part au gouvernement de la Chose publique, fuyant toutes liques et partialitez, d'autant qu'il avoit opinion que l'authorité et le credit qui estoit ainsi acquis par prattiques et menees d'amis, incitoit et poulsoit les hommes à faire beaucoup de choses injustes. Et comme <p 196v>les Atheniens fussent assemblez en conseil de ville pour proceder au bannissement qu'ils appelloient l'Ostracisme, il y eut un païsan qui ne sçavoit ne lire ny escrire, qui tenant une coquille en sa main le pria d'escrire dedans le nom d'Aristides: et qu'il luy demanda, «Et comment, cognois-tu bien Aristides? Le païsan luy dit que non, mais qu'il luy faschoit de l'ouïr appeller le Juste.» Aristides ne luy respondit rien, et escrivant son nom dedans la coquille, la luy rebailla. Estant ennemy de Themistocles, et envoyé en quelque ambassade quant et luy, arrivez qu'ils furent aux confins de l'Attique, il luy dit, «Veux-tu Themistocles que nous laissons icy sur les limites du païs nostre inimitié, et puis quand nous serons retournez de nostre ambassade, nous la reprendrons si bon nous semble?» Apres avoit faict le departement de la taille sur toute la Grece, et taxé combien chasque ville devroit payer, il en retourna plus pauvre qu'il n'estoit allé, d'autant comme il avoit despendu par le chemin. Parquoy aiant le poëte Aeschylus fait ces vers en une sienne Trag@edie touchant Amphiaraus,
  Il ne veut pas sembler juste, mais l'estre,
  Gardant justice en pensee profonde:
  Dont nous voyons tous les jours apparoistre
  Sages conseils, où tout honneur abonde:
quand on vint à les reciter en plein theatre, toute l'assistance jetta les yeux sur Aristides. Pericles toutes les fois qu'il estoit esleu capitaine, en prenant son manteau ducal souloit dire en soy-mesme, «Pericles prens garde à toy, tu t'en vas pour commander à des hommes libres, et à des Grecs, et à des Atheniens.» Un sien amy le requeroit de porter faux tesmoignage pour luy, où il falloit encore jurer: il luy respondit, «Je suis ton amy jusques à l'autel: c'est à dire, jusques à n'offenser point les Dieux.» Il suadoit aux Atheniens d'oster l'Isle d'Aegine, comme une maille ou une chassie, qui estoit en l'oeil de leur port de Pir@ee. Estant pres à rendre son ame il dit, «qu'il se reputoit heureux de ce, que nul Athenien ne portoit robbe noire par son moyen.» Alcibiades estant encore jeune garson, en luitant contre un autre, fut saisy d'une prise, de laquelle il ne pouvoit pas bien se desfaire: si prit à belles dents la main de celuy qui tenoit: et l'autre se prit à crier, «Comment Alcibiades, tu mords comme une femme:» «Non pas comme une femme, respondit-il, mais bien comme un lion.» Aiant un fort beau chien, qui luy avoit cousté sept cens escus, il luy couppa la queuë, «à fin, (dit-il) que les Atheniens comptent cela de moy, et ne s'amusent point à me recercher curieusement plus avant.» Il entra en une eschole où il demanda au maistre l'Iliade d'Homere. Le maistre luy dit qu'il n'avoit rien des oeuvres d'Homere: il luy donna un soufflet, et passa outre. Il vint un jour battre à la porte de Pericles, où lon luy dit, qu'il n'estoit pas de loisir, et qu'il estoit bien empesché à regarder comment il rendroit compte aux Atheniens de leur argent: «Et ne vaudroit-il pas mieux, dit-il, qu'il s'empeschast à regarder, comment il ne leur en rendroit point?» Estant rappellé de la Sicile par les Atheniens, qui luy vouloient faire son procés, il se cacha, disant, «que qui est accusé de crime capital, est un sot de cercher à se faire absoudre, quand il s'en peut fuir.» Et comme quelqu'un luy dist, «Comment, ne te fies- tu pas à ton païs de te juger?» «Non pas, dit- il, à ma propre mere, de peur qu'en n'y pensant pas, elle ne jettast par erreur la febve noire au lieu de jetter la blanche.» Estant adverty que luy et ses compagnons avoient esté condamnez à la mort: «Monstrons leur, dit- il, que nous sommes vivans.» et se retirant devers les Laced@emoniens, suscita la guerre qui fut appellee Decelique. Lamachus reprenoit un capitaine de gens de pied de quelque faute qu'il avoit commise en son estat: l'autre luy disoit qu'il ne le feroit plus: «Mais on ne peut pas, repliqua-il, faillir deux fois à la guerre.» Iphicrates estoit mesprisé, d'autant qu'on le tenoit pour fils d'un cordonnier, mais il acquit <p 197r>reputation d'homme de valeur, alors premier que tout blecé qu'il estoit, il saisit son ennemy au corps, et l'emporta tout vif avec ses armes, de la galere ennemie, dedans la sienne. Estant en terre d'amis et alliez, il fortifioit neantmoins son camp fort soigneusement de trenchee et de rempart tout alentour. Il y eut quelqu'un qui luy dit, «Dequoy avons nous peur? auquel il respondit, que la pire parole qui sçauroit sortir de la bouche d'un Capitaine est, Je ne me fusse jamais douté de cela.» Dressant son armee en battaille pour combattre des peuples Barbares, il dit, qu'il ne craignoit autre chose, sinon que les Barbares n'eussent point cognoissance d'Iphicrates, qui estoit ce qui effroyoit ses autres ennemis. Estant accusé de crime capital, il dit au calomniateur qui l'accusoit: «O pauvre homme regarde que tu fais, ores que la ville est environnee de guerre, suadant au peuple de consulter de moy, et non pas avec moy.» Harmodius qui estoit descendu de l'ancien Harmodius, luy reprochoit un jour, qu'il estoit extraict de race vile et roturiere: «La noblesse de ma race, luy respondit-il, commance à moy, et celle de la tiene acheve à toy.» Un orateur haranguant devant le peuple en pleine assemblee de ville luy demanda, «Qu'es-tu, à fin que lon sçache dequoy tu te glorifies tant? Es-tu homme d'armes, ou archer, ou homme de pied et picquier?» «Je ne suis, respondit-il, rien de tout cela, mais je suis celuy qui sçait commander à tous ceux- là.» Timotheus estoit estimé Capitaine plus heureux que habile homme ne vaillant, et quelques uns luy portans envie luy paignoient des villes qui venoient d'elles-mesmes se prendre dedans une nasse, pendant qu'il dormoit: et luy disoit, «Or pensez si je prens de telles villes en dormant, que c'est que je feray, quand je seray esveillé.» Un des Capitaines hazardeux et adventureux monstroit aux Atheniens par une maniere de gloire, quelque playe qu'il avoit dessus sa personne: mais luy au contraire, «J'eus (dit-il) grand honte un jour que j'estois Capitaine general, devant la ville de Samos, quand un traict d'engin de batterie vint tomber tout aupres de moy.» Et comme les harangueurs louassent grandement et recommandassent le Capitaine Chares, disans, «Voyla un tel homme qu'il faudroit pour en faire un Capitaine general des Atheniens:» Timotheus respondit, tout haut, «Ne dittes pas Capitaine, mais un bon gros vallet pour porter le lict du Capitaine.» Chabrias disoit que «ceux qui sçavoient mieux les affaires de leurs ennemis, estoient ceux qui mieux faisoient l'office de Capitaines.» Estant accusé de trahison avec Iphicrates, il ne laissoit pas d'aller à l'esbat au parc des exercices, et de disner à son heure accoustumee, dequoy Iphicrates le tansoit: et luy respondoit, «S'il advient que les Atheniens ordonnent de nous autre chose que bien à poinct, ils te feront mourir, dit-il, toute sale et à jeun, et moy lavé, oinct, et bien disné.» Il souloit dire, que une armee de cerfs conduitte par un lion estoit plus à craindre, qu'une armee de lions conduitte par un cerf. Hegesippus que lon surnommoit Crobylus, incitoit les Atheniens à prendre les armes contre Philippus Roy de Macedoine, et quelqu'un de l'assemblee luy cria tout hault: «Comment, nous veux-tu introduire la guerre?» «Ouy certainement, dit-il, et les robbes de deuil, et les convoys de funerailles publiques, et les harangues funebres, si nous voulons demourer libres, et non pas nous assubjectir aux Macedoniens.» Pytheas estant encore fort jeune se presenta un jour pour contredire en plein assemblee aux decrets publiqs, que lon passoit par les voix du peuple à l'honneur de Alexandre: quelqu'un luy dit, «Comment, oses-tu bien entreprendre, estant si jeune, de parler de si grands choses?» «Pourquoy non, dit-il, veu qu'Alexandre que vous faittes un Dieu par vos suffrages, est encore plus jeune que moy?» Phocion Athenien estoit si constant, que jamais on ne le veit ne plorer ne rire: et comme en une assemblee de ville, quelqu'un luy dist, «Tu es tout pensif, Phocion, il semble que tu estudies quelque chose:» «Tu conjectures bien, respondit-il, car j'estudie voirement, si je pourray point retrencher quelque chose de ce que j'ay à dire aux Atheniens.» Les Atheniens <p 197v>eurent un oracle qui les advertissoit qu'il y avoit en la ville un personnage qui estoit contraire aux conseils et advis de tous les autres: et comme ils feissent par tout enquerir qui estoit celuy-là, et criassent en grande furie contre luy, Phocion dit franchement tout haut que c'estoit luy, pour ce qu'à luy seul rien ne plaisoit de tout ce que le peuple faisoit et disoit. Aiant un jour dit son advis en pleine assemblee du peuple, il pleut à toute l'assistance, et vit que tous egalement approuvoient son dire: il en fut si esbahy, qu'en se tournant devers ses amis, il leur demanda, «Ne m'est-il point eschappé de dire quelque chose de travers, sans y penser?» Les Atheniens voulurent quelquefois faire un grand et solennel sacrifice, pour à quoy fournir, ils demandoient à chascun quelque contribution d'argent: chascun des autres donnoit liberalement, et Phocion estant nommeement appellé par plusieurs fois pour donner aussi, leur dit à la fin: «J'aurois honte de vous donner, et ne rendre pas à cestuy-cy.» monstrant au doigt un usurier, à qui il debuoit. Et comme Demandes luy dist, «Les Atheniens te tueront si une fois ils entrent en leur fureur:» «Si feront certes, luy respondit-il, ils me tueront voirement, s'ils entrent en leur fureur: mais toy, s'ils entrent en leur bon sens.» Aristogiton le calomniateur estant condamné à mort pour calomnie, et prest à executer en la prison, envoya prier Phocion de venir jusques là parler à luy. Ses amis ne vouloient pas qu'il y allast, pour parler à un si meschant homme: «Et en quel lieu, dit-il, pourroient les gens de bien plus volontiers parler à Aristogiton?» Les Atheniens estoient courroucez à ceux de Byzance de ce qu'ils n'avoient pas voulu recevoir dedans leur ville le capitaine Chares, qu'ils leur envoyoient pour les secourir alencontre de Philippus: Phocion leur remonstra, que ce n'estoit pas à leurs confederez s'ils se deffioient, qu'il s'en falloit prendre, mais aux capitaines dont on se deffioit, à ceux-là s'en falloit-il courroucer. Sur l'heure il fut luy mesme eleu capitaine: et s'estans les Byzantins fiez à luy, et mis entre ses mains, il les defendit si bien contre Philippus, qu'il le contraignit de se retirer sans rien faire. Le Roy Alexandre le grand luy envoya presenter en don cent talents, qui sont soixante mille escus. Il demanda à ceux qui luy apportoient cest argent, pourquoy le Roy luy en envoyoit à luy seul, veu qu'il y avoit tant d'autres Atheniens. Ils luy respondirent, que c'estoit pour ce qu'il l'estimoit seul homme de bien et vertueux: «Qu'il me laisse doncques, leur dit-il, et sembler et estre tel.» Alexandre leur demanda des galeres, et le peuple nommeement appella Phocion pour en dire son advis, et leur conseiller ce qu'ils en avoient à faire. Il se leva et leur dit, «Je vous conseille de trouver moyen que vous soyez vous mesmes les plus forts par armes, ou bien amis de ceux qui le sont.» Estant venue une nouvelle incertaine sans autheur, qu'Alexandre estoit decedé, les harangueurs ne faillirent pas incontinent de monter à l'enuy les uns des autres en la tribune aux harangues, et de conseiller que sur l'heure mesme, sans plus attendre, lon devoit prendre les armes. Phocion au contraire estoit d'advis, que lon attendist jusques à ce que lon en fust plus certainement asseuré: «car s'il est aujourd'huy mort, disoit-il, il le sera aussi demain et encore apres.» Et comme Leosthenes eust jetté la ville en une forte et grosse guerre, elevant le coeur au peuple soubs grandes esperances de recouvrer leur liberté et la principauté de la Grece, Phocion accomparoit ses propos aux cyprez: «Car ils sont, disoit-il, beaux, droicts, et hauts, mais ils ne portent point de fruict.» Et comme neantmoins les premieres rencontres en eussent esté heureuses, et la ville en feist sacrifices aux Dieux pour les bonnes nouvelles, quelqu'un luy demanda: «Et bien Phocion, es-tu content que cecy ait esté faict?» «Bien suis-je content, dit-il, que cecy soit ainsi advenu, mais je ne me repens point d'avoir conseillé cela.» Les Macedoniens incontinent feirent descente au païs d'Attique, et commancerent à courir et piller toute la coste de la marine: pour à quoy remedier il meit aux champs les jeunes hommes de la ville en aage de porter armes: plusieurs <p 198r>y accoururent à la foule, qui luy conseilloient les uns de se saisir de ceste motte-là, les autres de mettre icy ses gens en battaille: «O Hercules, dit-il, combien je voy de capitaines, et peu de soudards!» ce neantmoins il leur donna la battaille, qu'il gaigna, et tua sur le champ Nicion capitaine des Macedoniens. Peu de temps apres les Atheniens demourez vaincus en ceste guerre, et estans contraincts de recevoir garnison d'Antipater, Menyllus, capitaine de ceste garnison, luy envoya de l'argent en don: dequoy il se courroucea, disant, que ny Menyllus n'estoit meilleur qu'Alexandre, ny la cause si bonne pour laquelle il en deust prendre de luy maintenant, en aiant lors refusé d'Alexandre: aussi disoit Antipater, qu'il avoit deux amis à Athenes, à l'un desquels il n'avoit jamais rien sçeu faire prendre, ny à contenter et assouvir l'autre assez despendre. Et comme Antipater le recerchast de faire quelque chose qui n'estoit pas juste, «Tu ne sçaurois, luy dit-il, Seigneur Antipater, avoir Phocion pour amy et pour flatteur tout ensemble.» Apres la mort d'Antipater les Atheniens, aians recouvré leur liberté du gouvernement populaire, Phocion fut condamné à la mort par le peuple en pleine assemblee de ville, et ses amis aussi, lesquels s'en alloient plorans et se lamentans au supplice: mais Phocion marchant gravement, sans mot dire, trouva par le chemin l'un de ses ennemis, qui luy cracha au visage: et luy se retournant devers les magistrats leur dit, «N'y aura-il personne qui reprime l'insolence et villanie de cest homme icy?» L'un de ceux qui devoient mourir avec luy, se courrouceoit et se tourmentoit, et Phocion luy dit, «Ne te reconfortes-tu pas Evippus de ce que tu t'en vas mourir en la compagnie de Phocion?» Et comme on luy tendoit la couppe où estoit le bruvage de la cigúe, on luy demanda s'il vouloit plus rien dire. alors addressant sa parole à son fils, «Je te commande, dit-il, et te prie, de ne porter point de rancune, pour ma mort, aux Atheniens.» Pisistratus tyran d'Athenes, adverty que quelques uns de ses amis s'estans rebellez contre luy, avoient occupé le chasteau de Phyle, s'en alla devers eux portant luy-mesme sur son col un fardeau de son lict et de ses hardes. Ils luy demanderent, que c'estoit qu'il vouloit: «Je viens, dit-il, expressément en intention de vous persuader de retourner avec moy, ou bien de demourer icy avec vous, et pourtant ay-je apporté mes hardes quant et moy.» On luy rapporta que sa mere aimoit un jeune homme, qui couchoit secrettement avec elle, mais en grand' crainte, et la refusoit souventefois: il l'envoya convier à souper, et apres souper il luy demanda comment il avoit esté traitté: «Fort bien,» dit-il. «Tu le seras ainsi tous les jours, dit-il, si tu fais plaisir à ma mere.» Thrasybulus estoit amoureux de sa fille, laquelle il baisa, la trouvant de rencontre devant luy en son chemin: dequoy sa femme fut fort courroucee, et sollicitoit son mary d'en faire demonstration: mais il luy respondit tout doucement, «Si nous haïssons ceux qui nous aiment, que ferons nous à ceux qui nous haïssent?» et la bailla en mariage à ce Thrasybulus. Quelques jeunes gens apres bien boire, allans masquer et faire les fols par la ville, rencontrerent sa femme, à laquelle ils feirent et dirent plusieurs choses dissolües et peu honnestes: et puis le lendemain recognoissans la faute qu'ils avoient faitte, vindrent plorer devant Pisistratus, et luy demander pardon: et il leur respondit, «Donnez ordre que vous soyez d'ores en avant plus sages: au demourant je vous advise, que ma femme ne sortit ny n'alla du tout hier nulle part.» Estant prest à espouser une seconde femme, ses enfans du premier lict luy demanderent, s'il estoit point en quelque chose malcontent d'eux, pourquoy il espousast par despit d'eux ceste seconde femme: «Rien moins, leur respondit-il: ains c'est au contraire, pource que je me louë de vous, et que je desire avoir encore d'autres enfans qui soient semblables à vous.» Demetrius surnommé le Phalerien conseilloit au Roy Ptolom@eus d'achetter et lire les livres qui traictent du gouvernement des royaumes et seigneuries: «Car ce que les mignons de court n'osent dire à leurs Princes, est escrit dedans ces livres- là.» <p 198v>Lycurgus, celuy qui establit les loix aux Laced@emoniens, accoustuma ses citoyens à porter cheveux, disant que les cheveux rendoient ceux qui estoient beaux d'eux mesmes, encore plus beaux: et ceux qui estoient laids, hydeux et effroyables. Sur les entrefaittes qu'il estoit apres à reformer l'estat de Laced@emone, quelqu'un luy conseilloit d'y establir l'estat du gouvernement populaire, où l'un a autant d'authorité que l'autre: il luy respondit, «Commance toy-mesme à establir ce gouvernement-là en ta maison.» Il ordonna que lon ne bastiroit plus les maisons qu'avec la sçie et la coignee seulement: «pource, dit- il, que lon auroit honte de porter dedans une maison simple, de la vaisselle d'or ou d'argent, ny des meubles precieux, ou des tables riches et sumptueuses.» Il defendit à ses citoyens de combattre ny à l'escrime des poings, ny à l'escrime generale de pieds, de dents, et de mains, à fin qu'ils ne s'accoustumassent point, non pas en jouant mesme, à se rendre ny à se lasser jamais. Aussi leur defendit-il de combattre souvent contre mesmes ennemis, de peur qu'ils ne les rendissent plus belliqueux: au moyen de quoy, depuis le Roy Agesilaus aiant esté rapporté fort griefvement blecé d'une battaille, Antalcidas luy dit: «Tu rapportes un beau salaire, et escolage tel que tu l'as merité, des Thebains, de ce que tu leur as enseigné à combattre malgré eux.» Carillus estant enquis, pourquoy Lycurgus avoit faict si peu de loix, il respondit, «que ceux qui usoient de peu de paroles, n'avoient pas besoing de beaucoup de loix.» Un des esclaves qu'ils appelloient Elotes, se portoit un peu trop insolentement et audacieusement envers luy: «Par les Dieux, dit-il, si je n'estois courroucé, je te ferois tout à ceste heure mourir.» A un qui luy demandoit pourquoy les Laced@emoniens portoient cheveux: «C'est pour ce que de toutes les sortes de parements, c'est celuy qui couste le moins.» Teleclus roy de Laced@emone, respondit à son frere qui se plaignoit à luy, de ce que les citoyens de Sparte se portoient en son endroict plus iniquement et plus indignement qu'envers luy: «Ce n'est pas cela, dit-il, mais c'est que tu ne sçais pas endurer que lon te face tort.» Theopompus estant en quelque ville, l'un des habitans d'icelle luy monstroit les murailles, et luy demandoit si elles ne luy sembloient pas belles et haultes. «Belles? non, dit-il, quand il n'y auroit que des femmes.» Archidamus respondit aux alliez et confederez de Laced@emone qui le prioient de leur taxer leur cotte d'argent, qu'ils auroient à contribuer et fournir pour la guerre Peloponesiaque, «La guerre ne s'entretient pas à pris fait et certain.» Brasidas trouva une souris parmy des figues seiches, qui le mordit, tellement qu'il la laissa aller, et dict aux assistans: «Voyez-vous, dit-il, comment il n'y a rien si petit, qui ne puisse sauver sa vie, prouveu qu'il ait le coeur de se defendre contre ceux qui l'assaillent?» En une battaille il fut blecé d'un coup de parthisane, qui faulsa et percea son escu: il arracha la parthisane de sa playe, et du mesme baston en tua son ennemy: et estant enquis comment il avoit ainsi esté blecé: «Par ce que mon escu, dit-il, m'a trahy.» Il mourut au païs de Thrace, là où il avoit esté envoyé pour affranchir et remettre en liberté les Grecs qui estoient habitans en celle marche. Les ambassadeurs, qui depuis furent envoyez par le païs en Laced@emone, vindrent visiter sa mere: laquelle leur demanda premierement, si Brasidas son fils estoit mort vaillamment et en homme de bien: les ambassadeurs alors le louërent bien haultement, jusques à dire, qu'il n'en seroit plus jamais de tel: «Vous vous abusez, leur dit-elle: il est vray que Brasidas estoit bien homme de bien, mais Laced@emone en a plusieurs autres, qui valent encore mieulx que luy.» Le roy Agis souloit dire, «que les Laced@emoniens ne demandoient point combien estoient leurs ennemis, mais seulement où ils estoient.» On luy defendit à Mantinee de combattre, pource que les ennemis estoient plusieurs contre un: «Il est force, dit-il, que celuy qui veult commander à plusieurs, en combatte plusieurs aussi.» A ceux qui hault-louoient les Eliens de ce qu'ils gardoient grande legalité en la feste des jeux Olympiques: «Quelle si grande merveille est-ce, dit-il, si en quatre annees <p 199r>les Eliens usent un jour de la justice?» et comme ils perseverassent encore en leurs louanges: «Quelle si grande merveille est-ce, dit-il, si les Eliens usent bien d'une chose bonne, qui est la justice?» A un meschant homme qui luy rompoit la teste en luy demandant souvent, «Qui estoit le plus homme de bien des Spartiates:» «C'est, dit il, celuy qui te ressemble moins.» A un autre qui demandoit, «combien en nombre estoient les Laced@emoniens:» «Assez, dit-il, pour chasser les meschants:» et à un autre qui luy demandoit le mesme, «Ils te sembleroient beaucoup, dit-il, si tu les voyois combattre.» Lysander ne voulut pas accepter des robbes sumptueuses et riches que Dionysius le tyran envoyoit à ses filles, disant, «Je craindrois que ces robbes ne les feissent trouver plus laides.» Quelques uns le reprenoient et blasmoient de ce qu'il faisoit la plus part de ses gestes par ruse et tromperie, comme estant chose indigne d'un qui se disoit de la race d'Hercules: Il leur respondoit, «que là où la peau du lion ne pouvoit suffire, il y falloit coudre un petit de celle du regnard.» Les Argiens avoient quelque different alencontre des Laced@emoniens touchant leurs confins, et sembloit que les Argiens alleguassent de meilleures et plus pertinentes raisons touchant la terre qui estoit entre eux en dispute: mais luy desguainnant son espee: «Ceux, dit-il, qui seront les plus vaillants avec ceste-cy, seront ceux qui plaideront le mieux de leurs confins.» Les Laced@emoniens faisoient difficulté d'assaillir les murailles des Corinthiens, et sur ces entrefaittes il faillit un grand liévre de dedans les fossez: alors prenant ceste occasion: «Comment, dit-il, faittes vous doute d'assaillir les murailles de gens qui sont si paresseux qu'ils laissent dormir les liévres dedans l'enceinte mesmes de leurs murs?» Il y eut un Megarien, qui en publique assemblee des estats de la Grece luy parla fort hardiment et franchement: Il luy respondit, «Tes paroles auroient besoing d'une cité.» voulant dire, que Megare, dont il estoit, avoit trop peu de puissance pour maintenir ce qu'il disoit.
  Agesilaus disoit que les habitants de l'Asie, pour hommes libres ne valoient rien, mais qu'ils estoient bons esclaves. Ces Asiatiques avoient accoustumé d'appeller le Roy de Perse, le grand Roy: «Pourquoy est-il plus grand que moy, disoit-il, s'il n'est plus juste et plus temperant?» Estant enquis de la vaillance et de la justice, laquelle estoit la meilleure, «Nous n'aurions que faire de vaillance, dit-il, si nous estions tous justes.» Estant une fois contrainct de desloger la nuict à grand' haste du païs de ses ennemis, et voyant un garson qu'il aimoit, tout esploré, pour ce qu'on le laissoit derriere à cause qu'il ne pouvoit suivre pour sa maladie: «Comment il est, dit-il, mal-aisé d'avoir pitié et bon sens tout ensemble!» Menecrates le medecin qui se faisoit surnommer Jupiter, luy escrivit une lettre avec une telle superscription, «Menecrates Jupiter au Roy Agesilaus, salut.» Il luy feit response, «Le Roy Agesilaus à Menecrates, santé.» voulant dire, qu'il estoit malade du cerveau. Les Laced@emoniens aiants desfait deux d'Athenes avec leurs alliez et conferedez pres de Corinthe, entendans le grand nombre des ennemis qui estoit demourez morts sur le champ: «O malheureuse Grece, dit-il, qui a elle mesme desfaict tant de ses hommes, qu'ils eussent esté suffisans pour subjuguer et desfaire tout tant qu'il y a de Barbares!» Aiant eu un Oracle de Jupiter en la ville d'Olympie, les Ephores luy manderent qu'en passant par la ville de Delphes, il demandast aussi response à l'oracle d'Apollo. Parquoy quand il fut là, il luy demanda, s'il estoit pas de mesme advis que son pere. Demandant la delivrance de l'un de ses amis, qui estoit prisonnier entre les mains de Idrieus prince de la Carie, il luy escrivit en ceste sorte: «Si Nicias n'a point failly, delivre-le: s'il a failly, delivre-le pour l'amour de moy: mais comment que ce soit, delivre-le.» On le convioit un jour à ouïr la voix d'un qui contrefaisoit merveilleusement bien et naïfvement le chant d'un rossignol: «J'ay ouy, dit-il, assez de fois le rossignol mesme.» Apres la perte de la battaille de Leuctres, la loy ordonnoit que tous ceux <p 199v>qui s'estoient sauvez de vistesse, fussent notez d'infamie: mais les Ephores voyans que la ville en ce faisant demoureroit vuide et dépeuplee d'hommes, voulurent abolir ceste infamie, et pour ce faire eleurent Agesilaus Legislateur: et luy se tirant en avant sur la place, ordonna que toutes les loix du lendemain en avant auroient leur force et vigueur anciene. Il fut envoyé pour donner secours au Roy d'Aegypte, là où il se trouva assiegé avec luy par ses ennemis qui estoient plusieurs contre un, et enfermoient son camp d'une grande trenchee: et comme le Roy luy commandast de sortir sur eux et de les combattre: «Je n'empescheray pas, dit-il, nos ennemis qui veulent que nous soyons egaulx à combattre tant à tant:» et comme il ne s'en fallust plus gueres que les deux bouts de la trenchee ne se vinssent à rencontrer et à joindre, il dressa son armee en cest intervalle, et par ainsi venans à combattre tant contre tant, ils desfeirent leurs ennemis. En mourant il commanda à ses amis qu'ils ne feissent faire aucune image ny statuë de luy: «Car si j'ay, dit-il, fait aucune chose digne de memoire en ma vie, cela sera suffisant monument de moy apres ma mort: sinon, toutes les statuës et images du monde ne sçauroient perpetuer ma memoire.» Archidamus la premiere fois qu'il veit un traict de grosse arbaleste de batterie, que lon avoit nouvellement apporté de la Sicile, s'escria tout hault: «O Hercules, la prouësse de l'homme s'en va perduë.» Demades se mocquoit des espees Laconienes, disant qu'elles estoient si petites et si courtes, que les basteleurs et joueurs de passe-passe les avalloient toutes entieres. Agis le jeune luy respondit: «Mais neantmoins les Laced@emoniens en assenent fort bien leurs ennemis.» Les Ephores luy manderent une fois qu'il livrast ses soudards entre les mains d'un traistre: «Je me garderay, dit-il, bien de commettre les soudards d'autruy à un qui a trahy les siens.» Cleomenes respondit à quelqu'un qui promettoit de luy donner des coqs si courageux, qu'ils mouroient sur la place en combattant: «Ne me donne point de ceux-là qui meurent, mais de ceux qui font mourir les autres en combattant.» P@edaretus aiant failly d'estre eleu du conseil des trois cents, s'en retourna de l'assemblee tout joyeux et riant, disant, qu'il estoit tres-aise de ce qu'en la ville de Sparte, il se trouvoit trois cents hommes meilleurs et plus gens de bien que luy. Damonidas aiant esté par le maistre de la danse colloqué tout au dernier lieu de la danse, «Tu as, dit-il, trouvé un bon moyen pour rendre ce dernier lieu icy honorable.» Nicostratus Capitaine des Argiens, estant solicité par Archidamus de prendre une bonne somme d'argent pour luy livrer en trahison une place qu'il avoit en garde, avec promesses de luy faire espouser telle fille qu'il voudroit choisir en toute la ville de Sparte, exceptees celles du sang royal, luy feit response, qu'il n'estoit point de la race d'Hercules, «Pour ce (dit-il) que Hercules alloit par tout punissant et faisant mourir les meschants, et tu essayes de rendre meschants ceulx qui sont gens de bien.» Eudamonidas voyant en l'eschole de l'Academie Xenocrates desja ancien parmy les autres escholiers estudians en la philosophie, et entendant qu'il y cerchoit la vertu: «Et quand en usera-il, dit-il, s'il est encore à la trouver?» Une autre fois escoutant discourir un Philosophe, qui maintenoit, que le sage seul estoit bon Capitaine: «Ce propos, dit-il, est merveilleux: mais celuy qui le dit, n'ouït jamais en un camp le son de la trompette.» Antiochus estant l'un des contrerolleurs de Sparte, que lon appelle Ephores, entendant comme le Roy Philippus avoit donné aux Messeniens leur territoire: «Mais leur a-il quant et quant, demanda-il, donné le moyen de vaincre en battaille quand ils combattront pour le defendre?» Antalcidas respondit à un Athenien qui appelloit les Laced@emoniens ignorans: «C'est pour ce que nous sommes seuls qui n'avons jamais appris de vous rien de mauvais.» Un autre Athenien en estrivant contre luy, luy disoit: «Nous vous avons souvent rechassez de la riviere de Cephisus, qui est en Attique:» «Et nous, repliqua-il, ne vous avons jamais rechassez de celle d'Evrotas, qui est en Laced@emone.» <p 200r>Un Rhetoricien vouloit reciter une harangue qu'il avoit composee à la louange de Hercules: «Et qui est, dit-il, celuy qui le blasme?» Pendant que Epaminondas fut Capitaine des Thebains, jamais on ne veit advenir en son camp ces soudaines frayeurs sans cause certaine, que lon appelle Terreurs Paniques. Il souloit dire, qu'il n'estoit point de mort plus honneste que de mourir en la guerre, et que le corps d'un bon homme de guerre devoit estre exercité, non seulement comme le sont ceux des champions qui combattent és jeux de pris, mais bien plus endurcy à tout travail, ainsi qu'il convient à un bon soudard: pourtant faisoit-il la guerre à ceux qui estoient fort gras, jusques à en casser un des bandes, pour ceste cause seule, disant, qu'à peine trois ou quatre boucliers luy pourroient couvrir le ventre, qui estoit si grand qu'il luy empeschoit de veoir ses parties naturelles. Au demourant il estoit si reformé en son vivre, et haïssoit si fort toute superfluité, que une fois aiant esté invité à souper par un de ses voisins, quand il veit en son logis un grand appareil de force friandes patisseries, confitures et parfums, il luy dit, «Je pensois que tu feisses un sacrifice, non un excez de superfluité:» et s'en alla tout aussi tost. Comme le cuisinier rendist à luy et à ses compagnons compte de leur despense ordinaire de quelques jours, il n'y trouva rien mauvais que la quantité d'huyle: dequoy ses compagnons s'esbahissans, il leur dit, que ce n'estoit pas la despense qui le faschoit, mais que tant d'huyle fust entré dedans les corps des hommes. La ville de Thebes faisoit une feste publique, et estoient tous en bancquets, festins, et grandes assemblees les uns avec les autres: au contraire, luy alloit tout sec, sans s'estre oingt d'huyle de parfum, ne paré de beaux vestements, tout pensif, par la ville: quelqu'un de ses familiers le rencontra en cest estat, qui s'en esbahissant luy demanda, pourquoy il alloit ainsi seul et mal en ordre par la ville: «A fin, dit- il, que vous autres tous puissiez en seureté ce-pendant yvrongner et faire grand chere, sans penser à affaires quelconques.» Il avoit faict mettre en prison un homme de basse condition pour quelque legere faute qu'il avoit commise: Pelopidas le pria de le mettre dehors, ce qu'il luy refusa: mais puis apres une femme qui'il entretenoit l'en requit, et il le feit à sa priere, disant que c'estoit de telles gratuitez, qu'il falloit conceder aux amies et concubines, non pas aux Capitaines. Comme les Laced@emoniens vinssent à grosse puissance, pour faire cruelle guerre aux Thebains, on apporta de tous costez des oracles aux Thebains, dont les uns leur promettoient la victoire, les autres les menassoient de desconfiture: il commanda que lon meist ceux de la victoire à main droicte de la tribune aux harangues, et ceux de la desfaite à la senestre: quand ils furent ainsi tous disposez, il se leva en pieds sur la tribune, et parla ainsi aux Thebains, «Si vous voulez rendre bonne obeissance à vos Capitaines, et prendre la hardiesse en vos coeurs d'aller chocquer vos ennemis, ceux-cy (monstrant les bons oracles à la main drotte) sont les vostres: mais si à faute de courage vous restivez au peril, ceux-là (monstrant les mauvais à la main gauche) seront pour vous.» Puis ainsi qu'il conduisoit l'armee aux champs pour aller trouver les Laced@emoniens, s'estant pris à tonner, ceux qui estoient les plus pres de luy, luy demanderent que pouvoit signifier Dieu, qu'il tonnoit: «Cela, dit il, signifie que la cervelle de nos ennemis est estonnee, veu qu'aiants pres d'eulx de si commodes assiettes à loger leur camp, ils se sont campez en celle où ils sont.» De toutes les honnestes et heureuses fortunes qui luy estoient jamais advenues, il disoit que «celle qui luy avoit donné plus de joye en son coeur, estoit, d'avoir desfaict les Laced@emoniens en la journee de Leuctres du vivant des pere et mere qui l'avoient engendré.» Aiant accoustumé tout le reste du temps de se monstrer net et propre avec une face joyeuse, le lendemain de la battaille Leuctrique il sortit en publique tout sale, morne et pensif: parquoy ses amis luy demanderent incontinent, s'il luy estoit point arrivé quelque sinistre accident: «Non,dit-il, mais je senty hier que pour la joye <p 200v>de la victoire, je m'estois elevé plus que je ne devois, et pourtant aujourd'huy je corrige ceste aise qui fut hier trop excessive.» Et sçachant que les Spartiates avoient accoustumé de couvrir et cacher le plus qu'ils pouvoient tels inconvenients, et voulant convaincre et monstrer à descouvert la grandeur de la perte qu'ils avoient faitte, il n'ottroya pas permission d'enlever les morts en bloc à tous ensemble, ains à chasque cité les uns apres les autres, tellement qu'il apparut qu'il y en avoit plus de mille des Laced@emoniens. Jason Prince de la Thessalie estant allié et confederé des Thebains, vint un jour en la cité de Thebes, et envoya à Epaminondas deux mille escus en don, sçachant qu'il estoit extremement pauvre. Il ne voulut pas recevoir le present d'argent: et qui plus est, la premiere fois qu'il veit depuis Jason, il luy dit, «Tu commances à m'oultrager.» Et ce-pendant il emprunta d'un bourgeois de la ville cinquante drachmes d'argent, qui peuvent valoir environ cinq escus, pour son entretenement au voyage qu'il alloit entreprendre: et avec cela entra en armes dedans le Peloponese. Depuis encore le grand Roy de Perse luy envoya trente mille pieces d'or comme escus de Perse, que lon appelle Dariques: pour raison dequoy il s'attacha fort aigrement à Diomedes, luy demandant s'il avoit bien entrepris une si longue navigation pour cuider corrompre Epaminondas: et au demourant luy commanda de rapporter à son Roy, que tant comme il voudroit et procureroit le bien des Thebains, il l'auroit pour amy, sans qu'il luy coustast rien: mais tant qu'il prochasseroit leur dommage, qu'il luy seroit ennemy. Les Argiens aiants fait ligue et confederation avec les Thebains, ceux d'Athenes envoyerent leurs ambassadeurs en Arcadie pour essayer d'attirer à eux les Arcadiens. Si commancerent ces ambassadeurs à charger et accuser à bon esciant les uns et les autres: de maniere que Callistratus qui parloit pour eux, reprocha à ces deux citez Orestes et Oedipus. Epaminondas qui se trouva en ceste assemblee de conseil, se leva, et dit: «Seigneur, nous confessons qu'en nostre ville jadis y a eu un parricide, et en Argos un matricide: mais quant à nous, nous avons chassé et banny de nos païs ceux qui ont commis telles malheuretez, et les Atheniens les ont tous deux receus.» Et aux Spartiates qui avoient chargé les Thebains de plusieurs grandes et griefves imputations: «S'ils n'ont fait autre chose, au moins vous ont-ils, Seigneurs Spartiates, respondit Epaminondas, fait oublier vostre peu parler.» Les Atheniens avoient contracté alliance et amitié avec Alexandre tyran de Pheres en Thessalie, qui estoit ennemy mortel des Thebains, et promettoit aux Atheniens qu'il leur feroit avoir la livre de chair pour demy obole. Epaminondas luy respondit, «Et nous leur fournirons de bois, qui ne leur coustera rien, pour cuire ceste chair, car nous leur irons raser et coupper tout tant d'arbres qu'il ont en leur païs, s'ils entreprennent de remuer autre chose que bien à poinct.» Cognoissant que les Boeotiens se gastoient et perdoient par oysifveté, il deliberoit de les tenir continuellement en l'exercice des armes: au moyen de quoy quand approchoit le temps de l'election des Capitaines, et qu'on le vouloit elire Boeotarche, c'est à dire, Capitaine de la Boeoce, il disoit à ses citoyens, «Pensez-y bien, Messieurs, pendant qu'il vous est encore loisible, avant que de m'elire: car je vous advise, que si vous me faittes vostre Capitaine, qu'il vous faudra venir à la guerre.» Il appelloit le païs de la Boeoce, qui est tout plat et tout ouvert, l'eschaffault de la guerre, disant qu'il estoit impossible de le garder, sinon que les habitans eussent tousjours le bouclier sur le bras, et l'espee au poing. Chabrias Capitaine des Atheniens avoit desfait quelque bien petit nombre de Thebains, qui par trop d'ardeur de combattre avoient couru à la desbandee jusques tout contre les murs de Corinthe, et comme si c'eust esté une rencontre, il en feit eriger un trophee: dequoy Epaminondas se mocquant, dit, qu'il ne le falloit pas appeller Trophee, mais plus tost Hecatesie, comme qui diroit statuë de Proserpine, pource qu'au temps passé on colloquoit ordinairement <p 201r>l'image de Proserpine au premier carrefour qui se trouvoit au devant de la porte d'une ville.
l'image de Proserpine au premier carrefour qui se trouvoit au devant de la porte d'une ville. Et comme quelqu'un luy vint rapporter, que les Atheniens avoient renvoyé au Peloponese une armee equippee de nouvelles armes: «Et bien, dit-il, Antigenidas pleure-il quand il sçait que Tellin a de nouvelles fleutes?» car ce Tellin estoit un mauvais joueur de fleutes, et Antigenidas un excellent. Il s'apperçeut que son Escuyer avoit reçeu grosse somme d'argent pour la rençon d'un qui avoit esté prisonnier entre ses mains: Il luy dit, «Rens moy mon escu, et t'en va achetter un cabaret pour y user le reste de ta vie: car je voy bien que tu ne te veux plus en homme de bien exposer aux hazards de la guerre, comme par cy devant, depuis que tu es devenu un des riches et opulents.» On luy demanda quelquefois, lequel il estimoit plus grand Capitaine, de luy, de Chabrias, ou d'Iphicrates: il respondit, «Il seroit bien mal-aifé d'en juger tant que nous sommes en vie.» A son retour du païs de Laconie il trouva qu'on l'accusoit de crime capital avec les autres Capitaines ses compagnons, pour avoir retenu la charge de Capitaine l'espace de quatre mois outre et par dessus le temps qui estoit prefix par la loy: si dit à ses compagnons qu'ils en rejettassent toute la coulpe sur luy, comme aiants esté forcez par luy: et quant à luy, il dit, que ses paroles ne pourroient estre meilleures que ses effects, mais toutefois que s'il estoit forcé, comment que ce fust, de dire quelque chose devant ses Juges, qu'il les requerroit s'ils estoient d'aduis de le faire mourir, qu'ils feissent escrire sur la coulomne quarree de sa sepulture sa condamnation, à fin que les Grecs entendissent, «que Epaminondas auroit esté condamné à mourir pour ce, qu'il auroit contrainct les Thebains malgré eux de brusler le païs de la Laconie, que de cinq cens ans au paravant n'avoit jamais esté pillé: qu'il auroit repeuplé la ville de Messene, deux cens et trente ans apres qu'elle avoit esté destruite et desertee par les Laced@emoniens: qu'il auroit reüny et rassemblé en un corps et une ligue tous le peuples et villes de l'Arcadie: et qu'il auroit rendu et restitué aux Grecs leur liberté: car toutes ces choses ont esté faittes par nous en ce voyage.» Les Juges aiants ouy ces propos, se leverent de leurs sieges en riant à bon esciant, sans vouloir seulement prendre leurs ballottes pour ballotter contre luy. Apres la derniere battaille où il fut blecé à mort, estant rapporté en sa tente, il feit appeller Diophantus, et apres celuy-là Jolidas: mais quand il entendit qu'ils estoient morts tous deux, il ordonna à ses citoyens de faire appointement avec leurs ennemis, comme n'aiants plus de Capitaines qui les sçeussent mener à la guerre: et de faict l'evenement porta tesmoignage à sa parole, qu'il cognoissoit tres-bien ses citoyens. Pelopidas, compagnon d'Epaminondas en la charge de Capitaine de la Boeoce, comme ses amis le reprissent de ce qu'il negligeoit une chose qui estoit necessaire, c'est à sçavoir de faire amas d'argent: «L'argent necessaire, dit-il, ouy bien à ce Nicomedes-là.» monstrant un pauvre boitteux estropié de bras et de jambes. Ainsi comme il se partoit de Thebes pour aller à la battaille, sa femme le prioit avoir soing de se sauver: «C'est aux autres, dit il, à qui il fault recorder cela: mais au Capitaine et qui a charge de commander, il luy fault recorder qu'il ait le soing de sauver les autres, non pas luy.» A un de ses soudards, qui disoit, «Nous sommes tombez dedans nos ennemis:» «Pourquoy nous dedans eux, plus tost qu'eux dedans nous?» Au reste, estant proditoirement retenu prisonnier et mis aux fers, contre la foy des trefues, par Alexandre tyran de Pheres, il luy en disoit injure, en l'appellant traistre parjure: Le tyran luy demanda, s'il avoit si grande haste de mourir: «Ouy, respondit- il, à fin que les Thebains en soient plus irritez contre toy, et que tant plus tost tu sois puny de ta desloyauté.» Thebe la femme du tyran, l'estant allé veoir en la prison, luy dit, qu'elle s'esbahissoit comment il pouvoit estre si joyeux estant en prison aux fers: «Mais je m'esbahis bien plus de toy, dit-il, comme estant en toute liberté tu peux supporter un si meschant homme qu'Alexandre.» Apres <p 201v>qu'Epaminondas le fut venu tirer de prison, il dit, qu'il se sentoit tenu à Alexandre, «Pour ce que par son moyen, dit-il, j'ay esprouvé plus que jamais, que mon coeur est ferme affez, non seulement contre la crainte de la guerre, mais aussi contre la peur de la mort.» Manius Curius, comme quelques uns de ses soudards se plaignissent de ce qu'il donnoit à chasque soudard bien peu de la terre qu'ils avoient conquise sur les ennemis, et en incorporoit la plus grand' part au domaine de la Chose publique: «J'à Dieu ne plaise, dit-il, qu'il y ait aucun citoyen Romain que estime peu de terre, ce que est suffisant pour nourrir un homme.» Les Samnites, apres qu'il les eut desfaicts en battaille, envoyerent devers luy pour luy presenter en don une bonne somme d'or et d'argent. Ils le trouverent autour de son foyer, où il faisoit bouillir des naveaux dedans un pot: il feit response aux ambassadeurs des Samnites, «que celuy qui se contentoit d'un tel souper, n'avoit que faire d'or: au reste, que commander à ceux qui avoient de l'or, luy sembloit plus honorable que d'en avoir.» Caius Fabricius aiant entendu que les Romains avoient esté desfaicts en battaille par Pyrrhus, il dit, «C'est Pyrrhus qui a vaincu Labienus, non pas les Epirotes les Romains.» Estant envoyé devers Pyrrhus pour traitter de la delivrance des prisonniers, le Roy luy offrit en don une grosse somme d'or, laquelle il ne voulut pas accepter: Et le lendemain Pyrrhus ordonna que lon amenast le plus grand de ses Elephans, et qu'on le meist droict derriere Fabricius sans qu'il en sçeust rien, puis qu'à l'improuveu on le feist soudainement bramer. ce qui fut faict ainsi. Fabricius se retournant s'en prit à rire, et dit: «Ny ton or hier, ny ton Elephant aujourd'huy, ne m'ont point estonné.» Pyrrhus luy cuida persuader qu'il voulust prendre party avec luy, en luy promettant de luy donner toute l'authorité au maniement de ses affaires apres luy. Il luy respondit, «Cela ne te seroit pas expedient: car quand les Epirotes auroient bien cogneu l'un et l'autre de nous deux, ils aimeroient mieulx m'avoir pour Roy que toy.» Fabricius aiant esté creé Consul, le medecin de Pyrrhus luy escrivit une lettre, en laquelle il luy promettoit de faire mourir son maistre par poison, s'il vouloit. Fabricius envoya incontinent la lettre mesme à Pyrrhus, luy mandant qu'il recogneust par là, qu'il avoit mauvais jugement à discerner quels il devoit choisir pour ses amis, et quels pour ses ennemis. Pyrrhus aiant ainsi descouvert et averé l'embusche que lon dressoit à sa vie, feit pendre son medecin, et renvoya les prisonniers Romains à Fabricus sans leur faire payer rençon: mais Fabricius ne les voulut pas accepter en don gratuitement: ains luy en renvoya autant de ses gens, de peur qu'il ne semblast que ce fust un loyer qu'il receust pour la descouverture qu'il luy avoit faite, attendu qu'il ne luy avoit fait faire pour bien qu'il luy voulust mais de peur qu'il ne semblast que les Romains le voulussent faire mourir par trahison, comme s'ils ne le pouvoient vaincre par vertu.
  Fabius Maximus ne voulant pas combattre en bataille rengee Hannibal, ains consommer par longueur de temps son armee, laquelle avoit faute de vivres et d'argent, l'alloit tousjours suyvant par lieux aspres et montueux, en le costoyant aucunefois: dequoy plusieurs se mocquoient, en l'appellant le p@edagogue d'Hannibal: mais luy ne se souciant point de toutes paroles, persistoit tousjours en ses desseings et conseils particuliers, disant, «que celuy qui ne pouvoit endurer un traict de mocquerie ou une injure, estoit plus couard que celuy qui s'enfuyoit devant son ennemy.» Et comme son compaignon Minucius eust desfaict quelque nombre des ennemis, tellement que lon ne parloit plus que de luy, et disoit-on que c'estoit veritablement un personnage digne de Rome, il dit, qu'il redoutoit plus la prosperité de Minucius que son adversité: et peu de temps apres, aiant donné dedans une embusche que Hannibal luy avoit dressee, en si grand danger, qu'il fut bien pres d'y demourer luy et toute son armee, Fabius luy allant vistement au secours, non seulement le preserva de ce danger, mais encore tua von nombre des ennemis: tellement <p 202r>que Hannibal dit adonc à ses familiers, «Ne vous avois-je pas bien dict, que ceste nuee, qui estoit tousjours alentour de nous sur ces montaignes, respandroit à la fin quelque grosse pluye dessus nous?» Apres la desconfiture de Cannes, estant esleu Consul de Rome, avec Claudius Marcellus homme courageux, qui ne demandoit qu'à s'attacher au combat alencontre de Hannibal: luy au contraire avoit esperance, si lon ne le combattoit point, que son armee harassee et travaillee se desferoit d'elle mesme: de maniere que Hannibal disoit, qu'il craignoit plus Fabius ne combattant pas, que Marcellus combattant. On luy rapporta qu'il y avoit un soudard Lucanien en son camp, vaillant homme au demourant, et hardy à merveilles, mais qui souvent se desrobboit la nuict du camp, et s'en alloit veoir une femme qu'il aimoit. Il commanda que lon prist secrettement ceste femme dont le soudard estoit amoureux, et que lon la luy amenast. Quand on la luy eust amenee, il feit appeller le soudard, et luy dit: «J'ay esté adverty comme contre les loix de la discipline militaire tu couches souvent dehors du camp: mais aussi ay-je bien sçeu d'ailleurs, que tu es homme de bien: et pourtant les faultes soient remises et pardonnees par les bons services: mais d'ores en avant tu demoureras avec nous, car j'ay un plege qui m'en respondra.» et en disant ces paroles il feit venir la femme, laquelle il luy consigna entre ses mains. Hannibal tenoit toute la ville de Tarente avec grosse garnison, excepté le chasteau. Fabius trouva moyen de l'attirer et esloigner le plus qu'il peut de celle marche, par ruze militaire, puis retournant tout à coup, reprit la ville et la saccagea toute. Le greffier luy demanda ce qu'il ordonnoit touchant les statues et images des Dieux: «Laissons, dit-il, aux Tarentins leurs Dieux, que leur sont courroucez.» Au reste Marcus Livius, qui tenoit le chasteau, se vantoit que par son moyen la ville avoit esté reprise: dequoy les autres se mocquoient: mais luy respondit, «Tu dis la verité: car si tu ne l'eusses perdue, je ne l'eusse jamais recouvree.» Estant ja sur l'aage, son fils fut esleu Consul: et comme il donnoit audience, et despeschoit affaires de sa charge en public, Fabius le pere monta à cheval pour l'aller trouver, mais son fils envoya au devant de luy un huissier, luy faire commandement de descendre de son cheval: dequoy les assistans eurent honte: mais luy descendant promptement de cheval, accourut plus viste que son aage ne portoit, ambrasser son fils, en luy disant: «Tu fais tresbien, mon fils, de ressentir à qui tu commandes, et de monstrer que tu entends la grandeur de la charge que tu as prise.» Scipion l'ancien estant à repos des affaires, ou de la guerre, ou de gouvernement, employoit tout son loisir à l'estude des lettres: au moyen dequoy il souloit dire, que quand il estoit seul, il estoit plus accompaigné: et quand il estoit de loisir, c'estoit lors qu'il avoit plus d'affaires. Aiant pris d'assault la ville de Carthage la neufue en Espagne, quelques soudards luy amenerent une fort belle fille qu'ils avoient prise prisonniere, et la luy offrirent: Il leur respondit, «Je la recevroye volontiers, si j'estois homme privé, et non pas Capitaine general.» Estant au siege devant une ville, laquelle estoit assise en lieu bas, par dessus laquelle apparoissoit un temple de Venus, il commanda que lon continuast les assignations de ceux que avoient à plaider devant luy dedans ce temple-là, et qu'il y tiendroit son audience au troisiéme jour d'apres, comme il feit, aiant pris la ville. Quelqu'un luy demanda en Sicile, ainsi qu'il estoit prest de passer en Afrique, sur quoy il se confioit de vouloir trajetter sa flotte en l'Afrique: il luy monstra trois cents hommes qui se jouoient et exercitoient tous armez aux exercises militaires, au long d'une haulte tour, assise tout sur le bord de la mer: «Il n'y a, dit-il, pas un de ces hommes que tu vois là, qui ne monte au hault de ceste tour, et ne se jette du hault en bas, la teste la premiere, si je luy commande.» Estant passé de là, et s'estant aussi tost faict maistre de la campagne, et aiant bruslé deux camps de ses ennemis, les Carthaginois envoyerent incontinent devers luy pour traitter d'appointement: et tant fut menee la prattique, <p 202v>qu'ils promirent de quitter tout tant qu'ils avoient de vaisseaux, quitter tous leurs Elephants, et de payer une bonne grosse somme d'argent: mais aussi tost comme Hannibal fut repassé d'Italie en Afrique, ils se repentirent de ce qu'ils avoient accordé et promis, pour la confiance qu'ils avoient és forces et en la personne de Hannibal: dequoy Scipion estant adverty leur dit, que quand ils voudroient il ne tiendroit pas le traicté qu'il leur avoit accordé, sinon qu'ils payassent cinq mille talents, qui sont trois millions d'or, d'avantage que ce qui avoit esté accordé, pour ce qu'ils avoient mandé et faict venir Hannibal. Et apres que les Carthaginois eurent esté par luy à vifue force desfaicts en battaille, ils renvoyerent de rechef des ambassadeurs pour traitter d'appoinctement et de paix: mais il leur commanda incontinent, qu'ils eussent à se retirer, pour ce qu'il ne leur donneroit jamais audience, que premierement ils ne luy eussent ramené Lucius Terentius, lequel estoit un gentilhomme Romain, homme de bien et d'honneur, qui par fortune de guerre estoit tombé prisonnier és mains des Carthaginois: puis quand ils le luy eurent amené, il le feit seoir coste à coste de luy au conseil, et donna lors audience aux ambassadeurs ausquels il ottroya la paix. Depuis quand il entra dedans Rome en triomphe, à cause de ceste victoire, Terentius suyvit son char triomphant, aiant un chapeau sur sa teste, comme estant son serf affranchy, et advouant tenir sa liberté de luy. Et quand il fut trespassé, à tous ceux qui accompagnerent le corps à sa sepulture, il donna à tous à boire du bruvage faict de vin et de miel, et procura diligemment toutes autres choses dont il esperoit honorer ses funerailles, mais cela fut depuis. Au reste quand Antiochus veit que les Romains estoient passez en Asie avec puissante armee pour luy faire la guerre, il envoya ses ambassadeurs devers Scipion, pour traicter d'appointement: ausquels il respondit, «Il falloit avoir faict cecy devant, et non pas à ceste heure, que vostre maistre a desja receu et le mors en la bouche, et la selle avec le chevaucheur sur le dos.» Le Senat avoit ordonné qu'il prendroit quelque argent és coffres de l'espargne et thresor de la Chose publique, mais les Thresoriers ne vouloient pas ouvrir la chambre du thresor pour ceste journee-là: Il leur dit qu'il l'ouvriroit doncques luy-mesme, et qu'il le pouvoit bien faire, attendu qu'il estoit cause qu'on le tenoit ainsi fermé, pour la quantité grande d'or et d'argent qu'il avoit faict apporter dedans. P@etilius et Quintus, deux Tribuns du peuple, l'accusoient de plusieurs charges envers le peuple: Et luy au lieu de s'en justifier, dit: «Seigneurs Romains, à tel jour qu'il est aujourd'huy proprement, je desfeis en battaille les Carthaginois et Hannibal: et pourtant m'en vois je tout de ce pas avec ce chapeau de fleurs sur ma teste, au Capitole, pour y sacrifier et rendre graces de la victoire à Jupiter: ce pendant qui voudra donner sa voix pour ou contre moy, le face à son plaisir.» et de faict aiant dit cela, il s'y en alla: et tout le peuple alla apres luy, laissant ses accusateurs plaider tout leur saoul. Titus Quintius dés son advenement aux affaires estoit desja si renommé, que devant qu'avoir esté ny Aedile, ny Pr@eteur, ny Tribun du peuple, il fut eleu Consul: et estant envoyé Capitaine general lieutenant du peuple Romain, pour faire la guerre à Philippus Roy de Macedoine, il fut conseillé de s'abboucher premierement et parlementer avec luy. Philippus pour la seureté de sa personne luy demandoit ostages: «Pour ce, disoit-il, que les Romains ont icy plusieurs capitaines avec toy, et les Macedoniens n'ont que moy:» «Non, respondit Quintius, pour ce que tu t'es rendu tout seul, aiant faict mourir tous tes amis et parents.» Apres qu'il eut desfait en bataille ce Roy Philippus, il feit proclamer en la feste des jeux Isthmiques, qu'il remettoit tous les Grecs en leur franchise et liberté entiere, pour desormais vivre à leurs loix: alors les Grecs feirent recercher par toute la Grece les Romains, qui avoient esté vendus pour esclaves durant les guerres de Hannibal, et les aiants rachettez de cinq cents drachmes pour teste, qui sont cinquante <p 203r>escus; ils luy en feirent un present: et eux le suyvirent en son triomphe avec des chappeaux sur leurs testes, comme la coustume est des serfs qui sont de nouveau affranchis. Les Acheïens estoient en propos de faire entreprise pour aller conquerir l'Isle de Zacynthe: mais il les admonesta de ne se jetter point hors du Peloponese, s'il ne se vouloient mettre en danger, comme les tortues quand elles estendent leurs teste hors de leur cocque. La nouvelle estant par toute la Grece, que le roy Antiochus s'y en venoit avec grosse puissance, tellement que tout le monde estoit effroyé d'ouir nommer le nombre des combattans et leurs diverses armeures, il teint un tel propos au conseil des Acheïens: Qu'estant logé chez un sien hoste en la ville de Chalcide qui luy donnoit à souper, il s'esmerveilla dont il pouvoit avoir recouvré tant de diverses sortes de venaison, comme il en voyoit servir sur la table devant luy: et que son hoste luy respondit, que c'estoit toute chair de pourceau, qui estoit seulement diversifiee de saulces et de façon de l'accoustrer. «En cas pareil aussi, ne vous esbahissez point de ceste grande armee du Roy Antiochus pour ouir nommer des hommes d'armes armez de toutes pieces, des chevaux legers, des archers à cheval, des gens de pied: car tous ceux-là ne sont que Syriens, hommes nez à servitude, differents les uns des autres de la diversite d'armeures.» Philopoemen estoit lors capitaine des Acheïens, qui avoit bien des gens de cheval et des gens de pied, mais il n'avoit point d'argent pour les entretenir: Quintius en se jouant disoit, que Philopoemen avoit bien des mains et des pieds, mais qu'il n'avoit point de ventre: ce que estoit de tant plus plaisant, que à la verité il se trouvoit de la composition de son corps tel. Caius Domitius, celuy qui Scipion l'aisne laissa en son lieu aupres de son frere Lucius Scipion, en la guerre contre le roy Antiochus, aiant recogneu l'armee des ennemis estans en bataille, comme les capitaines qui avoient charge en l'armee des Romains, luy conseillassent que promptement il donnast la battaille: il leur respondit, qu'il n'y avoit pas assez de jour pour pouvoir mettre en pieces tant de milliers d'hommes, les faccager, et piller leur bagage, et puis s'en retourner au camp et se traitter, mais qu'il le feroit le lendemain de bon matin: et de faict, le lendemain il leur donna la bataille, et en tua cinquante mille. Publius Licinius Consul, en une rencontre de gens de cheval fut vaincu par le Roy Perseus, et perdit bien environ deux mille huict cens hommes, que morts que pris en la battaille. Apres ceste victoire, Perseus envoya devers le Consul pour traitter de paix et d'appointement: là où les conditions de paix que le vaincu proposa au vainqueur furent, qu'il se soubmeit entierement luy et son estat aux Romains, pour en faire et ordonner à leur discretion. Paulus Aemylius poursuyvant un second consulat, en fut debouté et refusé: mais depuis, quand on veid que la guerre contre le Roy Perseus alloit trop à la longue, par l'ignorance, paresse et lascheté des capitaines que lon y envoyoit, les Romains l'eleurent Consul pour la seconde fois: mais il leur dit, qu'il ne leur en sçavoit ny gré ny grace, d'autant qu'ils l'avoient eleu, non pour luy gratifier, attendu qu'il ne demandoit plus de charge, mais pour ce que eux mesmes avoient besoing d'un capitaine. Retournant de la place en sa maison, il trouva une sienne petite fille, qui avoit nom Tertia, toute esploree: Si luy demanda la cause pourquoy elle ploroit: elle respondit, Nostre Perseus est mort, mon pere. c'estoit un petit chien que avoit ainsi nom. «A la bonne heure, dit-il, ma fille: je pren ceste mort pour bon augure.» Estant arrivé en son camp, il y trouva force babil et force braverie des soudards, qui se mesloient de vouloir faire l'estat de capitaine, et que s'entremettoient curieusement de plusieurs choses plus avant qu'ils ne devoient: il leur commanda qu'ils ne se meslassent point de tant de choses, mais seulement qu'ils se donnassent peine, que leurs espees fussent bien afilees et bien poinctues, et que luy provoiroit au demourant. Ceux qui estoient aux escoutes la nuict, il ne vouloit point qu'ils portassent ne picque ny <p 203v>espee, à fin que sentans qu'ils n'avoient moyen de combattre, s'ils estoient surpris de l'ennemy, ils en fussent plus soigneux de resister au sommeil. Estant entré dedans la Macedoine à travers les montaignes, il trouva devant soy les ennemis bien rengez en battaille: et luy conseilloit Scipion Nasica, que tout sur l'heure il leur allast donner la bataille: «Si j'estois en l'aage que tu es, dit il, j'aurois la mesme opinion que tu as: mais la longue experience en ce mestier me defend d'aller tout las du chemin combattre une armee ordonnee en bataille.» Apres qu'il eut desfaict entierement Perseus, en faisant aux alliez et confederez les festins de sa victoire, il disoit, que de mesme sens et experience procedoient le sçavoir renger une bataille tres-effroyable à ses ennemis, et un festin tres-aggreable à ses amis. Perseus estant son prisonnier, qui le supplioit fort instamment qu'il ne fust point mené en triomphe: «Cela, luy dit-il est en ta puissance.» luy donnant congé par ces paroles de se desfaire soy-mesme. Il fut trouvé és thresors de ce roy une quantité infinie d'or et d'argent, dont il ne toucha ny ne prit jamais rien pour luy: mais il donna à Tubero son gendre, pour honorer sa vertu, une couppe d'argent du pois de cinq marcs: encore dit-on que ce fut la premiere vaisselle d'argent qui entra en la maison des Aemyliens. De quatre siens enfans masles, il en avoit paravant donné les deux premiers à adopter en autres familles nobles: et des deux derniers qui luy estoient demourez en sa maison, l'un aagé de quatorze ans, luy mourut cinq jours avant son triomphe: et l'autre, qui avoit douze ans, cinq autres jours apres: dont le peuple fut fort desplaisant, et en avoit grande compassion de luy: mais luy sortant en public, et reconfortant le peuple, dit, que desormais il pensoit estre hors de crainte et hors de danger, que malheur aucun n'aduint à la Chose publique, pour ce qu'il supportoit pour tous l'envie de tant de prosperitez qu'il avoit euës pour le public, d'autant que la fortune l'avoit derivee et tournee toute sur sa maison seule. Caton l'ancien en haranguant devant le peuple Romain, et reprenant aigrement son intemperance, ses delices et superflue despense: «Il est bien malaisé, disoit-il, de parler à un ventre qui n'a point d'aureilles.» Et disoit aussi, qu'il s'esbahissoit comment pouvoit durer une cité, en laquelle un poisson se vendoit plus qu'un boeuf. Et blasmant aussi la trop grande authorité et licence que lon donnoit par tout aux femmes: «Tous autres hommes, disoit-il, commandent aux femmes, et nous à tous hommes, et les femmes à nous.» Aussi disoit-il, qu'il aimoit mieux ne recevoir gré ny grace quand il auroit faict quelque service, que n'estre pas puny quand il auroit faict quelque faute: et qu'il pardonnoit à tous ceux qui failloient par erreur ou ignorance, excepté à luy: et en sollicitant les magistrats de chastier ceux qui offensoient les loix, il disoit, que ceux qui avoient le moyen et l'authorité de reprimer les malfaitteurs, et ne le faisoient, commandoient eux mesmes le mal. Il disoit aussi, que les jeunes gents qui rougissoient quand on les reprenoit, luy plaisoient plus que ceux qui pallissoient: et, qu'il haissoit un soudard, lequel en cheminant demenoit les mains, et en combattant les pieds, et qui ronfloit plus haut en dormant, qu'il ne crioit en frappant: et que celuy-là estoit un mauvais gouverneur, qui ne se sçavoit pas gouverner soy-mesme. Il avoit opinion que chacun doit avoir plus de honte de soy-mesme, que d'autre personne quelconque. Voyant que plusieurs prochassoient que lon leur erigeast des statues: «J'aime mieux, disoit-il, que lon demande pourquoy on n'a point erigé de statue à Caton, que pourquoy on luy en a erigé.» Il conseilloit à ceux qui avoient licence de faire ce qu'ils vouloient, de l'espargner, à fin qu'elle leur durast tousjours. Ceux qui ostoient l'honneur à la vertu, ostoient, disoit-il, la vertu à la jeunesse. Il estoit d'advis que lon ne devroit ne prier un bon magistrat ou juge de chose juste, ne déprier de chose injuste. Il disoit que si bien injustice n'apportoit peril à celuy qui la commettoit, qu'elle en apporte à tous les autres. Il admonestoit les vieilles gents de n'adjouster <p 204r>point à leur aage la laideur du vice, attendu qu'elle en a tant d'autres. Il estimoit qu'il n'y avoit difference entre le courroucé et le furieux, sinon d'autant que l'un duroit plus, et l'autre moins. Il disoit aussi, que lon ne portoit point d'envie à ceux qui usoient de leur fortune sagement et modereement: «Pource, disoit-il, que ce n'est pas de nous que lon est envieux, mais de ce qui est autour de nous.» Et que ceux qui font à bon esciant là où il faut jouër et rire, appresteront aussi à rire là où il faudra faire à bon esciant: et que les belles et vertueuses actions devroient tousjours rencontrer de belles descriptions, pour ne demourer jamais sans la gloire qui leur appartient. Il reprenoit les citoyens Romains qui donnoient tousjours leurs voix à un mesme personnage aux elections des magistrats: «Car il semblera, dit-il, ou que vous n'estimerez pas beaucoup l'honneur de vos magistrats, ou que vous n'aurez pas beaucoup d'hommes que vous en jugiez dignes. Il faisoit semblant d'avoir en admiration la force d'un qui avoit vendu des terres qu'il possedoit assises au long de la mer, comme estant plus puissant que la mer mesme: car ce qu'elle mine à peine peu à peu, cestuy-cy l'a avallé tout à un coup.» Prochassant l'estat et office de Censeur, et voyant que d'autres siens competiteurs et concurrents alloient caressant et flattant le peuple pour s'insinuer en sa bonne grace: luy au contraire alloit criant, que le public avoit besoing d'un medecin aspre et maupiteux, et d'une grande purgation: et pourtant, qu'il falloit elire non celuy que seroit le plus gracieux, mais le plus severe: et en faisant ces remonstrances-là, il fut eleu devant tous autres. Enseignant les jeunes hommes à hardiment et asseurément combattre, il disoit, que la parole bien souvent effroye plus l'ennemy que l'espee, et la voix que la main, et luy fait prendre la fuitte. En faisant la guerre en Espagne à ceux qui habitent au long de la riviere de Betis, il se trouva en danger pour la multitude grande des ennemis qui estoient en armes contre luy, et ne pouvoit avoir promptement secours, sinon des Celtiberiens, qui pour ce faire luy demandoient deux cents talents, qui sont six vingts mille escus: les autres capitaines Romains ne vouloient point qu'il promeist cest argent à des Barbares pour leur salaire, mais Caton leur dit qu'ils s'abusoient: «Car si nous gaignons, dit- il, nous les payerons, non du nostre, mais aux despens de nos ennemis: et si nous perdons, il n'y aura plus ne qui paye, ne qui demande à estre payé.» Aiant pris plus de villes qu'il ne demoura de jours en Espagne, ainsi que luy-mesme dit, il n'y prit pour luy jamais rien plus, que ce qu'il y beut et mangea: mais bien departtit-il à chascun de ses soudards une livre d'argent, disant qu'il valoit mieux que plusieurs retournassent de la guerre en leurs maisons avec de l'argent, que peu avec de l'or: pour ce que les magistrats et capitaines ne se devoient accroistre de rien en leurs charges et gouvernemens, sinon d'honneur et de gloire. Au voyage de ceste guerre il avoit quant et luy cinq de ses serviteurs, desquels il y en eut un qui achetta trois prisonniers de guerre: mais estant adverty que son maistre l'avoit sçeu, devant que venir devant luy, il se pendit et estrangla luy-mesme. Scipion l'Africain le priant de vouloir favoriser à la cause des bannis d'Achaïe, à fin qu'ils fussent remis et restituez en leurs païs, il feit semblant de ne se soucier point de tel affaire: mais voyant que lon en parloit tant, et en faisoit-on si grand instance au senat, il se leva et dit, «Comme si nous n'avions autre chose à faire, nous demourons tout le jour à disputer icy de ces vieillards Grecs, à sçavoir s'ils seront portez en terre par les fossoyeurs et porteurs de deçà ou par ceux de delà.» Posthumius Albinus avoit escrit des histoires en Grec, au prologue desquelles il prioit les auditeurs et lecteurs de luy pardonner s'il y avoit aucune improprieté au langage. Caton s'en mocquant disoit, qu'il meriteroit qu'on luy pardonnast, si c'estoit par ordonnance et commandement des Amphictyons, qui estoient les estats de la Grece, qu'il eust esté contrainct, malgré luy, d'entreprendre ceste histoire. Scipion le puisné en cinquante et quatre ans qu'il vesquit, n'achetta <p 204v>ny ne vendit, ny ne bastit oncques rien: et dit-on qu'en une si grosse et si puissante maison, comme estoit la siene, lon n'y trouva jamais que trente trois livres pesant de vaisselle d'argent, mesmement apres avoir eu la ville de Carthage en sa puissance, et avoir enrichy ses soudards plus que jamais autre capitaine n'avoit faict. Observant le precepte que luy avoit donné Polybius, il mettoit peine de ne se retirer jamais de la place, qu'il ne se fust rendu de nouveau quelqu'un de ceux qu'il rencontroit, comment que ce fust, familier et amy. Estant encore jeune il avoit desja si grande reputation de vaillance et de sagesse, que Caton l'aisné, enquis des jeunes gens qui estoient au camp devant Carthage, entre lesquels il estoit, il respondit:
  Celuy-là seul est au nombre des sages,
  Les autres sont vaines umbres volages.
Au moyen dequoy, apres son retour à Rome, ceux qui estoient demourez au camp le rappelloient, non pour envie qu'ils eussent de luy faire plaisir, mais pour ce qu'ils esperoient prendre plus tost et plus facilement la ville par son moyen. Au dedans des murailles de laquelle estant desja entré, et neantmoins les Carthaginois combattans encore du chasteau, Polybius luy conseilloit de faire jetter dedans la mer qui est entre-deux, laquelle n'est pas fort creuse, des chausses-trappes, ou bien des aix percez de poinctes de cloux, de peur que les ennemis passans ce bras de mer ne vinssent en sursaut assaillir leurs remparts. Il luy respondit que c'estoit une mocquerie, veu qu'ils avoient desja gaigné les murailles, et qu'ils estoient dedans la ville de leurs ennemis, cercher les moyens de ne combattre point contre eux. Et trouvant la ville toute pleine de statues et de tableaux Grecs, qu'ils avoient emportez des villes de la Sicile, il commanda que les Siciliens vinssent recognoistre ce qui seroit à eux, et qu'ils l'emportassent: mais de tout le pillage il ne voulut pas endurer qu'aucun esclave ny affranchy en prist ny en achettast chose du monde, combien qu'au demourant chascun en pillast et emportast ce qu'il vouloit. Le plus grand et le plus familier amy qu'il eust, L@elius, poursuyvoit l'estat du consulat, et luy favorisoit et aidoit sa poursuitte en tout ce qu'il pouvoit: à l'occasion dequoy il demanda à un Pompeius qui briguoit aussi le mesme estat, s'il estoit vray qu'il le poursuyvist: or estimoit-on que ce Pompeius-là fust fils d'un menestrier joueur de fleutes: il luy feit response qu'il ne le poursuyvoit pas, et qui plus est, luy promeit qu'il accompagneroit L@elius à faire sa poursuitte par tout, et qu'il prieroit pour luy. Ils se fierent à ses paroles, dont ils furent trompez, et le jour de l'election l'attendirent long temps, jusques à ce qu'on leur vint rapporter, qu'il estoit desja en la place, qui briguoit pour luy mesme, et se recommandoit à tous les citoyens, les uns apres les autres. De quoy tous les autres se courrouceans, Scipion s'en prit à rire disant, «C'est une grande sottise à nous, quand j'y pense, que nous avons icy demouré si long temps à attendre un fleuteur, comme si nous eussions à prier et invoquer non des hommes, mais des Dieux.» C'est pour ce que, durant les sacrifices, on jouoit tousjours des fleutes. Appius Claudius briguoit à la concurrence de luy, l'office de Censeur, et disoit pour rendre sa brigue plus favorable, qu'il saluoit sans aide de protecolle par nom et par surnom, tous les citoyens de Rome, là ou Scipion n'en cognoissoit, par maniere de dire, pas un: «Tu dis la verité, respondit Scipion, car j'ay tousjours eu soing non d'en cognoistre beaucoup, mais de n'estre incognu de pas un.» Au reste il conseilloit aux Romains qui lors avoient la guerre contre les Celtiberiens, qu'ils les envoyassent tous deux au camp en estat ou de lieutenans, ou de coulonnels de gens de pied, et puis qu'ils receussent les tesmoignages des Capitaines et hommes de guerre, qui auroit mieulx faict le devoir d'homme de bien d'eux deux. Aiant esté creé Censeur, il osta le cheval à un jeune homme, d'autant que despendant excessivement à faire grand' chere, du temps que la ville de Carthage estoit assiegee, il avoit fait faire une piece de four, en forme de ville, et l'appellant Carthage, l'abandonna à deschirer et piller à ceulx <p 205r>qui estoient à table avec luy. Et comme le jeune homme luy demandast, pour quelle cause il le cassoit, et le privoit du cheval public: «Pour autant, dit-il, que tu as saccagé et pillé Carthage devant moy.» Durant le temps de sa Censure, il apperçeut un jour Caius Licinius qui passoit: «Je sçay de certain, dit-il, que cest homme icy est parjure: mais d'autant qu'il n'y a personne qui l'accuse, je ne puis estre juge et tesmoing ensemble.» Estant envoyé luy troisiéme par le Senat, comme contrerolleur general pour syndiquer, comme dit Clitomachus, les hommes et le gouvernement des villes, et voir comme se gouvernoient les peuples, les nations, et les Roys, quand il fut arrivé en Alexandrie, et descendu de la navire, les Alexandrins accourans de toutes parts pour le voir, le prierent de descouvrir sa teste, d'autant qu'il avoit le bout de sa robbe dessus, à fin qu'ils le veissent mieulx à face toute descouverte: ce qu'il feit, dequoy ils jetterent grands acclamations, et luy applaudirent des mains en signe de joye: et comme leur Roy se parforceast à grande peine, tant il estoit gras et delicat, à faire à l'envy d'eulx qui le suyvoient par tout: Scipion dit tout bas en l'oreille de ceux qui estoient plus pres de luy: «Les Alexandrins reçoivent desja ce fruict de nostre voyage, qu'au moins ils voyent leur Roy se promenant pour l'amour de nous.» En ce voyage il estoit accompagné d'un sien amy philosophe nommé Panaetius, et de cinq serviteurs, desquels comme l'un fust mort en ceste peregrination, il n'en voulut point achetter d'autre hors de païs, ains en feit venir un autre de Rome. Il sembloit que les Numantins fussent invincibles et inexpugnables, d'avant qu'ils avoient ja vaincu et desfaict plusieurs Capitaines: au moyen de quoy le peuple Romain eleut Scipion Consul pour la seconde fois: et comme plusieurs jeunes hommes en bien grand nombre se preparassent pour le suyvre à ceste guerre, le Senat l'empescha soubs couleur de dire, que l'Italie demoureroit deserte de gens de defense: et si ne luy permeirent pas de prendre de l'argent qui estoit ja tout prest et present au thresor, ains luy baillerent des assignations sur les payemens des fermiers, dont les termes n'estoient pas encore escheus. Et quant aux deniers, Scipion dit qu'il ne demoureroit pas pour cela, d'autant que son argent et celuy de ses amis fourniroit à cela: mais quant à ce qu'on ne luy vouloit pas souffrir lever et emmener gens, il s'en plaignit bien fort, pource qu'il disoit que la guerre ou lon l'envoyoit, estoit dangereuse et difficile: «Car si c'est pour la vaillance des ennemis que nos gents y ont esté tant de fois desfaicts, elle est dangereuse pour avoir à combattre contre de tels ennemis: et si ç'a esté par la faute et lascheté de nos gens, elle l'est encore, pour avoir à combattre avec de si lasches amis.» Estant arrivé au camp, il y trouva un grand desordre, grande dissolution, superstition, et grande superfluité de toutes choses: si en bannit et chassa incontinent toutes sortes de devins et de diseurs de bonne adventure, tous sacrificateurs, et tous macquereaux tenants bordeaux publiques, et commanda que chascun renvoyast chez soy toute autre sorte de vaisselle et d'utensiles, sinon la marmite à faire cuire la chair, la broche, et le pot à boire, de terre: de couppes ou de flaccons d'argent, ne permeit que lon en peust retenir pesant plus de deux livres. Il defendit de se baigner et estuver, et s'il y en avoit qui se voulussent oindre, qu'ils se frottassent eulx-mesmes, et que c'estoient les bestes qui n'ont point de mains, qui avoient besoing d'hommes qui les frottassent. Il ordonna aussi que lon disnast tout debout sans manger viande chaulde, mais que pour souper, on s'asseist qui voudroit, sans y manger autre chose que du pain avec quelque potage lié, et un simple mets de chair boulie ou rostie, et luy-mesme alloit vestu d'une cappe noire bouclee pardevant, disant qu'il portoit le dueil de la honte de son armee. Il trouva que un Colonnel de gens de pied, nommé Memmius, faisoit porter apres luy sur ses sommiers des couppes et vases à boire, enrichis de pierreries, et d'ouvrage de Thericles. Si luy dit: «Tu t'es rendu pour trente jours inutile à moy et à ton païs, estant tel, et pour toute ta vie à toymesme, t'accoustumant à <p 205v>si superflues delices.» Un autre luy monstroit sa rondelle fort bien et richement ornee, auquel il respondit: «Voyla une belle rondelle, mon amy, mais il fault qu'un soudard Romain mette plus son esperance en sa main droitte, que non pas en sa gauche.» Un autre aiant chargé sur ses espaules un faisceau des pallis dont on remparoit le camp, se plaignoit qu'il estoit trop chargé: «C'est bien employé, dit-il, pour ce que tu te fies plus en ces pallis, que tu ne fais en ton espee.» Voyant les ennemis Numantins desesperez, il ne voulut pas incontinent les aller combattre, ains tira la chose en quelque longueur, disant qu'il achettoit avec le temps la seureté des affaires, pour ce que le bon Capitaine doit faire comme le sage medecin, qui ne vient jamais à l'extreme remede de couper la partie avec le fer, sinon à l'extremité, apres que tous autres moyens de medecine luy defaillent: toutefois aiant espié son occasion, il donna la battaille à ceux de Numance et les desfeit: quoy voyans les vieillards dirent injure à leurs gens, de ce qu'ils estoient ainsi laissez battre par ceux qu'ils avoient battus tant de fois: mais il y en eut un qui leur respondit, «Les moutons sont bien les mesmes qu'ils estoient par cy devant, mais ils ont un autre berger.» Apres avoir pris la ville de Numance, et avoir entré en triomphe dedans Rome pour la deuxiéme fois, il tomba en different grand alencontre de Caius Graccus, pour la cause du Senat, et des alliez et confederez: dequoy le commun peuple estant indigné contre luy, feit bruit et le siffla pour le faire descendre de la tribune aux harangues, ainsi comme il leur cuyda faire ses remonstrances: Mais il leur dit, «Jamais la clameur de tout un camp en armes ne m'estonna, tant s'en fault que la crierie d'une tourbe de gens ramassez me puisse troubler, à qui je sçay que l'Italie n'est point mere, mais marastre.» Et comme ce Caius Gracchus criast tout haut, qu'il le falloit tuer comme un tyran: «Ils ont raison de me vouloir faire mourir ceux qui font la guerre à leur propre païs, car ils sçavent bien que Rome ne peult tomber tant que Scipion sera debout, ny Scipion vivre quand Rome sera abbatue.» Cecilius Metellus deliberant comme il pourroit faire surement ses approches devant une place forte, comme un centenier luy dist, «En perdant seulement dix hommes tu l'emporteras: il luy demanda, s'il vouloit estre l'un de ces dix.» Et comme un autre Colonnel de gens de pied encore jeune d'aage luy demandast ce qu'il vouloit faire: «Si je pensois, dit-il, que ma chemise le sçeust, je la despouillerois tout à ceste heure pour la mettre dedans le feu.» Il avoit esté contraire à Scipion durant sa vie, mais quand il fut mort il en eut regret, et commanda à ses enfans qu'ils allassent mettre leurs espaules soubs le lict pour le porter à son enterrement, disant qu'il rendoit graces aux Dieux, de ce que Scipion avoit esté né à Rome, et non pas ailleurs. Caius Marius estant venu de fort bas lieu au maniement des affaires, par le moyen des armes, demanda l'office d'Aedilité grande: et sentant qu'il n'y faisoit pas bon, au mesme jour passa à demander et poursuyvre la petite: et neantmoins encore qu'il fust debouté de toutes les deux, si ne perdit-il point l'esperance de se veoir un jour le premier des Romains. Aiant des varices, qui sont des venes eslargies en l'une et en l'autre cuisse, il les bailla à couper au chirurgien sans estre lié, et endura toute l'operation du chirurgien, sans souspirer ny froncer les sourcils: mais comme le medecin aiant fait à une cuisse passast à l'autre, il ne la luy voulut pas donner, disant que la cure de tel mal ne meritoit pas que lon en endurast de si griefves douleurs. Il avoit un neveu appellé Lucius, qui au second consulat de son oncle voulut forcer un beau jeune fils, qui ne faisoit lors que commancer à porter les armes soubs sa charge. Ce jeune homme le tua toute roide: et comme plusieurs l'accusassent de ce meurtre, il confessa franchement qu'il avoit voirement fait mourir son Capitaine, et en dit et declara la cause tout publiquement. Marius, le faict entendu, se feit apporter une des couronnes que lon avoit accoustumé de donner à ceux qui faisoient quelque bel acte de prouesse à la guerre, et la posa luy-mesme de sa propre main sur la <p 206r>teste du jeune homme. Estant campé assez pres du camp des Teutons, en lieu où il y avoit bien peu d'eau, comme ses soudards se plaignissent qu'ils mouroient de soif, il leur monstra une riviere non gueres loing, qui couloit au long du camp des ennemis: «C'est là, dit-il, qu'il faut que vous alliez achetter à boire au pris de vostre sang, si vous en voulez avoir.» Les soudards luy respondirent, qu'il les y menast donc, ce pendant que leur sang estoit encore liquide, et qu'il n'attendist pas qu'il fust du tout sec et caillé de soif. Du temps de la guerre des Cimbres il donna tout à un coup droict de bourgeoisie Romaine à mille hommes de Camerin, qui avoient fort bien servy en ceste guerre, chose qui estoit contre toutes loix: et comme quelques uns le reprissent de ce qu'il avoit ainsi transgressé les loix, il leur respondit, «qu'il n'avoit peu entendre ce que disoient les loix, pour le grand bruit des armes.» Et du temps de la guerre Sociale, se voyant enfermer de trenchees tout alentour, et assieger, il eut patience, attendant tousjours son occasion: et comme Pompeius Silo Capitaine general des ennemis luy dit, «Marius, si tu est grand Capitaine que lon dit, sors dehors de ton camp et me viens combattre:» «Mais toy, dit-il, si tu es si grand Capitaine que tu penses, contrains moy malgré que j'en aye de sortir pour t'aller combattre.» Catulus Luctatius en la guerre Cimbrique estant campé au long du fleuve d'Athesis, et voyans les Romains que les Barbares s'efforcoient de passer l'eau, ils delogerent, quelque remonstrance que leur capitaine leur sçeust faire: et quand il veit qu'il ne les pouvoit autrement arrester, luy-mesme se meit entre les premiers qui fuyoient, à fin qu'il ne semblast point qu'ils fuyssent devant leurs ennemis, mais qu'ils suyvissent leur Captaine. Sylla surnommé l'heureux, entre ses prosperitez en comptoit deux pour les plus grandes: l'une, qu'il avoit eu bonne amitié avec Metellus Pius: l'autre, qu'il n'avoit pas destruit la ville d'Athenes, ains l'avoit preservee de ruine. Caius Popillius fut envoyé devers le Roy Antiochus portant une lettre du Senat, par lequel on luy mandoit, qu'il eust à retirer son armee d'Aegypte, et de ne point s'attribuer et usurper le Royaume qui appartenoit aux enfans de Ptolomeus orphelins. Antiochus le voyant venir devers luy à travers son camp, le salua de tout loing: Popillius, sans le resaluer, luy bailla sa lettre: laquelle Antiochus leut, et apres l'avoir leue respondit, qu'il delibereroit sur ce que le Senat luy mandoit, et puis qu'il luy feroit response. Popillius adonc luy feit un cercle autour de luy avec une baguette qu'il tenoit en la main, en luy disant: «Delibere doncques, dit-il, avant que sortir de ce cercle, et m'en fais response.» Toute l'assistance s'estonna merveilleusement de l'asseurance et hardiesse de cest homme. Et Antiochus sur le champ luy respondit, qu'il feroit doncques ce qu'il plairoit aux Romains: et adonc Popillius le salua amiablement, et l'ambrassa. Lucullus en Armenie s'en alloit avec dix mille hommes de pied, et mille de cheval, trouver le roy Tigranes, qui avoit cent cinquante mille hommes de guerre, pour luy donner la bataille, et estoit le sixiesme jour d'Octobre, auquel l'armee Romaine, qui estoit soubs un Scipion, avoit esté desfaicte par les Cimbres. Et comme quelqu'un luy dist, que les Romains abominoient et redoutoient fort ce jour-là: «C'est pourquoy, dit-il, il nous fault aujourd'huy combattre vertueusement et courageusement, à celle fin que nous rendions ceste journee, que les Romains tiennent pour triste et malencontreuse, joyeuse et heureuse.» Et comme les Romains redoutassent principalement les hommes d'armes Armeniens, estants armez de toutes pieces, il leur dit, qu'ils ne s'en donnassent point d'ennuy, «Pour ce que je vous asseure que vous aurez plus de peine à les despouiller, que vous n'aurez à les tuer.» Et montant le premier dessus une motte, apres avoir de là un peu consideré la contenance des Barbares qui branloient, il s'escria tout hault: «Compagnons, il sont à nous.» et de faict, s'estans d'eux mesmes mis en route, sans que personne eust hardiesse d'attendre, il les chassa tellement, qu'il en tua sur le champ jusques à bien cent mille, sans y <p 206v>perdre des siens que cinq tant seulement. Cneus Pompeius surnommé le grand, fut autant aimé des Romains, comme son pere avoit esté hay: et estant encore fort jeune, il se joignit à faction de Sylla, et sans avoir office quelconque de la Chose publique, ny estre du Senat, il leva grand nombre de gens de guerre de tous costez d'Italie: et comme Sylla l'appellast à soy, il dit, qu'il ne meneroit point ses gens à son Capitaine, qu'ils n'eussent premierement fait quelque destrousse, et quelque desfaicte avec effusion du sang des ennemis: et de faict il n'y alla point que premierement il n'eust desfait en plusieurs rencontres plusieurs chefs des ennemis. Depuis estant envoyé par Sylla pour gouverneur en la Sicile, entendant que ses gens s'escartans de la trou pe, alloient robant, forceant et pillant par tout le chemin, il feit mourir ceux qui se desbandoient sans congé, et qui alloient courir çà et là: mais à ceux qui alloient par son commandement en quelque commission qu'il leur bailloit, il leur seelloit leurs espees avec son cachet. Il fut sur le poinct de faire passer au fil de l'espee tous les Mamertins entierement, d'autant qu'ils avoient tenu et suivy le party contraire à Sylla. Mais Stennius un des habitans de ceux qui avoient accoustumé de prescher et mener le peuple pars leurs harangues, luy dit, «Qu'il ne feroit pas bien, si pour un seul coulpable, il en faisoit mourir plusieurs innocents, et que c'estoit luy seul qui avoit esté cause de tout le mal, aiant induit par persuasions ses amis, et par force ses ennemis, à prendre et suyvre le party de Marius.» Pompeius esmerveillé de ceste remonstrance dit, qu'il pardonnoit aux Mamertins, s'ils s'estoient laissez mener et persuader à un tel personnage, qui avoit plus cher le salut de son païs que sa vie propre: et de faict il absolut la ville toute, et Stennius mesme. Depuis estant passé en Afrique contre Domitius, et y aiant gaigné une grosse bataille, comme ses soudards le salüassent Empereur, que est à dire souverain Capitaine general, il leur dit qu'il ne recevroit point cest honneur tant que le rempar du camp des ennemis seroit debout: et adonc eux s'en courants tout de ce pas, encore qu'il feist une grosse pluye, allerent abbattre la pallissade, et saccager le camp des ennemis. A son retour Sylla luy feit de grandes caresses et beaucoup d'honneur, et entre autres fut le premier qui l'appella Magnus: toutefois comme il se deliberast d'entrer en triomphe dedans Rome, Sylla l'en voulut empescher, alleguant pour sa raison, qu'il n'estoit pas encore receu au Senat. Pompeius se tournant devers les assistans: «Il semble, dit-il, que Sylla ignore, qu'il y a plus d'hommes qui adorent le Soleil levant, que le Soleil couchant.» Quoy enténdant Sylla, s'escria: «Et bien de par Dieu, qu'il triomphe donc, s'il en a tant d'envie.» Toutefois encore luy faisoit empeschement Servilius homme de dignité Senatoriale, qui s'en courrouceoit: et plusieurs de ses soudards mesmes s'opposoient à son triomphe, s'ils n'avoient quelques presents qu'ils pretendoient leur estre deuz: mais Pompeius dit hault et clair, qu'il quitteroit plus tost le triomphe et tout, que de se soubmettre à les caresser ne flatter: et adonc Servilius luy dit, «A cela voy-je maintenant, Pompeius, que tu es grand veritablement, et digne de triomphe.» Estant la coustume à Rome que les Chevaliers, apres avoit esté à la guerre le temps prefix et ordonné par les loix, amenassent leur cheval sur la place devant les deux reformateurs des meurs, que lon appelle les Censeurs, et racontassent là publiquement les guerres où ils se seroient trouvez, et les Capitaines soubs lesquels ils auroient porté les armes, à fin que selon leurs merites ils en fussent ou louez ou blasmez: Pompeius estant Consul amena luy-mesme son cheval par la bride devant les Censeurs, qui pour lors estoient Gellius et Lentulus: et comme eux suyvant l'ordonnance luy demandassent, s'il avoit esté à la guerre autant d'annees comme il estoit requis par les loix: «Ouy, respondit-il, et tousjours sous moy-mesme Capitaine.» Estant en Espaigne saisy des papiers de Sertorius, entre lesquels y avoit plusieurs lettres missives des principaux du Senat, qui appelloient Sertorius à Rome pour y <p 207r>remuer encore quelque nouveau mesnage, il les meit toutes au feu, donnant à ceux qui avoient eu mauvaise volonte, moyen de se repentir et de se corriger. Phraates Roy des Parthes, envoya devers luy le prier de ne passer point la riviere d'Euphrates, et faire que ce fust la borne d'entre luy et eux. «Mais plus tost, dit-il, sera ce la justice qui sera la borne d'entre les Parthes et les Romains.» Lucius Lucullus apres estre retourné de ses guerres et conquestes s'abandonna desbordeement aux voluptez et à vivre sumptueusement, reprenant Pompeius de ce qu'il appetoit tousjours de plus en plus à avoir de grandes charges plus que son aage ne portoit: à quoy Pompeius respondoit, qu'il estoit plus hors d'aage à un viellard s'abandonner aux delices et voluptez, que de vacquer aux charges de la Chose publique. Un jour qu'il estoit malade, les medecins luy ordonnerent qu'il mangeast d'une grive: on en cercha en plusieurs lieux, et n'en peut on trouver, pour ce que ce n'estoit pas en leur saison: mais il y eut quelqu'un qui dit que lon en pourroit recouvrer chez Lucullus, là où lon en nourrissoit tout le long de l'annee. «Et quoy, dit-il, si Lucullus donc n'estoit friand et delicat, Pompeius ne vivroit-il pas?» et laissant là l'ordonnance de son medecin, il se feit apprester de ce que lon peult trouver par tout ordinairement. Pour une grande famine et disette de bleds qui advint à Rome, il fut eleu en apparence de parole provoyeur general, ou superintendant des vivres, mais en effect de pouvoir, seigneur de la mer et de la terre: à l'occasion dequoy il alla en Afrique, en Sardaigne et en Sicile: là où aiant fait grand amas de bleds, il s'en vouloit vistement retourner à Rome: mais une grosse tourmente se leva, tellement que les pilotes et mariniers mesmes craignoient fort de se mettre en mer et de faire voile: mais luy s'embarquant le premier, et commandant de lever l'ancre, dit tout hault, «Il est necessaire d'aller, et non pas necessaire de vivre.» Quand la querelle d'entre luy et C@esar fut à plein descouverte, il y eut un Marcellinus qui avoit esté avancé par luy, et s'estoit neantmoins depuis tourné du costé de Cesar, qui en plein Senat dit plusieurs choses alencontre de luy. Pompeius ne se peut tenir qu'il ne luy dist adonc: «N'as-tu point de honte Marcellinus, de mesdire ainsi publiquement de moy, qui t'ay rendu eloquent, au lieu que tu estois muet: et saoul, jusques à rendre ta gorge, là où tu mourois de faim auparavant?» A Caton qui le tansoit et reprenoit aigrement de ce qu'il ne l'avoit jamais voulu croire, quand il luy avoit predit par plusieurs fois que la puissance et l'augmentation de C@esar, à quoy il tenoit la main, estoit au grand danger et prejudice de la Chose publique, il respondit, «Tes conseils estoient plus prudents, et les miens plus amiables.» Et parlant de soy-mesme librement, il disoit, qu'il avoit eu toutes ses charges plus tost qu'il ne les avoit attendues, et les avoit quittees plus tost qu'on ne l'avoit attendu. Apres la battaille de Pharsale s'enfuyant en Aegypte; en voulant passer de sa galere en une petite barque de pescheur, que le Roy luy avoit envoyee pour l'amener à bord: en se retournant devers sa femme et devers son fils, il ne leur dit autre chose sinon ces vers d'Euripide,
  Que en maison de Prince entre, devient
  Serf, quoy qu'il soit libre quand il y vient.
Estant passé en ceste barque, et luy aiant esté donné un coup d'espee à travers le corps, il ne seit autre chose que souspirer une fois seulement, et sans mot dire, ains s'affublant le visage, s'abandonna à tuer. Ciceron l'Orateur estoit mocqué de quelques uns à cause de son nom qui signifie un pois chiche, à cause dequoy ses amis luy conseilloient de changer son nom: mais luy au contraire disoit, qu'il rendroit le nom des Cicerons plus illustre et plus renommé que ceux des Catons, des Catules, ne des Scaures: et faisant une offrande d'un vase d'argent aux Dieux, il y feit bien engraver les lettres de ses deux premiers noms, mais pour le troisiéme, il feit engraver la figure d'un pois chiche. Il disoit que les Orateurs qui crioient hault à pleine <p 207v>teste, pource qu'ils se sentoient foibles de suffisance, avoient recours au hault braire, ne plus ne moins que les boitteux montent sur des chevaux. Verres avoit un fils disfamé d'avoir abusé de son corps en la fleur de sa jeunesse, et neantmoins il disoit injure à Ciceron, jusques à l'appeller impudique et paillard: Ciceron luy respondit, «Tu n'entens pas que c'est à part en la maison à huys fermez, qu'il fault tanser de cela ses enfans.» Metellus Nepos luy dit un jour en debattant avec luy, «Tu as fait mourir plus de gens par ton tesmoignage, que tu n'en as sauvé par ton bien dire:» «Je croy bien, respondit-il, car j'ay plus de foy que d'eloquence.» Ce mesme Metellus luy demandoit, qui estoit son pere, comme luy reprochant qu'il estoit homme neuf: «Ta mere, dit-il, a fait ceste response bien plus malaisee à toy:» car la mere de Metellus estoit tenue pour femme impudique, et Metellus luy-mesme homme leger et éceruellé, et se laissant aller à tous ses appetits. Il avoit fait mettre dessus la sepulture d'un Diodorus qui avoit esté son maistre en Rhetorique, la figure d'un corbeau de pierre: «Voyla, dit Ciceron, la recompense telle qu'il luy falloit: car il luy a enseigné à voler, et non pas à parler.» Vatinius estoit un mauvais homme, et son adversaire: il courut un bruit, qu'il estoit trespassé: depuis le bruit se trouva faulx: «Perisse malement, dit Ciceron, celuy qui a se malement menty.» Il y avoit quelqu'un que lon souspeçonnoit estre natif d'Afrique, qui luy disoit, «Je ne t'entens point:» «Je m'en esbahy, dit-il, veu que tu as les oreilles percees.» Caius Popilius vouloit estre tenu pour jurisconsulte, encore qu'il n'y sceust rien, et qu'il fust au demourant homme de lourd entendement. Il fut appellé en jugement pour porter tesmoignage de verité touchant quelque faict, duquel il respondit qu'il ne sçavoit rien: et Ciceron luy dit, «Tu penses à l'adventure que lon t'interrogue du droict.» Hortensius l'orateur qui plaidoit la cause de Verres, avoit eu de luy pour son loyer une image de Sphinx, qui estoit d'argent: Ciceron luy aiant d'adventure jetté quelque parole ambiguë et obscure: «Je ne sçay, dit-il que cela veult dire quant à moy, car je n'entens rien à soudre les aenigmes:» «Si est-ce, dit Ciceron, que tu as le Sphinx en ta maison.» Il rencontra quelquefois Voconius qui menoit quant et luy trois sienes filles, lesquelles estoient fort laides toutes trois: Il se prit à dire tout bas à ceux qu'il avoit autour de luy, «Cest homme-cy semé ses enfans en despit du Soleil.» Faustus fils de Sylla se trouva à la fin tant endebté, qu'il fut contrainct d'exposer ses meubles en vente, et en feit mettre des affiches par les carrefours pour le notifier: «J'aime bien mieulx ces affiches et proscriptions icy, dit Ciceron, que celles de son pere.» C@esar et Pompeius estans entrez en aperte guerre l'un contre l'autre: «Je sçay bien, dit-il, qui fuïr, mais je ne sçay à qui.» Il reprenoit grandement Pompeius de ce qu'il avoit abandoné la ville de Rome, et qu'il avoit mieulx aimé imiter en cela le gouvernement de Themistocles que celuy de Pericles, disant que les affaires de lors ressembloient plus au temps de Pericles qu'à celuy de Themistocles. Il se retira du costé de Pompeius premieremenet, puis quand il y fut, il s'en repentit: et comme Pompeius luy demandast, là où il avoit laissé son gendre Pison, il luy respondit promptement, Chez ton beau-pere. Quelqu'un estoit passé du camp de C@esar en celuy de Pompeius, et disoit qu'il avoit eu si grande haste de venir, qu'il avoit laissé son cheval: «Tu as, luy dit-il, mieux prouveu à sauver la vie de ton cheval que la tiene.» A quelque autre qui venoit rapporter au camp de Pompeius, que les amis de C@esar estoient tous tristes: «Mais dis-tu qu'ils veuillent mal à C@esar?» Apres la bataille de Pharsale perdu, Pompeius s'en estant desja fuy, il y eut un Nonius qui vint dire, qu'il ne se falloit point desesperer, et qu'ils avoient encore sept aigles, qui estoient les enseignes des legions: «Tes admonestemens, dit-il, seroient bons, si nous avions la guerre contre les geays.» Apres que C@esar victorieux fut venu au dessus de tous ses affaires, et qu'il eut fait redresser avec honneur les statues de Pompeius, que avoient esté abbatues, Ciceron dit, que <p 208r>C@esar en relevant celles de Pompeius avoit asseuré les sienes. Il estimoit tant l'honneur de bien dire, et y prenoit si grand' peine avec si grande ardeur d'affection, que aiant à plaider une cause devant les cent Juges seulement, estant escheut le jour de l'assignation, l'un de ses serfs, Eros, luy vint apporter la nouvelle, que la cause estoit remise au lendemain: il en fut si aise, qu'il luy donna liberte pour ceste bonne nouvelle. Caius C@esar, lors qu'il fuyoit la fureur de Sylla, estant encore fort jeune, il tomba entre les mains de quelques coursaires, qui luy demanderent de premiere arrivee quelque petite somme d'argent pour sa rençon: il se mocqua d'eux qui ne sçavoient pas quel personnage ils avoient pris, et de luy-mesme leur promeit de leur en payer deux fois autant qu'ils luy en avoient demandé: et estant par eux gardé soigneusement pendant qu'il avoit envoyé cercher et amasser argent pour leur bailler, il leur envoyoit faire commandement de se taire, et ne mener point de bruit pendant qu'il reposoit. Et s'exercitant à escrire tant en prose que en vers durant qu'il estoit entre leurs mains, il leur recitoit apres ce qu'il avoit composé: et s'il voyoit qu'ils ne le louassent pas assez à son gré, il les appelloit barbares et ignorants, et en riant les menassoit qu'il les feroit pendre: comme il feit bien tost apres: car estant sa rençon venue, luy delivré de leurs mains assembla incontinent des vaisseaux et des hommes en la coste de l'Asie, leur courut sus, et las aiant pris, les feit attacher en croix. Estant de retour à Rome, et aiant entrepris la brigue du souverain Pontificat alencontre de Catulus qui lors estoit le premier homme de Rome: ainsi comme sa mere le convoyoit jusques à la porte de son logis, il luy dit, «Ma mere vous aurez aujourd'huy vostre fils souverain Pontife, ou banny de la ville de Rome.» Il repudia sa femme Pompeia, pour le mauvais bruit qu'elle eut d'avoir forfaict à son honneur avec Clodius: et depuis Clodius aiant esté appellé en justice pour ce faict, il fut adjourné pour venir en jugement porter tesmoignage de verité: là où estant enquis par serment, il dit, qu'il n'avoit jamais rien sçeu de mal de sa femme: et comme l'accusateur luy repliquast, Et pourquoy l'as-tu donc repudiee? «Pour ce, dit- il, qu'il faut que la femme de C@esar soit non seulement innocente et nette de crime, mais aussi de souspeçon de crime.» En lisant les faicts d'Alexandre le grand, les larmes luy vindrent aux yeux: et comme ses amis luy en demandassent la raison, il responddit: «A l'aage où je suis, Alexandre avoit ja vaincu Darius, et je n'ay encore rien faict.» Ainsi comme il passoit par une meschante petite ville assise dedans les Alpes, ses familiers en jouant demandoient entre eux s'il y avoit point en ceste ville-là des factions et des brigues entre les habitans, à qui y seroit le premier: il s'arresta tout court, et apres avoir un peu pensé en luy-mesme: «J'aimerois, dit-il, mieux estre icy le premier, que le second à Rome.» Les hautes et hazardeuses entreprises il disoit qu'il les falloit executer, et non pas en consulter: et de faict quand il passa la riviere de Rubicon, qui separe la province de la Gaule de l'Italie, pour aller contre Pompeius, il dit, «Tout le dé soit jetté:» comme qui diroit, A tout perdre il n'y a qu'un coup perilleux. Et comme Pompeius s'en fut fuy de Rome vers la mer, et que Metellus qui avoit la superintendance du Thresor public, l'eust fermé, et le voulust empescher d'y prendre de l'argent, il le menassa de tuer: dequoy Metellus monstrant semblant d'estre esbahy de son audace, «Non non, mon amy, dit-il, je veux que tu sçaches qu'il m'est plus difficile de le dire, que de le faire.» Et pour ce que ses gens demouroient trop à passer la mer de Brindes à Duras, se jettant en un petit vaisseau, sans que personne des siens en sçeust rien, il voulut traverser la mer: mais comme le vaisseau fust prest à estre submergé des vagues de la mer, il se descouvrit au pilote, et luy dit tout hault, «Asseure toy et te fie en la fortune, car saches que tu ménes C@esar.» Pour lors toutefois il fut diverty et empesché de passer, tant par la tourmente qui se rengregea de plus en plus, comme aussi pour ce que les soudards accoururent de toutes parts, qui se plaignirent à luy, et luy <p 208v>dirent qu'il leur faisoit tort d'attendre d'autres forces, comme s'il se deffioit d'eux. Il y eut peu de temps apres une grosse rencontre, en laquelle Pompeius eut du meilleur, mais il ne suyvit pas sa poincte, ains se retira en son camp: et lors C@esar dit, «La victoire estoit aujourd'huy à nos ennemis, mais leur chef ne l'a pas sçeu cognoistre.» En la plaine de Pharsale, le jour de la battaille Pompeius aiant rengé son armee en ordonnance, commanda à ses gens qu'ils demourassent fermes en leurs places, et attendissent de pied quoy les ennemis: en quoy C@esar depuis dit, qu'il avoit lourdement failly: pource, dit- il, qu'il ostoit aux soudards la vehemence et violence du choc que leur donne l'eslancement de la course, outre l'ardeur de courage que ceste roideur-là leur apporte. Aiant desfait de premiere arrivee Pharnaces le Roy de Pont, il escrivit à ses amis, «Je veins, Je vey, Je vainquy.» Apres la desconfiture et fuitte de ceux qui estoient avec Scipion en Afrique, comme Caton se fust desfait luy-mesme, il dit: «Je te porte envie de ta mort Caton, pour ce que tu m'as envié l'honneur de t'avoir sauvé la vie.» Quelques uns avoient pour suspects Antonius et Dolobella, et si luy disoient qu'il s'en devoit prendre garde: Il leur respondit, qu'il n'avoit point de deffiance de ceux- là qui estoient ainsi bien coulorez et en bon point: mais bien, dit-il, de ces pasles et maigres-là, en monstrant Brutus et Cassius. Un jour à sa table comme propos se fust emeu, quelle sorte de mort estoit la meilleure, il respondit soudain, celle dont on se deffie le moins. C@esar, celuy qui fut le premier surnommé Auguste, estant encore en son adolescence, redemanda à Antonius environ deux milions et quatre cents mille escus, qui apres que Jules C@esar eut esté tué, avoient esté transportez de sa maison en celle d'Antonius voulant payer aux Romains ce que C@esar leur avoit laissé par testament: car il avoit legué à chasque citoyen Romain par teste septante et quinze drachmes d'argent, qui peuvent estre environ sept escus et demy. Antonius retenoit cest argent pardevers luy, et respondoit au jeune C@esar, qu'il se deportast de le redemander s'il estoit sage: quoy voyant l'autre, feit proclamer à vendre, et vendit de faict, tous ses biens patrimoniaux, dont il paya les legs aux Romains, et en acquit la bien-veuillance des citoyens à soy, et la mal-veuillance à Antonius. Rymetalces Roy de la Thrace avoit laissé le party d'Antonius, et s'estoit tourné de son costé: mais il estoit importun à la table, par ce qu'il ne faisoit jamais autre chose que parler de ce grand service qu'il luy avoit fait, et de luy reprocher son alliance: tellement qu'à un souper, C@esar beuvant à quelqu'un des autres Roys qui estoient à la table, dit tout haut, «J'aime bien la trahison, mais je ne louë point les traistres.» Les Alexandrins apres la prise de leur ville, s'attendoient bien de souffrir toute l'extremité de mal que lon peut faire au sac d'une ville prise par force: mais C@esar montant sur la tribune aux harangues, et approchant de luy le philosophe Arius qui estoit son familier, natif d'Alexandrie, il dit qu'il pardonnoit à la ville, premierement pour la grandeur et beauté d'icelle: secondement, pour Alexandre le grand, qui en estoit fondateur: et tiercement, pour l'amour d'Arius, qui estoit son amy. Estant adverty comme un sien serf nommé Eros, qui faisoit ses affaires en Aegypte, avoit achetté une caille qui battoit toutes les autres, et estoit invincible, et l'avoit fait rostir et mangee, il l'envoya querir et l'interrogua pour sçavoir s'il estoit vray: et comme il luy eust confessé que ouy, il le feit crucifier au mas de sa navire. Il meit en la Sicile Arius pour son agent et procureur au lieu d'un Theodorus: et y eut quelqu'un qui luy presenta un petit billet, où il y avoit escrit: «Le chauve Theodorus natif de Tarse, est un larron, non pas? Que t'en semble?» Aiant leu le billet, il ne feit qu'escrire au dessoubs, «Il le semble.» Tous les ans au jour de sa nativité il recevoit de Mec@enas l'un de ses plus familiers un present d'une couppe. Athenodorus le philosophe, estant fort vieil, luy demanda congé de se pouvoir retirer en sa maison pour sa vieillesse. Il luy donna: mais en luy disant adieu, Athenodorus luy dit, <p 209r>«Quand tu te sentiras courroucé, Sire, ne dy ny ne fais rien, que premierement tu n'ayes recité les vingt et quatre lettres de l'Alphabet en toy-mesme.» C@esar aiant ouy cest advertissement, le pris par la main et luy dit, «J'ay encore affaire de ta presence:» et le reteint encore tout un an, en luy disant,
  Sans peril est le loyer de silence.
Entendant comme Alexandre le grand en l'aage de trente deux ans, aiant fait la plus part de ses conquestes, estoit en peine de sçavoir ce qu'il feroit plus desormais, il dit, qu'il s'esbahissoit si Alexandre estimoit, qu'il y eust moins d'affaire à bien ordonner, regir et conserver un grand Empire, quand il est tout acquis, qu'à le conquerir. Aiant faict la loy Julia des adulteres, par laquelle il est porté, comme lon doit faire le procés à ceux qui en sont attaincts, et comme lon doit punir ceux qui en sont convaincus: il advint qu'il se rua par impatience de cholere sur un jeune homme qui estoit accusé d'avoir commis adultere avec sa fille Julia, et le battit à coups de poing. Le jeune homme se prit à crier, «Tu as fait la loy, C@esar, qui ordonne comment il faut proceder contre les adulteres:» il en fut se marry, et se repentit tant de ce qu'il en avoit faict, que de ce jour-là il ne voulut point souper. Envoyant son nepueu Caius en Armenie, il feit prieres aux Dieux de l'accompagner de la bienveuillance de tous envers Pompeius, de la hardiesse d'Alexandre le grand, et de sa bonne fortune de luy. Il disoit qu'il laisseroit aux Romains, en la succession de l'Empire, un successeur qui n'avoit jamais consulté deux fois d'une chose, entendant de Tibere. Voulant appaiser quelques jeunes gentilshommes Romains qui estoient en authorité de magistrat, et menoient un grand bruit devant luy: quand il veit que pour les premiers admonestements il n'en faisoient rien, il leur dit à certes, «Escoutez vous autres jeunes gens un vieillard, que les vieillards ont bien escouté quand il estoit jeune.» Le peuple d'Athenes luy avoit faict quelque faute et desplaisir: il leur escrivit, «Je croy que vous n'ignorez pas que je suis mal-content de vous, car autrement je n'hyvernois pas en ceste petite Isle d'Aegine:» mais jamais depuis il ne leur en fit ny ne leur en dit pis. L'un des accusateurs d'Eurycles, apres avoir bien au long deduit contre luy en toute licence, sans aucun respect, tout ce qu'il voulut, finablement il se laissa aller jusques à dire un tel propos: «Et si ces choses-là ne te semblent grandes, C@esar, commande luy qu'il me rende le septiéme de Thucydide.» C@esar offensé de son audace et impudence, commanda que lon le menast en prison: mais depuis estant adverty, qu'il estoit demouré seul des descendans du capitaine Brasidas, il le renvoya querir, et apres luy avoir fait un peu de remonstrances commanda que lon le laissast aller. Piso bastissoit fort magnifiquement sa maison, depuis les fondements jusques à la couverture: quoy voyant C@esar luy dit: «Tu me resjouis tout, de te veoir ainsi bastir, comme si Rome devoit estre d'eternelle duree.»

<p 209v>Les dicts notables des Laced@emoniens.
AGESICLES Roy des Lac@edemoniens estant de sa nature convoiteux d'ouïr et apprendre, il y eut quelqu'un de ses familiers qui luy dit: «Je m'esbahis, Sire, veu que tu prens si grand plaisir à ouïr bien dire, que tu n'approches de toy le Rhetoricien Philophanes pour t'enseigner.» Il respondit, «C'est pource que je veux estre disciple de ceux dont je suis né.» A un autre qui demandoit, Comment pourroit un prince regner seurement, sans avoir autour de soy des gardes, pour la seureté de sa personne, «S'il commande à ses subjects, comme un bon pere fait à ses enfans.»
  AGESILAUS le grand, en un festin où il avoit esté convié, fut eleu par le sort Maistre du convive, à qui il appartenoit de donner la loy, comment et combien chascun devoit boire: et comme celuy qui avoit la charge du vin luy eust demandé, combien il en verseroit à chascun, il respondit: «S'il y a bonne provision de vin, tant que chascun en voudra: s'il y en a peu, egalement à tous.» Il y eut un malfaitteur qui estant prisonnier endura fort constamment devant luy le tourment de la gehenne: «O que voyla un homme, ce dit- il, extremement meschant, qui employe la patience et constance à de si malheureux et si meschants actes comme les siens!» On louoit en sa presence un maistre de Rhetorique, de ce qu'il pouvoit par son eloquence amplifier et rendre grandes les choses petites: et au contraire, appetisser les grandes: «Je ne trouverois pas bon, dit-il, un cordonnier, qui à un petit pied chausseroit un grand soulier.» Comme quelqu'un en debattant contre luy, luy dist, «Tu l'as ainsi promis:» et luy repetast par plusieurs fois ceste mesme parole: «Si la chose est juste, dit-il, je l'ay promise voirement: mais si elle n'est juste, je ne l'ay pas promise, mais ditte seulement.» Et comme l'autre luy repliquast, Voire-mais il faut que les Roys accomplissent tout ce qu'ils ont accordé, fust-ce d'un signe de la teste seulement. «Ils n'y sont pas plus tenus, respondit- il, que ceux qui s'addressent à eux, de demander et dire toutes choses raisonnables et justes, et d'observer l'opportunité et commodité des Roys.» Quand il oyoit quelques uns qui en louoient ou blasmoient d'autres, il disoit, qu'il ne falloit pas moins cognoistre les moeurs et le naturel de ceux qui parloient, que de ceux de qui ils parloient. Comme il estoit encore jeune enfant, en une feste publique où les jeunes gens, fils et filles, dansoient tous nuds, le superintendant de la danse luy donna un lieu qui n'estoit pas fort honorable, duquel neantmoins il se contenta, combien qu'il fust ja declaré Roy, et dit: «Voyla qui va bien, car je monstreray que ce ne sont pas les lieux qui honorent les hommes, mais les hommes les lieux.» Le medecin luy avoit ordonné en quelque siene maladie une maniere de medecine pour recouvrer sa santé, qui n'estoit point simple ne facile, mais fort laborieuse et difficile: «Par les Dieux jumeaux, dit-il, si ma destinee ne porte que je vive, je ne vivray pas quand je prendrois toutes les medecines du monde.» Estant un jour aupres de l'autel de Minerve surnommé Chalceoecos, qui vaut autant à dire comme au temple de bronze, où il faisoit sacrifice d'un boeuf, un pou le mordit: il n'eut point de honte de le prendre, et de le tuer publiquement devant tout le monde, en disant, «Par les Dieux, jusques sur l'autel mesme je tuerois volontiers celuy qui en trahison me viendroit assaillir.» Une autre fois il apperçeut, comme un petit garson tiroit d'une fenestre une souris qu'il avoit prise: la souris se retourna qui le mordit à la main, tellement qu'elle luy feit lascher prise, et s'enfuit. Il le monstra aux assistans, et leur dit, «Veu qu'une si petite bestiole a bien le coeur de se revenger contre ceux qui luy font tort, pense ce qu'il est raisonnable que les hommes facent.» Voulant entreprendre la guerre contre le Roy de Perse pour la delivrance des peuples Grecs habitans en l'Asie, il en alla demander <p 210r>conseil à l'oracle de Jupiter, que est en la forest de Dodone: et comme l'oracle luy eust respondu ainsi qu'il desiroit, qu'il entreprist le voyage, il en communiqua la response aux Ephores, qui sont les contrerolleurs: lesquels luy ordonnerent qu'en passant il en demandast aussi le conseil à celuy d'Apollo en la ville de Delphes. Il s'en alla au temple où se rendoient les oracles, et feit ainsi sa demande, «O Apollo es-tu pas de mesme advis que ton pere?» Et comme il luy eust respondu, que ouy: il fut eleu pour conducteur de ceste guerre, et s'y en alla. Tissaphernes lieutenant du roy de Perse en Asie, estonné de son arrivee, du commancement feit appointement avec luy, par lequel il promeit de luy laisser toutes les villes et citez Grecques qui sont en l'Asie, franches et libres pour se gouverner par leurs loix: et ce-pendant despescha devers son maistre, qui luy envoya une grosse armee, sur la fiance de laquelle il luy envoya denoncer la guerre, si bien tost il ne se partoit de l'Asie. Agesilaus estant bien aise de ceste roupture d'appointement, feit semblant de vouloir entrer premierement en la Carie, parquoy Tissaphernes assembla là ses forces: et lors il tourna tout court en la Phrygie, là où aiant pris plusieurs villes et grande quantité de tout butin, il dit, «Que violer la foy promise à ses amis est impieté, mais abuser ses ennemis non seulement est juste, mais aussi plaisant et profitable.» Et se sentant foible de gens de cheval, il s'en retourna en la ville d'Ephese, là où il feit entendre aux riches qui se voudroient exempter d'aller en personne à la guerre, qu'il eussent à fournir pour teste un homme et un cheval, tellement qu'en peu de jours il assembla bon nombre de chevaux et d'hommes idoines à la guerre, au lieu de riches et de couards. En quoy il disoit qu'il ensuivoit Agamemnon, qui pour une bonne jument dispense un homme riche et couard de venir à la guerre. Quand on vendoit les prisonniers de guerre pour esclaves, les commissaires qui en faisoient la vente, par son ordonnance vendoient à part leurs habillements et leurs hardes, et leurs corps à part tous nuds: et se trouvoient plusieurs qui achettoient leurs vestements, mais de leurs corps, il n'y avoit personne qui en voulust, pource qu'ils estoient blancs et mols, comme gens qui avoient esté nourris delicatement soubs le couvert des maisons, et s'en mocquoit-on, comme de corps inutiles, et qui n'estoient bons à rien. Agesilaus se tenant pres de là: «Voyla doncques, dit-il, ce pourquoy vous combattez,» monstrant les hardes: «et ceux-là contre qui,» monstrant les hommes. Aiant desfaict en battaille Tissaphernes au païs de Lydie, et tué grand nombre de ses gens, il courut les provinces du Roy, lequel luy envoya de l'or et de l'argent en don, le priant de faire appointement. Agesilaus luy feit response, que quant à traitter appointement de paix, c'estoit à faire à la cité de Laced@emone: et au demourant qu'il prenoit plus de plaisir à enrichir ses gens, qu'à estre riche luy mesme: et que les Grecs reputoient honorable non recevoir des presens de leurs ennemis, mais leur oster des despouilles. Megabates le fils de Spithridates, qui estoit beau de visage par excellence, s'approcha une fois de luy pour l'ambrasser et le baiser, pensant en estre fort aimé: mais Agesilaus destourna sa face, tellement que l'enfant desista de se presenter plus devant luy, dont il fut marry, et demanda pourquoy c'estoit: ses amis luy respondirent, que luy mesme en estoit cause, aiant eu peur de se laisser baiser à un si bel enfant, et que là où il n'en auroit plus de crainte, l'enfant y retourneroit bien volontiers. Il demoura un espace de temps à penser en luy-mesme sans mot dire, puis leur respondit: «Il n'est point de besoing que vous luy en parliez: car quant à moy, j'ay plus cher de demourer superieur et vainqueur en telles choses, que de prendre par force la plus forte et plus puissante ville de mes ennemis, pour ce qu'il me semble meilleur de garder sa liberté, que de l'oster à autruy.» Au demourant il estoit en toutes autres choses bien roide à observer de poinct en poinct tout ce que les loix commandent: mais és affaires de ses amis il disoit, que garder estroittement la rigueur de justice, estoit une <p 210v>couverture dont se couvroient ceux qui ne vouloient point faire pour leurs amis. Auquel propos on treuve encore une petite lettre missive qu'il escrivoit à Idrieus prince de la Carie, pour la delivrance d'un sien amy: «Si Nicias n'a point failly, delivre-le: s'il a failly, delivre-le pour l'amour de moy: mais comment que ce soit, delivre- le.» Tel estoit doncques Agesilaus en la plus part des affaires de ses amis: toutefois il escheoit bien des occasions, qu'il regardoit plus tost à l'utilité publique: comme il monstra un jour à quelque partement qu'il fut contraint de faire à la haste et en trouble, tellement qu'il luy fut force d'abandonner un qu'il aimoit estant malade: et comme l'autre l'appellast par son nom ainsi comme il partoit, et le suppliast de ne le vouloir point abandonner, Agesilaus en se retournant dit, «O qu'il est mal-aisé d'aimer et estre sage tout ensemble!» Au reste quant à son vivre et au traittement de son corps, il ne vouloit rien avoir d'avantage ne de meilleur que ceux qui estoient en sa compagnie. Jamais il ne mangea jusques à se saouler, ny ne beut jusques à s'enyvrer: le dormir ne luy commanda jamais, n'en usant sinon autant que luy permettoient ses affaires, et estoit tellement disposé contre le chaud et contre le froid, que pour toutes saisons de l'annee il n'avoit jamais qu'une sorte d'habillement: aiant sa tente tousjours au milieu de ses gens, il n'avoit lict qui fust meilleur que piece des autres: et souloit dire, qu'il falloit que celuy qui avoit la charge de commander, surmontast les privez qui estoient sous sa charge, non en mignardise ny delicatesse, mais en tolerance de labeur et en force de coeur. Comme doncques quelqu'un demandast en sa presence, «Qu'est-ce que les loix de Lycurgus ont apporté de bon à la ville de Sparte?» il respondit, «Ne faire compte des voluptez:» et à un autre qui s'esmerveilloit de veoir la simplicité grande, tant du vivre que du vestir de luy et des autres Laced@emoniens: «Le fruict que nous recueillons, dit-il, de ceste si estroitte maniere de vivre, est la liberté.» Un autre l'enhortoit de relascher un petit de ceste roide et austere maniere de vivre, quand ce ne seroit, dit-il, que pour l'incertitude de la fortune, et qu'il pourroit venir une occasion de temps qu'il le faudroit faire ainsi:«Voire-mais je me vais accoustumant, dit-il, à cela, qu'en nulle mutation de fortune je ne cerche mutation de vie.» de faict, quand il fut devenu vieil, il ne laissa pour l'aage la dureté de sa maniere de vivre: et pourtant respondit-il à un qui luy demandoit, pourquoy il ne portoit point de saye en une si grande rigueur d'hyver, en l'aage où il estoit: «A fin que les jeunes apprennent à en faire autant, aians pour exemple les plus vieux de leur païs, et ceux qui leur commandent.» Auquel propos on treuve que quand il passa avec son armee à travers le païs des Thasiens, ils luy envoyerent des rafreschissemens de farines, d'oysons et autres volailles, de confitures, de patisserie, et de toutes autres sortes de viandes exquises, et de vins delicieux: il n'en prit que les farines seulement, et commanda à ceux qui les avoient apportez, qu'ils les reportassent, comme choses dont ils n'avoient que faire: mais à la fin comme ils le suppliassent et luy feissent toute l'instance du monde de les prendre, il leur commanda qu'ils les departissent doncques entre les Ilots qui estoient leurs esclaves: et comme ils luy en demandassent la cause, il leur dit, que c'estoit pour ce qu'il n'estoit point convenable à ceux qui faisoient profession de force virile et de prouësse, de recevoir ces friandises là: et que ce qui amorse et alleche les hommes de servile nature, ne doit point aggreer à ceux qui sont de courage franc et libre. Davantage les Thasiens aians receu beaucoup de bienfaicts, et pour ce se sentans grandement tenus à luy, luy dedierent des temples, et luy decernerent des honneurs divins, comme s'il eust esté un Dieu, et luy envoyerent des ambassadeurs pour luy faire entendre leur resolution. Aiant leu leurs lettres, et entendu les honneurs qu'ils luy faisoient, il leur demanda si leur païs et leur communaulté pouvoit deïfier les hommes: ils luy respondirent, que ouy. «Or sus doncques, dit-il, commancez à vous mesmes, et si vous vous pouvez faire Dieux vous mesmes, alors je <p 211r>vous croiray que vous me le puissiez faire aussi.» Et comme les peuples de l'Asie, qui sont d'extraction Grecque, eussent ordonné, qu'en toutes leurs principales citez ils luy feroient eriger des statuës, il leur rescrivit, «Je ne veulx que lon face de moy aucune statuë ny image, ne painte, ne moulee, ny taillee.» Et voyant en Asie en la maison de son hoste, le planché fait de bois quarré, il demanda au maistre de la maison, si les arbres naissoient aussi quarrez en leur païs: l'autre luy respondit que non, mais qu'ils croissoient ronds. «Et comment, dit-il, s'ils naissoient quarrez, les feriez-vous ronds?» On luy demanda une fois jusques où s'estendoient les confins de Laced@emone: en branlant une javeline qu'il tenoit en la main, il respondit, «Jusques là où cecy peult arriver.» Un autre luy demandant, pourquoy la ville de Sparte n'avoit point de murailles: en monstrant de ses citoyens armez, il respondit, «Voyla les murailles des Laced@emoniens.» Et à un autre qui en demandoit autant, il respondit, qu'il ne fault pas que les villes soient fortifiees de pierres, ny de bois, mais de la prouësse et vaillance des habitans: et admonestoit ordinairement ses familiers de ne cercher pas à s'enrichir de deniers, mais de vaillance et de vertu: et quand il vouloit que quelque ouvrage fust bien tost parachevé par les soudards, il commanceoit luy-mesme le premier à mettre la main à l'oeuvre en la veuë de tout le monde. Il se vantoit de travailler autant qu'homme qui fust en sa compaignie, et se glorifioit plus de ce, qu'il se sçavoit commander à soy-mesme, que d'estre Roy. A un autre qui s'esmerveilloit de veoir un Laced@emonien boitteux aller à la guerre, et qui disoit, «Pour le moins je demanderois un cheval:» «Ne sçais-tu pas, luy respondit-il, que lon n'a point affaire de fuyards à la guerre, mais de gents qui tiennent ferme?» On luy demanda comment il avoit acquis si grande reputation, «En mesprisant la mort,» dit-il. Enquis aussi, pourquoy les Spartiates combattoient au son des fleutes: «A fin, dit-il, que marchants en battaille à la cadence et mesure, on cognoisse ceux qui sont vaillans d'avec ceux qui sont couards.» Quelqu'un reputoit heureux le Roy de Perse, de ce qu'il estoit venu fort jeune à un si puissant estat: «Voire-mais, dit-il, Priam en tel aage ne fut pas mal-heureux.» Aiant ja conquis la plus grande partie de l'Asie, il delibera d'aller faire la guerre à la personne du Roy mesme pour luy rompre son long repos, et l'empescher ailleurs qu'à penser de corrompre par argent les orateurs et gouverneurs des citez de la Grece: mais comme il estoit en ceste deliberation, il fut rappellé par les Ephores, à cause d'une grosse guerre des peuples Grecs, dont la ville de Sparte estoit environnee, par le moyen des deniers que le Roy de Perse y avoit envoyez: à l'occasion dequoy il fut contrainct de partir de l'Asie, disant, que un bon prince se doit laisser commander par les loix: et en partant laissa un tresgrand regret de son partement aux Grecs habitants pardelà. Et pour ce qu'en la monnoye Persienne estoit emprainte l'image d'un Archer, il disoit, que le Roy de Perse le chassoit de l'Asie avec trent mille archers: Car autant de Dariques d'or avoient esté portez par un Timocrates à Thebes et à Athenes, qui avoient esté distribuez aux harangueurs et gouverneurs de ces deux citez, par qui elles furent suscitees à commancer la guerre à la ville de Sparte. Si rescrivit aux Ephores une missive de telle teneur: «Agesilaux aux Ephores, Salut.
  Nous avons conquis la plus grand' part de l'Asie, et en avons dechassé les Barbares, aussi avons nous fait plusieurs armes au païs d'Ionie: mais puis que vous me commandez de me trouver pardelà à jour nommé, je vous advise que je suivray de pres ceste lettre, ou paraventure la previendray: car l'authorité que j'ay de commander, je ne l'ay pas pour moy, mais pour mon païs, et pour ses alliez. Et lors un Magistrat commande à la verité selon droict et justice, quand il obeït aux loix de son païs, et aux Ephores, ou autres tels magistrats qui sont en son païs.»
  Aiant traversé le destroit de l'Hellespont, il entra dedans le païs de la Thrace, là où il ne demanda jamais passage à aucun Prince ne ville barbare, ains envoyant <p 211v>devers eux leur faisoit demander, s'ils vouloient qu'il passast comme par païs d'amis, ou comme par païs d'ennemis: tous les autres Princes et peuples le receurent amiablement, et l'accompagnerent par honneur en passant par leurs terres: mais ceux que lon appelle les Trochaliens, ausquels, à ce que lon dit, Xerxes mesme donna des presens pour son passage, luy demanderent pour loyer de le laisser passer cents talents d'argent, qui sont soixante mille escus, et autant de femmes. Agesilaus en se mocquant d'eulx, respondit à ceux qui luy portoient ceste parole, «Que ne sont-ils donc venus quant et vous pour les recevoir?» et tira oultre: mais les trouvant en son chemin, il leur donna la battaille, et les desfeit avec grande occision de leurs gents, puis passa oultre. Autant en manda- il aux Roy de Macedoine, lequel feit response, qu'il s'en conseilleroit: «Qu'il s'en conseille donc, dit-il, tant qu'il voudra: mais ce-pendant marchons.» Le Roy s'esmerveillant de sa hardiesse, et la redoubtant, luy manda qu'il passast amiablement. Les Thessaliens estoient lors alliez de leurs ennemis: parquoy en passant il pilla leur païs, et envoya en la ville de Larissa deux de ses amis, Xenocles et Scytha, pour veoir s'ils la pourroient prattiquer et attirer à faire ligue avec les Laced@emoniens, mais ceux de Larisse les arresterent et les reteindrent prisonniers: donc les autres estans indignez, vouloient à toute force qu'il y menast son camp tout de ce pas, et allast mettre le siege devant: mais il leur respondit qu'il aimeroit mieulx faillir à gaigner toute la Thessalie entierement, que de perdre l'un de ces deux hommes-là seulement: ainsi les retira-il par appointement. Entendant qu'il y avoit eu une battaille donnee aupres de Corinthe, en laquelle il estoit demouré bien peu des Laced@emoniens, mais des Atheniens, des Argiens, des Corinthiens, et de leurs alliez un bien grand nombre: on ne le veit oncques faire bonne chere, ny s'elever de joye pour la nouvelle de ceste victoire feit dresser un troph@ee au dessoubs du mont qui s'appelle Narthecium: et luy fut ceste victoire autant ou plus agreable que nulle autre, pour ce qu'avec si petite troupe de gens de cheval que luy-mesme avoit mis sus, et qu'il avoit dressez, il se trouva avoir desfaict en bataille ceux qui de tout temps se vantoient estre des meilleurs hommes d'armes du monde. Là il vint trouver Diphridas l'un des Ephores, estant envoyé expres de Sparte pour luy commander qu'il eust deliberé d'y entrer une autre fois avec beaucoup plus grosse puissance, toutefois ne voulant en aucune chose desobeir aux Seigneurs du conseil de Sparte, il envoya querir deux enseignes de ceux qui estoient au camp pres de Corinthe, et avec cela entrant dedans le païs de la Boeoce, il donna la battaille aux Thebains, Atheniens, Argiens, Corinthiens, les deux Locriens pres la ville de Coronee, et la gaigna, qui fut la plus sanglante et plus grande battaille, ainsi que tesmoigne Xenophon, qui fut donnee de son temps: mais il est vray qu'il fut fort blecé en plusieurs endroits de sa personne: et depuis estant de retour en sa maison, apres tant de victoires, tant de grandeurs et de prosperitez, il ne changea rien qui soit du traittement de sa personne, ny de toute sa maniere de vivre. Voyant qu'aucuns de ses citoyens se glorifioient et pensoient estre quelque chose de plus que les autres, pour autant qu'ils nourrissoient et entretenoient des chevaux pour courir aux jeux de pris, il persuada à sa soeur qui se nommoit Cynisca, de monter sur son chariot, et s'en aller à la feste des jeux Olympiques, pour essayer de gaigner le pris de la course avec les chevaux: voulant par là faire cognoistre aux Grecs, que tout cela n'estoit acte de vertu quelconque, <p 212r>mais seulement de richesse et de despense. Il avoit autour de luy Xenophon le philosophe, qu'il aimoit et estimoit beaucoup: il le pria d'envoyer querir ses enfans pour les faire nourrir en Laced@emone, et y apprendre la plus belle disciple du monde, de sçavoir obeïr et commander. Une autre fois luy estant demandé, pourquoy il estimoit les Laced@emoniens les plus heureuses gents du monde: «C'est, dit- il, pour ce qu'ils font profession et exercice, plus que tous les hommes du monde, d'apprendre à bien commander, et à bien obeïr.» Apres la mort de Lysander, il trouva en la ville de Sparte de grandes ligues et factions, que Lysander incontinent qu'il fut retourné de l'Asie, avoit dressees et suscitees contre luy: si fut en propos et en volonté de monstrer et faire veoir à ceux de Sparte quel citoyen il avoit esté. Aiant leu une harangue, qui fut trouvee apres sa mort entre ses papiers, laquelle Creon Halicarnassien avoit composee, et luy la devoit lire devant le peuple en assemblee de ville, pour introduire de grandes nouvelletez, et renverser tout l'estat et le gouvernement de Sparte: il la voulut produire en public: mais apres que l'un des Senateurs l'eut leuë, et que redoutant la force des raisons et vehemence d'eloquence qui estoit en icelle, il luy eust conseillé de ne deterrer point Lysander, ains plus tost enterrer sa harangue quant et luy, il creut son conseil et ne bougea rien. Et quant à ceux qui par ceste menee luy estoient adversaires, il ne les harassa point ouvertement, mais il trouva moyen d'en faire envoyer les uns Capitaines en quelques voyages, et de faire commettre quelques offices publiques aux autres, esquelle charges il se portoient tellement qu'ils estoient descouverts pour larrons et meschants: et depuis en estants appellez en justice, au contraire il leur aidoit et les secouroit en leurs affaires, tellement qu'il se les rendoit bien-veuillans et amis, et n'y en demoura à la fin pas un qui luy fust adversaire. Quelqu'un le pria d'escrire en sa faveur à ses hostes et amis qu'il avoit en Asie, qu'ils luy gardassent son bon droict: «Mes amis, dit-il, font ce qui est de droict, encore que je ne leur escrive point.» Un autre luy monstroit les murailles de sa ville fortes à merveilles et magnifiquement basties, en luy demandant si elles luy sembloient pas bien belles: «Ouy certes pour y loger des femmes, mais non pas des hommes.» Un Megarien luy magnifioit et hault-louoit sa ville: auquel il respondit, «Jeune homme mon amy, tes propos auroient besoing d'une grande puissance.» Ceux que les autres hommes avoient en admiration, il ne monstroit pas de les cognoistre seulement: comme quelquefois un Callipides excellent joueur de Trag@edies, qui avoit fort grand nom et grande reputation parmy les Grecs, de maniere que toutes sortes de gens en faisoient cas, l'aiant rencontré en son chemin, il le salüa premierement, puis s'ingera presumptueusement de se promener avec d'autres quant et luy, se presentant et se monstrant à luy, en esperance que le Roy commanceroit le premier à luy user de quelque caresse. A la fin voyant qu'il ne commançeoit point, luy-mesme s'avancea de luy demander: «Comment, Sire Roy, ne me cognois-tu point, et n'as-tu point ouy dire qui je suis?» Agesilaus le regardant au visage: «Et n'es-tu pas, dit-il, le farceur Dercillidas?» On le convia un jour à ouïr un qui contrefaisoit naifvement bien le rossignol: il n'en voulut rien faire, disant, «J'ay ouy le rossignol luy-mesme par plusieurs fois.» Le medecin Menecrates avoit esté heureux en la cure de quelques maladies desesperees, au moyen dequoy quelques uns l'avoient surnommé Jupiter: et luy par trop arrogamment usurpoit ce surnom-là, de sorte qu'il eut bien la presumption de mettre en la superscription d'une lettre qu'il luy escrivoit, Menecrates le Jupiter au Roy Agesilaus, Salut. Agesilaus luy rescrivit, Agesilaus à Menecrates, Santé. Et comme Pharnabazus et Conon avec l'armee navale du Roy de Perse estans sans contredit seigneurs de la marine, pillassent toutes les costes de la Laconie, et d'avantage les murailles de la ville d'Athenes se rebastissent de l'argent que Pharnabazus fournissoit: les Seigneurs du conseil de Laced@emone furent d'advis <p 212v>qu'il valoit mieulx faire paix avec le Roy de Perse, et pour cest effect envoyerent Antalcidas devers Tiribazus, abandonnans laschement et meschamment à ce Roy barbare les Grecs habitans en l'Asie, pour la liberté desquels Agesilaus luy avoit paravant fait la guerre: ainsi n'eut point Agesilaus de part à ceste honte et infamie, pour ce que Antalcidas, qui estoit son ennemy mortel, cercha par tous moyens de faire ceste paix à cause qu'il voyoit que la guerre augmentoit tousjours l'authorité, l'honneur et le credit d'Agesilaus: lequel toutefois respondit lors à un qui luy reprochoit que les Laced@emoniens Medisoient, c'est à dire, favorisoient aux Medois: «Non font, mais ce sont les Medois qui Laconisent.» On luy demanda quelquefois, laquelle des deux vertus estoit la meilleure à son jugement, la force, ou la justice: «Il respondit que la force ne sert de rien là où regne la justice: et que si nous estions tous justes et gens de bien, il ne seroit point besoing de la force.» Les peuples Grecs habitans en Asie avoient accoustumé d'appeller le Roy de Perse, le grand Roy: «Pourquoy, dit-il, est-il plus grand que moy, s'il n'est plus temperant et plus juste?» Aussi disoit-il, que les habitans de l'Asie estoient bons esclaves, et mauvais hommes libres. Estant enquis comment un homme se pourroit bien faire valoir et acquerir tresgrande reputation, il respondit; «En disant tout bien, et faisant encore mieulx.» Il souloit dire, que le Capitaine doit avoir hardiesse alencontre des ennemis, et amitié envers ses gens. Quelque autre demandoit, «Que doivent apprendre les enfans en leur jeunesse?» Il respondit, «Ce qu'ils doivent faire quand il sont devenus grands.» Il estoit Juge en une cause où le demandeur avoit tresbien dit, et le defendeur tres-mal, ne faisant que repeter à tous propos, «Sire Agesilaus, il fault qu'un Roy secoure les loix.» Agesilaus luy respondit, «Si quelqu'un t'avoit abbatu ta maison, ou que lon t'eust osté ta robbe, aurois-tu recours au maçon pour te faire raccoustrer ta maison, ou au cousturier pour te faire rendre ta robbe?» Le Roy de Perse luy escrivit une lettre missive qu'apporta le gentilhomme Persien qui vint avec Callias pour faire jurer la paix, et estoit le subject de ceste lettre, «Que le Roy vouloit particulierement avoir amitié et fraternité avec luy.» Il ne la voulut point recevoir, et luy dit: «Tu diras au Roy ton maistre de ma part, qu'il n'est point de besoing qu'il m'escrive des lettres particulieres, pour ce que s'il estoit amy en general de Laced@emone, et monstroit aimer et desirer le bien de la Grece, que luy aussi reciproquement luy seroit amy de tout son pouvoir: mais s'il se trouvoit qu'il usast de male foy, et attentast aucune chose au prejudice de la Grece, qu'il luy pourroit escrire toutes les lettres de monde, que jamais il ne luy seroit amy.» Il aimoit fort tendrement ses petits enfans, de sorte qu'il jouoit avec eux parmy la maison, se mettant une canne entre les jambes comme un cheval: et comme quelqu'un de ses amis l'eust veu et trouvé en cest estat, il le pria de n'en dire jamais rien à personne jusques à ce que luy-mesme eust de enfans aussi. Mais en faisant continuellement la guerre aux Thebains, il y fut fort griefvement blecé en une battaille. Ce que voyant Antalcidas, luy dit: «Certainement tu reçois bien des Thebains le salaire que tu merites, pour leur avoir enseigné malgré eux à combattre, ce qu'ils ne sçavoient ny ne vouloient apprendre à faire.» Car à la verité lon dit, que les Thebains devindrent alors plus belliqueux que jamais ils n'avoient esté au paravant, s'estans addressez et exercitez aux armes par les continuelles invasions des Laced@emoniens: aussi estoit-ce la raison pour laquelle l'ancien Lycurgus en ses loix, que lon appelloit Retres, leur defendoit de faire souvent la guerre contre une mesme nation, de peur qu'ils ne la contraignissent en ce faisant d'apprendre à la faire. Si en estoit Agesilaus hay des alliez mesmes de Laced@emone, qui se plaignoient qu'il falloit qu'ils eussent ordinairement le harnois sur le dos, et que eux qui estoient en bien plus grand nombre, suyvissent les Laced@emoniens qui n'estoient qu'une poignee de gens au pris d'eux: parquoy Agesilaus les voulant convaincre, et leur monstrer quel nombre ils estoient, il commanda <p 213r>que tous les alliez et confederez s'asseissent ensemble pesle mesle, et les Laced@emoniens d'un autre costé à part: puis feit crier par un herault, que les potiers de terre se levassent les premiers: quand ceux-là furent levez il feit proclamer les serruriers, et puis apres les charpentiers, et puis les maçons, et ainsi de tous les autres mestiers les uns apres les autres: parquoy tous leurs alliez et confederez presque se leverent, mais des Laced@emoniens nul ne se leva, pource qu'il leur estoit defendu d'exercer ny d'apprendre aucun mestier mechanique: ainsi Agesilaus se prenant à rire, «Voyez vous, dit-il, mes amis, combien plus de soudards nous envoyons à la guerre que vous ne faittes?» Or à la desfaitte de Leuctres, il y eut plusieurs des Laced@emoniens qui fuirent, lesquels tous par les loix et ordonnances du païs estoient pour tout leur vie infames. Toutefois les Ephores voyans que la ville par ce moyen s'en alloit deserte et depeuplee de citoyens, en temps mesmement qu'elle avoit plus grand besoing de gens de guerre, que jamais, vouloient trouver moyen de les absoudre de ceste infamie, et neantmoins conserver l'authorité de leurs loix. Parquoy pour ce faire, ils eleurent Agesilaus pour leur Legislateur, lequel se tirant en avant devant tout le peuple, dit, «Seigneurs Laced@emoniens, je ne voudrois aucunement estre autheur ne inventeur de nouvelles loix, et à celles que vous avez, je ne voudrois ny adjouster, ny oster, ny changer aucune chose: parquoy il me semble raisonnable, que d'icy en avant elles aient leur force, vigueur et authorité accoustumee.» Au demourant, il ne laissa pas avec ce peu de gens de faict, qui estoient demourez en la ville, de repoulser Epaminondas, qui l'alla assaillir avec un si grand flot et si violente tempeste des Thebains et de leurs confederez, enorgueillis de la victoire qu'ils avoient obtenue en la plaine de Leuctres, et les feit retourner sans rien faire: mais en la battaille de Mantinee, il admonesta et conseilla les Laced@emoniens de ne se point soucier des autres Thebains, ains de combattre tous, et adresser tout leur effort contre Epaminondas seul, disant qu'il n'y avoit que les sages et prudents qui fussent vaillans et seuls cause de la victoire: et pourtant que s'ils pouvoient abbatre celuy-là, que facilement ils viendroient au dessus des autres, pour ce que ce n'estoient que fols estourdis et gents de nulle valeur: comme veritablement il advint. Car estant la victoire ja toute certaine du costé d'Epaminondas, et les Laced@emoniens en roupte: ainsi comme il se retourna pour rappeller les siens, il y eut un Laced@emonien qui en fuiant luy donna un coup mortel, duquel estant tombé par terre, les Laced@emoniens qui estoient avec Agesilaus se rallierent, tournerent visage et remeirent la victoire en balance, par ce que les Thebains diminuerent beaucoup de leur courage, et les Laced@emoniens l'augmenterent. Au reste, la ville de Sparte aiant necessité d'argent pour la guerre, et estant contraincte d'entretenir des soudards estrangers à sa soulde: Agesilaus s'en alla en Aegypte appointé du Roy des Aegyptiens qui l'avoit envoyé querir, mais pource qu'il estoit ainsi petitement et simplement vestu, il en vint en mespris des habitans du païs: car ils s'attendoient de voir le Roy de Sparte accoustré de sa personne, et accompagné magnifiquement et superbement comme un Roy de Perse, tant ils avoient mauvaise opinion des Roys: mais Agesilaus en peu de temps leur donna bien à cognoistre, que la majesté et magnificence des Roys se doit acquerir par bon sens et par vaillance. Et voyant que ceux qui devoient faire teste et combattre avec luy, s'effroyoient pour l'eminent peril, à cause de grand nombre des ennemis qui estoient deux cents mille combattans, et le peu de gens qu'ils avoient de leur costé, il delibera devant que de venir au combat, de leur remettre le coeur par le moyen d'une ruze, dont il ne voulut rien communiquer à personne, c'est que dedans sa main gauche il escrivit à l'envers ce mot, Victoire: et prenant le foye de la beste immolee des mains du devin, le meit dedans sa main senestre, qui estoit escritte par dedans, et le tenant longuement, il faisoit semblant de penser bien profondement <p 213v>à quelque doute, et monstroit apparence d'estre en perplexité de pensement, jusques à ce que les characteres et figures des lettres eurent loisir de se prendre et imprimer à la superfice du foye: et lors il le monstra à ceux qui devoient combattre quant et luy, leur disant et donnant à entendre, que par ces lettres les Dieux leur promettoient la victoire: et eux cuidans avoir en cela un certain signe et presage de victoire, prirent hardiment le hazard de la battaille. Et comme les ennemis teinssent son camp assiegé tout à l'environ, tant ils estoient en grand nombre, et encore feissent une trenchee alentour, le Roy Nectanebos, au secours duquel il estoit là venu, le prioit et sollicitoit de faire une saillie sur eux, et de les combattre avant que la trenchee fust parachevee: Il respondit qu'il n'empescheroit jamais le desseing des ennemis, qui tendoient à leur donner moyen d'estre egaulx pour combattre tant contre tant, et attendit jusques à ce qu'il ne s'en falloit plus gueres que les deux bouts de la trenchee ne vinssent à s'entrerencontrer: puis dressant sa battaille en cest intervalle-là, et par ce moyen combattant de front pareil, tant contre tant, il meit les ennemis en roupte: et avec ce peu de gens qu'il avoit, en feit un bien grand meurtre, et du butin qu'il y gaigna, envoya bonne somme d'argent à Sparte. Mais estant pres à s'embarquer pour partir d'Aegypte et s'en retourner au païs, il mourut, et en mourant defendit tres- expressément à ceux qui estoient autour de luy, que lon ne feist figure ny image quelconque moulee ne painte de son corps: «Pource, dit-il, que si j'ay faict aucun acte de vertu en ma vie, cela sera le monument qui perpetuera ma memoire: sinon, toutes les images et statues du monde ne le sçauroient faire, attendu que ce ne sont qu'ouvrages d'hommes mechaniques de nulle valeur.» Agesipolis fils de Cleombrotus, comme quelqu'un contast en sa presence, que Philippus Roy de Macedoine avoit en peu de jours demoly la ville d'Olinthe: «Par les Dieux, dit-il, en plusieurs fois autant de temps il n'en bastira pas une pareille.» Un autre luy disoit comme par maniere de reproche, que luy, tout Roy qu'il estoit, et d'autres de ses citoyens en aage d'hommes faicts, avoient esté baillez pour ostages, non pas leurs enfans ny leurs femmes: «Ainsi falloit-il faire par raison, dit-il, car il est juste que nous mesmes, et non autres, portions la peine de nos faultes.» Et comme il voulust faire venir des chiens de sa maison, quelqu'un luy dit, «Voire-mais on ne les laissera pas sortir hors du païs:» «Aussi ne faisoit on pas les homms par ce devant, dit-il, et maintenant on les laisse bien sortir.» Agesipolis fils de Pausanias comme les Atheniens luy dissent qu'ils estoient contents de se rapporter au jugement de ceux de Megare, touchant quelques differents qu'ils avoient ensemble, et quelques plaintes qu'ils faisoient les uns des autres, leur dit, «C'est une honte, Seigneurs Atheniens, que ceux qui sont les chefs et ducs de tous les autres Grecs, entendent moins ce qui est juste, que ne font les Megariens.» Agis le fils d'Archidamus, comme les Ephores luy dissent, «Pren les jeunes hommes de ceste ville avec toy, et t'en va au païs de cestui-cy, qui te conduira luy-mesme jusques dedans le chasteau de sa ville.» «Et comment est-il raisonnable, Seigneurs Ephores, de commettre le salut et la vie de tant de vaillans jeunes hommes, à un qui trahit son païs?» On luy demanda quelle science on exerceoit principalement en la ville de Sparte: «A sçavoir, dit-il, obeïr et commander. Aussi disoit-il, que les Laced@emoniens ne demandoient jamais combien estoient les ennemis, mais où ils estoient.» On luy defendit de combattre les ennemis à Mantinee, pource qu'ils estoient en bien plus grand nombre: «Il est force, dit-il, que qui veut commander à beaucoup de gens, en combatte aussi beaucoup.» A un autre qui demandoit combien estoient les Laced@emoniens: «Ils sont, dit-il, autant qu'il en faut pour chasser les meschants.» En passant au long des murailles de Corinthe, les voyant ainsi hautes, bien basties, et si long estendues: «Quelles femmes sont-ce, dit-il, qui habitent là dedans?» A un maistre de Rhetorique qui louant son mestier disoit, «Quand tout est dit, il n'y a rien si puissant que la parole de l'homme: Quand tu ne parles <p 214r>point, dit-il, tu ne vaulx doncques rien.» Les Argiens aians esté desja une fois battus, retournoient neantmoins se representer encore fort fierement en battaille, et voyant que la plus part de leurs alliez s'en troubloient de frayeur, il leur dit: «Asseurez vous mes amis, car si nous qui les avons desja battus avons peur, que pensez vous qu'ils aient eux?» Un Ambassadeur de la ville d'Abdere estoit venu à Sparte, qui avoit fort longuement parlé, et apres qu'il se fut teu, à la fin il luy demanda, «Sire, quelle response veux-tu que je rapporte à nos citoyens?» «Tu leur diras, dit-il, que je t'ay laissé dire tout ce que tu as voulu, et tant que tu as voulu, et que je t'ay tousjours escouté sans jamais dire mot.» Quelques uns louoient les Eliens de ce qu'ils estoient tresjustes en la solennité des jeux Olympiques: «Et est- ce, dit-il, chose si grande, ny dont il faille faire tant de cas, si en cinq annees ils gardent un seul jour la justice?» Aucuns luy rapportoient, que ceux de l'autre maison royale luy portoient envie: «Ils en auront doncques double peine, dit-il: car leurs propres maux d'eux mesmes les fascheront, et outre encore les biens qui seront et en moy et aux miens.» Quelqu'un estoit d'advis, qu'il falloit donner passage aux ennemis qui se mettoient en fuitte: «Voire-mais, dit-il, si nous ne combattons contre ceux qui s'enfuient par lascheté, comment combattrons nous contre ceux qui demoureront par vaillance?» Un autre mettoit en avant le propos d'un moyen pour maintenir la liberté de la Grece, qui estoit bien genereux et magnanime, mais qui estoit bien mal- aisé à executer: Il luy respondit, «Estranger mon amy, tes paroles auroient besoing de grande puissance et grand argent.» Quelque autre luy disoit, que Philippus les engarderoit bien de mettre le pied en tout le demourant de la Grece, «Nous nous contenterons, dit-il, amy, de demourer en nostre païs.» Un autre ambassadeur estoit venu de la ville de Perinthe en Laced@emone, qui avoit fait une longue harangue, et à la fin demanda à Agis quelle response il porteroit aux Perinthiens: «Tu leur diras, dit-il, que tu ne cuydas jamais achever de dire, et moy de me taire.» Il alla une fois tout seul ambassadeur devers Philippus, qui luy dit, «Comment cela? viens tu seul?» «Ouy, dit-il, devers un seul.» Un des vieux citoyens de la ville de Sparte luy disoit un jour, à luy qui estoit desja vieil aussi, Que puis que les ancienes loix et coustumes s'alloient tous les jours abbastardissant, et que lon y en introduisoit d'autres qui estoient pires, que tout s'en alloit sans dessus dessous: Il luy respondit en riant, «Les affaires vont donq' bien, s'il est ainsi que tu dis: car il me souvient qu'estant jeune garson, j'entendois desja dire à mon pere, que tout estoit aussi renversé, et ce qui estoit dessus, estoit venu dessous dés son temps: et disoit encore, que son pere luy en avoit autant dit du sien.» Et pourtant ne se faut-il pas esmerveiller, si les affaires vont apres pis que devant: mais aussi s'ils vont quelquefois mieux, et quelquefois sont presque tous semblables. Quelqu'un luy demanda, comment il pourroit demourer franc et libre pour toute sa vie: «En mesprisant la mort, dit-il.» Agis le jeune, comme l'Orateur Demades luy dist, que les espees Laconiques estoient si courtes, que les triacleurs et charlatans les avalloient à tous coups: «Et toutefois dit-il, les Laced@emoniens en assenent bien leurs ennemis.» Un autre importun et meschant homme luy rompoit la teste à force de demander souvent, «Qui est le plus homme de bien de Sparte?» «Celuy, dit-il, qui te ressemble le moins.» Agis le dernier Roy de Laced@emone, aiant esté surpris en trahison, et condamné par les Ephores, ainsi qu'on le menoit sans forme de justice au lieu pour estre estranglé, apperceut un de ses esclaves qui pleuroit: si luy dit, «Cesse de pleurer pour ma mort, car en mourant ainsi iniquement et meschamment, je vaux mieux et suis plus homme de bien que ceux qui me font mourir.» et aiant dit ces paroles, il tendit volontairement son col au laqs de la corde. Acrotatus voyant que ses pere et mere vouloient qu'il leur teint la main à faire quelque chose qui estoit contraire à la raison et à la justice, il leur resista pour un temps: mais quand il veit qu'ils luy en faisoient trop grande instance, <p 214v>à la fin il leur dit, «Pendant que j'ay esté entre vos mains, je n'ay jamais eu aucune cognoissance ny aucun sentiment de la justice: mais depuis que vous m'avez donné à la Chose publique et à ses loix, et par ce moyen m'avez instruict en justice et preud'hommie, comme vous avez peu, je m'efforceray de suyvre ceste instruction-là, et non pas vous: et pource que je sçay bien que vous voulez que je face toutes choses bonnes, et que celles-là sont tresbonnes et à un homme privé, et encore plus à celuy qui est en authorité de magistrat, lesquelles sont justes, je feray celles que vous voulez, et refuseray celles que vous me dittes.» Alcamenes fils de Telecrus, comme quelqu'un demandast, par quel moyen on pourroit bien conserver un Royaume: «En ne faisant, dit-il, point de compte de gaigner.» Un autre luy demandoit, pour quelle cause il n'avoit point voulu prendre ny recevoir de dons des Messeniens: «Pour-ce, dit-il, que si j'en eusse pris, je n'eusse jamais eu paix avec les loix.» Quelque autre luy dit qu'il s'esmerveilloit, comment il vivoit si estroictement, veu qu'il avoit si bien dequoy: il luy respondit, «C'est chose honneste, quand on a des biens beaucoup, vivre neantmoins selon la raison, et non pas selon l'appetit.» Alexandridas fils de Leon, voyant un qui se tourmentoit et desesperoit, d'autant qu'il estoit banny de son païs: «O mon amy, dit-il, ne te tourmente pas pour estre contrainct d'esloigner ton païs, mais bien pour avoir esloigné la justice.» A un autre qui disoit aux Ephores de bons propos, mais plus qu'il n'en falloit: «Estranger mon amy, dit-il, tu dis ce qu'il faut autrement qu'il ne faut.» Quelque autre luy demandoit, pourquoy ils donnoient la charge de leurs terres à leurs Ilotes, et qu'ils ne les prenoient à labourer et cultiver eux-mesmes: «Pour ce, dit-il, que nous les avons acquises, non en les cultivant elles, mais en nous cultivant nous mesmes.» A un autre qui soustenoit, qu'il n'y avoit que l'ambition et la vaine gloire qui perdoit les hommes, et que ceux qui s'en pouvoient deffaire, estoient heureux: «Il faudroit doncques confesser suivant ton dire, que les meschans qui font tort à autruy, seroient bien-heureux: car comment pourroit-on soustenir que un sacrilege ou un voleur, qui ravit le bien d'autruy, fust convoiteux de vaine gloire?» Il respondit aussi à quelque autre qui luy demandoit pourquoy les Laced@emoniens estoient si hardis et si asseurez aux perils de la guerre: «Pource, dit-il, que nous apprenons à avoir honte, et non pas peur de nostre vie, comme les autres.» On luy demanda aussi quelquefois, pourquoy c'estoit que les Senateurs demouroient plusieurs jours à juger les causes criminelles: et qu'encore que l'accusé fust par eux absouls, il demouroit neantmoins tousjours en estat de criminel: «Ils demeurent, dit- il, plusieurs jours à decider les causes criminelles, où il est question de la vie des hommes, pour ce que ceux qui ont commis erreur en la mort d'un homme, ne peuvent plus r'habiller leur sentence: et celuy qui est eslargy, doit neantmoins tousjours demeurer subject à la loy de l'homicide, pour ce que lon peut tousjours de rechef mieux enquerir et mieux juger de son faict. Anaxander le fils d'Eurycrates respondit à un qui luy demandoit, pourquoy ils n'amassoient point d'argent en public: «De peur, dit-il, que si on nous en bailloit la garde, cela ne fust matiere et moyen de nous corrompre.» Anaxilas aussi dit à un qui s'esmerveilloit comment les Ephores ne se levoient point au devant des Roys, veu que c'estoient eux qui les mettoient: «C'est, dit-il, pour la mesme cause qu'ils ont esté creez Ephores, c'est à dire pour contreroller et syndicquer les Roys.» Androclidas Laconien estant affollé d'une cuisse, se feit neantmoins enroller au nombre de ceux qui devoient aller à la guerre: et comme quelques uns s'y opposassent, d'autant qu'il estoit impotent d'une cuisse: «Voire-mais, dit- il, il ne faut pas des gens qui fuyent, mais qui tiennent ferme pour combattre les ennemis.» Antalcidas se faisant recevoir en la confrairie de la religion de Samothrace, comme le presbtre luy demandast, quel peché il avoit fait le plus grand en sa vie: «Si j'en auray faict aucun en ma vie, les Dieux, dit-il, le <p 215r>sçauront bien eux mesmes.» Et à un Athenien, qui appelloit les Laced@emoniens grossiers et ignorants: «Nous sommes voirement seuls en toute la Grece qui n'avons appris de vous rien de mal.» Et en un autre Athenien aussi, qui luy disoit, «Nous vous avons souvent rechassez de la riviere de Cephisus:» «Mais nous, dit-il, ne vous rechassasmes jamais de celle d'Evrotas.» A un autre qui luy demandoit, «Comment il faudroit faire pour estre tres-aggreable aux hommes:» «Il faudroit, respondit-il, leur dire tousjours chose qui leur pleust, et faire chose qui leur profitast.» Un maistre de Rhetorique luy vouloit un jour reciter une harangue qu'il avoit composee à la louange d'Hercules: «Et qui est-ce, dit-il, qui le mesprise?» Et à Agesilaus qui avoit esté fort grievement navré en une battaille par les Thebains: «Tu reçois, dit-il, bien l'escholage et le loyer que tu merites des Thebains, leur aiant enseigné malgré eux ce qu'ils ne sçavoient ny ne vouloient apprendre, c'est à sçavoir à combattre:» car par les continuelles expeditions qu'Agesilaus faisoit contre eux, ils estoient devenus vaillants et belliqueux. Luy mesme disoit que les murailles de Sparte estoient les jeunes hommes, et ses confins estoient les fers de leurs picques. Et à un autre qui demandoit, pourquoy les Laced@emoniens combattoient de si courtes espees: «A fin, dit- il, que nous joignions nos ennemis de plus pres.» Antiochus estant Ephore ouyt dire que Philippus avoit donné aux Messeniens leur territoire: «Mais leur a-il aussi, demanda-il, donné quant et quant les forces de le pouvoir defendre?» Arigeus respondit à quelques uns qui louoient hautement des Dames qui n'estoient point leurs femmes, ains mariees à d'autres: «Par les Dieux, dit-il, on ne doit jamais tenir propos en vain, et que lon ne sçache bien comment, des femmes de bien et d'honneur, pour ce qu'elles ne doivent aucunement estre cognuës sinon de ceux qui vivent ordinairement avec elles.» Et en passant une fois par la ville de Selinunte en Sicile, il leut cest Epitaphe qui estoit engravé dessus une sepulture,
  Apres avoir la tyrannie estainte
  De leur païs, par Martiale attainte,
  Ceux-cy jadis devant les hautes tours
  De Selinunte acheverent leurs jours:
«Ils meritoient bien, dit-il, de mourir, pour avoir estaint une tyrannie, si elle brusloit, car ils la devoient laisser toute brusler.» Ariston oyant quelqu'un qui en devisant louoit une sentence que souloit dire le Roy Cleomenes, quand on luy demandoit, quel estoit l'office d'un bon Roy: «Faire du bien à ses amis, disoit-il, et du mal à ses ennemis.» «Et de combien seroit-il meilleur, respondit-il, de faire du bien à ses amis, et de ses ennemis en faire de bons amis?» mais ceste notable sentence est indubitablement de Socrates, et par tous se refere à luy. Comme quelqu'un luy demandast combien en nombre estoient les Laced@emoniens: «Autant, dit-il, qu'il en faut pour chasser leurs ennemis.» Un Athenien recitoit l'oraison funebre, qu'il avoit composee à la louange de leurs citoyens qui avoient esté desfaicts par les Laced@emoniens: «Si les vostres ont esté si vaillans que tu dis, quels penses-tu doncques, dit-il, que soient les nostres qui les ont desfaicts?» Archidamidas respondit à un qui louoit Charilaus de ce, qu'il se monstroit humain egalement à tous: «Et comment, dit-il, merite d'estre loué celuy, qui se monstre humain envers les meschants?» Un autre reprenoit Hecateus, le maistre de Rhetorique, de ce qu'aiant esté convié à manger avec eux en leurs convives qu'ils appellent, il ne dit jamais mot tout le long du disner: il luy respondit, «Il semble que tu ignores, que celuy qui sçait bien parler, sçait aussi le temps quand il faut parler.» Archidamus fils de Zeuxidamus dit à un qui luy demandoit, qui c'estoit qui gouvernoit la ville de Sparte, «Ce sont les loix, et puis les magistrats suivant les loix.» Entendant un qui louoit grandement un joueur de cithre, et avoit en singuliere admiration l'excellence de son art: «O mon <p 215v>amy, quel loyer d'honneur auront envers toy les preux et vaillans hommes, puis que tu louës si hautement un joueur de cithre?» Quelque autre luy recommandoit fort un Musicien en luy disant, «Il est bien bon chantre:» «C'est autant, dit-il, comme bon potager chez nous.» voulant dire qu'il n'y avoit point de difference entre donner du plaisir par le son de la voix ou des instruments, et par l'apprest des viandes ou des potages. Quelqu'un luy promettoit de luy donner du vin qui seroit fort bon et souëf: «A que faire, dit-il, cela ne servira qu'à en faire boire d'avantage, et à devenir moins homme.» Estant au siege devant la ville de Corinthe, il veit de liévres se lever tout joignant les murailles de la ville: si dit à ses compagnons, «Nos ennemis nous sont aisez à prendre, puis qu'ils sont si paresseux, que de laisser gister les liévres jusques dedans les fossez de leur ville.» Il avoit esté eleu pour arbitre du consentement de deux qui avoient procés l'un contre l'autre, lesquels il mena tous deux dedans le temple de Diane surnommee Chalceoecos, et leur feit promettre et jurer sur l'autel de la Deesse, qu'ils observeroient tous deux de poinct en poinct ce qui seroit par luy jugé. Ce qu'ils promeirent, et jurerent. «Je juge doncques, dit-il, que vous ne partirez ne l'un ne l'autre de ce temple, que vous n'aiez premier pacifié vos differents.» Dionysius le tyran de la Sicile avoit envoyé à ses filles des robbes: il ne les voulut pas recevoir disant, «J'aurois peur que quand elles les auroient vestues, elles ne m'en semblassent plus laides.» Et voyant son fils encore jeune en une battaille combattre desespereement alencontre des Atheniens, il luy dit, «Ou augmente ta force, ou diminue ton courage.» Archidamus le fils d'Agesilaus, comme le roy Philippus apres la battaille qu'il gaigna contre les Grecs aupres de Cheronee, luy eust escrit une missive fort aspre et rigoureuse, il luy rescrivit, «Si tu mesures ton umbre, tu trouveras qu'elle ne sera pas devenue plus grande depuis que tu as vaincu.» Estant un jour enquis, combien de terre possedoient les Laced@emoniens, il respondit, «Autant comme ils en peuvent attaindre avec leurs javelines.» Periander estoit un medecin suffisant en son art, et bien estimé entre les plus excellents, mais qui escrivoit de mauvais vers: il luy dit un jour, «Je m'esbahis de toy Periander, comment tu aimes mieux estre appellé mauvais poëte, que bon medecin.» En la guerre que les Laced@emoniens eurent contre Philippus, quelques uns luy conseilloient, qu'il advisast bien à donner la battaille le plus loing qu'il pourroit de son païs: «Ce n'est pas cela, dit-il, à quoy il faut adviser, mais bien à ce, comment nous pourrons si bien combattre, que nous demourions victorieux.» Il feit aussi response à ceux qui le louoient de ce qu'il avoit gaigné la battaille contre les Arcadiens: «Il vaudroit mieux, dit-il, que nous les eussions vaincus de prudence que de force.» Et environ le temps qu'il entra en armes dedans le païs d'Arcadie, estant adverty que les Eliens envoyoient du secours aux Arcadiens, il leur escrivit en ceste sorte: «Archidamus aux Eliens, C'est belle chose que le repos.» Et comme les peuples alliez et confederez en la guerre Peloponesiaque demandassent combien d'argent suffiroit à mener ceste guerre, et qu'il taxast combien chascun auroit à contribuer: «La guerre, dit-il, ne se fait pas à pris certain.» Et voyant un traict d'engin de batterie, qui lors avoit nouvellement esté apporté de la Sicile: «O Hercules, dit-il, la prouësse de l'homme est perdue.» Et pource que les Grecs ne le voulurent pas croire, ny rompre les traittez qu'ils avoient faicts avec Antigonus et Craterus Macedoniens pour vivre en leur ancienne liberté, et alleguans que les Laced@emoniens leur seroient plus insupportables que les Macedoniens: «Le mouton, dit-il, jette tousjours dehors une mesme voix, mais l'homme en change souvent en diverses sortes, jusques à ce qu'il soit parvenu au dessus de ses desseings.» Astycratidas respondit à quelqu'un qui disoit, apres que le Roy Agis eut perdu la battaille contre Antigonus: «O pauvres Laced@emoniens, que ferez vous maintenant? Serez vous serfs des Macedoniens?» «Comment, Antigonus nous pourroit-il defendre <p 216r>de mourir en combattant pour Sparte?» Bias aussi se trouvant surpris d'une embusche que luy avoit dressee Iphicrates capitaine des Atheniens, comme ses soudards luy demandassent: «Et bien Capitaine, qu'est-il de faire?» «Que sçauriez-vous faire, dit- il, sinon adviser à vous sauver, et moy à mourir en combattant?» Brasidas trouva une souris entre des figures seches qui le mordit, et il la laissa aller, disant à ceux qui estoient present: «Voyez comment il n'y a si petit animal que ne puisse sauver sa vie, prouveu qu'il ait le coeur de se defendre contre ceux qui l'assaillent.» En une battaille il fut blecé d'un coup de javelot qui faulsa son bouclier: et luy l'arrachant de son corps, en tua l'ennemy qui l'en avoit blecé. Et à ceux qui luy demandoient, comment il avoit ainsi esté blecé: «Par ce, dit-il, que mon bouclier m'a trahy.» Se partant pour aller à la guerre, il escrivit aux Ephores, «Ce que vous m'escrivez touchant la guerre, je le feray, ou j'y mourray.» Et apres qu'il fut mort en delivrant de servitude les Grecs habitans au païs de Thrace, les ambassadeurs qui furent envoyez de la part du païs, pour rendre grace aux Laced@emoniens, allerent visiter sa mere Archileonide: laquelle leur demanda premierement, si son fils Brasidas estoit mort vaillamment: et comme ces ambassadeurs Thraciens le louassent si hautement, qu'ils disoient qu'il n'avoit point laissé son pareil: «Vous vous abusez, dit-elle, mes amis, car Brasidas estoit bien homme de bien, mais il y en a plusieurs en Sparte qui sont encore meilleurs que luy.» Damonidas avoit esté colloqué tout au dernier lieu de la danse par celuy qui en estoit le maistre: il ne s'en courroucea point autrement, ains luy dit: «Tu as bien faict, car tu as trouvé moyen de rendre ceste place honorable, qui par cy devant estoit infame.» Damis feit response aux lettres qui leur avoient esté escrites de la part d'Alexandre le grand, qu'ils eussent à declarer par leurs suffrages, Alexandre estre Dieu: «Nous concedons à Alexandre de se faire appeller Dieu s'il veut.» Damindas comme Philippus fust entré à main armee dedans le Peloponese, et que quelqu'un luy dist, «Les Laced@emoniens sont en danger de souffrir beaucoup de maux, s'ils ne treuvent moyen d'appoincter avec luy.» «O demy-femme mon amy, que nous sçauroit-il faire souffrir de mal, veu que nous ne faisons compte de la mort?» Dercyllidas fut envoyé ambassadeur devers le Roy Pyrrus, lors qu'il avoit son armee sur les confins de Sparte. Pyrrus leur feit commandement qu'ils eussent à recevoir leur Roy Cleonymus qu'ils avoient banny, ou qu'il leur feroit cognoistre qu'ils n'estoient point plus vaillans que les autres. Dercyllidas luy repliqua, «Si tu es un Dieu, nous ne te craignons point, pour ce que nous ne t'avons point offensé: mais si tu est homme, tu n'est point meilleur que nous.» Demaratus devisoit un jour avec Orontes qui parla fort brusquement à luy: quelqu'un qui l'avoit ouy, luy dit puis apres, «Orontes s'est monstré bien audacieux en ton endroit:» «Il n'a point failly envers moy, dit-il: car ceux qui flattent et qui complaisent en tous leurs propos, ce sont ceux qui portent dommage, non pas ceux qui parlent avec malveuillance.» Quelqu'un luy demandoit pour quelle cause à Sparte ils notoient d'infamie ceux qui en une desconfiture jettoient leurs boucliers, et non pas ceux qui jettoient ou leurs corps de cuirasses, ou leurs habillements de teste: «Pour ce, dit-il, que c'est pour eux seuls qu'ils portent ces armeures- là, mais les boucliers c'est pour toute l'ordonnance de la battaille.» Aiant ouy chanter un chantre, «Il me semble, dit-il, qu'il ne follastre pas mal.» Il estoit en une grande compagnie, où il demoura bien longuement sans dire un seul mot: à l'occasion dequoy quelqu'un luy dit, «Est-ce par folie ou par faute de propos que tu gardes un si grand silence?» «Et comment, dit-il, seroit-ce par folie? car un fol ne se peut jamais taire.» Quelqu'un luy demandoit pourquoy il estoit banny de Sparte, veu qu'il en estoit Roy: «C'est, dit-il, pource que les loix y sont maistresses.» Un Persien à force de donner luy suborna à la fin une jeune garse qu'il aimoit, et puis s'en mocquant luy disoit: «J'ay si bien chassé, qu'à la fin j'ay pris tes amours:» «Non as pas <p 216v>par les Dieux, dit-il, mais bien les as-tu achettez.» Quelque gentilhomme s'estoit rebellé contre le Roy de Perse, mais Demaratus avoit tant faict par remonstrances envers luy, qu'il luy avoit persuadé de retourner. Le Roy luy feit incontinent mettre la main sur le collet, et estoit present à le faire executer: mais Demaratus l'en divertit en luy remonstrant, «Ce te seroit honte, Sire, de n'avoir sçeu le punir de sa rebellion quand il estoit ton ennemy, et puis maintenant qu'il est redevenu ton serviteur et amy, le faire mourir.» Il y avoit un boufon qui plaisantoit à la table du Roy, lequel luy donnoit souvent des attaintes et des traicts picquants de mocquerie, en luy reprochant son exil: il luy respondit, «Estranger mon amy, je ne te combattray point, car j'ay perdu le rang* de ma vie. * La grace de la rencontre ne se peult trouver en François, qui consiste en l'equivoque de ce mot [...], signifiant armee et rang. Emerepes estant Ephore couppa avec une hachette deux chordes des neuf que le musicient Phrynis avoit en sa lyre, disant, «Ne viole point la Musique.» Ep@enetus souloit dire, que les menteurs estoient cause de tous les pechez et des tous les crimes du monde. Euboïdas oyant quelques uns qui louoient la femme d'un autre, les en reprit, disant, que les estrangers qui ne sont pas de la maison, ne doivent aucunement parler des moeurs d'une Dame. Eudamidas fils d'Archidamus, et frere d'Agis, aiant veu Xenocrates qui estoit desja fort avant sur son aage en l'Academie estudiant en la Philosophie avec ses familiers, demanda qui estoit ce vieillard- là: quelqu'un des assistans luy respondit, que c'estoit un sage homme, et du nombre de ceux qui cerchoient la vertu: «Et quand en usera-il, dit-il, s'il la cerche encore?» Et aiant ouy un philosophe disputer et discourir sur ceste proposition, Qu'il n'y a bon capitaine que celuy seul qui est sage: «Ce propos là, dit-il, est merveilleux, mais celuy qui le dit n'en est pas croyable, car il n'a pas les aureilles accoustumees au son de la trompette.» Il alla un jour à l'auditoire pour ouïr Xenocrates discourant sur une question, mais il y arriva comme il achevoit: et quelqu'un de ceux qui estoient en sa compagnie commancea à dire, «Il s'est teu tout aussi tost que nous sommes arrivez:» «Il a bien faict, dit-il, s'il avoit achevé de dire ce qu'il vouloit dire.» Et comme l'autre repliquast, «Il seroit bon que nous l'ouissions dire une autre fois:» «Et si nous estions, dit-il, venus visiter un homme qui eust desja soupé, le prierions nous qu'il soupast encore une autre fois pour l'amour de nous?» Quelqu'un luy demanda un jour, pourquoy il vouloit seul demourer en paix, veu que tous ses citoyens unanimement estoient d'advis d'entreprendre la guerre contre les Macedoniens: «C'est pour ce, dit-il, que je ne les veux pas convaincre de mensonge.» Un autre pour l'animer à ceste guerre, luy alleguoit les prouesses et beaux faicts d'armes qu'ils avoient autrefois faicts contre les Perses: «Il me semble, dit-il, que tu ignores que c'est autant comme apres avoir vaincu mille moutons, vouloir combattre contre cinquante loups.» Il fut quelquefois present à ouïr chanter un Musicien, qui feit fort bien: on luy demanda ce qu'il luy en sembloit: il respondit, «Il me semble que c'est un grand amuseur de gens à peu de chose.» Et comme un autre louast hautement la ville d'Athenes devant luy: «Et qui pourroit, dit-il, assez louer ceste ville, que jamais homme n'aima pour y estre devenu meilleur?» Et comme Alexandre le grand eust fait proclamer publiquement en l'assemblee des jeux Olympiques, que tous bannis peussent retourner en leurs païs, exceptez les Thebains: «Voyla, dit-il, une proclamation calamiteuse pour vous, ô Thebains, mais elle vous est honorable, car c'est signe qu'Alexandre ne craint que vous seuls en la Grece.» Un citoyen de la ville d'Argos disoit un jour en sa presence, que les Laced@emoniens sortans de leurs païs, et de l'obeïssance de leurs loix, devenoient pires en voyageant par le monde: «mais au contraire, vous autres Argiens venans en nostre ville de Sparte n'en empirez pas, ains en devenez plus gens de bien.» On luy demanda pour quelle occasion devant que d'entrer en battaille ils avoient accoustumé de sacrifier aux Muses: «A fin, dit-il, que nos gestes soient bien et dignement escrits.» Eurycratidas fils <p 217r>d'Anaxandrides à quelqu'un qui luy demandoit, pourquoy les Ephores jugeoient par chascun jour des contracts, respondit: «A fin que mesme entre les ennemis nous apprenions à nous garder foy l'un à l'autre.» Zeuxidamus respondit aussi à un qui luy demandoit, pourquoy ils ne redigeoient par escript les statuts et ordonnances de la prouësse, et qu'ils ne les bailloient escripts à lire à leurs jeunes gents: «Pour ce, dit-il, que nous voulons qu'ils s'accoustument aux faicts, et non pas aux escriptures.» Un Aetolien disoit, que la guerre estoit meilleure que la paix, à ceux qui se vouloient monstrer gens de bien: «Non pas cela seulement, dit-il, par les Dieux, mais meilleure est la mort que la vie.» Herondas se trouva d'adventure à Athenes, quand il y eut un des citoyens qui fut condamné d'oisiveté: et en entendant le bruit, il pria qu'on luy monstrast celuy qui avoit esté condamné en cause de gentillesse. Thearidas aiguisoit la poincte de son espee, quelqu'un luy demanda si elle estoit bien aigúe: «Plus aigúe, dit-il, que n'est une calomnie.» Themisteas, estant devin, predit au Roy Leonidas la desconfigure qui devoit advenir dedans le pas de Thermopyles, tant de luy que de ceux qui combattoient avec luy: Leonidas le voulut envoyer à Laced@emone soubs couleur de porter les nouvelles de ce qui devoit advenir, mais à la verité, de peur qu'il n'y mourust avec les autres. Il ne le voulut pas faire, ains dit au Roy Leonidas qui l'y vouloit despescher: «J'ay esté icy envoyé pour combattre, et non pas pour porter des nouvelles.» Theopompus dit à un qui luy demandoit, «Comment un Roy pourroit bien seurement conserver son royaume:» «En donnant à ses amis liberté de luy dire franchement la verité, et en gardant d'oppression ses subjects de toute sa puissance.» A un estranger qui luy disoit qu'en son païs on le surnommoit Philolacon, c'est à dire, aimant les Laced@emoniens: «Il vaudroit mieulx, dit-il, que lon te surnommast aimant tes citoyens, qu'aimant les Laced@emoniens.» Un autre ambassadeur venu de la ville d'Elide disoit que ses citoyens l'avoient envoyé, pour autant qu'il estoit seul en leur ville qui suyvoit la façon de vivre Laconique. Il luy demanda, «Et laquelle maniere de vivre est la meilleure, la tiene ou celle des autres?» «C'est la miene,» respondit-il. «Comment doncques est-il possible, dit-il adonc, qu'une cité se conserve, en laquelle y aiant grand nombre d'habitans, il n'y en a qu'un seul qui soit homme de bien?» Quelqu'un disoit devant luy, que la ville de Sparte se maintenoit en son entier, pour ce que les Roys y sçavoient bien commander: «Non pas tant, dit-il, que pour ce que les citoyens y sçavent bien obeïr.» Les habitans de la ville de Pyle luy decernerent en leur conseil de tresgrands honneurs: «Il leur rescrivit, que le temps avoit accoustumé d'accroistre les honneurs moderez, et d'effacer les immoderez.» Therycion retournant de la ville de Delphes trouva le camp de Philippus dedans le destroict du Peloponese, où il avoit gaigné le passage, auquel est assise la ville de Corinthe: si dit aux Corinthiens, «Le Peloponese a de mauvais portiers en vous.» Thectamenes aiant esté condamné à mourir par les Ephores, s'en alloit riant: et quelqu'un luy demanda, s'il mesprisoit les loix et jugements de Sparte: «Non pas, dit- il, mais je me resjouïs de ce, qu'ils m'ont condamné à payer une amende que je puis payer, sans l'emprunter d'un autre.» Hippodamus estoit en battaille joignant le Roy Archidamus, que le vouloit envoyer avec Agis à Sparte pour là prouvoir aux affaires: mais il ne voulut pas y aller, ains luy respondit, «Ne mourray-je pas plus honorablement icy en combattant vaillamment pour Sparte?» Or avoit-il ja vescu plus de quatre vingts ans, et prit ses armes, et se rengeant à la main droicte du Roy, il y mourut en combattant. Le gouverneur de la Carie escrivit à Hippocratidas qu'il tenoit entre ses mains un Laced@emonien: lequel aiant sçeu une trahison, et conspiration qui s'estoit machinee alencontre de luy, ne luy en avoit rien revelé, et luy demandoit quant et quant conseil de ce qu'il en devoit faire. Il luy rescrivit, «Si <p 217v>tu luy as par cy-devant fait quelque grand bien, fais le mourir: si non, chasse le hors de ton païs, attendu qu'il restive à la vertu.» Il rencontra quelquefois en son chemin un jeune garson, apres lequel venoit un qui l'aimoit: le jeune garson en eut honte: et lors il luy dit, «Il te faut aller en compaignie de ceux, avec lesquels quand on te verra, tu n'en changes point de couleur.» Callicratidas Capitaine general de l'armee de mer, comme des amis de Lysander le requissent de leur ottroyer, qu'ils peussent sans punition tuer un de leurs ennemis, et qu'ils luy donneroient cinquante talents, qui sont trente mille escus, combien qu'il eust grandement affaire d'argent pour nourrir ses mariniers, il ne leur voulut pas neantmoins permettre. Et comme Cleander, qui estoit l'un de ses conseillers, luy dist, «Je les prendrois quant à moy, si j'estois en ta place:» «Et moy aussi, dit-il, si j'estois en la tiene.» Estant allé à Sardis devers Cyrus le jeune, qui estoit allié des Laced@emoniens, pour veoir s'il pourroit tirer de l'argent de luy, pour entretenir ses gens de marine. La premiere journee il luy feit dire, qu'il estoit là venu pour parler à luy: on luy feit response, qu'il estoit à table: «Et bien, dit-il, j'attendray qu'il ait achevé:» et apres avoir longuement attendu, quand il veit qu'il estoit impossible de parler pour ce jour-là à luy, encore fut-il trouvé incivil et importun. Le lendemain quand on luy dit qu'il beuvoit encore, et que pour ce jour-là il ne sortiroit point dehors: il s'en retourna en Ephese, dont il estoit party, disant, qu'il ne falloit pas tant avoir soing de recouvrer deniers, comme de ne faire chose qui fust indigne de Sparte, en maudissant ceux qui s'estoient les premiers si indignement assubjectis à l'insolence des Barbares, et leur avoient enseigné d'abuser ainsi superbement et insolentement de leurs richesses: et jura en presence de ceux qui estoient en la compaignie, que si tost qu'il seroit de retour à Sparte, il feroit tout ce qu'il luy seroit possible, pour reconcilier les Grecs les uns avec les autres, à fin qu'ils en fussent plus redoutables aux Barbares, quand ils n'auroient plus besoing de leurs forces pour s'entrefaire la guerre les uns aux autres. On luy demanda, quels hommes estoient les Ioniens: «Ce sont, dit-il, bons esclaves, mais mauvais hommes libres.» Cyrus à la fin luy aiant envoyé de l'argent pour la soude des gents de guerre, et d'autre en don pour luy, il prit bien celuy de la soude des soudards, mais l'autre il le renvoya, disant, qu'il n'estoit point de besoing qu'il eust amitié particuliere avec luy, pour ce que la commune qu'il avoit avec tous les Laced@emoniens, estoit encore avec luy. Un peu devant qu'il donnast la battaille des Arginuses, son pilote nommé Hermon luy remonstra, qu'il seroit bon de s'oster de là, et faire voile, pour ce que les galeres des Atheniens estoient bien en plus grand nombre qu'eulx: «Et puis, dit-il, qu'est-ce que cela? le fuir n'est-il pas infame et dommageable à Sparte? Il vault beaucoup mieulx, en demourant, ou vaincre, ou mourir.» Devant la battaille aiant fait sacrifice aux Dieux, le devin luy predit que les signes des entrailles promettoient bien la victoire à l'exercite, mais la mort au Capitaine: il ne s'en effroya point, ains dit, «Sparte n'est pas à un homme pres: car quand je seray mort, mon païs n'en sera de rien moindre, mais si je recule maintenant, il en sera diminué de reputation.» ainsi aiant substitué en son lieu pour Capitaine Cleander, s'il luy advenoit quelque chose, il alla donner la battaile, en laquelle il mourut en combattant. Cleombrotus fils de Pausanias comme un estranger debattist avec son pere de la vertu, il luy dit: «Pour le moins mon pere a cela devant toy, qu'il a ja engendré un fils, et tu n'en as encore point.» Cleomenes fils d'Anaxandrides souloit dire, qu'Homere estoit le poëte des Laced@emoniens, pour ce qu'il enseigne comme il faut faire la guerre: et Hesiode celuy des Ilotes, pour ce qu'il escrit de l'agriculture. Il avoit fait trefves pour sept jours avec les Argiens: la troisieme nuict apres, aiant observé que les Argiens s'estoient tresbien endormis sur la fiance de ces trefves, il les alla charger, et en tua les uns, et en prit les autres prisonniers: et comme <p 218r>on luy reprochast, qu'il avoit faulsé la foy juree: il respondit, Qu'il n'avoit pas juré de garder les trefves la nuict: au demourant, que quelque mal que lon peust faire à ses ennemis, en quelque sorte que ce fust, cela estoit par dessus la justice, et non subject à icelle, tant envers les Dieux, qu'envers les hommes. Mais il advint que pour son parjurement et son crime de foy violee, il fut frustré de son intention, qui estoit de cuider surprendre la ville d'Argos, par ce que les femmes allerent prendre les armes, qui pour marque de leurs victoires ancienes estoient attachees et pendues en leurs temples, avec lesquelles elles le repoulserent des murailles: et depuis estant devenu furieux et hors du sens, il prit un cousteau, et se fendit luy-mesme tout le corps, depuis les talons jusques aux parties nobles, et mourut ainsi en riant. Son devin mesme le divertissoit de mener son armee devant Argos, pour ce qu'il disoit, que le retour luy en seroit infame: et quand il fut arrivé devant, il trouva les portes fermees, et les femmes en armes dessus les murailles: Si luy dit adonc, «Ne te semble-il pas maintenant que ce departement te soit infame, que les hommes estans tuez, les femmes aient bien eu le coeur de te fermer les portes?» Et à ceux des Argiens qui l'outragerent, en l'appellant faulseur de sa foy et parjure: «Il est, dit-il, bien en vous de mesdire de moy, mais il est en moy de vous mesfaire.» Et aux ambassadeurs de Samos, qui estoient venus devers luy pour luy persuader d'entreprendre la guerre contre le tyran Polycrates, et pour ce faire usoient de longues persuasions, il respondit, «Quant à ce que vous avez dit au commancement, il ne m'en souvient plus, et pour ceste cause je n'ay point entendu le milieu: et quant à ce que vous avez dit à la fin, je ne le trouve pas bon.» Il y eut de son temps un coursaire qui courut et pilla toute la coste de la Laconie: il fut pris à la fin: et comme on luy demanda pourquoy il faisoit ces courses-là, «Je n'avois, dit-il, dequoy nourrir mes gens, et pour ce je suis venu à ceux qui en avoient, pour en prendre par force, d'autant que je sçavois bien qu'ils ne m'en eussent pas donné de gré. Meschanceté, dit-il, abbrege bien chemin.» Il y avoit un homme de neant, que ne faisoit jamais que mesdire de luy: «Vas- tu, dit-il, ainsi mesdisant de tout le monde, à fin qu'estants empeschez à respondre à tes injures et mesdisances, nous n'aions pas temps ne loisir de parler de ta malice?» Et comme l'un de ses citoyens luy dist, «Il fault qu'un Roy en tout et par tout soit bening:» «Non pas, dit- il, jusques à se faire mespriser.» Estant travaillé d'une longue maladie, et ne sçachant que y faire, il se met à la fin entre les mains des devins, charmeurs et sacrificateurs, ausquels il ne souloit point adjouster de foy au paravant: dequoy quelqu'un de ses familiers s'esmerveillant, il luy dit, «Dequoy t'esmerveilles-tu, car je ne suis plus celuy que je soulois estre, et n'estant pas le mesme, aussi ne trouve-je pas maintenant les choses bonnes que je trouvois alors.» Il y avoit un Rhetoricien maistre d'eloquence qui se meit à discourir en sa presence de la prouësse et vaillance, dequoy il se prit bien fort à rire: l'autre luy demanda, «Dea Cleomenes pourquoy te ris-tu quand tu oys parler de la vaillance, toy mesmement qui es Roy?» «Pour ce, dit- il, estranger mon amy, que si une arondelle en parloit comme toy, je ferois le mesme que je fais: mais si c'estoit un Aigle, je me tairois tout coy.» Les Argiens se vantoient qu'en recombattant de rechef, ils recouvreroient la perte qu'ils avoient soufferte à la premiere desfaicte: «Je m'esbaïrois bien, dit- il, si pour addition d'une syllabe vous deveniez plus gens de bien maintenant, que vous n'estiez par cy-devant.» Quelqu'un luy disoit outrage, l'appellant despensier et voluptueux: «Encore vault-il mieux, dit-il, estre cela, que injuste, comme toy qui brusles d'avarice, et acquiers des biens par toutes voyes indeuës?» Quelqu'un luy vouloit recommander un Musicien, et de faict le louoit de plusieurs choses, et entre autres disoit, que c'estoit le meilleur chantre qui fust en toute la Grece: Cleomenes luy monstra du doigt un qui estoit aupres de luy, et dit: «Par les Dieux voyla un mien cuisinier, qui est des meilleurs potagers du monde.» <p 218v>M@eander le tyran de Samos, pour la descente des Perses s'enfuyt en la ville de Sparte, là où il monstra à Cleomenes tout l'or et l'argent qu'il avoit apporté quant et luy, et si le pria d'en prendre tant qu'il luy plairoit. Il n'en voulut rien prendre, mais craignant qu'il n'en donnast à d'autres de la ville, il s'en alla devers les Ephores, et leur dit, «Il vaudra mieux pour le bien de Sparte que lon face sortir du Peloponese mon hoste Samien, de peur qu'il n'induise quelqu'un des Spartiates à estre meschant.» Les Ephores aiants ouy son advertissement, le bannirent dés le mesme jour. Quelqu'un luy demanda un jour, pour quelle cause aiant tant de fois vaincu les Argiens, ils ne les avoient de tout poinct exterminez. «Encore ne le ferions-nous, dit-il, jamais: car nous voulons que nos jeunes gens aient tousjours à quoy s'exerciter.» Et comme quelque autre luy demandast, pourquoy les Spartiates ne consacroient jamais aux Dieux les armes dont ils avoient despouillé leurs ennemis: «Pour ce, dit-il, que ce sont despouilles de couards: et les armes que lon a ostees à ceux qui les possedoient par leur lascheté, il n'est honneste ny de les monstrer aux jeunes, ny de les consacrer aux dieux.» Cleomenes fils de Cleombrotus respondit à un qui luy donnoit des cocqs fort aspres au combat, et luy disoit que d'aspreté ils mouroient sur la place, en combattant pour la victoire: «Donne m'en doncques de ceux-là qui les tuent, car ils doivent estre meilleurs que ceux-cy.» Labotus à un qui luy faisoit de longs discours dit, «A quel propos me vas-tu usant de si longs prologues pour peu de chose? car quelle est la chose, telle doit estre la parole.» Leotychidas le premier respondit à un qui luy reprochoit, qu'il estoit variable et muable: «Si je change, dit-il, c'est pour la diversité des temps, non pas comme vous qui changez pour vostre propre malice et meschanceté.» Il respondit aussi à un autre qui luy demandoit, comment on pourroit mieulx conserver les biens que lon a presens, «En ne commettant pas tout à un coup à la fortune.» On luy demanda quelquefois, que c'estoit que les jeunes enfans de noble maison devoient apprendre, «Ce qui leur doit profiter, dit-il, quand ils seront grands.» Et à un autre qui l'enqueroit, pour quelle raison les Spartiates buvoient si peu: «A fin, dit- il, que les autres ne deliberent de nous, mais nous des autres.» Leotychidas fils d'Ariston respndit à un qui luy rapportoit, que les enfans de Demaratus disoient mal de luy: «Par les Dieux, dit-il, je ne m'en esbahis pas, car il n'y a piece d'eux qui sçeust bien dire.» Il se trouva d'adventure alentour de la clef de la prochaine porte un serpent entortillé: les devins disoient que cela estoit un grand monstre et grand prodige: «Cela ne me semble pas monstre ny estrange, dit-il, qu'un serpent soit entortillé alentour d'une clef, mais bien seroit-ce un monstre, si une clef estoit entortillee alentour d'un serpent.» Il y avoit un sacrificateur nommé Philippus, qui recevoit les hommes és cerimonies de la religion d'Orpheus, et estoit si extremement pauvre, qu'il mendioit sa vie, et neantmoins alloit disant, que ceux qui estoient reçeus de sa main en ces cerimonies, estoient bien-heureux apres leur mort: «Et fol que tu es, dit-il, que ne te laisses- tu doncques vistement mourir, à fin que tu cesses de lamenter ta misere et ta pauvreté?» Leon fils d'Eucratidas estant enquis, en quelle ville on pourroit habiter seurement: «En celle-là, dit-il, dont les habitans ne seroient ne plus riches ny plus pauvres les uns que les autres: et là où la justice ait vigueur, l'injustice n'ait point de force.» Voyans les coureurs qui se preparoient pour courir, à qui gaigneroit le pris de la course en la feste des jeux Olympiques, et qui espioient tous les moyens comment ils pourroient, en quelque sorte que ce fust, gaigner quelque avantage sur leurs compagnons quand on les lascheroit. «O combien, dit-il, ces coureurs estudient plus à la vistesse qu'ils ne font à la justice?» A un autre qui hors de temps et de lieu devisoit de choses non inutiles: «Estranger mon amy, dit-il, tu dis ce qu'il fault, ailleurs qu'il ne fault.» Leonidas fils d'Anaxandridas et frere de Cleomenes respondit à un qui luy disoit, «Il n'y a difference de toy à nous, sinon d'autant que tu <p 219r>es Roy:» «Voire-mais si je n'eusse eu quelque chose de plus que toy, je n'eusse pas esté Roy.» Et comme sa femme nommee Gorgo luy demandast, ainsi qu'il partoit pour s'en aller combattre au pas des Thermopyles contre les Perses, s'il luy vouloit point commander autre chose: «Non, dit-il, sinon que tu te remaries à un homme de bien, et luy portes de bons enfans.» Et comme les Ephores luy dissent, qu'il menoit bien peu de gens avec luy à ce pas des Thermopyles: «Mais beaucoup, dit-il, pour cela que nous y allons faire.» Et comme de rechef ils luy demandassent, s'il avoit point en pensement de faire quelque autre entreprise: «En apparence, dit-il, c'est pour empescher le passage des Barbares, mais en effect pour mourir pour le salut des Grecs.» Quand il fut arrivé au destroict des Thermopyles, il dit à ses soudards: «On dit que le Barbare est pres de nous, il ne nous faut plus perdre temps: car c'est à ceste heure qu'il fault, ou que nous desfaisons les Barbares, ou que nous y mourions tous.» Et comme quelqu'un eust dit, «Pour la multitude grande des flesches de ces Barbares, nous ne pourrons pas veoir le Soleil:» «Tant mieulx, dit-il, nous en combattrons doncques à l'ombre.» Et à un autre qui disoit, «Les voicy pres de nous:» «Et nous doncques, dit-il, pres d'eulx.» Et comme un autre luy dist, «Tu biens en vien petite troupe, Leonidas, pour te hazarder contre une si grande multitude:» «Si vous le prenez au nombre, dit-il, toute la Grece ensemble n'y fourniroit pas, car elle ne feroit qu'une partie de leur multitude: mais si vous le prenez à la valeur des hommes, ce nombre cy est suffisant.» Et à un autre qui luy en disoit autant, «Mais j'en améne beaucoup, dit-il, attendu que c'est pour y mourir.» Xerxes luy escrivit: «Tu peux, en ne t'opiniastrant point à vouloir combattre contre les Dieux, et te rengeant de mon costé, te faire monarque de toute la Grece.» Il luy feit response: «Si tu cognoissois en quoy consiste le bien de la vie humaine, tu ne convoiterois pas ce qui est à autruy: mais quant à moy, j'aime plus cher mourir pour le salut de la Grece, que de commander à tous ceux de ma nation.» Une autre fois Xerxes luy manda: «Envoye moy tes armes.» Il luy rescrivit, «Vien les querir.» Sur le poinct qu'il vouloit aller charger les ennemis, les mareschaux du camp luy vindrent protester, qu'il falloit attendre que les autres alliez et confederez fussent arrivez: «Ne pensez-vous pas, dit-il, que tous ceux qui ont envie de combattre soient venus: et qu'il n'y a que ceux qui reverent et craignent leurs Roys qui combattent contre les ennemis?» cela dit, il denoncea à ses gens qu'ils disnassent, et qu'ils souperoient en l'autre monde. Estant enquis pourquoy les gens de bien preferoient une mort honorable à une vie honteuse: «Pource, dit-il, qu'ils estiment le mourir commun à la nature, mais le bien mourir propre à eulx.» Il avoit envie de sauver les jeunes hommes de sa troupe qui n'estoient pas mariez: et sçachant bien que s'il y alloit ouvertement, ils n'en voudroient rien faire, il leur donna à chascun d'eulx des brevets à porter aux Ephores: et en voulut aussi sauver trois de ceux qui estoient mariez: mais eulx s'en estans apperceus ne voulurent pas recevoir ces brevets: car l'un dit, «Je t'ay icy suivy pour combattre, non pas pour porter nouvelles.» Le second dit, «Demourant icy, je seray plus homme de bien.» Le troisieme respondit, «Je ne seray pas le dernier, ains le premier de ceux-cy au combat.» Lochagus pere de Poly@enides et de Siron, quand on luy vint dire, que l'un de ses enfans estoit mort: «Il y a long temps, respondit-il, que je sçavois bien qu'il devoit mourir.»
  Lycurgus le legislateur voulant reduire ses citoyens de leur ancienne maniere de vivre en une qui fust plus honneste, et les rendre plus vertueux, car auparavant ils estoient dissolus et par trop delicats en leurs moeurs: il nourrit deux chiens nez de mesme pere et de mesme mere, et en accoustuma l'un à toutes friandises, le tenant en la maison, et l'autre le menant aux champs l'exercita à la chasse: puis les amena tous deux en pleine assemblee de ville, où estoit tout le peuple, et meit devant eulx <p 219v>des friandises, et feit aussi lascher un liévre. L'un et l'autre se rua incontinent sur ce à quoy il avoit esté nourry: car l'un alla à la soupe, et l'autre prit le liévre: et lors il leur dit, «Vous voyez citoyens mes amis, comme ces deux chiens estants nez de mesmes pere et mere sont devenus fort differents l'un de l'autre pour leur diverse education: et combien peult plus à rendre les hommes vertueux, la nourriture, que non pas la nature.» Les autres disent plus, que les deux chiens n'estoient pas nez de mesme pere et mesme mere, ains que l'un estoit né de ceux dont on se sert à garder la maison, et l'autre de ceux dont on use à la chasse: et qu'il exercita celuy qui estoit de la pire race, à chasser: et celuy qui estoit de la meilleure, à gourmander seulement: et puis que l'un et l'autre estant couru à ce à quoy il avoit esté accoustumé de jeunesse, apres leur avoit faict veoir à l'oeil, de combien sert la nourriture à prendre de bonnes ou de mauvaises conditions, il leur dit adonc: «Par là cognoissez vous, mes amis, que rien ne sert la noblesse qui est tant estimee du vulgaire, ny l'estre descendu de la race d'Hercules, si nous ne faisons les oeuvres par lesquelles il s'est en son vivant rendu le plus illustre et le plus glorieux homme de monde, apprenans et exerceans toute nostre vie choses honnestes et vertueuses.» Et aiant faict le departement de tout le territoire, et en aiant donné à chasque citoyen egale portion, lon dit que quelque temps apres retournant d'un voyage, et voyant les bleds de nagueres moissonnez, et les moulons et tas des gerbes situez de reng tous egaulx et semblables les uns aux autres, il en fut fort joyeux en son coeur, et dit en riant à ceux qui estoient autour de luy, que tout le païs de la Laconie luy sembloit un heritage de plusieurs freres que de nagueres eussent faict leurs partages ensemble. Aiant aussi introduit abolition de toutes debtes, il fut en volonté de faire encore le repartement de tous les utensiles et meubles qui estoient és maisons pour les distribuer egalement, à celle fin qu'il ostast toute imparité et toute inegalité d'entre ses citoyens: mais voyant que mal-aiseement ils supporteroient qu'on les leur ostast ouvertement, il descria premierement toute sorte de monnoye d'or et d'argent, commandant que lon n'usast que de celle de fer, et taxa jusques à quelle somme on pouvoit avoir tout son vaillant à l'estimation de ceste monnoye-là. Cela faict, il chassa tout crime et toute injustice hors de Laced@emone: car on ne pouvoit plus ny desrober, ny ravir par force, ny prendre par corruptions, ny defrauder en contractant une chose que lon ne pouvoit cacher, qui n'estoit point desirable à posseder, dont on ne pouvoit user sans peril, ny amener ens ou emmener hors à seureté: et quant et quant, par ce mesme moyen il bannit de Laced@emone toute superfluité, pource qu'il n'y avoit plus ny marchand, ny plaideur, ny devin ou diseur de bonne adventure, ny questeur, ny ingenieur et deviseur de nouveaux bastiments qui hantast à Sparte, à cause qu'il n'y laissa sorte quelconque de monnoye qui peust servir ailleurs, et y donna cours seulement à celle de fer, qui quant au pois pesoit une livre Aeginetique, et de pris ne valoit qu'environ six deniers. Et deliberant de courir sus encore plus aux delices et du tout retrencher la convoitise des richesses, il introduisit ce qu'ils appelloient les convives: et à quelques uns qui luy demandoient, pour quelle cause il les avoit instituez, et pourquoy il avoit ainsi divisé ses citoyens en petites tablees avec leurs armes: «A fin, dit-il, qu'ils soient plus prompts à recevoir les commandemens de leurs superieurs, et que si d'adventure il se méne quelque prattique de nouvelleté parmy eux, la faute en soit entre petit nombre: et outre ce, à fin qu'il y ait egalité entre-eux en leur manger et en leur boire: et que ny en leur viande, ny en leur boisson, ny mesme en leur coucher ou vestir, ny en leurs utensiles domestiques, ny en autre chose quelle qu'elle fust, le riche n'eust aucun avantage sur le pauvre.» Et par ce moyen aiant rendu la richesse non desirable, attendu qu'il n'y avoit ordre de s'en pouvoir valoir, ny seulement la monstrer, il disoit à ses familiers, «O mes amis, la belle chose que c'est de faire cognoistre <p 220r>par effect, que Pluton, c'est à dire la richesse, est à la verité aveugle, comme il est!» Car il faisoit mesme prendre garde, qu'ils ne peussent premierement disner en leurs maisons, et puis s'en aller tous saouls és salles de leurs convives, remplis d'autres viandes et d'autres bruvages: car les autres disoient injure à celuy qui ne buvoit et ne mangeoit pas de bon appetit avec eux, comme estant homme gourmand ou friand, et qui par delicatesse dedaignoit la commune maniere de vivre: mais si d'adventure il se trouvoit que quelqu'un l'eust faict, il en estoit tresbien condamné à l'amende. De là vint que long temps apres le Roy Agis à son retour de voyage de la guerre, auquel il avoit subjugué les Atheniens, voulant souper en son privé avec sa femme, envoya à la cuisine de son convive demander sa portion: les mareschaux du camp, superintendans de la guerre, ne la luy voulurent pas envoyer: et le lendemain la chose estant venue à la cognoissance des Ephores, il en fut par eux condamné à l'amende. Parquoy les riches de la ville indignez de ces nouvelles ordonnances, se leverent alencontre de luy, et luy disans outrages luy jetterent des pierres, le voulans assommer: mais se voyant ainsi furieusement poursuivy, il se sauva de vistesse à travers la place, et se jetta en franchise dedans le temple de Minerve Chalceoecos, avant que les autres le peussent attaindre, excepté Alcander, lequel ainsi qu'il se cuida retourner pour veoir qui le poursuivoit, d'un coup de baston luy jetta l'oeil hors de la teste. Mais celuy-là depuis, par commune sentence de toute la ville, luy fut mis entre ses mains pour en faire punition exemplaire, telle comme bon luy sembleroit: toutefois il ne luy feit mal ne desplaisir quelconque: et qui plus est, ne se plaignit jamais à luy du tort qu'il luy avoit faict: ains l'aiant domestiquement vivant avec luy, le rendit tel, qu'il ne faisoit autre chose que prescher par tout ses louanges, et la façon de vivre qu'il avoit apprise avec luy, se monstrant grand zelateur de la discipline qu'il avoit mise sus: mais au reste pour memoire de l'accident qui luy estoit advenu, il feit bastir dedans le temple de Minerve une chappelle, qu'il nomma de Minerve Optiletide, pource que les Doriens de celle marche appellent les yeux Optiles. On luy demanda quelquefois, pourquoy il n'avoit point estably de loix escrites: «Pource, dit-il, que ceux qui sont bien nourris et instituez en telle discipline qu'il appartient, sçavent bien juger ce que le temps requiert.» Et à ceux qui l'interroguoient pourquoy il avoit ordonné, que lon feist les couvertures des maisons avec la coignee, et les portes avec la scie seulement, sans y employer autre outil ny instrument quelconque: il respondit, «A fin que nos citoyens soient moderez et non superflus en toutes choses que lon apporte en la maison, et qu'ils n'aient rien chez eux de ce qui est tant estimé et tant requis ailleurs.» De ceste accoustumance proceda, comme lon dit, que le Roy Leotychides premier de ce nom, soupant en la maison d'un sien hoste, et considerant le planché de la salle, qui estoit sumptueusement enrichi, et lambrissé magnifiquement, demanda à son hoste, si les arbres en leur païs naissoient quarrez. Estant aussi enquis pourquoy il avoit defendu, que lon ne feist souvent la guerre contre de mesmes ennemis: «De peur, dit-il, qu'estans souvent contraincts par ce moyen de se mettre en defense, ils n'en deviennent à la fin bien experimentez à la guerre.» Et pourtant depuis blasma lon grandement Agesilaus d'avoir esté cause, par ses continuelles expeditions et invasions en la Boeoce, de rendre les Thebains egaux en armes aux Laced@emoniens. Quelque autre luy demanda aussi pourquoy il faisoit exerciter les corps des filles à marier, à courir, à luicter et jetter la barre, et à lancer le dard: «A fin, dit-il, que l'enracinement des enfans qui viendroient à estre engendrez d'elles, venant à prendre son pied en des corps robustes et dispos, en germast mieux, et qu'elles en estans plus fortes et plus robustes en supportassent mieux leurs enfantemens, et en resistassent plus vigoureusement et plus facilement aux douleurs de leurs travaux: et oultre, que si besoing estoit, elles peussent aussi combattre <p 220v>pour la defense d'elles, de leurs enfants, et de leur païs.» Quelques uns reprenoient la coustume qu'il avoit introduitte, que les filles à certains jours de festes allassent ballans par la ville toutes nues, et luy en demandoient la cause: «A fin, respondit-il, que faisans les mesmes exercices que font les hommes, elles n'eussent rien moins qu'eux, ny quant à la force et santé du corps, ny quant à la vertu et generosité de l'ame, et qu'elles s'accoustumassent à mespriser l'opinion du vulgaire.» D'où vint que la femme de Leonidas nommee Gorgo, ainsi que lon trouve par escrit, respondit à quelques Dames estrangeres qui luy disoient: «Il n'y a que vous autres femmes Laconienes qui commandiez à vos marits:» «Aussi n'y a-il que nous qui portions des hommes.» Il priva aussi et bannit ceux qui n'estoient point mariez, de la veuë des danses où les jeunes filles dansoient à nud, et qui plus est leur imposa encore note d'infamie, en les privant notamment de l'honneur et du service que les jeunes estoient tenus de porter et de faire aux vieux. En quoy faisant, il eut grande prevoyance à inciter ses citoyens à se marier pour engendrer des enfans: à l'occasion de quoy il n'y eut oncques personne qui trouvast mauvais, ne qui blasmast ce qui fut dit à Dercyllidas, combien qu'il fust au demourant bon et vaillant capitaine: car luy entrant en quelque lieu, il y eut un des jeunes hommes qui ne se daigna lever de son siege par honneur au devant de luy: «Pource, luy dit-il, que tu n'as point engendré qui se levast au devant de moy.» Un autre l'enqueroit pourquoy il avoit institué que les filles fussent mariees sans dot: «A fin, dit-il, que ny à faute de dot, il n'y en eust qui demourassent à marier, ne qui pour les biens fussent requises, ains qu'en regardant aux m@eurs et conditions de la fille, chacun feist election de la vertu en celle qu'il voudroit espouser.» et c'est aussi la cause, pour laquelle il chassa toute sorte de fard et d'embellissement artificiel hors la ville de Sparte. Aiant aussi prefix un certain temps, dedans lequel tant les filles que les jeunes hommes se pourroient marier, quelqu'un luy demanda pourquoy il leur avoit ainsi prefiny le temps: il respondit, «A fin que ce qu'ils engendreront, soit fort et puissant, comme estant engendré de personnes entieres et toutes faittes.» Et à ceux qui s'esbaïssoient, pourquoy il n'avoit pas voulu que le nouveau marié couchast avec son espousee, ains avoit expressément ordonné qu'il fust la plus part du jour avec ses compagnons, et les nuicts toutes entieres, et qu'il allast veoir sa femme à la desrobee, aiant crainte et honte d'estre surpris avec elle: «C'est à fin, dit-il, qu'ils en soient tousjours plus forts et dispos de leurs corps, et qu'en ne jouissant pas du plaisir à coeur saoul, leur amour en demeure tousjours frais, et que leurs enfans en viennent plus robustes.» Il bannit aussi toutes huiles de senteurs precieuses, disant que ce n'estoit que toute corruption et peste du naturel de l'huile, et l'art de la tainture, comme estant toute flatterie des sens. Brief il rendit la ville de Sparte inaccessible à tous ouvriers de joyaux, d'affiquets, et de tous ornements dont on use pour parer le corps, disant que la corruptele de tels arts avoit esté cause de gaster et abastardir les bons mestiers: et estoit en ce temps-là l'honnesteté et la pudicité des Dames si grande, et si esloignee de la facilité que lon dict avoir esté depuis parmy elles, que lon tenoit l'adultere pour une chose impossible et incroyable. Auquel propos on recite d'un fort ancien Spartiate nommé Geradatas, à qui un estranger demanda quelle punition on faisoit souffrir aux adulteres en la ville de Sparte, pour ce qu'il voyoit que Lycurgus n'en avoit faict aucune ordonnance: et qu'il luy respondit, «Il n'y a point d'adultere parmy nous:» l'autre luy repliqua, «Voire-mais, s'il y en avoit?» il respondit tousjours de mesme. «Car comment, dit-il, y auroit-il des adulteres à Sparte, veu que toutes richesses, toutes delices, tous fards, et tous embellissements exterieurs y sont desprisez et deshonorez? et veu que honte de mal faire, honnesteté, et reverence, et obeïssance envers ses superieurs, y ont toute authorité?» Quelqu'un s'avancea un jour de luy dire, qu'il establist <p 221r>le gouvernement de l'estat populaire à Sparte il luy respondit, «Commance toy mesme le premier à le mettre en ta maison.» A un autre qui luy demandoit, pourquoy il avoit ordonné des sacrifices si simples et de si peu de valeur en Laced@emone: «A fin que nous ne cessions jamais de reverer et honorer les Dieux.» Et aiant permis à ses citoyens de jouër et exerciter seulement les exercices du corps, esquels on n'estend point la main, on luy en demanda la raison: «A fin, dit-il, que nul des nostres ne s'accoustume à se lasser ny à se rendre jamais.» Enquis aussi, pourquoy il avoit institué que lon changeast souvent de camp, et que lon ne campast point long temps en un mesme lieu: «A fin, dit-il, que lon face plus de dommage aux ennemis.» Et à un autre qui demandoit, pourquoy il avoit defendu d'assaillir des murailles: «De peur, respondit-il, que un homme de bien ne fust tué par une femme, ou par un enfant, ou personne semblable.» Quelques Thebains luy demandoient son advis, touchant le sacrifice et le dueil qu'ils font à l'honneur de Leucothoé: il leur respondit, «Si vous pensez que ce soit une Deesse, ne la plorez point comme une femme: et si vous pensez que ce soit une femme, ne luy sacrifiez point comme à une Deesse.» A ses citoyens qui luy demandoient comment ils pourroient repoulser les invasions de leurs ennemis, «Si vous demourez pauvres, et que l'un ne convoite point d'avoir plus que l'autre.» Et de rechef comme ils luy demandassent, pourquoy il ne vouloit point que leur ville fust muree: il leur respondit, que la ville n'estoit pas sans muraille, qui estoit environnee de vaillans hommes, et non pas de brique. Les Spartiates aussi estoient curieux de bien accoustrer leurs cheveux, rememorans un certain propos de Lycurgus touchant cela, qui souloit dire, que les cheveux rendoient ceux qui sont beaux, encore plus beaux, et ceux qui sont laids, hydeux et espouventables. Il leur commanda aussi qu'en leurs guerres, quand ils auroient vaincu et rompu leurs ennemis, qu'ils les chassassent jusques à asseurer leur victoire toute certaine, et puis qu'ils se retirassent tout court, disant que cela n'estoit acte ny de gentil coeur, ny de nation genereuse comme la Grecque, de tuer ceux qui leur quittoient la place: et cela encore leur estoit utile, pource que ceux qui sçavoient leur coustume, qui estoit de mettre à mort ceux qui s'opiniastroient à leur faire teste, et laissoient aller ceux qui fuyoient devant eux, trouvoient le fuir plus utile que l'attendre. Quelqu'un luy demandoit, pour quelle cause il leur avoit defendu de despouiller les corps de leurs ennemis morts: «De peur, dit-il, que s'amusans la teste basse à recueillir ces despouilles, ils ne se souciassent point de combattre ce-pendant, ains qu'ils entendissent seulement à garder leur pauvreté et leur reng.» Le tyran de Sicile Dionysius avoit envoyé deux robbes de femme à Lysander, à fin qu'il en choisist laquelle il aimeroit mieux pour porter à sa fille: il dit, qu'elle mesme sçauroit mieux choisir celle qui luy seroit plus à propos, et les emporta toutes deux. Cestuy Lysander fut homme fort ruzé et grand trompeur, qui conduisoit la plus part de ses affaires par finesses et par ruzes, estimant qu'il n'y eust point d'autre justice que l'utilité, ny autre honnesteté que le profit: confessant bien que la verité estoit meilleure que la faulseté, mais que la dignité et le pris de l'une et de l'autre se devoit mesurer et terminer à la commodité. Et à ceux qui le reprenoient et blasmoient de ce qu'il conduisoit ainsi la plus part de ses entreprises par tromperies et par fallace, et non pas par vive force, qui estoit chose indigne de la magnanimité d'Hercules, il respondoit en riant, que «là où il ne pouvoit advenir avec la peau de lion, il y falloit coudre un peu de celle du regnard.» Et comme d'autres l'accusassent grandement de ce qu'il avoit faulsé et violé ses serments qu'il avoit faicts en la ville de Milet: «Il faut, dit-il, tromper les enfans avec des osselets, et les hommes avec des jurements.» Aiant desfaict les Atheniens par surprise en battaille navale, à l'endroit qui se nommoit le fleuve de la chévre, et depuis les aiant pressez de famine si estroittement qu'il les contraignit de rendre leur ville à sa mercy, <p 221v>il escrivit aux Ephores, «Athenes est prise.» Les Laced@emoniens eurent de son temps quelque different avec les Argiens touchant leurs confins, et sembloit que ceux d'Argos alleguassent de meilleures raisons pour eux: Il desgains son espee et leur dit, «Ceux qui seront les plus forts avec ceste-cy, seront ceux qui plaideront le mieux pour leurs confins.» Et voyant que les Boeotiens balanceoient, n'estans pas bien resolus ne certains de quel costé ils se devoient renger, en passant à travers leurs païs, il leur envoya demander lequel ils aimoient mieux, qu'il passast parmy leurs terres à picques dressees, ou à picques baissees. En une assemblee des estats de la Grece, il y eut un Megarien qui parla bravement et audacieusement à luy: il luy dit, «Tes propos mon amy, auroient besoing d'une cité.» voulant dire, qu'il estoit d'une trop petite et foible ville pour parler si hardiment. Les Corinthiens s'estoient rebellez contre eux, et luy avoit amené son armee tout contre les murailles, que les Laced@emoniens assailloient assez froidement: mais à l'instant il se leva un liévre de dedans, qui traversa le fossé, et adonc il leur dit,«N'avez vous point de honte Spartiates de doubter de tels ennemis, qui sont se paresseux que les liévres dorment dedans l'enceinte de leurs murailles?» Estant allé à l'oracle de Samothrace pour en avoir response, le presbtre luy dit, qu'il luy confessast ce qu'il avoit faict de plus meschant cas en toute sa vie: Il luy demanda, si c'estoit luy ou les Dieux qui luy commandassent de ce faire: le presbtre luy respondit, que c'estoient les Dieux qui luy commandoient: «Retire toy doncques un peu arriere, et je le diray aux Dieux, s'ils le me demandent.» Un Persien luy demandoit, quelle sorte de gouvernement il prisoit le plus: «Celle, dit-il, qui ordonne aux lasches et aux vaillans tel loyer comme il leur appartient.» Un autre luy disoit, que par tout il le louoit, et le defendoit en toutes compaignies: «J'ay, dit-il, deux boeufs en ma mestairie qui ne parlent point ny l'un ny l'autre: mais je ne laisse pas de sçavoir pourtant lequel besongne bien, et lequel ne fait rien qui vaille.» A un autre qui luy disoit plusieurs paroles injurieuses, «Vomy hardiment, estranger mon amy, vomy hardiment et souvent, ne t'y espargne pas, pour veoir si tu pourrois vuider ton ame des maux et meschancetez dont elle est pleine.» Depuis estant venu à mourir, il sourdit quelque different entre les alliez de Laced@emone touchant quelques affaires: et pour en sçavoir la verité, Agesilaus alla en la maison de Lysander visiter les papiers qui en faisoient mention, là où entre autres il trouva une harangue, par laquelle il suadoit à ceux de Sparte, d'oster la royauté aux familles des Euryprotides et des Agides, et la remettre librement à l'election des citoyens, pour elire de toute la ville ceux qui se seroient trouvez les plus gens de bien, à fin que lon ne fust plus obligé d'elire quelqu'un de la race d'Hercules, ains que ce fust un loyer que lon peust deferer à celuy qui en vertu ressembleroit plus à Hercules, attendu mesmement que c'estoit par le moyen d'icelle, que lon luy avoit attribué honneurs tels qu'aux Dieux. Agesilaus fut entre-deux de publier ceste oraison-là, pour faire cognoistre à ceux de Sparte que Lysander avoit esté autre que lon ne l'estimoit: et quant et quant aussi pour mettre en souspeçon ceux qui estoient demourez de ses amis: mais lon dit que Cratidas, qui estoit lors le premier des Ephores, craignant que si ceste harangue venoit à estre leuë et publiee, elle ne persuadast ce qu'elle pretendoit, reteint Agesilaus, et le garda de ce faire, luy disant qu'il ne falloit point deterrer Lysander, mais plus tost enterrer quant et luy son oraison, tant elle estoit ingenieusement et artificiellement composee pour persuader. Il y avoit des gentils- hommes de la ville qui durant sa vie avoient poursuivy ses filles en mariage, et puis apres sa mort, quand on trouva qu'il estoit demouré pauvre, s'en estoient desdits: les Ephores les condamnerent en grosses amendes, pour ce qu'ils luy avoient faict la court pendant qu'ils l'avoient estimé riche, et puis quand ils l'avoient trouvé juste et homme de bien par sa pauvreté, ils n'en avoient plus tenu compte. Namertes estant envoyé <p 222r>ambassadeur quelque part, il y eut un de ceux où il estoit envoyé qui luy dit, qu'il le tenoit et reputoit pour homme bien-heureux, d'autant qu'il avoit beaucoup d'amis: il luy demanda, s'il sçavoit bien la preuve, à laquelle on cognoissoit si l'on avoit beaucoup d'amis: l'autre luy dit que non, mais qu'il le prioit de la luy enseigner: «C'est, dit-il, adversité.» Nicander respondit à quelqu'un qui luy rapportoit que les Argiens mesdisoient de luy: «Aussi en sont-ils chastiez et punis de mesdire des gens de bien.» Et à celuy qui l'interroguoit, pourquoy les Laced@emoniens portoient longs cheveux, et laissoient croistre leurs barbes: «Pource, dit-il, que c'est le plus beau parement que sçauroit porter l'homme, et qui couste le moins, et si luy est propre.» Un Athenien luy dit quelquefois en devisant ensembles, «Vous autres Laced@emoniens Nicander, aimez trop l'oysiveté:» «Tu dis la verité, respondit- il, mais nous ne travaillons pas à chose de neant comme vous.» Panthoïdas estant envoyé ambassadeur en Asie, ceux du païs luy monstroient par singularité une ville fermee de fortes et hautes murailles: «Par les Dieux, dit-il, mes amis, c'est un beau serrail à tenir des femmes.» En l'eschole de l'Academie des philosophes devisoient et discouroient de plusieurs beaux et bons propos, et apres avoir achevé luy demanderent, «Et bien Seigneur Panthoïdas, que vous semble-il de ces discours-là? «Que m'en sçauroit-il sembler, dit-il, autre chose, sinon qu'ils sont beaux et bons, mais au demourant inutiles, pour ce que vous n'en faittes rien Pausanias le fils de Cleombrotus respondit aux habitans de l'Isle de Delos, qui querelloient et plaidoient de la proprieté de l'Isle, alencontre des Atheniens, alleguans, que par une ancienne loy, de tout temps observee en leur païs, ny les femmes n'enfantent dedans l'Isle, ny les morts n'y sont ensevelis: «Comment doncques est-elle vostre païs, si piece de vous n'y nasquit oncques, ne n'y fut jamais ensevely?» Les bannis d'Athenes le sollicitoient de mener son armee contre les Atheniens: et pour plus l'irriter à ce faire, luy disoient qu'il n'y avoit eu que les Atheniens seuls qui l'eussent sifflé, lors qu'il fut declaré vainqueur en la feste des jeux Olympiques. «Or que pensez vous, dit-il, qu'ils feront quand nous leur aurons faict mal, puis qu'ils nous ont sifflez quand nous leur avons faict du bien?» Un autre luy demanda pourquoy ils avoient faict le poëte Tyrt@eus leur citoyen: «A fin, dit-il, qu'il ne fust point trouvé, qu'un estranger eust jamais esté nostre capitaine.» Il y avoit un fort debile et flouët de corps, qui neantmoins mettoit en avant qu'il falloit faire la guerre aux ennemis, et les combattre par mer et par terre: «Veux-tu point, dit-il, te despouiller, à fin que l'assistance voye, quel estant, tu nous conseilles de combattre?» Quelques uns s'esmerveilloient en voyant les despouilles des corps barbares, apres qu'ils avoient esté tuez, de la sumptuosité et grande valeur d'iceux: «Il eust esté meilleur, dit-il, que eux eussent beaucoup valu, que non pas leurs habillemens.» Apres la victoire que les Grecs gaignerent contre les Perses devant la ville de Platee, il commanda que lon le servist du souper que les Perses avoient faict apprester pour eux, lequel estant plantureux et sumptueux à merveilles: «Par les Dieux, dit-il, il faut bien dire que les Perses sont bien gourmands, veu qu'aiant tant de vivres, ils venoient encore pour nous manger nostre gros pain.» Pausanias fils de Plistonax à un qui l'interroguoit, pourquoy il n'estoit pas loisible en leur païs de remuer aucune des loix ancienes: «C'est, dit-il, pource qu'il fault que les loix soient maistresses des hommes, et non pas les hommes maistres des loix.» Et comme estant en la ville de Tegee fugitif de Sparte, il louast les Laced@emoniens: quelqu'un des assistans luy dit, «Pour quoy doncques n'es-tu demouré à Sparte, puis qu'ils sont si gens de bien? et pourquoy t'en es-tu fuy?» «Pource dit-il, que les medecins n'ont pas accoustumé de se tenir là où les hommes sont sains, mais là où ils sont malades.» Quelqu'un luy demanda, «Comment pourrons nous venir à bout de desfaire ces Thraciens?» «Si nous choisissons le plus vaillant homme pour nostre capitaine.» Un medecin le regardoit <p 222v>et consideroit, et apres l'avoir bien regardé luy dit, «Tu n'as point de mal:» «C'est, dit-il, pource que je n'use point de toy.» Ses amis le reprenoient de ce qu'il disoit mal d'un medecin, duquel il n'avoit jamais faict preuve aucune, et n'en avoit jamais receu desplaisir: «Si j'en avois fait preuve, dit-il, je ne serois pas ores vivant.» Et comme le medecin luy dist, «Tu es devenue vieil:» «Ouy, dit-il, pource que je ne me suis pas servy de toy pour medecin.» Il souloit aussi dire, Que le meilleur medecin estoit celuy, qui ne laissoit point pourrir ses patiens, ains les mettoit bien tost en terre. P@edaretus respondit à l'un de ses compagnons qui luy disoit, «Nos ennemis sont en grand nombre:» «Nous en acquerrons tant plus d'honneur, car nous en tuerons d'avantage.» Voyant un qui de sa nature etoit lasche et couard, mais qui au demourant estoit loué de ses citoyens, d'autant qu'il estoit homme modeste: «Il ne faut, dit-il, louër ny les hommes pour estre semblables aux femmes, ny les femmes pour ressembler aux hommes, si d'adventure la femme par quelque occasion n'y est contraincte.» Aiant failly à estre receu au conseil des trois cents, qui estoit le degré le plus honorable de toute la Chose publique, il se partit de l'assemblee tout riant et tout gay. Les Ephores le renvoyerent querir, et luy demanderent pourquoy il rioit: «Pource, dit-il, que je m'esjouis avec nostre ville, de ce qu'elle a trois cents hommes plus gens de bien que moy.» Plistarchus fils de Leonidas respondit à un qui l'enqueroit, pourquoy ils n'avoient pris la denomination de leur famille du nom de leurs premiers Roys, ains des derniers: «Pource, dit-il, que ces premiers-là ont mieux aimé estre chefs, que Roys: mais leurs successeurs, non.» Il y avoit un advocat qui en plaidant ne cessoit jamais de dire quelques gaudisseries, et quelques traicts de risee. «Mon amy, luy dit-il, tu ne te donneras garde, qu'en voulant ainsi faire rire les autres à tout propos, tu te trouveras ridicule et mocqué toy mesme, ne plus ne moins que ceux qui luictent souvent, deviennent à la fin bons luicteurs.» On luy rapporta un jour que un certain mesdisant qui detractoit de tout le monde, disoit bien de luy: «Je m'en esbahy, dit-il, si ce n'est que quelqu'un luy ait rapporté que je sois mort: car quant à luy, il ne sceut oncques dire bien de personne vivante.» Plistonax fils de Pausanias, comme un certain Orateur Athenien appellast les Laced@emoniens ignorans: «Tu dis vray, luy respondit-il, car nous sommes seuls entre tous les Grecs, qui n'avons rien appris de mal de vous.» Polydorus fils d'Alcamenes dit à un qui ordinairement ne faisoit que menasser les ennemis, «Ne t'apperçois tu pas que tu consumes la plus part de ta vengeance en ces menasses?» Il menoit une fois l'armee de Laced@emone contre la ville de Messene: quelqu'un luy demanda s'il auroit bien le coeur de faire la guerre à leurs freres: «Non, dit-il, mais je vais en la terre qui n'a pas encore esté partagee aux lots.» Les Argiens apres la desconfiture de leurs trois cents hommes, qui combattirent contre autres tant de Laced@emoniens, furent encore tous desfaits en battaille rengee: au moyen de quoy les alliez et confederez sollicitoient Polydorus de ne laisser pas eschapper une si belle occasion, ains d'aller tout de ce pas donner l'assaut à la muraille de leur ville et la prendre, ce qui luy seroit lors tresfacile, attendu que les hommes avoient esté tuez, et n'y estoit demouré que les femmes dedans. Il leur respondit, «Il m'est tourné à grande gloire d'avoir vaincu et desfait en battaille mes ennemis, en combattant de pair à pair: mais estant venu combattre seulement pour nos confins, et puis convoiter de prendre encore et gaigner leur ville, je ne trouve pas que ce soit chose juste: car je suis venu pour recouvrer ce qu'ils occupoient de nostre terre, non pas pour leur oster et saisir leur ville.» Estant enquis pourquoy les Laced@emoniens s'exposoient ainsi hardiment aux perils de la guerre: «Pource, dit-il, qu'ils ont appris à avoir honte, et non pas crainte de leurs superieurs.» Polycratidas aiant esté envoyé avec d'autres en ambassade devers les Lieutenans du Roy de Perse, comme eulx leur demandassent s'ils venoient de leur propre mouvement, ou s'ils estoient envoyez du public: «Si nous obtenons ce que nous demandons, <p 223r>dit-il: c'est de la part du public que nous venons, si non, c'est de nostre propre mouvement.» Phoebidas un peu devant la battaille Leuctrique, comme quelques uns dissent, «Ce jour icy monstrera qui sera homme de bien:» «C'est doncques, dit-il, un jour qui vault beaucoup, s'il a la puissance de monstrer qui est homme de bien, ou non.» Soüs, à ce que lon dit, estant un jour assiegé fort à destroit par les Clitoriens, en un lieu aspre où il n'y avoit point d'eau, leur feit offre de leur rendre toutes les terres qu'il avoit conquises sur eulx, moyennant qu'il beust luy et toute sa compagnie en une fonteine qui estoit assez pres de là. Les Clitoriens le luy accorderent, et fut l'appointement ainsi juré entre eulx. Si feit donc assembler ses gents, et leur declara s'il y avoit aucun d'eulx qui se voulust abstenir de boire, qu'il luy cederoit et donneroit sa royauté: il n'y eut pas un en toute la troupe qui s'en peust garder, tant ils estoient pressez de la soif, ains beurent tous à bon esciant, excepté luy, qui descendant tout le dernier, ne feit autre chose que seulement se refreschir et arroser un petit par dehors en presence des ennemis mesmes, sans boire une seule goutte: au moyen dequoy il ne voulut point rendre les terres depuis, comme il avoit promis, alleguant qu'ils n'avoient pas tout beu. Telecrus respondit à quelqu'un qui se plaignoit à luy de ce que son pere mesdisoit tousjours de luy, «S'il n'en falloit mesdire, il ne le feroit pas.» Son frere aussi se mescontentoit de ce que les citoyens ne se deportoient pas en son endroit comme ils faisoient envers luy, combien qu'ils fussent nez de mesme pere et de mesme mere, ains le traictoient plus iniquement: «C'est, dit-il, pour ce que tu ne sçais pas comporter un tort comme je fais.» Estant enquis pourquoy la coustume estoit en leur païs, que les jeunes se lavassent de leurs sieges au devant des vieux: «C'est, dit il, à fin qu'en faisant cest honneur à ceux qui ne leur appartiennent point, ils apprennent à en honorer d'avantage leurs peres et meres.» A un autre qui luy demandoit, combien il avoit de biens: «Je n'en ay, dit-il, pas plus qu'il m'en fault.» Charillus enquis, pourquoy Lycurgus leur avoit fait si peu de loix: «Pour ce, dit-il, qu'il ne fault pas beaucoup de loix à ceux qui ne parlent gueres.» Un autre luy demandoit, pourquoy ils faisoient sortir les filles en public à visage descouvert, et les femmes voilees: «Pour ce, dit-il, qu'il fault que les filles trouvent mary, et que les femmes gardent celuy qu'elles ont.» Un des Ilotes se portant quelquefois par trop audacieusement envers luy, il luy dit, «Si je n'estois courroucé, je te tuerois tout à ceste heure.» On luy demanda quelle sorte de gouvernement il estimoit la meilleure: «Celle, dit-il, où plusieurs s'entremettans des affaires de la Chose publique, sans querelle ne sedition, font à l'envy à qui sera plus vertueux.» A un autre qui l'interroguoit, pourquoy lon faisoit à Sparte les images de tous les Dieux armees: «A fin, dit-il, que ce que lon reproche aux hommes couards ne leur puisse convenir, et que les jeunes hommes ne facent jamais priere aux Dieux sans leurs armes.» Les Samiens avoient envoyé des Ambassadeurs à Sparte, lesquels furent un peu longs en leurs harangues: apres qu'ils eurent achevé de dire, les Seigneurs Spartiates leur respondirent, «Nous avons oublié le commancement, et n'avons pas entendu la fin, pour ce que nous avons oublié le commancement.» Ceux de Thebes leur contredisoient bravement en quelque dispute: Ils leur respondirent, «Il fault que vous ayez ou moins de coeur, ou plus de puissance.» On demanda quelquefois à un Laconien, pourquoy il laissoit croistre sa barbe si fort longue: «à fin, dit-il, que voyant mon poil blanc, je ne face rien indigne de ceste blancheur chenuë.» Un autre entendoit que lon louoit des hommes comme de tres-vaillans combattans: «Devant Troye la grande,» dit-il. Un autre oyant dire qu'en quelques villes on contraignoit les hommes de boire apres qu'ils avoient soupé: «Les contrainct-on point aussi, dit-il, de manger?» Le poëte Pindare en l'un de ses Cantiques appelle la ville d'Athenes, le soustenement de la Grece: «Elle tombera doncques bien tost, dit un Laconien, si elle est soustenuë d'un tel pillier.» Un autre <p 223v>regardoit un tableau paint, où il y avoit des Atheniens qui tuoient des Laced@emoniens: et comme quelqu'un des assistans eust dit, «Ils sont vaillants hommes ces Atheniens icy:» «Ouy, dit-il, en painture.» Quelqu'un sembloit prendre plaisir et adjouster foy à des injures que lon disoit calomnieusement et faulsement contre un Laconien: Il luy dit, «Cesse de prester tes oreilles contre moy.» Un autre que lon punissoit, alloit criant, «Helas si j'ay failly, ce a esté malgré moy:» un Laconien luy respondit, «Aussi est-ce malgré toy que lon te punit.» Un autre voyant des hommes qui s'en alloient aux champs assis dedans des coches: «J'à Dieu ne plaise, dit-il, que je me seie jamais en siege, dont je ne me puisse lever au devant d'un plus aagé que moy.» Quelques passans de la ville de Chios estans venus veoir la ville de Sparte s'enyvrerent tresbien: et apres souper estans allez veoir l'auditoire des Ephores, rendirent leurs gorges dedans, et qui plus est, feirent leurs affaires sur les chaires mesmes où se seoient les Ephores. Le lendemain les Spartiates feirent du commancement une extreme diligence d'enquerir qui l'avoit fait, pour sçavoir si c'estoient point quelques uns de la ville: mais quand ils entendirent que c'estoient ces passants de Chios, ils feirent alors proclamer à son de trompe, qu'ils permettoient à ceux de Chios d'estre villains. Un autre Laconien voyant que lon vendoit au double les amendes seiches: «Comment, dit-il, y a-il icy faulte de pierres?» Un autre aiant plumé un rossignol, et l'aiant trouvé fort menu de corps: «Certainement, dit-il, tu es une voix, et non autre chose.» Un autre Laconien regardant Diogenes le philosophe Cynique au coeur d'hyver, qu'il geloit à pierres fendant, ambrassant tout nud une statuë de bronze, luy demanda s'il avoit pas grand froid: l'autre luy dit, que non: «quelle grande merveille fais-tu donc?» Un Laconien reprochoit quelquefois à un natif de la ville de Metaponte, qu'ils estoient lasches et couards comme femmes: «Si est-ce, dit le Metapontois, que nous tenons beaucoup de terres d'autruy:» «Comment, luy repliqua le Laconien, vous n'estes doncq pas couards seulement, mais injustes aussi.» Un passant estant venu à Sparte pour voir la ville, se tenoit debout sur un pied bien longuement, et disoit à un Laconien, «Tu ne te sçaurois ainsi tenir debout sur un pied aussi longuement que moy:» «Non pas moy, dit-il, mais il n'y a oyson qui n'en feist autant.» Quelqu'un se glorifioit d'estre bon Rhetoricien, pour faire accroire ce qu'il vouloit: «Par les Dieux jumeaux, dit-il, il ne fut jamais art ny ne sera aussi, qui ne soit conjoincte avec verité.» Un Argien se vantoit qu'il y avoit en leur ville beaucoup de sepultures des Laced@emoniens. «Au contraire, respondit le Laconien, nous n'en avons chez nous pas une des Argiens.» voulant dire que les Laced@emoniens estoient par plusieurs fois entrez à main armee dedans le païs d'Argos, et les Argiens jamais en celuy de Sparte. Un Laconien aiant esté pris prisonnier de guerre, ainsi qu'on le vendoit à l'encan, le crieur dit à haulte voix, «A vendre un Laconien:» il luy meit la main au devant de la bouche, luy disant: «Crie, un prisonnier.» Quelqu'un des soudards qui estoit à la soude de Lysimachus, comme Lysimachus luy demandast, «Es-tu point un des Ilotes de Laced@emone?» «Et penses-tu, respondit il, qu'un Laconien daignast venir à la soude de quatre oboles par jour?» Apres que les Thebains eurent desfaict les Laced@emoniens en la journee de Leuctres, ils entrerent dedans le païs de Laced@emone jusques à la riviere mesme d'Evrotas: et quelqu'un d'entre eux se glorifiant commancea à dire, «Où sont-ils maintenant ces braves Laconiens, où sont-ils» un Laconien luy respondit, «Ils n'y sont pas, car s'ils y fussent, vous ne seriez pas venus jusques icy.» Lors que les Atheniens rendirent leur ville propre à la discretion des Laced@emoniens, ils requirent qu'au moins on leur laissast l'Isle de Samos: et les Laconiens leur respondirent, «Lors que vous n'estes pas à vous mesmes, vous demandez à avoir les autres:» dont est venu le proverbe commun, duquel on use par la Grece,
  Celuy, qui n'est à soy, demande
<p 224r>   Que de Samos l'Isle on luy rende.
Les Laced@emoniens prirent quelquefois une ville d'assault à vive force: quoy entendu, les Ephores dirent: «Voyla l'exercice de nos jeunes gens perdu, ils n'auront plus d'adversaires desormais, contre lesquels ils s'exercitent.» Un de leurs Roys leur envoya promettre qu'il ruineroit de fond en comble, s'ils vouloient, une autre certaine ville, qui par plusieurs fois avoit donné beaucoup d'affaires à ceux de Laced@emone: Ils ne le voulurent pas permettre, ains luy manderent: «N'oste pas la queuë qui aiguise les coeurs de nos jeunes gens.» Ils ne voulurent jamais qu'il y eust des maistres qui enseignassent aux jeunes gens à luicter: «A fin, disoient-ils, que ce soit une jalousie, non d'artifice, mais de force et de vertu parmy eulx.» Et pourtant quand on demanda à Lysander, comment Charon l'avoit terrassé et vaincu à la luicte: «A force de ruse et d'artifice,» dit-il. Philippus Roy de Macedoine, avant que d'entrer en leur païs leur escrivit, lequel ils aimoient le mieulx, qu'il y entrast comme amy, ou comme ennemy: ils luy respondirent, «Ne l'un, ne l'autre.» Aiants envoyé un ambassadeur devers Demetrius le fils d'Antigonus, et estans advertis qu'il l'avoit appellé Roy en parlant à luy, ils le condamnerent en l'amende à son retour, encore qu'il leur apportast en don de luy, en temps d'extreme famine, une mine de bled pour chasque teste de leur ville. Il advint à un meschant homme de mettre en avant un tresbon conseil: ils approuverent bien son advis, mais ils ne le voulurent pas recevoir comme venant de sa bouche, ains le feirent proposer par un autre homme de bonne vie. Deux freres avoient querelle et debattoient ensemble: les Ephores condamnerent leur pere à l'amende, de ce qu'il enduroit que ses enfans eussent querelle ensemble. Un musicien estranger passant par là fut aussi par eulx condamné en une amende, pource qu'il touchoit les chordes de sa cithre avec les doigts. Deux garsons se battoient l'un contre l'autre: l'un d'eux donna à son compagnon un coup mortel d'une faucille: et comme il estoit bien pres de rendre l'esprit, ses autres compagnons luy promettoient qu'ils vengeroient sa mort, et qu'ils feroient mourir celuy qui l'avoit ainsi blessé: «Non faittes, leur dit-il, je vous en prie au nom des Dieux, pour ce qu'il n'est pas juste: car je luy en eusse autant faict si j'eusse frappé le premier, et que j'eusse esté gentil compagnon.» Un autre jeune enfant, estant la saison, en laquelle il estoit permis aux jeunes garsons libres de desrobber tout ce qu'ils pouvoient, mais estoit reputé à chose bien infame et laide d'estre surpris sur le faict: ses compagnons aians desrobbé un petit regnardeau vif, le luy baillerent à garder: ceux qui l'avoient perdu, vindrent pour le cercher, et luy l'avoit caché dessoubs sa robbe: la beste s'irrita, et luy rongea le costé jusques aux intestins: ce qu'il endura patiemment sans se bouger, de peur qu'il ne fust descouvert: mais apres que les autres s'en furent allez, et que ses compagnons veirent l'outrage que le regnardeau luy avoit fait, ils l'en tanserent, disans, qu'il valoit beaucoup mieulx produire et monstrer le regnardeau, que de la cacher ainsi jusques à la mort: «Non faisoit, dit-il, car il valoit mieulx mourir en toutes les douleurs du monde, que d'estre descouvert par lascheté de coeur, pour sauver honteusement sa vie.» Quelques uns rencontrerent sur le chemin par les champs des Laconiens, ausquels ils dirent, «Vous estes bien-heureux d'estre arrivez à ceste heure, car les voleurs ne font que de partir d'icy:» «Par le Dieu Mars, respondirent-ils, nous ne sommes point plus heureux pour cela: mais bien eulx, de n'estre point tombez en nos mains.» On demanda quelquefois à un Laconien, ce qu'il sçavoit faire: il respondit, «Estre libre.» Un jeune enfant Spartiate aiant esté pris prisonnier par le Roy Antigonus, et vendu parmy les autres, obeissoit à celuy qui l'avoit achetté en toutes chosses qu'il estimoit estre convenables à un homme libre: mais quand il luy commanda de luy apporter le pot à pisser, il ne le peut endurer, ains dit, «Je ne te serviray point de cela:» et comme son maistre l'en pressast, il s'en alla monter sur la couverture du logis, en <p 224v>disant, «Tu sentiras ce que tu avois achetté:» et se jettant du hault en bas, il se tua. Un autre que lon vendoit, comme celuy qui l'achettoit luy dist, «Seras-tu homme de bien si je t'achette?» «Ouy, dit-il, encore que tu ne m'achettes point.» Un autre que lon vendoit, comme le crieur proclamast, à vendre l'esclave: «Malheureux que tu es, dit-il, diras-tu, le prisonnier?» Un Laconien avoit sur sa rondelle pour son enseigne une mousche painte, non point plus grande que le naturel, et quelques uns s'en mocquans de luy, disoient qu'il avoit pris ceste enseigne-là, à fin de n'estre point cogneu: «Mais au contraire, dit-il, c'est à fin d'estre mieulx remarqué: car je m'approche si pres des ennemis, qu'ils peuvent bien veoir combien ma marque est grande.» Un autre, comme on luy eust presenté à la fin d'un bancquet une lyre pour en sonner, selon la coustume de toute la Grece: «Les Laconiens, dit-il, n'ont point appris de follastrer.» On demanda quelquefois à un Spartiate, si le chemin pour aller à Sparte estoit bien seur: il respondit, «Selon que lon y va: car ceux qui y viennent comme lions, y sont mal traittez: mais les liévres, nous les gardons à l'ombre soubs la fueillee.» En une prise de luicte, un Laconien estant saisy au collet, faisoit en vain tout ce qu'il pouvoit pour s'en despestrer, car l'autre le tiroit en terre: le Laconien se sentant plus foible de reins, et tout prest à donner du nez en terre, mordit bien estroict le bras de celuy qui le pressoit: l'autre se prit à crier, «Hó Laconien tu mords comme les femmes:» «Non fais, dit-il, mais comme les lions.» Un Laconien boitteux alloit à la guerre, dont quelques uns se mocquoient: mais il leur dit, «Il ne faut point de gens qui fuyent à la guerre, mais qui tiennent bon, et gardent bien leur rang.» Un autre estant blecé d'un coup de flesche à travers le corps, sur le poinct qu'il rendoit son ame, «Il ne me fasche point de mourir, dit-il, mais bien de ce que je meurs par la main d'un archer effeminé, avant que d'avoir rien faict de ma main.» Un autre arrivant en une hostellerie pour loger, bailla à l'hostellier une piece de chair pour accoustrer à souper: l'hostellier luy demanda encore du formage et de l'huyle: «A quel propos, dit-il: si j'avois du formage, je n'aurois que faire d'autre viande.» Un autre entendant louër et reputer grandement heureux le marchand nommé Lampis, natif de la ville d'Aegine, pour ce qu'il estoit fort riche, et avoit plusieurs grands vaisseaux sur la mer: «Je ne fais point compte, dit-il, d'une telle felicité, qui est attachee à des cordes.» Un autre respondit à quelqu'un qui luy disoit, «Tu mens Laconien:» «Nous sommes libres aussi, dit- il: les autres, s'ils faillent à dire verité, sont bien chastiez.» Un autre se travailloit à faire tenir un corps mort debout sur ses pieds: mais il n'y avoit ordre: et voyant qu'il n'en pouvoit venir à bout, «Par Jupiter, dit-il, il fault qu'il y ait quelque chose dedans.» Tynnichus Laconien, son fils luy aiant esté tué à la guerre, supporta sa mort vertueusement, et en fut faict un tel Epigramme:
  On rapporta, Thrasybulus, ton corps
  Dans ton pavois estant l'ame dehors,
  Que ceulx d'Argos en avoient dechassee
  Avec sept coups de mortelle faulsee,
  Tous par devant: Et ton pere constant
  Vieillard nommé Tynnichus, le mettant
  Dedans le feu, plein de sang, le visage
  Tout sec, usa de ce masle langage:
  C'est des couards qu'il faut plorer la mort,
  Non pas de toy, mon enfant, qui es mort
  Comme mon fils, en vray homme de bien,
  Et comme vray Laced@emonien.
Le maistre des estuves où Alcibiades s'estuvoit et lavoit, luy versoit dessus beaucoup d'eau plus qu'aux autres: et comme il demandast, «Que veult dire cela?» un Laconien <p 225r>qui là estoit, luy dit, «Il voit bien que tu n'es pas net, mais bien ord et sale, voyla pourquoy il te donne plus d'eau.» Quand Philippus de Macedoine entra à main armee dedans la Laconie, on pensoit que tous les Laced@emoniens fussent perdus, et y eut quelque Grec qui dit à l'un des Spartiates: «O pauvres Laconiens, que ferez vous maintenant?» «Que ferions nous, dit le Laconien, autre chose, que mourir vaillamment? car nous sommes seuls entre les Grecs qui avons appris de demourer libres, et ne servir jamais à personne.» Apres la deffaicte du Roy Agis, Antipater leur demandoit pour ostages cinquante enfans. Eteocles qui lors estoit l'un des Ephores luy respondit, qu'il ne luy bailleroit point d'enfans, de peur qu'ils ne devinssent mal-conditionnez, pour n'avoir pas esté nourris en la discipline de leur païs, sans laquelle ils ne seroient pas mesme citoyens, mais qu'il luy bailleroit des femmes ou des vieillards s'il vouloit deux fois autant: et comme il les menassast qu'il leur feroit du pis qu'il pourroit, ils respondirent tous unaniment, «Si tu nous commandes choses plus griefves que la mort, nous en mourrons tant plus facilement.» Un vieillard desirant veoir l'esbattement des jeux Olympiques, ne pouvoit trouver place à s'asseoir, et passant par devant beaucoup de lieux, on se gaudissoit et se mocquoit de luy, sans que personne le voulust recevoir, jusques à ce qu'il arriva à l'endroit où estoient les Laced@emoniens assis, là où tous les enfans, et beaucoup des hommes, se leverent au devant de luy, et luy cederent leur place. Toute l'assemblee des Grecs remarqua bien ceste honneste façon de faire, et avec battements de mains declarerent qu'ils la louoient grandement: adonc le pauvre vieillard
  Croulant sa teste et sa barbe chenue,
en plorant: «Hé Dieux, dit-il, que de maulx. On voit bien que tous les Grecs entendent bien ce qui est honneste, mais il n'y a que les Laced@emoniens seuls qui le facent.» Aucuns escrivent que le mesme advint à Athenes à la feste et solennité que lon appelle Panathen@ees, là où ceux d'Attique feirent honte à un pauvre vieillad qu'ils avoient eulx-mesmes appellé, comme pour luy donner place, et puis quand il fut venu, ils ne luy en baillerent point, ains se mocquerent de luy: mais apres que aiant passé par devant presque tous les autres, il fut arrivé à l'endroit où estoient assis les ambassadeurs de Laced@emone, ils se leverent tous de leurs sieges au devant de luy, et luy donnerent place entre-eulx. Le peuple aiant pris grand plaisir à leur veoir faire cest acte, leur applaudit des mains bien clairement, avec grande demonstration de l'avoir fort approuvé: et adonc quelqu'un des Spartiates qui là estoient, «Par les Dieux jumeaux, les Atheniens, dit-il, entendent bien de qui est bon et honneste, mais ils ne le font pas.» Un belistre demanda quelquefois l'aumosne à un Laconien, qui luy dit, «Voire-mais si je la te donne, tu mendieras encore plus: et le premier qui la te donna, a esté cause de ceste villaine vie que tu menes maintenant, t'aiant rendu paresseux et truand.» Un autre voyant un questeur qui alloit questant pour les Dieux comme il disoit: «Je n'ay, dit-il, que faire de Dieux qui soient plus pauvres que moy.» Un Laconien aiant surpris un adultere avec une laide femme: «Malheureux, dit-il, qui te contraignoit?» Un autre aiant ouy un Orateur qui tiroit de longues trainnees de paroles: «Par les Dieux jumeaux, dit-il, voyla un vaillant homme, il tourne-vire bien sa langue sans aucun propos.» Un qui passoit par Laced@emone, y remarqua entre autres choses le grand honneur que y portoient les jeunes aux vieux, et dit, «Il n'y a que Sparte où il soit expedient de vieillir.» On demanda quelquefois à un Spartiate, quel poëte estoit Tyrt@eus: «Bon, dit-il, pour aguiser les courages des jeunes gens.» Un autre aiant grand mal aux yeux s'en alla à la guerre: et comme les autres luy dissent, «Où veux-tu aller en l'estat que tu es? que penses-tu faire?» «Quand je ne feray autre chose, dit-il, pour le moins je reboucheray d'autant l'espee de l'ennemy.» Buris et Spertis deux Laced@emoniens se partirent volontairement du païs, et s'en allerent <p 225v>devers Xerxes le Roy de Perse, s'offrir à endurer la peine que les Laced@emoniens avoient meritee par sentence de l'oracle des Dieux, pour avoir occis les heraults que le Roy leur avoit envoyez: et estans arrivez devers luy, luy dirent, qu'il les feist mourir de telle sorte de supplice que bon luy sembleroit en acquit des Laced@emoniens. Le Roy esmerveillé de leur vertu, non seulement leur pardonna la faulte, mais encore les pria de demourer avec luy, leur promettant de leur faire bon traictement. «Et comment, dirent-ils, pourrions nous vivre icy, en abandonnant nostre païs, nos loix, et de tels hommes, que pour mourir pour eulx nous avons volontairement entrepris un si loingtain voyage?» Et comme l'un des Capitaines de Roy, nommé Indarnes, les en priast d'avantage, en leur disant qu'ils seroient en mesme degré de credit et d'honneur qu'estoient les plus favorisez et les plus avancez aupres du Roy: ils luy dirent, «Il nous semble que tu ne sçais pas que c'est de liberté: car qui sçait bien que c'est, s'il a bon jugement, ne l'eschangeroit pas avec le royaume de Perse.» Un Laconien allant par païs arriva en un lieu où il avoit un hoste ancien, qui le premier jour se destourna de luy, pour ne le loger point, d'autant qu'il n'avoit point de licts en sa maison, mais le lendemain en aiant loué ou emprunté, il le receut magnifiquement: le Laconien monta dessus ces licts, et les foula aux pieds en disant, «Ces meschants licts furent cause hier, que je n'ay pas eu seulement de la natte à coucher et dormir la nuict passee.» Un autre estant arrivé en la ville d'Athenes, et là aiant veu que les uns des citoyens alloient par la ville crians des poissons sallez à vendre, les autres de la chair, les autres tenoient les gabelles, les autres faisoient mestier de tenir des bordeaux, et de exercer plusieurs autres choses villaines et deshonnestes, et de n'estimer rien sale ny laid, quand il fut de retour en son païs, et que ses citoyens luy demanderent, comment se portoit tout à Athenes: «Le mieux du monde, dit-il en se mocquant, tout y est honneste.» voulant leur donner à entendre, que tous moyens de gaigner estoient tenus pour honnestes à Athenes, et rien villain ny deshonneste. Un autre estant interrogué de quelque chose, respondit, «Non:» et comme celuy qui l'avoit interrogué luy dist, «Tu mens:» le Laconien luy repliqua, «Vois-tu donc, comme tu es un fol, de me demander ce que tu sçais bien?» Quelques Laconiens furent une fois envoyez ambassadeurs devers le tyran Lygdamis, lequel remettoit de jour à autre, et reculoit à leur donner audience: et à la fin on leur dit, qu'il se trouvoit un peu mal- disposé: les ambassadeurs dirent à celuy qui leur faisoit ce rapport, «Dittes luy, de par les Dieux, que nous ne sommes pas venus pour luicter, mais pour parler seulement avec luy.» Quelque sacrificateur recevoit un Laconien és cerimonies de quelque religion: et avant que de l'y recevoir luy demandoit, Quel peché il avoit sur sa conscience le plus grief qu'il eust jamais commis: «Les Dieux le sçavent bien,» respondit le Laconien. Et comme le sacrificateur le pressast de plus en plus, en luy protestant qu'il estoit force qu'il le dist: le Laconien luy demanda, «A qui faut-il que je le die, à toy, ou à Dieu?» «A Dieu,» dit l'autre. «Retire toy doncques arriere de moy,» dit le Laconien. Un autre passant de nuict à travers un cimetiere, pensa veoir quelque fantasme d'esprit devant luy: il court droict- là, comme pour l'enserrer avec sa javeline, et en poulsant dit, «Où me fuis-tu ame que je feray mourir deux fois?» Un autre avoit voué qu'il se jetteroit du hault de la roche de Leucade en la mer: il y monta, et s'en retourna apres qu'il eut veu la grande hauteur: et comme on le luy reprochast, «Je ne sçavois, dit-il, pas, que ce voeu-là avoit besoing d'un autre plus grand voeu.» Un autre en la battaille aiant desja haulsé l'espee pour donner le coup de la mort à son ennemy qu'il tenoit soubs luy, quand il ouit la trompette qui sonnoit la retraitte, ne ramena point son coup: et comme quelque autre luy demandast, pourquoy il n'avoit tué l'ennemy qu'il avoit entre ses mains: «Pource qu'il vaut mieux obeyr à son Capitaine, que de tuer son ennemy.» Un Laconien aiant esté vaincu à la luicte en <p 226r>la feste des Jeux Olympiques, quelqu'un luy cria, O Laconien, ton adversaire estoit meilleur que toy: «Meilleur non, dit-il: mais mieux terrassant, ouy.» Quand ils entroient és salles de leurs convives, la coustume estoit que le plus vieil de la chambree monstroit la porte à chascun des autres, et leur disoit, «Il ne sort pas une seule parole par ceste porte.» La plus exquise viande qu'ils eussent, estoit un potage lié qu'ils appelloient le brouët noir, tellement que quand il y en avoit, les vieillards ne mangeoient point de chair, ains la laissoient toute aux jeunes gens. Et dit-on que Dionysius le tyran de la Sicile, pour ceste cause achetta un cuisinier de Laced@emone, et luy commanda de luy apprester de ce brouët sans y rien espargner: mais quand il en eut un peu tasté, il le trouva si mauvais, qu'il rejetta tout ce qu'il en avoit pris: et le cuisinier luy dit, «O Sire, pour trouver bon ce brouët il se faut premierement estre exercité à la Laconique tout nud, et bien baigné dedans la riviere d'Evrotas.» Apres avoir sobrement beu et mangé en ces convives, ils se retiroient en leurs maisons, sans torche ny lumiere, car il ne leur estoit pas permis d'aller ny là ny ailleurs la nuict avec de la lumiere: à fin qu'ils s'accoustumassent à cheminer asseureement, sans rien craindre, par tout, la nuict, et en tenebres, sans aucune clarté. Des lettres ils en apprenoient pour la necessité seulement, et au demourant bannissoient de leur païs toutes autres sciences aussi bien que tous hommes estrangers: et au reste toute leur estude estoit d'apprendre à bien obeïr à leurs superieurs, endurer patiemment tous travaux, et vaincre en combattant ou mourir sur la place. Ils demouroient tout le long de l'annee avec une simple robbe seulement, sans sayes par dessoubs, sales et crasseux ordinairement, comme ceux qui ne s'estuvoient ny ne s'oignoient presque jamais, sinon bien peu souvent. Les jeunes garsons et jeunes hommes dormoient ensemble par bandes et par troupes sur des paillasses qu'ils amassoient eux mesmes, rompans avec les mains, sans aucun ferrement, les cymes des cannes et rouseaux qui croissoient au long des rives de la riviere d'Evrotas, et l'hyver ils mesloient parmy de la bourre d'une espece de chardons qu'ils appelloient Lycophanes, pource que lon estime que ceste matiere-là ait en soy je ne sçay quoy qui eschauffe. Il leur estoit permis d'aimer les enfans de bonne et gentille nature, mais abuser de leurs personnes estoit tenu pour chose tres-infame, comme de gents qui en aimoient le corps, et non pas l'ame: de sorte que qui en estoit accusé, en demouroit noté d'infamie pour toute sa vie. La coustume estoit que les vieux demandoient aux jeunes quand ils les rencontroient, où ils alloient, et quoy faire, et les tansoient s'ils failloient à respondre, ou s'ils alloient bastissant des excuses: et qui ne tansoit celuy qui commettoit quelque faute en sa presence, estoit subject à la mesme reprehension que celuy qui avoit failly: mesme celuy qui se courrouceoit ou monstroit de prendre à mal quand on le reprenoit, en estoit reproché et desestimé. Si d'adventure quelqu'un estoit surpris en commettant une faute, il falloit qu'il environnast un certain autel de la ville tout alentour, chantant une chanson faitte en son blasme et vitupere, qui n'estoit autre chose que se tanser et arguer soy-mesme. Et falloit que les jeunes hommes reverassent non seulement leurs propres peres, et se rendissent subjects à eux, mais aussi qu'ils portassent reverence à tous autres vieilles gens, en leur cedant le dessus, et se destournant d'eux par les chemins, en se levant de leurs sieges au devant d'eux, et s'arrestant quand ils passoient: et pourtant un chascun commandoit non seulement comme aux autres villes à ses propres enfans, à ses propres serviteurs, et disposoit de ses propres biens, ains aussi à ceux de son voisin, ne plus ne moins qu'aux siens propres, et s'en servoient comme de choses communes entre eux, à fin qu'ils en eussent soing chascun comme des leurs propres. Et pourtant si un enfant aiant esté chastié par un autre l'alloit rapporter à son pere, c'estoit honte au pere s'il ne luy donnoit encore d'autres coups: car par la commune discipline de leurs païs <p 226v>ils s'asseuroient, que un autre n'avoit rien commandé qui ne fust honneste à leurs enfans. Les jeunes enfans desrobboient tout ce qu'ils pouvoient de bon à manger, apprenans de jeunesse à dresser embusche dextrement pour surprendre ceux qui dormoient, ou qui ne se tenoient pas bien sur leurs gardes: mais la punition de celuy qui estoit surpris en desrobbant, c'estoit, qu'il estoit bien fouëtté, et le faisoit-on jeuner: car on leur donnoit expressément bien fort peu à manger, à fin que d'eux-mesmes combattans la necessité, ils fussent contraincts de s'exposer hardiment à tous dangers, et d'inventer tousjours quelque ruse et finesse pour en desrobber. Mais generalement l'effect, pour lequel leur vivre de tous estoit fort estroict, c'estoit à fin que de longue main ils s'accoustumassent à n'estre jamais pleins, et à pouvoir endurer la faim, pource qu'ils avoient opinion qu'ils en seroient plus utiles à la guerre, s'il apprenoient à pouvoir porter la peine et travailler sans manger, et qu'ils en seroient plus continents, plus sobres, et plus simples, s'il apprenoient à durer long temps à peu de despense. Brief ils avoient opinion que s'abstenir de manger chair ou poisson appresté en cuisine, et se passer ou de pain ou de la viande la premiere venue, rendoit les corps des hommes plus sains et plus grands, pour ce que les esprits naturels n'estans point pressez par trop grande quantité de vivres, ny rebatus contrebas, ny estendus en large, elevoient les corps contremont, et si les faisoient plus beaux, d'autant que les habitudes et complexions gresles et vuides obeïssent mieux à la vertu de nature qui forme les membres: là où celles qui sont grasses, pleines et subjectes à beaucoup manger, pour leur pesanteur y resistent. Ils estudioient aussi à composer de belles chansons, et non pas moins à les chanter, et y avoit tousjours en leurs compositions ne sçay quel aiguillon qui excitoit le courage, et inspiroit aux coeurs des escoutans un propos deliberé et une ardente volonté de faire quelque belle chose. Le langage estoit simple, sans fard ny affeterie quelconque, que ne contenoit autre chose que les louanges de ceux qui avoient vescu vertueusement, et qui estoient morts en la guerre pour la defense de Sparte, comme estans bien-heureux, et le blasme de ceux qui par lascheté de coeur avoient restivé à mourir, comme vivans une vie miserable et mal-heureuse: ou bien c'estoient promesses d'estre à l'advenir, ou bien vanteries d'estre presentement gents de bien, selon la diversité des aages de ceux qui les chantoient: car y aiant és festes solennelles et publiques tousjours trois danses, celle des vieillards commanceant disoit,
  Nous avons esté jadis
  Jeunes, vaillants, et hardis.
Celle des hommes suyvoit apres, qui disoit,
  Nous le sommes maintenant,
  A l'espreuve à tout venant.
La troisiéme des enfans venoit apres, qui disoit,
  Et nous un jour le serons,
  Qui bien vous surpasserons.
Les chants mesmes, à la cadence desquels ils balloient, et marchoient en battaille au son des fleutes quand ils alloient chocquer l'ennemy, estoient appropriez à inciter les coeurs à vaillance, à asseurance, et mespris de la mort: car Lycurgus s'estudia à conjoindre l'exercice de la discipline militaire avec le plaisir de la musique: à fin que ceste vehemence belliqueuse meslee avec la douceur de la musique, en fust temperee de bon accord et harmonie: et pourtant és battailles, avant le choc de la charge, le Roy avoit accoustumé de sacrifier aux Muses, à fin que les combattans eussent la grace de faire choses glorieuses et dignes de memoire. Mais si quelqu'un vouloit outrepasser un seul poinct de la musique ancienne, ils ne le supportoient pas: tellement que les Ephores condamnerent à l'amende Terpander assez grossier à l'antique, mais le <p 227r>meilleur jouëur de cithre de son temps, et qui plus prenoit de plaisir à louër les faicts heroïques: et qui plus est, pendirent sa cithre à un pau, pource qu'il y avoit adjousté une seule chorde pour passager et varier la voix un peu d'avantage: car ils n'approuvoient les chants et chansons, que les plus simples. Et comme Timotheus à la feste Carniene chantast sur sa cithre pour gaigner le pris, l'un des Ephores prenant un cousteau en sa main, luy demanda de quel costé, du haut, ou du bas, il aimoit mieux qu'il coupast les chordes qui estoient de plus que les sept ordinaires. Au demourant Lycurgus leur osta toute superstition et vaine crainte des sepultures, leur permettant d'inhumer les morts dedans la ville, et d'avoir les monuments et sepultures alentour des temples des Dieux: et leur osta et retrencha toutes pollutions de mortuaires: et ne leur permit d'enterrer aucune chose avec les corps, si non de les envelopper dedans un drap rouge avec des feuilles d'olive, et non point plus à l'un qu'à l'autre: aussi leur osta-il tous epitaphes et inscriptions de sepultures, sinon de ceux qui seroient morts en battaille, et defendit tout deuil et toutes lamentations. Aussi leur interdit-il de voyager en païs estranger, de peur qu'ils n'y apprinssent des moeurs estranges et façons de vivre incorrectes: et par mesme raison bannit-il tous estrangers de sa ville, de peur que s'il venoient à s'y couler et habituer, ils ne monstrassent et enseignassent quelque vice à ses citoyens: et s'il y avoit aucun qui ne voulust souffrir la discipline et institution des enfans, ne jouïssoit point des droits et privileges de bourgeoisie. Et disent aucuns que Lycurgus avoit institué, qu'un estranger mesme qui se vouloit soubmettre à l'observation de sa discipline, eust une des portions qu'ils avoient dés le commancement ordonnees, mais il ne la pouvoit vendre. Leur coustume estoit de servir et user des serviteurs de leurs voisins, ne plus ne moins que des leurs propres, quand ils en avoient affaire, et autant de leurs chevaux ou de leurs chiens, si les proprietaires n'en avoient eux mesmes affaire. Aux champs pareillement s'ils se trouvoient avoir besoing d'aucune chose qui fust au logis de leurs voisins, ils alloient librement ouvrir les coffres et les lieux où elle estoit, et la prenoient, puis refermoient les lieux où ils l'avoient prise. A la guerre ils portoient robbes rouges, pour ce qu'il leur sembloit que ceste couleur estoit mieux seante à un homme, et puis pour ce qu'elle ressemble au sang, elle faisoit plus de frayeur à ceux qui ne l'avoient pas accoustumee: joint qu'elle estoit encore utile, par ce que s'il advenoit qu'ils fussent blecez, l'ennemy ne le pouvoit pas facilement appercevoir, pour la semblance de la tainture au sang. Quand ils avoient vaincu leurs ennemis par quelque ruse et habilité de leur Capitaine, ils sacrifioient à Mars un boeuf: mais quand c'estoit par vive force à la descouverte, ils immoloient alors un coq, accoustumans par cela leurs Capitaines à estre non seulement belliqueux, mais aussi rusez. En leurs prieres qu'ils faisoient aux Dieux, ils y adjoustoient, qu'ils peussent supporter une injure: et la somme de leurs prieres estoit, que les Dieux leur donnassent honneur pour bien faire, et rien plus. Ils honoroient Venus armee, et faisoient toutes les images des Dieux, tant masles que femelles, avec des lances et javelines en leurs mains, comme aians tous la vertu militaire et guerriere: aussi disoient-ils en commun proverbe, Qu'il faut invoquer la Fortune en estendant la main. voulans dire qu'il faut invoquer les Dieux en entreprenant quelque chose, et mettant la main à l'oeuvre, non pas autrement. Ils monstroient à leurs enfans des Ilotes yvres, à fin de les destourner de boire beaucoup de vin. Ils ne frappoient jamais à la porte des maisons, ains appelloient de dehors. Les estrilles dont ils usoient, estoient non de fer, mais de roseau. Ils n'oyoient jamais jouër ny Com@edies ny Trag@edies, à fin qu'ils n'entendissent jamais, ny par jeu ny à bon esciant, contredire aux loix. Le poëte Archilochus estant venu à Sparte, ils l'en chasserent à la mesme heure, pour autant qu'ils sceurent qu'il avoit faict des vers, esquels il disoit, qu'il valoit <p 227v>mieux quitter et jetter ses armes, que de mourir.
  Fol est qui tant pour un bouclier s'esmaye:
  J'ay bien jetté le mien dans une haye,
  Quoy qu'il fust bon: mais pour me le garder
  Je n'ay voulu ma vie hazarder:
  Perdu qu'il soit, j'en pourray bien elire
  Un autre apres qui ne sera ja pire.
Toutes leurs sacrees cerimonies estoient communes autant aux filles comme aux fils. Les Ephores condamnerent Sciraphidas à l'amende, pour autant que plusieurs luy faisoient tort. Ils feirent mourir un qui faisoit le penitent public, portant un haire comme un sac sur sa chair, d'autant qu'il y avoit de la pourfileure de pourpre en sa haire. Ils tanserent un jeune garson qui alloit encore aux exercices de la jeunesse, d'autant qu'il sçavoit le chemin de Pyles, où se tenoit l'assemblee des estats de la Grece. Ils chasserent de leur ville un Rhetoricien nommé Cephisophon, d'autant qu'il se vantoit de pouvoir parler tout un jour entier sur quelque subject que ce fust, disans qu'un bon parleur doit avoir la parole egale à ce dont il parle. Les enfans enduroient d'estre deschirez à coups de fouët tout au long d'un jour, jusques à la mort bien souvent, sur l'autel de Diane surnommee Orthie, c'est à dire droitte et roide, tous gays et joyeux, faisans à l'envy les uns des autres à qui plus et plus long temps endureroit d'estre battu: et celuy qui en demouroit vainqueur, en estoit entre les plus estimez et mieux prisez: et ceste @emulation de combat s'appelle la fouëttade, et se recommance tous les ans. Mais l'une des plus belles et des plus heureuses choses dont Lycurgus ait faict provision à ses citoyens, c'est abondance de loisir: car il ne leur est aucunement permis de se mesler d'aucun art mecanique: et de traffiquer laborieusement et peniblement pour amasser des biens, il n'estoit point de nouvelle, par ce qu'il avoit tant faict, qu'il leur avoit rendu la richesse ny honorable ny desirable: et les Ilotes leur labouroient leurs terres, leur en rendant ce qui estoit d'ancienneté estably et ordonné: et leur estoit defendu d'en exiger plus de louage, à fin que les Ilotes pour le gain qu'il y faisoient, en servissent plus volontiers, et qu'eux ne convoitassent point à en avoir d'avantage. Il leur estoit aussi defendu d'estre mariniers, d'aller su mer, ny d'y combattre: mais depuis pourtant ils combattirent par mer, et se rendirent Seigneurs de la marine: toutefois ils s'en deporterent bien tost, d'autant qu'ils voyoient que les moeurs de leurs citoyens s'en gastoient et corrompoient: mais depuis encore se changerent-ils en cela comme en toutes autres choses. Car les premiers qui amasserent de l'argent aux Laced@emoniens, furent condamnez à mort, d'autant qu'un ancien oracle avoit esté respondu aux Roys Alcamenes et Theopompus,
  Avarice sera la ruine de Sparte.
Et neantmoins apres que Lysander eut pris la ville d'Athenes, il en emmena à Sparte grande quantité d'or et d'argent qu'ils receurent, et en honorerent le personnage qui la leur avoit apportee. Mais tant que la cité de Sparte a gardé les loix de Lycurgus, et observé le serment qu'elle avoit juré, elle a esté tousjours la premiere de toute la Grece en gloire et en bonté de gouvernement, l'espace de plus de cinq cents ans: et venants à les transgresser, l'avarice et la convoitise d'avoir se coula petit à petit parmy eux, et aussi en diminua leur authorité et leur puissance: car leurs alliez et confederez commancerent à leur en mal vouloir. Mais toutefois encore qu'ils fussent en tel estat, apres que Philippus eut gaigné la battaille contre les Grecs, aupres de Ch@eronee, et que toutes les autres villes de la Grece, l'eussent de commun consentement eleu pour Capitaine general de toute la Grace, tant par mer comme par terre, et depuis Alexandre son fils apres la destruction de la ville de Thebes, <p 228r>les Laced@emoniens seuls, encore qu'ils eussent leur ville toute ouverte, sans aucunes murailles, et qu'ils fussent en bien petit nombre, pour les continuelles guerres qu'ils avoient euës, et qu'ils fussent beaucoup plus foiles, et par consequent plus aisez à prendre et à desfaire, qu'ils n'avoient appris d'estre: neantmoins pour avoir retenu encore quelques petites reliques du gouvernement estably par Lycurgus, ils ne voulurent jamais se soubmettre à aller à la guerre soubs ces deux grands Roys-là, ny aux autres Roys de Macedoine qui vindrent apres, ny ne se voulurent trouver és communes assemblees avec eux, ny ne contribuerent aucun argent, jusques à ce qu'aiants de tout poinct mis à nonchaloir les loix de Lycurgus, ils furent reduits en tyrannie par leurs propres citoyens, quand ils ne reteindrent du tout plus rien de leur ancienne institution et discipline, et qu'estans devenus tous semblables aux autres peuples, ils perdirent entierement toute leur ancienne reputation et gloire, et leur franchise de parler: et furent finablement redigez en servitude, comme ils sont encore de present subjects aux Romains, aussi bien comme tous les autres peuples et villes de la Grece. LES DICTS ET RESPONSES NOTABLES DES DAMES LACEDAEMONIENES.
  ARGILEONIDE la mere de Brasidas, son fils aiant esté tué, quelques Ambassadeurs de la ville d'Amphipolis vindrent à Sparte, qui la visiterent: ausquels elle demanda, si son fils estoit mort en homme de bien, et digne de Sparte: et comme ils le louassent extrémement, et luy dissent, que c'estoit en faict d'armes le plus grand homme qui eust oncques esté en Laced@emone, elle leur respondit: «Estrangers mes amis, mon fils estoit bien voirement homme de bien et d'honneur, mais Laced@emone en a plusieurs autres, qui sont encore plus vaillans que luy.»
  GORGO la fille du Roy Cleomenes, comme Aristagoras Milesien fust venu à Sparte pour solliciter Cleomenes d'entreprendre la guerre contre le Roy de Perse, pour affranchir les Ioniens, et pour ce faire luy promeist grosse somme d'argent: et d'autant que plus il y contredisoit, d'autant plus qu'il luy augmentast la quantité de deniers qu' il luy promettoit: «Mon pere, dit-elle, cest estranger icy te corrompra, si tu ne le jettes promptement dehors de nostre maison.» Et comme son pere luy eust un jour commandé de bailler du bled à quelqu'un pour son salaire, y adjoustant, «C'est luy qui m'a enseigné à faire de bon vin: Comment, mon pere, on en beura du vin d'vantage, et ceux qui en beuront, en deviendront plus delicats et moins vertueux.» Et voyant comme un des serviteurs d'Aristagoras luy chaussoit ses souliers: «Pere, dit-elle, cest estranger icy n'a point de mains.» Et comme un autre estranger marchant mollement et delicatement se fust approché d'elle, elle le repoulsa rudement, en luy disant: «Te retireras-tu arriere d'icy homme lasche, qui ne vaux pas une femme?»
  GIRTIAS comme son nepveu Acrotatus eust esté rapporté à la maison, d'une querelle qu'il avoit euë contre d'autres jeunes garsons ses compagnons, fort blessé en plusieurs lieux, de maniere que lon pensoit qu'il fust mort, et ses domestiques et familiers en pleurassent et menassent grand deuil: «Ne vous tairez vous pas, dit-elle, car il a monstré de quel sang il estoit. Il ne faut pas à hauts cris plorer les vaillants hommes, mais les medeciner et penser, pour essayer de les sauver.» Et quand la nouvelle fut venue certaine de Candie, où il estoit allé à la guerre, qu'il y avoit esté tué: «Ne falloit-il pas, dit-elle, puis qu'il alloit contre les ennemis, qu'il y mourust, ou qu'il les feist mourir eux? J'ay plus cher d'ouïr dire qu'il soit mort digne de moy, de son païs et de ses predecesseurs, que s'il eust vescu autant que l'homme sçauroit, estant lasche de coeur.»
<p 228v>   DEMETRIA entendant que son fils couard et indigne d'elle estoit retourné de la guerre, elle mesme le tua: dont on en feit cest Epigramme,
  Demetria tua Demetrien,
  Son propre fils, Laced@emonien,
  Quand elle sçeut que son ame surprise
  Avoit esté de lasche couardise.
Une autre aiant entendu que son fils avoit abandonné son rang, le tua, comme estant indigne de son païs, en disant, «Ce n'est point ma geniture:» sur laquelle on composa cest Epigramme,
  Va meschant germe aux enfers tenebreux,
  Va, qu'en despit de ton forfaict paoureux
  Evrotas mesme aux cerfs couards ne laisse
  Boire son eau. Meurs canaille traistresse,
  Entierement inutile à tout bien,
  De Sparte indigne, oncques tu ne fus mien.
Une autre aiant entendu que son fils s'estoit sauvé et enfuy des mains des ennemis, luy escrivit: «Il court un mauvais bruit de toy, efface le, ou ne sois point.» Une autre de qui les enfans s'en estoient fuis de la battaille, arrivez qu'ils furent vers elle, leur dit: «Où allez vous meschants fuyards esclaves? voulez vous rentrer icy dont vous estes sortis?» en reboursant sa robbe par devant, et leur monstrant son ventre. Une autre voyant son fils revenant du camp, luy demanda, «Et bien, comment se porte la Chose publique?» Il luy respondit, «Tous nos gens sont morts.» Et elle prenant un pot de terre luy jetta sur la teste, en luy disant: «T'ont-ils doncques envoyé pour nous en porter des nouvelles?» Un frere racontoit à sa mere la genereuse mort d'un sien autre frere: sa mere luy respondit, «Et n'as-tu point de honte de ne l'avoir accompaigné à un si beau voyage?» Une autre mere avoit envoyé ses enfans, qui estoient cinq, au camp, et attendoit aux faulx-bourgs de la ville, quelle issue prendroit la battaille. Au premier qui en retourna, elle demanda des nouvelles, et il luy respondit, que ses enfans y avoient esté tuez tous cing. «Ce n'est pas cela que je te demande, meschant esclave que tu es, dit-elle: mais comment se portent les affaires de la Chose publique?» «La victoire est notre, respondit- il:» «Je suis doncques, dit-elle, maintenant contente de la perte de mes enfans.» Une autre, ainsi comme elle ensevelissoit son fils, survint une pauvre vieillotte qui se prist à luy dire: «O femme, quelle fortune!» «Bonne par les Dieux jumeaux, respondit-elle: car le but, auquel je l'avois enfanté m'est advenu, à fin qu'il mourust pour Sparte.» Une Dame du païs d'Ionie se glorifioit d'un sien ouvrage de tapisserie qu'elle avoit faict au mestier fort sumptueux: mais une Laconiene luy monstrant quattre siens enfans fort honnestes et bien moriginez, «Tels, dit-elle, doivent estre les ouvrages d'une Dame de bien et d'honneur et voyla dequoy elle se doit vanter et glorifier.» Une autre mere aiant eu nouvelles que son fils se gouvernoit mal en païs estranger où il estoit, luy escrivit, «Il court un mauvais bruit de toy pardeça, efface le, ou te meurs.» Estans quelques ambassadeurs de Chio venus à Sparte, qui accusoient et donnoient de grandes charges à P@edaretus, sa mere Teleutia en aiant senty le vent les envoya querir: et aiant entendu d'eux les charges dont ils l'accusoient, apres qu'elle eut jugé en elle mesme qu'il avoit tort, elle luy rescrivit, «Teleutia mere, à P@edaretus son fils: Ou fais mieux, ou demeure là, n'esperant pas te sauver pardeçà.» Une autre semblablement escrivit à son fils que lon accusoit de quelque crime: «Mon fils, delivre toy ou de ceste charge, ou de la vie.» Une autre accompagnant son fils boitteux qui s'en alloit à la battaille, luy disoit: «Mon fils, à chasque pas souvienne toy de bien faire.» Une autre de qui le fils estoit retourné de la battaille blessé au pied, et se plaignoit fort de la grande douleur qu'il sentoit: «Mon fils, <p 229r>dit-elle, si tu te veux souvenir de la vertu, tu t'appaiseras, et ne sentiras plus de douleur.» Un Laced@emonien avoit tellement esté blessé en une battaille, qu'il ne se pouvoit pas bien soustenir sur ses jambes, et falloit qu'il cheminast à quatre pieds: et comme il eust honte de veoir les gens qui se rioient, sa mere luy dit: «Et combien est il plus raisonnable, mon fils, de te resjouïr pour le tesmoignage de ta prouësse, que d'avoir honte pour un rire insensé?» Une autre baillant à son fils son bouclier, en l'admonestant de faire son devoir: «Mon fils, dit-elle, ou rapporte ce bouclier, ou qu'on te rapporte dedans.» Une autre baillant aussi le bouclier à son fils, partant pour s'en aller à la guerre, luy dit: «Ton pere t'a tousjours conservé ce bouclier, advise de le conserver aussi, ou de mourir.» Une autre respondit à son fils qui se plaignoit d'avoir courte espee, «Approche toy d'un pas.» Une autre entendant que son fils estoit mort tres-vaillamment en la battaille: «Aussi estoit-il mon fils,» dit-elle. Au contraire, une autre entendant que son fils s'estoit sauvé de vistesse: «Aussi n'est-il pas à moy,» dit-elle. Une autre entendant que son fils estoit mort en battaille, au mesme lieu où lon l'avoit mis: «Ostez-le donc, dit-elle, de là, et mettez son frere en sa place.» Une autre estant en procession solennelle et publique avec un chappeau de fleurs sur sa teste, entendit que son fils avoit gaigné la battaille, mais qu'il estoit si griefvement blessé, qu'il estoit prest à rendre l'ame, sans oster son chappeau de fleurs de dessus sa teste, ains comme se glorifiant de ceste nouvelle: «O combien, dit-elle, mes amies, il est plus honorable mourir victorieux en battaille, que non pas survivre apres avoir emporté le pris en la feste des jeux Olympiques!» Un frere racontoit à sa soeur, comme son fils estoit mort vaillamment à la guerre: et elle luy respondit, «Autant comme j'ay de plaisir de luy, tout autant j'y de desplaisir de toy, mon frere, que tu ne l'as accompagné en un si vertueux voyage.» Quelqu'un envoyoit solliciter une Laced@emoniene, si elle voudroit s'entendre avec luy: elle feit response, «Quand j'estois fille, j'apprenois à obeïr à mon pere, et l'ay tousjours faict: et depuis que j'ay esté femme, à mon mary: si donc ce que celuy-là me demande est honneste et juste, qu'il le declare premierement à mon mary.» Une fille pauvre estant enquise quel douaire elle apporteroit à celuy qui l'espouseroit: «La pudicité, respondit-elle, de mon païs.» Une autre estant interroguee si elle estoit allee au mary:» Non, dit- elle, mais le mary à moy.» Une autre aiant esté occultement dépucellee, et fait avorter son fruict, porta si patiemment les douleurs de son avortement, sans jetter un seul cry, que jamais son pere ny ceux qui estoient autour d'elle, ne s'apperceurent aucunement qu'elle eust avorté: car le deshonneur combattant avec l'honnesteté vainquit la vehemence des douleurs. Une Laced@emoniene que lon vendoit, interroguee qu'elle sçavoit faire, respondit, «Estre fidele.» Une autre aiant esté prise prisonniere, et semblablement estant interroguee, qu'elle sçavoit faire, respondit, «Bien garder la maison.» Une autre estant enquise par quelqu'un, si elle seroit bonne s'il l'achettoit: «Ouy, respondit-elle, encore que tu ne m'achettes pas.» Une autre que lon vendoit à l'encan, respondit au crieur qui luy demandoit ce qu'elle sçavoit faire, «Estre libre:» Et comme celuy qui l'avoit achettee luy commandast quelque service indigne de personne libre: «Tu te repentiras, dit-elle, de t'avoir envié un si noble acquest:» et se feit elle mesme mourir.

<p 229v>Les vertueux faicts des femmes.
JE N'AY pas mesme opinion que Thucydides, Dame Clea, touchant la vertu des femmes: pour ce que luy estime, que celle-là soit la plus vertueuse, et la meilleure, de qui on parle le moins, autant en bien qu'en mal, pensant que le nom de la femme d'honneur doive estre tenu renfermé comme le corps, et ne sortir jamais dehors. Et me semble que Gorgias estoit plus raisonnable, qui vouloit que la renommee, non pas le visage, de la femme, fust cogneuë de plusieurs: et m'est advis, que la loy ou coustume des Romains estoit tres-bonne, qui portoit, que les femmes, aussi bien que les hommes, apres leur mort fussent publiquement honorees à leurs funerailles des louanges qu'elles auroient meritees. Et pourtant incontinent apres le trespas de la tres-vertueuse Dame Leontide, je discouru dés lors assez longuement sur ceste matiere avec toy, lequel discours ne fut point à mon advis sans quelque consolation fondee en raison philosophique: et maintenant suyvant ce que tu me requis alors, je t'envoye le reste du propos, pour monstrer que c'est une mesme vertu celle de l'homme, et celle de la femme, par le preuve de plusieurs exemples tirez des anciennes histoires, qui n'ont pas esté par moy recueillis en intention de donner plaisir à l'ouye: mais si la nature de l'exemple est telle, que tousjours à la force de persuader est conjoincte aussi la vertu de delecter, mon propos ne rejettera point la grace du plaisir qui seconde et favorise l'efficace de la preuve, ny n'aura point de honte de conjoindre les Graces avec les Muses, qui est la plus belle assemblee du monde, comme dit Euripides, induisant l'ame à croire facilement les belles raisons par la delectation qu'elle y prend. Car si pour prouver que c'est un mesme art de peindre les femmes que les hommes, je produisois de telles peintures de femmes, comme Apelles, ou Zeuxis, ou Nicomachus en ont laissees, y auroit-il homme qui m'en sçeust avec raison reprendre, en me mettant sus que j'aurois plustost visé à resjouïr et delecter les yeux, que non pas à prouver mon intention? Je croy à mon advis, que non. Et quoy, si d'ailleurs pour monstrer que la science poëtique de representer en vers toutes choses, n'est point differente és femmes d'avec celle qui est aux hommes, ains toute une mesme, je venois à conferer les vers de Sappho avec ceux d'Anacreon, ou les oracles des Sibylles avec les responses de Bacchis, y auroit-il homme qui peust justement blasmer celle demonstration, pource qu'elle attireroit l'auditeur à la croire avec plaisir et delectation? Jamais homme ne le diroit. Et neantmoins il n'y a moyen de cognoistre mieulx d'ailleurs la similitude ou difference de la vertu de la femme et de l'homme, qu'en conferant les vies aux vies, et les faicts aux faicts, comme en mettant l'un devant l'autre les ouvrages de quelque grande science, et considerant si la magnificence de la Royne Semiramis a un mesme air et mesme forme, que celle du Roy Sesostris: et la prudence de Tanaquil, que celle du Roy Servius: ou la magnanimité de Porcia que celle de Brutus, ou celle de Timoclea que celle de Pelopidas, en ce qui est principalement commun entre eux, et en quoy gist leur principale valeur: pource que les vertus prennent quelques autres differences, comme couleurs propres et particulieres, selon la diversité des natures, et se conforment aucunement aux m@eurs et conditions des subjects en qui elles sont, et aux temperatures des corps, aux aliments mesmes, et aux façons de vivre: car Achilles estoit vaillant d'une sorte, et Ajax d'une autre: et la prudence d'Ulysses n'estoit pas semblable à celle de Nestor, ny n'estoit pas Caton juste de mesme qu'Agesilaus, ny Irene n'aimoit pas son mary de la mesme façon que faisoit Alcestis, ny Cornelia n'estoit magnanime comme l'estoit Olympiade: mais pour cela nous ne dirons pas qu'il y ait plusieurs diverses vertus de vaillance, <p 230r>ne plusieurs prudences, ne plusieurs justices, pour les dissimilitudes de la façon de faire particuliere qui est à un chascun, lesquelles ne forcent point d'advouër que la vertu soit diverse. Or quant aux exemples qui sont plus vulgaires et plus communs, et dont je presume que tu aies toute intelligence et cognoissance, pour les avoir leus és livres des anciens, je les passeray pour le present, si ce ne sont d'adventure quelques faicts bien dignes de memoire qu'aient ignoré ceux qui paravant nous ont escrit les communes chroniques et vulgaires histoires. Mais pource que les femmes par le passé, tant en commun qu'en particulier, ont fait plusieurs actes dignes d'estre rememorez et couchez par escript, il ne sera pas mauvais d'en mettre devant les autres quelques uns de ceux qu'elles ont faicts en communauté. DES DAMES TROYENNES.
  LA plus part de ceux qui eschapperent de la prise et destruction de Troye la grande coururent fortune, et furent jettez par la tourmente, avec ce qu'ils n'entendoient pas l'art de naviguer, ny ne cognoissoient pas la mer, en la coste de l'Italie: et s'estans garrez és abris, bayes et ports au dedans de la terre, à l'endroit où la riviere du Tybre se desgorge en la mer, les hommes descendirent en terre, et allerent errans çà et là par le païs pour trouver langue, et ce-pendant leurs femmes adviserent entre elles, que quand bien ils seroient les mieux fortunez et plus heureuses gents du monde, encore seroit-il meilleur de s'arrester en quelque lieu, que d'aller tousjours ainsi vagans et errans par la mer, et faire là leur païs, puis qu'ils ne pouvoient recouvrer celuy qu'ils avoient perdu. A quoy s'estans toutes accordees, elles bruslerent leurs vaisseaux, aiant commancé l'une d'entre elles qui s'appelloit Rome: et l'aiants executé, elles s'en allerent au devant de leurs marits, qui accouroient vers la mer pour cuider secourir leurs vaisseaux, et craignans la fureur de leur courroux, les ambrasserent et baiserent affectueusement, les unes leurs marits, les autres leurs parents, et par ceste caresse les appaiserent. De là commancea la coustume qui dure encore parmy les Romains, que les femmes saluënt ainsi leurs parents, en les baisant en la bouche. Car les Troyens recognoissans la necessité qu'ils estoient contraincts d'ainsi le faire, et quant et quant trouvans les habitans du païs qui les recevoient humainement et amiablement, approuverent ce que leurs femmes avoient faict, et s'habituerent en cest endroit-là de l'Italie parmy les Latins.
DES DAMES DE LA PHOCIDE.
  LE faict des Dames de la Phocide, duquel nous voulons faire mention, n'a point eu d'historien illustre qui l'ait redigé par escript: mais toutefois si ne cede-il en vertu à nul acte qui ait oncques esté fait par femmes, et si est tesmoigné par grands sacrifices que ceux de la Phocide celebrent encore jusques aujourd'huy aupres de la ville de Hyampolis, et par des anciens decrets du païs. Or en est l'histoire entiere descrite de poinct en poinct en la vie de Daïphantus: mais quant à ce qui en appartient aux femmes, le faict est tel. Il y avoit une guerre irreconciliable et mortelle entre ceux de la Thessalie et ceux de la Phocide, pour ce que ceux de la Phocide à un jour nommé tuerent tous les magistrats et officiers des Thessaliens qui exerceoient tyrannie en leurs villes, et ceux de la Thessalie briserent avec des meules deux cents cinquante ostagers de la Phocide qu'ils avoient entre leurs mains: et puis avec toute leur puissance entrerent en armes dedans leur païs par celuy des Locriens, aians premierement conclu et arresté en leur conseil, qu'ils ne pardonneroient à homme quelconque qui fust en aage de porter armes, et qu'ils feroient les femmes et les enfans esclaves. <p 230v>Parquoy Daïphantus le fils de Batthyllius, l'un des trois qui avoient l'authorité souveraine au gouvernement de la Phocide, leur persuada, que tous ceux qui seroient en aage de porter armes, allassent au devant des Thessaliens pour les combattre: et au demourant quant à leurs femmes et à leurs enfans, qu'ils les assemblassent tous en un certain lieu de la Phocide, et environnassent le pourpris du lieu de grande quantité de bois, et y meissent des gardes pour les garder, ausquels ils donnassent en mandement, que s'ils entendoient dire qu'ils eussent esté desfaicts, ils meissent le feu dedans le bois, et feissent brusler tous ces corps-là: ce que tous les autres aiants approuvé, il y en eut un que se levant dit, qu'il estoit juste et raisonnable d'avoir aussi le consentement des femmes là-dessus, où elles resolurent de suivre l'advis de Daïphantus, avec si grande allegresse, qu'elles en couronnerent Daïphantus d'un chappeau de fleurs, comme aiant donné un tresbon conseil à la Phocide: et dit on que les enfans mesmes en aiants tenu conseil entre eulx à part, conclurent de mesmes. Ainsi ceux de la Phocide aiants donné la battaille aux Thessaliens pres du village de Cleones, és marches de Hyampolis, les desfeirent. Ceste resolution de ceux de la Phocide fut depuis appellee par les Grecs, le Desespoir: en memoire de laquelle victoire tous les peuples de la Phocide jusques aujourd'huy celebrent, en ce lieu-là, la plus grande et plus solennelle feste qu'ils aient, en l'honneur de Diane, et l'appellent Elaphebolia.
DES DAMES DE CHIO.
  CEUX de Chio fonderent jadis la ville de Leuconie par une telle occasion. Un jeune gentilhomme des meilleures maisons de Chio s'estoit marié: et comme on luy menoit sa femme en sa maison sur un chariot, le roy Hippoclus, qui estoit amy et familier du marié, et avoit assisté aux espousailles commes les autres, où lon avoit bien beu, bien ry, et fait bonne chere, sault sur le chariot, où estoit la mariee, non pour y faire aucune violence ne villanie, mais seulement pour se jouër, comme la coustume estoit en telle feste: toutefois les amis du marié ne le prenans pas ainsi, le tuerent sur la place: à raison duquel homicide, s'estans monstrez à ceux de Chio plusieurs signes manifestes de l'ire et courroux des Dieux, et aiant l'oracle d'Apollo respondu, que pour l'appaiser il falloit qu'ils tuassent ceux qui avoient occis Hippoclus: Ils respondirent que c'estoient tous ceux de la ville qui l'avoient tué. Dieu leur commanda qu'ils eussent doncques tous à sortir de la ville de Chio, si tous estoient participans de ce meurtre. Ainsi meirent-ils hors de leur ville ceux qui estoient autheurs ou aucunement participans de ce crime, qui n'estoient pas en petit nombre, ny gents de petite qualité, et les envoyerent habiter en la ville de Leuconie, qu'ils avoient paravant ostee et conquise sur les Coroniens, à l'aide des Erythreiens: mais depuis, guerre s'estant esmeuë entre eulx et les Erythreiens, qui estoient pour lors le plus puissant peuple de tout le païs d'Ionie, et les estans les Erythreiens venuz assaillir avec armee, ne pouvans resister, ils feirent composition, par laquelle il leur estoit permis de sortir avec une robbe, et un saye tant seulement, et non autre chose. Les femmes entendu cest appointement leur dirent injure, s'ils avoient le coeur si lasche que de quitter leurs armes, et de s'en aller passer tous nuds à travers leurs ennemis: et comme leurs marits alleguassent qu'ils avoient juré, elles leur conseillerent, comment que ce fust, n'abandonner point leurs armes, et de leur dire, que la javeline estoit la robbe, et le bouclier le saye à tout homme de coeur. Ceux de Chio les creurent, et parlerent audacieusement aux Erythreiens, en leur monstrant leurs <p 231r>armes, si bien qu'ils les effroyerent de leur audace, et n'y eut personne d'eux qui s'en approchast pour cuider les empescher, ains furent tous contents qu'ils s'en allassent, en leur quittant la place. Voyla comment ceux-là aiants appris de leurs femmes la hardiesse de s'asseurer, sauverent leur honneur et leur vie. Bien long temps depuis les femmes de la mesme ville de Chio feirent un autre acte qui ne cede de rien en verta à celuy-là, lors que Philippus le fils de Demetrius tenant leur ville assiegee feit proclamer un mandement par ses heraults, et un cry merveilleusement superbe et barbare, Que les esclaves de la ville se rebellassent contre leurs maistres, et se veinssent rendre à luy, et qu'il leur donneroit liberté, et si leur feroit espouser à chascun leurs maistresses, femmes de leurs maistres. Les femmes en conceurent un si grand courroux, et si grande indignation en leurs coeurs (avec les esclaves, qui eulx mesmes en furent irritez comme elles, et leur assisterent) qu'elles prirent la hardiesse de monter sur les murailles de la ville, et d'y porter des pierres et des traicts, en priant leurs hommes qui combattoient, d'avoir bon courage, et les admonestant de ne se lasser point de faire bien leur devoir: si bien qu'en faisant de faict et de parole ce que elles pouvoient pour repoulser l'ennemy, à la fin elles contraignirent Philippus de se lever de devant la ville sans rien faire, et n'y eut pas un esclave tout seul qui se rendist onques à luy.
DES ARGIENNES.
  LE combat des Dames Argiennes alencontre du Roy de Laced@emone Cleomenes, pour la defense de leur ville d'Argos, qu'elles entreprirent soubs la conduite et par l'enhortement de Telesilla poëtisse, n'est pas moins glorieux que autre exploict quelconque que jamais les femmes aient fait en commun. Ceste Dame Telesilla, à ce que lon treuve par escrit, estoit bien de maison noble et illustre, mais au demourant fort maladive de sa personne: à l'occasion dequoy elle envoya devers l'oracle pour sçavoir comment elle pourroit recouvrer sa santé: et luy aiant esté respondu qu'elle servist et honorast les Muses, elle obeissant à la revelation des Dieux, et se mettant à apprendre la poësie et l'harmonie du chant, fut en peu de temps delivree de sa maladie, et devint tres-renommee et estimee entre les femmes, pour ceste partie de poësie. Depuis estant advenu que le Roy des Spartiates Cleomenes aiant tué en une battaille grand nombre des Argiens, mais non pas toutefois comme quelques uns fabuleusement on escrit precisément, sept mille, sept cents, septante et sept, s'en alla droit à la ville d'Argos, esperant la surprendre vuide d'habitants, il prit une soudaine emotion de courage et de hardiesse inspiree divinement aux femmes qui estoient en aage, de faire tout leur effort pour engarder les ennemis d'entrer dedans la ville: et de faict soubs la conduitte de Telesilla, elles prirent les armes, et se mettans aux creneaux des murailles, les ceignirent et environnerent tout à l'entour, dont les ennemis demourerent fort esbahis. Si repoulserent le Roy Cleomenes avec perte et meurtre de bon nombre de ses gents, et chasserent l'autre Roy de Laced@emone Demaratus hors de leur ville, qui estoit desja entré bien avant dedans: et en avoit occupé le quartier qui s'appelle Pamphyliaque. Ainsi la ville aiant esté sauvee par leur prouësse, il fut ordonné, que celles qui estoients mortes au combat, seroient honorablement inhumees sur le grand chemin que lon nomme la voye Argienne: et à celles qui estoient demourees, pour un perpetuel monument de leur vaillance, on permit qu'elles consecrassent et dediassent une statue à Mars. Ce combat fut, ainsi comme les uns escrivent, le septieme jour: ou, comme les autres, le premier du mois que lon nommoit anciennement Tetartus en Argos, et maintenant s'y appelle Herm@eus, auquel les Argiens solennisent encore aujourd'huy une feste <p 231v>solennelle qu'ils appellent Hybristica, comme qui diroit l'infamie, où la coustume est, que les femmes vestent des sayes et manteaux à usage d'homme, et les hommes des cottes et des voiles à usage de femmes: et pour remplir le defaut d'hommes en leur ville, au lieu de ceux qui estoient morts és guerres, ils ne feirent pas ce que dit Herodote, qu'ils marierent leurs esclaves avec leurs vefves, mais ils adviserent de donner droict de bourgeoisie de leur ville, aux plus gents de bien de leurs voisins, et leur feirent espouser les vefves: et toutefois encore semble-il qu'elles les eurent en quelque mespris: car elles feirent une loy, que les nouvelles mariees auroient des barbes feintes au menton, quand elles coucheroient avec leurs marits.
DES PERSIENNES.
  CYRUS aiant fait rebeller les Perses contres les Medes et leur Roy Astyages, il advint qu'il fut rompu en une battaille avec ses Perses, lesquels fuyants à val de route vers leur ville, et estans les ennemis bien pres d'y entrer pesle mesle quant et eulx, les femmes sortirent dehors au devant d'eux, et reboursants leurs robbes du bas en hault par le devant, leur crierent: Où fuyez vous les plus lasches hommes qui soient au monde? car pour fuir vous ne pouvez pas rentrer icy d'où vous estes sortis. Les Perses aiants honte de veoir ceste façon de faire de leurs meres, et d'ouir leurs voix aussi, en se tansant et blasmant eulx-mesmes, tournerent visage, et retournans de rechef au combat, meirent en fuitte leurs ennemis. Depuis ce temps-là fut establie la loy, que toutes et quantes fois que le Roy, retournant d'aucun voyage loingtain, entreroit dedans la ville, chasque femme auroit de luy un escu, de l'ordonnance du Roy Cyrus. Mais on dit que l'un de ses successeurs Roy, nommé Ochus, qui ne valoit rien au demourant, ains estoit plus avaricieux que ne fut oncques Roy, tournoit tousjours au long de la ville, et ne passoit jamais par dedans, ains frustroit tousjours les Dames du present qu'elles devoient avoir: là où au contraire, Alexandre y entra par deux fois, et si donna le double aux femmes grosses.
DES GAULOISES.
  AVANT que les Gaulois passassent les montaignes des Alpes, et qu'ils eussent occupé celle partie de l'Italie où ils habitent maintenant, une grande et violente sedition s'esmeut entre eulx, qui passa jusques à une guerre civile: mais leurs femmes ainsi que les deux armees furent prestes à s'entrechocquer, se jetterent au milieu des armes, et prenans leurs differents en main, les accorderent, et jugerent avec si grande @equité, et si au contentement de toutes les deux parties, qu'il s'en engendra une amitié et bien-veuillance tresgrande reciproquement entre eulx tous, non seulement de ville à ville, mais aussi de maison à maison: tellement que depuis ce temps-là ils ont tousjours continué de consulter des affaires tant de la guerre que de la paix, avec leurs femmes, et de pacifier les querelles et differents, qu'ils avoient avec leurs voisins et leurs alliez, par le moyen d'elles. Et pourtant en la composition qu'ils feirent avec Hannibal, quand il passa par les Gaules, entre autres articles, ils y meirent, que s'il advenoit que les Gaulois pretendissent que les Carthaginois leur teinssent quelque tort, les Capitaines et gouverneurs Carthaginois qui estoient en Espagne en seroient les juges: et si au contraire les Carthaginois vouloient dire que les Gaulois leur eussent faict quelque tort, les femmes des Gaulois en jugeroient.
DES MELIENES.
  LES Meliens se deliberants d'aller cercher une terre à habiter plus fructueuse et <p 232r>plus fertile que la leur, eleurent pour conducteur et Capitaine de la troupe qu'ils envoyoient dehors, un jeune homme de beauté excellente, lequel avoit nom Nymphaeus, et aiants premierement envoyé à l'oracle, Dieu leur respondit qu'ils la cerchassent par mer, et que ils s'arrestassent et s'habituassent au lieu où ils auroient perdu leurs porteurs. Or advint-il que eulx estans abordez en la coste de la Carie, et descendus en terre, leurs vaisseaux y perirent par la tourmente: et lors les habitans de la ville de Cryassa en la Carie, soit qu'ils eussent pitié de leur necessité, ou qu'ils redoubtassent leur hardiesse, les convierent à demourer avec eulx, et leur departirent une quantité de terres: mais depuis voyants qu'en peu de temps ils avoient pris un grand accroissement, ils leur dresserent embusches pour les tuer, en un grand festin et souper, qu'ils leur preparerent. Or y avoit-il une jeune fille Cariene nommee Caphéne, qui estoit secrettement amoureuse de Nymphaeus, et ne pouvant supporter que lon feist ainsi proditoirement mourir son amy, elle luy descouvrit la deliberation, et l'entreprise de ceulx du païs. Quand doncques les Cryassiens les vindrent querir pour aller au festin, Nymph@eus feit response, que la coustume des Grecs n'estoit point d'aller souper en festins, qu'ils n'y menassent leurs femmes quant et eulx: quoy entendu, les Cariens leur dirent, qu'il amenassent doncques leurs femmes en bonne heure. Ainsi aiant donné à entendre à ses gents, ce que les Cariens leur vouloient faire, il leur dit qu'ils veinssent quant à eulx sans armes en leurs robbes simples, mais que chascune de leurs femmes apportast dedans les plis de sa robbe une espee, et qu'elle s'asseist aupres de son mary. Quand ce fut au milieu du souper que lon donna le signal aux Cariens pour mettre la main à la besongne, les Grecs incontinent cogneurent bien que c'estoit le poinct de l'occasion, qu'il falloit mener les mains: les femmes toutes à un coup ouvrirent leurs girons, et leurs marits se saisissans de leurs espees, coururent sus aux Barbares, et les massacrerent tous en la place, sans en excepter un: ainsi aiants conquis le païs et razé leur ville, ils en bastirent une autre qu'ils appellerent la nouvelle Cryasse. Et Caphéne estant mariee avec Nymph@eus, receut l'honneur et la grace qu'elle meritoit, pour le grand bien qu'elle leur avoit faict. Si me semble que ce qui est plus à louër et estimer en ce faict, c'est le silence et l'asseurance de ces Dames, et que jamais entant qu'elles estoient, il n'y en eut une seule à qui le coeur faillist en ceste entreprise, ne qui contre sa volonté y feist aucun mauvais office.
DES THOSCANES.
  IL y eut jadis quelques Thyrreniens et Thoscans qui occuperent les Isles de Lemnos et d'Imbros, et ravirent quelques femmes des Atheniens du bourg de Lauria, desquelles ils eurent des enfants: mais les Atheniens depuis les chasserent desdittes Isles, comme estans mestifs et demy-Barbares: et eux estans par fortune arrivez au promontoire de T@enarus, feirent service bien à poinct aux Spartiates en la guerre qu'ils avoient contre leurs Ilotes: et pour ceste cause aiants obtenu droict de bourgeoisie à Sparte, et des femmes en mariage, sans toutefois estre admis aux offices ny magistrats et sans pouvoir estre du conseil, ils vindrent à estre souspeçonnez de vouloir remuer quelque nouvelleté, et de s'assembler et conspirer ensemble, pour changer le gouvernement. Parquoy ceux de Sparte les aiants saisis au corps, les meirent en prison, et les teindrent en bien estroitte garde, pour veoir s'ils les pourroient convaincre par preuves certaines et indubitables: ce-pendant les femmes de ces prisonniers vindrent en la prison, et feirent tant par prieres et obsecrations envers les gardes, qu'ils les laisserent entrer seulement pour veoir et saluër leurs marits. Quand elles furent entrees, elle leur conseillerent qu'ils despouillassent vistement leurs habillements, et <p 232v>vestissent ceux d'elles, et qu'ils s'en allassent ainsi se bouschans et affublans le visage: ce qui fut faict, et demourerent elles enfermees en la prison, se preparans à soustenir tous les maux que lon leur pourroit faire: et les gardes laisserent sortir leurs marits, pensans que ce fussent les femmes. Eux estans ainsi sortis allerent incontinent occuper le mont de Taugeta, et susciter les Ilots à prendre les armes et se rebeller: ce que craignans ceux de Sparte, leur envoyerent un herault, par lequel ils appointerent avec eux, que lon leur rendroit leurs femmes, argent, et tous leurs biens, et leur fourniroit-on de navires, esquelles ils s'en iroient par mer cercher leur adventure, et quand ils auroient trouvé païs et ville à se loger, ils seroient nommez et reputez parents des Laced@emoniens, et colonie extraitte et descendue d'eux. L'accord ainsi passé, ils prirent pour leurs Capitaines Pollis, Adelphus et Crataïdas Laced@emoniens, et y en eut une partie d'eux qui s'arresterent en l'Isle de Melo: mais la plus grande troupe, soubs la conduitte de Pollis s'en alla en Candie, attendant si les signes qui leur avoient esté predicts par les oracles, leur adviendroient point: car il leur avoit esté respondu, que quand ils auroient perdu leur ancre et leur Deesse, que là ils meissent fin à leur voyage, et qu'ils bastissent une ville. Estans doncques venus surgir en la peninsule de la Cherronese, là où il se meit la nuict parmy eux une frayeur, sans occasion quelconque apparente, que lon appelle terreur panique, dequoy estans effrayez et troublez, ils se jetterent en tumulte sans ordre dedans leurs vaisseaux, delaissans à terre l'image de Diane qu'ils avoient euë de pere en fils, aiant esté apportee par leurs predecessuers de Brauron en l'Isle de Lemnos, et de là par tout avec eux: apres que le tumulte de l'effroy fut passé, ainsi comme ils cingloient desja en pleine mer, ils s'apperceurent qu'ils avoient oublié leur image, et quant et quant Pollis se prit garde que la prinse de leur ancre estoit perdue, pource que quand on vint à la tirer à force, comme il advient, des lieux où estoit fichee parmy des rochers, elle se rompit et y demoura: si dit que les oracles qui leur avoient esté predicts, estoient accomplis, donna le signal à la flotte de retourner arriere, occupa la païs, et aiant en plusieurs rencontres rompu ceux qui se trouverent en armes devant luy, il se logea en la ville de Lyctus, et en prit plusieurs autres. Voyla d'où vient qu'encore aujourd'huy ils se disent parents des Atheniens du costé de leurs meres, et du costé de leurs peres estre colonie derivee des Laced@emoniens.
DES LYCIENES.
  CE que lon recite comme estant advenu en la Lycie, est bien un conte faict à plaisir, mais si est-il neantmoins tesmoigné par une constante renommee. Car Amisodarus, que les Lyciens appellent Isaras, ainsi que lon raconte, vint des marches de la ville de Zelee, qui est colonie des Lyciens, avec une grosse flotte de coursaires, dont estoit chef et Capitaine un pirate qui se nommoit Chimarrus, homme belliqueux, mais cruel et inhumain, qui avoit pour enseigne du vaisseau, sur lequel il estoit, à la prouë un lion, et sur la pouppe un dragon, il faisoit de grands maux en toute la coste de la Lycie, tellement qu'il n'estoit pas possible de naviguer la mer, ny habiter és villes maritimes, et voisines du rivage. Ce coursaire doncques aiant esté mis à mort par Bellerophon qui le poursuyvit fuyant avec son Pegasus*, tant qu'il l'attrapa, Les Poëtes feignent que c'estoit un cheval ailé, mais il est vray-semblable, que c'estoit un vaisseau fort leger. et oultre cela aiant encore chassé les Amazones de la Lycie, pour tout cela non seulement il n'eut aucune recompense digne de ses services du Roy de Lycie Iobates, mais qui pis est, encore luy faisoit-il beaucoup de torts: à l'occasion dequoy Bellerophon estant fort indigné, entra dedans la mer, là où il feit prieres à Neptune contre luy, qu'il luy rendist sa terre infructueuse et sterile, et sa priere faite se retira: là où il advint un estrange et horrible spectacle, c'est que la mer s'enfla, qui vint inonder tout le païs, <p 233r>le suyvant suspendue pas à pas par tout où il alloit, et couvrant apres luy toute la campagne. Et pource que les hommes, qui feirent tout ce qui leur fut possible de le prier, qu'il voulust arrester ceste inondation de la mer, ne le peurent oncques obtenir de luy, les femmes levans leurs cottes pardevant, luy allerent alencontre: ce qui de honte le feit retourner en arriere, et la mer se retira aussi quant et luy en son giste. Or quelques uns interpretans un peu plus gracieusement la fabulosité de ce conte, disent que ce ne fut pas par imprecations qu'il attira la marine, mais que la partie du païs de la Lycie, qui estoit la plus fertile, estant basse et plaine, il y avoit une levee tout le long de la coste qui la defendoit: Bellérophon la rompit, et ainsi la mer venant à entrer par grande impetuosité, et à noyer tout le plat païs, les hommes feirent tout ce qu'ils peurent par prieres envers luy pour le cuyder appaiser, et n'y gaignerent rien: mais les femmes l'environnans, à grandes troupes, de tous costez, le presserent tant, qu'il eut honte de les refuser, et en leur faveur oublia son mal-talent. Les autres disent que Chim@era estoit une haute montagne, droittement opposee au soleil du midy, qui faisoit de grandes refractions et reverberations des rayons du Soleil, et par consequence des inflammations ardentes, comme feu en la montagne, lesquelles venans à s'estendre et respandre parmy la campagne mesme, faisoient secher et fener tous les fruicts de la terre. Dequoy Bellerophon, homme de grand entendement, aiant compris la cause, feit fendre et couper en plusieurs endroicts la face du rocher qui estoit la plus unie et polie, et consequemment qui rebattoit plus les rayons du Soleil, et en envoyoit de plus grandes ardeurs en la campagne: et pour autant qu'il n'en fut pas recogneu par les habitans, comme il meritoit, par despit il se meit à vouloir prendre vengeance des Lyciens, mais les femmes feirent de sorte qu'elles appaiserent sa fureur. Mais au demourant, la cause qu'allegue Nymphis en son quatriéme livre d'Heraclee, n'est pas faict à plaisir: Car il dit, que ce Bellerophon, aiant tué un sanglier qui gastoit tous les fruicts de la terre, et les autres animaux dedans le païs des Xanthiens, il n'en eut aucune recompense: à l'occasion dequoy aiant faict de griefves imprecations contre ces ingrats Xanthiens à Neptune, il vint une certaine saumure par dessus leur terre, qui la gasta toute, et la feit devenir amere, jusques à ce que aiant esté gaigné par les prieres et supplications des femmes, il pria Neptune de vouloir remettre son courroux. Voyla pourquoy la coustume en est demouree au païs des Xanthiens, que les hommes en tous affaires se renomment du costé des meres, et non pas du costé des peres.
DES SALMATIDES.
  HANNIBAL fils de Barca, devant qu'il passast en Italie pour y faire la guerre aux Romains, combattit une grosse ville d'Espagne qui se nommoit Salmatique: les assiëgez du commancement eurent peur, et promeirent qu'ils feroient ce que Hannibal leur commanderoit, et luy payeroient trois cents talents en argent, et trois cents ostagers pour seureté de la capitulation: mais si tost que Hannibal eut levé son siege, ils se repentirent de l'appointement qu'ils avoient faict avec luy, et ne feirent rien de tout ce qu'ils avoient promis. Parquoy retournant de rechef mettre le siege devant la ville, pour donner plus grand courage à ses gents de l'assaillir, il leur dit qu'il leur abandonnoit le pillage: dequoy ceux de la ville se trouvans effroyez, se rendirent à discretion, et les Barbares leur permeirent de sortir de la ville avec chascun un robbe, ceux qui estoient de condition libre, en abandonnant leurs armes, leurs biens, leur argent, leurs esclaves, et leur ville. Leurs femmes se doubtans bien que les ennemis au sortir de la porte fouilleroient leurs marits, et qu'à elles ils ne toucheroient point, elles prirent des espees, et les cacherent dessoubs leurs robbes, et sortirent à <p 233v>tout quant et leurs marits. Quand ils furent tous sortis, Hannibal leur baillant une garnison de Massiliens pour les garder, les arresta au fauxbourg: et ce-pendant tout le reste de son armee se jetta à la foule dedans la ville, qui fut toute pillee, sans ordre quelconque: quoy voyants ces Massiliens perdoient patience, et ne se pouvoient contenir, ny entendre à bien garder leurs prisonniers, ains se courrouceoient, et finablement s'en alloient pour avoir aussi bien que les autres leur part du butin. Mais sur ces entrefaittes les femmes se prirent à crier, et donnerent à leurs hommes les espees qu'elles avoient apportees, et aucunes se ruerent elles mesmes dessus leurs gardes, tellement qu'il y en eut une qui osta à Banon le truchement, la picque qu'il tenoit, et luy en donna en l'estomach, mais il estoit armé d'un corps de cuirasse: et les marits en abbattans les uns et tournans les autres en fuite, se sauverent par ce moyen avec leurs femmes en troupe: quoy entendant Hannibal, alla soudainement apres, surprit ceux qui estoient demourez derriere, et ce-pendant les autres se sauverent aux prochaines montagnes sur l'heure: mais depuis envoyans demander pardon, Hannibal le leur donna gracieusement, et leur permeit de revenir demourer en leur ville.
DES MILESIENES.
  IL fut un temps que les filles des Milesiens entrerent en une estrange resverie et terrible humeur, sans que lon en veist aucune cause apparente, sinon que lon conjecturoit qu'il falloit que ce fust quelque empoisonnement d'air, qui leur causoit ce dévoyement et alienation d'entendement: car il leur prenoit à toutes une soudaine envie de mourir, et un furieux appetit de s'aller pendre, et y en eut plusieurs qui se pendirent et estranglerent secrettement, et n'y avoit ny remonstrances, ny larmes de pere et de mere, ny consolations d'amis, qui y servissent de rien: car pour se faire mourir elles trouvoient tousjours moyen d'affiner et tromper toutes les ruses et inventions de ceux qui faisoient le guet sur elles: de maniere que lon estimoit que ce fust quelque punition divine, à laquelle nulle provision humaine ne sçeut trouver remede, jusques à ce que par l'advis de l'un des citoyens homme sage, il se feit au conseil un edict, que s'il advenoit qu'il s'en pendist plus aucune, elle seroit portee toute nue à la veuë de tout le monde à travers la grande place. Cest edict fait et ratifié par le conseil, ne reprima pas seulement pour un peu, mais arresta du tout la fureur de ces filles qui avoient envie de mourir. Or est-ce un grand signe de bonne et vertueuse nature que la crainte d'infamie et de deshonneur, et veu qu'elles ne redoutoient ny la mort, ny la douleur, qui sont les deux plus horribles accidents que les hommes puissent souffrir, qu'elles ne peurent supporter une imagination de villanie, ny de honte et de deshonneur, qui ne leur devoit encore advenir sinon apres leur mort.
DES CIENES.
  LA coustume estoit des filles de Cio, qu'elles alloient ensemble és temples publiques, là où elles demouroient tout le long du jour, et leurs amoureux qui les poursuyvoient en mariage, les regardoient jouër et baller ensemble, et le soir elles alloient és maisons les unes des autres par ordre, là où elles servoient aux peres et meres, et aux freres, les unes des autres, jusques à leur laver les pieds. Or advenoit-il que bien souvent plusieurs des jeunes hommes aimoient une mesme fille: mais leur amour estoit si bon, si honneste, et si modeste, que si tost qu'elle estoit fiancee à l'un, les autres se deportoient de luy faire l'amour: mais en somme l'honnesteté de ces femmes se peut cognoistre à cela, que en l'espace de sept cents ans il n'est point de memoire que jamais il y ait eu femme mariee qui ait commis adultere, ne fille qui hors mariage ait esté depucellee.
<p 234r>DES PHOCIENES.
  LES tyrans de la Phocide aiants occupé la ville de Delphes, et pour occasion d'icelle occupation les Thebains leur faisant la guerre, il advint que les femmes dediees à Bacchus, que lon appelle les Thyades, qui vaut autant à dire comme, les forsenees, furent esprises de leur fureur, et courans vagabondes çà et là de nuict, ne se donnerent de garde qu'elles se trouverent en la ville d'Amphisse, là où estans lassees, et non encore retournees en leur bon sens, elles se coucherent de leur long au milieu de la place, et s'endormirent. Dequoy estans adverties les femmes des Amphisseïens, et craignans qu'elles ne fussent violees par les soudards des tyrans, dont il y avoit garnison en la ville, d'autant que la ville estoit alliee et confederee des Phociens, elles accoururent toutes en la place, et se mettans alentour d'elles sans mot dire, les laisserent dormir sans les esveiller: puis quand elles se furent d'elles mesmes esveillees, elles se meirent à les traitter chacune la siene, et à leur donner à manger: puis finablement aiants demandé congé de ce faire à leurs marits, les convoyerent à sauveté, jusques aux montaignes.
VALERIA ET CLOELIA.
  L'outrage faict à une Dame Romaine nommee Lucretia, ensemble la vertu d'icelle, furent cause de faire chasser de son estat Tarquinius Superbus septiéme Roy des Romains apres Romulus. Ceste Dame estant mariee à un grand personnage, et qui de parenté appartenoit à ceux du sang royal, fut violee et forcee par l'un des enfans de ce Roy Tarquin qui estoit logé chez elle: à l'occasion dequoy elle feit assembler tous ses parents et amis, et apres leur avoir declaré et faict entendre l'outrage que on luy avoit faict, elle se tua sur l'heure en leur presence. Et Tarquin pour ceste cause aiant esté chassé de son royaume, suscita plusieurs autres guerres aux Romains, pour penser recouvrer son estat, et finablement feit tant envers Porsena Roy de la Thoscane, qu'il luy persuada d'aller mettre le siege devant la ville de Rome avec grosse puissance: et leur estant oultre la guerre survenue encore la famine, dont ils se trouvoient fort pressez, entendans que Porsena estoit non seulement prince vaillant aux armes, mais aussi debonnaire et juste, ils le voulurent faire juge des differents qu'ils avoient alencontre de Tarquin. Mais Tarquin s'opiniastra au contraire disant, que s'il ne demouroit ferme et constant allié, aussi peu seroit-il puis apres juste juge. Porsena le laissant et se departant de son alliance, entendit à faire en sorte qu'il s'en retournast en bonne paix et amitié avec les Romains, en recouvrant d'eux toutes les terres qu'ils avoient occupees en la Thoscane, et les prisonniers qu'ils avoient pris en ceste guerre. Pour l'asseurance duquel appointement on luy bailla des ostages dix fils, et dix filles, entre lesquelles estoit Valeria fille du consul Publicola: et cela fait il rompit incontinent son camp, et tout appareil de guerre, quoy que tous les articles de la capitulations ne fussent pas encore accomplis. Ces filles estans en son camp, descendirent vers la riviere, comme pour s'y baigner et laver, un peu arriere du camp, et à la suscitation de l'une d'entre elles qui avoit nom Cloelia, apres avoir entortillé leurs habillements alentour de leurs testes, elles se jetterent à travers la riviere qui estoit impetueuse, et passerent à nage, et s'entr-aidans les unes aux autres avec grand travail et grande peine. Il y en a qui disent que ceste fille Cloelia aiant trouvé moyen de recouvrer un cheval monta dessus, et traversa la riviere tout doucement, monstrant le chemin aux autres, et leur donnant courage, et support à nager alentour d'elle: mais pour quelle raison ils le conjecturent ainsi, nous le dirons cy apres. Quand les Romains les veirent passees à sauveté, ils eurent bien leur vertu et leur hardiesse en admiration, <p 234v>mais ils ne furent pas contents de leur retour, ny ne voulurent pas souffrir qu'on leur peust reprocher, d'avoir tous ensemble moins de foy qu'un homme seul. Et pourtant commanderent aux filles de s'en retourner de là où elles estoient venues, et envoyerent quant-et- quant escorte pour les conduire: mais quand elles eurent repassé la riviere du Tybre, il s'en fallut bien peu qu'elles ne fussent prises par une embusche que Tarquin leur avoit dressee sur le chemin: mais la fille du Consul, Valeria, s'en fuit la premiere avec trois serviteurs dedans le camp de Porsena, et son fils Aruns courant soudainement au secours des autres, quand il en ouyt la nouvelle, les recourut des mains des ennemis. Quand elles furent toutes amenees devant le Roy, il leur demanda laquelle c'estoit qui avoit donné courage à ses compagnes de passer la riviere, et qui leur avoit la premiere donné ce conseil. Les autres craignans que le Roy n'en voulust faire souffrir quelque peine à Cloelia, n'en voulurent mot dire, mais elle mesme confessa que c'estoit elle. Et Porsena estimant beaucoup sa vertu, feit amener un des plus beaux chevaux de son escuyrie magnifiquement enharnaché, qu'il luy donna: et qui plus est, pour l'amour d'elle renvoya courtoisement et humainement toutes les autres. C'est la conjecture par laquelle aucuns jugent, que Cloelia traversa la riviere dessus un cheval: les autres disent que non, mais que le Roy s'estant esmerveillé de sa force et de sa hardiesse, comme estant plus grande que d'une femme, l'estima digne du present que lon a accoustumé de faire à un bon homme de guerre: tant y a, qu'en memoire de ce faict on en voit encore aujourd'huy une statue de pucelle estant à cheval, en la rue que lon appelle la Rue sacree, laquelle statue aucuns disent estre de Cloelia, les autres de Valeria.
MICCA ET MEGISTO.
  ARISTOTIMUS aiant usurpé la tyrannie et violente domination sur les Eliens, moyennant l'espaule et la faveur que luy faisoit le Roy Antigonus, abusoit inhumainement, et excessivement de son pouvoir: car oultre ce que de sa nature il estoit homme violent, encore estoit-il contrainct d'obeïr et complaire à des Barbares, gents ramassez de toutes pieces, qu'il avoit assemblez pour garder sa personne et son estat, et de leur laisser faire plusieurs insolences, et plusieurs cruautez alencontre de ses subjects: comme fut entre autres l'inconvenient qui arriva à Philodemus, lequel avoit une belle fille nommee Micca, de laquelle un des Capitaines du tyran, qui s'appelloit Lucius, vouloit faire son plaisir, non tant pour amour qu'il luy portast, que pour un appetit desordonné de la violer et deshonorer: si luy manda qu'elle vint parler à luy: et le pere et la mere voyants que voulussent ou non ils seroient contraints de ce faire, luy dirent qu'elle y allast: mais la pucelle estant genereuse et magnanime en les ambrassant, et se jettant à leurs pieds, les supplia de la laisser plustost tuer, que de souffrir que sa virginité luy fust meschantement et villainement ostee. Mais pource qu'elle demouroit trop à venir au gré de Lucius, qui brusloit de concupiscence, et avoit bien beu, il se leva de la table en cholere, et s'y en alla luy mesme: et trouvant Micca qui avoit la teste entre les genoux de son pere, il luy commanda qu'elle le suyvist: ce qu'elle refusa de faire: et lors luy deschirant ses vestemens, il la fouëtta toute nue sans qu'elle dist un seul mot, endurant quant à elle en patience et en silence toutes ces douleurs: mais son pere et sa mere voyants que pour le prier et pour plorer, ils ne gaignoient rien, se prirent à implorer l'aide des Dieux et des hommes, criants à haute voix, que lon leur faisoit une injure indigne, et un oultrage insupportable. A raison de quoy le Barbare, entrant totalement en fureur d'yvrongnerie et de cholere, tua la pauvre fille au mesme estat qu'elle estoit, aiant le visage dedans le giron de son pere. Mais pour tout cela le tyran ne s'en amollit de rien, ains en tua plusieurs des <p 235r>citoyens, et en bannit encore d'avantage, tellement que lon dit qu'il y en eut huict cents qui s'enfuirent en Aetolie, lesquels l'envoyerent requerir de leur permettre que ils puissent retirer leurs femmes et leur petits enfans: mais un peu apres comme de luy mesme il feit crier à son de trompe, que les femmes qui s'en voudroient aller devers leurs marits, s'en allassent, et qu'il leur permettoit de pouvoir emporter quant et elles tant commes elles voudroient de leur biens: et quand il sçeut qu'elles estoient toutes fort aises de ce cry, et l'avoient recueilly avec un grand contentement, car elles estoient en nombre de plus de six cents, il leur commanda qu'elles partissent toutes ensemble à certain jour qu'il leur ordonna, promettant de leur donner escorte pour les conduire à seureté. Quand le jour qui leur avoit esté prefix fut escheut, elles s'assemblerent aux portes de la ville, ains faict leurs pacquets des hardes qu'elles vouloient emporter, tenans entre bras partie de leurs enfans, et faisans emmener les autres sur des chariots, s'entre-attendans les unes les autres: mais soudainement plusieurs de ces soudards et satellites du tyran leur coururent sus, en leur criant de tout loing, Demeure demeure. Puis quand ils furent tout pres d'elles, ils commanderent aux femmes de s'en retourner arriere, et faisans rebourser les chariots et chevaux vers elles, les chasserent à toute bride à travers de la troupe, ne leur permettans ny d'y aller, ny d'arrester, ny de secourir leurs petits enfans qu'elles voyoient mourir devant leurs yeux: car les uns perissoient en tombant de dessus leurs chariots à terre, les autres soubs les pieds des chevaux: et ce-pendant ces satellites à grands coups de fouët et grands cris, comme si c'eussent esté des moutons, les pressoient de telle sorte, qu'elles tomboient les unes sur les autres, jusques à ce qu'ils les eurent toutes jettees dedans les prisons: leurs biens et leurs hardes furent rapportees à Aristotimus. Dequoy ceux d'Elide estans fort desplaisans, les religieuses sacrees à Bacchus, que lon appelle les Seize, tenants en leurs mains des rameaux de suppliants, et à l'entour de leur testes des chappeaux de branches de vignes, s'en allerent trouver Aristotimus sur la place. Les satellites qu'il avoit autour de luy pour la seureté de sa personne, se fendirent par reverence pour les laisser approcher: et elles du commancement teindrent silence sans autre chose faire que tendre humblement et religieusement les rameaux de suppliants: mais quand le tyran apperceut que c'estoit pour les femmes Eliennes qu'elles le venoient supplier, à fin qu'il eust pitié d'elles, se courrouceant à ses soudards, et criant apres eulx, pour ce qu'ils les avoient laissees ainsi approcher, il les feit chasser hors de la place, en poulsant les unes et frappant les autres: et oultre cela, encore condamna-il chascune desdittes religieuses en deux talents d'amende. Ces choses ainsi faittes, il y eut dedans la ville l'un des citoyens nommé Hellanicus, homme ja bien avant sur son aage, qui suscita une conjuration alencontre de luy, sans qu'il s'en deffiast, ne pensant pas qu'il deust jamais rien entreprendre contre luy, tant pour ce qu'il estoit desja fort vieil, que pour ce qu'il luy estoit mort de nagueres deux de ses enfans: et au mesme temps du costé de l'Aetolie les bannits estants passez se saisirent d'une forte place dedans le territoire d'Elide, qui s'appelloit Amymone, situé en lieu bien commode pour faire la guerre, et y receurent encore plusieurs autres des habitans de la ville qui s'en coururent incontinent que ils en sceurent les nouvelles: ce que craignant le tyran Aristotimus s'en alla devers leurs femmes en la prison, et cuidant venir mieux à bout de ses desseings par crainte que par amour, il leur commanda d'envoyer devers leurs marits, et leur escrire qu'ils sortissent hors du païs, ne les menassant s'ils ne le faisoient, de les faire toutes mourir, apres avoir deschiré à coups de fouët et tué devant eux leurs enfans. Or toutes les autres ne luy respondirent rien, combien qu'il demourast longuement à les presser de luy dire si elles le feroient ou non, ains s'entreregardoient les unes les autres sans mot dire, comme s'entredonnans à cognoistre qu'elles n'avoient point de peur, <p 235v>et ne s'estonnoient point de ses menasses. Mais une nommee Megisto femme de Timoleon, que les autres tenoient comme pour leur Capitainesse, tant pour l'honneur de son mary, que pour la vertu d'elle mesme, ne daigna pas se lever, ny ne souffrit pas que les autres se levassent non plus, ains luy respondit toute assise: «Si tu estoit homme sage, tu ne parlerois pas à des femmes pour cuider contraindre leurs marits, ains envoyrois devers eux, comme devers ceux qui ont toute puissance sur elles, pour leur porter de meilleurs propos que ceux par lesquels tu nous as trompees: mais si n'esperant pas de leur pouvoir rien persuade, tu penses les circonvenir et tromper par le moyen de nous, il ne fault pas que tu t'attendes de nous pouvoir jamais plus abuser, ny qu'eux aussi soient si maladvisez, ne de si peu de coeur, que par des femmes et des petits enfans, ils soient pour quitter et abandonner la liberté de leur païs: car ce ne leur est pas tant de perte de nous perdre, veu mesmement qu'ils ne nous ont pas maintenant, comme ce leur est de bien, de delivrer leur païs et leurs citoyens de ton outrageuse cruauté.» Ainsi que Megisto luy tenoit ces propos, Aristotimus n'en pouvant plus endurer, commanda que lon luy apportast son petit fils pour le tuer devant ses yeux: et comme ses satellites le cerchassent parmy les autres petits garsons qui jouoient et luictoient ensemble, sa mere l'appella elle mesme par son nom, disant, «Viença mon fils, à fin que tu sois delivré de la cruelle tyrannie de cestuy, avant que tu aies sentiment ny jugement de la cognoistre car il me seroit trop plus grief de te veoir indignement servir, que non pas de mourir.» Aristotimus adonc par impatience de cholere desguainnant son espee, courut vers elle pour la frapper elle mesme, n'eust esté que l'un de ses familiers appellé Cylon, qui faisoit semblant de luy estre fidele, et neantmoins le haïssoit en son coeur, et estoit des complices de la conjuration de Hellanicus, se meit au devant, et l'en destourna par prieres, luy remonstrant que cela n'estoit point fait en homme genereux, ains tenoit de la femme, et non du Prince, ny de personnage sçachant manier de grands affaires: tellement qu'à grande peine peut-il tant faire, que retourné en son sens rassis, il s'en voulust aller de là. Or luy advint- il un grand presage et ligne de ce qui estoit prest à luy arriver: car sur le hault du jour, ainsi comme il estoit en sa chambre à se reposer avec sa femme, et que lon apprestoit son souper, ceux de la maison apperçeurent un aigle rouant en l'air au dessus de son hostel, qui lascha une assez grosse pierre droit sur l'endroit de la couverture de la chambre où il se reposoit, comme si de propos deliberé il eust visé à ce faire. Ainsi aiant ouy le bruit de la pierre tombee de dessus, et le cry de ses domestiques qui avoient veu ce pronostique tout ensemble de dedans la maison, il s'en effroya, et demanda que c'estoit: l'aiant entendu, il envoya querir sur la place le devin duquel il se souloit servir, et luy demanda tout troublé, que vouloit dire ce presage. Le devin le reconforta, disant que c'estoit Jupiter qui l'esveilloit, et qui monstroit de le vouloir secourir: mais aux citoyens dont il se fioit il asseura, que c'estoit la vengeance divine qui devoit bien tost tomber sur la teste du tyran: et pourtant Hellanicus et ses adherents furent d'opinion qu'il ne falloit plus differer, ains luy courir sus dés le lendemain. Et la nuict mesme, il fut advis à Hellanicus, en dormant, que l'un de ses enfans morts se presente à luy qui luy dit: «Pere, comment t'amuses-tu encore à dormir, veu que demain tu dois estre eleu Capitaine general de ceste ville?» Hellanicus encouragé de ceste vision alla solliciter ses compagnons: et Aristotimus estant adverty comme Craterus venant pour le secourir avec une puissante armee estoit campé aupres d'Olympe, en prit une telle asseurance, qu'il s'en alla avec Cylon sur la place sans aucunes gardes: et lors Hellanicus voyant le poinct de l'occasion venu, ne donna pas le signe qui estoit convenu entre eulx, à ceux qui devoient les premiers mettre la main à l'execution de leur entreprise, mais à haulte vois estendant ses deux mains, il s'escria, «Qu'attendez vous gens de bien? <p 236r>Sçauriez-vous desirer un plus beau theatre à combattre pour la defense de la liberté, que le milieu de vostre païs?» Adonc Cylon mettant la main à l'espee frappa l'un de ceux qui suyvoient le tyran, et de l'autre costé Thrasybulus et Lampis se ruerent dessus Aristotimus, qui les prevint s'enfuyant dedans le temple de Jupiter, là où ils le meirent à mort, puis en jettant le corps au milieu de la place, convierent les habitans de la ville à reprendre leur liberté: mais les femmes encore furent les premieres, car elles accoururent incontinent toutes à grande liesse, en plorant et criant de joye, et environnans tout à l'entour les hommes qui avoient fait ceste execution, les couronnerent, et leur meirent des chappeaux de fleurs sur les testes: et lors la commune se jettant sur la maison du tyran, sa femme aiant fermé sa chambre sur elle, se pendit: mais aiant deux filles toutes deux fort belles de visage, pucelles, et prestes à marier, ils les prirent et tirerent à force hors de la maison, aiants bien intention de les tuer apres qu'ils les auroient violees, et puis deschirees à coups de verges premierement, n'eust esté que Megisto avec les autres honnestes Dames de la ville leur allerent au devant, qui leur crierent, qu'ils faisoient choses indignes d'eux, attendu que estans en train de recouvrer leur liberté, pour vivre desormais en forme de gouvernement populaire, ils prenoient l'audace de commettre des outrages et violences telles que sçauroient faire les plus cruels tyrans. Le peuple adonc aiant honte pour l'honneur et l'authorité de ces honnestes Dames, qui parloient ainsi vertueusement à eux les larms aux yeux, fut d'advis que lon ne leur seroit point de villanie à leurs personnes, et qu'on mettroit à leur chois de mourir de telle mort qu'elles voudroient: ainsi les aiants remenees toutes deux à la maison, et leur aiants denoncé qu'il falloit qu'elles mourussent à l'heure mesme, l'aisnee qui s'appelloit Myro, desceignant sa ceinture en feit un las-courant qu'elle se meit au col, et en baisant et ambrassant sa soeur, la pria de la regarder faire, pour puis apres faire comme elle: «A fin, dit-elle, que nous ne mourions point bassement, et indignement du lieu dont nous sommes issues.» Mais la jeune au contraire la pria de luy permettre qu'elle mourust la premiere, et quant et quant se saisit de la ceinture: et adonc l'aisnee luy respondit, «Je ne vous refusay jamais chose que vous me demandissiez, ma soeur, et pour ce, dit-elle, je suis contente de vous faire encore ceste grace, de supporter et souffrir, ce qui me sera plus grief que la mort mesme, de vous veoir, ma treschere soeur, mourir devant moy.» Cela dit, elle mesme luy enseigna à mettre le las à l'entour de son col: puis quand elle veit qu'elle eut rendu l'esprit, elle l'osta, et couvrit son corps: puis adressant sa parole à Megisto mesme, la requit de ne souffrir pas que son corps, quand elle seroit aussi morte, demourast gisant villainement et honteusement: tellement qu'il n'y eut entre les assistans personne de si dur coeur, ne qui de nature haïst tant les tyrans, qui ne deplorast, et n'eust en soy-mesme compassion de la generosité et magnanimité de ces deux jeunes filles. Or comme ainsi soit qu'il y ait infinies belles choses que les femmes ont anciennement faittes plusieurs ensemble, il me semble que ce peu d'exemples que nous en avons alleguez, devra suffire: au demourant nous descrirons cy apres des particuliers actes de vertu de quelques unes, pesle mesle selon qu'elles nous viendront en memoire, estimans que l'ordre des temps n'est point trop necessaire à rediger par escript une telle histoire.
PIERIA.
  QUELQUES uns des Ioniens, qui s'estoient venus habituer en la ville de Milet, entrerent en querelle alencontre des enfans de Neleus: à l'occasion de laquelle finablement ils furent contraincts de se retirer en la ville de Myunte, là où ils eleurent leur demourance, et y furent fort molestez et travaillez par les Milesiens qui leur faisoient la <p 236v>guerre, pource qu'ils s'estoient soubstraicts et separez d'avec eux, toutefois ce n'estoit point une si sanglante, ne si mortelle guerre, qu'ils n'envoyassent bien les uns devers les autres, et ne communiquassent quelquefois ensembles: car mesmes à quelques jours de festes solennelles, les femmes de Myunte alloient bien en la ville de Milet. Or y avoit-il entre ces Myuntins, l'un des plus nobles qui s'appelloit Pythes, et sa femme Japygia, dont il avoit une belle fille, nommee Pieria. Estant doncques escheuë la grande feste de Diane, en laquelle il se faisoit un solennel sacrifice, que lon nommoit la Neleïde, ce Pythes y envoya sa femme et sa fille, qui l'en requirent, à fin qu'elles fussent participantes de la feste. Si advint que l'un des enfans de Neleus, celuy qui avoit plus de credit et d'authorité en la ville, nommé Phrygius, s'enamoura de Pieria, et luy demanda ce qu'il pourroit faire qui luy fust le plus agreable: elle luy respondit, Si tu fais qu'il me soit loisible de souvent et avec plusieurs venir icy. Phrygius comprenant aussi tost ce qu'elle vouloit dire, qu'il y eust paix et amitié en ces deux villes, feit en sorte qu'il en osta toute guerre: au moyen dequoy Pieria fut depuis grandement honoree et estimee en toutes les deux villes, tellement que jusques aujourd'huy les Dames Milesienes souhaittent encore, et prient aux Dieux, qu'elle soient autant aimees comme Phrygius aima Pieria.
POLYCRITE.
  GUERRE s'esmeut jadis entre les Naxiens et les Milesiens, à cause de Ne@era femme de Hypsicreon, par une telle occasion. Elle s'enamoura de Promedon Naxien, et montant sur mer s'en alla quant à luy car il estoit hoste de Hypsicreon, logeant ordinairement chez luy, quand il venoit en la ville de Milet, et jouïssoit secrettement de ceste Ne@era amoureuse de luy: mais au long aller, craignant que son mary ne s'en apperçeust, il l'enleva, et l'emmena en la ville de Naxe, là où il la feit rendre suppliante à son autel et foyer domestique. Hypsicreon l'envoya bien redemander: mais les Naxiens en faveur de Promedon refuserent de la rendre, alleguans pour excuse de leur refus, qu'elle requeroit la franchise des suppliants: à raison de quoy la guerre commancea entre eux, en laquelle les Erythr@eiens favoriserent fort affectueusement la part de ceux de Milet: de maniere que la guerre prenoit un long traict, et apportoit de grandes miseres et calamitez aux uns et aux autres, jusques à ce que finablement elle s'acheva par la vertu d'un femme, comme elle avoit commancé par le vice et la meschanceté d'une autre. Car un Diognetus Capitaine des Erythr@eiens, à qui lon avoit commis la garde d'une place fortee, assise en lieu opportun pour travailler et endommager les Naxiens, feit quelque course dedans leur païs, là où parmy grande quantité de tout autre butin, il prit et emmena plusieurs filles et femmes de bonne maison, entre lesquelles il s'en trouva une nommee Polycrite, de laquelle il devint amoureux, et la teint et traitta non comme prisonniere de guerre, mais comme si elle eust esté sa femme espousee. Or advint-il que le jour escheut de la grande feste solennelle des Milesiens, ainsi qu'ils estoient au camp: au moyen dequoy ils se meirent tous à boire, et à faire grande chere les uns avec les autres. Adonc Polycrite demanda à ce Capitaine Diognetus, s'il seroit point mal-content qu'elle envoyast à ses freres quelques tourteaux de ceux que lon avoit apprestez pour la feste: ce que non seulement il luy permeit volontiers, mais luy commanda de ce faire: et elle se servant de ceste occasion, meit dedans l'un de ces tourteaux une petite lame de plomb escritte, et enjoignit expressément à celuy à qui elle les bailla à porter, de dires à ses freres, qu'il n'y eust qu'eulx tous seuls qui mangeassent de ces gasteaux: comme ils feirent, et trouvans l'escripture de leur soeur dedans, par laquelle elles les advertissoit que la nuict il ne faillissent de venir assaillir leurs ennemis, <p 237r>pour ce qu'ils les trouveroient tous en desordre, sans guet ne garde quelconque, d'autant qu'ils seroient encore yvres de la chere qu'ils auroient faitte à cause de la feste, ils en allerent incontinent advertir les Capitaines generaux de l'armee, les priants de vouloir faire ceste entreprise avec eux. Ainsi fut la place prise, et y eut grand nombre de ceux de dedans tuez: mais Polycrite requit à ses citoyens qu'on luy donnast Diognetus, et par ce moyen luy sauva la vie: mais elle quand elle approcha des portes de la ville de Naxe, voyant tous les habitants venir audevant d'elle avec extreme resjouissance, luy mettans des chappeaux de fleurs sur sa teste, et chantans ses louanges, son coeur n'eut pas la force de soustenir une si grande joye: car elle mourut sur la place tout joignant la porte de la ville, là où elle fut depuis ensepulturee, et appelle-lon encore sa sepulture, le sepulchre de l'envie, comme aiant esté quelque envieuse fortune qui envia à Polycrite la fruition de tant de gloire et d'honneur. Ainsi le descrivent les historiens de Naxe: toutefois Aristote dit, que Polycrite ne fut jamais prise prisonniere, mais que Diognetus l'aiant par quelque autre moyen veuë, en devint amoureux, tellement qu'il estoit prest de luy donner et faire pour l'amour d'elle tout ce qu'elle voudroit: et elle luy promeit qu'elle s'en iroit à luy, prouveu qu'il luy accordast une seule chose, dequoy, à ce que dit le Philosophe, elle exigea obligation de serment: et apres qu'il eut juré sa foy, elle luy requit, qu'il luy rendist le chasteau de Delion, car ainsi s'appelloit la place qui luy avoit esté baillee en garde, autrement elle dit qu'elle ne coucheroit jamais avec luy: et que luy tant pour le grand desir qu'il avoit d'en jouyr, comme pour le serment, par lequel il s'estoit obligé, ceda la place, et la rendit à Polycrite, laquelle la remeit entre les mains de ses citoyens, et par ce moyen estans de rechef retournez à estre pareils aux Milesiens, ils feirent depuis appointement avec eux, à telles conditions qu'ils voulurent.
LAMPSACE.
  EN la ville de Phocee il y eut un temps deux freres jumeaux de la maison des Codrides, l'un appelleé Phobus, et l'autre Blepsus, dont Phobus fut le premier qui se jetta du hault des rochers Leucadiens en la mer, ainsi comme Charon chroniqueur Lampsacenien l'escrit: et aiant puissance et authorité royale en son païs, il advint qu'il eut affaire pour son particulier en l'Isle de Paros, et s'y en alla, là où il contracta amitié et alliance d'hospitalité avec Mandron qui estoit Roy des Bebryciens surnommez Pityoesseniens: et de faict les secourut, et feit la guerre avec eux contre des peuples barbares leurs voisins, qui leur faisoient beaucoup de dommage et d'ennuy: puis quand il fut sur son partement pour s'en retourner, Mandron luy feit plusieurs caresses et demonstrations d'amitié, et entre autres luy offrit la moitié de sa terre et de sa ville, s'il vouloit venir s'habituer en la ville de Pityoessa, avec partie des Phocaïens, pour peupler le païs. Parquoy Phobus estant de retour à Phocee, proposa ce party à ses citoyens, et leur aiant fait trouver bon, y envoya pour Capitaine son frere qui conduisit les nouveaux habitans: si eurent à leur arrivee le traittement tels qu'ils eussent sçeu desirer de Mandron: mais à traict de temps, apres qu'ils eurent eu de grands avantages sur les Barbares circonvoisins, et eurent gaigné sur eux grande quantité de tout butin, et de despouilles, ils commancerent premierement à estre enviez, et puis apres craints et redoutez des Bebryciens: à raison dequoy desirans s'en pouvoir deffaire, ils ne s'ozerent pas adresser à Mandron qu'ils cognoissoient homme de bien et juste, pour luy persuader de commettre aucune desloyauté envers des hommes de nation Grecque, mais aiants espié un jour qu'il estoit absent, ils se preparerent pour deffaire par surprise tous ces Phocaïens. Toutefois la fille de ce Mandron nommee Lampsace, encore à marier, aiant descouvert l'aguet et <p 237v>embusche, tascha premierement de divertir ses amis et familiers d'une si malheureuse entreprise, en leur remonstrant, que ce seroit un acte damnable devant les Dieux et devant les hommes, de courir sus en trahison à leurs propres alliez, et qui les avoient secourus à leur besoing contre leurs ennemis, et outre qui estoient maintenant leurs concitoyens. Mais quand elle veit qu'elle ne pouvoit venir à bout de leur persuader, elle feit soubs main entendre aux Grecs la trahison qu'on leur brassoit, et les advertit de se tenir sur leurs gardes. Si feirent un solennel sacrifice, et un festin public, auquel ils convierent les Pityoesseniens au faulxbourg de la ville, et se diviserent en deux troupes, dont l'une se saisit des murailles de la ville, pendant que les habitans estoient à ce festin, et l'autre met à mort les conviez: et par ce moyen se feirent seigneurs de toute la ville, et envoyerent appeller Mandron, lequel ils voulurent estre participant de leurs conseils, et inhumerent magnifiquement sa fille Lampsace, qui par fortune mourut de maladie, et pour memoire du bien qu'elle leur avoit faict, surnommerent la ville de son nom Lampsaque. Toutefois Mandron, pour n'estre souspeçonné d'avoir esté traistre aux siens, ne leur voulut point consentir de demourer avec eulx, ains leur demanda les femmes et les enfans des morts, lesquels ils luy envoyerent diligemment, sans leur faire aucun desplaisir: et aiants par avant decerné honneurs heroïques à Lampsace, depuis ils ordonnerent qu'on luy sacrifieroit comme à une Deesse, et continuent encore jusques aujourd'huy à faire ces sacrifices.
ARETAPHILE.
  ARETAPHILE de la ville de Cyrene, n'est pas des fort anciennes, ains seulement environ le temps du regne de Mithridates, mais elle monstra une vertu, et feit un acte comparable à tous les plus magnanimes conseils des antiques demydeesses. Elle estoit fille de Aeglator, et femme d'un nommé Phaedimus, tous deux nobles hommes, et grands personnages: et estant belle de visage, et femme de fort gentil entendement, mesmement en matiere d'estat, et affaires de gouvernement, les publiques calamitez de son païs ont esté cause d'illustrer son nom, et le faire venir à la cognoissance des hommes: car Nicocrates aiant usurpé la tyrannie de Cyrene, feit mourir plusieurs des principaux citoyens de la ville, et entre autres, un Melanippus grand presbtre d'Apollon, qu'il tua de sa propre main pour avoir sa presbtrise: aussi feit-il mourir Phaedimus le mary d'Aretaphile, et, qui plus est, l'espousa par force et malgré elle. Ce tyran, outre infinies autres cruautez qu'il commettoit journellement, avoit mis des gardes aux portes de la ville, lesquels quand on emportoit des corps morts, pour les inhumer hors la ville, les outrageoient en leur picquant la plante des pieds avec des poignards et des dagues, ou leur appliquant des fers-chaulds, de peur que lon ne transportast aucun des habitans vivant hors la ville, soubs couleur de le porter en terre, comme s'il fust mort. Si estoient à Aretaphile ses maux particuliers bien griefs à supporter, combien que le tyran se laschast envers elle pour l'amour qu'il luy portoit, jusques à luy laisser jouyr d'une grande partie de sa puissance: car il estoit espris de son amour, et n'y avoit qu'elle seule à qui il se laissast manier, estant au demourant inflexible, aspre et sauvage à tout le demourant: mais encore plus la grevoit de veoir son païs en public ainsi miserablement et indignement traicté par ce tyran: car tous les jours il faisoit mourir les citoyens les uns apres les autres, et si ne voyoit-on point qu'il y eust esperance de vengeance, ny de delivrance d'aucun costé, pour ce que les bannis estans foibles de tout poinct et estonnez, s'estoient escartez les uns çà, les autres là. Parquoy Aretaphile se subrogeant elle mesme seule esperance de ressourse à la Chose publique, et se proposant à imiter les haults faicts <p 238r>et magnanimes de Thebe femme du tyran de Pheres, mais n'aiant pas des hommes fideles et proches parents pour la seconder en ses entreprises, comme les affaires en donnerent à l'autre, elle essaya de faire mourir le tyran par poisons: mais ainsi comme elle en faisoit provision, et esprouvoit les forces d'un chascun, son affaire ne peut estre secret, ains fut descouvert. Et estant le faict bien prouvé et averé, Calbia mere de Nicocrates, femme de nature sanguinaire et implacable, fut d'advis qu'il la falloit incontinent faire mourir, apres luy avoir devant fait endurer plusieurs tourments: mais l'affection que Nicocrates luy portoit, affoiblissoit un peu et retardoit sa cholere, joinct qu'Aretaphile qui se presentoit constamment à respondre aux accusations qu'on luy proposoit, donnoit quelque couleur à la passion du tyran: mais à la fin voyant qu'elle se trouvoit convaincue par preuves, à quoy elle n'eust sçeu respondre, et qu'elle ne pouvoit aucunement nier qu'elle n'eust preparé quelque sorte de drogues, elle confessa qu'elle avoit bien voirement fait provision de quelques drogueries, non pas toutefois dangereuses ne mortelles: «Mais je suis, dit-elle, Monseigneur, en peine de plusieurs choses de grande consequence, c'est de me conserver la bonne opinion que tu as de moy, et l'affection que de ta grace tu me portes, pour laquelle j'ay cest honneur de jouyr d'une bonne partie de ton authorité et puissance: ce qui me rend enviee des mauvaises femmes, desquelles craignant les ensorcellements, charmes et autres menees, par lesquelles elles voudroient tascher à te distraire de l'amour que tu me portes, je me suis laissee aller à tascher d'y vouloir obvier par contraire artifice, qui sont choses à l'adventure folles, et vrayes inventions de femmes, mais non pas dignes de mort, si ce n'est qu'il te semble juste de faire mourir ta femme, pour t'avoir voulu bailler quelques bruvages d'amour et quelques charmes, pour tascher à estre encore aimee de toy d'avantage qu'il ne te plaist de l'aimer.» Nicocrates aiant ouy ces excuses de Aretaphile, fut d'opinion de luy faire donner la torture, à quoy fut presente sa mere Calbia, sans fleschir jamais de pitié ny s'amollir: et estant interroguee sur la gehenne, jamais ne se laissa vaincre aux douleurs des tourments, ains se mainteint tousjours invincible à la question, tant que Calbia mesme à la fin se lassa malgré elle de la tourmenter et gehenner: et Nicocrates la lascha, adjoustant foy aux excuses qu'elle alleguoit, et se repentit de luy avoir donné ce tourment: et ne passa gueres de temps, pour la passion qu'il avoit imprimee en son coeur, qu'il ne retournast à elle, et ne taschast à regaigner sa bonne grace par tous honnneurs, et toutes caresses qu'il luy pouvoit faire, tant il estoit espris de son amour: mais elle n'avoit garde de se laisser vaincre de ces flatteries, veu qu'elle avoit bien eu la vertu de resister aux douleurs de la question. Ainsi estant joinct au desir qu'elle avoit auparavant de faire chose vertueuse, l'animosité encore de se venger, elle essaya un autre moyen: car elle avoit une fille preste à marier, qui estoit assez belle: elle l'attiltra pour un appast à prendre le frere du tyran, qui estoit un jeune homme fort aisé à prendre par les plaisirs de la jeunesse: et y en a plusieurs qui tiennent que oultre la fille, encore usa elle de quelques charmes, et quelques bruvages, dont elle enchanta le sens et l'entendement de ce jeune homme, qui s'appelloit Leander. Quand il fut pris de l'amour de ceste fille, il feit tant par prieres envers son frere, qu'il luy permeit de la prendre en mariage: et marié qu'il fut, sa femme instruicte de sa mere, commancea à le prattiquer, et à luy persuader qu'il entreprist de remettre la ville en sa liberté, luy remonstrant que luy-mesme n'estoit pas libre, tant comme il vivoit soubs une tyrannie, et qu'il n'estoit pas en sa puissance, s'il ne plaisoit au tyran, d'espouser telle femme qu'il voudroit, ny de la garder quand il l'auroit espousee. D'autre costé ses familiers et amis, pour faire plaisir à Aretaphile luy alloient tousjours forgeans quelques nouvelles occasions de querelles et de suspicions alencontre de son frere: et quand il s'apperçeut qu'Aretaphile estoit de mesme advis, et qu'elle tenoit la <p 238v>main à ceste menee, adonc il resolut d'executer l'entreprise, et suscita un sien serviteur nommé Daphnis, par lequel il feit tuer Nicrocrates: mais au demourant tué qu'il l'eut, il ne voulut pas suivre le conseil d'Aretaphile, ains monstra incontinent par ses deportements qu'il avoit tué son frere, et non pas le tyran, car il se porta follement et furieusement en sa domination: toutefois si portoit-il tousjours quelque honneur et quelque reverence à Aretaphile, et luy donnoit quelque authorité au maniement des affaires, pour ce qu'elle ne luy monstroit pas son mal-contentement, ny ne luy faisoit pas la guerre ouvertement, ains secrettement luy troubloit et embrouilloit ses affaires. Car premierement elle luy suscita la guerre de la Lybie par le moyen d'un prince nommé Anabus, avec lequel elle eut secrette intelligence, et luy persuada de venir courir son païs, et approcher son armee de la ville Cyrene, et puis elle meit Leander en deffiance et souspeçon de ses amis, et de ses capitaines, luy donnant à entendre qu'ils n'avoient point le coeur à ceste guerre, et qu'ils aimoient mieux la paix et le repos, avec ce que ses affaires mesmes la requeroient et l'establissement de sa domination, s'il vouloit bien à faict domter et tenir soubs le pied ses citoyens, et que de sa part elle trouveroit bien moyen de traicter appoinctement, voire de faire qu'ils s'entreverroient et parleroient ensemble s'il vouloit, Anabus et luy, devant que la guerre tirast plus avant, et apportast quelque inconvenient, auquel il ne seroit possible de donner ordre, ny mettre remede puis apres. Si fut l'affaire conduit de telle sorte, qu'elle la premiere alla parler à ce prince Lybien, auquel elle requit, que si tost qu'ils se trouveroient ensemble pour parlementer, il l'arrestast prisonnier, et pour ce faire luy promeit de grands presents, et une bonne somme d'argent. Le Lybien s'y accorda facilement. Leander faisoit quelque doubte de se trouver à ce parlement: mais toutefois pour le respect qu'il portoit à Aretaphile, qui avoit promis pour luy qu'il s'y trouveroit, il s'y trouva tout nud, sans armes et sans gardes: et quand il approcha du lieu où se devoit faire ceste entreveuë, et qu'il apperçeut Anabus, il feit de rechef du fascheux et restif, disant qu'il vouloit attendre ses gardes: mais Aretaphile qui estoit là presente, luy donnant courage, luy dit, qu'il se feroit reputer homme de lasche coeur, et qui ne tenoit point sa parole, s'il failloit à s'y trouver: et finablement voyant qu'il s'arrestoit, le tira par la main assez audacieusement et asseurément, tant qu'elle le mena, et le livra entre les mains de ce prince Barbare. Si fut incontinent ravy et saisy au corps par les Lybiens, qui le teindrent en estroitte garde lié et garrotté comme un prisonnier, jusques à ce que les amis d'Aretaphile arriverent avec les autres citoyens de Cyrene, qui luy apporterent l'argent qu'elle avoit promis: car si tost que lon sceut en la ville ceste prise, la plus part du peuple y accourut à sa requeste et mandement: là où quand ils apperceurent Aretaphile, peu s'en fallut qu'ils n'oubliassent tout le courroux et mal-talent qu'ils avoient encontre le tyran, et estimerent que la vengeance et punition exemplaire qu'ils devoient faire du tyran, n'estoit qu'un accessoire: mais que leur principale besongne, et la fruition de leur liberté consistoit à la saluër, caresser et ambrasser, avec si grande resjouissance, que les larmes leur en venoient aux yeux, se jettans à ses pieds, comme si c'eust esté l'image de quelque Deesse: ainsi y affluans les uns sur les autres jusques au soir, à peine s'adviserent-ils à la fin de se saisir de la personne de Leander, avec lequel ils s'en retournerent en la ville, et apres qu'ils se furent bien saoulez de donner toutes sortes de louanges et de faire tous honneurs à Aretaphile, finablement ils se meirent à penser ce qu'ils devoient faire des tyrans: si bruslerent Calbia toute vive, et cousurent Leander dedans un sac de cuir qu'ils jetterent dedans la mer: et voulurent que Aretaphile eust la charge et administration de la Chose publique, avec les autres principaux personnages de la ville. Mais elle, comme aiant joué un jeu fort inegal et variable, et qui avoit eu plusieurs parties, jusques à en avoir rapporté la couronne de victoire, quand <p 239r>elle veit que son païs estoit entierement franc et libre, s'alla renfermer en sa maison, et ne se voulant plus hazarder à s'entremettre d'affaire quelconque publique, usa le reste de ses jours en paix et en repos avec ses parents et amis, sans se mesler plus d'autre chose que de besongner à des ouvrages.
CAMMA.
  IL y eut jadis au païs de Galatie deux des plus puissants Seigneurs, et qui aucunement estoient parents l'un de l'autre, Sinorix et Sinatus, desquels Sinatus avoit espousé une jeune Dame qu'il avoit prise fille appellee Camma, fort estimee et prisee de quiconque la cognoissoit, tant pour la beauté de son corps, comme pour la fleur de son aage, mais encore plus pour son honnesteté et sa vertu: car non seulement elle aimoit son honneur et son mary, mais aussi estoit prudente, magnanime, et singulierement aimee et desiree des subjects pour sa bonté et sa doulceur: et, qui la faisoit encore plus regarder et renommer, elle estoit presbtresse religieuse de Diane, à laquelle les Galates anciennement avoient singuliere devotion: ce qui estoit cause qu'on la voyoit souvent és sacrifices publiques, et solennelles processions, paree et accoustree magnifiquement. Si en devint Sinorix amoureux, lequel voyant que tant que son mary vivroit, il ne pourroit jamais venir à bout d'en jouyr, ny par amour, ny par force, il commeit un mal-heureux acte: car d'aguet propensé il tua Sinatus, et peu d'espace de temps apres il alla demander Camma en mariage. Elle faisoit sa demourance dedans le temple, et ne supportoit pas la malheureuse forfaitture qu'avoit commise Sinorix, d'un coeur abbatu et failly, qui ne feist qu'emouvoir les gents à pitié, ains avec un courroux couvert en elle mesme, n'attendoit autre chose que l'occasion de s'en pouvoir venger: de l'autre costé Sinorix estoit assidu à la solliciter et prier, luy alleguant des raisons qui sembloient avoir quelque honneste couleur, qu'il s'estoit tousjours monstré plus homme de bien en toutes sortes que Sinatus, et que ce qui l'avoit induit à le tuer, c'estoit la vehemence de l'amour qu'il luy portoit à elle, non pour aucune meschanceté. La jeune Dame du commancement luy feit des refus qui ne furent point trop rudes, et sembloit que tous les jours peu à peu elle s'allast amollissant, d'autant mesmement que ses parents et amis estoient ordinairement apres à la persuader et forcer de consentir à ce mariage, pour faire plaisir à Sinorix, lequel avoit grand credit et grande authorité au païs: tant que finablement elle s'y consentit, et l'envoya lon querir qu'il vint vers elle, à fin qu'en la presence de la Deesse mesme le contract du mariage fust passé, et les espousailles solennisees. Quand il fut arrivé, elle le receut gracieusement, et l'amena devant l'autel de Diane, là où elle respandit à la Deesse un peu d'un bruvage qu'elle avoit preparé dedans une coupe, puis en beut une partie, et bailla l'autre à boire à Sinorix: le breuvage estoit de l'hydromel empoisonné: et quand elle veit qu'il l'eut tout beu, alors jettant un gemissement hault et clair, et faisant la reverence à sa Deesse: Je t'appelle à tesmoing, dit-elle, treshonoree Deesse, que je n'ay survescu Sinatus pour autre intention que pour veoir ceste journee, n'aiant eu ne bien ne plaisir de la vie en tout le temps que j'ay vescu depuis, que l'esperance de pouvoir un jour faire la vengeance de sa mort, laquelle aiant maintenant faitte, je m'en vais gayement et joyeusement devers mon mary: mais toy le plus meschant homme du monde, donne ordre maintenant que tes amis et parents au lieu de lict nuptial te preparent une sepulture. Le Galatien aiant ouy ces propos, et commanceant desja à sentir que le poison faisoit son operation, et luy troubloit tout le dedans du corps, monta dessus un chariot, esperant que l'esbranlement et l'agitation du chariot luy pourroit servir à faire vomir le poison mais il en sortit tout incontinent, et se feit mettre dedans une littiere: et ne sçeut si bien faire, que le <p 239v>soir mesme il ne rendist l'ame: et Camma aiant passé toute la nuict, et entendu comment il estoit desja trespassé, s'en alla volontairement et gayement hors de ce monde.
STRATONICE.
  CESTE mesme province de Galatie a porté encore deux autres Dames bien dignes d'eternelle memoire, Stratonice femme du Roy Deiotarus, et Chiomara femme de Ortiagonte. Car Stratonice sçachant que le Roy son mary desiroit singulierement avoir des enfans legitimes pour les laisser successeurs de sa couronne, et n'en pouvant avoir d'elle, elle luy pria et persuada, qu'il en feist à une autre femme, et luy permeist qu'elle se les supposast. Deiotarus s'esmerveille fort de ceste sienne resolution et luy permeist d'en faire à sa guise, ainsi comme elle voudroit: parquoy elle choisit, entre les captives prises à la guerre, une belle jeune fille qui avoit nom Electra, qu'elle enferma avec Deiotarus dedans une chambre: et nourrit et eleva les enfans qui en vindrent, avec autant d'affection, et en aussi grande magnificence comme s'ils eussent esté siens.
CHIOMARA.
  LORS que les Romains soubs la conduitte de Cneus Scipion desfeirent les Galates habitans en l'Asie, il advint que Chiomara femme d'Ortiagonte fut prinse prisonniere de guerre avec les autres femmes des Galates. Le capitaine qui la prit, usa de son adventure en soudard, et la viola. Or s'il estoit homme subject à son plaisir, autant ou plus l'estoit-il à son profit, et lors fut attrapé par son avarice: car luy estant promise une grosse somme d'argent pour delivrer ceste femme, il la conduisit au lieu qui luy fut designé pour la rendre et mettre en liberté: c'estoit sur le bord d'une riviere, que les Galates passerent, luy compterent son argent, et reprirent Chiomara: mais elle feit signe de l'oeil à l'un de ses gens qu'il tuast ce capitaine Romain, ainsi comme il prenoit congé d'elle et la caressoit: ce que l'autre feit, et d'un coup d'espee luy avalla la teste: elle la releva, et l'enveloppant au devant de sa robbe, tira son chemin et s'en alla. Arrivee qu'elle fut au logis de son mary, elle luy jetta ceste teste à ses pieds: dequoy il s'estonna, et luy dit, «Ma femme il faut garder la foy:» «Ce fait-mon, respondit-elle, mais aussi fault-il qu'il n'y ait qu'un seul homme vivant qui ait eu ma compagnie.» Polybius escrit que luy mesme parla depuis à elle en la ville de Sardis, et qu'il la trouva femme de grand coeur, et de bon entendement. Mais puis qu'il est venu à propos de faire mention des Galates, j'en reciteray encore une telle histoire. Le Roy Mithridates envoya querir à fiance, comme ses amis, soixante des principaus Seigneurs des Galates, en la ville de Pergame: lesquels estans venus devers luy à sa requeste, il leur parla superbement et imperieusement, dont ils furent tous fort courroucez: tellement qu'il y en eut un nommé Toredorix, homme robuste de corps, et courageux à merveilles, seigneur d'une contree qui s'appelle des Tossiopiens, qui entreprit de le saisir au corps, lors qu'il donneroit audience dedans le parc des exercices, et de se precipiter avec luy dedans une profonde baricave qui là estoit: mais de fortune le Roy ce jour-là n'alla point, comme de coustume, en ce parc des exercices, ains manda que tous ces seigneurs Galates vinssent parler à luy en son logis. Toredorix les admonesta de ne s'estonner point, mais quand ils seroient arrivez aupres de luy, qu'ils se ruassent ensembles de tous costez sur luy, et le deschirassent en pieces. Cela ne fut pas tenu secret, ains aiant esté descouvert à Mithridates, il les feit prendre tous, et leur envoya coupper les testes l'un apres l'autre: mais sur ces entrefaittes il se va souvenir d'un jeune homme en fleur d'aage, le plus beau et le mieux formé <p 240r>qui fust de son temps, et en eut pitié, se repentant de l'avoir condamné quant et les autres, et monstra evidemment qu'il en estoit marry, pensant qu'il eust esté desfaict des premieres: ce neantmoins à toute adventure il envoya faire commandement, s'il estoit encore vivant, qu'on le laissast aller. Ce jeune homme avoit nom Bepolitan, et luy advint une fortune merveilleuse: car il fut pris avec une belle robbe et riche. laquelle le bourreau se voulant reserver nette, sans qu'elle fust souillee de sang, en la luy despouillant tout à l'aise, il apperceut les gens du Roy qui accouroient vers luy, en criant à haute voix le nom de ce jeune homme. Voyla comment l'avarice, qui a esté cause de faire mourir infinis hommes, sauva contre toute esperance la vie à celuy-là. Mais quant à Toredorix, aiant esté cruellement massacré de plusieurs coups, il fut jetté aux chiens sans sepulture, et sans que personne de ses amis en osast approcher pour l'inhumer, fors une jeune femme Pergameniene, qu'il avoit autrefois cogneuë pour sa beauté, laquelle se hazarda d'ensevelir et inhumer son corps. Ce que les gardes aiants apperceu, la saisirent et la menerent au Roy, où lon dit que Mithridates à la veoir seulement en eut compassion, pour ce qu'elle luy sembla fort jeunette et simple jouvencelle: mais encore plus eut-il le coeur attendry, quand il sçeut que l'amour avoit esté cause de luy faire entreprendre: si luy permeit d'enlever le corps et de l'ensepulturer, en luy fournissant du sien les draps et autres parements necessaires pour les funerailles.
TIMOCLIA.
  THEAGENES natif de Thebes eut pareille volonté et intention quant à la defense de son païs et de la Chose publique, que jadis eurent Epaminondas, Pelopidas, et tous les plus gents de bien du monde, mais il tomba en la commune ruine de la Grece, lors que les Grecs perdirent la battaille de Ch@eronee, estant desja quant à luy vainqueur, et poursuyvant ceux qu'il avoit rompus en battaille devant luy: car ce fut luy qui respondit à un fuyant qui luy cria, «Jusques où nous veux- tu chasser?» «Jusques en Macedoine,» dit-il. Mais une siene soeur le survesquit, qui tesmoigna que tant pour la vertu de ses ancestres, que pour la siene propre, il avoit esté grand homme, et digne d'estre renommé entre les plus vaillants: elle receut un peu de fruict de sa vertu, qui luy aida à supporter plus patiemment ce qui luy toucha des communes miseres de son païs. Car apres qu'Alexandre eut pris la ville de Thebes, et que les soudards couroient çà et là pillants ce qu'ils pouvoient, il se rencontra qu'un Capitaine d'une compagnie de chevaux legers Thraciens, se saisit de la maison de Timoclia, homme qui ne sçavoit que c'estoit d'honnesteté et de courtoisie, mais violent et sans aucun discours de raison: car apres qu'il se fut bien emply de vin et de viande au souper, sans porter aucun respect à la race, ny à l'estat et honnesteté de ceste Dame, il luy manda qu'elle vint coucher avec luy: et encore ne fut-ce pas tout, car il luy commanda de luy dire où elle avoit caché son or et son argent, tantost la menassant de la tuer, et tantost la caressant, et luy promettant qu'il la tiendroit pour sa femme. Mais elle prenant l'occasion que luy-mesme luy presentoit, «Pleust à Dieu, dit-elle, que je fusse morte devant ceste nuict, plus tost que d'estre demouree vive: car aiant tout perdu, au moins fust mon corps impollu et net de toute violence: mais la fortune estant ainsi advenuë, qu'il faut que desormais je te repute pour mon seigneur, mon maistre et mon mary, puis qu'il plaist aux Dieux qui t'ont donné ceste puissance sur moy, je ne te veux point frustrer ne priver de ce qui est à toy: car quant à moy, je voy bien qu'il faudra que je sois dorenavant telle que tu voudras. Je soulois avoir des bagues et joyaux à parer ma personne, et de la vaisselle d'argent, et si avoir encore quelque somme d'or et d'argent monnoyé: mais quand j'ay veu que la <p 240v>ville s'en alloit prise, j'ay le tout fait prendre à mes femmes, et jetter, ou pour mieux dire, destourner, et mettre en reserve dedans un puits, où il n'y a point d'eau, et qui est sçeu de peu de gens, pource qu'il y a une grosse pierre dessus qui en bousche l'entree, et force arbres alentour qui le couvrent. Cela te sera un thresor qui te rendra riche à jamais quand tu l'auras en ta possession, et à moy servira de tesmoignage et de preuve, pour te monstrer combien nostre maison estoit noble et opulente par cy devant.» Le Macedonien ces propos ouys, n'attendit pas qu'il fust jour, ains sur l'heure mesme se feit conduire par Timoclia au lieu, luy commandant qu'elle fermast seurement le verger apres elle, à fin que personne n'en apperçeust rien, et descendit tout en chemise dedans ce puits: mais la hydeuse Clotho le conduisoit, qui vouloit venger son forfaict par la main de Timoclia qui estoit au dessus: car quand elle sentit à sa voix qu'il estoit au fond, elle mesme luy jetta dessus grande quantité de pierres, et ses femmes aussi y en ruerent plusieurs autres grandes et grosses, tant qu'elles l'assommerent, et comblerent le puits. Ce que les Macedoniens aiants entendu, feirent tant qu'ils retirerent le corps, et aiant desja esté proclamé à son de trompe par la ville, que lon ne tuast plus personne des Thebains, ils saisirent Timoclia, et la menerent devant le Roy Alexandre, auquel ils feirent entendre de poinct en poinct l'audacieux acte qu'elle avoit ozé commettre. Alexandre jugeant bien à l'asseurance de son visage, et à la gravité de son marcher, qu'elle devoit estre de quelque grande et noble maison, l'interrogua premierement qui elle estoit: et elle luy respondit d'une grande asseurance, sans se monstrer estonnee de rien, «J'ay eu un frere nommé Theagenes, qui estant Capitaine general des Thebains en la battaille de Ch@eronee, contre vous, mourut en combattant pour la defense de la liberté des Grecs, à fin que nous ne tombissions point en la misere, en laquelle nous sommes presentement tombez: mais puis qu'il est ainsi, que lon nous fait des outrages indignes du lieu dont nous sommes yssues, quant à moy, je ne fuis point à mourir, car il m'est à l'adventure trop meilleur que de vivre, pour essayer encore une autre telle nuict que la passee, si toy-mesme n'y mets empeschement.» A ces paroles tous les gents d'honneur qui furent là presens, se prirent à plorer. Mais quant à Alexandre, il luy sembla que le courage de ceste Dame estoit plus grand, que de devoir faire pitié, et louant grandement sa vertu et sa parole qui l'avoit bien attaint au vif, il commanda à ses Capitaines, qu'ils eussent soigneusement l'oeil, et donnassent bien ordre à ce que lon ne commeist plus de semblables exces en une maison illustre: et quant et quant ordonna que Timoclai fust remise en sa pleine liberté, elle et tous ceux qui seroient trouvez luy appartenir aucunement de parenté.
ERYXO.
  BATTUS qui fut surnommé Eud@emon, c'est à dire, heureux, eut un fils qui eut nom Arcesilaus, ne ressemblant de moeurs en rien à son pere: car du vivant mesme de son pere, aiant faict faire des creneaux à l'entour de sa maison, il en fut condamné en un talent d'amende par son pere mesme, et apres sa mort estant de nature fascheux, comme depuis il en eut le surnom, et aussi pource qu'il se gouvernoit par le conseil d'un sien amy Laarchus, qui ne valoit rien, il devint tyran, au lieu de Roy: et ce Laarchus aspirant à la tyrannie, chassoit et bannissoit de la ville, ou bien faisoit mourir les principaux, et les meilleurs citoyens de Cyrene, et en rejettoit les causes sur Arcesilaus, et finablement il luy feit boire du poison d'un liévre marin, dont il tomba en une maladie lente, et une langueur fascheuse, de laquelle il mourut, et ce pendant se saisit de la seigneurie, soubs couleur de la vouloir conserver, comme tuteur, à Battus fils d'Arcesilaus, lequel estoit contrefaict et boitteux: de maniere que <p 241r>tant pour son bas aage, que pour l'imperfection de sa personne, il estoit mesprisé du peuple, mais plusieurs s'addressoient à sa mere, luy obeïssoient volontiers, et l'honoroient, d'autant qu'elle estoit femme sage, doulce et humaine, et avoit beaucoup des plus puissans hommes du païs, qui estoient ses parents et amis, au moyen dequoy ce Laarchus luy faisant la court, poursuyvit de l'avoir en mariage, luy offrant, si elle le vouloit espouser, d'adopter Battus pour son fils, et de le faire participant de sa seigneurie: dequoy Eryxo, car ainsi s'appelloit ceste Dame, s'estant conseillee avec ses freres, luy feit response qu'il en communiquast avec eux, pour ce que s'ils trouvoient bon ce mariage, si faisoit-elle. Laarchus ne faillit pas de leur en parler, et eux de complot expressément fait entre eux, tiroient la chose en longueur, et le remettoient de jour à autre: mais Eryxo luy envoya secrettement l'une de ses femmes, luy dire de sa part, que ses freres lors contredisoient à son intention, mais quand le mariage seroit consommé, ils n'en contesteroient plus, et seroient contraincts de le trouver bon: et pourtant qu'il falloit, si bon luy sembloit, qu'il s'en vint la nuict devers elle, et que tout le reste de l'affaire se porteroit bien, quand il seroit bien commancé. Ces propos furent merveilleusement plaisans à Laarchus, et estant du tout transporté d'aise hors de soy, pour la demonstration d'amitié que luy faisoit ceste femme, il promeit qu'il se rendroit vers elle à telle heure qu'elle luy commanderoit. Or faisoit Eryxo ce complot de l'advis et conseil de son frere aisné Polyarchus, et aiant prefix le jour et l'heure qu'ils se devoient trouver ensemble, elle feit venir secrettement en sa chambre son frere, qui amena quant et luy deux jeunes hommes avec leurs espees, qui ne desiroient rien plus que venger la mort de leur pere, lequel Laarchus avoit de nouveau faict mourir: puis elle envoya querir ce Laarchus, luy mandant qu'il vint seul sans gardes: si ne fut pas plus tost entré, que ces deux jeunes hommes le chargerent à coups d'espee, tant qu'ils le feirent mourir en la place, puis en jetterent le corps par dessus les murailles de la maison, et amenans Battus en public, le declarerent Roy à la mode et coustume du païs: et Polyarchus rendit aux Cyreniens leur anciene et premiere sorte de gouvernement. Or y avoit-il lors à Cyrene plusieurs soudards du Roy d'Aegypte Amasis, ausquels Laarchus se fioit, et par le moyen desquels il se rendoit formidable et espouventable aux Cyreniens. Ces gens de guerre envoyerent incontinent en diligence devers le Roy Amasis, pour charger et accuser Eryxo et Polyarchus de ce meurtre: dequoy le Roy fut courroucé, et sur le champ proposa de faire la guerre aux Cyreniens: mais sur ces entrefaittes il advint que sa mere alla de vie à trespas: et ce-pendant qu'il fut occupé à en faire les funerailles, les nouvelles vindrent à Cyrene du mal-contentement de ce Roy, et de sa resolution de faire la guerre: si fut d'advis Polyarchus d'aller luymesme devers luy pour rendre raison de son faict, et sa soeur Eryxo ne voulut pas demourer derriere, ains le suyvre, et s'exposer au mesme peril que luy, et ne fut pas la mere mesme d'eux, nommee Critola, qui n'y voulust aussi aller, combien qu'elle fust fort vieille, mais elle estoit Dame de grande dignité et authorité, d'autant qu'elle estoit soeur germaine de premier Battus surnommé l'heureux. Quand ils furent arrivez en Aegypte, tous les autres seigneurs de la court approuverent grandement ce qu'ils avoient faict en cest endroit, et Amasis mesme loüa infiniement la pudicité et magnanimité de Eryxo, et apres les avoir honorez de riches presents, et les avoir traitez royalement, les renvoya tous, Polyarchus et les Dames, avec sa bonne grace à Cyrene.
XENOCRITE.
  XENOCRITE de la ville de Cumes, ne fait pas moins à louër et estimer pour ce qu'elle feit alencontre du tyran Aristodemus, que quelques uns pensent avoir <p 241v>esté surnommé Malace, qui vault autant à dire, comme mol, pour la dissolution de ses moeurs: mais ils s'abusent pour ne sçavoir pas la vraye origine de ce surnom: car il fut surnommé par les Barbares Malace, qui signifie garson, pour ce qu'estant encore fort jeune entre ses compagnons d'aage, portans encore les cheveux longs, que lon appelloit anciennement coronistes, ce semble pour ceste occasion, és guerres contre les Barbares il se faisoit bien veoir, et y acqueroit un grand renom, non seulement pour sa hardiesse à coups de main, mais aussi encore plus pour son bon sens, sa diligence et provoyance, en quoy il se monstroit singulier: de maniere que estant en fort bonne estime de ses citoyens, il fut incontinent avancé et promeu aux plus grandes charges et dignitez de la Chose publique: tellement que quand les Thoscans faisoient la guerre aux Romains pour remettre Tarquin le Superbe en sa royauté, dont il avoit esté dechassé, les Cumains le feirent Capitaine du secours qu'ils envoyoient aux Romains: en laquelle expedition, qui dura longuement, laissant faire à ses citoyens qui estoient soubs sa charge au camp tout ce qu'ils vouloient, et les amadouant comme flatteur, plus tost que leur commandant comme Capitaine, il leur persuada de courir sus à leur Senat, quand il seroient de retour, et luy aider à en chasser les plus puissans et les plus gens de bien, tellement que peu à peu par ces moyens il se feit tyran absolut. Et s'il fut meschant et violent en autres extorsions, encore le fut-il d'avantage envers les jeunes femmes et les jeunes enfans de bonne maison: car on trouve par escript entre autres choses, qu'il contraignoit les jeunes garsons à porter cheveux longs comme filles, et des crespines et autres affiquets d'or par dessus: et au contraire, il contraignoit les filles de se tondre en rond, et porter des manteaux, à la façon des jeunes hommes, et des sayes, sans manches. Toutefois s'estant extremement enamouré de Xenocrite fille d'un des principaux citoyens qu'il avoit banny, il la teint, non pas apres l'avoir espousee, ou apres l'avoir gaignee par belles persuasions, pensant qu'elle se devoit bien contenter d'estre avec luy en quelque sorte que ce fust, attendu qu'elle en estoit reputee bien-heureuse et bien fortunee de tous ceux de la ville: mais toutes ces faveurs-là ne luy esblouïssoient point le jugement à elle: car outre ce qu'elle estoit marrie de ce qu'il couchoit avec elle sans qu'elle luy eust esté donnee ny fiancee par ses amis et parents, elle desiroit le recouvrement de la liberté de son païs, autant comme ceux qui apertement estoient haïs et mal-voulus du tyran. Or faisoit Aristodemus en ce temps-là environner son territoire d'un fossé tout à l'environ, ouvrage qui n'estoit ny necessaire ny utile, mais seulement entrepris pour user, fascher et consommer de travaux ses pauvres citoyens: car il estoit commandé à chascun de porter certaine quantité de terre par jour. Comme doncques il allast veoir comment on y besongnoit, elle destourna et couvrit son visage avec un bout de sa robbe, et passé qu'il fut, les jeunes hommes se jouans et se mocquans d'elle, luy demandoient pourquoy elle fuyoit ainsi de voir Aristodemus, et avoit honte de luy seul, et n'avoit point honte d'estre veuë des autres: et elle leur respondit, mais bien à certes, et parlant à bon esciant: «C'est, dit-elle, pour ce qu'il n'y a entre les Cumains que Aristodemus seul qui soit homme.» Ceste parole touchoit à tous, mais elle aiguillonna de honte ceux qui avoient le coeur assis en bon lieu, à entreprendre de recouvrer leur liberté. Et dit-on, que Xenocrite l'aiant entendu dit, qu'elle aimeroit mieulx porter elle mesme sur ses espaules la terre, comme les autres, pour son pere prouveu qu'il peust estre present, que de participer à toutes les delices, et à toute la puissance d'Aristodemus. Cela doncques confirma encore d'avantage ceux qui conjurerent alencontre du tyran, desquels le chef principal fut Thymoteles, ausquels Xenocrite aiant baillé libre et seure entree, trouvans Aristodemus seul, sans armes et sans gardes, en se ruant plusieurs sur luy, le tuerent facilement. Voyla comment la ville de Cumes fut delivree de tyrannie par deux vertus d'une femme, l'une qui leur donna le pensement premier et <p 242r>l'affection de l'entreprendre, et l'autre qui leur aida et leur donna moyen de l'executer: quoy fait ceux de la ville offrirent à Xenocrite plusieurs honneurs, prerogatives et presents, mais elle les refusant tous, leur demanda seulement la grace de pouvoir inhumer le corps d'Aristodemus: ce qu'ils luy permirent, et outre l'eleurent presbtresse et religieuse de Ceres, estimants que cest honneur qu'ils faisoient à Xenocrite, ne seroit pas moins agreable à la Deesse, que convenable à elle.
LA FEMME DE PYTHES.
  AUSSI dit-on que la femme du riche Pythes, du temps que le roy Xerxes veint faire la guerre aux Grecs, fut une bonne et sage Dame: car ce Pythes aiant trouvé des mines d'or, et aimant non par mesure, mais excessivement, le profit grand qui luy en venoit, luy-mesme y employoit toute son estude, et contraignoit tous ses citoyens egalement à fouiller, porter, ou purger et nettoyer l'or, sans leur permettre de faire ny exercer autre oeuvre du monde: dequoy plusieurs mouroient, et tous se faschoient, tellement que les femmes à la fin s'en vindrent avec rameaux de suppliantes à la porte de ceste femme pour l'esmouvoir à pitié, et la prier de les vouloir secourir à ce besoing. Elle les renvoya en leurs maisons avec bonnes paroles, les admonestant de bien esperer, et de ne se desconforter point: et ce-pendant elle envoya secrettement querir des orfévres à qui elle se fioit, et les renfermant en certain lieu, les pria de luy faire des pains d'or, des tartes et gasteaux, de toutes sortes de fruicts, et de toutes les chairs et viandes principalement qu'elle sçavoit que son mary Pythes aimoit le mieux: puis quand il fut de retour en sa maison, car il estoit lors allé en quelque voyage, comme il demanda à souper, sa femme luy presenta une table chargee de toutes sortes de viandes contrefaittes d'or, sans autre chose qui fust bonne à boire ny à manger, mais tout or seulement. Il y prit plaisir du commancement, mais apres qu'il eut assez rassasié ses yeux à veoir tous ces ouvrages d'or, il demanda à manger à bon esciant: et elle luy demandant ce qu'il voudroit bien manger, le luy presentoit d'or, tant qu'à la fin il s'en courroucea, et cria qu'il mouroit de faim. «Voire-mais, dit-elle, vous en estes cause, car vous nous avez fait avoir foison de cest or, et faute de toute autre chose: car tout artifice, tout mestier, et toute autre vacation cesse entre nous, et n'y a personne qui laboure la terre, ains laissans en arriere tout ce que lon seme et que lon plante en la terre pour nourrir les personnes, nous ne faisons que fouiller et cercher des choses qui sont à nous nourrir inutiles, nous consommons nous mesmes de labeur, et nos citoyens apres.» Ces remonstrances emeurent Pythes, qui pour cela ne cessa pas entierement toute son entremise des mines, mais y faisant travailler la cinquiéme partie seulement de ses citoyens, les uns apres les autres, il permeit au reste d'aller vacquer à leur labourage et à leurs mestiers. Mais quand Xerxes descendit avec une si grande armee pour faire la guerre aux Grecs, s'estant monstré fort magnifique au recueil, et traittement, et grands presents qu'il feit au Roy et à toute sa court, il requit une grace au Roy, c'est que de plusieurs enfans qu'il avoit, il en dispensait l'un seul d'aller à la guerre, à fin qu'il demourast avec luy en la maison, pour avoir soing de le traitter et gouverner en sa vieillesse: de quoy Xerxes fut si courroucé, qu'il feit mourir ce fils-là seul, et l'aiant fait coupper en deux pieces, feit passer son armee par entre deux, et emmena les autres qui tous moururent és battailles: à l'occasion dequoy Pythes, se desconfortant, feit ce que font ordinairement ceux qui ont faute de coeur et d'entendement, car il craignoit la mort, et haïssoit la vie: il eust bien voulu ne vivre point, et si ne se pouvoit deffaire de la vie. Or y avoit-il dedans la ville une grande motte de terre, au long de laquelle passoit la riviere qui se nommoit Pythopolites: il feit bastir sa sepulture dedans ceste motte, et destournant le cours <p 242v>de la riviere, la feit passer à travers ceste motte, de maniere qu'en passant elle venoit à razer sa sepulture. Ces choses preparees il descendit vivant dedans. Et resigna à sa femme sa ville et toute sa seigneurie, luy enjoignant qu'elle n'approchast point de ce monument, mais bien que seulement elle meist tous les jours son boire et son manger dedans une petite nacelle, jusques à ce qu'elle veist que la nacelle passeroit outre la motte, aiant les vivres tous entiers sans que lon y eust touché, et lors qu'elle cessast de plus luy en envoyer, pour ce que ce seroit signe certain, qu'il seroit decedé. Voyla comment il acheva le reste de ses jours: et sa femme gouverna depuis son estat sagement, et apporta heureuse mutation et changement de travaux aux subjects.

Consolation envoyee à Apollonius sur la MORT DE SON FILS.
CE N'EST pas de ceste heure seulement, Seigneur Apollonius, que j'ay eu pitié et compassion de toy, aiant entendu la mort avant-aage de ton fils, qui nous estoit trescher à tous, pour ce qu'en si grande jeunesse il se monstroit fort sage, rassis, et modeste, observant merveilleusement bien tous offices et devoirs de pieté, tant envers les Dieux, comme envers ses pere et mere, et ses parents et amis. Mais il n'eust pas esté bien à propos, sur l'heure mesme de son trespas, aller devers toy pour te prescher et admonester de supporter patiemment l'inconvenient qui t'estoit advenu, lors que et ton corps et ton ame estoient de tout poinct accablez soubs le faix d'une calamité si estrange et si peu propensee, outre ce qu'il estoit force que j'en sentisse moy- mesme partie de la douleur: car les bien-suffisans medecins mesmes n'ordonnent pas incontinent contre les violentes et soudaines descentes de catarres, les remedes des medecines laxatives, ains attendent que la force de l'inflammation des humeurs se meurisse d'elle mesme, sans application d'huiles et unguent par le dehors. Mais apres que le temps, qui a accoustumé de meurir toutes choses, s'est adjousté à l'inconvenient, et que la disposition de ta personne m'a semblé requerir le secours de tes amis, j'ay pensé que se ferois bien si je te departois quelques raisons et discours consolatoires, pour essayer de relascher un peu de ta douleur, et appaiser les regrets de ton deuil, et les lamentations qui ne servent de rien: car suyvant ce que dit le sage poëte Euripide,
  Les medecins des malades esprits
  Sont les raisons, quand quelqu'un bien appris
  En sçait user à heure competente,
  Pour alleger ce qui le coeur tourmente.
Et comme il dit ailleurs,
  A chasque mal il fault propre remede:
  Car à celuy qui de douleur procede,
  Des bons amis le parler gracieux
  Allege fort les ennuis soucieux.
  Qui est trop fol en toutes actions,
  Il a besoing d'aspres corrections:
  Car entre tant de passions de l'ame,
  La couleur est celle qui plus l'entame.
  Il y en a qui de douleur oultrez,
<p 243r>   Comme lon dit, sont en fureur entrez,
  Et en plusieurs autres maulx incurables,
  Jusqu'à tuer soy-mesmes miserables.
Or se douloir et se sentir attaint au vif pour la perte d'un fils, est une douleur qui procede de cause naturelle, et n'est point en nostre puissance.Car quant à moy, je ne sçaurois estre de l'opinion de ceux qui louënt si haultement je ne sçay quelle brutale et farouche et sauvage impassibilité, laquelle n'est ny possible à l'homme, ny utile, quand bien elle seroit possible, pource qu'elle nous osteroit la mutuelle benevolence et douceur d'aimer, et de se sentir aimé, laquelle il nous est necessaire retenir et conserver plus que nulle autre chose: mais aussi dis-je bien, que se laisser emporter hors de mesure à la douleur, et augmenter son deuil à l'infiny, est contre la nature, et procede d'une mauvaise opinion qui est en nous: pourtant fault-il laisser l'un comme chose dommageable et mauvaise, et qui ne convient nullement à gents de bien, et ne reprouver ny ne rejetter pas aussi les moderees passions, suyvant ce que souhaittoit le philosophe Academique Crantor: «A la mienne volonté que jamais nous ne fussions malades, mais s'il advient que nous le soyons, à tout le moins, que nous sentions nostre mal, si lon nous arrache, ou que lon nous couppe quelque partie de nostre corps: car ceste indolence-là, de ne se douloir de rien, ne s'engendre point en l'homme sans grand salaire, pource qu'il est vraysemblable et que l'ame en devient bestiale, et le corps insensible.» Parquoy la raison veut que les sages hommes ne soient en telles adversitez ny impassibles, ny aussi trop passionnez: pource que l'un est inhumain, et tient de la beste sauvage: l'autre trop mol, et sent sa femme. Mais bien advisé est celuy, qui sçait garder le moyen, et qui peut porter gentilment autant les prosperitez qui surviennent en ceste vie comme les adversitez: aiant bien propensé que c'est ne plus ne moins comme en un estat populaire, là où lon tire les magistrats au sort, et fault que celuy à qui le sort eschet, commande: et celuy qui en est frustré, porte patiemment le refus de fortune. Ainsi fault-il qu'en la distribution des evenements et succez des affaires, il se contente, sans plainte ny resistance, de ce que la fortune luy envoye: car ceux qui ne peuvent faire cela, ne pourroient non plus supporter sagement et modereement de grandes prosperitez: car c'est une sentence morale fort bien et sagement ditte,
  Jamais bon-heur, tant soit-il grand ou hault,
  Ton coeur n'esléve outre plus qu'il ne fault:
  Ny au contraire aussi, pour malencontre,
  Qui arriver te puisse, ne te monstre
  Trop bas de coeur, comme un chetif esclave,
  Ains te maintien en ton naturel grave
  Tousjours tout un, comme l'or dans le feu.
Car c'est fait en homme sage et bien appris, se maintenir et comporter tousjours d'une mesme sorte en prosperité, et aussi en adversité garder genereusement ce qui luy est bien seant: car l'office de vraye prudence et bon sens est, d'eviter le mal quand on le voit venir, ou le corriger quand il est advenu, et l'amoindrir le plus que lon peut, ou bien se preparer à le supporter virilement et magnanimement: car la prudence se monstre et s'employe, touchant les biens, en quatre sortes, ou à les acquerir, ou à les garder, ou à les augmenter, ou à en user dextrement et sagement. Ce sont là les regles de la prudence et des autres vertus, dont il fault user en l'une et en l'autre fortune: car comme dit le commun proverbe,
  Il n'y a nul qui soit en tout heureux.
Et certainement
  Il ne se peult naturellement faire,
  Que ce qui est, ne soit point necessaire.
<p 243v>Ne plus ne moins que les arbres quelques annees portent beaucoup de fruict, et quelques autres n'en portent point: et les animaux une fois font des petits, et une autre fois sont steriles: et en la mer un jour y a tourmente, et un autre calme. Aussi en la vie humaine advient-il plusieurs divers accidents, qui tournent et virent l'homme tantost en l'une, et tantost en l'autre fortune: ausquelles aiant esgard, on pourroit à bonne raison dire,
  Agamemnon, fils d'Atreus, ton pere
  Ne t'engendra pour fortune prospere
  Tousjours avoir en ceste vie, ainçois
  Fault qu'un jour triste, et un jour guay tu sois,
  Car tu es né de nature mortelle.
  Et si tu dis, ma volonté n'est telle:
  Si sera-il ainsi, ne pis, ne mieux,
  Pource que tel est le plaisir des Dieux.
Et ce que dit à ce propos le poëte Menander,
  Si tu estois, ô Trophime, seul entre
  Tous les vivants hors du maternel ventre
  Sorty avec ceste condition,
  Que tu ferois à ton election
  Ce qui seroit à ton coeur agreable,
  Aiant tousjours fortune favorable,
  Et que quelqu'un des Dieux te l'eust promis,
  Tu te serois à la verité mis,
  Non sans raison, en si grande cholere,
  Pour sa promesse envers toy mensongere,
  Car il t'auroit falsifié sa foy:
  Mais si tu as, à toute mesme loy
  Que nous, humé cest air icy publique,
  Pour te parler en gravité Tragique,
  Plus te le fault porter patiemment,
  Et prendre mieulx raison en payement.
  Car pour te dire en peu de mots la somme
  De ce discours, Trophime, tu es homme,
  Qui est à dire, un animal plus prompt
  A devaller soudain à bas d'amont,
  Que pas-un autre: et non sans cause juste,
  Pource qu'estant de tous le moins robuste
  De sa nature, il oze se mesler
  Des plus ardus affaires desmesler:
  Aussi tombant de hault à la renverse,
  De plus grands biens sa ruine renverse.
  Mais quant à toy, Trophime, ny le bien
  Que perdu as, ne fut oncq grand en rien,
  Ne maintenant si tu as de la peine,
  Elle ne peult sinon estre moyene:
  Pourtant fault-il aussi, que cy apres
  Plus moderé tu sois en tes regrets.
Et neantmoins les choses humaines estans telles, il y en a qui à faute de bon jugement sont si estourdis et si outrecuidez, que depuis qu'ils sont un peu elevez, ou pour grosse somme d'or et d'argent qu'ils se treuvent entre mains, ou pour l'authorité <p 244r>grande de quelque office qu'ils auront, ou pour autre presidence et preeminence du lieu qu'ils tiendront au gouvernement de la Chose publique, ou pour aucuns honneurs et gloire qu'ils auront acquise, ils menasseront et outrageront ceux qui seront moindres qu'eux, ne considerans pas l'incertitude et inconstance de la fortune, ny combien facilement ce qui est haut devient bas, et ce qui est par terre s'eleve en haut, pour les soudaines mutations et changements de la fortune: Car cercher certitude en chose de sa nature incertaine, ce n'est pas fait en gens qui discourent sainement:
  En une rouë incessamment tournante,
  Tantost basse est, tantost haulte une gente.
Mais pour parvenir à ceste tranquillité d'esprit, de n'estre point travaillé de douleur, le meilleur moyen est, celuy de la raison, et de s'estre par le moyen d'elle preparé de longue main contre toutes les mutations et changements de la fortune: car il ne se faut pas seulement recognoistre mortel, mais aussi attaché à une vie mortelle, et à des affaires qui facilement se changent d'un estat en un autre tout contraire. Car certainement, et les corps des hommes sont mortels et caduques, et leurs fortunes mortelles, et leurs passions et affections aussi, et generalement tout ce qui est ou appartient à la vie humaine: ce qui n'est possible de destourner ou eviter aucunement à qui est mortel de nature,
  Ains par necessité ferree,
  Tousjours nostre vie atterree
  Tend au fond d'enfer tenebreux.
Et pourtant dit tresbien Demetrius le Phalerien, comme le poëte Euripides eust escrit,
  Asseuré n'est en ce bas monde l'heur,
  Un jour le peut renverser en malheur,
  Abaissant l'un du plus hault en l'abysme,
  Et elevant du fond l'autre à la cyme.
Le reste, dit-il, est sagement escrit, mais il eust encore mieux dit, s'il n'eust point mis un jour, ains un poinct, ou une minute de temps.
  Arbres fruictiers comme l'humain lignage,
  Tournent sans fin en un mesme roüage:
  La force aux uns vient peu à peu croissant,
  Elle s'en va aux autres décroissant.
Et Pindare en un autre passage,
  Qu'est-ce, et que n'est-ce, que de l'homme?
  C'est l'ombre du songe d'un somme.
Il a declaré la vanité de la vie de l'homme par une excessive maniere de parler fort ingenieuse, et fort bien exprimante ce qu'il vouloit dire: car que peut-il estre plus debile qu'une ombre? mais encore le songe d'un ombre? Il ne seroit pas possible de l'exprimer plus vivement ne plus clairement. Suyvant lesquels propos Crantor aussi reconfortant Hippocles sur la mort de ses enfans, luy use de ces paroles: Toute l'ancienne eschole de Philosophie nous presche et admoneste de cela, en quoy s'il y a aucun poinct que nous n'approuvions pas, au moins est-il trop veritable, qu'en plusieurs endroicts la vie de l'homme est fort laborieuse et penible: car encore que de sa nature elle ne fust pas telle, si est-ce que par nous mesmes elle est reduitte à telle corruption: puis il y a ceste incertaine fortune qui nous accompagne dés le commancement et dés l'entree de nostre vie, non pour aucun bien: joinct qu'en toutes choses qui naissent il y a tousjours quelque portion de malice meslee parmy. Car toutes semences mortelles sont incontinent participantes de la cause, dont procedent la mauvaise inclination de l'ame, les maladies et les ennuys, et toute la male destinee des mortels de là rampe jusques à nous. Et pour quelle cause sommes nous tombez en ce <p 244v>propos? à fin que nous cogneussions, que ce n'est rien de nouveau à l'homme d'experimenter la malheureuse fortune, ains que tous y sommes subjects: car, comme dit Theophrastus, la fortune ne regarde point où elle vise, et prend plaisir bien souvent à t'oster ce que tu auras paravant acquis à grande peine, et à renverser une reputee felicité, sans avoir aucun temps estably ne prefix pour ce faire. Ces raisons, et plusieurs autres semblables, peuvent facilement venir en l'entendement de chascun à par soy, ou bien les peult on apprendre des escrits des sages anciens, entre lesquels le premier est le divin Homere, qui dit,
  Rien ne nourrit la terre plus debile,
  Ne qui soit tant, que l'homme est, imbecile:
  Il se promet que plus n'endurera
  Parcy apres, tant que luy durera
  Force et vertu, et que divine essence
  Luy donnera de se porter puissance:
  Mais quand les Dieux luy envoyent malheur,
  Malgré luy fault qu'il porte sa douleur. Et ailleurs,
  L'homme a le sens tel, et l'entendement,
  Que Dieu luy veut donner journellement. Et un autre passage,
  Pourquoy quiers tu de moy, fils magnanime
  De Tydeus, que mon sang je t'intime?
  Les hommes tels comme les feuilles sont:
  Les vent tomber là bas les une font,
  Et la forest en la saison nouvelle,
  En produisant d'autres, les renouvelle:
  Aussi les uns des hommes florissans
  Viennent dehors, autres vont perissans.
Et que ceste comparaison des fueilles des arbres soit bien à propos, et bien propre pour representer la vanité transitoire de la vie des hommes, il appert clairement par ce qu'il dit luy- mesme en un autre lieu,
  Pour les chetifs humains prendre harnois,
  Qui sont semblans aux feuillages des bois,
  Aucunefois vigoureux en verdure,
  Tant que de terre ils prennent nourriture,
  Une autre fois de langueur mal-menez,
  Sans point d'humeur tous flestris et fenez.
Simonides le poëte, comme le Roy de Laced@emone Pausanias se glorifiast ordinairement de ses haults faicts, et luy dist une fois par maniere de mocquerie, qu'il luy donnast quelque sage precepte et bon advertissement, cognoissant bien son oultrecuidance, luy conseilla seulement, qu'il se souvinst d'estre homme. Et Philippus Roy de Macedoine, comme en un mesme jour il eust eu nouvelles de trois grandes prosperitez: la premiere, qu'il avoit gaigné le pris de la course des chariots à quatre chevaux en la solennité des Jeux Olympiques: la seconde, que son lieutenant Parmenion avoit desfaict en battaille les Dardaniens: la troisieme, que sa femme Olympiade luy avoit faict un beau fils: il eleva ses mains ver le ciel et dit, «O fortune je te supplie envoye moy en contre-eschange quelque mediocre adversité.» sçachant bien que la fortune porte tousjours envie aux grandes felicitez. Et Theramenes l'un des trente tyrans d'Athenes, estant tombee la maison en laquelle il soupoit avec plusieurs autres, et s'estant sauvé luy seul de la ruine comme tout le monde l'en reputast bienheureux, il s'escria à haute voix, «O fortune, à quelle occasion doncques me reserves tu?» Aussi advint-il que peu de jours apres, ses compagnons mesmes l'aiant mis en prison, <p 245r>apres l'avoir bien gehenné et tourmenté, le feirent mourir. Si me semble que le poëte Homere s'est monstré un merveilleusement excellent ouvrier de consoler, en ce qu'il fait que Achilles dit au Roy Priam, qui estoit venu devers luy pour racheter le corps de son fils Hector,
  Vueilles pourtant en ce siege te seoir,
  Et nos regrets laissons un peu rasseoir
  Dedans nos coeurs, bien que de violente
  Occasion soit nostre ame dolente:
  Mais à riens bons ne sont regrets ne pleurs,
  Car les humains sont à vivre en douleurs
  Predestinez par les haults Dieux celestes:
  Eux seuls exempts sont de toutes molestes.
  Le haut-tonnant sur le seuil de son huys
  Là sus au ciel a estalé deux muys
  Des dons qu'il donne: en l'un de ces deux gisent
  Les bons, en l'autre il a mis ceux qui nuisent.
  Or ceux à qui pesle mesle il depart
  Tantost de l'un, tantost de l'autre part,
  Il leur advient quelquefois de liesse
  Et quelquefois rencontre de tristesse:
  Mais cil à qui des mauvais il fait don
  Tant seulement, n'a jamais rien de bon:
  Honte le suit, et par toute la terre
  Male famine apres luy va grand' erre:
  Il n'est des Dieux ny des hommes prisé,
  Ainçois de tous fort defavorisé.
Le poëte qui vient apres, tant en ordre des temps qu'en estime de reputation, Hesiode, encore qu'il s'attribue l'honneur d'avoir esté disciple des Muses, aiant aussi bien comme l'autre enfermé les maux dedans un tonneau, escrit que Pandora l'ouvrant les espandit en grande quantité par toute la terre, et par toute la mer, disant ainsi:
  La femme aiant osté le grand couvercle,
  Qui du tonneau clouoit la boucle en cercle,
  Maux infinis espandit aux humains,
  Et leur brassa malheurs et travaux maints:
  Rien ne resta que l'esperance seule
  Dans ce fort muy, soubs le bord de sa gueule.
  La femme hors voler ne luy permeit,
  Quand au devant le couvercle luy meit.
  De là sortit la troupe vagabonde
  Des maux qui vont errans parmy le monde:
  Car pleine en est et la terre et la mer.
  Là commança maladie à germer
  De jour en jour, aux hommes en cautelle
  Venant la nuict, sans que point on l'appelle,
  Et sans parler, d'autant que Jupiter
  A toutes a la langue faict oster.
Suyvant lesquels propos, le poëte Comique dit encore, touchant ceux qui se tourmentent et desesperent quand telles fortunes leur adviennent,
  Si nos malheurs les larmes guerissoient,
  Et si nos maulx incontinent cessoient
<p 245v>   Que lon auroit larmoyé tendrement,
  Au pois de l'or payees cherement
  En un malheur les larmes devroient estre:
  Mais maintenant les affaires, mon maistre,
  N'y pensent point, et n'y jettent point l'oeil:
  Ains soit ou non que tu pleures en deuil,
  Pas ne lairront d'aller la mesme voye.
  Qu'est-il besoing donc que nostre oeil larmoye?
  Qu'y gaignons nous? Rien, mais douleur produit,
  Comme arbres font, des larmes pour son fruict.
Et Dictys reconfortant Danaé, qui demenoit un fort grand deuil pour la mort de son fils, dit en ceste sorte:
  Estimes-tu que Pluton face compte
  De tous tes pleurs? et crois-tu qu'il se domte
  Par tes souspirs, jusqu'à te renvoyer
  Ton fils? Non, non, cesse de larmoyer:
  En regardant les adventures males
  Qu'ont enduré les autres tes egales,
  Plus patiente à l'heure tu seras,
  Quand sagement tu considereras,
  Combien jadis en prison douloureuse
  Ont achevé leur vie malheureuse:
  Combien sont vieux devenus sans pouvoir
  Peres d'enfans en leur vie se voir:
  Combien aussi de royale opulence
  Sont cheuts à rien reduicts en indigence.
  Il te convient mettre devant tes yeux
  Ces arguments, et les repenser mieux.
Il luy conseille de considerer les exemples de celles qui ont esté plus, ou pour le moins autant malheureuses qu'elle, comme si cela luy devoit servir à supporter plus legerement son propre malheur: à quoy se peut aussi tirer et appliquer le propos de Socrates qui souloit dire, qu'il falloit que chascun apportast ses malheurs et adversitez en commun, et que lon les departist tellement, que chascun en eust son egale portion: car alors il se verroit, que la plus part de ceux qui se plaignent, seroient bien aises de se contenter des leurs, et s'en aller à tout. Le poëte Antimachus aussi usa de semblable induction apres que sa femme fut decedee, laquelle il aimoit singulierement. Elle avoit nom Lyde, au moyen de quoy il nomma Lyde une Elegie qu'il composa pour consoler luy mesme sa douleur. En ceste Elegie il ramasse toutes les adversitez et calamitez qui sont anciennement arrivees aux grands Princes et Roys, rendant sa douleur moindre, par la comparaison des maux d'autruy plus griefs: par où il appert, que celuy qui console un autre aiant le coeur attainct de douleur, et qui luy fait cognoistre, que l'infortune luy est commune avec plusieurs, par les accidents pareils qui autrefois sont arrivez à d'autres, luy change le sentiment de l'opinion de sa douleur, et luy imprime une telle creance, et telle persuasion, que son inconvenient luy semble plus leger qu'il ne faisoit au paravant. Aeschylus aussi semble reprendre avec bien bonne raison ceux qui estiment que la mort soit mal, disant ainsi:
  A bien grand tort les hommes ont en haine
  La mort, qui est guarison souveraine
  D'infinis maux à quoy ils sont subjects.
Autant en fait celuy qui dit en suyvant ceste sentence,
<p 246r>   Vien me guarir de tous mes maux ô mort,
  Car tu es seule en ce monde seur port.
Car c'est veritablement une grande chose, que pouvoir dire hardiment avec ferme foy,
  Comme est-il serf qui ne craint point la mort?
  La mort m'estant secours en tous perils,
  Je ne crains point les ombres des esprits.
Qu'y a-il de mauvais, ne qui tant nous doive contrister, au mourir? c'est grand cas comme estant chose si familiere, si ordinaire, et si naturelle, elle nous semble je ne sçay comment au contraire, si penible et si douloureuse. Quelle merveille est-ce, si ce qui de sa nature est subject à fendre se fend, qui est propre à fondre se fond, à brusler se brusle, à corrompre se corrompt? Et quand est-ce que la mort n'est en nous mesmes? Car comme dit Heraclitus, c'est une mesme chose que le mort et le vif, le veillant et le dormant, le jeune et le vieil, par ce que cela passé devient cecy, et cecy derechef passé devient cela: ne plus ne moins que l'imager d'une mesme masse d'argille peut former des animaux, et puis les confondre en masse, et puis derechef les reformer et derechef les reconfondre, et continuer cela incessamment l'un apres l'autre: aussi la nature d'une mesme matiere a jadis produit nos ayeulx, et puis apres consecutivement a procreé nos peres, et puis nous apres, et de nous par tout en engendrera d'autres, et apres d'autres de ces autres, tellement que le fleuve perpetuel de la generation de s'arrestera jamais, ny au contraire aussi celuy de la corruption, soit Acheron ou Cocytus que les poëtes l'appellent, dont l'un signifie privation de joye, et l'autre lamentation. Ainsi la premiere cause qui nous a faict veoir la lumiere du Soleil, elle mesme nous amene les tenebres de la mort. Dequoy nous est bien evidente similitude l'air qui nous environne, faisant l'un apres l'autre le jour, et puis la nuict, en comparaison de la vie et de la mort, du veiller et du dormir: pourtant est à bon droict appellé le vivre un prest fatal, pource qu'il le nous fault rendre et acquitter: nos predecesseurs l'ont emprunté, et il le nous faut payer volontairement et sans y avoir regret, quand celuy qui l'a presté le nous redemandera, si nous ne voulons estre tenus pour tres-ingrats. Et croy que la nature voyant l'incertitude et la briefveté de nostre vie, a voulu que l'heure de nostre mort nous fust incogneuë, pource qu'il nous estoit plus expedient ainsi: car si elle nous eust esté cogneuë, il y en eust eu qui se fussent seichez de langueur et d'ennuy, et fussent morts avant que de mourir. De combien de douleurs est pleine nostre vie? de combien de soucis est-elle submergee? Si nous les voulions tous et toutes comprendre en nombre, certainement nous la condamnerions comme trop malheureuse, et ferions croire comme veritable l'opinion que quelques uns ont euë, qu'il est trop meilleur à l'homme de mourir que de vivre: et pourtant dit le poëte Simonides,
  Foible est des humains la puissance,
  Vaine leur cure et vigilance:
  Leur vie est un passage court,
  Où peine sur peine leur sourt:
  Et puis la mort qui à personne,
  Tant est cruelle, ne pardonne,
  Tousjours sur la teste leur pend,
  Autant à celuy qui despend
  Le cours de ses ans à bien faire,
  Comme à celuy de mal' affaire.
Et le poëte Pindare,
  Pour un bien dont l'homme se paist,
  De deux malheurs il se repaist:
<p 246v>   Avoir ne peut vie immortelle,
  Ne bien supporter sa mortelle. Et Sophocles,
  Quand un mortel va de vie à trespas,
  Ton oeil le pleure, et tu ne cognois pas
  A l'advenir s'il luy eust profité,
  Que sa vie eust de plus long cours esté. Et Euripides,
  Sçais tu bien quelle est la condition
  De la chetifve humaine nation?
  Non que je croy, car d'où aurois-je telle
  Instruction? oy moy donc parler d'elle.
  A tous humains il est predestiné
  Mourir à jour prefix et terminé,
  Et n'y a nul qui sache si vivante
  Ame il aura la journee suyvante:
  Car impossible il est de deviner
  Là où se doit la fortune tourner.
S'il est ainsi donc que la vie de l'homme soit telle comme tous ces grands personnages la descrivent, n'est-il pas plus raisonnable de reputer heureux ceux qui sont delivrez de la servitude, à laquelle on est subject en icelle, que non pas de les deplorer ne lamenter comme la plus part des hommes font par ignorance? Le sage Socrates disoit, que la mort ressembloit totalement, ou à un tresprofond sommeil, ou à un loingtain et long voyage hors de son païs, ou pour le troisiéme, à une entiere destruction et aneantissement du corps et de l'ame: ce qu'il monstroit en discourant ainsi par les trois. Premierement, par la premiere comparaison. Car si la mort es un sommeil, et les dormans ne sentent point de mal, il est doncques force de confesser, que les morts n'en sentent point aussi: mais d'avantage il n'est ja besoing de s'estendre pour prouver que le dormir plus il est profond, plus il est doux et gracieux: car la chose de soy est notoire et manifeste à tout le monde, outre ce qu'il y a le tesmoignage d'Homere, lequel parlant du dormir dit,
  Plus doucement en son lict celuy dort
  Qui moins s'esveille, et plus semble à la mort.
Il dit le mesme en plusieurs autres passages:
  Là tous se sont mis à dormir ensemble,
  Frere germain de mort qui luy ressemble. Et ailleurs,
  Dormir et mort sont frere et soeur jumeaux.
Là où il fait à noter en passant, qu'il declare leur similitude en les appellant jumeaux, d'autant que les freres jumeaux sont ceux qui ordinairement s'entreressemblent plus. Et puis en un autre endroit il appelle le dormir d'@erein, taschant à nous donner par cela à entendre la privation de tout sentiment. Aussi ne parla pas impertinemment ny inelegamment celuy qui dit, que le dormir estoit les petits mysteres, comme s'il eust voulu dire, le modele ou le preambule de la mort: car à la verité, le sommeil est proprement une representation ou une fiançaille de la mort. En cas pareil aussi le Philosophe Cynique Diogenes dit fort sagement, estant surpris d'un profond sommeil, un peu avant qu'il fust pres de rendre l'esprit, comme le medecin l'esveillast, et luy demandast s'il luy estoit rien survenu de mal: Non, respondit-il, car le frere vient au devant de sa soeur: c'est à sçavoir, le dormir au devant de la mort. Et si la mort ressemble plus tost à un loingtain voyage et longue peregrination, encore n'y a-il point de mal ainsi, mais plus tost du bien, au contraire: car n'estre plus asservy à la chair, ny enveloppé des passions d'icelle, desquelles l'ame estant saisie se remplit de toute <p 247r>folie et vanité mortelle, c'est une beatitude et felicité grande: car comme dit Platon, ce corps nous apporte infinis destourbiers et empeschements, pour son entretenement necessaire: et si d'avantage il luy survient aucunes maladies, elles nous divertissent de la contemplation et inquisition de la verité, et nous remplissent d'amours, de cupiditez, de peurs, de folles imaginations, et de vanitez de toutes sortes, tellement qu'il est tres-veritable ce que lon dit communément, que du corps ne nous vient aucune prudence: car il n'y a rien qui nous amene les guerres, les seditions et les combats, que le corps et les cupiditez qui procedent d'iceluy: pour ce que communément toutes les guerres advienent pour la convoitise de biens, et nous ne sommes contraincts de prochasser des biens que pour servir à l'entretenement de ce corps, et par là nous sommes divertis de l'estude de la philosophie, n'aians pas loisir d'y vacquer pour toutes ces occupations-là. Et pour le dernier, si d'adventure il nous demeure quelque peu de loisir, et que nous le voulions employer à estudier ou contempler quelque chose, il nous donne tant d'assauts de tous costez en nostre estude, nous suscite tant de troubles et d'empeschements, et nous travaille tant, qu'il est impossible d'en bien veoir la verité: par où il nous est clairement donné à entendre, que si jamais nous voulons purement et nettement sçavoir aucune chose, il faut que nous soyons delivrez de ce corps, et que nous contemplions de l'esprit et de l'ame seule, les choses à nud, et alors nous aurons ce que nous souhaittons, et ce que nous disons aimer, c'est la prudence, quand nous serons morts, ainsi que le discours de la raison le nous signifie: mais tant que nous vivrons, non: car puis qu'il n'est pas possible qu'avec le corps on puisse rien cognoistre nettement, il est force que l'un des deux soit, ou que du tout l'homme ne puisse jamais rien sçavoir, ou que ce soit apres sa mort: car alors l'ame sera à son appart separee de son corps, mais devant, non: ains pendant que nous serons vivans, nous serons tant plus prochains de sçavoir, que moins nous aurons de communication avec le corps, sinon entant que la necessité nous y forcera, et ne nous remplirons point de sa nature, ains serons purs et nets de toute sa contagion, jusques à ce que Dieu luy-mesme nous en delivre du tout: et lors estans de tout poinct nettoyez et delivrez de la folie du corps, comme il est vray-semblable, nous converserons avec autres semblables, voyans à descouvert de nous mesmes tout ce qui est pur et sincere, et cela est la verité: car il n'est pas loisible que ce qui n'est pas pur et net, touche et atteigne à ce qui l'est, tellement que quand bien la mort sembleroit transferer les hommes en un autre lieu, encore n'y auroit-il point de mal pour cela: car ce ne pourroit estre qu'en quelque bon lieu, ainsi que Platon l'a prouvé par demonstration. Et pourtant parla Socrates divinement devant ses juges, quand il leur dist: «Craindre la mort, Seigneurs, n'est autre chose, que sembler estre sage, quand on ne l'est pas.» car c'est faire semblant de sçavoir ce que lon ne sçait pas: car nul ne sçait que c'est que de la mort, ne si c'est le plus grand bien qui sçeust jamais advenir à l'homme, et toutefois ils la redoutent et la craignent, comme s'ils estoient bien asseurez que ce fust le plus grand mal du monde. Avec ceux-là ne discorde point celuy qui dit,
  Que nul jamais n'ait plus de la mort doute,
  Elle met hors l'homme de peine toute.
Encore y pourroit-on adjouster, qu'elle le delivre des plus grands maux du monde. A quoy il semble que les Dieux mesmes portent tesmoignage: car nous lisons, que plusieurs ont eu comme un singulier don des Dieux, en recompense de leur religion et devotion, la mort: desquels, pour eviter prolixité, je laisseray les autres exemples, et feray mention seulement de ceux qui sont plus illustres, et dont tout le monde parle. Et premierement je reciteray l'histoire de deux jeunes hommes Argiens Cleobis et Biton. Car on dit, que leur mere estant religieuse et presbtresse de Juno, quand le temps d'aller au temple fut venu, les mulets qui devoient trainner sa coche n'estans <p 247v>pas venus, et l'heure les pressant, eux mesmes se meirent soubs le joug, et tirerent à mont la coche de leur mere jusques au temple. Elle estant singulierement aise de veoir si grande pieté en ses enfans, feit priers à la Deesse, de leur donner ce qui estoit le meilleur aux hommes: et eux s'estans le soir allez coucher, ne se releverent plus jamais, leur aiant la Deesse envoyé la mort pour recompense de leur pieté. Et Pindare escrit touchant Agamedes et Trophonius, qu'apres qu'ils eurent edifié et basty le temple d'Apollo en Delphes, ils luy demanderement payement de leurs vacations. Apollo leur promeit que dedans huict jours il la leur donneroit, et ce-pendant leur commanda qu'ils feissent bonne chere. Ils feirent ce qu'il leur avoit ordonné, et la septiéme nuict s'estant endormis, le lendemain matin on les trouva morts en leur lict. On dict aussi que aians esté envoyez des Commissaires de par la communauté des Boeotiens devers Apollo, à la suscitation de Pindare mesme, ils demanderent à l'Oracle, quelle chose estoit la meilleure à l'homme: la prophetisse leur respondit, que celuy mesme qui les avoit envoyez ne l'ignoroit pas, s'il estoit vray que l'histoire que nous avons recitee d'Agamedes et de Trophonius fust de luy: mais que si non content de cela, il le vouloit encore esprouver, il luy seroit en brief rendu tout manifeste. Pindare aiant entendu ceste response, commancea à penser à la mort, et de faict bien peu de temps apres il trespassa. On recite semblablement d'un Euthynoüs Italien, natif de la ville de Terina, fils d'un nommé Elysien, le premier homme de sa ville en vertu, en biens, et en reputation, qu'il mourut tout soudainement, sans cause aucune qui fust apparente. Si vint incontinent à Elysien son pere en l'entendement une doubte, qui fust à l'adventure aussi bien venue à tout autre, s'il auroit point esté empoisonné, pour ce qu'il n'avoit que ce seul fils unique, qui devoit estre son heritier en tant de richesse et tant de biens: et ne sçachant comment en sçavoir la verité, il s'en alla en un certain Oracle où lon conjuroit et evocquoit les ames des morts, là où, aiant premierement faict les sacrifies et cerimonies accoustumees, il s'endormit, et eut en dormant une telle vision. Il luy fut advis qu'il voyoit son pere, auquel il raconta comme il estoit là venu pour parler à l'ame de son fils, et le requit et supplia de le vouloir aider a trouver celuy qui estoit cause de la mort de son fils: son pere luy respondit: C'est pourquoy je suis venu icy, mais reçoy de la main de cestui-cy ce que je t'apporte, car par là tu sçauras tout cela dequoy tu es dolent. Celuy qu'il luy monstroit, estoit un jeune homme qui le suyvoit, semblable à son fils, et fort prochain de son temps et de son aage: si luy demanda, qui il estoit: et il luy respondit, qu'il estoit l'ange de son fils, et luy tendit une petite lettre. Elysien l'aiant prise et desployee trouva dedans ces vers escripts,
  Elysien homme de peu d'advis,
  Va t'en querir des sages hommes vis:
  Euthynoüs par mort predestinee
  A achevé sa derniere journee:
  Car bon n'estoit qu'il vescust plus icy.
  Pour ses parents, ne pour luy-mesme aussi.
Voyla quelles sont les histoires que lon en trouve escriptes és livres anciens. Mais s'il estoit vray que la mort fust une entiere abolition et descruction tant de l'ame que du corps (car c'estoit la troisiéme branche de la conjecture de Socrates) encore n'y auroit-il point ainsi mesme de mal au mourir, car c'est une privation de tout sentiment, et une delivrance de toute douleur et de tout ennuy: car tout ainsi qu'il n'y a point de bien, aussi n'y a-il point de mal, pourautant que le bien et le mal ne peuvent estre, sinon en chose qui ait vie et subsistance: mais en chose qui soit ostee du tout hors du monde, ne l'un ne l'autre ne peult estre, et sont les trespassez en mesme estat qu'ils estoient au paravant leur naissance. Tout ainsi doncques comme avant <p 248r>nostre nativité nous ne sentions ne bien ne mal, aussi ne faisons-nous apres nostre mort: et comme ce qui estoit au paravant nous, ne touchoit rien à nous, aussi peu nous touchera ce qui sera apres nous. car,
  Le mort ne sent douleur ne mal aucun:
  N'avoir esté, et mourir, est tout un.
et est un mesme estat celuy d'apres la mort, que celuy de devant la vie. Estimez-vous qu'il y ait difference entre n'avoir oncques esté, et cesser d'estre apres avoir esté? non plus que d'une maison ou d'une robbe, quand l'une est toute ruinee, et l'autre toute usee, tu penses qu'il y ait difference entre ce temps- là, et celuy qu'elles n'estoient point encore commancees: et si tu dis qu'il n'y a point de difference en celle-cy, aussi peu y en a il entre l'estat d'apres la mort, et celuy de devant la maissance. Et pourtant rencontra fort gentilment le philosophe Arcesilaus quand il dit, Ce mal qu'on appelle mort, seul entre tous ceux que lon estime maulx, ne feit oncques mal à personne estant present: mais absent, et ce-pendant qu'on l'attend, il fait douleur: de maniere que certainement il y en a plusieurs qui par leur imbecillité, et pour la calomnie que lon met sus à la mort, se laissent mourir de peur de mourir: aussi dit sagement le poëte Epicharmus,
  Il fut conjoinct, il se déjoinct,
  Chascun s'en reva dont il vint,
  L'esprit au ciel, la terre en terre.
  Quel mal y a-il? rien n'y erre.
Et Cresphontes en une Trag@edie d'Euripide parlant de Hercules dit,
  S'il est manant soubs le globe terrestre
  Avecques ceux qui plus ne sont en estre,
  Il n'a donc plus maintenant de pouvoir.
on pourroit, en changeant un peu la fin seulement, dire:
  S'il est manant soubs le globe terrestre
  Avecques ceux qui plus ne sont en estre,
  Il ne sent plus doncques de passion.
C'est aussi une noble, genereuse et magnanime parole que celle-cy des Laced@emoniens,
  Nous maintenant sommes en nostre fleur,
  Autres estoient avant nous en la leur,
  Et apres nous le seront aussi d'autres
  Que nullement ne verront les yeux nostres.
et semblablement aussi ceste autre,
  Ceux-cy sont morts, non aians ceste foy
  Que vivre fust ou mourir beau de soy,
  Mais bien sçavoir l'un et l'autre parfaire
  Honnestement ainsi qu'il se doit faire.
Et fort bien aussi dit Euripides de ceux qui soustiennent de longues maladies,
  Je hay ceux-là qui par boire et manger
  Cerchant les jours de leur vie allonger,
  Tournans de mort le cours droict en oblique
  Par sortilege ou science magique:
  Là où plus tost il falloit, s'ils sentoient
  Que plus au monde utiles ils n'estoient,
  Que volontiers hors d'icy ils s'ostassent,
  Et que la place aux jeunes ils quittassent.
Et Merope prononceant des propos viriles et magnanimes émeut les Theatre entiers à pitié et compassion, quand elle dit:
<p 248v>   Je ne suis pas seule mere deserte,
  De ses enfans aiant fait triste perte,
  Ny n'a la mort à moy unique osté
  Le cher mary: d'autres sans nombre esté
  Ont avant moy, desquelles mesme envie
  De la fortune à travaillé la vie.
A ces vers-là pourroit-on bien à propos conjoindre ceux-cy,
  Où maintenant est la magnificence
  Du roy Croesus, où est son opulence?
  Où est Xerxes, lequel feit faire un pont
  Sur le destroict de la mer d'Hellespont?
  Tous sont allez là où Pluton domine,
  En la maison d'oubly qui tout ruine.
Leurs biens mesmes et leurs richesses sont peries avec leurs personnes. Voire-mais il y en a plusieurs, ce dira-lon, qui sont émeus à plorer et lamenter quand une jeune personne vient à mourir avant son temps. Je vous responds, qu'encore ceste mort-là hastive et avancee hors de sa saison, est si facile à consoler, que jusques aux moindres poëtes Comiques ont bien sçeu inventer les raisons pour la reconforter: qu'il ne soit ainsi, voyez ce qu'en dit l'un d'eulx à quelque autre qui se déconfortoit pour le trespas d'un sien amy decedé avant aage,
  Si tu estoit pour certain asseuré,
  Que le defunct eust esté bien-heuré
  Vivant le cours tout entier de sa vie,
  Qui devant temps luy a esté ravie,
  Mort importune esté trop luy auroit:
  Mais si peult estre en vivant luy seroit
  Quelque malheur advenu incurable,
  La mort luy fut plus que toy amiable.
Car estant incertain s'il est yssu de ceste vie à bonne heure pour son profit, et s'il a esté delivré de plus grands maulx, ou non, il ne faut pas porter sa mort aussi impatiemment comme si nous eussions perdu toutes les choses que nous esperions, et nous promettions de luy. Et pour ce me semble-il que Amphiaraus en un poëte ne reconforte et console pas impertinemment la mere d'Archimorus, laquelle estoit merveilleusement affligee et desolee pour la mort de son fils, qui luy estoit decedé en son enfance fort loing de maturité: car il dit,
  Il ne fut onc homme de mere né
  Qui n'ait esté en ses jours fortuné
  Diversement: il met ores sur terre
  De ses enfans, ores il en enterre,
  Luy-mesme apres en fin s'en va mourant,
  Et toutefois les hommes vont plorant
  Ceux que dedans la biere en terre ils portent,
  Combien qu'ainsi comme les espics sortent
  D'elle, qui sont puis apres moissonnez:
  Aussi, faut-il, que les uns nouveaux nez
  Viennent en estre, et les autres en yssent.
  Qu'est-il besoing que les hommes gemissent
  Pour tout cela, qui doit selon le cours
  De la nature ainsi passer tousjours?
  Il n'y a rien grief à souffrir, ou faire,
<p 249r>   De ce qui est à l'homme necessaire.
Brief il faut qu'un chascun, soit en pensant en soy-mesme, soit en discourant avec autruy, tienne pour certain, «Que la plus longue vie de l'homme n'est pas la meilleure, mais bien la plus vertueuse:» par ce que lon ne louë pas celuy qui a plus longuement joué de la cithre, ny plus long temps harengué, ou gouverné, mais celuy qui l'a bien faict. Il ne fault pas colloquer le bien en la longueur du temps, mais en la vertu, et en une convenable proportion et mesure de tous faicts et tous dicts: c'est ce que lon estime heureux en ce monde, et agreable aux Dieux. C'est pourquoy les poëtes nous ont laissé par escrit, que les plus excellents demy-dieux, et qu'ils disent avoit esté engendrez des Dieux, sont yssus de ceste vie avant la vieillesse.
  Celuy que plus aime le hault-tonant
  D'amour parfait, et Phebus l'arc tenant,
  Jamais sa vie estendre il ne le laisse
  Jusques au seuil de la foible vieillesse.
Nous voyons par tout, que le bien avoir employé son temps precede en louange l'avoir vescu longuement, comme nous reputons les meilleurs arbres ceux qui en moins de temps portent plus de fruict, et des animaux les meilleurs ceux qui en peu de temps nous rendent plus de profit, et plus de commodité pour la vie humaine: Car entre peu ou prou de duree il n'y a rien de difference, si nous le comparons avec l'infinie eternité, pour ce que mille ans, voire dix mille, ne sont non plus qu'un point, qui n'est pas remarquable, comme disoit Simonides, ou plustost encore une bien petite portion de poinct. Il y a certains animaux au païs de Pont, ainsi que nous voyons par les histoires, qui ne durent qu'un seul jour: ils naissent au matin, sont en leur fleur à midy, et vieillissent et achevent leur vie au soir: ceux-là sentiroient les mesmes passions que nous, s'ils avoient une ame raisonnable, et l'usage de la raison, et qu'il leur advint de mesme qu'à nous: car ceux qui dureroient tout le long d'un jour, seroient reputez bien-heureux. La vie doncques doit estre mesuree à la vertu, non-pas à la duree du temps. Et faut estimer vaines et pleines de folie toutes telles exclamations, Mais il ne falloit pas qu'il fust ravy ainsi jeune. Qui est-ce qui dit qu-il le falloit? Beaucoup d'autres choses, desquelles on eust peu dire, il ne falloit pas qu'elles se feissent, se sont faicts par le passé, se font encore de present, et se feront souvent cy apres: car nous ne sommes pas venus en ceste vie pour y establir des loix, mais pour y obeïr à celles qui sont ordonnees par les Dieux qui gouvernent tout, et aux ordonnances de la destinee et provoyance divine. Mais quoy, ceux qui deplorent ainsi les trespassez, les deplorent-ils pour l'amour d'eux-mesmes, ou pour l'amour des trespassez? Si c'est pour l'amour d'eux-mesmes, d'autant qu'ils se treuvent privez d'un plaisir, ou d'un profit, ou d'un support en vieillesse, qu'ils recevoient des trespassez, voyla une occasion peu honneste de plorer, d'autant qu'il semble qu'ils ne regrettent pas les personnes des trespassez, mais la perte des commoditez qu'ils en recevoient: et si c'est pour le regard des trespassez qu'ils lamentent, s'ils supposent pour chose vraye, qu'ils ne sentent mal quelconque, ils seront exempts et delivrez de toute douleur, en obeissant à une ancienne et sage sentence qui nous admoneste d'estendre le plus que nous pourrons les choses bonnes, et restreindre les mauvaises. Si doncques le deuil est une bonne chose, il le faut augmenter et croistre le plus qu'il est possible: mais si, comme la verité est, nous confessons que c'est une mauvaise chose, il le faut accourcir, et le rendre le plus petit qu'il sera possible, voire l'effacer et abolir du tout, autant qu'il se pourra faire. Et que cela soit facile, il appert par l'exemple d'une telle consolation. On lit qu'un ancien Philosophe s'en alla un jour visiter la Royne Arsinoé, laquelle demenoit deuil, et lamentoit <p 249v>un sien fils qui luy estoit decedé, et luy feit un tel compte: «Du temps que le grand Dieu Jupiter distribuoit ses honneurs et dignitez aux petits Dieux et demi-dieux, le Deuil ne s'y trouva pas d'adventure present avec les autres: mais apres que toute la distribution fut faicte, il y arriva, et demanda à Jupiter sa part des honneurs aussi bien comme les autres. Jupiter se trouva bien empesché, pour avoir ja tout employé et donné aux autres: parquoy n'aiant autre chose que luy bailler, il luy bailla l'honneur que lon fait aux trespassez, ce sont les larmes et les regrets. Or tout ainsi comme les autres daemons et petits dieux aiment ceux qui les honorent, aussi fait le Dueil. Parquoy si tu le mesprises, Dame, il ne retournera jamais chez toy: mais si tu le sers et l'honores diligemment des honneurs et prerogatives qui luy ont esté donnees, qui sont regrets, larmes et lamentations, il t'aimera bien, et t'envoyera tousjours dequoy le servir et honorer continuellement.» Ceste invention de ce Philosophe persuada merveilleusement la Royne, de sorte qu'elle luy osta entierement le deuil et les lamentations. Mais en somme lon pourroit demander à un qui demeneroit si grand deuil, Cesseras-tu à la fin quelquefois de te tourmenter, ou si tu penses qu'il faille porter ceste tristesse et douleur toute ta vie? Car si tu demeures tout le long de ta vie en ceste destresse, tu te procureras à toy-mesme une parfaitte misere, et tresamere infelicité, par une lascheté et foiblesse de coeur trop molle. Et si tu es pour te changer un jour, pourquoy ne le fais tu dés à present? et pourquoy ne te retires-tu desja de ton malheur? car si tu veux considerer de pres les raisons qui avec le temps te delivreront de ta douleur, dés maintenant tu te pourras jetter hors de ce mauvais estat, auquel tu te trouves: car ainsi comme aux indispositions du corps, le plus tost que lon s'en peult delivrer, est le meilleur, aussi est-il és maladies de l'esprit. Cela doncques que tu es pour donner à la longueur du temps, donne le dés ceste heure à la raison, à la litterature que tu as, et te delivre toy-mesme des maulx qui t'environnent maintenant. Voire-mais, diras-tu, je ne pensois pas que ce mal me deust arriver, je ne m'en fusse jamais douté. Il te le falloit avoir propensé, et avoir bien long temps devant consideré et jugé la vanité, foiblesse et instabilité des choses humaines, et par ce moyen tu n'eusses pas esté surpris au desprouveu, comme par une soudaine incursion de tes ennemis, comme il semble que Theseus en une Trag@edie d'Euripide se prepare, et se munit fort sagement contre tels accidents de la fortune, quand il dit:
  L'aiant appris d'une personne sage,
  Estant à part je pense en mon courage
  Tout le desastre et malheur à venir,
  Qui me pourroit oncques jamais venir,
  Me proposant que banny pourrois estre
  De mon païs par fortune senestre,
  Voir mes enfans mort soudaine encourir,
  Et avant temps moy-mesme aller mourir.
  Et brief de maulx plusieurs autres manieres,
  A fin que si de toutes ces miseres,
  A quoy pensé j'auroit premierement,
  Il m'advenoit aucun encombrement,
  Ne m'en estant la pensee nouvelle,
  Moins m'en semblast la pointure cruelle.
  Le temps en fin guarit toutes douleurs.
Mais ceux qui ont le coeur mol, et ne se sont pas de longue main exercitez à la vertu, ne se recueillent pas mesmes quelquefois pour deliberer et prendre quelque conseil qui leur fust honneste et profitable, ains se laissent aller en des travaux et miseres extrémes, en chastiant leur corps qui n'en peult mais, et contraignant ce qui n'est pas malade <p 250r>de l'estre, comme dit Alcaeus, avec eux. Pourtant me semble-il que Platon admoneste fort sagement, qu'en tels inconveniens on se tienne quoy, tant pource qu'il n'est pas certain si c'est bien ou mal pour le trespassé, comme aussi pource qu'il ne revient nul profit à l'advenir à celuy qui s'en tourmente: car la douleur empesche que lon ne puisse bien conseiller du faict en soy, et veult que lon accommode ses affaires ainsi que la raison jugera estre pour le mieulx, ne plus ne moins que quand on jouë au tablier, où lon dispose son jeu selon ce qu'il vient au dé. Parquoy si quelquefois nous venons à tomber en tels heurs de la fortune, il ne fault pas que nous nous prenions à crier comme font les enfans, touchans l'endroit où ils se sont frappez en tombant, ains accoustumer son ame à aller tout incontinent au remede pour r'habiller ce qui est cheut, ou qui se treuve indisposé par le secours de la medecine, en abolissant et ostant de tout poinct les lamentations. Auquel propos on dit, que celuy qui feit les loix et ordonnances des Lyciens, leur commanda que quand ils voudroient mener deuil, ils se vestissent de robbes de femmes: voulant par là leur donner à entendre que c'est une passion feminine, et qui ne convient aucunement à graves et honnestes hommes, et qui aient esté noblement et liberalement nourris: car à dire vray, c'est chose vile, basse, et qui sent sa femme, que de mener ainsi deuil: Aussi voit-on que coustumierement ce sont plustost femmes qui aiment à faire ce deuil, que non pas hommes, et plustost nations barbares que Grecques, et plustost les pires que les meilleures: et entre les peuples barbares, encore ne seront-ce point les plus genereux, ne qui aient les coeurs haults et magnanimes, comme les Allemans, et les Gaulois, mais plustost des Aegyptiens, des Syriens, des Lydiens, et tous autres semblables: car on recite qu'il y en a d'entre eux qui descendent dedans des caveaux, où ils demeurent plusieurs jours sans vouloir seulement voir la lumiere du soleil, pour autant que le trespassé qu'ils pleurent en est privé. Et pourtant Ion le poëte Tragique, aiant bien ouy parler de ceste sottise, fait parler une femme qui dit,
  De vos enfans estant la gouvernante,
  Je suis avec une corde tournante
  Sortie amont hors des caveaux du deuil.
Il y en a d'autres de ces Barbares qui se couppent quelques parties de leurs corps, comme le nez et les aureilles, et se deschirent au- demourant le reste de leurs corps, pensant gratifier aux trespassez, s'ils se departent en ce faisant de la moderation qui est selon la nature. Mais il y en a d'autres, qui venans à la traverse disent, qu'il ne fault pas mener deuil pour toute sorte de mort, ains seulement pour ceulx qui meurent de mort hastee et non meure, d'autant qu'ils n'ont encore point essayé de ce que lon estime biens en la vie humaine, comme de mariage, de litterature, de parfaict aage, du maniement de la Chose publique, des estats et offices: car ce sont les poincts qui plus font de douleur à ceux qui perdent ainsi leurs enfans et amis avant aage, pource que avant le temps ils ont esté privez et frustrez de leur esperance, ne s'appercevans pas que ceste mort avancee, quant au regard de la nature humaine, ne differe rien de celle qui est tardive: car c'est comme un retour en nostre païs naturel, qui nous est proposé à tous necessairement, sans que personne s'en puisse exempter: les uns marchent devant, les autres vont apres, et tous se rendent à mesme lieu: aussi en cheminant devant nostre fatale destinee, ceux qui y arrivent plus tard, ne gaignent rien d'avantage que ceux qui y sont plustost logez. Si doncques la mort hastive estoit mauvaise, encore seroit pire celle des petits enfans de mammelle qui ne parlent point, et encore plus celle de ceulx qui ne font que sortir du ventre de la mere: et neantmoins nous supportons le mal de ceulx-là plus doucement et plus patiemment, et au contraire celle de ceulx qui sont un peu plus aagez, nous la portons plus durement et plus douloureusement, pour la tromperie de nostre vaine esperance, par laquelle <p 250v>nous nous estions promis, que ceulx qui estoient desja si avancez, nous demoureroient asseuréement tout le cours entier de la vie. Si doncques le terme prefix de la vie humaine estoit de vingt ans, celuy qui seroit parvenu jusques à quinze ans, nous jugerions qu'il ne seroit pas trop verd pour mourir, ains qu'il auroit ja attainct une mesure d'aage competente: mais celuy qui auroit fourny entierement la destinee de vingt ans, ou qui seroit approché bien pres de ce nombre, nous le reputerions totalement bien-heureux, comme aiant passé une tres heureuse et tres-parfaite vie: mais si le cours de la vie humaine estoit de deux cents ans, celuy qui seroit decedé en l'aage de cent ans, estimans qu'il seroit mort trop verd, nous nous mettrions à le plorer et lamenter. Par ces raisons doncques, et pour celles que nous avons deduittes au paravant, il appert, que la mort mesme que nous appellons hastive, est facile à supporter patiemment: car certainement Troïlus, ou bien Priam luy-mesme, eust beaucoup moins ploré, s'ils fussent morts plustost, lors que le Royaume de Troye estoit en sa fleur et vigueur, et en ceste si grande opulence qu'il lamentoit et regrettoit: ce que lon peult evidemment juger et cognoistre par les paroles qu'il dit à son fils Hector, quand il l'admoneste de se retirer du combat contre Achilles, par ces vers:
  Rentre mon fils, rentre dans la closture
  De ceste ville, à fin que de mort dure
  Puisses Troiens et Troienes sauver.
  Ne donne pas matiere de braver
  A ce cruel Achilles, pour la gloire
  D'avoir sur toy obtenu la victoire,
  T'aiant osté hors de ce monde-cy.
  Helas au moins, mon fils, aies mercy
  De ton vieil pere, à qui encore l'aage
  N'a pas ravy de la raison l'usage,
  Que Jupiter autrement à la fin
  De ces vieux jours par malheureux destin
  Fera mourir d'une mort miserable,
  L'aiant fait voir du mal innumerable,
  Ses fils au fer trenchant exterminer,
  Par les cheveux ses filles entrainer,
  Ses beaux palais saccager et destruire
  De fond en comble, et par trop cruelle ire
  Petits enfans du tetin arracher,
  Pour contre terre ou mur les escacher,
  Tirer de mains violentes les femmes
  De mes fils morts à forcemens infames:
  Finablement jusques dessus ma porte
  Les chiens goulus traineront ma chair morte,
  Apres que l'un des ennemis aura
  Versé ce peu de sang qui restera
  Dedans mon corps, d'une espee poinctue,
  Ou bien du fer d'une sagette aigue.
  Làs il n'y a rien à voir si piteux,
  Qu'un vieillard blanc de barbe et de cheveux,
  A qui les chiens par villaine morsure
  Ont deschiré la face et la nature.
  Ainsi parla le bon homme, arrachant
  Le poil chenu de son blanc chef penchant:
<p 251r>   Mais pour cela ne luy fut onc possible
  Plier d'Hector le courage inflexible.
Veu doncques qu'il y a tant et tant d'exemples de cela, il fault que tu penses que la mort delivre ou preserve plusieurs personnes de plusieurs grands et griefs maulx, esquels ils fussent certainement encourus, s'ils eussent vescu d'avantage: dont je ne t'ay point voulu faire de plus long recit, ne plus ample recueil, pour eviter prolixité, estimant que ceux-là te devoient bien suffire, pour t'engarder de te laisser aller oultre le naturel, et oultre toute mesure, en des regrets inutils, et des lamentations qui ne procedent que de foiblesse et petitesse de coeur. Le philosophe Crantor souloit dire, que souffrir adversité sans en estre cause, estoit un grand allegement contre les sinistres accidents de la fortune: mais j'aimerois mieulx dire, que ne se sentir point coulpable, est une grande medecine et souverain remede pour oster le sentiment de la douleur d'une adversité. Au demourant, l'aimer et avoir cher un trespassé ne consiste pas en s'affliger, et se contrister soy-mesme, ains en servir et profiter à celuy que lon aime. Or le service et profit que lon peult faire à ceux qui sont ostez hors de ce monde, c'est l'honneur que lon leur porte par la bonne memoire que lon en a: pource que nul homme de bien ne merite d'estre lamenté ne ploré, ains plus tost d'estre celebré et loué: ny que lon en jette larmes indices de douleur, ains que lon luy face des honnestes offrandes et oblations: s'il est ainsi que celuy qui est passé en l'autre monde, soit en une plus divine condition de vie, estant delivré de la malheureuse servitude de ce corps et des infinies solicitudes et miseres qu'il est force que soustienent ceux qui sont en ceste vie mortelle, jusques à ce qu'ils aient parachevé le cours prefix de ceste vie, que la nature ne nous a point donnee pour tousjours, ains à chascun de nous en a distribué la portion qui luy estoit ordonnee par les loix de la fatale destinee. Pourtant ne faut-il pas que les sages, pour le regret de leurs amis trespassez, se laissent desborder oultre le naturel, et oultre tout moyen et mesure de douleur, en des deuils et lamentations barbaresques, qui jamais ne prennent fin, entendans ce qui ja par cy devant est advenu à plusieurs, qui se sont si fort saisis de tristesse et melancholie, que premier que d'achever leur deuil, ils ont achevé leur vie, et en portant le deuil des funerailles d'autruy, ils ont eulx mesmes malheureusement procuré les leurs: de maniere que les ennuys qu'ils avoient de la mort d'autruy, et les maulx qui procedoient de leur folie, ont esté ensepvelis quant et eulx, si que lon pouvoit bien dire veritablement d'eulx ce que dit Homere,
  La nuict survint qu'ils lamentoient encore.
Parquoy il leur faut souvent repeter de tels propos: Quoy, ne cesserons nous jamais de nous douloir? serons nous toute nostre vie en misere, qui ne finira jamais tant que nous demourerons en vie? Car de penser qu'il y ait deuil qui jamais ne doive prendre fin, seroit une extréme folie, attendu mesmement que bien souvent nous voyons que ceulx qui plus impatientement supportent leurs douleurs, et qui font plus de demonstration de grand deuil, devienent avec le temps les plus doulx, et que dedans les monuments mesmes, là où ils se tourmentoient le plus, et crioient les hauts cris en se battant les poitrines, ils s'assemblent, et font de magnifiques festins avec toute sorte de musique, et toute autre maniere de resjouïssance. C'est doncques à faire à un homme insensé, estimer que lon pouisse avoir un deuil ainsi permanent et perdurable à jamais: et s'ils venoient à considerer que leur deuil à la fin passera, apres que quelque chose sera advenue, ils previendroient le temps à se delivrer de douleur, qui ainsi comme ainsi le doit faire: car il est impossible à Dieu mesme de faire, que ce qui est faict soit à faire: et pourtant ce qui maintenant est arrivé contre nostre esperance, et contre nostre opinion, a monstré que c'est chose qui a bien accoustumé <p 251v>d'advenir à plusieurs par mesmes moyens. Comment, n'est-ce pas chose que nous pouvons bien comprendre par discours de raison naturelle, que
  Pleine est la mer et la terre de maux?
  De maux sur maux fatale destinee
  Enveloppant va l'humaine lignee?
  Le cours du ciel n'en est pas mesme exempt.
Ce n'est pas de maintenant, comme dit Crantor, mais de tout temps, que plusieurs sages hommes ont deploré les miseres humaines, reputans que le vivre mesme estoit une punition, et que le commancement de naistre homme, estoit une griefve calamité. Et dit Aristote, que Silenus, quand il fut surpris par le Roy Midas, le prononcea ainsi. Mais pour ce qu'il vient à propos, il vaudra mieux coucher icy les propres mots du philosophe: car en son livre intitulé Eudemus, ou de l'ame, il dit ainsi: «Parquoy ô tresbon et tresheureux personnage, nous reputons les trespassez benicts et bien-heureux, et pensons que mentir contre eux, ou bien mesdire d'eux, soit une impieté, comme de ceux qui sont ja passez en une meilleure et plus excellente condition que la nostre: et ceste coustume et opinion est si vieille et si ancienne en nostre païs, qu'il n'y a homme qui sçache ny le commancement du temps qu'elle fut introduicte, ny le premier autheur qui l'a instituee: ains est de toute @eternité, que ceste coustume, comme une loy, est observee parmy nous. Mais outre cela, tu sçais bien un ancien conte, qui est de tout temps en la bouche des hommes. Quel propos est-ce, dit-il? et l'autre continuant respondit: c'est, Que le meilleur seroit ne naistre point du tout: et apres, Que le mourir vaut mieux que le vivre:» et mesme que les Dieux l'ont ainsi tesmoigné à plusieurs, et entre autres au Roy Midas, lequel en chassant prit un jour Silenus, et luy demanda, quelle chose estoit meilleur à l'homme, et que c'estoit que l'homme devoit souhaitter et eslire sur toute autre chose. Il ne luy voulut rien respondre du premier coup, ains demoura en silence sans dire un seul mot, jusques à tant que Midas l'aiant pressé par tous moyens, à toute peine à la fin le conduisit-il à parler: et lors se voyant contrainct par force, il luy dit, «O semence de courte duree, de laborieuse destinee, et de fortune penible et miserable, pourquoy me contraignez vous de vous dire ce qu'il vous vaudroit mieux ignorer? pource que la vie est moins travaillee, et moins douloureuse, quand elle ignore ses propre maux. Or est-il que les hommes ne peuvent nullement avoir ce qui est de tout le meilleur, ny estre participans de la nature de ce qui est tresbon: car le meilleur à tous et à toutes seroit, n'avoir jamais esté: mais ce qui suit apres, et le premier de ce qui se peut faire, bien qu'il soit en ordre le second, c'est, mourir incontinent apres que lon est né.» Il appert doncques que Silenus jugea et prononcea, que la condition de ceux qui sont morts est meilleure, que de ceux qui sont vivants, et y a dix mille sentences et exemples tel, et dix mille encore apres, que lon pourroit alleguer et amener à mesme conclusion: mais il n'est ja besoing estendre d'avantage ce propos. Il ne faut doncques point lamenter les jeunes hommes qui meurent, pour autant qu'ils sont privez des biens dont les hommes jouïssent en vivant longuement: car cela est incertain, comme nous avons ja dict par plusieurs fois, s'ils sont privez de maux ou de biens, pource qu'il y a beaucoup plus de maux en la vie humaine que de biens, et acquerons les uns à grande peine et avec beaucoup de travail et de soucy, mais les maux fort facilement: d'autant que lon dit qu'ils sont ronds, et qu'ils s'entretiennent, et vont l'un apres l'autre fort facilement, là où les biens sont separez et distans les uns des autres, ne s'assemblans jamais les uns avec les autres, sinon sur la fin de la vie de l'homme. Parquoy il semble que nous nous oublions, car non seulement comme dit Euripide,
  Les biens mondaines ne sont propres aux hommes,
mais ny autre chose quelconque: et pourtant faut-il dire de toutes choses,
<p 252r>   Les biens en propre aux Dieux seul appartiennent,
  Et les humains en recepte les tiennent:
  Quand il leur plaist de les redemander,
  Il est en eux les en deposseder.
Il ne faut doncques point estre marris, s'ils nous redemandent ce qu'ils nous avoient presté pour un peu de temps seulement: car les bancquiers mesmes, comme nous avons accoustumé de dire souvent, ne se courroucent pas quand on leur redemande, et qu'ils sont contraincts de rendre les deniers que lon a deposé entre leurs mains, s'ils sont gens de bien: car on pourroit dire avec raison à ceux qui ne le rendroient pas volontiers, As-tu oublié que tu avois receu ces deniers- là pour les rendre? Cela se peut convenablement appliquer à tous les hommes: car nous avons tous la vie des Dieux en depost forcé et contrainct, et n'y a point de certain temps prefix, dedans lequel il la nous faille rendre, comme aussi n'ont point les bancquiers de temps prefix, auquel ils soient tenus de rendre les deniers deposez en leurs mains, ains leur est incertain quand celuy qui les leur a baillez, les redemandera. Celuy doncques qui se courrouce excessivement, quand il se sent luy mesme pres de la mort, ou quand ses enfans luy meurent, n'a-il pas manifestement oublié qu'il est homme, et qu'il avoit engendré des enfans mortels? Ce n'est point faict à homme qui ait le sens entier, ignorer que l'homme est un animal mortel, ne qu'il est né pour une fois mourir. Parquoy si Niobé, selon que les fables racontent, eust tousjours eu à la main ceste opinion et ceste consideration prompte,
  En fleur d'aage tu ne seras
  Toute ta vie, et point n'auras
  Tousjours d'enfans grande maignie
  Autour de toy pour compagnie:
  Le Soleil ne te sera pas
  Doulx à voir jusqu'à ton trespas:
elle ne se fust pas tourmentee ne desesperee, jusques à desirer sortir hors de ceste vie pour la grandeur de sa calamité, et à conjurer les Dieux de la ravir hors de ce monde en une trescruelle ruine. Il y a deux des preceptes qui sont escripts au temple d'Apollo en Delphes, tres-necessaires à la vie humaine: l'un est, Cognoy toy mesme: l'autre, Rien trop: car de ces deux preceptes dependent tous les autres, et sont ces deux consonans et accordans ensemble, s'entredeclarants l'un l'autre autant qu'il est possible: car en Cognoistre soy-mesme est contenu Rien trop: et en Rien trop se comprend Cognoistre soy-mesme: et pourtant Ion le poëte parlant de ces deux preceptes dit ainsi,
  Cognoy toy-mesme, à dire est bien aisé,
  Mais à le faire il est si mal-aisé,
  Qu'il n'y a nul en la celeste bande
  Des Dieux, qu'un seul Jupiter, qui l'entende. Et Pindare dit,
  Les sages louënt grandement
  Ce mot, Rien excessivement.
Qui aura donc tousjours devant les yeux de sa pensee ces deux preceptes en telle reverence que meritent d'estre tenus les Oracles d'Apollo, il les pourra facilement appliquer à tous affaires de la vie humaine, et les sçaura bien supporter dextrement et modestement, eu esgard à sa nature, et à ne se point trop eslever en vaine gloire pour chose qui puisse advenir, ny aussi à se ravaller et abaisser oultre mesure en deplorations et lamentations pour l'infirmité ou de l'ame ou de la fortune, ny pour la crainte de la mort, qui s'imprime en nos coeurs à faute de bien cognoistre et considerer ce qui est ordinaire et coustumier d'advenir en la vie de l'homme, par necessité, et selon <p 252v>la disposition de la fatale destinee.
  Quand tu seras par les Dieux visité
  De la douleur de quelque adversité,
  Supporte la en patience doulce
  Modestement, et point ne t'en courrouce.
Et le poëte Tragique Aeschylus,
  C'est faict en homme et vertueux et sage,
  Quoy qu'il advienne à son desadvantage,
  Contre les Dieux jamais ne murmurer. Et Euripides,
  Celuy qui cede à la necessité,
  Entend que c'est que la divinité,
  Et de nous est estimé homme sage. Et en un autre lieu,
  Celuy qui sçait porter l'evenement,
  Quel qui luy puisse advenir, doulcement,
  Est dessus tous, ainsi comme je pense,
  Homme de bien et de grande prudence.
Et au contraire, la plus part du monde se plaint de toutes choses, et quoy que ce soit qui leur adviene contre leur souhait, ou contre leur esperance, ils estiment tousjours que cela procede de la malignité et de l'envie des Dieux et de la fortune. Et pourtant ils se lamentent, et accusent tousjours leur mauvaise fortune: ausquels on pourroit avec raison repliquer et respondre, Ce n'est pas Dieu qui te rend miserable, mais c'est toy-mesme, ta folie, et ton erreur procedant d'ignorance: car pour ceste faulse et abusee opinion ils se plaignent de toutes sortes de mort. Si aucuns de leurs amis vient à mourir hors de son païs, ils le regrettent en disant,
  Helas pauvret, tu n'as eu ny ton pere
  A ton trespas, ny ta dolente mere,
  Aupres de toy, pour te clorre les yeux.
Et s'il meurt en son païs presens son pere et sa mere, ils le lamentent, comme leur aiant esté ravy des mains, et leur aiant laissé l'impression de la douleur de l'avoir veu mourir devant leurs yeux. S'il meurt sans parler ne leur dire mot quelconque de chose que ce soit, en criant ils disent,
  Tu ne m'as pas un bon propos tenu,
  Que tousjours j'eusse en mon coeur retenu.
Si au contraire il leur a tenu quelque propos en mourant, ils auront tousjours ce propos-là en la bouche, comme un renouvellement de leur douleur. S'il est mort soudainement, ils le deplorent comme aiant esté ravy: S'il a demouré longuement à mourir, ils le plaignent comme estant mort à petit feu, par maniere de dire, et aiant enduré beaucoup avant que passer. Brief toute occasion leur est idoine et suffisante pour exciter leurs douleurs et leurs lamentations. Et ceux qui ont émeu toutes ces crieries, ont esté les poëtes, mesmement le premier et le prince de tous, Homere, disant:
  Comme le pere au feu des funerailles
  De son cher fils mort en ses espousailles
  Bruslant ses os lamente amerement,
  Et ceste mort afflige durement
  La pauvre mere, à tous deux miserables
  Laissans regrets et pleurs innumerables.
Et pour cela encore n'est-il pas asseuré si on le plaint et plore justement: mais voyez ce qui suit apres,
  Estant seul fils unique en leurs ans vieux,
  Et de grands biens heritier apres eux.
<p 253r>Et qui sçait que Dieu par sa provoyance et bienveuillance paternelle envers le genre humain, n'en oste quelques uns de ce monde avant leur temps, pour-autant qu'il prevoit bien les maux qui autrement leur doivent advenir? Pourtant faut-il plus tost estimer, qu'il ne leur advient rien que lon doive avoir en haine: Car,
  Rien n'est mauvais quand il est necessaire:
Je dis rien de ce qui advient à l'homme, soit par raison primitive, soit par consequence, tant par ce que bien souvent la mort survenant aux hommes, les preserve de plusieurs autres plus griefves et pires adversitez: comme aussi pour ce qu'il estoit expedient aux uns de n'avoir oncques esté, et aux autres apres qu'ils sont parvenus en la fleur de leur aage: toutes lesquelles especes de mort, en quelque sorte qu'elle adviene, se doivent supporter patiemment, attendu que ce qui procede de fatale destinee, ne se peut eviter: et la raison voudroit que les hommes bien appris considerassent en eux-mesmes, que ceux que nous estimons avoir esté privez de la vie avant la maturité, nous precedent de bien peu de temps: car la plus longue vie qui soit, est courte et briefve, ne montant non plus qu'un poinct ou une minute de temps, au regard de l'infinie @eternité: et que plusieurs de ceux qui demenent le plus de dueil, en peu de temps sont allez apres ceux qu'ils ont ploré, n'ayans rien gaigné à leur long deuil, et s'estans pour neant affligez d'ennuis et de fascheries: là où puis que le temps est si court que nous avons à voyager au pelerinage de ceste vie, nous ne nous deussions pas consumer nous mesmes de tristesse souillee, ny de douleur amere, et miserable deuil, jusques à affliger de coups nostre propre corps, ains plus tost nous efforcer de revenir, et retourner à ce qui est meilleur et plus humain, en conversant avec personnes qui soient, non pour se contrister avec nous, et pour exciter tousjours d'avantage nostre deuil par une maniere de flatterie, ains plustost avec ceux qui soient pour nous oster et diminuer nos ennuis, avec une genereuse, grave et venerable consolation, aians tousjours en l'entendement ces vers d'Homere que Hector dit à sa femme Andromache, en la reconfortant,
  Ne me viens point chetive trop saisir
  L'entendement de triste desplaisir:
  Point ne sera ma vie terminee
  Par qui que soit avant sa destinee.
  Au demourant je te dis Andromache,
  Qu'il n'y a point d'homme ne preux ne lasche
  Qui sçeust apres qu'une fois il est né,
  Fuïr ce qui luy est predestiné.
Et le mesme poëte parlant de ceste fatale destinee dit en un autre passage,
  Dés qu'un enfant sort du ventre, J'estaim
  Est tout filé de son fatal destin.
Si nous imprimons ces raisons en nostre entendement, nous serons delivrez d'une vaine melancholie de deuil, qui ne sert à rien, mesmement quand nous viendrons à considerer combien la duree de nostre vie est courte: pourtant la fault-il contregarder, à fin que nous la puissions passer tranquillement sans estre agitee ne troublee de ces douleurs de mortuaires, en delaissant les marques et habits de dueil, et reprenant le soing de bien traitter nos personnes, et de prouvoir au bien de ceux qui vivent avec nous. Aussi sera-il bon de se ramener en memoire les arguments et raisons dont nous aurons, comme il est vray-semblable, autrefois usé envers nos parents et amis en pareilles calamitez, en les reconfortant, et leur suadant de supporter patiemment et communément les communs accidents de ceste vie, et les cas humains humainement, et ne commettre pas ceste faute, que d'estre suffisant assez pour pouvoir descharger les autres de douleur, et ne se pouvoir pas secourir soy-mesme, ny recevoir aucune utilité <p 253v>de la recordation de ces persuasions-là, et guarir les angoisses de l'ame avec les drogues medicinales de la raison, tenans pour certain qu'il n'y a rien que lon deust moins differer ny dilayer, que de descharger son coeur de melancholie et d'ennuy: et toutefois on dit en un commun proverbe, qui est en la bouche de tout le monde,
  Qui muse à quoy que ce soit,
  Tousjours perte il en reçoit.
Mais encore bien plus reçoit-il de dommage, à mon advis, celuy qui dilaye à se descharger des griefves et malencontreuses passions de l'ame, le differant jusques à un autre temps. Au contraire faudroit-il tourner ses yeux sur ceux qui ont genereusement et magnanimement supporté la mort de leurs enfans, comme Anaxagoras le Clazomenien, et Demosthenes l'Athenien, Dion le Syracusain, et le Roy Antigonus, et plusieurs autres, tant du passé que du present: desquels Anaxagoris, ainsi comme nous lisons, aiant entendu la mort de son fils par quelqu'un qui luy en vint apporter la nouvelle, ainsi comme il disputoit de la nature des choses, et devisoit avec ses familiers et amis, il s'arresta un peu à penser en soy-mesme, et puis dit seulement aux assistans, «Je sçavois bien que j'avois engendré un fils mortel.» Et Pericles, qui pour l'excellence de son eloquence, et de son grand sens et prudence fut surnommé Olympien, c'est à dire, celeste, en feit tout autant, quant il entendit que ses deux enfans Paralus et Xantippus estoient tous deux morts, ainsi que dit Protagoras en ces paroles: «Luy estans ses deux fils, tous deux beaux jeunes hommes, morts à huict jours l'un de l'autre, il n'en porta oncques le deuil, ains mainteint tousjours son esprit en serene tranquillité, dont il recevoit tous les jours de grands fruicts, non seulement en ce que ce luy estoit un grand heur, de ne sentir point de douleur, mais aussi en ce qu'il en estoit mieux estimé du peuple: car un chascun le voyant supporter sa perte ainsi robustement, l'en estimoit vaillant et magnanime, et de plus grand coeur que soy- mesme, sçachant tresbien comme il se trouvoit affligé et troublé en tels accidents: car on dit qu'apres la nouvelle de la mort de ses deux enfans il ne laissa pas de porter sur la teste chapeaux de fleurs, suyvant la coustume de son païs, et de harenguer au peuple en robbe blanche, mettant tousjours en avant des bons conseils aux Atheniens, et les incitant tousjours à la guerre.» Semblablement Xenophon l'un des familiers de Socrates, ainsi comme il sacrifioit un jour aux Dieux, entendit par quelques uns qui retournoient de la battaille, que son fils y estoit mort: il osta adonc incontinent le chapeau de fleurs qu'il avoit sur la teste, et demanda en quelle sorte il estoit mort: et comme on luy eust dict, qu'il avoit esté tué en combattant fort vaillamment, apres avoir faict un grand meurtre des ennemis, il demeura un bien peu d'espace à reprimer par discours de la raison en son coeur sa passion, et puis remeit incontinent le chapeau de fleurs sur sa teste, et paracheva son sacrifice, disant à ceux qui luy en avoient apporté la nouvelle, «Je n'ay jamais requis aux Dieux que mon fils fust immortel, ne qu'il vescust longuement, car on ne sçait si cela est expedient à ceux qui le demandent: mais bien leur ay-je prié, qu'ils luy feissent la grace d'estre homme de bien, et de bien aimer et servir sa patrie: ce qui est advenu.» Et Dion le Syracusain, comme il estoit un jour assis à deviser avec ses amis, il entendit un grand bruit parmy sa maison, et un grand cry: si demanda, que c'estoit: et apres avoir entendu l'inconvenient, que c'estoit son fils qui estoit tombé du toict de la maison en bas, et s'estoit tué, sans autrement s'en effrayer, il commanda que lon en baillast le corps aux femmes pour l'ensepvelir selon la coustume: et luy ce-pendant continua le propos qu'il avoit encommancé avec ses amis. Demosthenes l'orateur le suivit aussi en cela, apres avoir perdu sa chere et unique fille, de laquelle Aeschines, pensant faire un grand reproche à son pere, dit ainsi: «Sept jours apres que sa fille fut trespassee, devant que d'en avoir faict le dueil et les obseques à la maniere accoustumee, couronné <p 254r>d'un chapeau de fleurs, et prenant une robbe blanche, il sacrifia aux Dieux un boeuf, et meit ainsi malheureusement à nonchaloir la pauvre trespassee, qu'il avoit perduë, sa fille unique, et celle qui premier l'avoit appellé pere, le meschant qu'il est.» Ce Rhetoricien- là aiant pris pour son subject à accuser Demosthene, recite ses propos là, ne se prenant pas garde qu'en le cuidant blasmer il le louë, veu qu'il rejetta arriere tout deuil, et monstra qu'il avoit la charité envers son païs en plus grande recommandation, que l'amour et compassion naturelle envers ceux de son sang. Et le Roy Antigonus aiant entendu la mort de son fils Alcyoneus, qui avoit esté tué en une battaille, il regarda franchement ceux qui luy apporterent ceste mauvaise nouvelle, et s'estant un peu arresté à penser, la teste baissee, sans mot dire, il profera ces paroles: «O Alcyoneus, tu as perdu la vie plus tard que tu ne devois, te jettant ainsi à l'abandon sur les ennemis, et ne te soucient autrement ny de ton salut, ny de mes admonestements.» Or n'y a- il celuy qui n'admire et n'estime grandement ces personnages- là, pour leur constance et magnanimité: mais quand ce vient à l'espreuve du faict, ils ne les peuvent imiter pour l'imbecillité de leur ame, laquelle procede d'ignorance: toutefois y aiant plusieurs exemples de ceux qui se sont genereusement et vertueusement portez en la mort et perte de leurs amis et proches parents, que lon pourroit tirer tant de l'histoire Grecque, comme de la Latine, ce que nous en avons allegué jusques icy, pourra suffire pour faire oster ce tant fascheux deuil, et ceste vainne affliction que tu en prens, laquelle ne peut à rien servir ne profiter. Mais que les jeunes hommes d'excellente vertu, qui meurent en leur jeunesse, soient en la grace des Dieux, et qu'ils passent en un plus heureux estre, j'en ay desja faict quelque mention au paravant, et encore essayeray-je d'en dire quelque chose en cest endroict, le plus briefvement qu'il me sera possible, portant tesmoignage de verité à ceste belle et sage sentence de Menander qui dit,
  Celuy qui est en la grace des Dieux,
  Il meurt avant que de devenir vieux.
Mais à l'adventure me pourras-tu repliquer, trescher amy Apollonius, que le jeune Apollonius ton fils avoit toutes choses fort prosperes et à souhait, et que c'estoit plus tost toy qui devois yssir de ceste vie, et estre inhumé par luy qui estoit en la fleur de son aage, et que cela estoit le devoir selon nostre nature, et selon le cours de l'humanité: il est bien vray, mais non pas à l'adventure selon la provoyance du gouvernement de l'univers, ny selon la generale ordonnance du monde: et au regard de luy qui est bienheureux maintenant, il ne luy estoit pas selon nature de demourer en ceste vie plus que le temps qui luy estoit prefix, ains apres avoir honnestement achevé le cours de son temps, estoit besoing qu'il reprist son chemin pour retourner à sa destinee qui le rappelloit. Voire-mais, il est mort avant son temps: tant plus heureux en est-il, de n'avoir point essayé d'avantage les maux de ceste vie: car, comme dit Euripide,
  Ce que du nom de vie lon appelle,
  Est en effect peine continuelle.
Mais il s'en est allé de trop bonne heure, en la plus belle fleur de son aage, jeune homme, entier de toutes choses, à marier, aimé, prisé et estimé de tous ceux qui le hantoient, aimant son pere, aimant sa mere, aimant ses parents, aimant les lettres, et pour dire tout en un mot, amiable à tout le monde, reverant ses amis qui estoient de plus grand aage que luy comme ses peres, cherissant ses egaux et familiers, honorant ceux qui l'avoient enseigné, aux estrangers, autant comme aux citoyens, tres-humain, et à tous cordial, et de tous universellement bien-voulu, tant pour la grace de sa beauté, que pour sa gracieuse affabilité. Il est bien vray tout cela: mais aussi faut-il que tu penses, qu'il s'en est allé de bonne heure de ceste vie mortelle, emportant avec soy louange eternelle de sa pieté et observance envers toy, et de la <p 254v>tienne envers luy, ne plus ne moins, que s'il fust sorty d'un bancquet, avant que de tomber en quelque yvrongnerie et folie, laquelle ne peut fuir qu'elle n'advienne en longue vieillesse: et si le dire des anciens poëtes et philosophes est veritable, comme il est vray-semblable, que les gens de bien, et qui ont esté devots envers les Dieux, quand ils viennent à mourir, aient en l'autre monde honneur et preference, et un lieu à part où leurs ames demeurent, tu dois avoir bonne esperance de feu ton fils, qu'il sera colloqué au nombre de ceux-là: desquels hommes religieux le poëte Pindare parlant en ses Cantiques, dit ainsi,
  Quand nous avons icy la nuict,
  Le Soleil là-dessous leur luit:
  Leurs vergers sont belles prairies
  De roses vermeilles fleuries,
  Couvertes d'arbres, que les sens
  Remplissent de l'odeur d'encens,
  Tous chargez de pommes dorees.
  Par ces delicieuses prees
  Les uns se vont resjouïssans
  A picquer chevaux bondissans,
  Les autres au son harmonique
  De tout instrument de musique.
  Là sont toutes sortes de fleurs
  De tres-delicates odeurs:
  Et les autels des Dieux y fument
  De toutes senteurs, qui parfument,
  En brulant dedans un clair feu,
  Tousjours cest amiable lieu.
Et un peu plus avant, en un autre Cantique de lamentation, là où il parle de l'ame, il dit:
  Heureuse est leur condition
  Hors de toute vexation:
  Il n'est point de corps qui ne meure,
  L'ame seule tousjours demeure
  Vivante à perpetuité,
  Comme de la divinité
  Seule aiant pris son origine.
  Or de dormir elle ne fine
  Tant que les membres sont veillans:
  Mais quelquefois eulx sommeillans,
  Elle donne à cognoistre comme
  C'est elle seule que en l'homme
  Fait jugement de ce qui plaist,
  Et de ce qui fasche et desplaist.
Et le divin Platon en son traitté de l'Ame a dit plusieurs raisons de son immortalité, et en a aussi beaucoup parlé en ses livres de la Republique, et au dialogue intitulé Memnon, et en celuy de Gorgia, et par-cy par- là en plusieurs autres lieux. Or quant à tout ce qu'il en a dit en son dialogue de l'Ame, j'en feray un extraict à part, que je te bailleray, ainsi que m'en as requis, mais pour le present je ne t'en allegueray que ce qui vient à propos, et qui sert à la matiere: c'est ce qu'il en dit à un Athenien familier et domestique de Gorgias l'orateur: car Socrates en ce traitté de Platon dit ainsi: «Escoute un fort beau propos, lesquel tu reputeras à mon advis estre une fable, mais quant à moy, je l'estime veritable, et te le raconteray pour tel: car comme dit <p 255r>Homere, Jupiter, Neptune et Pluton departirent jadis entre-eux l'empire qu'ils avoient eu de leur pere. Or y avoit-il une loy touchant les hommes dés le temps de Saturne, et de tout temps, et est encore jusques au temps present entre les Dieux, Que d'entre les hommes celuy qui a passé sa vie justement et sainctement, quand il vient à mourir, s'en va demourer és Isles fortunees, en toute felicité, hors de toute sorte de maux: et au contraire, celuy qui a vescu injustement et sans craindre ne reverer les Dieux, s'en va en la prison de justice et de punition que lon appelle Tartare, c'est à dire Enfer. Or les juges qui ont eu cognoissance de cela durant le regne de Saturne, et encore depuis sur le commancement du regne de Jupiter, estoient des hommes vivants qui jugeoient les autres hommes en leur vie, au propre jour qu'ils devoient aller de vie à trespas: dont il advenoit que les jugements n'en estoient pas bons, jusques à ce que Pluton et les autres superintendans les Isles fortunees vindrent rapporter à Jupiter, que lon leur envoyoit des gens qui n'en estoient pas dignes. Jupiter leur respondit, J'y donneray bien ordre, et engarderay bien que cela ne se fera plus: car la cause pourquoy les jugements sont mauvais est, pource que tant ceux qui jugent, comme ceux qui sont jugez, le sont estans revestus, pource que c'est durant leur vie, et plusieurs à l'adventure aiants de mauvaises ames, et estans revestus de beaux corps, de noblesse, de lignee et de richesse, quand on les veult juger, il vient plusieurs qui leur portent tesmoignage, comment ils ont bien vescu: les juges sont esblouys de ces tesmoings-là, joinct qu'ils sont eulx- mesmes revestus, aiant au devant de leurs ames les yeux, les aureilles, et toute la structure de leur corps: toutes ces choses- là leur donnent empeschement, tant leurs vestements propres, que ceux des jugez. Premierement doncques il les fault engarder qu'ils ne sçachent plus le jour de leur mort: et puis il faut que les jugements dorenavant se facent, les uns et les autres estans tous nuds: et pour ce faire il est besoing qu'ils soient tous morts, et le juge mesme soit mort, et qu'il vienne à examiner avec l'ame seule, les ames des trespassez, à mesure qu'ils viendront à mourir, estans seules et destituees de tous leurs parents et amis, et aiants laissé sur la terre tout l'ornement et vestement qu'elles souloient avoir, à celle fin que le jugement s'en face plus droict et plus juste. C'est pourquoy aiant cogneu cela devant vous, j'ay constitué de mes propres enfans pour juges, deux du costé de l'Asie, Minos et Radamanthus, et un du costé de l'Europe, c'est Aeacus: ceux- là apres qu'ils seront morts, jugeront dedans le pré au carrefour, là où fourchent les deux chemins, l'un qui va és Isles fortunees, l'autre au Tartare. Radamanthus jugera ceux de l'Asie, et Aeacus ceux de l'Europe: et quant à Minos, je luy donneray la presidence de juger par dessus, si d'adventure il y a quelque chose qui soit incogneuë à l'un des deux autres, à fin que d'icy en avant le jugement soit tres-juste, du chemin que les hommes auront à tenir.» Voyla le propos que j'ay ouy reciter, ô Callicles, et que je croy estre veritable: duquel discours je recueille ceste conclusion en fin, Que la mort n'est autre chose, que la separation de l'ame d'avec le corps. C'est ce que j'ay ramassé et mis ensemble, trescher amy Apollonius, avec grand soing et diligence pour t'en composer un discours de consolation, qui m'a semblé tres-necessaire, tant pour alleger un peu la douleur qui te travaille presentement, et te faire cesser ce fascheux deuil que tu menes: comme aussi pour y comprendre l'honneur et la louange qui me semble que je devois à la memoire de ton fils Apollonius le bien-aimé des Dieux: car c'est chose à mon advis tres-desirable, et convenable à ceux qui par bonne et heureuse memoire, et par gloire perdurable sont consacrez à immortalité. Tu feras doncques sagement, si tu obeïs aux raisons qui y sont contenues, et gratifies à ton fils, en te revenant de ceste vaine affliction que tu donnes et à ton corps, et à ton ame, <p 255v>en ton accoustumee, ordinaire et naturelle façon de vivre: car ainsi comme lors qu'il vivoit entre nous, il n'eust pas esté aise de voir ny toy son pere, ny sa mere, tristes et desolez: aussi maintenant qu'il est conversant et faisant bonne chere avec les Dieux, il ne prendroit pas plaisir à voir l'estat auquel vous estes. Parquoy reprenant courage d'homme de bien, magnanime et aimant les siens, retire toy le premier, et puis la mere du jeune homme, et tous vos parents et amis d'une telle misere, en passant en une plus tranquille et paisible maniere de vivre, laquelle sera trop plus agreable et au defunct ton fils, et à nous tous, qui avons soing de ta personne, ainsi comme il convient à l'amitié que nous te portons.

Consolation envoyee à sa femme sur la MORT D'UNE SIENE FILLE. Plutarque à sa femme S.
CELUY que tu m'avois envoyé pour m'apporter la nouvelle de la mort de nostre petite fille, à mon advis m'a failly par le chemin, estant allé droict à Athenes: mais arrivé à Tanagre, j'en ay esté adverty. Or quant à sa sepulture, je pense bien que tu y auras desja donné ordre: et à la miene volonté que ce soit en sorte, que ny pour le present, ny pour l'advenir elle ne t'apporte guere de desplaisir. Mais si d'adventure tu as differé à faire quelque chose que tu eusses bien voulu, jusques à ce que tu en eusses entendu mon advis, estimant que cela en le faisant t'aidera à porter patiemment ta douleur, je te prie au moins que ce soit sans aucune curiosité ny aucune superstition, desquelles tu es aussi peu entachee que femme que je cognoisse: Seulement te veux-je admonester, ma femme, qu'en cest inconvenient tu te maintienes, et pour toy et pour moy, en une constance et tranquillité d'esprit: car quant à moy, j'entens et mesure en mon coeur ceste perte telle, et aussi grande comme elle est, mais si je treuve que tu la portes trop impatientement, cela me sera plus grief, et me faschera plus que l'inconvenient mesme: combien que je n'aye pas non plus esté engendré ny d'un chesne ny d'un rocher, dequoy tu peux toy mesme estre bien bon tesmoing, sçachant comme nous avons nourry ensemble plusieurs de nos enfans, en nostre maison, et par nos propres mains, tu sçais aussi comme je l'aimois fort tendrement, pour ce que j'avoit fort desiré avec toy que tu eusses une fille, apres quatre fils que tu avois eus de reng, et pource qu'elle m'avoit apporté le moyen de luy donner ton nom. Mais outre l'amour paternelle que lon a communement envers ses petits enfans, encore y avoit-il en elle une poincte particuliere qui la me faisoit plus cherement aimer, c'est qu'elle me donnoit du plaisir, sans que j'apperceusse jamais en elle aucune cholere, ny aucune mignardise: car elle avoit une doulceur et bonté naturelle merveilleuse: et ce qu'elle s'efforçoit de monstrer qu'elle aimoit ceux qui l'aimoient, et s'estudioit de leur complaire, me donnoit du plaisir, et ensemble cognoissance d'une grande debonnaireté que nature avoit mise en elle: car elle prioit sa nourrice de donner la mammelle non seulement aux autres petits enfans qui jouoient avec elle, mais aussi aux pouppees et autres jouets d'enfans, dont elle se jouoit, comme faisant par de sa table par humanité, et communiquant ce qu'elle avoit de plus agreable à ceux qui luy donnoient plaisir. Mais je ne voys pas, ma femme, pourquoy ces petits propos- là, et autres semblables qui nous ont donné du plaisir en sa <p 256r>vie, nous doivent fascher et troubler maintenant apres sa mort, quand nous viendrons à les rememorer: mais aussi, au contraire, crains-je, que avec la douleur nous n'en chassions la memoire, comme fait Clymene quand elle dit,
  L'arc et la trousse m'est moleste,
  Tous exercices je deteste:
fuyant tousjours et tremblant à la recordation et rememoration de son fils, pource qu'elle luy renouvelloit ses douleurs: car naturellement nous refuyons tout ce qui nous fasche: mais il faut que comme en son vivant nous n'avions rien plus doulx à ambrasser, ne plus plaisant à voir et à ouïr qu'elle, aussi que le pensement d'elle loge et vive avec nous, pour toute nostre vie, aiant je dis, beaucoup de fois plus de joye que de tristesse, s'il est vraysemblable, que les raisons et argumens que nous avons souventefois alleguees aux autres, nous ayent à nous mesmes profité de quelque chose au besoing, et ne soient pas demourees oyseuses, en nous accusant qu'au lieu de ces joyes-là passees, nous leur rendions maintenant plusieurs fois autant de douleurs. Ceulx qui y ont assisté, nous rapportent, avec grande recommendation de ta vertu, que tu n'en as pas seulement changé de robbe, ne pris accoustrement de deuil, et que tu ne t'en es ny défiguree, ny outragee, ny toy ny tes femmes, en aucune maniere, ny que tu n'en as fait aucun appareil somptueux à ses funerailles, comme si c'eust esté pour une feste solennelle, ains as fait toutes choses sobrement, et honnestement, sans bruit, avec nos amis et parents: dequoy je ne me suis point esmerveillé quant à moy, si toy qui jamais n'as pris plaisir ny fait gloire de te monstrer ny en theatre, ny en procession, ains plus tost qui as tousjours estimé que la sumptuosité estoit inutile, voire mesmes és choses de plaisir, en chose triste et douloureuse, tu as observé la simplicité qui est la plus seure: car il faut que la Dame sage et honneste demeure inviolee non seulement és festes Bacchanales, mais aussi penser qu'il faut que la tourmente et emotion de la passion en deuil, a besoing de continence pour resister et combattre, non pas contre l'amour et charité naturelle des meres aux enfans, comme quelques unes pensent, mais contre l'intemperance de l'ame: car nous concedons à ceste charité le regretter, le reverer, et le rememorer les trespassez, mais la cupidité excessive et insatiable de lamentations, qui force les personnes jusques à jetter les haults cris, et à se battre et outrager, n'est moins laide et honteuse, que l'incontinence és voluptez: toutefois on l'excuse plus de paroles, d'autant que à la laideur c'est la douleur et l'amertume, au lieu qu'à l'autre c'est la volupté qui y est conjoincte. Car y a-il rien plus desraisonnable, que d'oster l'exces de rire et de s'esjouïr: et, au contraire, de laisser aller les torrents de larmes et de pleurs, qui partent d'une mesme source, tant qu'ils peuvent aller? et ce que font quelques uns qui tansent et querellent avec leurs femmes pour quelques parfums ou quelques habillements de pourpre qu'elles voudroient avoir, et ce pendant leur permettent de raser leurs cheveux en deuil, et se vestir de noir, se seoir deshonnestement à mesme terre, crier à pleine teste en invoquant les Dieux: et, ce qui est encore plus mauvais que tout, si elles punissent excessivement ou injustement leurs servantes, s'y opposer et les engarder: et quand elles mesmes se chastient cruellement, et asprement, les laisser faire en accidents et inconvenients qui auroient au contraire besoing de facilité et d'humanité. Mais quant à nous, ma femme, nous n'avons point eu jamais besoing de ce combat là l'un contre l'autre, ny n'en aurons, à mon advis, jamais de cestuy-cy: car quant à la simplicité de vestements, et à la sobrieté du vivre ordinaire sans aucune superfluité, il n'y a pas un philosophe, ny pas un honneste citoyen qui ait hanté et frequenté en nostre maison avec nous, qui n'ait pris grand plaisir à voir et considerer ta simplicité, soit aux sacrifices, soit aux theatres, soit aux danses et processions: aussi as-tu desja monstré une grande constance en pareil accident, à la mort de ton fils aisné: <p 256v>et encore depuis quand le gentil Charon nous laissa avant aage: car il me souvient que quelques estrangers qui estoient venus avec moy de la marine, quand on nous vint dire la nouvelle de la mort du petit enfant, comme ils furent arrivez avec d'autres nos amis et voisins en nostre maison, et qu'ils y veirent toutes choses rassises et bien composees sans desordre ne bruit aucun, ainsi comme eulx-mesmes l'ont raconté à d'autres depuis, ils penserent que ce fust une faulse nouvelle, et qu'il ne fust rien advenu de mal, tant tu ordonnas honnestement et sagement toutes choses en nostre maison, lors que l'occasion estoit bien suffisante pour excuser un desordre et une confusion, combien que tu eusses nourry l'enfant de ta propre mammelle, et que tu y eusses enduré une incision au tetin, à cause d'une froissure et contusion. Ce sont actes de generosité en une Dame, et de charité envers ses enfans, cela. Là où nous voyons plusieurs autres meres, qui prennent leurs petits enfans des mains des nourrices, comme des jouets pour passer leur temps: et puis quand il advient qu'ils meurent, ils se laschent et laissent aller à tous vains regrets, et deuil qui ne sert de rien, et qui ne procede pas de bien-veuillance, car bien-veuillance est chose raisonnable et honneste: mais beaucoup de mine procedant de vaine opinion meslé avec un peu d'affection naturelle, est ce qui engendre des deuils farouches, furieux et implacables. Et semble qu'Aesope n'ait pas ignoré cela: car il dit, que Jupiter faisant la distribution des honneurs aux Dieux, le Deuil y vint qui en demanda aussi: et il luy bailla les larmes, les regrets et lamentations, mais de ceulx qui le recevroient librement et volontairement: aussi se fait-il ainsi du commancement, car un chascun introduit chez soy de sa propre volonté le deuil, mais depuis qu'il y est une fois estably par laps de temps, et qu'il s'est rendu familier et domestique, il ne s'en va pas puis apres quand on le voudroit bien chasser. Et pourtant faut-il combattre à la porte contre luy, et ne recevoir pas garnison chez soy, en deschirant sa robbe ou arrachant ses cheveux, ou quelques autres choses semblables qui adviennent tous les jours ordinairement, et rendent l'homme honteux, et son coeur serré, ne s'ozant ouvrir ny s'eslargir, ains paoureux et craintif, se reduisant là, qu'il ne pense pas qu'il luy soit loisible de rire, de voir la lumiere du Soleil, ny de hanter personne, ny de manger en compagnie, en telle captivité il se rend à cause de son deuil. Et à ce mal-là est conjoinct une nonchalance du corps, une condamnation de toutes estuves, de tout lavement, frottement, huylement, et traictement de sa personne, tout au contraire de ce que l'ame devoit faire, à fin qu'elle mesme malade fust soulagee et aidee par le corps sain et dispos: car une grande partie de la douleur de l'ame s'allege et s'emousse, par maniere de dire, quand le corps se sent gaillard, ne plus ne moins que les vagues vont chalant et s'applanissant quand le temps est calme et serain. Mais à l'opposite, si pour estre mal traitté et mal pensé il s'y engendre une seicheresse du cuyr, une aspreté rude, de maniere que le corps n'exhale rien de gracieux ny de doulx à l'ame, sinon des douleurs et des tristesses, ne plus ne moins que des ameres et fascheuses exhalations, alors n'est-il pas aisé, quoy qu'on le desire, de facilement se ravoir, tant de griefves passions viennent à saisir l'ame quand elle est ainsi affligee et tourmentee. Mais ce qui est de plus dangereuse efficace, et plus à craindre en cela, je ne le sçaurois craindre en toy, c'est à sçavoir, que de folles femmes ne t'aillent visiter, et qu'elles ne crient et lamentent avec toy: ce qui par maniere de dire aiguise et resveille la couleur, ne permettant pas que ou d'elle mesme, ou par l'entremise et le secours d'autruy, elle se fene et se passe: car je sçay combien tu eus de peine et de travail dernierement à l'endroit de la soeur de Theon, pour la secourir, et resister aux autres femmes qui la venoient veoir avec grands cris et haultes lamentations, comme si proprement elles eussent apporté du feu pour l'enflammer d'avantage. Car quand on voit que la maison d'un amy ou d'un voisin brusle, chascun y court tant qu'il peut, pour aider à l'esteindre: mais quand on voit les ames allumees <p 257r>de douleur, au contraire on y porte encore de la matiere à augmenter ou entretenir le feu. Et quand quelqu'un a mal aux yeux, on ne luy permet pas qu'il y porte les mains, ne qu'il y touche, s'il y a inflammation: là où celuy qui est en deuil, demeure assis en sa maison, se presentant au premier venu qui veult luy aller emouvoir, aigrir et irriter sa passion, ne plus ne moins qu'un fluxion, tant qu'au lieu qu'elle ne faisoit que un petit le chatouiller et demanger, ils la vous deschirent en sorte, qu'ils y font venir un grand et fascheux mal. Je suis asseuré que tu te sçauras bien garder de cela. Mais efforce toy de te reduire en ton pensement ce temps-là, auquel ne nous estant pas encore ceste fille nee, nous n'avions pas de quoy nous plaindre de la fortune, et puis de joindre tout d'un tenant le temps present avec celuy-là, comme si nous estions derechef retournez à mesme estat que nous estions au paravant. Car il semblera, ma femme, que nous soyons marris que jamais l'enfant ait esté nee, si nous monstrons d'estimer, que nos affaires fussent en meilleur estat avant qu'elle fust nee, que depuis: non-pas que je veuille que nous abolissons de nostre memoire les deux annees qu'il y a eu d'intervalle entre les deux temps, ains plustost veux-je que nous les comptions entre nos voluptez, comme ceulx qui nous ont donné de la joye et du passetemps beaucoup, non-pas estimer que ce qui nous a esté un peu de bien, nous ait esté beaucoup de mal, et ne nous monstrer pas ingrats envers la fortune du plaisir qu'elle nous a donné, pour ce qu'elle n'y a pas adjousté ce que nous esperions d'avantage. Certainement se contenter tousjours des Dieux, en parlant comme il appartient, et ne se plaindre jamais de la fortune, ains prendre en gré ce qui luy plaist bailler, apporte tousjours un beau et doulx fruict. Et celuy qui en tel cas puize de sa memoire les biens qu'il y a, en transportant tousjours, et ramenant sa pensee des obscures et turbulentes cogitations aux claires et reluysantes, s'il n'estaint entierement la douleur, pour le moins en la meslant et temperant avec son contraire, il la rend moindre et passante. Car ainsi comme un parfum resjouit tousjours le sens de l'odorement, et outre cela est un remede contre les mauvaises senteurs: aussi la cogitation des biens que lon a autrefois receus, sert de secours necessaire, quand on est tombé en adversité, à ceulx qui ne refuyent pas la rememoration des joyes qu'ils ont euës par le passé, et qui ne se plaignent pas en tout et par tout de la fortune, que nous ne devons pas faire par raison, si d'adventure il s'y est trouvé, comme en un livre, quelque rature parmy tout le reste qui est sain, net et entier. Car tu as souvent ouy dire, que la beatitude de ceste vie depend des droictes et saines ratiocinations de nostre entendement, tendantes à une constante disposition, et que les mutations de la fortune ne font ny n'apportent pas de grandes inclinations, ny de casuels glissements à nostre vie. Mais s'il fault que nous nous gouvernions comme le commun par les choses exterieures, et que nous comptions les evenements et accidents de la fortune, en prenant pour juges de nostre felicité ou infelicité les communs et vulgaires hommes, ne regarde pas aux larmes ny aux regrets et lamentations que font ceux et celles qui te viennent maintenant visiter, qui se font par une mauvaise accoustumance à l'endroit de chascun, mais plus tost pense en toy mesme, combien tu es reputee heureuse par celles mesmes qui te visitent, pour les enfans que tu as, et pour ta maison, et pour ta vie: car il feroit mauvais voir, que les autres desirassent estre en ta condition, voire encore avec le regret qui nous fasche maintenant, et que tu t'en plaignisses, et la portasses impatiemment, et que tu ne sentisses pas au moins par la picqueure de ceste petite perte d'un petit enfant, combien tu dois avoir de joye pour ceulx qui demeurent vivans: ne plus ne moins que ceulx qui vont faisant un recueil des vers d'Homere qui sont defectueux ou à la teste ou à la queuë, et cependant en passent par dessus une infinité, qui sont excellentement bien faicts: aussi que soigneusement tu examinasses et calomniasses particulierement toutes les legeres mesadventures qui te <p 257v>sont advenues en toute ta vie, et que les bonnes tu les passasses en gros et en bloc confuseement: qui seroit faire proprement comme les chiches avaricieux, qui se tuans le coeur et le corps pour acquerir de grands biens, n'en jouïssent pas quand ils les ont presens, et les regrettent et lamentent quand ils vienent à les perdre. Et si d'adventure tu es emeuë de pitié et de compassion d'elle, qui s'en est allee de ce monde avant que d'estre mariee ny avoir porté des enfans, tu as à l'opposite de quoy te reconforter et resjouïr, par ce que cela ne t'a pas defailly, ny tu n'as esté privee de l'un ny de l'autre. Car on ne sçauroit maintenir, que ces choses- là soient grands biens, eu esgard à ceulx qui en sont privez, et petits à ceulx qui les ont, et qui en jouïssent: et quant à elle, estant maintenant allee en lieu où elle ne souffre aucune douleur, elle ne demande point que nous nous affligeons de regret pour l'amour d'elle: car quel mal nous est-il advenu par elle, si elle mesme n'a rien maintenant qui la puisse faire douloir? car és privations des grandes choses mesmes on perd tout sentiment de douleur, quand on est arrivé à ce poinct-là de ne s'en soucier point. Mais ta fille Timoxene est privee non de grandes, mais de petites choses, car elle ne cognoissoit encore que petites choses, et ne se delectoit que de petites choses: et au demourant de ce dont elle n'avoit aucun sentiment, ne qui ne luy estoit jamais entré en pensement, comment pourroit-on dire qu'elle en fust privee? Au reste, quant à ce que tu as entendu d'autres qui persuadent beaucoup de personnes vulgaires, disans que depuis que l'ame est separee du corps, il n'y a plus rien de mal ny de douloureux nulle part, pour le suppost qui est ainsi dissoult, je sçay bien que tu n'y adjoustes point de soy, et que les raisons que tu as receuës de main en main de nos ancestres, ensemble les sainctes cerimonies et sacrements secrets des religieux mysteres de Bacchus, que nous sçavons et cognoissons nous autres qui en sommes de la confrairie, te gardent fort bien de le croire. Parquoy tenant pour chose arrestee, que nostre ame est incorruptible et immortelle, il fault que tu estimes, qu'il luy prend et advient tout ainsi comme aux petits oyseaux qui sont pris: car si elle a esté longuement nourrie dedans ce corps, et qu'elle soit accoustumee et apprivoisee à ceste vie, par le maniement de plusieurs affaires qu'elle ait maniees, et par une longue accoustumance, elle y retourne de rechef, et rentre une autre fois dedans ce corps, ny jamais ne repose ny ne cesse estant attachee aux affections de ceste chair, et aux adventures de ce monde, y retournant par diverses generations: car il ne faut pas que tu penses que la vieillesse soit reprochee ny blasmee à cause des rides, ny à cause des cheveux blancs, ny pour l'imbecillité et foiblesse du corps, ains ce qui est en elle plus mauvais et plus fascheux, c'est qu'elle rend l'ame rance, pour la souvenance des choses qu'elle a experimentees en ce corps en s'y trop arrestant et affectionnant trop, et qu'elle la plie et la courbe retenant la forme et figure qu'elle a prise du corps en ce qu'elle a esté affectionnee: là où celle qui est prise en jeunesse, pretend à meilleures conditions d'estre, comme se redressent d'un ply plus doulx et d'une curvature plus molle et moins forcee, et se remettant à sa naturelle droitture, ne plus ne moins que le feu que lon a estaint, si on le rallume soudainement, il se rembraze, et reprend sa vigueur incontinent. C'est pourquoy il vault beaucoup mieux
  Passer bien tost les portes de la mort,
devant que l'ame ait pris et imbeu trop d'affection aux choses d'icy bas, et qu'elle se soit attendrie d'amour envers ce corps, et comme par quelques charmes collee et attachee à luy. La verité dequoy apparoist encore mieux és façons de faire et coustumes anciens de nostre païs: car nos citoyens quand leurs enfans meurent petits, ne leur portent point d'offrandes mortuaires, ny ne font point les autres sacrifices et cerimonies pour eux, que lon a accoustumé de faire ailleurs pour les trespassez, d'autant qu'ils ne tienent rien de la terre, ny des affections terrestres, et ne s'arrestent pas autour <p 258r>de leurs monuments et sepultures, ny ne les exposent en public en veuë, ny ne demeurent et ne s'asseient aupres: car nos loix et statuts ne permettent pas de mener deuil pour ceux qui decedent ainsi en bas aage, comme n'estant sainct ny religieux de ce faire, par ce que lon doit estimer qu'ils sont passez en un meilleur lieu, et meilleure condition d'estre: ausquelles loix et coustumes estant plus dangereux de décroire, que de croire, portons nous, et nous gouvernons ainsi comme elles nous le commandent quant à l'exterieur au dehors, mais quant à l'interieur au dedans, que tout y soit encore plus net, plus pur, et plus sage.

Pourquoy la Justice divine differe quelquefois LA PUNITION DES MALEFICES.
APRES qu'Epicurus eut ainsi parlé, devant que pas un de nous luy eust peu respondre, nous nous trouvasmes tout au bout de l'allee: et luy s'en allant, nous planta là. Et nous esmerveillez de son estrange façon de faire, demourasmes un peu de temps sans parler ny bouger de la place, à nous entreregarder l'un l'autre, jusques à ce que nous nous meismes de rechef à nous promener comme devant. Et lors Patrocles le premier se prit à dire: Et bien Seigneurs, Que vous en semble? laisserons nous là ceste dispute, ou si nous respondrons en son absence aux raisons qu'il a alleguees, comme s'il estoit present? Timon adonc prenant la parole, Voire-mais, dit-il, si quelqu'un apres nous avoir tiré et assené s'en alloit, encore ne seroit-il pas bon de laisser son traict dedans nostre corps: car on dit bien que Brasidas aiant esté blessé d'un coup de javeline à travers le corps, arracha luy mesme la javeline de sa playe, et en donna si grand coup à celuy qui la luy avoit lancee, qu'il l'en tua sur le champ: mais quant à nous, il n'est pas question de nous venger de ceux qui auroient ozé mettre en avant parmy nous aucuns propos estranges et faux, ains nous suffit de les rejetter arriere de nous, avant que nostre opinion s'y attache. Et qu'est-ce, dis-je alors, qui vous a plus émeu de ce qu'il a dit? car il a dit beaucoup de choses pesle-mesle, et rien par ordre, ains a ramassé un propos deçà, un propos delà, contre la providence divine, la deschirant comme en courroux, et l'injuriant par le marché. Adonc Patrocles: Ce qu'il a allegué, dit-il, de la longueur et tardité de la justice divine à punir les meschants: et m'a semblé une objection fort vehemente: et à dire la verité, ces raisons-là m'ont quasi imprimé une opinion toute autre et toute nouvelle: vray est que de longue main je sçavois mauvais gré à Euripide de ce qu'il avoit dit,
  De jour à jour s'il dilaye et differe,
  Tel est de Dieu la maniere de faire.
Car il n'est point bien seant de dire, que Dieu soit paresseux à chose quelconque, mais encore moins à punir les meschants, attendu qu'eux mesmes ne sont pas paresseux ny dilayans à mal faire, ains soudainement et de grande impetuosité sont poulsez par leurs passions à mal faire. Et toutefois quand la punition suit de pres le tort et l'injure receuë, comme dit Thucydides, il n'y a rien qui si tost bousche le chemin à ceux qui trop facilement se laissent aller à mal faire. Car il n'y a delay de payëment qui tant affoiblisse d'esperance, ne rende si failly de coeur celuy qui est offensé, ne si insolent et si audacieux celuy qui est prompt à oultrager, que le delay de la justice: comme au contraire les punitions qui suyvent et joignent de pres les malefices, <p 258v>aussi tost qu'ils sont commis, empeschent qu'a l'advenir on n'en commette d'autres, et reconfortent d'avantage ceux qui ont esté outragez: car quant à moy, le dire de Bias, apres que je l'ay repensé plusieurs fois, me fasche, quand il dit à un certain meschant homme: «Je n'ay pas peur que tu ne sois puny de ta meschanceté, mais j'ay peur que je ne le voye pas.» Car dequoy servit aux Messeniens la punition d'Aristocrates, qui les aiant trahis en la battaille de Cypre, ne fut descouvert de sa trahison de plus de vingt ans apres, durant lesquels il fut tousjours Roy d'Arcadie, et depuis en aiant esté convaincu, il fut puny? mais cependant ceux qu'il avoit fait tuer, n'estoient plus en ce monde. Et quel reconfort apporta aux Orchomeniens qui avoient perdu leurs enfans, leurs parents, et amis, par la trahison de Lyciscus, la maladie qui long temps depuis luy advint et luy mangea tout le corps, encore que luy mesme trempant et baignant ses pieds dedans la riviere, jurast et maugreast qu'il pourrissoit pour la trahison qu'il avoit meschamment et malheureusement commise? Et à Athenes les enfans des enfans des pauvres malheureux Cyloniens qui avoient esté tuez en franchise des lieux saincts, ne peurent pas voir la vengeance qui depuis par ordonnance des Dieux en fut faitte, quand les excommuniez qui avoient commis tel sacrilege furent bannis, et les os mesmes des trespassez jettez hors des confins du païs. Et pourtant me semble Euripides estre impertinent, quand pour divertir les hommes de mal faire il allegue de telles raisons,
  Pas ne viendra la justice elle mesme,
  N'en ayes ja de peur la face blesme,
  D'un coup d'estoc le foye te percer,
  Ny autre avec pire que toy blesser:
  Muette elle est, et à punir tardive
  Les malfaisans, encore s'il arrive.
Car au contraire, il est vray-semblable que les meschans n'usent point d'autres persuasions, ains de celles-là mesmes, quand ils se veulent poulser et encourager eux mesmes à entreprendre hardiment quelques meschancetez, se promettans que l'injustice represente incontinent son fruict tout meur et tout prest, et la punition bien tard et long temps apres le plaisir du malefice. Patrocles aiant dict ces paroles, Olympique prenant le propos: Mais d'avantage, dit-il, Patrocles, voyez quel inconvenient il arrive de ceste longueur et tardité de la justice divine à punir les mesfaicts, car elle fait que lon ne croit pas que ce soit par providence divine qu'ils sont punis. Et le mal qui advient aux meschans, non-pas incontinent qu'ils ont commis les malefices, mais long temps apres, est par eux reputé malheur, et l'appellent une fortune, et non pas une punition, dont il advient qu'ils n'en reçoivent aucun profit, et n'en devienent de rien meilleurs: car ils sont bien marris du malheur qui leur est presentement arrivé, mais ils ne se repentent point du malefice qu'ils ont au paravant commis. Car tout ainsi comme en chantant, un petit coup, ou un poulsement qui suit incontinent l'erreur et la faute, aussi tost qu'elle est faitte, la corrige et la rhabille ainsi qu'il faut, là où les tirements, reprises et remises en ton, qui se font apres quelque temps entre- deux, semblent se faire plus tost pour quelque autre occasion, que pour enseigner celuy qui a failly, et à ceste cause ils attristent et n'instruisent point: aussi la malice qui est reprimee et relevee par soudaine punition à chasque pas qu'elle choppe ou qu'elle bronche, encore que ce soit à peine, si est-ce qu'à la fin elle pense à soy, et apprend à s'humilier et à craindre Dieu, comme un severe justicier qui a l'oeil sur les oeuvres et sur les passions des hommes, pour les chastier incontinent et sans delay: là où ceste justice-là, qui si lentement et d'un pied tardif, comme dit Euripide, arrive aux meschans, par la longueur de ses remises et son incertitude vague et inconstante, ressemble plus tost au cas d'adventure <p 259r>qu'au desseing de providence, tellement que je ne puis entendre quelle utilité il y ait en ces moulins des Dieux que lon dit moudre tardivement, attendu qu'ils rendent la justice obscurcie, et la crainte des malfaicteurs effacee. Ces paroles aians esté dittes, je demeuray pensif en moy-mesme. Et Timon, Voulez-vous, dit-il, que je mette aussi le comble de la doute à ce propos, ou si je laisseray premierement combattre à l'encontre de ces oppositions- là? Et quel besoing est-il, dis-je adonc, d'adjouster une troisiéme vague pour noyer et abysmer du tout ce propos d'avantage, s'il ne peut refuter les premieres objections, et s'en despestrer? Premierement doncques, pour commancer, par maniere de dire, à la deesse Vesta, par la reverence et crainte retenue des Philosophes Academiques envers la divinité, nous declarons que nous ne pretendons en parler, comme si nous en sçavions certainement ce qui en est. Car c'est plus grande presumption à ceux qui ne sont qu'hommes, d'entreprendre de parler et discourir des Dieux et des demy-dieux, que ce n'est pas à un homme ignorant de chanter, et de vouloir disputer de la musique, ou à une homme qui ne fut jamais en camp, vouloir disputer des armes et de la guerre, en presumant de pouvoir bien comprendre, nous qui sommes ignorans de l'ait, la fantasie du sçavant ouvrier, par quelque legere conjecture seulement: car ce n'est pas à faire à celuy qui n'a point estudié en l'art de medecine, de deviner et conjecturer la raison du medecin, pour laquelle il a couppé plustost, et non plus tard, le membre de son patient, ou pourquoy il ne le baigna pas hier, mais aujourd'huy. Aussi n'est-il pas facile ny bien asseuré à un homme mortel de dire autre chose des Dieux, sinon qu'ils sçavent bien le temps et l'opportunité de donner la medecine telle qu'il fault au vice, et à la malice, et qu'ils baillent la punition à chasque malefice, tout ainsi qu'une drogue appropriee à guarir chasque maladie: car la mesure à les mesurer toutes n'est pas commune, ne n'y a pas un seul ny un mesme temps propre à la donner: car que la medecine de l'ame, qui s'appelle droit et justice, soit l'une des plus grands sciences du monde, Pindare mesme apres infinis autres le tesmoigne, quand il appelle seigneur et maistre de tout le monde, Dieu, les tresbon et parfait ouvrier, comme estant l'autheur de la justice, à laquelle il appartient definir et determiner, quand et comment, et jusques où il est raisonnable de chastier et punir un chascun des meschants: et dit Platon que Minos, qui estoit fils de Jupiter, estoit en ceste science disciple de son pere: voulant par cela nous donner à entendre, qu'il n'est pas possible de bien se deporter en l'exercice de la justice, ne bien juger de celuy qui s'y deporte ainsi qu'il appartient, qui n'a appris et acquis ceste science. Car les loix que les hommes establissent, ne contienent pas tousjours ce qui est simplement le plus raisonnable, ne qui semble tousjours et à tous estre tel, ains y a aucuns de leurs mandemens qui semblent estre fort dignes de mocquerie, comme en Laced@emone les Ephores, aussi tost qu'ils sont instalez en leur magistrat, font publier à son de trompe, que personne ne porte moustaches, et que lon obeïsse volontairement aux loix, à fin qu'elles ne leur soient point dures: et les Romains quand ils affranchissent quelques serfs, et les vendiquent en liberté, ils leur jettent sur le corps quelque menue verge:* Latinis festuca dicitur, un festu, un jetton et scion d'arbre. et quand ils font leurs testaments, ils instituent aucuns leurs heritiers, et vendent leurs biens à d'autres, ce qui semble estre contre toute raison: mais encore plus estrange, et plus hors de toute raison semble estre celuy de Solon, qui veut que celuy des citoyens qui en une sedition civile ne se sera attaché et rengé à l'une des parts, soit infame: brief on pourroit ainsi alleguer plusieurs absurditez qui sont contenues és loix civiles, qui ne sçauroit et n'entendroit bien la raison du legislateur qui les a escriptes, et l'occasion pourquoy. Si doncques il est si mal-aisé d'entendre les raisons qui ont meu les hommes à ce faire, est-ce de merveille si lon ne sçait pas dire des Dieux, pourquoy ils punissent l'un plus tost, et l'autre plus tard? Toutefois ce que j'en dis, n'est pas <p 259v>pour un pretexte de fuyr la lice, ains plustost un demander pardon, à fin que la raison regardant à son port et refuge, plus hardiment se renge par verisimilitude à se deffier et douter. Mais considerez premierement, que selon le dire de Platon, Dieu s'estant mis devant les yeux de tout le monde, comme un patron et parfait exemplaire de tout bien, influë à ceux qui peuvent suyvre sa divinité, l'humaine vertu, qui est comme une conformation à luy: car la nature generale de l'univers estant premierement toute confuse et desordonnee, eut ce principe- là, pour se changer en mieux, et devenir Monde par quelque conformité et participation de l'Idee de la vertu divine: et dit encore ce mesme personnage, que la nature a allumé la veuë en nous, à fin que par la contemplation et admiration des corps celestes qui se meuvent au ciel, nostre ame apprist à le cherir, et s'accoustumant à aimer ce qui est beau et bien ordonné, elle devint ennemie des passions desreglees et desordonnees, et qu'elle fuyst de faire les choses temerairement et à l'adventure, comme estant cela la source de tout vice et de tout peché: car il n'y a fruition plus grande que l'homme peust recevoir de Dieu, que par l'exemple et imitation des belles et bonnes proprietez qui sont en luy, se rendre vertueux. Voyla pourquoy lentement et avec traict de temps il procede à imposer chastiement aux meschants, non qu'il ait aucune doute ne crainte de faillir ou de s'en repentir s'il les chastioit promptement, mais à fin de nous oster toute bestiale precipitation et toute hastifve vehemence en nos punitions, et nous enseignant de ne courir pas sus incontinent à ceux qui nous auront offensez lors que la cholere sera plus allumee, et que le coeur en boudra et battra le plus fort en courroux, oultre et par dessus le jugement de la raison, comme si c'estoit pour assouvir et rassasier une grande soif ou faim: ains en ensuyvant sa clemence et sa coustume de dilayer, mettre la main à faire justice en tout ordre, à loisir, et en toute solicitude, aiant pour conseiller le temps, qui bien peu souvent se trouvera accompagné de repentance: car comme disoit Socrates, il y a moins de danger et de mal à boire par intemperance de l'eau toute trouble, que non pas à assouvir son appetit de vengeance sur un corps de mesme espece et mesme nature que le nostre, quand on est tant troublé de cholere, et que lon a le discours de la raison saisy de courroux et occupé de fureur, avant qu'il soit bien rassis et du tout purifié. Car il n'est pas ainsi comme escrit Thucydides, que la vengeance plus pres elle est de l'offense, plus elle est en sa bien-seance: mais au contraire, plus elle en est esloignee, plus pres elle est du devoir. Car, comme disoit Melanthius,
  Quand le courroux a deslogé raison,
  Il fait maint cas estrange en la maison.
Aussi la raison fait toutes choses justes et moderees, quand elle a chassé arriere de soy l'ire et la cholere: et pourtant y en a-il qui s'appaisent et s'addoucissent par exemples humains, quand ils entendent raconter, que Platon demoura longuement le baston levé sur son vallet: ce qu'il faisoit, disoit-il, pour chastier sa cholere. Et Architas en une sienne maison des champs, aiant trouvé quelque faute par nonchalance, et quelque desordre de ses serviteurs, et s'en ressentant émeu un peu trop, et courroucé asprement contre eulx, il ne leur feit autre chose, sinon qu'il leur dit en s'en allant, «Il vous prend bien de ce que je suis courroucé.» S'il est doncques ainsi, que les propos notables des anciens, et leurs faicts racontez, repriment beaucoup de l'aspreté et vehemence de la cholere, beaucoup plus est-il vraysemblable, que nous voyans comme Dieu mesme qui n'a crainte de rien, ny repentance aucune de chose qu'il face, neantmoins tire en longueur ses punitions, et en dilaye le temps, en serons plus reservez et plus retenus en telles choses, et estimerons que la clemence, longanimité et patience est une divine partie de la vertu, laquelle par punition en chastie et corrige peu, et punissant tard en instruict et admoneste plusieurs. En second <p 260r>lieu considerons que les punitions de justice, qui se font par les hommes, n'ont rien d'avantage que le contr' eschange de douleur, et s'arrestent à ce poinct, que celuy qui fait du mal, en souffre, et ne passent point oultre, ains abbayans, par maniere de dire, apres les crimes et forfaits, comme font les chiens, les poursuyvent à la trace. Mais il est vraysemblable que Dieu, quand il prend à corriger une ame malade de vice, regarde premierement ses passions, pour voir si en les pliant un peu elles se pourroient point retourner et fleschir à penitence, et qu'il demeure longuement avant que d'inferer la punition de ceux qui ne sont pas de tout poinct incorrigibles, et sans aucune participation de bien: mesmement quand il considere, quelle portion de la vertu l'ame a tiree de luy, lors qu'elle a esté produitte en estre, et combien la generosité est en elle forte et puissante, non pas foible ne languissante: et que c'est contre sa propre nature quand elle produit des vices, par estre trop à son aise, ou par contagion de hanter mauvaise compagnie: mais puis quand elle est bien et soigneusement pensee et medecinee, elle reprend aiseement sa bonne habitude: à raison dequoy, Dieu ne haste pas egalement la punition à tous, ains ce qu'il cognoist estre incurable, il l'oste incontinent de ceste vie, et le retrenche comme estant bien dommageable aux autres, mais encore plus à soy-mesme, d'estre tousjours attaché à vice et meschanceté: mais ceux en qui il est vray- semblable que la meschanceté s'est emprainte plus par ignorance du bien, que par volonté propensee de choisir le mal, il leur donne temps et respit pour se changer: toutefois s'ils y perseverent, il leur rend aussi à la fin leur punition, car il n'a point de peur qu'ils luy eschappent. Et qu'il soit vray, considerez combien il se fait de grandes mutations és moeurs et vies des hommes: c'est pourquoy les Grecs les ont appellees partie Tropos, et partie Ethos: l'un pour ce qu'elles sont subjectes à changement et mutation: l'autre, pour autant qu'elles s'engendrent par accoustumance, et demeurent fermes quand elles sont une fois imprimees. Voyla pourquoy j'estime que les anciens appellerent jadis le Roy Cecrops double: non pas, comme aucuns disent, pour ce que d'un bon, doulx et clement Roy, il devint aspre et cruel tyran, comme un dragon: mais, au contraire, pour ce que du commancement aiant esté pervers et terrible, il devint depuis fort gracieux et humain seigneur. Et s'il y a de la doute en celuy- là, bien sommes nous asseurez pour le moins, que Gelon et Hieron en la Sicile, et Pisistratus fils de Hippocrates aians acquis leurs tyrannies violentement et meschamment, en userent depuis vertueusement: et estans arrivez à la domination par voyes illegitimes et injustes, ont esté depuis bons et utiles princes et seigneurs, les uns aians introduit de bonnes loix en leur païs, et fait bien cultiver et labourer les terres, et rendu leurs citoyens et subjects bien conditionnez, honestes et aimans à travailler, au lieu que paravant ils ne demandoient qu'à jouër et à rire, sans rien faire que grande chere: qui plus est, Gelon aiant tres-vertueusement combattu contre les Carthaginois, et les aiant deffaicts en une grosse battaille, comme ils le requissent de paix, il ne la leur voulut oncques ottroyer, qu'ils ne meissent entre les articles et capitulations de la paix, que jamais plus ils n'immoleroient leur enfans à Saturne: et en la ville de Megalopolis Lydiadas aiant usurpé la tyrannie, au milieu de sa domination s'en repentit, et feit conscience du tort qu'il tenoit à son païs, tellement qu'il rendit les loix et la liberté à ses citoyens, et depuis mourut en combattant vaillamment alencontre des ennemis pour la defense de sa patrie. Or si quelqu'un d'adventure eust fait mourir Miltiades, ce-pendant qu'il estoit tyran en la Cherronese: ou que un autre eust appellé en justice Cimon, de ce qu'il entretenoit sa propre soeur, et l'en eust faict condamner d'inceste, ou Themistocles pour les insolences et desbauches extremes qu'il faisoit en sa jeunesse publiquement en la place, et l'en eust fait bannier de la ville, comme depuis on feit <p 260v>Alcibiades pour semblables excez de jeunesse, n'eust-on pas perdu les glorieuses victoires de la plaine de Marathon, de la riviere d'Eurymedon, de la coste d'Artemise? là où, comme dit le poëte Pindare,
  Ceux d'Athenes ont planté
  Le glorieux fondement
  De la Grecque liberté.
Les grandes natures ne peuvent rien produire de petit, ny la vehemence et force active qui est en icelles, ne peut jamais demourer oyseuse, tant elle est vifve et subtile, ains branlent tousjours en mouvement continuel, comme si elles flottoient en tourmente, jusques à ce qu'elles soient parvenus à une habitude de moeurs constante, ferme et perdurable. Tout ainsi donc comme celuy qui ne se cognoistra pas gueres en l'agriculture et au faict du labourage, ne prisera pas une terre laquelle il verra pleine de brossailles, de meschans arbres et plantes sauvages, où il y aura beaucoup de bestes, beaucoup de ruisseaux, et consequemment force fange: et au contraire toutes ces marques- là et autres semblables donneront occasion de juger à celuy qui s'y cognoistra bien, la bonté et force de la terre: aussi les grandes natures des hommes mettent hors dés leur commancement plusieurs estranges et mauvaises choses, lesquelles nous ne pouvans supporter, pensons qu'il faille incontinent coupper et retrencher ce qu'il y a d'aspre et de poignant: mais celuy qui en juge mieux, voyant de là ce qu'il y a de bon et de genereux, attend l'aage et la saison qui sera propre à favoriser la vertu et la raison, auquel temps celle forte nature sera pour exhiber et produire son fruict. mais à tant est-ce assez de cela. Au reste, ne vous semble il pas qu'il y a quelques uns d'entre les Grecs, qui ont à bon droict transcript et receu la loy d'Aegypte, laquelle commande, s'il y a aucune femme enceinte, qui soit attainte de crime, pour lequel elle doive justement mourir, qu'on la garde jusques à ce qu'elle soit delivree? Ouy certes, respondirent-ils tous. Et bien donc, dis-je, s'il y a aucun qui n'ait pas des enfans dedans le ventre, mais bien quelque bon conseil en son cerveau, ou quelque grande entreprise en son entendement, laquelle il soit pour produire en evidence, et la conduire à effect avec le temps, en descouvrant quelque mal caché et latent, ou bien en mettant quelque bon advis et conseil utile et salutaire en avant, ou en inventant quelque necessaire expedient, ne vous semble-il pas, que celuy fait mieux qui differe l'execution de la punition jusques à ce que l'utilité en soit venue, que celuy qui l'anticipe et va au devant? Car quant à moy, certainement il le me semble ainsi. Et à nous aussi, respondit Patrocles. Il est ainsi: car voyez si Dionysius eust esté puny de son usurpation dés le commancement de sa tyrannie, il ne fust demouré pas un Grec habitant en toute la Sicile, par ce que les Carthaginois l'eussent occupee, qui les en eussent tous chassez: comme autant en fust-il advenu à la ville d'Apollonie, d'Anactorium, et à toute la peninsule des Leucadiens, si Periander eust esté puny que ce n'eust esté bien long temps apres: et quant à moy, je pense que la punition de Cassander fut differee jusqu'à ce que par son moyen la ville de Thebes fust entierement rebastie et repeuplee. Et plusieurs des estrangers qui saisirent ce temple où nous sommes, du temps de la guerre sacree passerent avec Timoleon en la Sicile, là où apres qu'ils eurent deffaict en battaille les Carthaginois, et aboly plusieurs tyrannies, ils perirent tous meschamment, comme meschants qu'ils estoient: car Dieu quelqufois se sert d'aucuns meschants comme de bourreaux, pour en punir d'autres encore pires, et puis apres il les destruict eulx mesmes: comme il fait à mon advise de la plus part des tyrans. Et tout ainsi que le fiel de la beste sauvage, qui s'appelle Hyaine, et la presure du veau marin, et autres parties des bestes venimeuses ont quelque proprieté utile aux maladies: aussi Dieu voyant de citoyens qui ont besoing de morsure et de chastiement, leur envoye un tyran inhumain, ou un <p 261r>seigneur aspre et rigoureux pour les chastier: et ne leur oste jamais ce travail-là, qui les tourmente, et que les fasche, qu'il n'ait bien purgé et guary ce qui estoit malade. Ainsi fut baillé pour telle medecine Phalaris aux Agrigentins, et Marius aux Romains, et Apollo mesme respondit aux Sicyoniens, que leur cité avoit besoing de maistres fouëttans, qui les fouëttassent à bon esciant, quand ils voulurent oster par force aux Cleoneïens un jeune garson nommé Teletias, qui avoit esté couronné en la feste des jeux Pythiques, voulant dire qu'il estoit de leur ville et leur citoyen, et le tirerent si fort à eulx qu'ils le demembrerent: et depuis ils eurent Orthagoras pour tyran, et apres luy Myron, et Cleisthenes, qui les tindrent de si court, qu'ils les garderent bien de faire des insolents et des fols: mais les Cleoneïens qui n'eurent pas une pareille medecine, par leur folie sont venus à neant: et vous voyez qu'Homere mesme dit en un passage,
  Le fils en toute espece de valeur,
  Plus que le pere, est de beaucoup meilleur.
Combien que le fils de ce Copreus ne feit jamais acte quelconque memorable, ne digne d'un homme d'honneur, là où la posterité d'un Sysiphus, d'un Autolycus et d'un Phlegias a flory en gloire et honneur parmy les Roys et les plus grands Seigneurs: et à Athenes Pericles estoit yssu d'une maison excommuniee et mauditte, et à Rome Pompeius surnommé le grand estoit fils d'un Strabon, que le peuple Romain avoit en si grande haine, que quand il fut mort, il en jetta le corps à terre de dessus le lict, où lon le portoit, et le foula aux pieds. Quel inconvenient doncques y a-il, si ne plus ne moins que le laboureur ne coupe jamais le ramage espineux, que premierement il n'ait cueilly l'asperge, ny ceux de la Lybie ne bruslent jamais la tige et branchage du ladanon, qu'ils n'en aient devant recueilly et amassé la gomme aromatique: aussi Dieu ne couppe pas par le pied la souche de quelque illustre et royale famille qui soit meschange et malheureuse, devant qu'il en soit né quelque bon et profitable fruict qui en doit sortir: car il eust mieux valu pour ceux de la Phocide, que dix mille boeufs, et autant de chevaux d'Iphitus fussent morts, et que ceux de Delphes eussent encore perdu plus d'or et d'argent, que ny Ulysses ny Aesculapius n'eussent point esté nez, et les autres au cas pareil, qui estans nez de parents vicieux et meschants, ont esté gens de bien, et grandement profitables au public. Et ne devons nous pas estimer, qu'il vault beaucoup mieux que les punitions se facent en tempe et en la maniere qu'il appartient, que non pas à la haste et tout sur le champ? comme fut celle de Callippus Athenien, qui faisant semblant d'estre amy de Dion, le tua d'un coup de dague, de laquelle luy-mesme depuis fut tué par ses propres amis: et celle de Mitius Argien, lequel aiant esté tué en une emotion et sedition populaire, depuis en pleine assemblee de peuple, qui estoit assemblé sur la place pour voir jouër des jeux, une statue de bronze tomba sur le meurtrier qui l'avoit tué, et le massacra: et semblablement aussi celle de Bessus Paeonien, et d'Ariston Oeteïen, deux colonnels de gens de pieds, comme vous le devez bien sçavoir Patrocles. Non-fais certes, dit-il, mais je le voudrois bien apprendre. Cestuy Ariston avoit emporté de ce temple les bagues et joyaux de la roye Eriphyle, qui de long temps estoient gardez en ce temple par ottroy et congé des tyrans qui tenoient ceste ville, et les porta à sa femme, et luy en feit un present: mais son fils estant entré en querelle pour quelque occasion avec sa mere, meit le feu dedans sa maison, et brusla tout ce qui estoit dedans. Et Bessus aiant tué son pere fut un bien long temps sans que personne en sçeust rien, jusques à ce que un jour estant allé soupper chez quelques siens hostes, il percea du fer de sa picque et abbatit le nid d'une arondelle, et tua les petits qui estoient dedans: et comme les assistans luy dissent: Dea Capitaine, comment vous amusez vous à faire un tel acte, où il y a si peu de propos? «Si peu de propos, dit-il: et comment, ne crie elle pas <p 261v>ordinairement à l'encontre de moy, et tesmoigne faulsement que j'ay tué mon pere?» Ceste parole ne tomba pas en terre, ains fut bien recueillie des assistans, qui en estans fort esbahis l'allerent incontinent deceler au Roy, lequel en feit si bonne inquisition, que le faict fut averé, et Bessus puny de son parricide. Mais quant à cela, dis-je, nous le discourons, supposant comme il a esté proposé, et tenu pour confessé, que les meschants aient quelque delay de punition: mais au demourant, il faut bien prester l'aureille au poëte Hesiode qui dit, non pas comme Platon, que la peine suit le peché et la meschanceté, ains qu'elle luy est égale d'aage et de temps, comme celle qui naist ensemble en une mesme terre et d'une mesme racine:
  Mauvais conseil est pire à qui le donne.
Et ailleurs,
  Qui à autruy mal ou perte machine,
  A son coeur propre il procure ruine.
Lon dit que la mousche cantharide a en soy-mesme quelque partie qui sert contre sa poison de contrepoison, par une contrarieté de nature: mais la meschanceté engendrant elle mesme ne sçay quelle desplaisance et punition, non point apres que le delict est commis, mais dés l'instant mesme qu'elle le commet, commance à souffrir la peine de son malefice: et chasque criminel, que lon punit, porte dehors sur ses espaules sa propre croix: mais la meschanceté d'elle mesme fabrique ses tourments contre elle mesme, estant merveilleuse ouvriere d'une vie miserable, qui avec honte et vergongne a de grandes frayeurs, des perturbations d'esprit terribles, et des regrets et inquietudes continuelles. Mais il y a des hommes qui ressemblent proprement aux petits enfans, lesquels voyans bien souvent baller et jouër des gens qui ne valent rien, sur les eschafaulx où lon jouë quelques jeux, vestus de sayes de drap d'or, et de grands manteaux de pourpre, couronnez de couronnes, les ont en estime et admiration, comme les reputans bien-heureux, jusques à ce qu'ils voyent à la fin qu'on les vient percer les uns à coups de javeline, les autres fouëtter, ou bien qu'ils voyent sortir le feu ardent de ces belles robbes d'or-là si precieuses et si riches. Car à dire vray, plusieurs meschants qui tiennent les grands lieux d'authorité, et les grandes dignitez, ou qui sont extraicts des grandes maisons et lignees illustres, on ne cognoist pas qu'ils soient chastiez et punis, jusques à ce que lon les voye massacrer ou precipiter: ce que lon ne devroit pas appeller punition simplement, mais achevement et accomplissement de punition. Car ainsi comme Herodicus de Selibree estant tombé en la maladie incurable de Phthise, qui est quand on crache le poulmon, fut le premier qui conjoignit à l'art de la medecine, celle des exercices: et comme dit Platon, en ce faisant il allongea sa mort, et à luy, et à tous les autres malades attaincts de pareille maladie: aussi pouvons nous dire, que les meschans qui eschappent le coup de la punition presente, sur le champ payent la peine deuë à leurs malefices, non en fin apres long temps, mais par plus long temps: et non pas plus lente, mais plus longue: et ne sont pas finablement punis apres qu'ils sont envieillis, ains au contraire ils envieillissent en estant toute leur vie punis: encore quand j'appelle long temps, je l'entens au regard de nous: car au regard de Dieux, toute duree de la vie humaine, quelque longue qu'elle soit, est un rien, et autant que l'instant de maintenant. Et que un meschant soit puny de son forfaict trente ans apres qu'il l'a commis, est autant comme s'il estoit gehenné ou pendu sur les vespres, et non pas dés le matin: mesmement quand il est detenu et enfermé en vie, comme en une prison, dont il n'y a moyen de sortir, ny de s'enfuir: et si ce-pendant ils font des festins, qu'ils entreprennent plusieurs choses, qu'ils facent des presents et des largesses, voire et qu'ils s'esbattent à plusieurs jeux, c'est ne plus ne moins que quand les criminels qui sont en prison jouent aux osselets, ou aux dez, aiants tousjours le cordeau dont ils <p 262r>doivent estre estranglez, pendu au dessus de leur teste: autrement on pourroit dire, que les criminels, condamnez à mort, ne sont point punis pendant qu'ils sont detenus aux fers en la prison, jusques à ce qu'on leur ait couppé la teste: ny celuy qui a par sentence des juges avallé le bruvage de ciguë, pource qu'il demeure encore vif quelque espace de temps apres, attendant qu'une pesanteur de jambes luy vienne, et qu'un gelement et extinction de tous les sentiments le surprenne, s'il est ainsi que nous ne voulions estimer ny appeller punition sinon le dernier poinct et article d'icelle, et que nous laissions en arriere les passions, les frayeurs, les attentes de la peine, les regrets et repentances, dont chascun meschant est travaillé en sa conscience: qui seroit tout autant que si nous disions que le poisson, encore qu'il ait avallé l'hameçon, n'est point pris jusques à ce que nous le voyons couppé par pieces, et rosty par les cuysiniers. Car tout meschant qui commet un malefice, est aussi tost prisonnier de la justice comme il l'a commis, et qu'il a avallé l'hameçon de la doulceur et du plaisir qu'il a pris à le faire: mais le remors de la conscience luy en demeure imprimé, qui le tire et le gehenne,
  Comme le Thun de course vehemente,
  De la grand' mer traverse la tourmente.
Car ceste audace, temerité et insolence-là qui est propre au vice, est bien puissante et prompte jusques à l'effect et execution des malefices: mais puis apres quand la passion comme le vent vient à luy defaillir, elle demeure foible et basse, subjecte à infinies frayeurs et superstitions, de sorte que je treuve que Stesichorus a feint un songe de Clyt@emnestra conforme à la verité, et à ce qui se fait coustumierement, en telles paroles:
  Arriver j'ay veu en mon somme,
  Un Dragon à la teste d'homme:
  Dont le Roy comme il m'a paru,
  Plisthenidas est apparu.
Car et les visions des songes et les apparitions de fantosmes en plein jour, les responses des oracles, les signes et prodiges celestes, et brief tout ce que lon estime que se fait par la volonté de Dieu, amene de grands troubles et de grandes frayeurs à ceulx qui sont ainsi disposez: comme lon dit qu'Apollodorus en dormant songea quelquefois qu'il se voyoit escorcher par les Scythes, et puis bouilly dedans une marmitte, et luy estoit advis que son coeur du dedans de la marmitte murmuroit, en disant, Je te suis cause de tous ces maux. et d'un autre costé luy fut advis qu'il voyoit ses filles toutes ardentes de feu, qui couroient à l'entour de luy. Et Hipparchus le fils de Pisistratus un peu devant sa mort songea, que Venus luy jettoit du sang au visage de dedans une fiole. Et les familiers de Ptolomeus, celuy qui fut surnommé la Foudre, en songeant penserent voir, que Seleucus l'appelloit en justice devant les loups et les vautours qui estoient les juges, et que luy distribuoit grande quantité de chair aux ennemis. Et Pausanias estant en la ville de Bysance envoya querir par force Cleonice, jeune fille de honneste maison et de libre condition, pour l'avoir à coucher la nuict avec luy, mais estant à demy endormy quand elle vint, il s'esveilla en sursault, et luy fut advis que c'estoient quelques ennemis qui le venoient assaillir pour le faire mourir, tellement qu'en cest effroy il la tua toute roide: depuis luy estoit ordinairement advis qu'il la voyoit, et entendoit qu'elle luy disoit,
  Chemine droit au chemin de justice,
  Tres-grand mal est aux hommes l'injustice.
et comme ceste apparition ne cessast point de s'apparoir toutes les nuicts à luy, il fut à la fin contrainct d'aller jusques en Heraclee, où il y avoit un temple, auquel on evoquoit les ames des trespassez: et là aiant faict quelques sacrifices de propitiations, et <p 262v>luy aiant offert les effusions funebres que lon respand sur les sepultures des morts, il feit tant qu'il la feit venir en sa presence, là où elle luy dit, que quand il seroit arrivé à Laced@emone, il auroit repos de ses maux: et de faict il n'y fut pas plus tost arrivé qu'il y mourut: tellement que si l'ame n'a sentiment aucun apres le trespas, et que la mort soit le but et la fin de toute retribution, et de toute punition, lon pourroit dire à bon droict des meschants qui sont promptement punis, et qui meurent incontiment apres leurs mesfaicts commis, que les Dieux les traittent trop mollement et trop doulcement. Car si le long temps et la longue duree de vie n'apporte autre mal aux meschants, au moins peult-on dire qu'ils ont celuy-là, que aiants cogneu et adveré par espreuve et experience, que l'injustice est chose infructueuse, sterile et ingrate, qui n'apporte fruict aucun, ne rien qui merite que lon en face estime, apres plusieurs grands labeurs et travaux qu'elle donne, le remors de cela leur met l'ame sans dessus dessoubs: comme on lit que Lysimachus estant forcé par la soif livra sa propre personne et son armee aux Getes, et apres qu'il eut beu estant prisonnier, il dit: «O Dieux que je suis lasche, qui pour une volupté si courte me suis privé d'un si grand royaume?» combien qu'il soit bien difficile de resister à la passion d'une necessité naturelle. Mais quand l'homme pour la convoitise de quelque argent, ou par envie de la gloire, ou de l'authorité et credit de ses concitoyens, ou pour le plaisir de la chair, vient à commettre quelque cas meschant et execrable, et puis avec le temps que l'ardente soif et fureur de sa passion est passee, qu'il voit qu'il ne luy en est rien demouré que les villaines et perilleuses perturbations de l'injustice, et rien d'utile, ny de necessaire ou delectable: n'est-il pas vraysemblable, que bien souvent luy revient ce remors en l'entendement, que par vaine gloire ou par volupté deshonneste il a remply toute sa vie de honte, de deffiance et danger? Car ainsi comme Simonides souloit dire en se jouant, qu'il trouvoit tousjours le coffre de l'argent plein, et celuy des graces et benefices vuide: aussi les meschants quand ils vienent à considerer le vice et la meschanceté en eux- mesmes, à travers une volupté qui a un peu de vain plaisir present, ils la trouvent destituee d'esperance, et pleine de frayeurs, de regrets, d'une souvenance fascheuse, et de souspeçon de l'advenir, et de deffiance pour le present, ne plus ne moins que nous oyons dire à Ino par les theatres, se repentant de ce qu'elle a commis,
  Làs que fussé-je (amies) demourante
  En la maison d'Athamas florissante,
  Comme devant, sans y avoir commis
  Ce qu'à effect malheureux je y mis.
Aussi est-il vraysemblable, que l'ame de chasque criminel et meschant rumine en elle mesme et discourt en ce poinct: Comment pourrois-je en chassant arriere de moy le souvenir de tant de mesfaicts que j'ay commis, et le remors d'iceulx, recommancer à mener toute une autre vie? pource que la meschanceté n'est point asseuree, ferme, ny constante, ny simple, en ce qu'elle veult: si d'adventure nous ne voulions maintenir, que les meschants fussent quelques sages philosophes: ains fault estimer que là où il y a une avarice, ou une concupiscence de volupté extreme, ou une envie excessive logee avec une aspreté et malignité, là si vous y prenez de pres garde, vous trouverez aussi une superstition cachee, une paresse au labeur, une crainte de la mort, une soudaineté legere à changer d'affections, une vaine gloire procedant d'arrogance. Ils redoubtent ceulx qui les blasment, ils craignent ceux qui les louënt, sçachans bien qu'ils leur tienent tort en ce qu'ils les trompent, et comme estans grands ennemis des meschants, d'auant qu'ils louënt si affectueusement ceux qu'ils cuident estre gens de bien: car au vice ce qu'il y a d'aspre, comme au mauvais fer, est pourry, et ce qui y est dur, est facile à rompre. Et pourtant apprenans en un long temps à se mieux cognoistre tels qu'ils sont, quand ils se sont bien cogneus, ils se desplaisent à <p 263r>eulx mesmes, et s'en haïssent, et ont en abomination leur vie: car il n'est pas vraysemblable, que si le meschant aiant rendu un depost qui auroit esté deposé entre ses mains, ou plegé un sien familier, ou fait quelque largesse avec honneur et gloire au public de son païs, s'en repent incontinent, et est marry de l'avoir faict, tant sa volonté est muable et facile à se changer, de maniere qu'il y en a qui aians l'honneur d'estre receus de tout le peuple en plein theatre avec applaudissements de mains, incontinent gemissent en eulx mesmes, par ce que l'avarice se tourne incontinent au lieu de l'ambition: que ceulx qui sacrifient les hommes pour usurper quelques tyrannies, ou pour venir au dessus de quelques conspirations, comme feit Apollodorus, ou qui font perdre les biens à leurs amis, comme Glaucus fils de Epicydes, ne s'en repentent point, et ne s'en haïssent point eulx mesmes, et ne soient desplaisans de ce qu'ils ont fait. Car quant à moy, je pense, s'il est licite de ainsi le dire, que tous ceulx qui commettent telles impietez, n'ont besoing d'aucun Dieu ny d'aucun homme qui les punisse, par ce que leur vie seule suffit assez, estant corrompue et travaillee de tout vice et toute meschanceté. Mais advisez si desormais ce discours ne s'estend point plus avant en duree, que le temps ne permet. Adonc Timon respondit: Il pourroit bien estre, dit-il eu esgard à la longueur de ce qui suit apres, et qui reste encore à dire: car quant à moy, j'améne sur les rencs, comme un nouveau champion, la derniere question, d'autant qu'il me semble avoir esté suffisamment debatu sur les precedentes. Et pensez que nous autres qui ne disons mot, faisons la mesme plainte que fait Euripide, reprochant librement aux Dieux, que
  Sur les enfans les fautes ils rejettent,
  Et les pechez que leurs peres commettent.
Car soit que ceux mesmes qui ont commis la faute en aient esté punis, il n'est plus besoing d'en punir d'autres qui n'ont point offensé, attendu qu'il ne seroit pas raisonnable de chastier deux fois ceulx mesmes qui auuroient failly, soit que aians omis par negligence à faire la punition des meschans qui ont fait les offenses, ils la veulent long temps apres faire payer à ceulx qui n'en peuvent mais, ce n'est pas bien fait de vouloir par injustice rhabiller leur negligence. Comme lon raconte d'Aesope, que jadis il vint en ceste ville avec une bonne somme d'or, envoyé de la part du Roy Croesus, pour y faire de magnifiques sacrifices au Dieu Apollo, et distribuer à chasque citoyen quatre escus. Il advint qu'il entra en quelque different alencontre de ceulx de la ville, et se courroucea à eulx, de maniere que aiant fait les sacrifices, il renvoya le reste de l'argent en la ville de Sardis, comme n'estans pas les habitans de Delphes dignes de jouïr de la liberalité du Roy: dequoy eulx estans indignez luy meirent sus qu'il estoit sacrilege, de retenir ainsi cest argent sacré: et de faict l'aians condamné comme tel, le precipiterent du hault en bas de la roche que lon appelle Hyampie. Dequoy le Dieu fut si fort courroucé, qu'il leur envoya sterilité de la terre, et diverses sortes de maladies estranges, tellement qu'ils furent à la fin contraincts d'envoyer par toutes les festes publiques et assemblees generales des Grecs, faire proclamer à son de trompe, s'il y avoit aucun de la parenté d'Aesope, qui voulust avoir satisfaction de sa mort, qu'il vint, et qu'il l'exigeast d'eulx telle comme il voudroit, jusques à ce qu'à la troisiéme generation il se presenta un Samien nommé Idmon, qui n'estoit aucunement parent d'Aesope, ains seulement de ceulx qui premierement l'avoient achepté en l'Isle de Samos: et les Delphiens luy aians faict quelque satisfaction furent delivrez de leurs calamitez: et dit-on que depuis ce temps-là, le supplice des sacrileges fut transferé de la roche d'Hyampia à celle de Nauplia. Et ceulx mesmes qui aiment le plus la memoire d'Alexandre le grand, entre lesquels nous sommes, ne peuvent approuver ce qu'il feit en la ville des Branchides, laquelle il ruina toute, et en passa tous les habitans au fil de l'espee, sans discretion d'aage, ny de <p 263v>sexe, pour autant que leurs ancestres avoient anciennement livré par trahison le temple de Milet. Et Agathocles le tyran de Syracuse, lequel en riant se mocqua de ceulx de Corfou, qui luy demanderent pour quelle occasion il fourrageoit leur Isle: Pour-autant, dit-il, que vos ancestres jadis receurent Ulysses. Et semblablement comme ceulx de l'Isle d'Ithace se plaignissent à luy de ce que ses soudards prenoient leurs moutons: Et vostre Roy, leur dit-il, estant jadis venu en la nostre, ne prit pas seulement nos moutons, mais d'avantage creva l'oeil à nostre berger. Ne vous semble-il pas donc qu'Apollo a encore plus grand tort que tous ceux-là, de perdre et ruiner les Pheneates, aiant bousché l'abysme où se souloient perdre les eaux qui maintenant noyent tout leur païs, pour- autant qu'il y a mille ans, comme lon dit, que Hercules aiant enlevé aux Delphiens le tripié à rendre les oracles, l'emporta en leur ville à Phenee: et de avoir respondu aux Sybarites, que leurs miseres cesseroient quand ils auroient appaisé l'ire de Juno Leucadiene par trois mortalitez? Il n'y a pas encore long temps que les Locriens ont desisté et cessé d'envoyer tous les ans de leurs filles à Troye,
  Où les pieds nuds, sans aucune vesture,
  Sans voile aucun ny honneste coeffure,
  Ne plus ne moins qu'esclaves, tout le jour,
  Dés le matin elles sont sans sejour,
  A ballier de Pallas la Deesse Le temple sainct, jusques en leur vieillesse,
en punition de la luxure d'Ajax: comment est-ce que cela sçauroit estre ne raisonnable ne juste, veu que nous blasmons mesmes les Thraces de ce que lon dit, que jusques aujourd'huy ils frisent leurs femmes au visage, en vengeance de la mort d'Orpheus: et ne louons pas non plus les barbares qui habitent au long du Po, lesquels, à ce que lon dit, portent encore le deuil, et vont vestus de noir, à cause de la ruine de Phaëton? car c'est à mon advis chose encore plus sotte et digne de mocquerie, si ceulx qui furent du temps de Phaëton, ne se soucioyent point autrement de sa cheute, que ceulx qui sont venus depuis cinq ou dix aages apres son accident, aient commancé à changer de robbes et en porter le deuil: mais toutefois en cela il n'y auroit que la sottise seule, et rien de mal ny de danger ou inconvenient d'avantage: mais quelle raison y a-il, que le courroux des Dieux s'estant caché sur le poinct du mesfaict, comme font aucunes rivieres, se monstrant puis apres contre d'autres, se termine en extremes calamitez? Si tost qu'il eut un peu entrerompu son propos, craignant qu'il n'alleguast encore plus d'inconveniens, et de plus grands, je luy demande sur le champ: Et bien, dis-je, estimez vous que tout cela soit vray? Et luy me respondit, Encore que le tout ne fust pas vray, ains partie seulement, tousjours pourtant demeure la mesme difficulté. A l'adventure donc que ceux qui ont une bien grosse et bien forte fiebvre endurent et sentent tousjours au dedans une mesme ardeur, soit qu'ils soient peu ou prou couverts et vestus, toutefois pour les consoler un peu, et leur donner quelque allegement, encore leur faut-il diminuer la couverture: mais si tu ne veux, à ton commandement: toutefois je te dis bien, que la plus part de ces exemples-là ressemblent proprement aux fables et contes faits à plaisir. Mais au demourant ramene un peu en ta memoire la feste que lon a celebree n'agueres à l'honneur de ceux qui ont autrefois receu les Dieux en leurs maisons, et de celle honorable portion que lon met à part, et que par la voix du herault on publie que c'est pour les descendans du poëte Pindare: et te souviene comment cela te sembla fort honnorable et agreable. Et qui est celuy, dit-il, qui ne prendroit plaisir à veoir la preference d'honneur ainsi naïfvement, rondement, et à la vieille mode des Grecs, attribuee? s'il n'avoit, comme dit le mesme Pindare,
<p 264r>   Le coeur de metail noir et roide
  Forgé avecques flamme froide.
Je laisse aussi, dis-je, le cry public semblable à celuy- là qui se faict en la ville de Sparte apres le Cantique Lesbien, en l'honneur et souvenance de l'ancien Terpander: car il y a mesme raison. Mais vous qui estes de la race des Philtiades, dignes d'estre preferez à tous autres, non seulement entre les Boeotiens, mais aussi entre les Phoceïens, à cause de vostre ancestre Daïphantus, vous me secondastes et favorisastes, quand je mainteins aux Lycormiens et Satilaïens, qui prochassoient d'avoir l'honneur et la prerogative de porter couronnes deuës par nos statuts aux Heraclides, que tels honneurs et telles prerogatives devoient estre inviolablement conservees et gardees aux descendans de Hercules, en recognoissance des biens qu'il avoit par le passé faicts aux Grecs, sans en avoir eu de son vivant digne loyer ny recompense. Tu nous as, dit- il, mis sus une dispute fort belle, et merveilleusement bien seante à la philosophie. Or laisse doncques, luy dis-je, amy, je te pry, ceste vehemence d'accuser, et ne te courrouce pas, si tu vois que quelques uns pour estre nez de mauvais et meschants parents sont punis: ou bien, ne t'esjouïs doncques pas, et ne louë pas, si tu vois aussi que la noblesse soit honoree. Car si nous advouons que la recompense de vertu se doive raisonnablement continuer en la posterité, il faut aussi consequemment que nous estimions, que la punition ne doit pas faillir ne cesser quant et les mesfaicts, ains reciproquement selon le devoir, courir sus les descendans des malfaitteurs. Et celuy qui voit volontiers les descendans de Cimon honorez à Athenes, et au contraire se fasche, et a desplaisir de voir ceux de la race de Lachares ou d'Ariston bannis et dechassez, celuy-là est par trop lasche et trop mol, ou pour mieux dire, trop hargneux et querelleux envers les Dieux, se plaignant d'un costé, s'il voit que les enfans d'un meschant et mal-heureux homme prosperent: et se plaignant de l'autre costé au contraire, s'il voit que la posterité des meschans soit abbaissee, ou bien du tout effacee: et accusant les Dieux, si les enfans d'un meschant homme sont affligez, tout autant comme si c'estoient ceux d'un homme de bien: mais quant à ces raisons-là, fais compte que ce soient comme des barrieres ou rempars alencontre de ces trop aspres repreneurs et accusateurs-là. Mais au demourant reprenons de rechef le bout de nostre peloton de filet, comme en un lieu tenebreux, et où il y a plusieurs tours et destours, qui est la matiere des jugemens de Dieu, et nous conduisons avecques crainte retenue tout doucement à ce qui est plus probable et plus vraysemblable, attendu que des choses que nous faisons, et que nous manions nous mesmes, nous n'en sçaurions pas asseureement dire la certaine verité. Comme, pourquoy est-ce que nous faisons tenir assis les pieds trempans dedans de l'eau, les enfans qui sont nez de peres qui meurent etiques ou hydropiques, jusques à ce que les corps de leurs peres soient entierement consommez du feu, d'autant que lon a opinion, que par ce moyen ces maladies-là ne passent point aux enfans, et ne parvienent point jusques à eux. Et pourquoy c'est, que si une chévre prend en sa bouche de l'herbe qui se nomme Eryngium, le chardon à cent testes, tout le troupeau s'arreste, jusques à ce que le chévrier viene oster ceste herbe à la chévre qui l'a en la gueule: et d'autres proprietez occultes, qui par attouchement secrets et passages de l'un à l'autre font des effects incroyables, tant en soudaineté, qu'en longueur de distance: mais nous nous esbahissons de la distance et intervalle des temps, et non pas des lieux, et neantmoins il y a plus d'occasion de s'esbahir et esmerveiller, comment d'un mal aiant commancé en Aethiopie la ville d'Athenes a esté remplie, de maniere que Pericles en est mort, et Thucydides en a esté malade, que non pas si les Phociens et les Sybarites aiants commis quelques meschancetez, la punition en soit tombee sur leurs enfans et leurs descendans: car ces proprietez occultes- là ont des correspondences des derniers aux premiers, <p 264v>et des secrettes liaisons, desquelles la cause, encore qu'elle nous soit incognuë, ne laisse pas de produire ses propres effects. Mais à tout le moins y a-il raison de justice toute apparente et prompte à la main, quant aux publiques vengeances surannees des villes et citez, par ce que la ville est une mesme chose et continuee, ne plus ne moins que un animal, lequel ne sort point de soymesme pour les mutations d'aages, ny ne devient point autre et puis autre, pour quelque succession de temps qu'il y ait, ains est tousjours conforme et propre à soy-mesme, recevant tousjours ou la grace du bien, ou la coupe du mal, de tout ce qu'elle fait ou qu'elle a fait en commun, tant que la societé qui la lie, maintient son unité: car de faire d'une ville plusieurs, ou bien encore innumerables, en la divisant par intervalles de temps, c'est autant comme qui voudroit faire d'un homme plusieurs, pour autant que maintenant il seroit vieil aiant esté paravant jeune, et encore plus avant, garson: ou, pour mieux dire, cela ressembleroit proprement aux ruses d'Epicharmus, dont a esté inventé et mis en avant la maniere d'arguer des Sophistes, qu'ils appellent l'argument croissant. Car celuy qui a pieça emprunté de l'argent, ne le doit pas maintenant, attendu que ce n'est plus luy, et qu'il est devenu un autre: et celuy qui fut hier convié à souper, y vient aujourd'huy sans mander, attendu qu'il est devenu un autre, combien que les aages facent encore de plus grandes differences en un chascun de nous, qu'elles ne font és villes et citez: car qui auroit veu la ville d'Athenes il y a trente ans, la recognoistroit encore toute telle aujourd'huy qu'elle estoit alors, et les moeurs, les mouvemens, les jeux, les façons de faire, les plaisirs, les courroux et desplaisirs du peuple qui est à present, ressemblent totalement à ceux des anciens. Là où d'un homme, si lon est quelque temps sans le veoir, quelque familier ou amy que lon luy soit, à peine peut on recognoistre le visage: mais quant aux moeurs qui se muent et changent facilement par toute raison, toute sorte de travail ou d'accident, ou mesme de loy, il y a de si grandes diversitez, que ceux qui s'entrevoyent et se hantent ordinairement, en sont tous esmerveillez: ce neantmoins l'homme est tousjours tenu et reputé pour un mesme, depuis sa naissance jusques à sa fin, et au cas pareil la ville demeure tousjours une mesme: à raison dequoy nous jugeons estre raisonnable qu'elle soit participante du blasme de ses ancestres, ne plus ne moins qu'elle se sent aussi de la gloire et de la puissance d'iceux, ou bien nous ne nous donnerons garde que nous jetterons toutes choses dedans la riviere de Heraclitus, en laquelle on dit que lon ne peut jamais entrer deux fois, d'autant qu'elle mue et change la nature de toutes choses. Or s'il est ainsi, que la ville soit tousjours une chose mesme continuee, autant en doit on estimer d'une race et lignee, laquelle depend d'une mesme souche, produisant ne sçay quelle force et communication de qualitez, qui s'estend sur tous les descendans. Car ce qui est engendré, n'est pas comme ce qui est produit en estre par artifice, et est incontinent separé de son ouvrier, d'autant qu'il est fait par luy, et non pas de luy: là où au contraire, ce qui est engendré est faict de la substance de celuy qui engendre, tellement qu'il emporte avec soy quelque chose de luy, qui à bon droit est ou puny ou honoré mesme en luy. Et si ce n'estoit que lon penseroit que je me joüasse, et que je ne le disse pas à bon esciant, j'asseurerois volontiers, que les Atheniens feirent plus grant tort à la statue de Cassander quand ils la fondirent, et semblablement les Syracusains au corps de Dionysius, quand apres sa mort ils le feirent porter hors de leurs confins, que s'ils eussent bien chastié leurs descendans: car la statue de Cassander ne tenoit rien de sa nature, et l'ame de Dionysius avoit de long temps abandonné son corps: là où un Nys@eus, un Apollocrates, un Antipater, et un Philippus, et pareillement tous autres enfans d'hommes vicieux et meschans, retiennent la principale partie de leurs peres, et celle qui ne demeure point oysifve sans rien faire, ains celle dequoy ils vivent et se nourrissent, dequoy ils negocient, et discourent par <p 265r>raison, et ne doit point sembler estrange ny mal-aisé à croire, si estans yssus d'eux ils retienent les qualitez et inclinations d'eux. En somme, dis-je, tout ainsi comme en la medecine, tout ce qui est utile, est aussi juste et honneste, et se mocqueroit-on de celuy qui diroit que ce fust injustice, quand une personne a mal en la hanche, de luy cauteriser le poulce: et là où le foye est apostumé, de scarifier le petit ventre: et là où les boeufs ont les ongles des pieds trop molles, oindre les extremitez de leurs cornes: autant meriteroit d'estre mocqué et repris celuy, qui estimeroit qu'il y eust és punitions autre chose de juste, que ce qui peut guarir et curer le vice: et qui se courrouceroit si on appliquoit la medecine aux uns pour servir de guarison aux autres, comme font ceux qui ouvrent la vene pour alleger le mal des yeux, celuy-là sembleroit ne veoir rien plus outre que son sens, et se souviendroit mal, qu'un maistre d'eschole bien souvent en fouëttant un de ses escholiers tient en office tous les autres, et un grand Capitaine en faisant mourir un soldat de chasque dizaine ramene tous les autres à la raison: ainsi non seulement à une partie par une autre partie, mais à toute l'ame par une autre ame, s'impriment certaines dispositions d'empiremens ou de meliorations, plus tost que à un corps par un autre corps, pour ce que là és corps il est force qu'il se face une mesme impression, et mesme alteration, mais icy l'ame estant bien souvent menee par imagination à craindre ou à s'asseurer, s'en trouve ou pis ou mieux. Comme je parlois encore, Olympique me interrompant mon propos, Par ces tiens propos, dit-il, tu supposes un grand subject à discourir, c'est à sçavoir que l'ame demeure apres la separation du corps. Ouy bien, dis-je, par cela mesme que vous nous concedez maintenant, ou plus tost, que vous nous avez cy devant concedé: car nostre discours a este poursuivy dés le commancement jusques à ce poinct, sur ceste presupposition, que Dieu nous distribue à chascun selon que nous avons merité. Et comment, dit-il, estimes-tu qu'il s'ensuyve necessairement, si les Dieux contemplent les choses humaines, et disposent de toutes choses icy bas, que les ames en soient du tout immortelles, ou qu'elles demeurent longuement en estre apres la mort? Non vrayement, dis-je, beau Sire, mais Dieu est de si basse entremise, et a si peu à faire, que nous n'aians rien de divin en nous, ne rien qui luy ressemble aucunement, ne qui soit ferme ne durable, ains nous allans sechans, fenans et perissans, ne plus ne moins que les feuilles des arbres, comme dit Homere, en peu de temps: neantmoins il fait ainsi grand cas de nous, ne plus ne moins que les femmes qui nourrissent et entretiennent des jardins d'Adonis, comme lon dit, dedans des fragiles pots de terre: aussi fait-il luy nos ames de duree d'un jour, par maniere de dire, verdoyantes dedans une chair mollastre et non capable d'une forte racine de vie, et qui puis apres s'estaignent pour la moindre occasion du monde. Mais en laissant les autres Dieux, si bon te semble, considere un peu le nostre, j'entens celuy qui est reclamé en ce lieu. Si aussi tost qu'il sçait que les ames sont desliees, ne plus ne moins que quelque fumee ou quelque brouillas qui exhale hors du corps, il ne fait pas incontinent offrir force oblations et sacrifices propitiatoires pour les trespassez, et s'il ne demande pas de grands honneurs et de grandes venerations à la memoire des morts, et s'il le fait pour nous abuser et decevoir, nous qui y adjoustons foy. Car quant à moy, je ne concederay jamais que l'ame perisse, et ne demeure apres la mort, si lon ne vient emporter premierement le trepied prophetique de la Pythie, comme lon dit que feit jadis Hercules, et du tout destruire l'oracle pour ne plus rendre de telles responses qu'il en a renduës jusques à nos temps, semblables à celles que jadis il donna à Corax le Naxien, à ce que lon dit,
  C'est une grande impieté de croire,
  Que l'ame soit mortelle ou transitoire.
Alors Patrocles: Et qui estoit, dit-il, ce Corax qui eut ceste response? Car je n'ay rien <p 265v>entendu ny de l'un, ny de l'autre. Si avez bien, dis-je, mais j'en suis cause, aiant pris le surnom au lieu du propre nom. Car celuy qui tua Archilochus en battaille, s'appelloit Callondes, et estoit surnommé Corax: lequel aiant esté la premiere fois rejetté par la prophetisse Pythie, comme meurtrier qui avoit occis un personnage sacré aux Muses: et depuis aiant usé de quelques requestes et prieres envers elle, avec quelques raisons dont il pretendoit justifier son faict, à la fin il luy fut ordonné par l'Oracle, qu'il allast en la maison de Tettix, et que là il appaisast par oblations et sacrifices l'ame d'Archilochus. Or ceste maison de Tettix estoit la ville de T@enarus: car on dit que Tettix Candiot estant jadis arrivé à ce promontoire de T@enarus avec une flotte de vaisseaux, y bastit une ville, aupres du lieu où lon avoit accoustumé de conjurer et evocquer les ames des trespassez. Semblablement aussi aiant esté respondu à ceux de Sparte, qu'ils trouvassent moyen d'appaiser l'ame de Pausanias, ils envoyerent querir jusques en Italie des sacrificateurs et exorcisateurs qui sçavoient conjurer les ames, lesquels avec leurs sacrifices chasserent son esprit hors du temple. C'est doncques une mesme raison, dis-je, qui confirme et preuve, que le monde est regy par la providence de Dieu ensemble, et que les ames des hommes demeurent encore apres la mort, et n'est pas possible que l'un subsiste si lon oste l'autre. Et s'il est ainsi que l'ame demeure apres la mort, il est plus vraysemblable et plus equitable, que lors les retributions de peine ou d'honneur luy soient renduës: car durant tout le temps qu'elle est en vie, elle combat, et puis apres quand elle a achevé tous ses combats, alors elle reçoit en l'autre monde estant seule et separee du corps, cela ne nous touche de rien à nous autres qui sommes vivans, car ou lon n'en sçait rien, ou on ne les croit pas: mais celles qui se font sur les enfans et sur les descendans, d'autant qu'elles sont apparentes et cogneuës de ceux qui sont en ce monde, elles retiennent et repriment plusieurs meschans hommes d'executer leurs mauvaises volontez. Au reste qu'il soit vray, qu'il n'y ait point de plus ignominieuse punition, ne qui touche plus les coeurs au vif, que de veoir ses descendans et dependans affligez pour soy, et que l'ame d'un meschant homme ennemy des Dieux et des loix, apres sa mort voyant non ses images et statuës ou autres honneurs abbattus, ains ses propres enfans, ses amis et parents ruinez et affligez de grandes miseres et tribulations, et estans griefvement punis pour elle, ne vousist pas plus tost perdre tous les honneurs que lon sçauroit faire à Jupiter, que de retourner à estre derechef injuste, ou abandonné à luxure, je vous en pourrois reciter un conte qui me fut faict il n'y a pas fort long temps, si ce n'estoit que je craindrois qu'il ne vous semblast que ce fust une fable controuvee à plaisir: au moyen de quoy il vaut mieux que je ne vous allegue que des raisons et arguments fondez en verisimilitude. Non pas cela, dit adonc Olympique, mais recite nous le conte que tu dis. Et comme les autres aussi me requissent tout de mesme: Laissez moy, dis-je, deduire premierement les raisons vraysemblables à ce propos: et puis apres, si bon vous semble, je vous reciteray aussi le conte, au moins si c'est conte. Car Bion dit, que si Dieu punissoit les enfans des meschants, il seroit autant digne de mocquerie, comme le medecin qui pour la maladie du pere ou grand-pere, appliqueroit sa medecine au fils, ou à l'arriere-fils: mais ceste comparaison faut en ce, que les choses sont en partie semblables, et en partie aussi diverses et dissemblables: car l'un estant medicinal ne guarit pas la maladie et indisposition de l'autre, ny jamais homme qui eust la fiebvre ou le mal des yeux n'en fut guary pour veoir user d'un ongnement, ou appliquer emplastre à un autre: mais au contraire les punitions des meschans pour ceste occasion se font publiquement devant tous, pour ce que l'effect de justice administree avec raison, est de retenir les uns par le chastiement et punition des autres: mais ce en quoy la comparaison <p 266r>de Bion se rapporte et conforme à la dispute proposee, n'a pas esté entendu par luy: car souvent est-il advenu que un homme tombé en une dangereuse maladie, et non pas pourtant incurable, par son intemperance puis apres et dissolution, a tellement laissé aller son corps en abandon, que finablement il en est mort: et que puis apres son fils qui n'estoit pas actuellement surpris de la mesme maladie, ains seulement y avoit quelque disposition, un bon medecin ou quelque sien amy, ou quelque maistre des exercices, s'en estant apperceu, ou bien un bon maistre, qui a eu soing de luy, l'a rengé à une maniere de diete austere, en luy ostant toute superfluité de viandes, toutes patisseries, toute yvrongnerie, et toute accointance de femmes, et luy faisant user souvent de medecines, et fortifier son corps par continuation de labeur et d'exercices, a dissipé et fait esvanouïr un petit commancement d'une grande maladie, en ne luy permettant pas de prendre plus grand accroissement. N'est-il pas ainsi que nous admonestons ordinairement ceux qui sont nez de pere ou mere maladifs, de prendre bien garde à eux, et de ne negliger pas leur disposition, ains de bonne heure et dés le commancement tascher à chasser la racine de celles maladies nees avec eux, qui est facile à jetter dehors, et à surmonter quand on previent de bonne heure? Il n'est rien plus vray, respondirent- ils tous. Nous ne faisons doncques pas chose impertinente, mais necessaire, ne sotte, mais utile, quand nous ordonnons aux enfans de ceux qui sont subjects au hault mal, ou à la manie et alienation d'esprit, ou à la goutte, des exercices du corps, des dietes et regimes de vie, et des medecines, non pour ce qu'ils soient malades, mais de peur qu'ils ne le soient: car un corps né d'un autre maleficié est digne, non de punition aucune, mais de medecine et d'estre soigneusement bien pensé: laquelle diligence et solicitude, s'il se trouve aucun qui par lascheté ou delicatesse appelle punition, d'autant qu'elle prive la personne de voluptez, ou qu'elle luy donne quelque poincture de douleur, ou de peine, il le faut laisser là pour tel qu'il est: et s'il est expedient de prendre garde, et de medeciner soigneusement un corps qui sera issu et descendu d'un autre maleficié et gasté, sera-il moins raisonnable d'aller au devant d'une similitude de vice hereditaire, qui commance à germer és moeurs d'un heune homme, et à poulser dehors, ains attendre, et le laisser croistre jusques à ce que se respandant par ses passions il vienne à estre en veuë de tout le monde, comme dit le poëte Pindare,
  Le fruict que son coeur insensé
  A par-soy auroit propensé?
Ne vous semble-il point qu'en cela, Dieu pour le moins soit aussi sage comme le poëte Hesiode, qui nous admoneste et conseille,
  Semer enfans garde bien que tu n'ailles
  En retournant des tristes funerailles,
  Mais au retour des festins gracieux
  Faits en l'honneur des habitans des cieux?
voulant conduire les hommes à engendrer des enfans lors qu'ils sont gays, joyeux et deliberez, comme si la generation ne recevoit pas l'impression de vice et de vertu seulement, ains aussi de joye, et de tristesse, et de toutes autres qualitez. Toutefois cela n'est pas oeuvre de sapience humaine, comme pense Hesiode, de sentir et cognoistre les conformitez ou diversitez des natures des hommes, descendans avec leurs devanciers, jusques à ce qu'estans tombez en quelques grandes forfaittures, leurs passions les descouvrent pour tels qu'ils sont. Car les petits des ours, des loups, des singes, et de semblables animaux, monstrent incontinent leur inclination naturelle dés leur jeunesse, d'autant qu'il n'y a rien qui les desguise, ne qui les masque. Mais la nature de l'homme venant à se jetter en des accoustumances, en des opinions, <p 266v>et en des loix, couvre bien souvent ce qu'elle a de mauvais, imite et contrefait ce qui est bon et honneste, tellement que ou elle efface et eschappe du tout la tare et macule de vice, qui estoit nee avec elle, ou bien elle la cache pour bien long temps, se couvrant du voile de ruze et de finesse, de maniere que nous n'appercevons pas leur malice, jusques à ce que nous soyons attaincts, comme d'un coup ou d'une morsure de chasque crime, encore à grande peine: ou pour mieux dire, nous nous abusons en ce, que nous cuydons qu'ils soient devenus injustes, lors seulement qu'ils commettent injustice, ou dissolus quand ils font quelque insolence, et lasches de coeur quand ils s'enfuyent de la battaille, comme si quelqu'un avoit opinion, que l'aiguillon du scorpion s'engendrast lors premier en luy, quand il en picque: et le venim és viperes, quand elles mordent: qui seroit grande simplesse de le penser ainsi. Car chasque meschant ne devient point tel alors qu'il apparoist, mais il a en soy dés le commancement le vice et la malice imprimee: mais il en use lors qu'il en a le moyen, l'occasion et la puissance, comme le larron de desrobber, et le tyrannique de forcer les loix. Mais Dieu qui n'ignore point l'inclination et nature d'un chascun, comme celuy qui voit et cognoist plus l'ame que le corps, ny ne attend point, ou que la violence viene à main-mise, ny l'impudence à la parole, ny l'intemperance à abuser des parties naturelles, pour la punir, à cause qu'il ne prend pas vengeance du meschant, pour ce qu'il en ait receu aucun mal: ny ne se courrouce point contre le brigand ravisseur, pour ce qu'il ait esté forcé: ny ne hait l'adultere, pour ce qu'il luy ait fait aucune injure: ains punit par maniere de medecine celuy qui est subject à commettre adultere, celuy qui est avaricieux, celuy qui ne fait compte de transgresser les loix, ostant bien souvent le vice, ne plus ne moins que le mal caduque, avant que l'acces en prenne. Nous nous courroucions n'agueres de ce que les meschants estoient trop tard et trop lentement punis, et maintenant nous trouvons mauvais, de ce que Dieu reprime et chastie la mauvaise disposition et vicieuse inclination d'aucuns, avant qu'ils aient commancé à forfaire, ne considerans pas que l'advenir bien souvent est pire et plus à redoubter, que le present: et ce qui est caché et couvert, que ce qui est apparent et descouvert: et ne pouvans pas discourir et juger, pourquoy il est meilleur d'en laisser aucuns en repos encore apres qu'ils ont peché, et prevenir les autres avant qu'ils puissent executer le mal qu'ils ont propensé, ne plus ne moins que les medecines et drogues medicinales ne convienent pas à aucuns estans malades, et sont utiles à d'autres qui ne sont pas actuellement malades, ains sont en plus grand danger que les autres. Voyla pourquoy les Dieux ne tournent pas sur les enfans toutes les fautes des parents: car s'il advient qu'il naisse un bon enfant d'un mauvais pere, comme par maniere de dire un fils fort et robuste d'un pere maladif, celuy-là est exempt de la peine de la race, comme estant hors de la famille de vice: mais aussi le jeune homme qui se conformera à la malice hereditaire de ses parents, sera tenu à la punition de leur meschanceté, comme au payment des debtes de la succession: car Antigonus ne fut point puny pour les pechez de son pere Demetrius, ny entre les meschants Phyleus pour Augeas, ny Nestor pour Neleus, car ils estoient bien yssus de meschants peres, mais quant à eulx ils estoient gens de bien: mais tous ceux de qui la nature a aimé, receu et prattiqué ce qui venoit de la parenté, la justice divine a aussi puny en eulx ce qu'il y avoit de similitude de vice et de peché. Car tout ainsi comme les verrues, porreaux, seings et taches noires qui sont és corps des peres, ne comparoissans point és corps des enfans, recommancent à sortir et apparoir puis apres en leurs fils et arriere- fils: et y eut une femme Grecque, qui aiant enfanté un enfant noir, et en estant appellee en justice, comme aiant conçeu cest enfant de l'adultere d'un Maure, il se trouva que elle estoit en la quatriéme ligne descendue d'un Aethiopien. Et comme ainsi fust que <p 267r>lon tenoit pour certain, que Python le Nisibien estoit extraict de la race et lignee des Semez, qui ont esté les premiers seigneurs et fondateurs de Thebes, le dernier de ses enfans qui mourut il n'y a pas long temps, avoit rapporté la figure de la lance en son corps, qui estoit la marque naturelle de celle lignee-là anciennement, estant apres si long intervalle de temps ressourse et revenue, comme du fond au dessus, celle similitude de race: aussi bien souvent les premieres generations, c'est à dire les premiers descendans, cachent, et par maniere de dire, enfondrent quelques passions ou conditions de l'ame qui sont affectees à une lignee, mais puis apres la nature les boute hors en quelques autres suyvans, et represente ce qui est propre à chasque race, autant en la vertu comme au vice. Apres que j'eus achevé ce propos, je me teu. Et Olympique se prit à rire, en disant, Nous ne louons pas ton discours, à fin que tu l'entendes, comme estant suffisamment prouvé par demonstration, de peur qu'il ne semble que nous ayons mis en oubly le conte que tu nous as promis de faire, mais alors donnerons nous nostre sentence, quand nous l'aurons aussi entendu. Parquoy je recommençay à suyvre mon propos en ceste sorte: Thespesius natif de la ville de Soli en Cilicie, familier et grand amy de Protogenes qui a icy longuement esté avec nous, aiant vescu les premiers ans de son aage en grande dissolution, en peu de temps perdit et despendit tout son bien: au moyen dequoy estant reduit ja par quelque temps à extreme necessité, il devint meschant, et se repentant de sa folle despense commancea à cercher tous moyens de recouvrer des biens: ne plus ne moins que font les luxurieux qui bien souvent ne font compte de leurs femmes espousees, et ne les gardent pas ce-pendant qu'ils les ont, puis quand ils les ont laissees, et qu'elles sont remariees à d'autres, il les vont soliciter pour tascher à les corrompre meschamment. Ainsi n'espargnant voye du monde prouveu qu'elle tournast à plaisir ou à profit pour luy, en peu de temps il assembla non pas beaucoup de biens, mais beaucoup de honte et d'infamie: mais ce qui plus encore le diffama, fut une response que lon luy apporta de l'oracle d'Amphilochus, là où il avoit envoyé demander, s'il vivroit mieux au reste de sa vie qu'il n'avoit faict par le passé: et l'oracle luy respondit, qu'il seroit plus heureux quand il seroit mort. Ce qui luy advint en certaine maniere bien tost apres: car estant tombé d'un certain lieu hault la teste devant, sans qu'il y eust rien d'entamé, du coup de la cheutte seulement il s'esvanouit, ne plus ne moins que s'il eust esté mort: et trois jours apres comme lon estoit à preparer ses funerailles, il se revint, et en peu de jours s'estant remis sus et retourné en son bon sens, il feit un estrange et incroyable changement de sa vie: car tous ceulx de la Cilicie luy portent tesmoignage qu'ils ne cogneurent oncques homme de meilleur conscience en tous affaires et negoces qu'ils eurent à desmesler ensemble, ny plus devot et religieux envers les Dieux, ne plus certain à ses amis, ne plus fascheux à ses ennemis: de maniere que ceux qui l'avoient de long temps cogneu familierement, desiroient fort sçavoir de luy, quelle avoit esté la cause de si grande et si soudaine mutation, estimans que un si grand amendement de vie si dissoluë, ne pouvoit pas estre advenu fortuitement, comme il estoit veritable, ainsi que luy- mesme le raconta au susdit Protogenes, et aux autres siens familiers amis, gens de bien et d'honneur comme luy. Car quand l'esprit fut hors de son corps, il se trouva du commancement, ne plus ne moins que feroit un pilote qui seroit jetté hors de sa navire au fond de la mer, tant il se trouva estonné de ce changement, mais puis apres s'estant relevé petit à petit, il luy fut advis qu'il commancea à respirer entierement, et à regarder tout à l'entour de luy, l'ame s'estant ouverte comme un oeil, et ne voyoit rien de ce qu'il souloit voir au paravant, sinon des astres et estoilles de magnitude tresgrande, distantes l'une de l'autre infiniement, jettans une lueur de couleur admirable, et de force et roideur grande, tellement que l'ame estant portee sur ceste lueur, comme sur un chariot, doulcement et uniement, <p 267v>ainsi que sur une mer calme, alloit soudainement par tout où elle vouloit, et laissant à part grand nombre des choses qu'il y avoit veuës, il disoit qu'il avoit veu, que les ames de ceux qui mouroient, devenoient en petites bouteilles de feu, qui montoient de bas en hault à travers l'air, lequel s'ouvroit devant elles, et que petit à petit lesdittes bouteilles venoient à se rompre, et les ames en sortoient aiants forme et figure humaine: au demourant fort agiles et legeres, et se mouvoient, non pas toutes d'une mesme sorte, ains les unes sauteloient d'une legereté merveilleuse, et jallissoient à droite ligne contremont: les autres tournoient en rond comme des bobines ou fuseaux ensemble, tantost contremont, tantost contrebas, de sorte que le mouvement estoit meslé et confus, que ne s'arrestoit qu'à grande peine, et apres un bien long temps. Or n'en cognoissoit-il point la plus part, mais en aiant apperçeu deux ou trois de sa cognoissance, il s'efforcea de s'en approcher, et parler à elles: mais elles ne l'entendoient point, et si n'estoient point en leur bon sens, ains comme estourdies et transportees, refuyoient toute veuë et tout attouchement, errantes çà et là à par-elles du commancement, et puis en rencontrans d'autres disposees tout de mesme elles, s'embrassoient et se conjoignoient avecques elles, en se mouvant çà et là sans aucun jugement, et jettans ne sçay quelles voix non articulees ne distinctes, comme des cris meslez de plainctes et d'espouventement: les autres parvenues en la plus haulte extremité de l'air estoient plaisantes et gayes à voir, et tant gracieuses et courtoises, que souvent elles s'approchoient les unes de autres, et se destournoient au contraire de ces autres tumultuantes, donnans à entendre qu'elles estoient faschees quand elles se serroient en elles mesmes, et qu'elles estoient joyeuses et contentes quand elles s'estendoient et s'eslargissoient. Entre lesquelles il dit qu'il en vit une d'un sien parent, combien qu'il ne la cognoissoit pas bien certainement, d'autant qu'il estoit mort, luy estant encore en son enfance: mais elle s'approchant de luy le salüa, en luy disant, Dieu te gard Thespesien: dequoy luy s'esbahissant luy respondit, qu'il n'estoit pas Thespesien, et qu'il s'appelloit Arid@eus: ouy bien, dit elle, par cy devant, mais cy apres tu seras appellé Thespesien, car tu n'es pas encore mort, mais par certaine permission de la destinee, tu es venu icy avec la partie intelligente de ton ame, et quant au reste de ton ame, tu l'as laissé attaché comme une ancre à ton corps: et à fin que tu le sçaches dés maintenant pour cy apres, prens garde à ce que les ames des trespassez ne font point d'ombre, et ne cloënt et n'ouvrent point les yeux. Thespesien aiant ouy ces paroles se recueillit encore d'avantage à discourir en soy- mesme, et regardant çà et là autour de luy, apperçeut qu'il se levoit quant et luy ne sçay quelle ombrageuse et obscure lineature, mais que ces autres ames-là reluysoient tout à l'entour d'elles, et estoient par le dedans transparentes, non pas toutefois toutes egalement, car les une rendoient une couleur unie et egale par tout comme fait la pleine Lune quand elle est plus claire, et les autres avoient comme des escailles ou cicactrices esparses çà et là par intervalles: et des autres qui estoient merveilleusement hydeuses et estranges à voir, mouchetees de taches noires, comme sont les peaux des serpens: les autres qui avoient des legeres frisures et esgrattigneures au visage. Si disoit ce parent-là de Thespesien (car il n'y a point de danger d'appeller les ames du nom qu'avoient les hommes en leur vivant) qu'Adrastia fille de Jupiter, et de Necessité, estoit constituee au plus hault, par dessus tous, vengeresse de toute sorte de crimes et pechez, et que des malheureux et meschants il n'y en eut jamais un, ny grand ny petit, qui par ruse ou par force se peust oncques sauver d'estre puny. Mais une sorte de supplice et de peine convient à une geoliere et executrice, (car il y en a trois et une autre à une autre: d'autant qu'il y en a une legere et soudaine, qui se nomme Poene, laquelle execute le chastiement de ceux qui dés ceste vie sont punis en leurs corps et par leurs corps d'un certain doux moyen, qui laisse aller impunies <p 268r>plusieurs fautes legeres, lesquelles meriteroient bien quelque petite purgation. Mais ceulx où il y a plus à faire, comme de guarir et curer un vice, Dieu les commet à punir apres la mort à l'autre executrice, qui se nomme Dice. Et ceulx qui sont de tout poinct incurables, Dice les aiant repoulsez, la troisiéme, et la plus cruelle des ministres et satellites de Adrastia, qui s'appelle Erinnys, court apres, et les persecute fuyans et errans çà et là en grande misere et grande douleur, jusques à tant qu'elle les attrappe, et precipite en une abysme de tenebres indicible. Et quant à ces trois sortes de punitions, la premiere ressemble à celle dont on use entre quelques nations barbares: car en Perse ceux qui sont punis par justice, on prend leurs haults chapeaux poinctus et leurs robbes, que lon pelle poil apres poil, et les fouëtte lon devant eux, et eux aians les larmes aux yeux crient, et prient que lon cesse, aussi les punitions qui se font en ceste vie par le moyen des corps ou des biens, n'attaignent point aigrement au vif, ny ne touchent, ny ne penetrent point jusques au vice mesme, ains sont la plus part d'icelles imposees par opinion, et selon le jugement du sens naturel exterieur. Mais s'il y en a quelqu'un qui arrive pardeçà sans avoir esté puny et bien purgé pardelà, Dice le prenant tout nud en son ame toute descouverte, n'aiant dequoy couvrir, ny cacher ou pallier et desguiser sa meschanceté, ains estant veu par tout, de tous costez, et de tous, elle le monstre premierement à ses parents gents de bien, s'ils ont d'adventure esté tels comme il est, abominable et indigne d'estre descendu d'eux: et s'ils ont esté meschans, eux et luy en sont de tant plus griefvement tourmentez en les voyant, et estant veu par eux en son tourment, où il est puny et justicié bien long temps, tant que un chascun de ses crimes et pechez soit effacé par douleurs et tourments, qui en aspreté et vehemence surpassent d'autant plus les corporels, que ce qui est au vray, est plus à certes que ce qui apparoit en songe, et les marques et cicatrices des pechez et des vice demeurent aux uns plus, aux autres moins. Et pren bien garde, dit-il, aux diversitez de couleurs de ces ames de toutes sortes: car ceste couleur noirastre et salle, c'est proprement la teinture d'avarice et de chicheté: et celle rouge et enflambee est celle de cruauté et de malignité: là où il y a du bleu, c'est signe que de là a esté escuree l'intemperance et dissolution és voluptez à bien long temps et avec grande peine, d'autant que c'est un mauvais vice: le violet tirant sur le livide procede d'envie. Ne plus ne moins doncques que les Seiches rendent leur encre, aussi le vice pardelà changeant l'ame et le corps ensemble, produit diverses couleurs: mais au contraire pardeçà, ceste diversité de couleurs est le signe de l'achevement de purification: puis quand toutes ces teintures-là sont bien effacees et nettoyees du tout, alors l'ame devient de sa naïfve couleur qui est celle de la lumiere: mais tant que aucune de ces couleurs y demeure, il y a tousjours quelque retour de passions d'affections, qui leur apporte un eschauffement et un battement de poux, aux unes plus debile et qui s'esteint et passe plus tost et plus facilement: aux autres qui s'y prend à bon esciant: et d'icelles ames les unes, apres avoir esté chastiees par plusieurs et plusieurs fois, recouvrent à la fin leur habitude et disposition telle qu'il appartient: les autres sont telles que la vehemence de leur ignorance et l'appetit de volupté les transporte és corps des animaulx, car la foiblesse de leur entendement, et la paresse de speculer et discourir par raison les fait incliner à la partie active d'engendrer: et se sentans destituees de l'instrument luxurieux pour pouvoir executer et prendre fruition de leurs appetits par le moyen du corps: car pardeçà il n'y a rien du tout, si ce n'est une ombre, et par maniere de dire un songe de volupté, laquelle ne vient point à perfection. Luy aiant tenu ces propos, il le mena bien viste, mais par une espace infiny, toutefois à son aise et doulcement, sur les rais de la lumiere, ne plus ne moins que si c'eussent esté des ailes, jusques à ce qu'estant arrivé en une grande fondriere tendant tousjours contrebas, il se trouva lors destitué, et delaissé de celle force qui l'avoit <p 269vh>là conduit et amené, et voyoit que les autres ames se trouvoient aussi tout de mesmes: car se resserrans comme font les oyseaux quand ils volent en bas, elles tournoient tout à l'entour de ceste fondriere, mais elles n'ozoient entrer dedans: et estoit la fondriere semblable aux spelonques de Bacchus, ainsi tapissee de fueillages de ramees et de toutes sortes de fleurs, et en sortoit une douce et souëfve haleine, qui apportoit une fort plaisante odeur et temperature de l'air, telle comme le vin sent à ceulx qui aiment à le boire, de sorte que les ames, se repaissans et festoyans de ces bonnes odeurs, en estoient toutes esjouyes, et s'en entrecaressoient, tellement qu'à l'entour de ce creux- là, tout en rond, il n'y avoit que passe-temps, jeux et risees, et chansons, comme de gens qui jouoient les uns avec les autres, et se donnoient du plaisir tant qu'ils pouvoient: si disoit, que par là Bacchus estoit monté en la compagnie des Dieux, et que depuis il y avoit conduitte Semelé, et que le lieu s'appelloit le lieu de Léthe, c'est à dire, d'oubliance: et pourtant ne voulut-il pas que Thespesien, qui en avoit bien bonne envie, s'y arrestast, ains l'en retira par force, luy donnant à entendre et luy enseignant, que la raison et l'entendement se dissoult et se fond par ceste volupté, et que la partie irraisonnable se ressentant du corps, en estant arrousee et acharnee, luy ramenoit la memoire du corps, et de ceste souvenance naissoit le desir et la cupidité qui la tiroit à la generation, que lon apelloit ainsi, c'est à dire un consentement de l'ame aggravee et appesantie par trop d'humidité. Parquoy aiant traversé une autre pareille carriere de chemin, il luy fut advis qu'il apperçeut une grande couppe, dedans laquelle venoient à se verser des fleuves, l'un plus blanc que l'escume de la mer ou que neige, et l'autre rouge comme l'escarlatte que lon apperçoit en l'arc- en-ciel, et d'autres qui de loing avoient chascun leurs lustres et teintures differentes: mais quand ils en approcherent de pres, ceste couppe s'esvanouit, et ces differentes couleurs des ruisseaux disparurent, exceptee la couleur blanche: et là veit trois D@emons assis ensemble, en figure triangulaire, qui mesloient ces ruisseaux ensemble à certaines mesures. Or disoit ceste guide des ames, que Orpheus avoit penetré jusques-là quand il estoit venu apres sa femme, et que aiant mal-retenu ce qu'il y avoit veu, il avoit semé un propos faulx entre les hommes, c'est à sçavoir, que l'oracle qui estoit en la ville de Delphes, estoit commun à Apollo et à la Nuict: car Apollo n'a rien qui soit de commun avec la Nuict, mais cest oracle- cy, dit-il, est bien commun à la Lune et à la Nuict, toutefois il ne perce nulle part jusques à la terre, ny n'a aucun siege fiché ny certain, ains est par tout vague et errant parmy les hommes par songes et apparitions: c'est pourquoy les songes meslez, comme tu vois, de tromperie et de verité, de diversité et de simplicité, sont semez par tout le monde: mais quant à l'oracle d'Apollo tu ne l'as point veu, ny ne le pourrois voir, pource que la terre sterile de l'ame ne peult saillir, ny s'eslever plus hault, ains panche contre bas, estant attachee au corps: et quant et quant il tascha, en m'approchant, de me monstrer la lumiere et clarté du trepied à travers le sein de la deesse Themis, laquelle, comme il disoit, alloit percer au mont de Parnase, et aiant grande envie et faisant tout son effort pour la voir, il ne peut pour sa trop grande splendeur, mais bien ouyt-il en passant la voix hautaine d'une femme, qui en vers disoit entre autres choses le temps de la mort de luy, et disoit ce D@emon que c'estoit la voix de la Sibylle, laquelle tournoyant dedans la face de la Lune chantoit les choses à advenir, et desirant en ouyr d'avantage, il fut repoulsé par l'impetuosité du corps de la Lune, et ainsi en ouyt bien peu, comme l'accident du mont Vesuvien et de la ville de Pozzol, qui devoient estre bruslez du feu: et se y avoit une petite clause de l'Empereur qui lors regnoit, qu'estant homme de bien, il laisseroit son empire par maladie. Apres cela ils passerent outre jusques à voir les peines et tourments de ceulx qui estoient punis: là où du commancement ils ne veirent que toutes choses horribles et pitoyables à voir: car Thespesien qui ne <p 269r>se doutoit de rien moins, y rencontra plusieurs de ses amis, parents, et familiers, qui y estoient tourmentez, lesquels souffrans des peines et supplices douloureux et infames, se lamentoient à luy et l'appelloient, en criant: finablement il y veit son propre pere sourdant d'un puits profond, tout plein de playes et de picqueures, luy tendant les mains, et qui maugré luy estoit contraint de rompre silence, et forcé par ceux qui avoient la superintendance desdittes punitions, de confesser hault et clair qu'il avoit esté meschant meurtrier alendroit de certains estrangers qu'il avoit eu logez chez luy, et sentant qu'ils avoient de l'or et de l'argent, les avoit fait mourir par poison, dequoy il n'auroit jamais esté rien sçeu pardelà, mais pardeçà en aiant esté convaincu, il auroit desja payé partie de la peine, et le menoit-on pour en souffrir le demourant. Or n'osoit-il pas supplier ny interceder pour son pere, tant il estoit estonné et effrayé: mais voulant s'enfuir et s'en retourner, il ne veit plus aupres de luy ce gracieux sien et familier guide, qui l'avoit conduit du commancement, ains en apperceut d'autres hydeux et horribles à voir, que le contraignoient de passer oultre, comme estant necessaire qu'il traversast: si veit ceulx qui notoirement à la veuë d'un chascun avoient esté meschants, ou qui en ce monde en avoient esté chastiez, estre pardelà moins douloureusement tourmentez, et non tant comme les autres, comme aiants esté debiles et imparfaicts en la partie irraisonnable de l'ame, et subjecte aux passions et concupiscences: mais ceulx qui s'estans desguisez et revestus de l'apparence et reputation de vertu au dehors, avoient vescu en meschanceté couverte et latente au dedans, d'autres qui leur estoient alentour les contraignoient de retourner au dehors ce qui estoit au dedans, et se reboursans et renversans contre la nature, ne plus ne moins que les Scolopendres marines, quand elles ont avallé un hameçon, se retournent elles mesmes, et en escorchant les autres, et les desployant, ils faisoient voir à descouvert comme ils avoient esté viciez au dedans et pervers, aians le vice en la partie raisonnable et principale de l'homme. Et dit avoir veu d'autres ames attachees et entrelassees les unes avec les autres, deux à deux, ou trois à trois, ou plus, comme les serpents et viperes, qui s'entremangeoient les unes les autres, pour la rancune qu'elles avoient les unes contre les autres, et la souvenance des pertes et injures qu'elles avoient receuës ou souffertes: et qu'il y avoit des lacs suyvants de reng les uns les autres, l'un d'or tout bouillant, l'autre de plomb, qui estoit fort froid, et l'autre fort aspre, de fer: et qu'il y a des D@emons qui en ont la superintendance, lesquels, ne plus ne moins que les fondeurs, y plongeoient ou en retiroient les ames de ceulx qui par avarice et cupiditez d'avoir, avoient esté meschants. Car quand elles estoient bien enflambees et rendues transparents à force d'estre bruslees par le feu, dedans le lac d'or fondu, ils les plongeoient dedans celuy de plomb, là où apres qu'elles estoient gelees et rendues dures comme la gresle, derechef ils les transportoient dedans celuy de fer, là où elles devenoient hydeusement noires, et estans rompues et brisees à cause de leur roideur et dureté, elles changeoient de formes, puis de rechef ils les remettoient dedans celuy de l'or, souffrans des douleurs intolerables en ces diverses mutations. Mais celles, dit-il, qui luy faisoient plus de pitié, et qui plus miserablement que toutes les autres estoient tourmentees, c'estoient celles qui pensoient desja estre eschappees, et que lon venoit reprendre et remettre aux tourments, et estoient celles pour les pechez desquelles la punition estoit tombee sur leurs enfans ou autres descendans: car quand quelque une des ames de ces descendans- là les rencontroit ou leur estoit amenee, elle s'attachoit à elles en courroux, et crioit alencontre, en monstrant les marques des tourments et douleurs qu'elle enduroit, en les leur reprochant: et les autres taschoient à s'enfuir, et à se cacher, mais elle ne pouvoient, car incontinent les bourreaux couroient apres, qui les ramenoient au supplice, crians et se lamentans, d'autant qu'elles prevoyoient bien le tourment qu'il leur convenoit endurer. Oultre, <p 269v>disoit qu'il en veit quelques unes, et en bon nombre, attachees à leurs enfans et ne se laissans jamais, comme les abeilles, ou les chauves-souris, murmurantes de courroux, pour la souvenance des maulx qu'elles avoient endurez pour l'amour d'eux. La derniere chose qu'il y veit, fut, les ames qui se tournoient en une seconde vie, et qui estoient tournees et transformees à force en d'autres animaux de toutes sortes, par ouvriers à ce deputez, qui avec certains outils et coups forgeoient aucunes des parties, et en tordoient d'autres, en effaçoient et ostoient du tout, à fin qu'ils fussent sortables à autres vies, et autres moeurs: entre lesquelles il veit l'ame de Neron affligee desja bien griefvement d'ailleurs, de plusieurs autres maulx, et percee de part en part avec cloux tous rouges de feu: et comme les ouvriers la prinssent en main pour la transformer en forme de vipere, là où comme dit Pindare, le petit devore sa mere, il dit que soudainement il s'alluma une grande lumiere, et que d'icelle lumiere il sortit une voix, laquelle commanda, qu'ils la transfigurassent en une autre espece de beste plus doulce, en forgeant un animal palustre, chantant à l'entour des lacs et des marets, car il a esté puny des maulx qu'il a commis: mais quelque bien luy est aussi deu par les Dieux, pour-autant que de ses subjects il a affranchy de tailles tributs le meilleur peuple et le plus aimé des Dieux, qui est celuy de la Grece. Jusques icy doncques il disoit avoir esté seulement spectateur, mais quand ce vint à s'en retourner, il fut en toutes les peines du monde pour le peur qu'il eut: car il y eut une femme de face et de grandeur admirable, qui luy dit, Viença, à fin que tu ayes plus ferme memoire de tout ce que tu as veu: et luy approcha une petite verge toute rouge de feu, comme celle dont usent les paintres. mais une autre l'en engarda: et lors il se sentit soudainement tiré, comme s'il eust esté soufflé par un vent fort et violent dedans une sarbatane, tant qu'il se retrouva dedans son corps, et estant revenue et resuscité de dedans le sepulchre mesme.

Que les bestes brutes usent de la raison: EN FORME DE DEVIS. Les personnages, Ulysses, Circé, Gryllus. ULYSSES.
IL me semble, Circé, que j'ay bien compris cela, et l'ay bien imprimé en ma memoire: mais je sçaurois volontiers s'il y a point quelques Grecs entre ceulx que tu as transformez d'hommes en loups, et en lions. CIRCE. Ouy bien, et plusieurs, mon bien-aimé Ulysses: mais pour quelle occasion est-ce que tu me le demandes? ULYSSES. Pour ce qu'il me semble que ce me seroit une entremise honorable envers les Grecs, si de ta grace je pouvois obtenir que tu me les rendisses une autre fois hommes, et que je ne les laissasse pas envieillir contre nature en corps de bestes, menans une si miserable, si infame et si ignominieuse vie. CIRCE. Cest homme icy, tant il est simple, veut que son ambition apporte dommage, non seulement à luy et à ses amis, mais aussi à ceux qui ne luy appartiennent en rien. ULYSSES. Voyla quelque autre bruvage de paroles que tu me vas brouillant et mixtionnant: car certainement tu m'aurois bien fait devenir beste, si je me laissois persuader, que ce <p 270r>fust perte et dommage de devenir homme de beste. CIRCE. Et comment, n'as tu pas desja faict encontre toy-mesme choses encore plus estranges que cela? veu que laissant une vie immortelle, et non subjecte à vieillir, que tu pourras avoir demourant avec moy, tu t'en veulx à toute force aller à une femme mortelle, et (comme je m'asseure) desja toute vieillotte, à travers dix mille maux qu'il te faudra encores endurer, te promettant que tu en seras cy apres plus celebré, plus regardé, et plus renommé que tu n'es maintenant: et ce-pendant tu ne t'apperçois pas, que tu poursuis une vaine image de bien au lieu d'un veritable. ULYSSES. Je suis content qu'il soit ainsi que tu dis, Circé: car quel besoing est-il que nous contestions si souvent sur une mesme chose? Mais je te prie, pour l'amour de moy deslie ce pauvres gens, et me les rends. CIRCE. Non feray pas certes si legerement, car ce ne sont pas hommes communs: mais interrogue les premierement s'ils le veulent bien, et s'ils te respondent que non, efforce toy vaillamment de les persuader à force de vives raisons: Et si tu ne peulx venir à bout de les persuader, ains au contraire si eux mesmes te convainquent par raisons, te suffise d'avoir suivy mauvais conseil pour toy, et pour tes amis. ULYSSES. Deà, pourquoy te mocques-tu de moy, Belle Dame, de dire cela? car comment pourroient- ils recevoir ny rendre raison en conference, pendant qu'ils sont asnes, pourceaux, ou lions? CIRCE. Ne te soucie point quant à cela, homme le plus ambitieux qui vive, car je te les rendray et bien entendans tout ce que tu leur voudras alleguer, et bien discourans: ou bien plus tost, il suffira que un seul entende tes allegations, et y responde pour tous ses compagnons. Tien, interrogue celuy-là. ULYSSES. Et comment le nommerons-nous, Circé? et qui estoit-il quand il estoit homme? CIRCE. Et que peut-il chaloir quant à la dispute? toutefois appelle le si tu veux, Gryllus: mais à fin que tu ne penses que pour me faire plaisir il discoure au plus loing de sa pensee, je me tireray à l'escart de vous. GRYLLUS. Dieu te gard Ulysses. ULYSSES. Et toy aussi vrayement Gryllus. GRYLLUS. Que veux-tu enquerir de nous? ULYSSES. Je sçay que vous avez esté hommes, et pourtant ay-je pitié de vous veoir tous tant que vous estes en cest estat: mais encore plus, comme il est vray-semblable, ceux qui aians esté Grecs estes tombez en telle calamité: si ay maintenant supplié Circé, que desliant ceux d'entre vous qui le voudront estre, et les remettant en leur anciene forme, elle leur donne congé de s'en venir quant et nous. GRYLLUS. Tais-toy Ulysses, et ne dy rien d'avantage: car nous aussi t'avons en grand mespris, voyans que c'est bien à faulses enseignes que lon t'a par cy devant tenu pour habile homme, plus advisé et plus sage que les autres, veu que tu as eu peur de changer de pis en mieux, sans y avoir premierement bien pensé, ne plus ne moins que les enfans craignent les drogues que les medecins leur ordonnent, et fuyent les sciences, qui les peuvent rendre de maladifs et fols sains et sages: aussi as-tu rejetté arriere l'estre transmué d'une forme en une autre: et maintenant encore trembles-tu de peur redoutant de coucher avec Circé, pour crainte qu'elle ne face de toy, sans que tu t'en prennes garde, un pourceau ou un loup: et nous veux persuader qu'au lieu que nous vivons maintenant en abondance et jouïssance de tous biens, nous les quittions et abandonnions, ensemble celle qui nous les a procurez, pour nous en aller quant et toy, en redevenans hommes derechef, c'est à dire, le plus miserable et plus calamiteux animal qui soit au monde. ULYSSES. Il semble, Gryllus, que ce breuvage-là que te donna Circé, ne t'a pas seulement corrompu la forme du corps, mais aussi le discours de l'entendement, et qu'il t'a remply la cervelle d'estranges et totalement depravees opinions, ou il faut dire que le plaisir que tu prens à ce corps, pour le long temps qu'il y a desja que tu y es, t'a ensorcelé. GRYLLUS. Ce n'est ny l'un ny l'autre, ô Roy des Cephaleniens: mais s'il te plaist discourir par raison, plus tost que par injures, nous t'aurons bien tost <p 270v>osté de ceste opinion, en te prouvant par vives raisons, pour l'experience que nous avons de l'une et de l'autre vie, que à bonne cause nous aimons mieux ceste-cy, que cella-là. ULYSSES. Quant à moy, je suis tout prest de l'ouyr. GRYLLUS. Et moy de le dire. Mais premierement il faut commancer à parler des vertus, pour lesquelles je voy que vous vous plaisez merveilleusement, comme voulans dire, que vous estes beaucoup plus parfaicts et plus excellents en justice, en prudence, et en magnanimité, et autres vertus, que ne sont les animaux. Je te prie donc, homme tressage, respons moy, car j'ouy dernierement que tu racontois à Circé du pays des Cyclopes, comme la terre y est si bonne et si fertile, que sans estre labouree ny ensemencee aucunement, elle porte d'elle mesme toute sorte de fruicts: je te demande donc, laquelle est-ce que tu estimes le plus, celle-là, ou bien celle d'Ithace montueuse et aspre, qui ne vaut qu'à nourrir des chévres, et qui apres plusieurs façons et plusieurs travaux, à grand' peine rend à ceux qui la cultivent, un bien peu de maigres fruicts, que ne valent pas la peine que lon y prend, et ne sois pas marry si tu es contrainct de respondre contre ce que te fait estimer l'amour que tu portes à ton païs. ULYSSES. Il ne faut point mentir, que j'aime et tiens singulierement cher mon païs et le lieu de ma naissance, mais je louë et estime encore plus ce païs-là. GRYLLUS. Or bien nous dirons donc, que le plus sage des hommes est d'advis qu'il y a des choses qu'il faut louër et priser, et d'autres qu'il faut choisir et aimer: et croy que tu confesseras, qu'autant en faut-il respondre de l'ame comme de la terre, que la meilleure est celle qui sans labeur rend un fruict croissant de soy-mesme. ULYSSES. Et bien, supposons que cela aussi soit ainsi. GRYLLUS. Tu confesses donc desja que l'ame des animaux est mieux disposee et plus parfaitte pour produire la vertu, attendu que sans estre poulsee, ny commandee, ny enseignee, qui est autant comme dire, sans estre labouree, ny ensemencee, elle produit et nourrit la vertu qui selon nature convient à un chascun. ULYSSES. Et quelle est la vertu, Gryllus mon amy, dont les animaux sont capables? GRYLLUS. Mais plus tost devois-tu demander, de quelle vertu ne sont-ils capables, voire, et d'avantage que le plus sage des hommes. Mais considerons premierement, si tu veux, la vaillance pour laquelle tu te glorifies et te plais merveilleusement, et ne te caches point de honte quand lon te surnomme, le vaillant, et le preneur de villes, veu que tu as tousjours, malheureux que tu es, plus tost par belles paroles, ruzes et tromperies, affiné les hommes qui ne sçavoient faire la guerre, que rondement et genereusement: et qui ne sçavoient que c'estoit de fraude ny menterie, voulant attribuer à finesse le nom de vertu, laquelle ne sçait que c'est de fraude ny de tromperie: car tu vois les combats des animaux, tant contre les hommes, que des uns contre les autres, comment ils sont sans aucune ruze ny artifice, avec une ouverte et nue hardiesse, et comme d'un naïfve magnanimité ils se defendent et revenchent contre leurs ennemis, sans qu'il y ait loy qui les y appelle, ne qu'ils aient peur d'estre en jugement repris de lascheté ny de couardise, ains par un instinct naturel, fuyans de leur propre volonté l'estre vaincus, ils endurent et resistent jusques à toute extremité, pour se maintenir invincibles: car encore qu'ils soient plus foibles de corps, si ne cedent-ils point pour cela, ny ne se rendent point de coeur, ains aiment mieux mourir en combattant: et y en a plusieurs de qui, en mourant, la generosité et le courage se retirant en quelque partie du corps, et là se recueillant, resiste à celuy qui les tue, et saulte, et se courrouce encore, jusques à ce que comme un feu elle viene à s'estaindre et à s'amortir de tout poinct. De prier son ennemy, ny de luy demander pardon, ou confesser d'estre vaincu, il n'en est point de nouvelles: ny ne vit-on jamais que un Lion s'asservist à une autre Lion, ny un cheval à un autre cheval, à faute de coeur, comme fait un homme à un autre homme, se contentant facilement de vivre en servitude, <p 271r>proche parente de couardise: et quant à ceux que les hommes surprennent par pieges et subtiles inventions d'engins, s'ils ont attaint leur aage parfait, ils rejettent toute nourriture, et endurent la soif jusques à telle extremité, qu'ils aiment mieux se donner et procurer la mort, que de vivre en servitude: mais à leurs petits, que pour leur bas aage sont encore tendres et faciles à plier, et mener comme lon veut, ils leur donnent tant de friandises tromperesses, et tant d'emmiellements, qu'ils les ensorcellent quand ils ont un petit gousté de ces voluptez- là, et de ceste vie delicate qui est contre leur nature, tellement qu'avec le temps ils deviennent mols et imbecilles, recevans cest abastardissement, qu'ils appellent apprivoisement, qui n'est autre chose qu'une effeminement de courage, et de leur naturelle generosité. Par où il appert que les animaux sont nez et bien disposez de nature pour estre vaillans et hardis, et au contraire, que la hardiesse et franchise de parler est aux hommes contre nature ce que tu pourras, ô bon Ulysses, cognoistre te comprendre par cest argument-cy, c'est qu'entre les animaux la nature pése autant d'un costé que d'autre, quant au courage et à la hardiesse, et ne cede point la femelle au masle, soit à supporter les travaux pour le recouvrement de vivres, soit à combattre pour la defense de ses petits: car tu as bien ouy parler de la Truye Crommiene, combien elle donna d'affaires à Theseus: et la Sphinge qui tenoit en subjection tout le païs qui est à l'entour de la roche de Phycion, rien ne luy eust profité son astuce et sa finesse, de sçavoir bien ourdir des questions ambiguës, et des demandes obscures, si elle n'eust eu beaucoup plus de force et plus de hardiesse que tous les Cadmeïens. Environ ce mesme quartier-là aussi estoit la Regnarde de Telmesse, qui estoit une fine beste: et dit-on que là aupres estoit aussi la Dragonne, qui combattit teste à teste alencontre d'Apollo pour la seigneurie de l'oracle de Delphes. Et vostre Roy Agamemnon prit-il pas la jument Aethé, appartenant à un habitant Sicyonien, pour le dispenser de n'aller point à la guerre? En quoy il feit sagement, à mon advis, de preferer une bonne et courageuse jument à un homme couard. Et toy-mesme plusieurs fois as veu des Lyonnes, et des Leopardes, comme elles ne cedent en rien de force et de hardiesse à leurs masles, non pas comme ta femme Penelopé, laquelle demeure au long d'un foyer assise pres du feu, ce-pendant que tu es hors de ta maison à la guerre, sans avoir coeur de faire au moins autant de defense que les Arondelles, alencontre de ceux qui la vienent destruire elle et sa maison, mesmement elle qui est Laconiene: que diroit on doncques au pris, des Carienes et des M@eonienes? Mais de là peut-on inferer et juger, que la prouësse n'est point és hommes par nature: car si elle leur estoit naturelle, les femmes auroient aussi semblablement quelque partie de hardiesse: et pourtant je conclus, que vous exercez une vaillance qui n'est point volontaire ny naïfve ou naturelle, ains contrainte par force des loix, fardee et accoustree de belles paroles, et assubjectie à je ne sçay quelles opinions, ne sçay quelles moeurs et reprehensions, qui ne vous partent point du coeur, ains vienent de dehors, et soustenez des periles et des travaux, non pour ce que vous les mesprisez, ne pour asseurance ne hardiesse qui soit en vous, mais pour crainte d'autres que vous estimez plus grands. Or ne plus ne moins qu'entre tes gens, le premier qui se léve à la besongne saisit la plus legere rame à voguer, non pour ce qu'il la mesprise, mais pour ce qu'il fuit et craint de s'attacher à quelque autres plus pesante: aussi celuy qui endure un coup de baston de peur de recevoir des coups d'espee, ou qui se met en defense contre un ennemy de peur d'estre villainement outragé ou tué, il ne se doit pas dire hardy contre cecy, mais couard contre cela: tellement qu'en vous la vaillance est une couardise sage, et la hardiesse une crainte accompagnee de la science d'eviter un danger par un autre. Brief, si vous vous estimez plus hardis et plus vaillans que les animaux, pourquoy est-ce que vos poëtes appellent ceux qui combattent vaillamment <p 271v>contre leurs ennemis, coeurs de lions, ou loups acharnez, et ressemblans au sanglier en furie: et neantmoins encore pense-je que c'est une façon de parler excessive en comparaison, comme quand ils appellent les vistes, pieds de vent: ou les beaux, face d'ange aussi accomparent-ils par excez les bons combattans à ceux qui sont en cela beaucoup plus excellents que les hommes, dont la cause est, pour ce que la cholere est comme la trempe et le fil de la vaillance, et les animaux l'employent toute pure et simples és combats: là où en vous elle est tousjours meslee avec quelque peu de discours de raison, comme l'eau dedans le vin, elle s'esvanouït au fort des dangers et faut à l'occasion. Et y en a parmy vous aucuns qui sont d'opinion, que és combats on ne doit jamais user de courroux, ains mettant toute cholere arriere, se servir de la raison toute sobre et rassise: enquoy je pense bien qu'ils ont raison, quand il est question d'aseurer son salut: mais où il est besoing de forcer et desfaire l'ennemy, ils parlent treslaschement. Car quel propos y a-il de reprendre la nature en ce qu'elle ne vous a point attaché d'aiguillons au corps, ny ne vous a point donné de dents propres à vous revenger, ny des ongles et serres crochuës, et ce-pendant oster à l'ame, ou bien luy rebouscher l'arme qui est nee avec elle, et que la nature mesme luy a donnee? ULYSSES. Comment Gryllus, tu as, à ce que je voy, esté autrefois un grand Orateur, veu que encore maintenant parlant en groin de pourceau, tu as si vaillamment argué et disputé sur le subject proposé: mais que n'as-tu aussi tout d'un train discouru de la temperance? GRYLLUS. Pourautant que j'estimois que tu voulusses premierement refuter ce que j'avois desja dit, mais je voy bien que tu desires ouïr parler de la temperance, d'autant que tu es mary d'une treschaste femme, et que toy-mesme pense avoir monstré une grand preuve de chasteté et de continence, d'autant que tu as mesprisé l'amour de Circé: mais en cela tu n'es rien plus parfaict en continence que l'un des animaux: car eux mesmes n'appetent non plus de se conjoindre à plus excellent espece que la leur, ains prennent leurs plaisirs, et font leurs amours avec ceux qui sont de leur mesme espece: et pourtant n'est-il pas de merveille, si comme le bouc de Mendes en Aegypte, encore que lon l'enferme avec plusieurs belles femmes, ne prend point envie pour cela de se mesler avec elles, ains plus tost enrage apres les chévres: aussi toy prenant plaisir à ton amour ordinaire, ne veux pas, estant homme, coucher avec un Deesse. Et quant à la chasteté et continence de Penelopé, il y a dix mille Corneilles, qui avec leur craillement se mocqueroient d'elle, et monstreroient que ce n'est pas chose dont on deust faire compte: car chascune d'elles, si son masle vient à mourir, ne demeure pas vefve sans retourner à s'apparier pour un peu de temps, ains par neuf aages entiers d'hommes, de maniere qu'il s'en faut neuf fois que ta belle Penelopé ne merite autant d'honneur de continence, que la moindre corneille qui soit au monde. Mais puis que tu dis que je suis grand Orateur, je veux observer un ordre scientifique en mon discours, en supposant premierement la definition de temperance, et divisant par especes les cupiditez. La temperance doncques est un retranchement et un reglement des cupiditez, à sçavoir retranchement des estrangeres, et des superfluës, c'est à dire non necessaires: et un reglement qui par election de temps, et temperature de moyen, regit les naturelles et necessaires. Car entre les cupiditez vous y voyez beaucoup de differences, comme celle du boire, outre ce qu'elle est naturelle, il est certain qu'elle est aussi necessaire: et celle de l'amour, encore que nature en donne le commancement, si est-ce que lon peut bien commodément vivre en s'en passant, et pource doit-elle estre appellee naturelle,mais non pas necessaire. Il y a un autre genre de cupiditez, qui ne sont ny naturelles ny necessaires, ains coulees de dehors par une ignorance du bien, par une vaine opinion: et celles- là sont en si grand nombre, qu'elles chassent presque toutes les naturelles, ne plus ne moins que si en une cité il y avoit si grand nombre d'estrangers, <p 272r>qu'ils forceassent les naturels habitans. Là où les animaux ne donnans entree aucune, ny communication quelconque aux estrangeres affections en leurs ames, et en toute leur vie, et toutes leurs actions estans fort esloignees de toute vanité de gloire, et d'opinion, comme de la mer: vray est qu'ils ne se tienent pas si proprement, ne si curieusement que font les hommes, mais au demourant, quant à la temperance, et quant à estre mieux reglez en leurs cupiditez, qui ne sont ny en grand nombre, ny peregrines et foraines, ils l'observent beaucoup plus exactement et plus diligemment. Qu'il ne soit ainsi, il a jadis esté un temps que je n'estois pas moins espris et eslourdy de la cupidité de posseder de l'or que tu es maintenant, estimant qu'il n'y eust bien ny possession au monde qui fust comparable à celle-là, autant m'avoit aussi espris l'argent et l'yvoire, et celuy qui plus en possedoit, me sembloit estre plus heureux et plus avant en la grace des Dieux, soit qu'il fust Phrygien ou Carien, et plus vilain que Dolon, ou plus infortuné que Priam: tellement que estant tousjours attaché et suspendu à ces cupiditez-là, je ne recevois plaisir ne contentement aucun de tous autres biens, dont j'estois assez suffisamment prouveu, comme si j'eusse esté delaissé necessiteux et indigent des autres qui sont les plus grands: car il me souvient que t'aiant une fois vue en Candie accoustré magnifiquement d'une belle robbe, je ne souhaitay point ta prudence, ny ta vertu, ains la beauté de ton saye, qui estoit fort delicatement tissu et subtilement ouvré: et ton manteau d'escarlate, qui estoit si proprement plissé, j'estois ravy et esblouy de le voir si beau: la boucle mesme, qui estoit d'or, avoit je ne sçay quoy de singulier, et estoit ce croy-je quelque excellent sculpteur qui avoit pris plaisir à la graver: j'allois apres toy pour le veoir, aussi enchanté comme les femmes qui sont amoureuses: mais maintenant estant delivré de toutes ces vaines opinions-là, et en aiant le cerveau purgé, je passe par dessus l'or et l'argent, sans en faire compte non plus que d'autres pierres: et quant à vos beaux habillemens, et vos draps de broderie et de tapisserie, j'en fais si peu d'estime, que j'aimerois mieux une profonde fange et molle à me veautrer à mon aise, pour dormir quand je suis saoul: et n'y a pas une de ces cupidetez-là, et appetits extraordinaires venus de dehors, qui ait place en nos ames, ains pour la plus part nostre vie se passe avec les cupiditez et voluptez necessaires: et quant à celles qui sont bien naturelles, mais non pourtant necessaires, nous n'en usons ny desordonneement, ny insatiablement: et discourons de celles-là premierement. Quant est doncques à la volupté qui procede du sentiment des choses bien odorantes, et qui par le fleur qu'elles rendent emeuvent le sentiment, outre le plaisir qu'elle nous apporte, sans qu'il nous couste rien: encore apporte-elle quant-et- quant une utilité, pour sçavoir discerner nostre nourriture: car la langue est bien juge, comme lon le dit, de la saveur doulce, aspre ou aigre, quand les jus vienent à se mesler et confondre parmy la faculté de discerner, mais nostre odorement devant que venir à gouster les jus et saveurs, est juge de la force et qualité de chasque chose, et les sent beaucoup plus exquisement, que tous ceux qui font les essays devant les Princes, et les Roys, et ce qui nous est propre le reçoit au dedans, ce qui nous est estrange le rejette au dehors, et ne le nous laisse pas seulement toucher, ny contrister et offenser nostre sentiment, ains accuse et condamne la mauvaise qualité devant qu'elle nous porte aucun dommage. Au demourant elle ne nous donne fascherie quelconque, comme elle fait à vous, en vous contraignant de mesler ensemble pour faire des parfums, de la cinnamome, de l'aspic, de la lavande, de la canelle, et certaines fueilles et cannes d'Arabie, et les incorporer les uns avec les autres, par une exquise science et subtilité d'apothicairerie ou de parfumerie, forceant des drogues de nature toute diverse de se brouiller et se mesler ensemble, en achettant de grosse somme de deniers une volupté qui ne sent point son homme, ains plus tost sa <p 272v>fille, et qui est totalement inutile: mais quoy qu'elle soit telle, si-est-ce qu'elle a corrompu et gasté non seulement toutes les femmes, mais aussi la plus part des hommes, tellement qu'ils ne veulent pas habiter avec leurs propres femmes mesmes, sinon qu'elles soient parfumees de toutes bonnes odeurs et senteurs, quand elles vienent pour coucher avec eux. Au contraire, les layes attirent leurs sangliers, et les chévres leurs boucs, et les autres femelles leurs masles, avec leurs propres odeurs, sentans la rosee pure et nette des prez, et la verdure des champs, et se joignent ensemble pour engendrer, avec une caresse et volupté commune et reciproque, sans que les femelles facent les mignardes affettees, ne qu'elles desguisent ou couvrent l'envie qu'elles en ont, de tromperies ou de sorcelleries, ou de refus: et semblablement les masles y viennent aussi, poulsez de la fureur d'amour et de l'ardeur d'engendrer, sans achetter à pris d'argent, ny à grand' peine et travail, et longue subjection et servitude, l'acte de generation, ains l'exerceans sans fallace ne faintise, sans l'achetter, en temps et saison, lors que la nature à la prime-vere excite et boute hors la concupiscence generative des animaux, ne plus ne moins qu'elle fait le séve et les boutons des arbres, et puis l'estaint incontinent: car ny la femelle depuis qu'elle est pleine, ne cerche plus le masle, ny le masle ne la pourchasse plus, tant est la volupté parmy nous de peu de pris et de recommendation, se referant le tout à la nature: D'où vient que jusqu'icy il ne s'est point trouvé, que la concupiscence les ait tant transportees, que ny les masles se soient jamais joincts avec les masles, ny les femelles avec les femelles: là où entre vous il y en a assez d'exemples, et des plus grands et plus vaillans hommes, car je laisse là les petits qui ne valent pas qu'on en parle: mais Agamemnon courut toute la Boeoce, chassant Argynnus qui le fuyoit par tout: et ce- pendant il pretendoit une faulse excuse de son sejour, que la mer en estoit cause, et les vents contraires: à la fin le beau Sire se baigna gentilement dedans le lac Copaïde, comme pour là estaindre l'ardeur de son amour, et se delivrer de celle concupiscence. Et semblablement Hercules poursuyvant un sien familier qui n'avoit poil de barbe, demoura apres les preux qui entreprirent le voyage de la toison d'or, et faillit à s'embarquer quant et eux: et contre la parois du temple de Jupiter Ptoien il y a quelqu'un des vostres qui a escrit secrettement, Achilles le beau, combien que Achilles eut des-ja un fils, et j'entens que ces lettres y sont demourees escriptes jusques aujourd'huy. S'il y a un coq qui monte sur un autre coq, n'aiant point de poules aupres de luy, on le brusle tout vif, par ce qu'il y aura un devin ou quelque pronostiqueur qui viendra dire, que cela est un grand et mal-heureux prodige. Voyla comment les hommes mesmes sont contraincts de confesser, que les bestes se contiennent mieux qu'ils ne font eux, et que pour satisfaire à leurs appetits il ne violentent jamais la nature. Là où en vous la nature, encore qu'elle ait la loy à son aisde, ne peut contenir vostre intemperance dedans les limites de la raison, ains comme si c'estoit un torrent qui l'emportast à force, elle fait bien souvent, et en plusieurs lieux, de grands oultrages, de grands desordres et scandales contre la nature, en matiere de celle volupté de l'amour: car il y a eu des hommes qui ont aimé des chévres, et des truyes, et des juments: et des femmes aussi ont esté furieusement esprises de l'amour d'animaux masles, car de telles nopces nous sont venus les Minotaures, les Aegipans: et, comme je pense, les Sphinx mesmes et les Centaures ont jadis esté produits de là. Il est bien vray que quelquefois par la necessité de la famine, il s'est trouvé qu'un chien aura mangé d'un homme, et un oyseau semblablement en aura tasté, mais il ne se trouva jamais que un animal eust appeté de se joindre pour engendre, à un homme, ny à une femme, là où les hommes, et en cela et en plusieurs autres appetits, ont souvent forcé et oultragé les bestes. Et s'ils sont ainsi desordonnez et incontinents en ces voluptez-là, encore se treuvent-ils beaucoup plus <p 273r>imparfaicts et plus dissolus que les bestes és autres appetits et voluptez necessaires, j'entens du boire et du manger, dont nous ne prenons jamais le plaisir que ce ne soit avec quelque utilité: mais vous cerchans plus tost la volupté au boire et manger, que non pas ce qui est necessaire pour la nourriture selon nature, en estes punis puis apres par plusieurs griefves et longues maladies, lesquelles procedantes d'une source qui est la repletion, remplissent vos corps de toutes sortes de vent, qui sont puis apres bien fort mal-aisez à purger. Car premierement à chasque genre de beste, il y a chasque sorte de nourriture qui luy est propre: aux unes, l'herbe: aux autres, les racines: aux autres, les fruicts: et celles qui vivent de chair, ne touchent jamais à autre sorte de pasture, ny ne vont point oster aux plus infirmes et plus debiles leur nourriture, ains les en laissent paistre, comme nous voyons que le lion laisse paistre le cerf, et le loup la brebis, selon leur naturel: mais l'homme estant par son appetit desordonné de voluptez, et par sa gloutonnie tiré à toutes choses, tastant et essayant de tout, comme ne sçachant encore quelle est sa propre et naturelle pasture, il est seul de toutes les creatures vivantes qui mange de tout. Et premierement il se paist de chair, sans qu'il en soit aucun besoing ny aucune necessité, attendu qu'il peult en la saison cueillir, vendenger, moissoner des plantes, des vignes, et des semences, de toutes sortes de fruicts les uns sur les autres, jusques à s'en lasser pour la grande quantité: et neantmoins par delices et par cercher ses appetits, apres estre trop saoul, il va encore cercher des autres vivres, qui ne luy sont ne necessaires, ny propres, ny nets et mundes, en tuant les bestes beaucoup plus cruellement que ne font les plus sauvages animaux de rapine. Car le sang, le meurtre, la chair est propre pasture pour un milan, un loup et un dragon,mais à l'homme c'est sa friandise. Il y a d'avantage: car usant de toutes sortes de bestes, ils ne font pas comme les animaux de proye qui s'abstiennent de la plus part, et font la guerre à un petit nombre pour la necessité de se paistre, mais il n'y a ny oiseau en l'air, ny poisson en l'eau, en maniere de parler, ny beste sur la terre, qui eschappe d'estre porté sur vos belles tables que vous appellez amiables et hospitales. Mais vous me direz que cela est comme une saulse de vostre nourriture: soit ainsi, mais quel besoing doncques estoit-il par curiosité de friandise inventer encore et user d'autres saulses pour les manger? La prudence des bestes est bien autre, car elle ne donne lieu à art quelconque qui soit inutile ne vaine, et encore celles qui sont necessaires, ne leur viennent point de dehors, ny ne leur sont point enseignees par des maistres mercenaires pour un pris d'argent, ny ne fault point que l'exercitation vienne à coller et attacher maigrement une proposition avec l'autre, ains tout à un coup d'elle mesme la nature les produit comme naturelles et nees avec elles. Lon dit que tous les Aegyptiens sont medecins mais un chascun des animaulx, non seulement a en soy l'art et science de se medeciner soy-mesme quand il est malade, mais aussi de se nourrir et de se defendre, de combattre, et de chasser, et se contregarder: et de la musique mesme, chacun en a autant qu'il luy en fait besoing selon son naturel: car de qui est-ce que nous avons appris quand nous nous trouvons indisposez,à aller aux rivieres cercher des cancres? Qui est-ce qui a enseigné la tortuë quand elle a mangé d'une vipere, d'aller manger apres de l'herbe du chat, de l'origane? Qui a monstré aux chévres de Candie, quand elles ont receu des coups de traict dedans le corps, d'aller cercher l'herbe du Dictame, laquelle leur fait sortir les fleches quand elles en ont mangé? Car si tu dis, comme il est vray, que c'est la nature qui leur enseigne tout cela, tu referes la prudence des animaulx à la plus sage et plus parfaitte cause et principe qui soit: laquelle si vous ne voulez appeller raison ny prudence, il faut donc que vous regardiez à luy trouver un nom qui soit plus beau et plus honorable: comme à dire vray, par effects elle monstre sa puissance plus grande et plus admirable, n'estant ny ignorante ny mal-apprise, mais aiant <p 273v>plustost appris d'elle mesme, non par imbecillité ou foiblesse de la nature, ains au contraire pour la force et perfection de la vertu naturelle, laissant-là et ne faisant compte d'une prudence mendiee et empruntee d'ailleurs par apprentissage. Et neantmoins tout ce que les hommes par delices, en passant leur temps, et en jouant, leur veulent faire apprendre et y exerciter leur entendement, encore que ce soit contre la naturelle disposition de leur corps, tant ils ont l'esprit grand, en viennent à bout de l'apprendre. Je laisse à dire comme les chiens suyvent les bestes à la trace, comme les poulains marchent à pas mesurez, que les corbeaux parlent, que des chiens saultent à travers des cercles tournans: mais des chevaux et des boeufs par les theatres, que nous voyons se coucher, danser, se tenir debout, si estrangement que les hommes mesmes auroient fort affaire à en faire autant, et neantmoins eulx le font apres qu'on leur a enseigné, et le retiennent, pour monstrer seulement qu'ils sont dociles à apprendre tout ce que lon voudroit, car à autre chose ne sçauroit servir tout cela. Et si d'adventure tu es difficile à croire que nous apprenons les arts, je te diray d'avantage, que nous les enseignons: comme les perdris enseignent leurs petits, pour eschapper, à se renverser dessus le dos, et mettre au devant d'eulx avec leurs pieds une motte de terre pour se cacher dessous: et les cicoignes sur les toicts des maisons, ne voyons nous pas ordinairement comme celles qui sont ja toutes grandes, monstrent aux petits comment il faut voler? et semblablement les rossignols enseignent à leurs petits à chanter, de maniere que ceux que lon prend dedans le nid, et qui sont nourris entre les mains des hommes, n'en chantent puis apres si bien, pource que lon les a ostez, avant qu'il en fust temps, de l'eschole, hors de dessoubs le maistre. Brief depuis que je suis descendu dedans ce corps, je me suis grandement esmerveillé de ces propos et discours des Sophistes, qui maintiennent et enseignent que tous animaux, excepté l'homme, n'ont point de discours de raison ny d'entendement. ULYSSES. De sorte que tu es bien changé donc maintenant, et nous monstres par vives raisons, que une brebis est raisonnable, et un asne a de l'entendement. GRYLLUS. Ouy certes Ulysses, par ces arguments-là tu peux bien colliger, que la nature des bestes n'est pas du tout privee de discours de raison ny d'entendement, ne plus ne moins qu'entre les arbres il n'y en a point qui soient plus ou moins animez que les autres d'ame sensitive, ains tous egalement sont privez du sentiment, et n'y en a pas un entre eulx qui l'ait: aussi entre les animaux il ne s'en trouveroit pas un plus tardif à faire choses d'entendement ny plus indocile que l'autre, si tous n'estoient participans du discours de la raison, mais l'un plus que l'autre. Et s'il y a de rudes bestes et lourdes, pense que les finesses et ruzes des autres les recompensent: comme si tu viens à comparer le regnard, le loup, ou les abeilles, avec la brebis et l'asne, c'est tout autant que si tu conferois Polyphemus avec toy, ou Homere le Corinthien avec ton grand pere Autolycus: car je ne pense pas qu'il y ait si grande distance de beste à beste, comme il y a de grand intervalle d'homme à homme en matiere de prudence, de discours de raison, et de memoire. ULYSSES. Mais prens garde, Gryllus, qu'il ne soit bien estrange, et que ce ne soit forcer toute verisimilitude, de vouloir conceder l'usage de raison à ceux qui n'ont aucune intelligence ne pensement de Dieu. GRYLLUS. Et puis nous ne dirons pas que tu sois de la race de Sysiphus, Ulysses, veu que tu es si sage et si agu?

<p 274r>S'il est loisible de manger chair. TRAITTE PREMIER. Ce sont lambeaux de Declamations qu'il avoit escriptes jeune pour son exercice, mais tout y est corrompu et imparfaict.
TU ME demandes pour quelle raison Pythagoras s'abstenoit de manger de la chair, mais au contraire je m'esmerveille moy, quelle affection, quel courage, ou quelle raison eut oncques l'homme, qui le premier approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui oza toucher de ses lévres la chair d'une beste morte, et comment il feit servir à sa table des corps morts, et par maniere de dire des idoles, et faire viande et nourriture des membres qui peu devant besloient, mugissoient, marchoient, et voyoient. Comment peurent ses yeux souffrir de voir un meurtre? de voir tuer, escorcher, demembrer une pauvre beste? comment en peut son odorement supporter la senteur? comment est-ce que son goust ne fut degousté par horreur, quand il vint à manier l'ordure des bleceures, quand il vint à recevoir le sang et le jus sortant des playes mortelles d'autruy?
  Les peaux rampoient sur la terre escorchees,
  Les chairs aussi mugissoient embrochees,
  Cuittes autant que crues, et estoit
  Semblable aux boeufs la voix qui en sortoit.
C'est une fiction poëtique et une fable que cela: mais cecy certainement fut un souper estrange et monstrueux, avoir faim de manger des bestes qui mugissoient encore, enseigner à se nourrir des animaux qui vivoient et crioient encore, ordonner comment il les falloit accoustrer, bouillir ou rostir, et les presenter sur la table. C'estoit celuy-là qui commancea le premier qui s'en devoit enquerir, non celuy qui cessa bien tard le dernier: ou bien on pourroit dire que ces premiers-là, qui commancerent à manger de la chair, eurent toutes causes de ce faire pour leur disette et necessité: car ce ne fut point par appetits desordonnez qu'ils eussent pris de longue main, ny par trop d'abondance des choses necessaires, qu'ils fussent venus à ceste insolence de convoiter des voluptez estranges et contraires à la nature: ains pourroient-ils dire, s'ils recouvroient sentiment et parole maintenant, O que vous estes heureux et bien- aimez des Dieux vous qui vivez maintenant! En quel siecle vous estes nez! Quelle affluence de toutes sortes de biens vous jouïssez! Combien de fruicts vous produit la terre, combien vous en vendengez, combien de richesses vous apportent les champs, combien les arbres et plantes vous fournissent de voluptez, que vous pouvez cueillir quand bon vous semble! Vous pouvez vivre en toutes delices, sans vous souiller les mains, là où nostre naissance est cheute en la plus dure et plus redoutable partie de la vie humaine, et de l'aage du monde, estant force que nous encourussions, pour la recente creation du monde, en grande et estroitte indigence de plusieurs choses necessaires: la face du ciel estoit encore couverte de l'air, les estoilles estoient meslees parmy l'humeur trouble et instable, et avec le feu et les orages des vents. Le Soleil n'estoit point encore bien estably, aiant un cours arresté certain et asseuré,
  De l'Orient jusques en Occident,
  Ains retournoit en arriere evident
<p 274v>   Par les saisons en contraire changees
  De fleurs et fruicts, et de feuilles chargees.
La terre estoit outragee par les courses des rivieres qui n'avoient ne fond ne rive, la plus part en estoit gastee par des lacs et des profonds marescages, l'autre estoit sauvage pour estre couverte de bois et de forests steriles: la terre ne produisoit nuls bons fruicts, et n'y avoit encore instrumens quelconques pour la labourer, ny aucune invention de bon esprit: la faim ne nous laschoit jamais, et n'attendoit-on point par chascun an que la saison des semailles fust venue pour semer, car on ne semoit rien. Ce n'est doncques pas merveille, si nous mangeasmes de la chair des bestes contre la nature, veu que lors on mangeoit et la mousse et l'escorce des arbres, et estoit une heureuse rencontre, quand on pouvoit recouvrer de la racine verte de chiendent ou de bruyere: et quand les hommes avoient peu trouver du gland ou de la fouyne, ils en dansoient de joye à l'entour d'un chesne ou d'un fousteau, au son de quelque chanson rustique, en laquelle ils appelloient la Terre leur mere, leur nourrice qui leur donnoit à vivre, et n'y avoit lors en toute la vie des hommes feste quelconque, que celle-là: tout le reste de la vie humaine n'estoit que douleur, mesaise et tristesse. Mais maintenant quelle rage ne quelle fureur vous incite à commettre tant de meurtres, veu que vous avez à coeur saoul tant grande affluence de toutes choses necessaires pour vostre vie? pourquoy mentez vous ingratement alencontre de la terre, comme si elle ne vous pouvoit nourrir? pourquoy pechez vous irreligieusement alencontre de Ceres inventrice des sainctes loix, et faictes honte au doulx et gracieux Bacchus, comme si ces deux deitez-là ne vous donnoient pas suffisamment assez dequoy vivre? N'avez vous point de honte de mesler à vos tables les fruicts doulx avec le meurtre et le sang? Et puis vous appellez les lions et les leopards, bestes sauvages, et ce-pendant vous espanchez le sang, ne leur cedans de cruauté en rien: car ce que meurtrissent les autres animaux, c'est pour la necessité de leur pasture: mais vous, c'est par delices que vous le faittes, par ce que nous ne mangeons pas les lions ny les loups, apres les avoir tuez en nous defendant contre eulx, ains les laissons là: mais celles qui sont innocentes, doulces et privees, qui n'ont ny dent pour mordre, ny aiguillon, ce sont celles que nous prenons et tuons, combien qu'il semble que la nature les ait creées seulement pour beauté et pour plaisir.* Ces paroles, depuis la premiere estoille jusques à la seconde, n'appartiennent point au subject dont il est question, et ont esté de quelque autre livre icy temerairement entrejettees. Ne plus ne moins que si quelqu'un voyant le Nil desbordé, emplissant tout le païs à l'environ d'une eau courante, feconde et generative, ne louoit pas avec admiration, la proprieté de celle riviere qui fait naistre et croistre tant de beaux et bons fruicts, et si necessaires à la vie de l'homme, mais pour y voir, ou un Crocodile nageant, ou un Aspic rempant, ou des mousches malignes, bestes mal- faisantes et mauvaises, il le blasmoit pour ceste occasion: ou bien si voyant ceste terre et ceste campaigne couverte de bons et beaux fruicts, et chargee d'espics de bled, parmy ces beaux bleds appercevoit quelque espi d'yvraye et de la tigne, il laissoit à recueillir et serrer ces belles moissons, et se plaignoit. Tout ainsi est-il quand on voit le plaidoier d'un Orateur en quelque cause et proces, qui avec un torrent d'eloquence plein et vehement, tend à sauver un criminel du danger de sa vie, ou bien à prouver et verifier des imputations et charges de quelques crimes: ce torrent dis-je d'eloquence courant non simplement et nuëment, ains avec plusieurs affections et de toutes sortes, qu'il imprime és coeurs et esprits de plusieurs auditeurs ou juges, lesquels il fault tourner et changer en diverses sortes, ou bien les adoulcir et appaiser, et puis laissant à bien regarder, peser et considerer le poinct et subject principal de la cause, il s'amusoit à recueillir quelques fleurs de Rhetorique, que le flux de l'oraison de l'Advocat decoulant a amené avec la vehemence de son cours.* Mais rien ne nous emeut, ny la belle couleur, ny la douceur de la voix accordee, ny la subtilité de l'esprit, ny la <p 275r>netteté du vivre, ny la vivacité du sens et entendement des malheureux animaux, ains pour un peu de chair nous leur ostons la vie, le Soleil, la lumiere, et le cours de la vie qui leur estoit prefix par la nature: et puis nous pensons que les voix qu'ils jettent de peur, ne soient point articulees, et qu'elles ne signifient rien, là où ce sont prieres, supplications et justifications de chascune de ces pauvres bestes qui crient: «Si tu es contrainct par necessité, je ne te supplie point de me sauver la vie, mais bien si c'est par desordonnee volonté: si c'est pour manger, tue moy: si c'est pour friandement manger, ne me tue point.» O la grande cruauté! C'est horreur de voir seulement la table des riches hommes servie et couverte par cuisiniers et saulsiers qui habillent des corps morts: mais encore plus horreur y a-il à la voir desservir, par ce que le relief de ce que lon emporte, est plus que ce que lon a mangé: pour neant doncques ces pauvres bestes- là ont esté tuees. Il y en a d'autres qui espargnans les viandes servies à table, ne veulent pas que lon en trenche, ne que lon en couppe, les espargnans quand elles ne sont plus que chairs, là où ils ne les ont pas espargnees quand elles estoient encore bestes vivantes. Mais pour ce qu'il y en a qui tiennent qu'ils ont la nature pour cause et origine premiere de manger chair, prouvons leur que cela ne peult estre selon la nature de l'homme. Premierement cela se peult monstrer par la naturelle composition du corps humain car il ne ressemble à nul des animaux que la nature a faicts pour se paistre de chair, veu qu'il n'y ny un bec crochu, ny des ongles pointues, ny les dents aigues, ny l'estomac si fort, ny les esprits servans à la concoction, monstre elle mesme qu'elle n'approuve point à l'homme l'usage de manger chair. Que si tu te veulx obstiner à soustenir que nature l'a faict pour manger telle viande, tout premier tue la donques toy mesme, je dis toy mesme sans user ny de coupperet, ny de cousteau, ny de coignee, ains comme les loups, et les ours, et les lions à mesure qu'ils mangent, tuent la beste, aussi toy tue moy un boeuf à force de le mordre à belles dents, ou de la bouche un sanglier, deschire moy un aigneau ou un liévre à belles griffes, et le mange encore tout vif, ainsi comme ces bestes-là font: mais si tu attens qu'elles soient mortes pour en manger, et as honte de chasser à belles dents l'ame presente de la chair que tu manges, pourquoy doncques manges tu ce qui a ame? mais encore qu'elle fust privee d'ame et toute morte, il n'y a personne qui eust le coeur d'en manger telle qu'elle seroit, ains la font bouillir, ils la rotissent, ils la transforment avec le feu et plusieurs drogues, alterans, desguisans, et estaignans l'horreur du meurtre, à fin que le sentiment du goust trompé et deceu par tels desguisements, ne refuse point ce qui luy est estrange. Et certes le Laconien jadis respondit gentilement, qui aiant achetté en une taverne un poisson, le bailla au tavernier pour le luy accoustrer: et comme le tavernier luy demandast du vinaigre, du formage et de l'huile, pour ce faire: «Si j'eusse, dit-il, eu ce que tu me demandes, je n'eusse point achetté de poisson.» Mais nous nous mignardons tant delicatement en ceste horreur de meurtrir, que nous appellons la chair viande, et avons besoing d'autres viandes pour accoustrer la chair, meslans avec du vin, de l'huile, du miel, de la gelee, du vinaigre, ensevelissans à vray dire un corps mort avec des saulses Syriaques et Arabiques: et les chairs estants ainsi mortifiees, attendries, et par maniere de dire, pourries, nostre chaleur naturelle a beaucoup d'affaire à la cuyre, et ne la pouvant cuyre et digerer, elle nous engendre de bien dangereuses pesanteurs, et des cruditez qui nous amenent de griefves maladies. Diogenes fut si temeraire, qu'il osa bien manger un Poulpe tout crud, à fin d'oster l'usage d'appareiller telles viandes avec le feu: et y ayant aupres et autour de luy plusieurs presbtres et autres hommes, <p 275v>il affubla sa teste de sa cappe, et meit en sa bouche la chair de ce Poulpe, disant, «Je fais icy un essay perilleux, et me mets en danger pour vous.» Vrayement c'estoit un beau et louable danger: car il ne se hazardoit point comme Pelopidas pour le recouvrement de la liberté de Thebes, ny comme Harmodius et Aristogiton pour celle d'Athenes, ce beau Philosophe-là, combattant de l'estomac avec un Poulpe, pour rendre la vie humaine plus bestiale et plus sauvage. Le manger chair doncques non seulement est contre la nature aux corps, mais aussi par satieté et par repletion il grossit et espessit les ames. Car l'usage du vin et de la chair à boire et manger à coeur saoul, rend bien le corps plus fort et plus robuste, mais l'ame plus foible: et de peur que je ne me rende ennemy de ceux qui font profession des exercices du corps que lon nomme Athletes, j'useray d'exemples de nostre païs mesme: car ceulx de l'Attique nous appellent, nous autres qui sommes du païs de la Boeoce, grossiers, lourdauts et sots, principalement à cause que nous mangeons beaucoup, comme Menander dit en un passage,
  Ces gens qui ont les deux jouës enflees. Et Pindare,
  Fais par vraye preuve cognoistre,
si nous evitons l'ancien reproche, Porc Boeotien. Lueur seiche, ame tressage, ce disoit Heraclitus. Et puis les tonneaux vuydes resonnent quand on les frappe, mais quand ils sont pleins, il ne respondent point aux coups qu'on leur baille. Les vases de cuyvre qui sont tenues et deliez, rendent un son tout à l'environ quand on les frappe, jusques à ce que lon viene à bouscher et estoupper la bouche avec la main. L'oeil remply d'humidité superflue, s'obscurcit, et diminue beaucoup de sa force à faire son office. Quand nous regardons le Soleil à travers un air humide, et à travers des grosses vapeurs indigestes, nous ne le voyons point pur, ny clair, ains tout terny de lumiere, et comme plongé au fond d'un nue: aussi à travers un corps tout brouillé, saoul, et aggravé de nourriture et de viandes estranges, et qui ne luy sont point naturelles, il est force forcee que la lueur et la clarté de l'ame viene à se ternir, à se troubler et esblouir, n'aiant plus la lumiere, ny la force de pouvoir penetrer jusques à contempler les fins des choses qui sont subtiles, menues et difficiles à discerner. Mais oultre tout cela, ne vous semble il pas que ce soit chose singulierement recommandable, que de s'accoustumer à l'humanité? Car qui seroit celuy qui feroit jamais tort ny oultrage à un homme, quand il seroit si doulcement et si humainement affectionné envers les bestes, qui n'ont aucune communication d'espece ny de raison avec nous? J'alleguay il y a trois jours, en devisant, ce qu'escrit Xenocrates, que les Atheniens condamnerent en l'amende celuy qui avoit escorché un mouton tout vif: et il me semble que celuy qui gehenne et tourmente un vivant, n'est pas pire que celuy qui luy oste la vie, et le fait mourir: mais à ce que je voy, nous ressentons plus ce qui est contre la coustume, que ce qui est contre la nature. Mais toutes ces raisons que je deduisis lors, sont à l'adventure un peu bien grossieres et vulgaires: car je crains de remuer en mes propos, et toucher à la grande et pleine de haults secrets cause et origine de ceste sentence, Qu'il ne fault point manger de chair: pour ce qu'elle est incroyable et mal-aisee à persuader aux hommes couards et timides, ainsi que dit Platon, et qui ne sentent rien que terrestre et mortel, ne plus ne moins que le pilote craint et doute de commettre sa navire à la mer en tourmente, et le poëte de dresser une machine en un theatre qui tourne toute la scene: toutefois si vault-il mieux à la fin toucher, voire crier tout hault en cest endroit, les vers d'Empedocles: ** Ce sont des vers d'Empedocles, où il parle de la transanimation. car soubs paroles couvertes il nous donne à entendre, que les ames sont attachees à des corps mortels par punition de ce qu'elles ont esté meurtrieres, qu'elles ont mangé de la chair et devoré l'une l'autre, combien que ceste sentence et opinion soit encore bien plus anciene que non pas Empedocles: <p 276r>car ce que les poëtes faignent du demembrement de Bacchus, et des outrageux attentats des Titans alencontre de luy, et les punitions d'iceux, et comment ils furent foudroyez, c'est une fable, dont le sens caché et retiré tend à monstrer la resurrection: car la partie qui est en nous brutale, privee de raison, violente et desordonnee, non divine, mais d@emonique, les anciens l'ont appellee les Titans, et c'est ce qui est puny, et dont la justice est faitte.

Du manger chair, Traitté second.
LA raison veut que nous soyons frais et dispos, et de volonté et de pensee, à ouyr discourir alencontre de ceste rance et moisie coustume de manger chair: car il est bien malaisé, comme disoit Caton, de prescher un ventre qui n'a point d'aureilles, et puis nous avons tous beu le bruvage de la coustume, qui ressemble à celuy de Circé,
  Meslant douleur, regret, et fascherie,
  Avecques dol, abus, et tromperie.
et n'est pas facile de revomir l'hameçon de l'appetit de manger chair, depuis que l'on en a les entrailles percees, et que lon est esblouy et transporté de l'amour de volupté: et voudroit le devoir, que comme les Aegyptiens quand un homme est trespassé en ostent le ventre et les entrailles, qu'ils deschirent et decouppent au Soleil, et puis les jettent, comme estans cause de tous les pechez que l'homme a commis, nous retrenchissions aussi toute gourmandise, toute friandise, et tout meurtre, pour vivre sainctement tout le reste de la vie, pour ce que ce n'est pas le ventre qui est meurtrier, mais c'est luy qui est pollu de chose meurtrie par incontinence: toutefois s'il est impossible de soy, ou par accoustumance, à tout le moins aians honte de la faute que nous commettons en cela, usons-en avec moyen et raison. Mangeons de la chair, prouveu que ce soit pour satisfaire à la necessité, non pour fournir aux delices, ny à la luxure: tuons un animal, mais pour le moins que ce soit avec commiseration et avec regret, non point par jeu ou plaisir, ny avec cruauté, comme lon fait en plusieurs sortes maintenant, les uns à coups de broches toutes rouges de feu tuans les pourceaux, à fin que le sang estainct et espandu par le fer ardant qui passe à travers, rend la chair plus tendre et plus delicate: les autres sautans à deux pieds sur le ventre des pauvres truyes pleines, et prestes à cochonner, et leurs foullans et battans le ventre et les tetins, à fin que le sang, le laict, et le caillé du fruict conceu, le tout confus et meslé ensemble un peu au paravant le temps de sa maturité, ils en facent (ô Jupiter purgatif!) un friand manger, une summade de la partie de l'animal qui est la plus gastee et la plus corrompue. D'autres sillent et cousent les yeux des grues et des cygnes, et les enferment en un lieu obscur pour les engraisser d'estranges mixtions et de pastons de figues seches, à fin que leur chair en soit plus delicate et plus friande: dont il appert manifestement que ce n'est point pour besoing de nourriture, ny par disette et necessité qu'ils le font, ains par delices, par luxure, et par sumptueuse curiosité et superfluité, qu'ils tirent volupté d'injustice. Et tout ainsi comme celuy qui est insatiable de la volupté des femmes, apres en avoir essayé de plusieurs vaguant çà et là, et n'aiant point encore sa luxure assouvie, à la fin se laisse tomber en villainies, qui ne se doivent pas seulement nommer: aussi l'intemperance en matiere de mangeaille, depuis qu'elle vient à passer oultre le naturel et le but de la necessité, va en cruauté et injustice, diversifiant et cerchant ses appetits desordonnez: <p 276v>car les outils des sentimens par contagion de maladie s'entregastent les uns les autres, et se laissent aller à pecher ensemble par intemperance, quand ils ne se contentent pas de mesure naturelle. Ainsi l'ouyë ne se contentant pas de la raison, a corrompu la musique: l'attouchement degenerant en feminine delicatesse, demande et appete des attouchements et chatouillemens feminins. Ce mesme vice a enseigné à la veuë de ne se contenter pas des morisques, bals, et danses gentilles et honnestes, ny des images et paintures semblabls, ains que le plus cher et le plus agreable spectacle luy fust, de veoir des meurtres d'hommes, des bleceures et des combats. Voyla comment apres des tables injustes et viandes illegitimes, suyvent des amours dissolus: apres telles assemblees luxurieuses et deshonnestes suit, qu'on ne prend plaisir qu'à ouyr propos villains et infames: apres ces propos et chansons dehontez, on demande à veoir toutes choses hydeuses et horribles: à ces spectacles-là inhumains est conjoincte une cruauté et dureté impassible, qui ne se passionne point des cas humains. Voyla pourquoy le divin Lycurgus en l'une de ses trois Ordonnances qu'il appelle Retres, commanda que lon feist les portes et huisseries des maisons, et les couvertures, avec la scie et la coignee seulement, sans y employer autre instrument quelconque: non pas qu'il eust conçeu aucune haine alencontre de la tariere, ny du rabot, ny autres outils de menuyserie, mais sachant bien que à travers tels ouvrages ne passeroit jamais un lict doré, ny jamais ne prendroit-on la hardiesse d'apporter en une maison si simple et si pietre des tables d'argent, ny des tapits taincts en pourpre, ny des pierres precieuses, ains à maison, à lict, à table, et à couppe de telle sorte, suit un souper sobre, un disner simple et populaire: mais à un commancement et fondement de vie superflue et desordonnee, toute delicatesse, toute curiosité et superfluité luxurieuse suit,
  Comme un poulain suit la jument qu'il tette.
Quel souper doncques n'est superflu, pour lequel on tue tousjours aucun animal qui ait ame et vie? Estimons nous que ce soit peu de perte et de despense que d'une ame? je ne dis pas encore qui est à l'adventure celle de ta mere, ton pere, ton amy, ou ton fils, ainsi que disoit Empedocles, mais à tout le moins qui est participante de sentiment, de veuë, d'ouyë, d'apprehension, et de discretion telle, que nature la donne à chasque animal pour cercher ce qui luy est propre, et fuïr ce qui luy est contraire. Considerons un petit, si ceux qui nous enseignent de manger nos enfans, nos amis, nos peres et nos femmes, quand ils sont morts, nous rendent plus doux et plus humains, que non pas Pythagoras et Empedocles, qui nous veulent accoustumer à estre encore justes envers les autres animaux. Tu te mocques de celuy qui fait conscience de manger du mouton: mais nous, diront-ils, ne pourrions avoir envie de rire, voyans un qui couppera des portions du corps de son pere, ou de sa mere qui seront morts, et les envoyra à quelques uns de ses amis, qui seront absents, et conviera les presents à en venir manger, et leur en servira à la table largement. Mais peut-estre encore commettons nous peché en maniant ces livres, sans avoir premierement purifié nos mains, nos yeux, nos pieds, et nos aureilles, si d'adventure toutes ces parties-là ne sont purifiees et nettoyees par le discourir et deviser de telles choses, avec doulces paroles: qui, comme dit Platon, lavent toute audition sallee. Mais si lon mettoit ces livres et ces arguments-là les uns devant les autres, on jugeroit que les uns seroient la philosophie des Scythes, Tartares, Sodianiens, et Melanchl@eniens, desquels Herodote escrivant est estimé menteur. Mais les sentences et opinions de Pythagoras et d'Empedocles estoient les anciennes loix, et ordonnances, statuts et jugements des Grecs, Que les hommes ont quelques droicts communs avec les bestes brutes. Qui ont doncques esté ceux qui depuis ont autrement ordonné?
<p 277r>   Ceux qui premiers ont forgé les espees
  Outils de mal, et les gorges couppees
  Aux pauvres boeufs qui labourent les champs.
Les tyrans aussi commancent à ainsi commettre des meurtres, comme jadis à Athenes ils tuerent un fort meschant calomniateur, qui s'appelloit Epitedius, et un autre second apres, et un troisiéme aussi: depuis s'estans ja les Atheniens accoustumez à veoir tuer, ils veirent occire Niceratus fils de Nicias, et puis Theramenes le Capitaine, et Polemarchus le Philosophe. Aussi du commancement on mangea quelque beste sauvage malfaisante, et puis il y eut quelque oyseau et quelque poisson attiré dedans les filets: consequemment la cruauté amorsee et exercitee en tels meurtres passa outre jusques au boeuf laboureur, et au mouton qui nous vest, et au coq domestique, et ainsi croissans et roidissans leur insatiable cupidité, ils vindrent jusques à occire et meurtrir les hommes, et à donner des battailles. Mais si bien lon ne preuve et ne demonstre- lon par raison que les ames aient les corps communs en leurs renaissances, et que celuy qui est maintenant raisonnable, renaist une autre fois brutal et irraisonnable, ce qui est ores sauvage revient à une autre nativité domestique et privé, et que la nature transmuë ainsi tous corps, desloge et reloge les ames d'un en autre,
  Les revestant d'une chair incogneuë:
Ces raisons au moins ne sont-elles pas suffisantes pour divertir l'intemperance de ceux qui tuent, que cela apporte des maladies, des cruditez et pesanteurs au corps, et corrompt l'ame, qui s'addonne naturellement à contempler les choses hautes, quand nous nous sommes accoustumez de ne jamais festoyer un hoste et amy estranger qui nous vient veoir, sans faire meurtre et espandre du sang, jamais ne celebrer nopces, jamais ne bancqueter avec nos amis? Et toutefois si bien la preuve de la mutation des ames en divers corps n'est pas suffisamment demonstree pour y adjouster foy certaine, à tout le moins nous deust-elle bien tenir en crainte, et nous faire aller bien plus retenus: ne plus ne moins que quand deux armees se rencontrent et se combattent la nuict, si quelqu'un trouvant un homme tombé par terre, le corps tout couvert et caché d'armes, luy presente l'espee à la gorge, et qu'il en entende un autre qui luy crie qu'il ne sçait pas certainement, mais qu'il estime et pense que cest homme gisant soit son fils, ou son frere, ou son pere, ou bien son compaignon, lequel sera le meilleur, ou que adjoustant foy à une conjecture et suspicion faulse, il pardonne à un ennemy, comme s'il estoit amy, ou que mesprisant ce qui n'a pas preuve ne foy certaine, il tue un des siens, comme si c'estoit son ennemy, il n'y a celuy de vous qui ne die, que le dernier seroit une trop lourde faute. Considerez un petit Merope en la Trag@edie, quand elle léve sa coignee pour frapper son propre fils, pensant que ce soit le meurtrier de son fils, en disant,
  Ce coup mortel sainctement je te donne,
quel mouvement elle excite de tout le theatre, comment elle fait dresser les cheveux en la teste des spectateurs, de peur qu'elle ne previene le vieillard qui luy prend le bras, et qu'elle ne blesse le jeune adolescent. Et si d'adventure il y eust eu là pres un autre vieillard qui eust crié, Frappe hardiment, c'est un ennemy: et que l'autre au contraire luy eust crié, Ne le frappe pas, c'est ton fils: lequel crime eust esté le plus grief, obmettre la punition d'un ennemy pour la doute que ce fust son fils, ou bien tomber en parricide de son propre fils, pour le courroux qu'elle avoit alencontre de son ennemy? Quand doncques il n'y a ny haine ny courroux, qui nous poulse à commettre meurtre, ny vengeance, ny crainte de nostre salut, mais pour plaisir nous tenons soubs nous un mouton, la gorge tournee à la renverse, et que un philosophe d'un costé nous dit, Couppe luy la gorge, c'est une beste brute: d'autre costé un <p 277v>autre nous crie, Arreste toy, car que sçais- tu si c'est point l'ame d'un tien parent, ou d'un Dieu, qui soit logee en ce corps-cy? Le danger, ô Dieux, est-il pareil ou semblable, si je refuse à manger de la chair, que si je decroy que je tue mon enfant, ou bien quelque autre de mes parents? Aussi ne combattent pas egalement les Stoïques touchant ce poinct de defendre le manger chair. Pourquoy se bandent-ils ainsi à defendre le ventre et la cuisine? Pourquoy est-ce que condamnans si fort la volupté, comme chose trop molle et trop effeminee, et qui ne doit estre tenue pour chose bonne ny presque bonne, ny propre et convenable à la nature, ils s'efforcent neantmoins tant pour defendre ce qui appartient aux voluptez du manger? et toutefois la raison vouloit par consequence, puis qu'ils chassent et bannissent des tables les parfums, la patisserie, et tout fruict de four, qu'ils offençassent encore plus d'y veoir de la chair et du sang: mais maintenant, comme si par leurs regles philosophiques ils vouloient contreroller nos papiers journaux de la despense ordinaire, ils retrenchent tous frais que se font pour la table en choses inutiles et superfluës, et ce- pendant ils ne rejettent pas ce qu'il y a de cruel et de sanguinaire en la superfluité. Non, disent-ils pour ce que nous n'avons nulle communication de droit et de justice avec les bestes brutes. On leur pourroit respondre, Aussi n'avons nous pas avec les parfums, ny avec les saulses estrangeres: et neantmoins vous voulez qu'on s'en abstienne, rejettans et chassans de tous costez, ce qui en volupté n'est ny utile, ny necessaire. Toutefois examinons un peu de plus pres ce poinct-là, à sçavoir si nous n'avons aucune communication de droit et de justice avec les animaux irraisonnables, non point subtilement et artificiellement, comme font les Sophistes en leurs disputes, ains humainement, eu esgard à nos propres passions et affections, pour en bien decider. Ce discours est defectueux et imparfaict.

Que lon ne sçauroit vivre joyeusement selon LA DOCTRINE D'EPICURUS. Plutarque recite par forme de devis les propos qu'il eut avec Aristodemus, Zeuxippus, et Theon, en se promenant apres une sienne leçon, contre l'opinion des Epicuriens, qui constituoient le souverain bien de l'homme en la volupté.
COLOTES,l'un des disciples et familiers d'Epicurus, a escript et mis en lumiere un Traitté, auquel il s'efforce de prouver et monstrer, que lon ne sçauroit pas seulement vivre en suyvant les opinions et sentences des autres philosophes. Or quant à ce qui promptement me vint en l'entendement de luy respondre et deduire alencontre de ses raisons, pour la defense des autres philosophes, cela par cy devant a esté mis par escript: mais pourautant qu'apres la lecture et dispute finie, il fut encore, en nous promenant, tenu plusieurs propos alencontre de ceste secte, il m'a semblé bon de les recueillir aussi et rediger par escript, quand ce ne seroit pour autre occasion, que pour faire au moins cognoistre à ceux qui s'ingerent de syndiquer, reprendre et corriger les autres, qu'il faut avoir ouy et leu bien diligemment, et non pas superficiellement, les oeuvres et escripts de ceux qu'ils entreprennent de refuter, non pas en tirer un mot deçà, et un mot delà, ou s'attacher à des paroles dittes en devisant, et non couchees par escript, <p 278r>pour divertir et desgouster les personnes qui n'ont pas grande cognoissance de telles choses. Car comme nous nous promenions par le verger, apres estre sortis de la lecture et de l'eschole, Zeuxippus commancea à dire: Quant à moy, il me semble que le discours a esté beaucoup plus mol et plus doux qu'il ne devoit: c'est pourquoy Heraclides s'en est allé tout mal-content de nous, en nous picquant et poignant nous mesmes, qui n'en pouvions-mais, plus asprement que lon n'a pas faict ny Epicurus, ny Metrodorus. Encore ne dittes vous pas, ce dit Theon, que Colotes, à comparaison d'eux, est le plus modeste, et le moins mesdisant homme du monde: car toutes les plus ordes et plus injurieuses paroles que lon sçauroit inventer pour mesdire, comme badineries, vanitez, bavarderies, paillardises, homicides, mal-heureux corrupteurs, faisans mal à la teste de ceux qui les lisent, ils les ont toutes ramassees et respanduës sur les princes des philosophes, comme Aristote, Socrates, Pythagoras, Protagoras, Theophrastus, Heraclides, Hipparchus, et contre qui non des premiers et plus illustres hommes en toutes lettres de toute l'antiquité? de maniere que quand bien ils se seroient portez sagement au demourant, pour ces effrenees detractions et mesdisances-là, ils meriteroient d'estre mis hors du rang et du nombre des sages hommes, et des philosophes: car envie, emulation et jalousie ne doivent point entrer ny avoir place en ce divin bal- là, puis qu'elles sont si impuissantes, que elles ne peuvent dissimuler ny couvrir leur mal-talent. Aristodemus adonc prenant la parole: Heraclides, dit-il, qui de profession est grammairien, rend ces graces-là à Epicurus pour toute la canaille poëtique: car ainsi ont ces Epicuriens accoustumé de les blasonner, et pour les sottises d'Homere, ou pour ce que Metrodorus en tant de lieux et passages de ses escripts injurie le prince des poëtes. Mais quant à eux, laissons les là pour tels qu'ils sont, Zeuxippus, et au demourant nous autres icy à par nous, en y associant Theon, car je voy bien que cestui- cy, Plutarque, est las, efforceons nous de prouver ce qui dés les commancement de la dispute leur a esté obiicé, Que ce n'est pas vivre que de vivre selon leurs preceptes. Lors Theon suyvant son propos luy respondit,
  D'autres ont ja ce combat combattu
  Paravant nous, mais à autre but tendre
  Il nous faudroit, si voulez y entendre.
Et pour venger l'injure faitte aux autres philosophes, essayons nous de prouver et monstrer, s'il est possible, que selon les preceptes de ces Epicuriens icy, il est impossible de vivre joyeusement. Vrayement, ce dis-je alors, cela sera bien leur saulter à deux pieds sur le ventre, et les contraindre de venir au combat pour leur chair propre, d'oster la volupté à des hommes qui ne font que crier,
  Bons escrimeurs des poings pas nous ne sommes,
ny bons orateurs, ny bons magistrats et gouverneurs de villes et de peuples,
  Mais nous aimons à faire bonne chere,
à bancqueter tousjours, à nous donner du bon temps, et à bailler tout contentement et agreable chatouillement à nostre chair, si que l'aise et le plaisir en regorge jusques à l'ame: de maniere qu'il me semble que vous ne leur ostez pas la joye seulement, mais la vie entierement, si vous ne leur laissez le vivre joyeusement. Et bien, dit Theon, si tu trouves l'entreprise de ce subject bonne, que ne l'entreprens-tu doncques maintenant? Si feray-je bien, dis-je, en vous escoutant, et vous respondant si vous voulez, mais vous commancerez les premiers à nous mettre en train. Et comme Theon s'excusast un petit, Aristodemus se prit à dire: O que tu nous as bien couppé un beau, court et plein chemin pour parvenir à ce poinct-là, en ne nous permettant pas de faire premierement respondre ceste secte Epicuriene, de la vertu, et de l'honnesteté: car il n'est pas bien aisé d'oster le vivre joyeusement, et en debouter <p 278v>ceux qui supposent, que la fin supréme de la felicité humaine soit la volupté: là où si nous les eussions une fois peu debutter du vivre honnestement, ils eussent aussi quant et quant esté forclos du vivre joyeusement: car ils confessent et disent eux-mesmes, que lon ne peut vivre joyeusement, qui ne vit honnestement, et qu l'un ne peut subsister sans l'autre. Quant à cela, dit Theon, si bon vous semble, au progres du discours nous ne laisserons pas de le ramener en jeu, mais pour ceste heure, nous nous servirons de ce que eux-mesmes nous concedent: car ils tienent que le bien souverain de l'homme consiste au ventre, et autres conduits du corps par lesquels entre la volupté au dedans, et non pas la douleur: et ont opinion que toutes les belles, subtiles et sages inventions du monde, ont esté trouvees et mises en avant pour les plaisirs du ventre, ou pour la bonne esperance que lon avoit d'en jouyr, ainsi comme l'a escript le sage Metrodorus: et de ceste premiere supposition-là, sans aller plus loing, vous pouvez cognoistre et veoir, comme ils posent un maigre, vermoulu, et mal-asseuré fondement, pour fonder leur bien souverain, veu que les mesmes conduits, par lesquels ils introduisent les voluptez, sont aussi bien percez pour y recevoir les douleurs, ou pour mieux dire, veu qu'il y a bien peu de conduits au corps humain par lesquels la volupté y entre: là où il n'y a partie d'iceluy à laquelle la douleur ne s'attache: car toute volupté a son siege és parties naturelles, aux nerfes, aux pieds, et aux mains, et c'est là que demeurent les plus cruelles passions de gouttes, d'ulceres rongeans, de fluxions et de gangraines, et esthiomenes qui mangent et pourrissent les membres. Si vous approchez du corps les plus doulces odeurs, et les plus souëfves saveurs qui puissent estre, il y aura bien peu d'endroits d'iceluy qui s'en emeuvent gayement et joyeusement, et toutes les autres bien souvent s'en irritent et s'en offensent, là où il n'y a partie du corps qui ne soit subjecte à sentir et souffrir les douleurs du feu, du fer, les escorchemens des escorgees et du fouët: l'ardeur du chaut, la rigueur du froid entre et penetre par tout, comme aussi fait la fiebvre. Et puis les voluptez sont comme de petites bouffees de vents gracieux qui souspirent les unes sur l'une, les autres sur l'autre extremité du corps, ainsi que sur des escueils de la marine, et passent et s'esvanouïssent incontinent, tant leur duree est courte: ne plus ne moins que les estoilles que lon voit la nuict tomber du ciel, ou bien traverser d'un costé à autre, car elles s'allument et s'estaignent en nostre chair en un instant: mais au contraire combien les douleurs durent et demeurent, il n'en faut point alleguer de meilleur tesmoing que le Philoctetes d'Aeschylus, qui dit parlant de son ulcere,
  Le fier dragon qui dedans mon pied cache
  Sa dent cruelle, aucunement ne lasche
  Ne jour ne nuict la prise qu'il en tient.
La destresse de la douleur n'a garde de glisser et couler ainsi, ny de mouvoir et chatouiller seulement la superfice de quelques extremitez du corps, ains au contraire, tout ainsi que la graine et semance de l'herbe qu'on appelle le sainct foin, est tortue et a plusieurs poinctes et angles, dont elle prend dedans la terre, et y demeure plus long temps à cause de ses poinctes: aussi la douleur aiant plusieurs crochets et plusieurs racines qu'elle jette et seme çà et là, s'entrelasse dedans la chair, et y demeure non seulement les jours et les nuicts, mais aussi les saisons des annees toutes entieres, voire bien les revolutions des Olympiades toutes accomplies, encore à peine en sort elle à la fin, estant poulsee et chassee par autres douleurs, comme un clou est poulsé par un autre plus fort. Car qui fut oncques l'homme qui beust ou qui mangeast autant de temps durant, comme endurent la soif ceux qui ont la fiebvre, ou supportent la faim ceux qui sont assiegez? et où est le soulas et le plaisir que lon prend à la compagnie et conversation de ses amis, qui dure autant de temps comme les tyrans font supporter <p 279r>de gehennes et de tourmens à ceux qui tombent en leurs mains? et tout cela ne procede d'ailleurs que de inhabilité et incapacité du corps à mener vie voluptueuse, d'autant qu'il est plus apte et plus propre à supporter les douleurs et les labeurs que non pas à jouïr des delices et voluptez. Car contre les travaux et douleurs il monstre qu'il a force pour les endurer, là où en la jouïssance des plaisirs et voluptez il monstre incontinent son impuissance et sa foiblesse, par ce qu'il s'en lasse et s'en saoule tout aussi tost: à l'occasion dequoy quand ils voyent que nous nous voulons un petit estendre à discourir sur ce vivre joyeusement et voluptueusement, ils nous rompent incontinent nostre propos, confessans eulx-mesmes que la volupté du corps et de la chair est fort foible et petite, ou pour dire la verité, que elle passe en un moment, si ce n'est qu'ils s'accordent à mentir et à dire tout autrement qu'ils ne pensent, comme Metrodorus quand il dit, Nous mesprisons et crachons alencontre des voluptez du corps:» et Epicurus escrivant, que le sage tombé en maladie, bien souvent se rit et se resjouit au milieu des plus aigres et plus excessives douleurs de sa maladie corporelle. Comment doncques est-il possible que ceux qui portent si legerement et si aisément les angoisseuses douleurs du corps, facent aucun compte des voluptez? car encore qu'elles ne cedassent aux douleurs ny en grandeur, ny en longueur de temps et de duree, si est-ce que pour le moins elles ont relation et respondance à icelles, d'autant que Epicurus leur a donné ceste definition generale et commune à toutes que c'est une substraction de tout ce qui peut causer et apporter douleur: comme si la nature estendoit la joye jusques à dissouldre seulement la douleur, et ne permettoit pas qu'elle peust passer plus outre en augmentation de volupté, ains que quand elle est arrivee jusques à ce point-là, de ne sentir plus de douleur, elle receust seulement quelques diversifications et desguisements non necessaires: mais le chemin pour parvenir avec appetit à cest estat-là, qui est toute la mesure de volupté, est fort brief et fort court. Voyla pourquoy s'appercevans bien que ce lieu-là est fort estroit et fort maigre, ils transferent leur fin souveraine, qui est la volupté du corps, comme d'un champ sterile en un plus fecond et plus fertile, qui est l'ame: comme si là nous devions tousjours avoir les jardins, vergers et prairies toutes couvertes de voluptez, là où en l'Isle d'Ithaque, comme dit Telemachus en Homere,
  Il n'y a point de grandes larges plaines,
  Qui à courir soient aptes et idoines:
aussi n'y a-il point en nostre pauvre chair de fruition de volupté qui soit unie et toute plaine, ains est toute raboteuse, entre-meslee de plusieurs agitations contraires à la nature et fiebvreuses. Comment, dit adonc Zeuxippus, ne te semble-il pas que ces gens icy facent bien en cela, de commancer au corps, où il semble que la volupté s'engendre premierement, et puis achever en l'ame, comme en celle qui est plus constante et plus ferme, et y mettre toute la perfection? Si fait certes, dis-je, il me semble qu'ils font tresbien et selon nature, si tant est qu'ils y cerchent et y treuvent ce qui est plus parfait et meilleur, comme font les personnes qui s'addonnent à la vie contemplative ou active: mais si puis apres vous les oyez protester et crier à pleine teste, que l'ame ne s'esjouit de chose du monde quelle qu'elle soit, ny ne se contente et appaise sinon des voluptez corporelles presentes, ou prochaines à venir, et qu'en cela seul gist son bien souverain, ne vous semble-il pas qu'en remuant ainsi la volupté du corps en l'ame, ils font ne plus ne moins que ceux qui frelattent et transvasent le vin d'un vaisseau gasté ou percé, et qui s'en va par tout, en un autre meilleur et mieulx relié, pour l'y conserver plus longuement, et qu'ils pensent en cela faire chose plus belle et plus honorable? et toutefois le temps conserve et bonifie le vin qui est ainsi trans-vase? et frelatté: mais de la volupté l'ame n'en reçoit sinon la souvenance, comme une odeur, et n'en retient ny n'en reserve autre chose: par ce que tout <p 279v>aussi tost qu'elle a boullu un bouillon, par maniere de dire, en la chair, elle s'estaint, et ce qui en demeure en la memoire, n'est rien plus qu'une ombre et une fumee: ne plus ne moins que si quelqu'un faisoit en soy un recueil et amas tout rance des pensees de ce qu'il auroit autrefois ou mangé ou beu, et se repaissoit de cela à faute d'autres vins et viandes presentes et recentes. Or voyez combien les Cyrenaïques parlent plus modestement, encore qu'ils aient les uns et les autres beu en une mesme bouteille qu'Epicurus: car ils ne veulent pas que lon exerce le plaisir de l'amour ouvertement à la lumiere, ains veulent que lon le couvre et cache des tenebres de la nuict, de peur que la pensee recevant par la veuë tout clarement les images de telle action, ne soit cause d'en rallumer souvent les appetits: et ceulx- cy au contraire tiennent, qu'en cela gist et consiste la perfection de la felicité du sage, qu'il se souvient certainement, et retient evidemment toutes les figures, les gestes et mouvements des voluptez passees. Or si telles preceptions sont indignes du nom de ceulx qui font profession de sapience, de laisser ainsi telles laveures et ordures de voluptez demeurer et crouppir en l'ame du sage, comme en la cloaque et sentine du corps, je ne m'arresteray point à le discourir pour ceste heure. Mais qu'il soit impossible que telles choses rendent l'homme heureux, ny le facent vivre joyeusement, il est de soy tout manifeste: car la volupté de se souvenir du plaisir passé ne peult estre grande à ceux à qui la jouyssance du present est petite: ny à ceux à qui il est expedient d'en peu faire, et de s'en retirer promptement, il ne peut estre utile d'y penser apres le faict longuement, veu qu'à ceux mesmes qui sont les plus sensuels, et plus subjects au plaisir de la chair, la joye ne leur demeure pas apres qu'ils ont achevé, ains leur reste seulement une ombre, et comme une illusion de songe en l'esprit, apres que la volupté s'en est envolee, pour tousjours entretenir et allumer le feu de leur concupiscence: ne plus ne moins que ceux qui aians soif songent qu'ils boivent en dormant, ou qu'ils jouyssent de leurs amours: telles voluptez imparfaittes, et jouyssances imaginaires en l'air, ne font que plus asprement aiguillonner et exciter la luxure. Ny à ceux- là doncques encore n'est point non plus delectable la souvenance des voluptez qu'ils ont jouyes par le passé, ains d'un peu de reste de plaisir fort foible et fort vain qui leur demeure, se resveille un furieux appetit qui les poinçonne et ne les laisse point reposer. Ny n'est pas aussi vraysemblable que ceux qui sont honestes et continents s'amusent à rememorer et recorder telles choses, comme s'ils les lisoient en un papier journal, ainsi que l'on se mocquoit d'un Corniades, qu'on disoit qu'il le faisoit, Combien de fois ay-je couché avec Hedia ou avec Leontion? En quels et combien de lieux ay-je beu du vin Thasien? A combien de festes du vingtiéme des mois ay-je fait grand chere? Car ceste passionnee affection de vouloir ainsi rememorer et se representer ses bonnes cheres passees, monstre et argue evidemment une envie forsennee et bestiale ardeur d'appetit apres les actes de volupté presente, ou attendue et esperee. Et pourtant me semble-il que ces gens icy s'estans bien apperceus, que de leur dire s'en ensuyvoient tant d'inconvenients et tant d'absurditez, ont eu recours à l'indolence et à la bonne disposition du corps, comme si le vivre joyeusement et heureusement consistoit en imaginer et penser, que telle disposition doive estre ou avoir esté en quelques uns: car ceste ferme constitution et bon portement de la chair, ce disent-ils, et l'asseuree esperance qu'elle continuera, apporte une extreme joye et tres-asseuré contentement à ceux qui le peuvent bien discourir en leur entendement. Qu'il soit ainsi, considerez premierement ce qu'ils font, et comment ils remuent et transportent du hault en bas ceste ou volupté, ou indolence, ou ferme disposition de la chair, comment que ce soit qu'ils la baptisent, en la transferent du corps en l'ame, et puis de l'ame au corps: pour autant qu'elle s'ensuit et s'escoule par tout, estans contraincts de la lier et attacher à son principe, <p 280r>en estayant la volupté du corps avec la joye de l'ame, et reciproquement terminans la joye de l'ame en l'esperance de la volupté du corps. Mais comment est-il possible que le fondement estant ainsi mouvant et esbranlé, ce qui est basty dessus ne le soit aussi? ou que l'esperance soit asseuree, et la joye bien ferme, estant appuyee et fondee sur un soubassement subject et expose à si grand branle, et à tant et de si grandes mutations, comme sont celles qui espient ordinairement le corps, estant subject à beaucoup de necessitez et de heurts au dehors, et aiant au dedans les sources et principes de plusieurs maulx que le discours de la raison ne peut destourner de divertir. Car autrement ne fussent pas advenues à hommes prudents et sages comme ils sont, les maladies de suppression d'urine, de difficulté de pisser, de flux de ventres, espraintes et racleurs de boyaux, de phthises ou d'hydropisies, dont Epicurus luy mesme a esté tourmenté des unes, et Polyaenus des autres, et Neocles et Agathobulus en ont encore esté emportez d'autres: ce que je n'allegue pas en intention de leur en faire reproche, sçachant tresbien que Pherecydes et Heraclitus, grands et dignes personnages, ont bien aussi esté travaillez de grandes et griefves maladies: mais nous leur demandons s'ils veulent que leurs propos s'accordent avec les accidents qu'eulx- mesmes endurent, et qu'ils ne soient pas trouvez estre faulses braveries, et eulx convaincus de vanité et de menterie, qu'ils ne dient et n'asseurent pas que la bonne disposition de la chair soit le principe de toute joye, et qu'ils ne nous cuydent pas faire à croire que ceux qui sont tombez en travaux angoisseux, et maladies fort douloureuses, rient, gaudissent et facent grand' chere: car il est bien possible que le corps se treuve souvent en bonne et ferme disposition, mais qu'il y ait esperance asseuree et certaine qu'elle doive continuer, il n'y en peut avoir en ame sage et de bon jugement, ains comme Aeschylus dit qu'en la mer,
  La nuict apporte à tout pilote sage
  Tousjours douleur et peur de quelque orage:
car l'advenir est tousjours incertain. Parquoy il est impossible que l'ame qui colloque et constitue son bien souverain en la bonne disposition du corps, et en l'esperance qu'il continuera en icelle, demeure sans crainte et sans tourmente, par ce que le corps n'a pas seulement les orages et tempestes de dehors comme la mer, ains la plus part de ses troubles et agitations, et les plus violentes, sont celles qu'il produit de soy mesme: et y auroit plus de raison d'esperer beau temps et serein en hyver, que non pas de se promettre une disposition de corps exempte de toute douleur et tout mal, qui deust longuement perseverer: car qu'est-ce qui a donné aux poëtes occasion d'appeller la vie des hommes journaliere, instable, inconstante et incertaine, et de la comparer aux feuilles des arbres qui naissent en la prime-vere, et tombent en Automne, sinon l'imbecillité et foiblesse de la chair subjecte à infinies infirmitez, inconveniens et dangers, de laquelle les medecins mesmes nous admonestent de craindre, voire de reprimer et diminuer, le supreme en-bon-poinct? car c'est chose perilleuse, ce dit Hippocrates, que la bonne disposition quand elle est arrivee à son dernier poinct.
  Qui florissoit n'agueres en beau taint,
  Soudainement est demouré estaint,
  Comme du ciel une estoille tombee:
ainsi que dit Euripide. Qui plus est, lon tient que les personnes qui sont en fleur de beauté, si elles sont regardees d'un oeil envieux et sorcier, elles en reçoivent du dommage, d'autant que tout ce qui est en sa perfection de vigueur, est subject à soudaine mutation, à cause de la foiblesse et imbecillité du corps. Et qu'il n'y ait point d'asseurance que l'homme puisse passer sa vie sans douleur, il se peut evidemment monstrer par ce que eulx-mesmes disent aux autres: car ils tiennent, que ceulx qui commettent des crimes contre les loix, sont toute leur vie en misere et en crainte, pour ce <p 280v>que encore qu'ils puissent vivre cachez, si est-il impossible qu'ils en puissent prendre asseurance, et se promettre qu'ils n'en seront jamais descouverts, tellement que la doute de l'advenir ne les laisse pas jouïr ny s'asseurer de l'impunité presente: mais en disant cela, ils ne s'apperçoivent pas, que c'est autant contre eulx mesmes, comme contre les autres: car tout de mesme, il est bien possible qu'eulx soient en santé, et bonne disposition pour quelque temps, mais de s'asseurer qu'ils y demoureront tousjours ou longuement, il est impossible: et est force qu'ils soient tousjours en doute et deffiance de l'advenir, comme une femme grosse qui attend l'heure de son travail, à cause du corps, ou bien qu'ils dient comment ils attendent encore une esperance feable et certaine de luy, veu que jamais ils ne l'ont peu cy devant acquerir jusques icy: car il ne suffit d'estre asseuré que l'on n'a rien commis ny eu volonté de commettre contre les loix pour s'asseurer, pour ce que lon ne redoubte pas le souffrir peine justement, ains le souffrir simplement: et s'il est mauvais et fascheux de se trouver empestré de ses propres forfaitures, il ne peut qu'il ne soit dangereux aussi, de se trouver empestré de celles d'autruy, comme si la violence et cruauté de Lachares ne travailloit pas plus les Atheniens, et celle de Dionysius les Syracusains, que eulx mesmes, pour le moins les travailloit elle autant: car en les tourmentant ils estoient tourmentez eulx-mesmes, et s'attendoient bien de recevoir un jour la punition des torts et oultrages qu'ils faisoient les premiers à leurs citoyens qui tomboient en leurs mains. Il n'est ja besoing que j'allegue à ce propos une fureur de peuple, une cruauté de brigans, une meschanceté de presumptifs heritiers, une pestilence et corruption d'air, une mer bruyante, de laquelle Epicurus luy mesme escrit, qu'en naviguant en la ville de Lampsaque il faillit à estre englouty: il suffit seulement de mettre en avant la nature de la chair, laquelle a dedans soy-mesme la matiere de toutes maladies, prenant, comme lon dit communement par maniere de risee, du boeuf mesme les courroyes, c'est à dire les douleurs du corps mesme, par où elle rend la vie autant angoisseuse et dangereuse aux bons, comme aux meschants, s'ils apprennent à se resjouïr et à fonder la fiance et seureté de leur joye pour cause de la chair, et sur l'esperance d'icelle. Parquoy il fault conclure, que non seulement ils prennent un mal- feable et peu asseuré principe et fondement de vivre joyeusement, mais aussi petit et vil, n'aiant dignité quelconque, s'il est ainsi que l'eviter mal soit leur joye et leur felicité souveraine, disans qu'il ne se peut entendre ny comprendre autrement, et brief que la nature mesme ne sçauroit où loger le bien, sinon seulement là dont elle chasse le mal, ainsi comme escrit Metrodorus en son traitté contre les Sophistes: de maniere qu'il faut selon eulx definir le bien, estre fuyr le mal: car on ne sçauroit où mettre le bien et la joye, sinon là dont seroit deslogé le mal et la douleur. Autant en escrit Epicurus, Que la nature du bien s'engendre de la fuite du mal, et de la memoire de la pensee et du plaisir de se souvenir que lon a esté tel, et que tel cas est advenu: par ce que ce qui fait et donne une joye inestimable et incomparable, c'est proprement cela, quand on sçait que l'on a eschappé un grand mal: et est cela, dit-il, certainement la nature et l'estre du bien, si lon assene droittement là où il faut, ainsi comme il appartient, et que lon s'arreste là, sans vaguer en vain çà et là, en babillant de la definition du souverain bien. O la grande felicité, et la grande volupté dont jouïssent ces gens-là, s'esjouissans de ce qu'ils n'endurent point de mal, qu'ils ne sentent aucun ennuy, ny ne souffrent douleur quelconque! N'ont-ils pas bien occasion de s'en glorifier, et de dire ce qu'ils disent d'eulx mesmes, en s'appellant egaux aux Dieux immortels? et pour les excessives sublimitez et grandeurs de leurs biens, crier à pleine teste, et hurler de joye, comme ceulx qui sont espris de la fureur de Bacchus, pource que aiants surpassé tous autres hommes en sagesse et vigueur d'entendement, ils ont seuls inventé le bien souverain, celeste et divin, où il n'y a meslange <p 281r>aucune de mal: tellement que leur beatitude ne cede aucunement à celle des pourceaux et des moutons, estant par eulx constituee, en se trouver bien de la chair, et de l'ame pour cause de la chair. Car quant aux animaux qui sont un peu plus gentils, et qui ont plus d'esprit, la fuitte de mal n'est point le comble de leur bien: car quand ils sont saouls, ils se mettent aucuns à chanter, les autres à nager, les autres à voler, et à contrefaire toutes sortes de voix et de sons, en se jouant de guayeté de coeur, pour le plaisir qu'ils y prennent: et puis ils s'entrefont des caresses, jouënt et saultent les unes avec les autres, monstrants par là, que apres qu'ils sont sortis du mal, la nature les incite à cercher et poursuyvre encore le bien, ou plus tost qu'ils jettent et chassent arriere d'eulx tout ce qui est douloureux et estranger, comme les empeschant de poursuyvre ce qui est meilleur, plus propre, et plus selon leur nature: car ce qui est necessaire, n'est pas incontinent bon, ains le desirable et choisissable est situé pardelà et plus avant que la fuitte de mal, voire certes l'agreable et le propre et naturel, comme disoit Platon, lequel defendoit d'appeller, et ne vouloit pas que lon estimast la delivrance de tristesse et d'ennuy, volupté, ains comme le premier esbauchement des gros traicts d'une painture, et une mixtion de ce qui est propre et estranger, naturel et contre nature, ne plus ne moins que de blanc et de noir. Mais il y a des gens qui montans du bas au milieu, à fault de bien sçavoir et entendre que c'est du bas, et que c'est du milieu, estiment que le milieu soit la cyme et le bout, comme font Epicurus et Metrodorus, qui definissent la nature et substance du bien, estre fuitte et delivrance du mal, et s'esjouïssent d'une joye d'esclaves, ou de captifs prisonniers, que lon a tirez des prisons et deferrez, qui tienent pour un grand bien, que lon les lave et les huyle, apres qu'ils ont esté bien fouëttez et deschirez d'escorgees, et qui au demourant n'essayerent ny ne sçeurent jamais que c'est d'une pure, nette et liberale joye, non point cicatricee: car si la galle, la demangeaison de la chair, et la chassie des yeux, sont choses mauvaises et fascheuses, et que la nature refuit, il ne s'ensuit pas pourtant, que le gratter sa peau et frotter ses yeux soient choses bonnes et heureuses: ne si superstitieusement craindre les Dieux, et tousjours estre en angoisse et en frayeur de ce que lon raconte des enfers, est mauvais: il ne faut pas inferer que pour en estre exempt et delivre, on soit incontinent bien-heureux ny bien joyeux. Certainement ils assignent une bien petite et estroitte place à la joye, pour se pouvoir esguayer et promener à son aise, jusques à ne se point esmayer ny troubler de l'apprehension des peines que lon descrit aux enfers. Ceste leur opinion passant oultre les communes du vulgaire, met pour le but et la fin derniere de sa sapience, une chose que lon voit clairement estre aux bestes brutes: car si quant à la bonne disposition du corps, il ne peult chaloir si c'est ou par nature, ou par luy mesme, qu'il soit exempt de maladie: aussi ne fait-il pas quant à la tranquillité de l'ame, et n'est point plus grande chose qu'elle soit rassise hors de toute perturbation, pour avoir acquis ce repos de soy mesme, que pour l'avoir de la nature: encore que lon pourroit avec raison soustenir, que la disposition soit plus robuste, qui par sa nature ne reçoit point ce qui travaille et tourmente, que celle qui avec jugement et diligence de doctrine le fuit. Mais posons le cas, que l'un soit aussi digne que l'autre, par là il apparoistra pour le moins, qu'ils n'ont en cela rien de plus grand et meilleur que les bestes, quant à ne se angoisser et troubler point de ce que lon raconte des enfers et des Dieux, et à ne craindre point apres la mort des peines et des tourments qui n'auront jamais fin. Et qu'il soit vray, Epicurus certes luy mesme escrit ainsi: Si les souspeçons et imaginations, que les hommes ont conceuës des impressions qui sont et qui apparoissent en l'air et au ciel, ne nous eussent travaillez, ny semblablement celles de la mort et des peines d'apres elle: nous n'eussions point eu de besoing d'aller recercher les causes naturelles, non plus que les animaux qui n'ont point de mauvaises <p 281v>suspicions des Dieux, ny des opinions qui les tourmentent, touchant ce qui leur doit arriver apres leur mort, car ils ne pensent ny ne croyent point qu'il y ait aucun mal. Et puis si en l'opinion qu'ils tienent des Dieux, ils eussent laissé la provoyance divine, croyans que par icelle le monde soit regy, il eust semblé que les sages hommes eussent eu l'avantage sur les bestes brutes pour vivre joyeusement, en ce qu'ils eussent eu bonnes esperances: mais estant ainsi que la fin de toute leur doctrine touchant la nature des Dieux est, d'en oster toute la crainte, et de n'en estre plus en esmoy ny en soucy, il m'est advis que cela se treuve plus ferme et plus certain en ceulx qui ne cognoissent du tout rien de Dieu, qu'en ceulx qui disent le cognoistre bien, mais non point punissant, ny mal-faisant: car ceulx-là ne sont point delivrez de superstition, mais c'est pour autant qu'ils n'y tomberent jamais, ny n'ont point laissé une opinion touchant les Dieux qui les teint en transe, mais c'est pour autant qu'ils ne l'eurent oncques. Autant en faut-il dire touchant les persuasions que lon a des enfers, car ny les uns ny les autres n'ont esperance d'en tirer et recevoir du bien: mais souspeçonner, craindre et redoubter ce qui doit advenir apres la mort, est moins en ceulx qui n'ont point d'opinion prejugee ny presumee de la mort, qu'en ceulx qui devant se sont imprimé ceste persuasion, que la mort ne nous touche en rien: et ne sçauroient eulx dire, qu'elle ne leur touche ny appartiene en rien, veu qu'ils en discourent, qu'ils en escrivent et disputent, là où les animaux n'y pensent, ny ne se soucient aucunement de ce qui point ne leur appartient: vray est qu'ils fuyent et se gardent d'estre frappez, blecez et tuez, et c'est ce qu'ils redoubtent de la mort, et ce qui leur en est espouventable. Voyla les biens qu'ils disent que la sapience leur a apportez quant à eux: mais voyons maintenant et considerons ceulx dont eulx mesmes se deboutent et se privent. Quant à ces espanouissements de l'ame, qui se dilate pour la chair, et pour les plaisirs qui sont en icelle, s'ils sont petits ou mediocres, ils n'ont rien de grand, ne qui merite que lon en face cas: et s'ils passent la mediocrité, oultre ce qu'ils sont vains, mal- asseurez et incertains, on les devroit plus tost nommer voluptez importunes et insolentes du corps, que non pas joyes ny plaisirs de l'ame, qui rit aux voluptez sensuelles et corporelles, et participe à ses dissolutions. Mais celles qui justement meritent d'estre appellees joyes, liesses et resjouissances de l'ame, sont toutes pures et nettes de leurs contraires, n'aiant rien meslé parmy d'emotion fiebvreuse, ny de poincture qui les picque, ny de repentance qui les suyve, ains est leur plaisir vrayement spirituel, propre et naturel à l'ame, non point emprunté ny attiré d'ailleurs, ny destitué de raison, ains tresconjoinct à icelle, procedant de la partie de l'entendement qui s'addonne à la contemplation de la verité, et est desireuse de sçavoir, ou bien de celle qui s'applique à faire et executer de grandes et honorables choses. De l'une et de l'autre desquelles parties qui voudroit tascher à nombrer, et se parforceroit de vouloir à plein discourir, combien de plaisirs et de voluptez, et combien grandes il en sont, il n'en viendroit jamais à bout: mais pour en refreschir un peu la memoire, les histoires nous en suggerent infinis beaux exemples, lesquels nous donnent un tres- agreable passe-temps à les lire, et si ne nous saoulent jamais, ains laissent tousjours le desir d'entendre la verité, non content ny assouvy de sa propre volupté, pour laquelle le mensonge mesme n'est pas du tout destitué de grace, ains y a aux fables et fictions poëtiques, encore que lon n'y adjouste point de foy, quelque force et efficace en delectant de persuader. Car pensez en vous mesmes avec quelle chaleur de delectation et d'affection on lit le livre de Platon, qui est intitulé Atlantique, et les derniers livres de l'Iliade d'Homere, et combien nous regrettons que nous ne voyons au long ce qui s'en faut que la fable ne soit toute parachevee, comme si c'estoient de beaux temples ou de beaux theatres fermez: car cognoissance de la verité de toutes choses est si aimable <p 282r>et si desirable, qu'il semble que le vivre et l'estre mesme depende de cognoistre et de sçavoir, et que ce qui est le plus triste, et le plus odieux en la mort, soit oubly, ignorance et tenebres, qui est la raison par laquelle tous hommes presque combattent et font la guerre à l'encontre de ceulx qui ostent le sentiment aux trespassez, mettans tout le vivre, l'estre, et la joye de l'homme, au sentiment, et en la cognoissance de l'ame: tellement que les choses mesmes qui sont fascheuses, on les oit aucunefois avec quelque plaisir, et bien souvent encore que lon soit tout troublé de ce que lon entend dire, voire et que lon en ait les larmes aux yeux, si ne laisse lon pas de prier ceux qui les racontent, d'achever: comme fait Oedipus en Sophocles,
  LE MESSAGER.
  Helas je suis sur le poinct de te dire
  Ce qu'il y a en tout ce mal de pire.
  OEDIPUS.
  Helas et moy sur le poinct de l'ouyr,
  Mais point ne faut à l'escouter fuyr.
Toutefois cela pourroit estre un ruisseau d'incontinence, procedant de la curiosité de vouloir tout entendre et sçavoir, en forceant tout le jugement de la raison: mais quand une narration qui ne contient rien de triste ny de nuysible, ains toutes adventures et actions grandes et honorables, est couchee en beau langage, avec la grace, nerfs, et force d'eloquence, comme sont les histoires d'Herodote, de Xenophon en ses Annales de la Grece, et de la Perse, ou ce que Homere divinement a chanté en ses vers, ou Eudoxus en sa peregrination et description du monde, ou Aristote en son traitté de la fondation gouvernement et institution des grandes villes, ou Aristoxenus qui a couché par escrit les vies des hommes illustres, il y a beaucoup de plaisir et de contentement, et jamais repentance ny desplaisir ne s'en ensuit apres. Et qui est celuy qui ayant faim mangeroit plus volontiers des delicates viandes ou ayant soif beuroit plus tost des vins friands et delicieux des Phéaciens, qu'il ne liroit toute la fiction du voyage et peregrination d'Ulysses? Et qui est celuy qui prendroit plus de plaisir à coucher avec une belle femme, qu'à passer la nuict à lire ce que Xenophon a escrit de Panthea, ou Aristobulus de Timoclea, ou Theopompus de Thisbé? ces plaisirs-là sont voluptez propres à l'ame. Mais ces Epicuriens icy rejettent aussi tous les plaisirs qui procedent des subtiles inventions des Mathematiques: et toutefois la delectation que lon reçoit en lisant les histoires, est toute simple, coulante et unie: mais les plaisirs que lon reçoit de la Geometrie, de l'Astronomie, et de la Musique, ont je ne sçay quoy d'aiguillon d'avantage, et un attraict de varieté si delectable, qu'il semble que les hommes en soient charmez et enchantez, attirans et retenans les hommes avec leurs descriptions, ne plus ne moins qui si c'estoient sorcelleries et enchantemens: de maniere que qui en a une fois gousté, et qui en a quelque experience, s'en va par tout chantant ces vers de Sophocles,
  Des Muses furieux desir
  Est venu le mien coeur saisir:
  Je vois à la cyme du mont,
  Où de la lyre me semont
  La melodieuse harmonie.
Un Thamyras ne chante et n'est ravy d'autre chose, ny un Eudoxus, un Aristarchus, un Archimedes: car veu que ceux qui se delectent de l'art de peindre, prennent si grand plaisir à l'excellence de leurs ouvrages, qui Nicias jadis peignant l'evocation et conjuration des ames des trespassez, qui est en l'Odyssee d'Homere, estoit si affectionné apres, qu'il demandoit souvent à ses gens s'il avoit disné: et quand la peinture fut parachevee, le Roy d'Aegypte Ptolomee luy en envoya presenter soixante talents, <p 282v>qui vallent trente six mille escus: lesquels il refuza, et ne voulut oncques vendre son ouvrage. Quelles doncques et combien grandes voluptez devons nous estimez que recueilloit de la Geometrie et de l'Astronomie un Euclides, quand il escrivoit ses propositions de Perspective: et Philippus, quand il composoit les Demonstrations des diverses formes et figures que monstre la Lune: et Archimedes, quand il inventa par le moyen de l'instrument qui s'appelle l'Angle, que le diametre, c'est à dire le travers du corps du Soleil, est la mesme partie du plus grand cercle, que l'angle, par où on le voit, l'est des quatre droicts: et Apollonius et Aristarchus, qui ont esté inventeurs de semblables propositions, dont l'intelligence et contemplation apportent encore aujourd'huy de grandes voluptez, et merveilleuse hautesse de coeur et magnanimité à ceux qui les peuvent entendre? Et ne meritent pas les ordes et salles voluptez des cuysines et bourdelages d'estre comparees à celles-cy, en contaminant le sainct mont de Helicon et les Muses,
  Là où pasteur n'oza jamais mener
  Aucun troupeau paistre ny promener,
  Et où le fer, dont les arbres on tranche,
  Ne couppa onc pas une seule branche.
Car ces plaisirs-là sont les vrayes pastures impollues des gentilles abeilles sans souillure quelconque, là où celles du corps ressemblent proprement aux demangeaisons et grattements des boucs et des pourceaux, qui outre le corps, emplissent encore de leurs ordures la partie sensuelle de l'ame, subjecte à toutes passions et perturbations. Il est bien vray que le desir et la cupidité de jouïr des voluptez est passion hardie et audacieuse à entreprendre choses diverses: mais encore ne s'est-il point trouvé jusques icy d'amoureux, qui pour avoir couché avec son amie, ait sacrifié un boeuf: ny pas un gourmand qui souhaittast de se pouvoir emplir un jour à coeur saoul des viandes delicieuses, confitures et patisseries que lon sert aux Roys, à la charge de mourir incontinent apres: là où Eudoxus souhaittoit et faisoit prieres, qu'il peust veoir de pres les Soleil, comprendre sa forme, sa grandeur, et sa beauté, et puis en estre bruslé, comme fut Phaëton. Pythagoras, pour la preuve d'un proposition qu'il avoit inventee, sacrifia un boeuf aux Muses, ainsi comme escrit Apollodorus,
  Pythagoras apres qu'il eust trouvé
  Le noble escript, pour lequel bien prouvé
  Il feit d'un boeuf solennel sacrifice.
Soit que ce fust la proposition, par laquelle il monstre, que la ligne qui regard l'angle droict d'un triangle, a autant de puissance comme les deux qui l'environnent: ou bien celle par laquelle il mesure l'air de la section parabolique de la Pyramide ronde. Et Archimedes qui estoit si ententif à trasser ses figures de Geometrie, qu'il falloit que ses serviteurs l'en retirassent par force, pour le mener huyler et laver en l'estuve: encore quand il estoit là, trassoit-il avec l'estrille dont on le frottoit, des figures sur la peau de son ventre: et un jour ainsi comme il se baignoit, aiant inventé le moyen, par lequel il pourroit adverer combien l'orfévre avoit desrobbé d'or en la façon de la couronne, que le Roy Hireon luy avoit baillee à faire, ne plus ne moins que s'il eust esté soudainement espris et ravy de quelque fureur inspiree et divine, il sortit hors du baing, criant çà et là, Je l'ay trouvé, je l'ay trouvé, par plusieurs fois: là où jamais nous n'entendismes qu'il y eust aucun friand ny gourmand, qui allast de joye criant par tout, J'ay mangé, j'ay mangé: ny amoureux, J'ay baisé, j'ay baisé: combien qu'il y ait eu par le passé, et qu'il y ait encore de present, dix mille fois dix mille, c'est à dire, innumerables hommes dissolus: ains au contraire, nous detestons ceux qui avec trop de monstre d'affection font des comptes de leurs festins, comme gens qui font trop de cas de petites et indignes voluptez, que lon <p 283r>deust avoir en mespris: là où au contraire en lisant les escripts d'un Eudoxus, d'un Archimedes, d'un Hipparchus, nous sommes ravis comme eux d'un celeste et divin plaisir, et adjoustons foy au dire de Platon, qui escrit, que les arts Mathematiques, estans mesprisez et delaissez par ignorance, à faute de les entendre, neantmoins pour la grace et le plaisir qu'ils ont, encore viennent-ils en avant, en despit des ignorans. Toutes lesquelles voluptez si grandes, et en si grand nombre, tousjours coulantes comme une riviere continuelle, ces hommes icy destournent et derivent ailleurs, pour empescher que ceux qui s'approchent d'eux, et prestent l'oreille à leur doctrine, n'en tastent, ains leur commandent que levant tous leurs appareils, ils les fuyent à pleines voiles. Qui plus est, tous ceux de ceste secte, tant hommes que femmes, prient et supplient Pythocles par Epicurus, qu'il ne face compte quelconque de tous ces arts que nous appellons liberaux. Et en louant une je ne sçay quel Apelles, entre autres belles qualitez qu'ils luy attribuent, ils mettent, que dés son commancement il s'estoit abstenu d'estudier és arts Mathematiques, et n'en avoir jamais esté souillé ny contaminé. Quant aux histoires (pour ne dire point comme de toutes autres sciences ils n'ont jamais rien ouy ne veu) j'allegueray seulement ce que Metrodorus escrit là où il parles des poëtes «N'ayes point, dit-il, de honte, et ne pense point que ce soit vergongne de confesser, que tu ne sçais desquels estoit Hector, des Grecs ou des Troyens, ny comment il y a aux premiers vers d'Homere, et te soucies aussi peu de ceux qui sont au milieu.» Or a bien Epicurus entendu que les voluptez corporelles, ne plus ne moins que les vents anniversaires qui soufflent durant les jours caniculaires, se vont passant, et cessent en fin totalement, apres que la fleur de l'aage de l'homme est passee: et pourtant il fait une question, à sçavoir si le sage estant devenu vieil, et ne pouvant plus avoir compagnie de femme, prend encore plaisir à toucher, taster, et manier les belles personnes, estant en cela bien loing de la sentence du sage Sophocles, lequel disoit, qu'il estoit bien aise d'estre eschappé des liens de l'amour et de la volupté, comme du joug et de la chaine d'un maistre violent et furieux. Mais à tout le moins falloit-il que ces voluptueux icy, voyans que la vieillesse desseche et fait tarir plusieurs voluptez corporelles, et que
  Dame Venus aux vieux est courroucee,
comme dit Euripides, feissent provision de ces autres voluptez icy spirituelles, comme de vivres secs, non subjects à pourriture ny à corruption, pour attendre et soustenir un siege, et que leurs festes de Venus et leurs lendemains fussent de passer leur temps à lire quelques plaisantes histoires, ou quelques beaux poëmes, ou quelque belle speculation de Musique, ou de Geometrie: car il ne leur seroit jamais venu en pensee, de mettre en avant ces attouchemens et maniemens-là, qui n'ont plus ny dents ny yeux, en maniere de parler, et ne sont plus que allechements et provocations de luxure amortie, s'ils eussent appris à escrire d'Homere et d'Euripide, à tout le moins comme Aristote, Heraclides, Dic@earchus en escrivent: mais ne s'estans jamais souciez de faire munition et provision de tels vivres, et toute leur vie au demourant estant mal-plaisante, aride et seiche, comme ils disent, de la vertu, voulans tousjours estre en voluptez continuelles, et le corps n'y pouvant plus fournir, ils font des choses villaines et deshonnestes hors de temps et de saison, par leurs confessions mesmes, s'efforceans de resveiller et resusciter la memoire de leurs voluptez anciennes: et se servans de ces vieilles-là, à faute d'autres plus fresches, comme s'ils les eussent gardees en composte salees toutes mortes, et en veulent rallumer d'autres expirees en leur chair, qui est desormais comme une cendre froide contre la nature, à faut d'avoir faict provision en leur ame d'aucune doulceur qui luy soit propre, avec resjouissance digne d'elle. Et quant au reste des plaisirs spirituels, nous en avons <p 283v>dit ce qui nous en est venu en pensee de dire: mais quant à la Musique qui donne à l'homme tant et de si grandes delectations, laquelle neantmoins ils fuyent et rejettent, il ne seroit pas possible de l'oublier ny passer soubs silence, quand bien on le voudroit, pour les impertinences et absurditez grandes qu'en met Epicurus. Car en ses questions il maintient que le sage est grand amateur de tous spectacles, et plus que nul autre curieux et affectionné de veoir et ouyr les passetemps que lon faict és Theatres durant les festes de Bacchus: et neantmoins il ne veut pas donner lieu aux disputes et questions des lettres humaines, non pas seulement à la table quand on disne ou que lon soupe, ains conseille aux Roys amateurs des lettres, de se faire plus tost lire des ruzes de guerre, et d'ouyr des bouffonneries et plaisanteries à leurs tables, que non pas des propos et disputes de la Musique, ou de l'art poëtique: ainsi l'a-il escrit en son livre de la royauté, comme s'il escrivoit à un Sardanapalus, ou à un Naratus, qui fut jadis Satrape et gouverneur du païs de Babylone. Car jamais Hieron, Attalus et Archelaus ne se fussent laissez persuader, qu'ils deussent faire lever de leurs tables un Euripides, un Simonides, un Melanippides, un Crates, un Diodotus, pour y faire seoir en leurs places un Cardax, un Agriante, ny un Callias bouffons et plaisans, et des Thrasonides et Thrasyleons, qui ne sçavoient autre chose que faire rire, en contrefaisant des lamentations et gemissemens, ou bien des applaudissemens et battemens de mains: et si le premier Ptolom@eus qui assembla un college d'hommes de lettres, eust rencontré ces beaux enseignemens-là, et ces belles instructions royales, n'eust-il pas dit aux Muses, O Muses, d'où vient ceste envie? car il n'est point bien seant à nul Athenien de haïr ainsi et faire la guerre aux Muses: mais comme dit Pindare,
  Ceux qui ne sont point des esleus
  De Jupiter bien-voulus,
  Tressaillent de peur, et s'effroyent
  Quand la voix des Muses ils oyent.
Que dis-tu Epicurus? tu vas dés le fin matin au theatre pour ouïr les sons des joueurs de cithres et de fleutes, et si en un bancquet il advient qu'un Theophrastus discoure des accords de la Musique, ou un Aristoxenus des nuances, ou un Aristophanes des oeuvres d'Homere, bouscheras-tu les aureilles avec les deux mains, de peur de les ouyr, pour la haine et pour l'horreur en quoy tu les as? N'y a-il pas plus d'apparence et plus d'honnesteté, en ce que lon recite du Roy de Scythie Athea, lequel comme l'excellent joueur de fleutes Ismenias eust esté pris prisonnier de guerre, et eust joué devant luy durant son souper, jura qu'il prendroit plus de plaisir à ouyr hennir son cheval? et puis ils ne veulent pas advouër quand on leur obiice qu'ils ont la guerre juree, sans esperance de trefve ny de paix, avec toute gentillesse et toute honnesteté. Et si vous en ostez la volupté, qu'y a-il plus au monde de venerable, de sainct, de pur et de net, qu'ils aiment, ne qu'ils embrassent? n'eust-il pas esté plus raisonnable pour vivre joyeusement, de rebuter et fuïr les senteurs et les parfums, comme font les escharbots et les vautours, que non pas les propos et devis des lettres humaines, et de la Musique? Car quelle fleute ou aubois, ne quelle cithre bien accommodee pour chanter dessus,
  Quelle chanson de Chorus envoyee
  Hors de la bouche à gorge desployee,
  Par gens en l'art de chanter tres-sçavans,
donna oncques tant de resjouïssance à Epicurus, ou à Metrodorus, comme faisoient à Aristote, à Theophrastus, à Hieronymus et à Dic@earchus les discours, les regles et preceptes des chores ou charoles, et les questions touchant les instrumens des aubois, touchant les proportions, les consonances et accords? comme pour exemple, <p 284r>quand ils enqueroient la cause, pourquoy c'est que de deux tuyaux de fleutes, egaux au demourant, celuy qui est plus estroit d'emboucheure, rend le son plus gros: et pourquoy est-ce, que si on léve contremont la fleute, elle en devient plus hautaine en tous ses tons: et au contraire si on la baisse et estoupe, elle en sonne plus bassement: autant en fait-elle quand elle est joincte et approchee d'une autre, et à l'opposite quand elle est desjoincte et separee, elle sonne plus hault et plus aigu: et pourquoy est-ce, que si lon seme par la place de la scene où jouent les joueurs en un theatre, de la balle, ou bien de la poulsiere, le peuple en est tout assourdy: et comme Alexandre voulust en la ville de Pelle faire le devant de la scene du theatre tout de bronze, l'architecte ne le voulut pas permettre, par ce qu'il dit, que cela gasteroit la voix des joueurs: et pourquoy est- ce qu'en la musique le genre harmonique resserre et attriste, et le chromatique dilate et resjouit? Et puis les moeurs et naturels des hommes que les poëtes representent en leurs escripts, leurs ingenieuses fictions, la difference de leurs stiles, les solutions des doubtes et questions que lon fait dessus, outre la delectation, gentillesse et beauté qu'elles ont, encores apportent'elles quant et quant je ne sçay quelle efficace de persuader, dont chascun se peut servir à son profit: tellement qu'elles pourroient, comme dit Xenophon, faire oublier jusques à l'amour mesme, tant ceste volupté a de puissance: de laquelle ces Epicuriens icy n'ont aucun sentiment, ny aucune experience, ny n'en veulent avoir, qui pis est, comme ils disent eux-mesmes, tendans toute la partie contemplative de l'ame à ne penser à autre chose qu'au corps, et la tirant à fond contrebas avec les cupiditez sensuelles et charnelles, ne plus ne moins que les filets des pescheurs avec de petits rouleaux de plomb, faisans comme les palefreniers ou bergers qui mettent devant leurs bestes du foin, ou de la paille, ou de quelque herbe, comme estant la propre pasture des animaux qu'ils ont en charge. Car n'est-il pas ainsi qu'ils veulent engraisser l'ame, comme on fait des pourceaux, avec les voluptez du corps, entant qu'ils veulent qu'elle se resjouisse de ce qu'elle espere, que le corps en aura bien tost jouïssance, ou bien qu'elle a souvenance de celles que elle a jouyes par le passé, et ne luy permettent pas qu'elle perçoive aucune particuliere douleur, ny aucune propre delectation à elle seule? Et toutefois peut-il estre chose plus estrange et plus hors de toute apparence de raison, que y aiant deux parties desquelles l'homme est composé, l'ame et le corps, et l'ame estant en plus digne degré, dire que le corps ait un bien propre et particulier à luy selon nature, et que l'ame n'en ait point, ains qu'elle demeure oysifve à regarder le corps, en regardant aux passions et affections d'iceluy, en s'esjouissant avec luy seulement, sans que d'elle mesme originellement elle ait aucun mouvement, ny aucune election, ny aucun desir, ny aucune joye? car il falloit, en se descouvrant tout rondement et simplement, dire, que l'homme fust tout chair, comme font aucuns qui nyent, tout à plat, qu'il y ait aucune substance spirituelle, ou bien en laissant deux natures differentes en nous, y laisser aussi quant et quant à chascune son bien et son mal, son propre et naturel, et son estrange et contre- naturel, comme entre les cinq sens naturels un chascun est bien destiné et approprié à un certain subject sensible, encore qu'ils soient tous fort compassibles et consentans les uns aux autres. Or est-il que le propre sentiment de l'ame est l'entendement, et de dire qu'il n'ait aucun propre subject, ny spectacle, ny mouvement, ny affection qui luy soit propre, peculiere et naturelle, il n'y auroit point de propos, si ce n'est que d'adventure sans y penser, nous leur mettions sus des calomnieuses imputations. Alors je pris la parole et luy dis, Non pas à nostre jugement, car nous t'absoluons de toute action d'injure, et pourtant poursuy hardiment ton propos jusques à la fin. Comment (dit-il) Aristodemus ne me succedera-il doncques pas, si d'adventure tu es du tout las de parler? Ouy bien certes, respondit Aristodemus, mais ce sera quand tu te <p 284v>trouveras las et recreu comme cestui-cy: mais maintenant attendu que tu es encore tout frais et vigoureux, mon bon amy, ne t'espargne point pour ne donner à penser, que ce soit mignardise qui te fait fuir la lice. Certainement dit adonc Theon, c'est bien peu de chose et tresfacile, que ce qui reste: car il ne reste plus que à monstrer et raconter, combien il y a de joyes et de voluptez en la vie active. Or confessent-ils eux-mesmes, qu'il y a trop plus de plaisir à bien faire à autruy, que non pas à en recevoir d'autruy: et est vray que lon peut faire bien de paroles mesmes, mais le plus souvent et principalement de faict, ainsi comme le nom mesme de benefice et de bien faire le donne à cognoistre, et eux-mesmes le tesmoignent, comme nous oyons reciter et recorder à cestui-cy, alleguant les paroles que profera, et les missives que escrivit Epicurus à ses amis, haut-louant et magnifiant Metrodorus, de ce que vaillamment et hardiment il descendit de la ville d'Athenes jusques au port de Pir@ee, pour secourir Mithres le Syrien, encore qu'il ne feist rien en ceste saillie-là. Quelles doncques et combien grandes voluptez devons nous estimer qu'estoient celles de Platon, quand Dion sortant de son eschole et de sa discipline, alla ruiner le tyran Dionysius, et delivrer la Sicile? et quelles joyes devoit sentir Aristote quand il feit r'edifier la ville de sa naissance qui estoit toute par terre, et feit rappeller ses citoyens qui en estoient tous chassez et bannis? et quelles Theophrastus et Phidias, qui ruinerent les tyrans qui avoit usurpé la domination de leur païs? car combien d'hommes en particulier secoururent-ils, non point en leur envoyant un boisseau de bled ou de farine, comme Epicurus en envoya à quelques-uns, mais en faisant que ceux qui estoient bannis de leur païs, et chassez de leurs maisons et de leurs biens, y peussent retourner et rentrer, et que ceux qui estoient prisonniers aux fers, en fussent delivrez, et ceux qui estoient privez de leurs femmes et de leurs enfans, les peussent recouvrer? Qu'est-il besoing de vous en dire d'avantage, à vous qui le sçavez certainement? Mais quand je le voudrois, si me seroit-il impossible de passer par dessus l'impudende et impertinence de cest homme, lequel mettant soubs les pieds, et mesprisant les faicts de Themistocles et de Miltiades, escrivoit de luy à ses amis en ceste sorte: «Quant aux bleds que vous avez fournis et envoyez, vous avez vaillamment et magnifiquement monstré le soing que vous avez de nous, et avez declaré par signes qui montent jusques au ciel, l'amour et bien-veuillance que vous me portez.» de maniere que qui osteroit un peu de bleds de la missive de ce philosophe, les paroles sont au reste couchees, comme si c'estoit pour remercier quelqu'un d'avoir sauvé toute la Grece, ou bien d'avoir delivré ou preservé tout le peuple d'Athenes. Je ne me veux point amuser à deduire, que pour les voluptez corporelles la nature a besoing de grands frais et grosse despense, et que le plaisir qu'ils cerchent, ne gist point en gros pains bis ny en potage de lentilles: ains requerent les appetits de ces voluptueux icy des viandes exquises, des vins delicieux, comme sont ceux de Thasos, des delicates senteurs et odeurs precieuses de parfums, des patisseries, tartres et gasteaux bien destrempez avec la liqueur de l'abeille aux roux-pennage: et par dessus tout cela, encore de belles jeunes femmes, comme une Leontion, une Boidion, une Hedia, une Nicedion, qu'il entretenoit et nourrissoit en son verger de plaisance: mais au demourant quant aux joyes et liesses de l'ame, il n'y a celuy qui ne die et ne confesse, qu'il faut qu'elles soient fondees sur la grandeur de quelques actions, et la beauté de quelques oeuvres memorables, si nous ne voulons qu'elles soient trouvees futiles, basses et peuriles, ains au contraire qu'elles soient reputees graves, constantes et magnifiques. Mais de se vanter et exalter pour s'estre laissé aller à toute dissolution de voluptez, comme feroient des matelots et mariniers qui auroient celebré la feste de Venus, et de faire gloire de ce qu'estant malade de l'espece d'hydropisie que les medecins appellent ascites, il ne laissoit pas de faire des festins et assemblees de ses amis, <p 285r>et qu'il ne craignoit point d'adjouster encore de l'humeur d'avantage à son hydropisie, et qu'il se fondoit d'une certaine espece de joye meslee avec larmes, quand il se souvenoit des dernieres paroles que luy avoit dittes son frere Neocles à son trespas il est certain que nulle personne de sain entendement n'appellera jamais ces sottises là liesses ny joyes, mais s'il y a aucun rire qui se doive nommer Sardonien, qui soit propre à l'ame, c'est à mon advis en telles resjouïssances forcees et meslees de larmes: toutefois qui les voudra appeller joyes et liesses, qu'il compare à l'encontre ces autres icy, et qu'il considere de combien sont plus excellentes celles qui sont exprimees par ces vers:
  Par mes conseils de Sparte confondue
  En armes a la gloire esté tondue.
Et, Cestuy-cy fut, amy passant, tant comme
  Il a vescu, un clair soleil de Rome.
Et, Je ne sçay pas si un Dieu immortel
  Je te doy dire, ou un homme mortel.
Et quand je me mets devant les yeux les hauts faicts d'un Thrasybulus, d'un Pelopidas ou d'un Aristides, en la journee de Platees, ou d'un Miltiades en celle de Marathon, alors je suis ravy hors de moy-mesme, comme parle Herodote, et contrainct de dire, que selon mon advis il y a en la vie active de ceux qui font ainsi tant de beaux actes heroïques, plus de joye et de douceur que non pas de gloire et d'honneur: à quoy porte tesmoignage le dire d'Epaminondas mesme, lequel asseuroit, que le plus doulx contentement qu'il eust eu en toute sa vie, estoit, que son pere et sa mere vivans voyoient le trophee de la battaille de Leuctres, qu'il avoit gaignee contre les Laced@emoniens, estant Capitaine general des Thebains. Or comparons maintenant à la mere d'Epaminondas, celle d'Epicurus, laquelle devoit estre bien aise de voir son fils caché au fond d'un delicieux jardin, et verger de plaisance: là où il faisoit des enfans à moitié avec son familier Polyaenus, à une courtisane natifve de la ville de Cyzique: car que la mere et la soeur de Metrodorus fussent excessivement joyeuses de ce qu'il s'estoit marié, on le peut voir par les livres et missives qu'il escrit à son frere, et neantmoins ils vont par tout criant, qu'ils ont vescu joyeusement, et ne font autre chose que magnifier et exalter la delicatesse de leur vie, ne plus ne moins que les esclaves, quand ils solennisent la feste de Saturne, soupans ensemble, ou qu'ils celebrent celle de Bacchus, courans çà et là, il n'est homme qui peust supporter leurs crieries, et le bruit qu'ils menent en faisant et disant à qui mieulx mieulx de telles lourderies:
  Que chommes-tu, ô pauvre miserable?
  Boy moy d'autant: la viande est sur table,
  Fais bonne chere, et ne t'espargne point.
  Apres ces mots les autres d'un cry joint
  Se prennent tous à demener grand' feste:
  L'un verse à boire, et l'autre sur sa teste
  Met un chapeau de fleurs, l'autre tenant
  Un laurier verd en sa main, entonnant
  Avec sa voix rude et mal-accordante,
  Quelque chanson rurale à Phoebus chante:
  L'autre poulsant la porte prend deduit
  A tenir hors sa compagne de lict.
Ne vous semble-il pas que ces sotties-là ressemblent proprement aux lettres missives que Metrodorus escrit à son frere en ces mots? «Il n'est ja besoing de s'aller exposer aux dangers de la guerre, pour le salut de la Grece, ny se tuer le coeur et le corps pour obtenir des Grecs une couronne en tesmoignage de sapience, Timocrates, ains faut <p 285V>boire de bon vin, se traitter bien, et manger, de sorte que le corps en reçoive tout plaisir, et point de dommage.» Et puis en un autre passage de ces mesmes escriptz il dit, O que je suis joyeux, et comme je me glorifie d'avoir appris d'Epicurus à gratifier à mon ventre, ainsi comme il faut! car à la verité, le bien souverain de l'homme, ô physicien Timocrates, consiste au ventre.» Brief, ces hommes icy descrivent, limitent et terminent toute la grandeur de la volupté humaine au ventre, comme à l'entour de son centre et de sa circonference, et n'est pas possible que jamais ils participent d'une joye grande, royale et magnifique, ne qui apporte une magnanimité et hautesse de courage, une splendeur de gloire, un tranquillité d'esprit qui s'espande en tout et par tout, attend qu'ils ont eleu une vie cachee qui ne se monstre point au dehors, sans se vouloir entremettre des affaires publiques, sans offices d'humanité, qui n'est ravie et inspiree ny du desir de faire honneur, ny de bien faire à autruy, et meriter de la Chose publique: car l'ame n'est point chose petite, ny basse et vile, qui estende ses cupiditez seulement jusques à ce qui est bon à manger, comme font les poulpes leurs bras: car ces cupiditez-là sont incontinent rassasiees, et saoulees en un moment d'heure: mais depuis que les eslans et mouvements de l'ame, tendans à l'honneur et à la gloire, et au contentement de la conscience d'avoir bien fait, sont une fois venus à leur vigueur et perfection, alors il ne prennent plus pour leur terme de duree seulement la longueur de la vie humaine, ains le desir d'honneur, et l'envie de profiter à la communauté des hommes, ambrassant toute l'eternité, s'efforce de'aller tousjours en avant, avec des actions qui leur donnent des joyes et voluptez impossibles à exprimer, desquelles les grands personnages et gens de bien ne se peuvent jamais despestrer, encore qu'ils les fuyent, pource qu'elles les environnent de tous costez, et leur vienent de tous costez au devant, quand ils ont par leurs bienfaicts resjouy beaucoup de gens,
  Chascun regarde un tel homme en la face,
  Ainsi qu'un Dieu, quand par la ville il passe.
Car celuy qui a tellement dispose les autres envers soy, qu'ils s'esjouissent et tressaillent d'aise quand ils le voyent, qu'ils desirent le toucher, le saluër et parler à luy: il est tout manifeste, voire à un aveugle, que celuy-là sent en soy-mesme de grandes voluptez, et qu'il jouist d'un tres-doulx contentement. voyla d'où vient que jamais ils ne se lassent ny se faschent de servir et profiter au public, ains entend-on tousjours de leurs bouches de tels propos,
  Ton pere t'a en ce monde produit,
  Pour aux humains porter beaucoup de fruict.
Et, Ne nous lassons jamais de profiter
  Au genre humain, ny d'en bien meriter.
Et n'est ja besoing de parler de ceux qui ont esté extremement gens de bien: car si à quelqu'un de ceux qui ne sont pas du tout meschans, sur le poinct qu'il seroit prest à mourir, celuy en la puissance duquel il se trouveroit, fust ou un Dieu ou un Roy, luy donnoit une heure de respit, luy permettant de l'employer auquel il voudroit, ou à executer quelque acte memorable, ou à prendre son plaisir, pour incontinent apres l'heure passee s'en aller recevoir la mort, qui seroit celuy qui aimeroit mieulx en ce peu de temps de respit, coucher avec la courtisane Laïs, ou bien boire du vin Arvisien, que de tuer le tyran Arhias, pour delivrer de tyrannie la ville de Thebes? Quant à moy je pense qu'il n'y a homme si perdu, qui n'aimast mieulx l'un que l'autre: car mesme je voy entre les gladiateurs et escrimeurs à oultrance, ceulx qui ne sont pas du tout brutaulx et sauvages, ains Grecs de nation, quand il leur faut entrer en l'arene et au camp clos, encore qu'on leur presente lors plusieurs vivres et fort delicieux, si aiment-ils mieulx recommander leurs femmes et leurs enfans à leurs <p 286r>amis, et affranchir leurs esclaves, que non pas complaire à leurs ventres et appetits sensuels. Mais encore supposons que ce soit chose grande que des voluptez corporelles, elles sont aussi bien communes à ceux qui s'entremettent des affaires publiques: car comme dit le poëte,
  Ils mangent pain et boivent vin vermeil,
et banquettent avec leurs amis, beaucoup plus alaigrement et plus joyeusement, à mon advis, apres qu'ils sont retournez de leurs combats, ou autres grands exploits, comme Alexandre et Agesilaus, voire certes Phocion et Epaminondas, que non pas ceulx icy qui se sont huylez au long du feu, ou qui se sont branlez tout doucement en leurs littieres, en se mocquant de ceulx qui ont la fruition de ces autres plus grandes et plus nobles voluptez. Car que diroient-ils d'Epaminondas, lequel estant convié à souper chez un sien amy, quand il veit que l'appareil qu'il y avoit, estoit plus grand que ses facultez ne portoient, il n'y voulut pas demourer à souper, disant, Je pensois que tu sacrifiasses aux Dieux, non pas que tu feisses du prodigue: et veu qu'Alexandre le grand refuza les cuysiniers et patissiers de la Royne de Carie Ada, en disant qu'il en avoit de meilleurs, à sçavoir, pour le disner, le lever matin et cheminer avant jour: et pour le souper, le peu disner: et Philoxenus qui luy avoit escrit de deux beaux jeunes garsons, s'il vouloit qu'il les achettast pour les luy envoyer, il ne s'en fallut gueres qu'il ne le deposast de son gouvernement: et toutefois qui le pouvoit mieux faire que luy: Mais comme Hippocrates dit, que un labeur et une douleur moindre est offusquee par une plus grande: aussi les voluptez qui procedent des vertueuses et honorables actions, obscurcissent et amortissent de leurs joyes et grandeurs celles qui proviennent du corps: et s'il est ainsi, comme disent ces Epicuriens icy, que la souvenance des plaisirs que lon a receu par le passé, soit un grand moyen pour vivre joyeusement: il n'y a celuy de nous qui peust adjouster foy à Epicurus, qui mourant en de tres-griefvres douleurs et des tres-douloureuses maladies, il reconfortoit son tourment et ses angoisses par la souvenance des voluptez qu'il avoit autrefois jouyes: car il seroit plus aisé de voir l'image de sa face au fond d'une eau agitee, et en une tourmente, que de ramener en son entendement la memoire riante d'une volupté pieça passee, en une si grande fiebvre et si griefve laceration du corps, là où l'homme ne sçauroit chasser arriere de soy, encore qu'il le voulust, la souvenance de ses louables et vertueuses actions. Car comment eust jamais Alexandre peu perdre la memoire de la journee d'Arbeles, ou Pelopidas oublier comment il avoit desfait le tyran Leontiades, ou Themistocles la journee de Salamine? car quant à celle de Marathon, les Atheniens la festent et solennisent encore jusques aujourd'huy: et les Thebains, celle de Leuctres: et nous-mesmes vrayement celle que Diophantus gaigne pres le ville de Hyampolis, comme vous sçavez: car nous la festons encore, et est tout le païs de la Phocide ce jour-là tout plein de sacrifices, et d'honneur, que lon fait à sa memoire, et n'y a celuy de nous qui soit si aise de ce qu'il boit et qu'il mange, comme furent ceux qui gaignerent celle victoire. On peut doncques penser quelle joye, quelle liesse et quel contentement accompagnerent toute leur vie ceux qui executerent ces haults faicts d'armes-là, veu que apres cinq cens ans, et plus, la memoire d'iceulx en est encore conjoincte avec grande resjouïssance. Et toutefois encore confessoit Epicurus, que de la gloire il naissoit je ne sçay quoy de volupté. Et comment eust-il peu faire de moins, veu que luy-mesme l'appetoit si furieusement, et haletoit apres si desespereement, que non seulement il desadvoüoit ses maistres et precepteurs, et contestoit alencontre de Demetrius, à qui il avoit desrobbé toutes ses doctrines, sur quelques syllabes ou quelques poincts, et maintenoit qu'il n'avoit jamais eu homme sage ne sçavant que luy, et ceulx qui avoient appris de luy? et qui plus est, il a bien eu l'impudence de dire, que Colotes <p 286v>l'adoroit, en luy embrassant les genoux, quand il l'entendoit discourir des causes naturelles, et que son frere Neocles affermoit dés qu'ils estoient enfans, que jamais homme n'avoit esté si sage ne si sçavant que Epicurus, et que sa mere estoit bien-heureuse, laquelle avoit porté en son ventre tant d'Atomes, c'est à dire tant de petits corps indivisibles, qui avoient, en s'amassant ensemble, formé un si sçavant personnage. N'est-ce pas doncques ne plus ne moins que Callicratidas disoit anciennement, que Conon adulteroit la mer, aussi que Epicurus honteusement et à cachettes faisoit l'amour à la gloire, et taschoit à forcer et corrompre l'honneur, pour ce qu'il n'en pouvoit jouïr ouvertement, et si en estoit amoureux et passionné de desir? Car tout ainsi que le corps humain en temps de famine, d'autant qu'il n'a point de nourriture d'ailleurs, est contrainct d'en prendre de sa propre substance contre nature: aussi l'ambition fait un grand mal és ames des ambitieux: car mourans de soif de gloire, et voyans qu'ils n'en peuvent avoir d'ailleurs, elle les contrainct de se louër eux-mesmes: mais ceulx qui sont ainsi passionnez de la cupidité d'honneur et de gloire, ne confessent-ils pas manifestement, qu'ils rejettent de grandes louanges par leur lascheté et foiblesse de coeur, en fuyant les charges publiques, le maniement des affaires, et le hanter aupres des grands, de là où Democritus disoit que tous biens estoient venus en la vie des hommes? car il ne pourroit jamais persuader au monde, que veu qu'il estimoit tant et faisoit si grand compte du tesmoignage de Neocles, et de l'adoration de Colotes, que s'il eust esté reçeu en la feste et assemblee des jeux Olympiques avec acclamations de joye et battements de mains, il ne fust sorty hors de soy, tant il en eust eu de joye, et qu'il ne s'en fust allé brayant d'aise parmy les rues comme un fol, ainsi que dit le poëte Sophocles,
  Comme le vent souffle à son abandon
  Le dubet blanc du vieux chenu chardon.
Et si c'est chose agreable de sçavoir que lon a bon nom, il faut consequemment aussi confesser, que c'est chose fascheuse de sentir que lon ait mauvais nom: or n'y a-il rien plus infame, ne qui donne plus mauvaise reputation, que de n'avoir point d'amis, ne se vouloir mesler de rien, ne croire, ny ne craindre point les Dieux, vivre en toute dissolution, passer sa vie sans rien faire. Or est-il que tous les hommes vivans, exceptez eulx, tienent que toutes ces qualitez convienent à ceux de ceste secte-là. Il est vray, dira quelqu'un, mais c'est à tort. Tant y a que nous ne disputons pas maintenant de la verité, mais de la publique opinion que l'on a d'eux. Je ne vous veux point alleguer les decrets publiques de villes, ny les livres diffamatoires que lon a escrits contre eulx, pource que cela seroit trop odieux. Si la charité et dilection de peres et meres envers leurs enfans, si manier les affaires publiques, gouverner une armee, avoir authorité de magistrat, sont choses honorables et glorieuses: il est force de confesser que ceulx qui disent, qu'il ne se faut point travailler pour sauver la Grece, ains boire et manger, de maniere que le ventre en reçoive plaisir, sans dommage ny desplaisir, sont infames, et doivent estre tenus pour meschants: et que sentans qu'ils sont tenus et reputez pour meschants, il est force qu'ils en soient faschez et qu'ils en vivent mal plaisamment, s'il est ainsi qu'ils mettent l'honneur, le bon nom, et la bonne reputation entre les choses delectables. Apres que Theon eut achevé d'ainsi parler, nous fusmes d'advis de cesser nostre promenement, et suyvant nostre coustume nous asseismes sur des sieges, là où nous demourasmes un peu de temps sans mot dire, rememorans ce que nous avions entendu: car Zeuxippus pensant à ce qui avoit esté dit, se prit à demander, Et qui achevera ce qui reste plus à dire? Par ce que aiant fait mention en passant de la divination et de la providence divine, le discours nous donne à entendre, qu'il n'est pas encore arrivé là où il en doit demourer, pource que ce sont les poincts desquels plus se vantent et se glorifient ces gens-là, et qui leur donnent <p 287r>plus de contentement, plus de repos et de tranquillité d'esprit, et plus d'asseurance d'avoir osté tout cela (disent-ils) de la vie des hommes: pourtant seroit-il bien necessaire d'en toucher quelque chose. Aristodemus adonc prenant la Parole: Quant à la volupté, dit-il, qu'ils pretendent en cest endroit, il me semble qu'il a esté dit, que si leurs raisons vienent à bout de leur entente, et qu'ils facent ce qu'ils taschent à faire, elles leur ostent de l'esprit je ne sçay quelle crainte des Dieux, et ne sçay quelle superstition, mais aussi qu'elles ne leur impriment joye, ny liesse quelconque de la part des Dieux, ains qu'elles les rendent tels envers eulx, en ce qu'ils n'en sont ny troublez de crainte, ny consolez d'esperance, comme nous sommes envers les poissons de la mer d'Hyrcanie, n'attendans ny bien ny mal d'eulx: mais s'il faut adjouster aucune chose à ce qui a esté dit, il me semble que je puis prendre cela comme receu et approuvé par eulx. Premierement, qu'ils combattent fort et ferme alencontre de ceulx qui defendent, que lon ne monstre sentir aucune douleur, que lon ne pleure, et que lon ne souspire à la mort de ses amis, et maintienent que ceste indolence-là tendant à impassibilité, par maniere de dire, procede d'un autre mal plus grand et plus grief, qui est une cruelle inhumanité, ou une rage et furieuse cupidité de vaine gloire: et pourtant qu'il vault mieux en souffrir un peu et s'en douloir moderément, mais non pas jusques à en fondre en larmes, ny à perdre les yeux à force de plorer, ny à monstrer toutes ces passions que quelques uns faisans et escrivans veulent qu'on les estime cordiaux envers leurs amis, et gens de doulce humeur et de bonne amitié. Car Epicurus le met en plusieurs endroits de ses escripts, et mesmement en ses missives, où il fait mention de la mort de Hegesianax, escrivant à Dositheus le pere, et à Pyrson le frere du trespassé: car il n'y a pas long temps que par fortune ces lettres me sont tombees entre les mains, et en imitant leur façon d'arguer, je dis, que l'impieté d'estre Atheiste, sans Dieu, n'est pas moindre peché que la cruauté ou la furieuse cupidité de vaine gloire, à laquelle impieté nous induisent les persuasions de ceux qui ostent et la grace et le courroux aux Dieux: et pourtant vault-il beaucoup mieux qu'à l'opinion et creance que lon a des Dieux, il y ait meslee et adjoustee une affection composee de reverence et de crainte, qu'en fuyant cela ne se laisser à soy-mesme ny plaisir, ny esperance, ny asseurance en prosperité, ny recours en adversité en la bonté des Dieux. Bien est-il vray qu'il faudroit oster de l'opinion que lon doit avoir d'iceulx, la superstition, ne plus ne moins qu'une maille de l'oeil: mais s'il est possible, il ne fault pas pourtant coupper par le pied, ny aveugler la foy et la creance que les hommes, pour la plus part, ont des Dieux, laquelle n'est point, comme ils faignent eulx, severe, triste, ny austere, en calomniant ainsi la Providence divine, pour la rendre odieuse: ne plus ne moins que lon fait peur aux petits enfans de l'Empuse, qui est un fantosme, ou comme si c'estoit une Furie infernale ou tragique, qui fust ainsi nommee: mais il n'y a point d'hommes qui craignent Dieu, à qui il ne soit beaucoup meilleur de le craindre que autrement,: car en le craignant comme un seigneur doulx et propice aux bons, et ennemy des meschans, par ceste seule crainte, qui fait qu'ils n'ont point besoing de plusieurs autres, ils sont delivrez des emorces qui attirent les hommes bien souvent à mal faire, et tenant de court le vice comme languissant aupres d'eulx, sans le laisser eschapper, ils sont moins tourmentez que ceulx qui osent bien prendre la hardiesse de l'employer et le mettre en besongne, et puis incontinent apres ils en entrent en des peurs, et s'en repentent. Au demourant quant à la disposition envers les Dieux des communs hommes, qui sont ordinairement grossiers et ignorans, mais non pas fort vicieux ny meschants, il est vray qu'il y a parmy la reverence et l'honneur qu'ils portent aux Dieux, quelque crainte et tremeur, laquelle s'appelle proprement superstition: mais aussi y a-il infiniement plus de bonne esperance, et de resjouïssance, qui fait qu'ils prient continuellement <p 287v>pour l'heureux succes de leurs affaires, et reçoivent toute prosperité comme leur estant envoyee des cieulx: ce qui se peut monstrer et verifier par signes et arguments tresgrands: car il n'y a esbattements qui plus nous recreent que ceulx que nous prenons és temples, ny temps plus joyeux que les festes, et ne faisons ny ne voyons chose quelconque qui plus nous esgaye, que ce que nous faisons en ballant et chantant aux temples des Dieux, ou en assistant aux sacrifices et ceremonies du service des Dieux: car nostre ame n'est point alors triste, morne, ny melancholique, comme si elle avoit affaire à quelques tyrans, ou à quelques cruels bourreaux, ains là où plus elle estime et se persuade que Dieu soit, c'est là où plus elle dechasse arriere de soy tous ennuis, toutes craintes et tous soucis, et se donne à toute resjouïssance, jusques à boire d'autant, à jouër et à rire, comme dit le poëte en parlant de l'amour,
  Et le vieillard et la vieille hydeuse,
  Se souvenans de Venus amoureuse,
  De joye encor' tressaillent en leur coeur.
Mais aux pompes des processions, et aux sacrifices non seulement le vieillard et la vieille, le pauvre et l'homme de bas estat, mais aussi
  La garse esclave à la cuisse refaitte,
  Qui à tourner une meule est subjette,
les serfs domestiques, les maneuvres qui vivent de la sueur de leur bras, au jour la journee, tous entierement s'en relevant d'aise et de joye. Les Princes et Rois tiennent bien maisons ouvertes et cour pleniere à tous venans, et font des festins publiques: mais ceulx qui se font és sacrifices, festes et solennitez des Dieux, parmy les parfums et encensements, là où il semble aux hommes qu'ils touchent et hantent de plus pres avec eulx, en tout honneur et toute reverence: tels honneurs, tels festins, dis-je, donnent bien une joye plus rare, et une delectation plus singuliere, à laquelle n'a part aucune celuy qui n'a foy ne fiance quelconque en la providence divine: car ce n'est pas la quantité du vin qui s'y boit, ny la rostisserie des bonnes viandes que lon y mange, qui donnent la joye en telles festes, ains l'asseurance et la persuasion que Dieu y est present, propice et favorable, et qu'il prend en gré l'honneur et le service qu'on luy fait: car il y a bien des festes et sacrifices, où le plaisir de la musique, des fleutes et aubois, et des chapeaux de fleurs, n'est point: mais un sacrifice où il n'y ait point de Dieu, non plus que une feste, ou un temple, où lon ne bancquette point, est Athee, je veux dire desagreable à Dieux, sans pieté, sans religion, sans ravissement de devotion: et pour mieulx dire, il desplaist à celuy mesme qui le fait, d'autant qu'il contrefait par hypocrisie des prieres et des adorations, dont il ne pense pas en son coeur avoir aucunement affaire, mais il le fait pour la crainte du peuple, et prononce des paroles du tout contraires aux opinions qu'il tient en sa philosophie: et en sacrifiant il assiste au presbtre, ne plus ne moins qu'il feroit à un boucher ou à un cuysinier, qui coupperoit la gorge à un mouton, puis le sacrifice fait, il s'en retourne chez luy, disant en soy-mesme, J'ay sacrifié un mouton aux Dieux, qui ne s'empeschent ny ne se soucient point de moy. Car c'est ainsi que Epicurus enseigne à ses sectateurs, de faire bonne mine, pour ne porter point d'envie, et ne se rendre point odieux à la commune, quand elle se resjouit, se monstrans autres exterieurement en faisant, et eux mesmes interieurement en s'en faschant, par ce que tout ce que lon fait envis, et par force, comme dit Evenus, est desplaisant et fascheux. C'est pourquoy eux mesmes disent et tienent, que les superstitieux assistent aux sacrifices et ceremonies des Dieux, non pour plaisir qu'ils y prennent, mais pour crainte qu'ils en ont. Et en cela il n'y a doncques point de difference du superstitieux à eux, s'il est ainsi qu'ils facent les mesmes choses par crainte du monde, que les autres par crainte des Dieux. Encore sont ils en pire condition, d'autant qu'ils n'ont pas autant de bonne esperance qu'eux, <p 288r>ains sont tousjours en crainte et en transe, que lon ne descouvre qu'ils pipent et abusent le monde: pour la crainte dequoy ils ont escrit leurs livres et traittez, où il n'y a rien de clair ny de pur et net, ains se masquent et se couvrent de tout ce qu'ils peuvent, pour cacher les opinions, qu'ils en ont à cause qu'ils redoutent la fureur du peuple. Mais à tant avons nous assez discouru des deux premieres sortes des hommes, à sçavoir des meschants, et de la commune du simple et rude populaire: et pource considerons maintenant la troisiéme espece, de ceux qui sont gens de bien et d'honneur, devots et religieux envers les Dieux, quelles et combien de voluptez synceres et nettes ils ont à cause de la bonne persuasion qu'ils ont des Dieux, croyans fermement qu'ils sont autheurs de tous biens, et que d'eulx procedent toutes les choses qui sont belles et bonnes, et qu'il n'est pas loisible de dire ny de croire, qu'ils facent rien de mal, ne moins qu'ils en seuffrent: car ils sont bons de nature, et ce qui est bon ne conçoit en luy envie de chose quelconque, ne crainte, ne courroux, ny haine: comme le chault ne peut refreschir, ains eschauffe tousjours, aussi ne peut le bon nuyre ny mal faire: et sont par nature bien esloignez l'un de l'autre, courroux et grace, rancune et debonnaireté, malignité et benignité, aspreté et clemence, d'autant que l'un sourt de vertu et de puissance, et l'autre d'imperfection et d'impuissance: ainsi ne fault-il pas estimer que la divinité soit esprise de courroux ny de grace et faveur, ains fault croire que son propre et naturel et de secourir, aider et bien faire tousjours, mais de se courroucer, nuyre et mal faire, non: ains le grand Jupiter est celuy, qui le premier descend du ciel en la terre, ordonnant et disposant toutes choses: et puis les autres Dieux apres, dont l'un est surnommé le Donneur, l'autre le Bening, l'autre le Protecteur, et comme dit Pindare,
  Apollo qui son char volant
  Parmy les astres va roulant,
  Par les hommes en tout affaire
  Est tenu le plus debonnaire.
Or comme disoit Diogenes, Tout est aux Dieux, et toutes choses sont communes entre amis, et les bons sont amis des Dieux: ainsi est-il impossible, que ceux qui sont devots et amis des Dieux, ne soient quant-et-quant bien-heureux, ny que un homme qui est vertueux, comme temperant et juste, ne soit aussi devot et religieux. Estimez vous doncques que ceux qui ostent le gouvernement de la providence des Dieux, meritent autre supplice, et qu'ils ne soient pas suffisamment punis de leur impieté, de se retrencher eux mesmes d'une si grande joye et si grande volupté, comme nous la sentons en nous mesmes, nous qui sommes ainsi disposez et affectionnez envers les Dieux? Toute l'asseurance et toute la resjouïssance d'Epicurus estoient un Metrodorus, et un Poly@enus, et un Aristobulus: apres lesquels il estoit tousjours occupé, ou à les penser malades, ou à les plorer trespassez: là où Lycurgus fut appellé par la prophetisse Pythie,
  De Jupiter amy, et de tous Dieux
  Qui ont là-sus leur demourance és cieux.
Et Socrates avoit un esprit familier qui parloit familierement à luy, pour l'amitié qu'il luy portoit: et Pindare qui entendit Pan chanter un des cantiques qu'il avoit composez, pensons nous qu'ils en sentissent en leurs coeurs une petite ou mediocre joye? ou Phormion quand il logea en son hostel, Castor et Pollux, et Sophocles Aesculapius, ainsi que luy mesme se le persuadoit, et les autres le croyoient pour les grandes apparences qu'il y en avoit. Il ne sera point hors de propos de reciter en cest endroit, quelle foy et creance des Dieux avoit Hermogenes, és mesmes et propres termes qu'il escrit luy mesme. «Les Dieux, dit-il, qui sçavent tout, et qui peuvent <p 288v>tout, me sont tant amis pour le soing qu'ils ont de ma personne et de mes affaires, que jamais ils n'ignorent ny de jour ny de nuict, que c'est que j'aye envie de faire, ny là où je propose d'aller: et pour autant qu'ils prevoyent ce qui me doit advenir de quelque chose que j'entreprenne, ils m'en advertissent tousjours par quelque voix, par songes, ou par les presages du vol des oyseaux.» Or est-il bien vraysemblable, que tout ce qui vient des Dieux est bon: mais quand nous sommes persuadez, que les biens que nous recevons, nous sont envoyez de speciale grace d'iceux, cela nous apporte une satisfaction, et nous donne une confiance grande, un courage merveilleux, et une joye interieure qui rit aux bons: là où ceux qui sont autres et autrement encouragez, empeschent ce qu'il y a de plus doux en la prosperité, et ne laissent aucun refuge ny recours en l'adversité: car quand il leur arrive quelque mesadventure, ils n'ont autre retraicte ny autre port que la dissolution, ou separation du corps et de l'ame, et privation de tout sentiment, comme si en une tourmente et tempeste de mer, quelqu'un venoit dire pour asseurer les passagers, que ny la navire n'auroit point de pilote, ny que les feux de Castor et Pollux n'apparoistroient point pour appaiser les vagues, ny les violens tourbillons des vents, Le feu de S. Herme. et toutefois qu'il n'y auroit point de mal pour cela, par ce que bien tost la navire seroit abysmee et engloutie dedans la mer, ou qu'elle donneroit bien tost à travers la coste, ou de quelque rocher, là où elle se briseroit: car ce sont les propres raisons dont Epicurus use és griefves maladies et extremes perils, «Attens-tu quelque chose de bien par ta religion? tu t'abuses: car l'essence de Dieu et de sa nature est bien-heureuse et immortelle, ne se saisissant point ny de courroux ny de pitié. Imagines-tu quelque chose de meilleur apres ta mort que ce que tu as en ta vie? tu te trompes: car le suppost et composé qui vient à estre dissolu et despecé, perd tout sentiment, et ce qui n'a point de sentiment, ne nous touche en rien, ny en bien ny en mal.» Comment doncques est-ce, mon bel amy, que tu me enhortes de manger et de faire bonne chere? pour ce que la tourmente est si grande, que bien tost le naufrage s'en ensuyvra, et le peril extreme te conduira à la mort. Et toutefois le pauvre passager, encore apres que la navire est toute brisee et fracassee, et qu'il en est dehors, s'appuye sur quelque peu d'esperance, qu'il arrivera par quelque fortune à bord, et qu'il gaignera la terre à nage: mais l'issue de la philosophie de ceux icy
  Ne sort plus hors de la mer escumeuse,
quant à l'ame, pour ce que tout incontinent elle se dissoult et perit devant le corps mesme, tellement qu'elle sent une joye excessive, d'avoir appris et receu une si sage et si divine doctrine, que la fin de toutes ses adversitez et de tous ses maux, est de perir du tout, se corrompre et estre reduitte à neant. Mais ce-pendant, dit-il, ce seroit sottise à moy de parler d'avantage de ce propos-là, veu que n'agueres nous t'ouysmes amplement discourir alencontre de ceux qui tienent, que les raisons d'Epicurus nous rendent mieux dispos et plus prests à mourir, que ne fait pas ce que Platon a escrit en son traitté de l'ame. Et bien, ce dit Zeuxippus, faudra-il que pour ce discours- là, cestuy-cy demeure imparfaict? et craindrons nous d'alleguer les oracles des Dieux, en disputant alencontre d'Epicurus? Rien moins, dis-je alors:
  Deux fois ouyr faut ce qui est honneste,
  Qui que ce soit qui nous en admoneste,
ce dit Empedocles, et pourtant nous fait-il derechef prier Theon: car je pense qu'il fut lors present à ouyr toute la dispute: et puis il est jeune, et ne craint point, comme nous faisons, que les jeunes gens l'accusent de faute de memoire. Alors Theon comme estant contrainct, Et bien (dit-il) puis qu'il faut que je le face, je ne feray pas comme toy Aristodemus: car tu as eu crainte de redire ce que cestuy-cy avoit n'agueres dit, et moy j'useray de ta mesme deduction, car il me semble que tu as bien <p 289r>divisé les hommes en trois sortes: la premiere, celle des meschans: la seconde, celle de la commune et des ignorans: et la troisiéme, celle des sages et des gens de bien et d'honneur. Ceux doncques qui sont mauvais et meschans, en redoutant les peines generales, et punitions proposees à tous, auront peur de commettre aucun malefice: et à ceste occasion ne se bougeans, ils en vivront plus doucement, avec moins de trouble et de perturbation: car Epicurus n'estime pas qu'il y ait autre moyen de destourner les hommes de mal faire, que par la crainte du supplice, de maniere qu'il leur faut encore imprimer les frayeurs de la superstition, et bracquer alencontre d'eux les tremeurs du ciel et de la terre tout ensemble, des tremblemens et ouvertures de la terre, et generalement toutes sortes de peurs et de suspicions, prouveu que estans effroyez, par ce moyen, ils soient pour vivre plus modestement, et se comporter plus doucement: car il leur est plus expedient de ne commettre aucun malefice, par crainte des tourmens qu'ils seroient pour en souffrir apres leur mort, que non pas en transgressant et violant les loix, vivre toute leur vie en peril, frayeur et defiance. Quant au menu peuple et la commune ignorante, outre la crainte de ce que lon croit estre aux enfers, l'esperance de l'eternité que nous promettent les Poëtes, et la cupidité de tousjours estre, qui est le plus ancien et le plus vehement de tous les desirs, surpasse en volupté, et en doux contentement, ceste puerile crainte des enfers, tellement qu'apres avoir perdu leurs enfans, leurs femmes et leurs amis, encore aiment-ils mieux estre, et demeurer en vie avec toutes les calamitez, que d'estre de tout poinct ostez de ce monde, peris et reduits à neant: et escoutent plus volontiers ces manieres de parler, quand on dit d'un mort qu'il est passé de ce monde en l'autre, et qu'il est allé à Dieu, et autres façons de parler, qui signifient que la mort soit seulement une mutation de l'ame, et non pas une entiere abolition: et parlent ainsi le plus souvent,
  J'auray encor' pardelà souvenance
  De mon amy et sa douce accointance.
Et, Que conteray-je à Hector de ta part,
  Et que diray-je à ton mary vieillard?
De là est procedé l'erreur, qu'il leur semble qu'ils allegent leur douleur, quand ils ont enterré les armes, les meubles et les vestemens, dont souloient ordinairement user les trespassez, avec eux, comme feit Minos, qui ensevelit quant et Glaucus ses fleutes Candiotes,
  Faittes des os de biche tavelee.
Et s'ils ont opinion que les defuncts desirent ou demandent quelque chose, ils sont bien aises de le leur envoyer et bailler: comme Periander feit, qui brusla quant et le corps de sa femme ses habillemens et ses bagues, pour ce qu'il luy fut advis qu'elle les luy demandoit, et disoit qu'elle enduroit froid: et ne redoutent pas fort un juge Aeacus, un Ascalaphus, ny un fleuve d'Acheron, attendu qu'ils leur attribuent des danses, des jeux, et de toute sort de Musique, comme s'ils y prenoient plaisir: mais il n'y a celuy qui ne tremble de frayeur, quand ils voyent la face de la mort, comme chose effroyable, tenebreuse et melancholique, d'estre privé de tout sentiment, tomber en oubliance et ignorance de toutes choses. Ils fremissent d'horreur quand ils entendent ces façons icy de parler, Il est perdu, Il est pery, Il n'est plus au monde: et perdent patience quand ils oyent dire,
  Dedans la terre il pourrira,
  Et plus aux festins il n'ira:
  Plus il n'entendra le doux bruire
  Ny des fleutes, ny de la lyre.
Et, Depuis que l'ame une fois departie
<p 289v>   D'avec le corps hors des dents est sortie,
  Il n'y a plus moyen de la tenir,
  De la reprendre, ou faire revenir.
Et leur semble qu'on les assomme, quand ces Epicuriens leur disent, Nous autres mortels avons esté nez une fois pour toutes, et ne pouvons pas estre deux fois, ains faut n'estre plus eternellement. Car pensans en eux que c'est si peu de chose, ou plus tost rien du tout en duree, que le present, à comparaison de l'eternité, ils le jettent-là sans en faire compte, ny tascher d'en jouyr, mettans à nonchaloir toute vertu et toute honorable entremise d'action, par une maniere de descouragement et de contemnement d'eux-mesmes, comme estans de si courte duree, si incertaine et si mal-asseuree, et brief inhabiles à faire rien de grand. Car de dire que l'homme mort demeure privé de tout sentiment, par ce que c'est un suppost composé qui s'est dissoult et dissipé, et que ce qui est dissoult n'a point de sentiment, et que ce qui n'a point de sentiment ne nous touche doncques en rien: toutes ces belles raisons-là ne nous ostent pas la crainte de la mort, ains au contraire elles adjoustent la preuve, demonstration et confirmation d'icelle crainte, par ce que c'est cela proprement que la nature redoute que dit le poëte,
  Puissiez vous tous devenir eau et terre,
c'est à sçavoir la resolution de l'ame en chose qui n'a ny sentiment, ny intelligence quelconque: laquelle resolution Epicurus dit, qu'elle se fait en vuydes et en atomes, par où il retrenche encore d'avantage toute esperance d'immortalité, pour laquelle il ne s'en faut gueres que je ne die, que tous, tant hommes que femmes, voudroient plus tost combattre à belles dents alencontre de Cerberus, et porter l'eau en vaisseaux percez comme les Danaïdes, que de perir du tout, à fin de pouvoir seulement demourer en estre, et qu'ils ne fussent point abolis entierement: combien qu'il n'y a gueres d'hommes qui craignent ces choses-là, sçachans tresbien que ce sont fictions poëtiques, et contes faicts à plaisir, que les meres et les nourrices donnent à entendre aux petits enfans: et encore ceux qui les craignent, ont certains ceremonies et purgations, par lesquelles ils ont opinion qu'estans purgez et sanctifiez en ce monde, ils s'en vont en l'autre en lieux plaisans, où ils ne font que jouër et danser, en un air pur, un vent doux, et une lumiere gracieuse, là où la privation de vie fasche les jeunes et les vieux: car nous sommes tous impatiemment amoureux et desireux de veoir
  Ce beau Soleil qui esclaire la terre,
comme dit Euripides: et ne sommes pas contents, ains marris, quand on nous vient dire,
  Le grand oeil immortel du monde
  Esclairant la machine ronde,
  Avecques son char attelé
  S'en est dessoubs la terre allé.
Et pourtant avec la persuasion de l'immortalité, ils ostent au commun peuple les plus grandes et plus douces esperances qu'ils aient. Or que pensons nous doncques qu'ils ostent aux gens de bien et d'honneur, qui ont justement et sainctement vescu en ce monde, et qui n'attendent au partir rien de mal en l'autre, ains esperent tous les plus grands et les plus divins biens qui sçauroient advenir à l'homme? car premierement les champions qui combattent és jeux sacrez, ne sont jamais couronnez tant qu'ils combattent, ains seulement apres qu'ils ont combattu et qu'ils ont vaincu: aussi eux estimans, que le pris de la victoire de ceste vie est rendu aux gens de bien apres le cours de ceste vie, on ne sçauroit dire combien de contentement ils ont de la conscience de leur vertu pour ces esperances-là, qui les asseurent de <p 290r>veoir un jour ceux qui maintenant abusent outrageusement et insolentement de leurs biens, et de leur puissance et authorité, et qui se mocquent follement de ceux qui valent mieux qu'eux, payans les justes peines que meritent leur orgueil et insolence. Et puis il n'y eut jamais homme de ceux qui sont enamourez de sçavoir, qui ait en ce monde assouvy son desir de la cognoissance de verité, et de la contemplation de ce qui est, attendu qu'ils ne le voyent qu'à travers une nuee, ou un brouillas, qui sont les organes de ce corps, se servans du discours de la raison humaine, foible, trouble et empeschee à merveilles, en regardant tousjours contremont, et taschant à s'en voler hors de ce corps, comme un oyseau qui prend son vol pour voler en un autre grand lieu reluisant, rendant leur ame legere, et deschargee de toutes passions et affections terrestres, basses et transitoires, par le moyen de l'estude de philosophie, laquelle ils prennent pour un exercice de mourir, tant ils estiment que la mort soit un bien grand et parfaict à l'ame, qui alors vivra pardelà d'une vie vraye et certaine: là où maintenant elle ne vit pas à certes, ains ressemble sa vie presente aux vaines illusions de quelque songe: et s'il est ainsi que dit Epicurus, que la recordation d'un amy trespassé soit fort douce en toutes manieres, on peut dés icy assez cognoistre, de quelle joye ils se privent eux-mesmes, ces Epicuriens icy, qui cuident quelquefois en songeant, recevoir les umbres et images de leurs amis trespassez, et aller apres pour les embrasser: encore que ce soient choses vaines, qui n'ont ne sentiment, ny entendement, et ce-pendant ils se frustrent eux-mesmes de l'attente de converser jamais au vray avec leur cher pere, leur chere mere, ny de revoir jamais plus leur honneste femme, se bannissans de toute telle esperance de si amiable compagnie, et si douce frequentation, comme ont ceux qui tienent les mesmes opinions que tenoient Pythagoras, Platon et Homere, touchant la nature de l'ame. Si me semble qu'Homere a bien en passant monstré taisiblement, quelle est en cela leur affection, quand il fait abbattre au milieu de la presse des combattans l'image d'Aeneas, comme s'il fust veritablement mort, et puis incontinent apres il le fait venir sur les rengs sain et sauf, entier de tous ses membres,
  Dont ses amis de joye tressaillirent,
  Quand approcher sain et sauf ils le veirent,
  Entier de tous ses membres, vigoureux
  Pour bien combattre, et le coeur genereux.
et quittans là son idole et image, se rengerent tout autour de luy-mesme. Nous doncques, puis que la raison nous preuve et nous monstre, que lon peut encore veritablement converser et frequenter avec ses amis trespassez, voyans et sentans, fuyons ceux qui ne le peuvent croire, ny rejetter arriere tous idoles, images, et escorces, dedans lesquelles ils ne font toute leur vie que regretter et lamenter en vain. Mais outre cela, ceux qui se persuadent que la fin de ceste vie soit le commancement d'une autre meilleure, s'ils sont en ce monde bien à leur aise, ils en sont tant plus contents de mourir, d'autant qu'ils s'attendent de jouyr encore de plus grands biens en l'autre: et si leurs affaires ne leur succedent pas selon leur desir icy, ils ne sont pas fort marris d'en partir, d'autant que l'esperance qu'ils ont des biens et plaisirs qui leur doivent advenir, leur donnent des voluptez et attentes incroyables, lesquelles effacent et abolissent toute defectuosité, et toute malencontre de l'ame, qui supporte doucement et patiemment tout ce qui luy survient par le chemin, ou plus tost par un court destour de chemin: là où au contraire ceux qui croyent que la vie se termine en un aneantissement privé de tout sentiment, à ceux-là la mort ne leur apporte point de fin et de mutation à leurs maux, ains est douloureuse en l'une et en l'autre fortune: mais plus à ceux qui sont heureux en ce monde, que non pas à ceux qui sont miserables: pour ce que à ceux-cy, elle leur retrenche court toute esperance de meilleure fortune, <p 290v>et à ceux- là elle leur oste un bien certain, qui est le vivre joyeusement. Et tout ainsi comme les drogues medicinales ne sont bonnes ny plaisantes à l'estomach, mais necessaires: et comme elles allegent et guarissent les malades, aussi gastent et endommagent-elles les corps sains: aussi la doctrine d'Epicurus à ceux qui sont infortunez, et qui vivent miserablement en ce monde, elle leur promet une issuë non heureuse de leurs maux, qui est l'aneantissement et totale dissolution de leur ame: et à ceux qui ont le sens bon, et abondance de tous biens, elle leur oste et empesche la tranquillité de leur esprit, en les reduisant d'un vivre heureusement, à un non vivre, et non estre totalement. Car premierement il est certain, que l'apprehension de la perte de ses biens afflige et contrite autant l'homme, que l'attente certaine, ou la jouïssance et fruition presente le resjouït: toutefois ils nous veulent faire à croire, que l'apprehension de devoir estre resolu à neant leur laisse un bien tres-asseuré et tres-plaisant, c'est à sçavoir la refutation d'une crainte et doute de maux infinis, qui jamais ne sont à bout, et disent que la doctrine d'Epicurus fait cela, en ostant la crainte de la mort, et enseignant que l'ame se dissoult. Si doncques c'est un tres doux contentement, comme ils disent, que d'estre delivré de la crainte et attente de maux et miseres sans fin, comment ne sera-il moleste et grief, se sentir privé de l'esperance des biens sempiternels, et de perdre la supréme et souveraine felicité? Ainsi n'est-il bon ny aux uns, ny aux autres, ains est le non estre ennemy naturel et contraire à tout ce qui est: mais ceux à qui le mal de la mort oste les miseres de la vie, ceux-là ont pour un froid reconfort l'insensibilité, comme s'ils s'en estoient fuïs: et au contraire, ceux qui vivent en toute prosperité, et puis vienent soudain à se changer en rien, il me semble que je voy manifestement, que ceux-là attendent une fin fort redoutable, attendu qu'elle fera cesser leur felicité, et par ce que la nature ne redoute pas ceste insensibilité ou privation de sentiment, comme le commancement d'un autre estre, ains la craint, pour autant que c'est une privation des biens qu'elle a presens: car de dire que ce qui se fait avec la perdition de tout ce qui est nostre, ne nous touche en rien, il semble que si fait à bon escient, par ceste cogitation et apprehension-là: et n'est pas l'insensibilité qui afflige et contriste ceux qui ne sont pas, ains ceux qui sont, quand ils vienent à reputer le dommage qu'ils reçoivent de n'estre plus, et que par la mort ils seront reduits à neant. Car ce n'est pas le chien à trois testes, Cerberus, ny la riviere de pleurs, Cocytus, qui rendent la crainte de la mort infinie et interminee, ains est la menasse de n'estre plus rien, et de ne pouvoir jamais plus retourner en estre, depuis que lon est une fois pery, par ce que lon ne sçauroit deux fois estre, ains faut eternellement n'estre plus, comme dit Epicurus: car s'il n'y a point de fin au non estre, et qu'il soit infiny et immuable, il se treuve doncques un mal eternel et infiny, qui est la privation de biens par une insensibilité, laquelle ne prendra jamais fin. En quoy il semble qu'Herodote ait esté plus sage quand il dit, que Dieu aiant gousté la douceur de l'eternité s'est monstré en cela envieux, mesmement à ceux qui semblent estre heureux en ce monde, ausquels la volupté n'est que un appast et amorse de douleur, quand ils viennent à gouster ce dont ils seront privez: car quelle joye, quelle aise et quelle fruition de plaisir ne chasseroit et ne romproit ceste imagination et cogitation de l'ame tombant continuellement comme en une mer vaste de ceste infinie eternité, mesmement en ceux qui constituent tout le bien et toute la beatitude en la volupté? Et s'il est vray ce que pense Epicurus arriver à la plus part des hommes, de mourir en douleur, il n'y a certainement plus de moyen de reconforter la crainte de la mort, qui nous meine par de griefs maux à la privation et perdition du souverain bien: et neantmoins ils ne cessent jamais de combattre alencontre de cela, voulans à toute force contraindre les hommes de croire que c'est un bien d'eschapper et eviter le mal, et neantmoins estimer que ce <p 291r>ne soit point de mal que d'estre privé de biens. Ils confessent bien, que la mort n'a plus ny joye ne esperance aucune, ains que toute douceur et tout bien nous est par elle resequé: là où en ce temps-là, au contraire, ceux qui estiment les ames estre immortelles et incorruptibles, s'attendent d'avoir et de jouyr de plusieurs grands et divins biens, et que par grandes revolutions elle converseront tantost en la terre, tantost au ciel, jusques à ce qu'elles viendront avec la generale resolution du monde universel, avec le soleil et la lune, s'enflammer en un feu spirituel et intellectuel. Epicurus oste et retrenche aux hommes ceste grande place de tant et de si grandes voluptez, et en abolissant toute l'esperance que lon doit avoir en l'aide et faveur des Dieux, il estaint en la vie contemplative le desir de sçavoir et apprendre: et en l'active, le desir de se faire valoir et d'acquerir gloire et honneur, en restraignant et abbattant la nature à une sorte de joye fort estroicte et impure, qui est la volupté de la chair, comme si elle n'estoit point capable de plus grand bien, que d'eviter le mal.

Si ce mot commun, Cache ta vie, est bien dit. C'estoit un precepte fort commun et fort estimé entre les Epicuriens, mis en avant par Neocles le frere d'Epicurus, ainsi que dit Suidas, par lequel il conseilloient à qui vouloit estre heureux, de ne s'entremettre d'affaire quelconque publique.
VOIRE-MAIS celuy mesme qui l'a dit, vouloit bien que lon sçeust, que c'estoit luy qui l'avoit dit: car il le disoit expressément à fin qu'il ne demourast pas incogneu, ains que lon sçeust qu'il entendoit quelque chose plus que les autres, se voulant acquerir une gloire qui ne luy estoit pas deuë, par divertir les autres de tascher à en acquerir:
  Je hay celuy qui a nom d'estre sage,
  Et ne sçait pas l'estre à son advantage.
On lit que Philoxenus fils de Eryxis, et Gnaton le Sicilien, hommes glouttons et fort subjects à leur bouche, quand ils estoient en un banquet, se mouchoient dedans les plats, à fin que par ce moyen divertissans ceux qui estoient à table, ils se gorgeassent et remplissent eux seuls, à coeur saoul, des viandes servies: Aussi ceux qui sont desmesureement et excessivement ambitieux, blasment devant les autres, comme devant leurs corrivaux, la gloire et l'honneur, à fin qu'eux en jouyssent seuls et sans competiteurs: en quoy ils font ne plus ne moins que les forçaires qui voguent en une galere: car combien qu'ils regardent vers la pouppe, si est-ce qu'ils poussent la prouë en avant, à fin que le flus de l'eau courante tout à l'entour, par la reciprocation des rames aide à chasser le vaisseau en avant: aussi ceux qui donnent de tels preceptes, faisans semblant de fuyr la gloire, la poursuyvent. Car qu'il soit ainsi, quel besoing estoit-il de dire cela, quel besoing de l'escrire? et apres l'avoir escrit, quel besoing estoit-il de le publier à la posterité, s'il vouloit que ceux de son temps ne le cogneussent point, veu qu'il veut estre cogneu de ceux mesmes qui seront apres luy? Et comment ne seroit la chose mauvaise, Cache ta vie, que lon ne sçache point que tu ayes vescu? comme s'il disoit, garde que lon ne sçache que tu ayes fouillé et saccagé les sepulchres des trespassez: mais au contraire, il est deshonneste de vivre en sorte que personne n'en sçache rien, et voudrois dire tout l'opposite, Ne cache point ta vie, encore que tu ayes mal vescu, ains fay toy cognoistre, amende toy, repens toy: si tu as de la vertu, ne sois point inutile: si tu as des vices, ne demeure point sans te faire penser: ou plus tost, fais une distinction et division. A qui est-ce que <p 291v>tu donnes ce precepte-là? si c'est à un ignorant, ou à un meschant, ou à un fol, c'est autant comme si tu disois, cache ta fiebvre, cache ta frenesie, garde que le medecin ne le sçache, va te jetter en quelque lieu tenebreux où personne ne te voye, ny toy ny tes passions aussi: va te cacher avec la maladie incurable et mortelle des vices, couvre tes envies, tes superstitions, comme un poulx hasté et elevé, craignant de te bailler et monstrer à ceux qui auroient le moyen de t'admonester, corriger et guarir: là où les bien-anciens jadis souloient penser et traitter les malades mesme du corps tout publiquement: et lors chascun qui avoit eu cognoissance d'un mal semblable, ou en soy-mesme ou en autruy, dont il auroit esté guary, le declaroit à celuy qui en avoit besoing: et dit-on que la science de medecine nee et accreuë par experience, est ainsi devenue grande. Ainsi falloit-il descouvrir à tous les vies malades, et les infirmitez de l'ame, les toucher, et en considerant les inclinations de chascun, leur dire: à l'un, Tu es subject à te courroucer, donne toy garde de cela: à l'autre, Tu es jaloux, fais une telle chose: à un autre, Es tu amoureux? je l'ay aussi esté autrefois, mai je m'en suis repenty. Et maintenant, au contraire, en le nyant, en le cachant et le couvrant, les hommes enfoncent le plus bas qu'ils peuvent le vice au dedans d'eulx. Et si c'est aux gens de bien que tu conseilles de se cacher, et de ne se faire point cognoistre, c'est autant comme si tu disois à Epaminondas, Ne prens point charge d'armee: ou à Lycurgus, ne t'amuse point à faire des loix: et à Thrasybulus, ne tue point les tyrans: et à Pythagoras, n'enseigne point: et à Socrates, ne discour point: et à toy le premier Epicurus, n'escry point à tes amis qui sont en Asie, ne communique point avec ceux d'Aegypte, et ne coustoye point, comme estaffier, les jeunes gentils-hommes de Lampsaque, et n'envoye point à tous et à toutes de tes livres, pour faire monstre de ta science, et n'ordonne point de ta sepulture. A quoy tendoient tes tables communes? à quoy servoient tant de milliers de vers que tu escrivois et composois à grand labeur, sur Metrodorus, sur Aristobulus, et sur Chaeredemus, à fin qu'apres leur mort mesme il ne fussent point incogneus? Estoit-ce à fin que tu donnasses la loy à la vertu d'oubliance, aux arts de ne rien faire, à la philosophie de silence? Et si tu veux oster de la vie de l'homme la cognoissance, ne plus ne moins que si tu ostois d'un festin toute lumiere, à fin que lon ne cognoisse pas que toy et les tiens faittes tout pour la volupté, et à fin de volupté, tu as raison de conseiller, Cache ta vie. Ouy bien certes, si je veux passer ma vie avec une putain Hedia, avoir ordinairement avec moy une Leontion, mespriser toute honnesteté, colloquer tout mon bien és chatouillements de la chair: ces fins-là certainement ont besoing d'estre cachees de tenebres, et obscurcies de la nuict: c'est à cela qu'il faut conseiller l'oubliance, et le non estre cogneu. Mais si aucun en la science naturelle a appris à louër en cantiques Dieu, la justice, et la providence divine: en la science morale, la loy, la societé humaine, le gouvernement de la Chose publique, et en iceluy l'honneur, et non pas son profit, pourquoy veux-tu que celuy-là cache sa vie? à fin qu'il n'enseigne personne, à fin qu'il ne donne à personne ny envie ny exemple de bien faire? Si jamais Themistocles n'eust esté cogneu des Atheniens, jamais la Grece n'eust repoulsé Xerxes: et si Camillus n'eust point esté cogneu des Romains, à l'adventure ne fust Rome demouree ville. Si Platon n'eust cogneu Dion, jamais la Sicile n'eust esté delivree de tyrannie. Mais comme la lumiere fait que non seulement nous nous entrecognoissons, mais aussi elle nous rend utiles les uns aux autres: aussi à mon jugement, l'estre cogneu apporte non seulement gloire, mais aussi moyen de s'employer à la vertu, comme Epaminondas estant incogneu aux Thebains jusques à l'aage de quarante ans, ne leur apporta aucun profit: mais depuis qu'ils l'eurent cogneu, et se furent fiez à luy de la conduitte de leur armee, il conserva la ville de Thebes qui s'en alloit perir, et <p 292r>delivra la Grece qui estoit prochaine à servir, monstrant en gloire, ne plus ne moins qu'en une claire lumiere, la vertu produisant ses effects, quand il en est temps: car comme dit Sophocles,
  Comme le fer est clair et reluisant
  Tant que la main de l'homme en va usant,
  Et la maison où ne se tient personne,
  Avec le temps du toict en terre donne:
Aussi non seulement le fer, mais les moeurs mesmes, les conditions et le naturel de l'homme se corrompent, attirans une moysissure relante, et une vieillesse, en ne faisant rien par ignorance, un silence muet, une vie sedentaire, retiree à part en oysiveté, met en langueur non seulement les corps, mais aussi les ames des hommes. Et tout ainsi comme les eaux cachees, pour autant qu'elles sont couvertes et ombragees, et qu'elles croupissent, elles se pourrissent: aussi ceux qui ne bougent, et ne s'employent point, encore qu'ils ayent quelque chose de bon en eulx, et ne le font point sortir dehors, ny n'exercent point les naturelles facultez qui estoient nees avec eulx, se corrompent et envieillissent. Ne voyez vous pas, quand la nuict s'approche, comme et les corps deviennent plus pesants à besongner, et les esprits plus mornes et paresseuz à s'esvertuer, et le discours de l'entendement plus assopy et abbatu en soy, ne plus ne moins qu'un feu s'en va mourant, et comme pour une lascheté et fascherie qui luy vient, il est agité de peu de diverses imaginations, qui est un quotidian advertissement secret à l'homme, combien sa vie est courte?
  Mais au Soleil les rays espanouis
  Aiant rendu songes esvanouis:
et apres que, par maniere de dire, meslant ensemble les actions et les pensees des hommes avec sa lumiere, il les resveille et excite, comme dit Democritus: Au poinct du jour, les hommes courans comme dedans un chariot, du desir de s'entrerencontrer vistement l'un deçà, l'autre delà, se levent pour vacquer à leurs affaires. Et m'est advis que le vivre mesme, voire le naistre, et participer à la generation des hommes, nous est donné de Dieu, à fin de le cognoistre: car il est incognu et caché en ceste grande machine de l'univers, pendant qu'il s'y promene çà et là par les menus: mais quand il se recueille en soy, et prend sa grandeur, alors il reluit, et devient apparent au lieu de caché, et manifeste au lieu de couvert qu'il estoit: car cognoissance n'est pas le chemin à l'essence, comme aucuns veulent dire, mais au contraire l'essence est le chemin à la cognoissance, pour ce que la cognoissance ne fait pas chasque chose, mais seulement elle la monstre quand elle est: comme ny la corruption de ce qui est, n'est point un transporter à non estre, ains plus tost un amener ce qui est dissoult à non apparoistre. C'est pourquoy selon nos ancienes loix et traditions, estimans que le Soleil soit Apollo, nous l'appellons Delius et Pythius: et celuy qui est seigneur de l'autre monde, soit Dieu, ou Daemon, s'appelle Ades, d'autant que quand nous venons à nous dissoudre, nous allons en une obscurité où lon ne voit rien,
  Devers le Roy des tenebres de nuict,
  Et du sommeil paresseux et sans bruit.
Et me semble que les anciens mesmes ont appellé l'homme Phota, de la lumiere, à cause qu'il y a en chascun de nous un vehement desir de nous entrecognoistre, et estre entrecogneus, à cause de la consanguinité qu'il y a entre nous. Et y a des philosophes qui estiment mesmes que l'ame soit une lumiere de substance: ce qu'ils jugent tant par autres signes, comme par ce qu'il n'y a rien en ce monde que l'ame haïsse tant que l'ignorance, et refuit tout ce qui est obscur et sans clarté, et se trouble quand elle entre en lieux tenebreux, estans pleins de crainte et de souspeçon pour elle: et luy est la clarté si douce et si desirable, qu'elle ne veut point avoir les autres <p 292v>choses qui naturellement sont delectables, sans lumiere, ny en tenebres, ains est ce qui rend tout plaisir, tout passe-temps, et toute recreation plus doulce et plus delectable, comme une faulse commune à toutes viandes, et celuy qui se jette en ignorance et s'en revest, faisant de sa vie une representation de mort, il semble qu'il se lasse d'estre, et se fasche de vivre: et neantmoins on tient que le lieu où sont les ames des gens de bien et bien-heureux, n'est autre chose que la nature de la gloire, et de l'estre:
  Le Soleil qui tousjours leur luit,
  Esclaire de là nostre nuict:
  De roses vermeilles fleuries
  Sont leurs belles grandes prairies:
et là toute la campagne ouverte est tapissee des fleurs de toutes sortes d'arbres sans fruicts, mais couverts de fleurs: et là y a de belles rivieres qui ne font bruit quelconque, tant elles coulent doulcement, et s'entretienent à discourir ensemble et raconter et qui a passé par ce devant, et ce qui est, s'entre-accompagnans, et s'entreconvoyans les unes les autres. Puis il y a une troiséme voye de ceulx qui ont mal vescu et qui sont meschants, laquelle precipite leurs ames en une abysme de tenebres,
  Où les croupissantes rivieres
  De la nuict, hors de leurs fondrieres
  Vomissent une infinité
  De tenebreuse obscurité:
engloutissants et enfouissants ceux qui sont punis en oubliance et ignorance: car il n'y a pas des vautours qui mangent continuellement le foye des meschants couchez et renversez par terre, car il est pieça ou bruslé ou pourry: ne n'y a pas des fardeaux qui oppriment et accablent les corps de ceulx qui sont punis, pource que les os et la chair n'ont plus de ligatures de nerfs, et n'ont plus les trespassez aucun reste de corps capable de recevoir punitions, ce qui est propre à chose dure et qui resiste. Mais la vraye unique maniere de chastier et punir ceux qui ont mal vescu en ce monde, est une infamie, une ignorance, et une abolition entiere et aneantissement total qui les emporte au fleuve de Lethé, qui signifie oubliance, en lieu où il n'y a ris aucun, ny aucune resjouissance, et les plonge en la vaste mer qui n'a fond ne rive, de lascheté inutile à tout bien, et paresse qui ne sçait rien faire, sinon tirer apres soy un oubly, et va ensepvelissement en toute ignorance et toute descognoissance.

Les Regles et Preceptes de Santé, en forme de devis. Les personnages qui parlent en ce devis, Moscion et Zeuxippus. MOSCHION.
TU destournas doncques hier, amy Zeuxippus, le medecin Glaucus, qui ne demandoit qu'à conferer et communiquer avec nous. ZEUXIPPUS. Je ne l'en destournay point, amy Moschion, je jamais il n'eut volonté de ce faire: mais je fuys ce que je craignois, c'estoit de luy donner occasion et prise de s'attacher à moy, sçachant bien qu'il ne demandoit autre chose: car en la medecine, comme dit Homere,
  Il vault tout seul autant que plusieurs autres:
mais quant à la philosophie, il ne luy veut point de bien, ains a tousjours quelques aspres et fascheuses paroles à dire contre elle: mesmement lors que je le voyois venir droit alencontre de nous, criant de tout loing à haute voix, <p 293r>que nous avions entrepris un grand cas, et qui n'estoit gueres honneste: c'est, que nous avions rompu les confins, et, par maniere de dire, levé les bornes des sciences, en discourant de la maniere de vivre sainement. Car les confins, disoit-il, des medecins et des philosophes, comme lon dit en commun proverbe, des Phrygiens et des Mysiens, sont separez: et d'avantage il avoit en la bouche quelques propos, que nous avions tenus par maniere de passe-temps seulement, qui n'estoient pas inutiles pourtant, lesquels il alloit deschirant et reprenant. MOSCHION. Et je serois bien aise d'entendre ces propos-là dont il se mocquoit, et les autres que vous eustes sur ce subject-là, s'il te venoir à gré de me les dire. ZEUXIPPUS. Je le croy certainement, Moschion, pour ce que tu es naturellement enclin à la philosophie, et ne treuves pas bon qu'un philosophe n'aime la medecine, te semblant estrange qu'il estime luy estre plus convenable qu'on le voye estudiant en la Geometrie, en la Dialectique, ou en la Musique, que d'enquerir et d'apprendre
  Ce qu'il y a de bien ou mal chez luy:
c'est à dire, dedans son corps, Et toutefois vous voyez ordinairement, qu'il y a plus grand nombre de spectateurs aux theatres, là où lon distribue quelque piece d'argent à ceux qui s'y assemblent pour voir l'esbattement des jeux, ainsi que lon fait à Athenes, qu'il n'y en a aux autres: et la medecine est une des sciences liberales, en laquelle il n'y a pas moins de beauté, et de subtilité, et de plaisir, qu'en autre quelle qu'elle soit: mais outre cela, encore paye elle à ceux qui l'aiment une grande distribution pour leur salaire, qui est la conservation de leur vie, et de leur santé: pourtant ne fault-il pas accuser les philosophes qui discourent des choses saines, et mal-saines, d'avoir oultrepassé leurs confins, ains plus tost les faudroit-il blasmer, s'ils ne levoient et ostoient entierement ces bornes, pour labourer, comme en un champ commun avec les medecins, à la contemplation des choses belles et honnestes, enquerans par leurs discours ce qui est ensemble et plaisant à entendre, et necessaire à sçavoir. MOSCHION. Mais laissons là le medecin Glaucus, je te prie Zeuxippus, qui par sa gravité veult qu'on l'estime accomply de tout poinct, sans avoir aucun besoing de la philosophie, et me raconte tous les propos que vous eustes, mesmement ceux-là les premiers, s'il te plaist, que tu avois dit en jouant, et non pas trop à certes, que Glaucus alloit reprenant. ZEUXIPPUS. Je le veux bien. Ce nostre amy doncques disoit avoir ouy dire à quelqu'un, que avoir tousjours les mains chaudes, et ne les laisser pas refroidir, estoit chose grandement utile à la santé: et au contraire, que d'avoir ordinairement les extremitez froides, chassoit la chaleur au dedans du corps, et nous apportoit comme un accoustumance, et une usance à la fiebvre: mais que la tourner au dehors, et tirer avec la chaleur la matiere d'icelle, et la distribuer egalement par tout le corps, estoit chose saine, comme nous voyons qu'en besongnant des mains, et en faisant quelque ouvrage, le mouvement nous y fait venir et y maintient la chaleur: mais si nous n'avons de telle besongne à faire, qu'il ne fault pas pourtant recevoir la froideur aux extremitez du corps: voyla l'un des poincts dont il se rioit et mocquoit. Le second fut, à mon advis, touchant les viandes que lon donne aux malades, qu'il conseilloit qu'en santé mesme on en goustast un petit par intervalle de temps, pour s'y accoustumer, à fin que lon ne les eust point en horreur, comme ont les petits enfans, et que lon ne haïst point celle maniere de vivre, ains que lon la se rendist peu à peu familiere, à fin que quand il adviendroit que lon seroit malade, on n'eust pas à contrecoeur ces viandes-là, comme si c'estoient drogues medicinales, et que nous ne nous faschissions point de manger quelquefois d'une seule viande simple, sans saulse ne rosty: à ceste cause vouloit-il que lon ne trouvast point estrange, de venir quelquefois à la table sans s'estre premierement baigné ou estuvé, ny de boire de l'eau quand il y auroit du vin, ny de boire chaud en esté, quand bien il y auroit de la <p 293v>neige, prouveu que lon ne feist point ces abstinences-là par ambitieuse ostentation de vaine gloire, et pour s'en vanter apres, ains à par sans en mot dire, et pour accoustumer peu à peu nostre appetit à obeïr facilement à la raison et à ce qui est utile, en ostant de loing à nostre ame ceste mignardise delicate, de se plaindre trop és maladies, et regretter les grands plaisirs, et agreables voluptez, qu'elle souloit avoir au lieu de la basse et estroitte regle de vivre, à laquelle elle se voit reduitte. Car il ne fut jamais mal dit, Choysi la vie la meilleure qui soit, et l'accoustumance te la rendra plaisante: ce qui à l'espreuve se trouvera utile en toutes choses, mais principalement quant aux traittements de la personne, en s'accoustumant à ceulx qui sont les plus salubres, on les rends plus familiers, plus amis, et plus cogneuz à nostre nature se ramenant en la memoire ce que font et que disent les autres en leurs maladies, comment il se courroucent, et se tourmentent, quand on leur presente à boire de l'eau chaude, ou quelque chaudeau à humer, ou du pain sec, comment ils appellent cela fascheuse et mauplaisante viande, et fascheux et importuns ceulx que les veulent contraindre d'en prendre. Il y en a eau plusieurs que le baing a fait mourir, qui n'avoient pas grand mal du commancement, sinon qu'ils ne pouvoient boire ny manger que premierement ils ne se fussent baignez, et lavez en l'estuve: entre lesquels à esté l'Empereur Titus, ainsi que tesmoignent ceux qui le penserent en sa maladie. Il fut dit aussi, que tousjours les plus simples viandes, et qui coustent le moins, sont les plus salubres au corps, et que sur tout il se falloit bien donner garde de repletion, d'yvrongnerie, et de volupté, mesmement quand on sent approcher une feste, où l'on a accoustumé de faire grand' chere, ou bien que lon doit faire un bancquet à ses amis, ou que lon attend quelque festin de Roy, ou de Prince, là où on est contrainct de boire d'autant à son tour, que lon ne l'ose refuser, à fin que lors que lon est encore en beau temps et serain, on prepare son corps de bonne heure, pour le rendre plus gaillard, et plus dispos contre le vent et la tempeste qui le menasse: car il est bien difficile en telles assemblees et festes de seigneurs et d'amis, de se maintenir en une mediocrité, et accoustumee sobrieté, que lon ne soit trouvé fascheux, malplaisant et ennuyeux à toute la compagnie. Afin doncques que lon ne mette point feu sur feu, repletion sur repletion, et vin sur vin, il seroit bon d'imiter et ensuyvre à bon escient le tour que jadis le Roy Philippus feit par jeu, qui fut tel. Il y eut quelqu'un qui le convia, comme il estoit par les champs, de venir souper chez luy, pensant qu'il y deust venir avec petite compagnie: mais le voyant venir avec une grande suitte, sçachant qu'il avoit fait apprester pour peu de gens, il en estoit tout troublé: dequoy Philippus s'estant apperçeu, envoya soubs-main dire à tous ceux qu'il avoit amenez, qu'ils gardassent lieu à la tourte: eulx le croyans, et l'attendans tousjours, espargnerent les viandes qui leur furent presentees, de maniere qu'elles suffirent largement à toute la compagnie. Ainsi se fault-il devant preparer, quand on se doit trouver à ces assemblees-là, où il fault par force boire d'autant à tour de rolle, et garder lieu en nostre corps et pour viande et pour patisserie, voire et pour yvrongnerie, et y apporter nostre appetit tout frais et bien deliberé. Mais si d'adventure quelques telles contrainctes nous surprennent encore tous pleins et mal-disposez, pour avoir ja trop beu et trop mangé: estans quelques Seigneurs arrivez soudainement, ou quelques uns de nos amis survenus à l'improuveu, et que nous soyons forcez par honte de nous trouver en compagnie d'autres qui seront bien dispos et preparez à boire: alors se faudra-il bien bander et armer contre la mauvaise honte, qui est cause de tant de maulx aux hommes, en luy mettant alencontre ces vers que dit le Roy Creon en une Trag@edie d'Euripide,
  Il me vault mieulx maintenant te desplaire,
  Amy passant, que pour te vouloir plaire,
<p 294r>   En me laissant aller trop mollement,
  Me repentir apres amerement.
Car de s'aller jetter en une pleuresie, ou en une phrenesie, pour crainte d'estre tenu et reputé lourdault et incivil, c'est faire du lourdault à bon escient, et de l'homme de mauvais jugement, qui n'a pas la grace ny la parole pour entretenir la compagnie, sans yvrongner et gourmander: car le refus mesme, s'il est fait dextrement et de bonne grace, ne sera point moins aggreable à la compagnie, que le boire d'autant à tour de rolle. Et si celuy mesme qui fait le festin, s'abstient de boire et de manger, encore qu'il soit à la table (comme quand on fait un sacrifice, dont lon ne taste point) entretenant au demourant la compagnie avec un bon visage et une bonne chere, disant tousjours de luy mesme quelque mot pour rire, il resjouira, et contentera plus la compagnie, que celuy qui s'enyvreroit et gourmanderoit jusques au crever avec eulx. Il feit mention à ce propos de quelques exemples anciens, comme d'Alexandre le grand entre autres, qui eut honte de refuser Medius, l'un de ses Capitaines, qui le convia d'aller souper chez luy, apres avoir desja bien beu ailleurs, et qui le remeit à boire encore mieulx que devant, dont il mourut: et de nostre temps un puissant luicteur nommé Rigulus, que l'Empereur Titus un jour de bon matin envoya querir pour se baigner et estuver avec luy, il y vint, et apres s'estre lavé beut un coup tel, que l'apoplexie le surprit incontinent, de maniere qu'il en tomba mort soudainement. Nostre medecin Glaucus se mocquoit de tous ces propos-là, les appellant discours de maistres d'eschole: ne se souciant pas gueres au demourant d'en ouyr plus avant, ny nous aussi n'aians pas grande envie de luy en dire d'avantage, pour ce qu'il ne s'arrestoit pas à considerer plus avant un chascun d'iceulx. Mais au demourant Socrates, qui le premier nous a defendu de manger des viandes qui nous convient à manger, encore que nous n'aions point de faim, ny de boire bruvages qui nous facent boire, encore que nous n'aions point de soif, ne nous defendoit pas simplement d'en user, ains nous enseignoit d'en user seulement lors que nous en aurions besoing, en joignant la volupté d'icelles avec la necessité, comme font ceux qui employent les deniers publiques, qui paravant se souloient despendre à faire des jeux, à la soulde et entretenement des gens de guerre: car le doulx, tant comme il est partie du nourrissant, est fort propre et amy familier à la nature, et fault pendant que lon a encore faim, jouïr et user des aliments necessaires, comme plaisans, non pas se provoquer et susciter à part de nouveaux appetits extraordinaires, apres que lon a rassasié les communs et ordinaires. Car ainsi comme à Socrates mesme le danser estoit un exercice et si le delectoit, aussi celuy à qui une patisserie ou une confiture sert pour toute viande et pour souper entier, elle luy fait moins de mal: mais apres que lon a pris ce qui suffit à la nature, et que lon s'est assez remply, il se fault bien donner garde, autant que de chose qui soit, d'estendre encore ses mains à ces friandises-là: et si ne fault pas en telles choses moins eviter la sottise et l'ambition, que la friandise ou gourmandise. Car ces deux vices nous induisent aussi bien souvent à manger quand nous n'avons point de faim, et à boire quand nous n'avons point de soif, en nous imprimant de bien folles et extravagantes imaginations: Que c'est grande simplesse de ne prendre pas à coeur saoul d'une chose qui est rare et chere, quand on la peut avoir: comme seroit, pour exemple, de la sommade ou des champignons d'Italie, ou de la tourte de Samos, ou de la neige en Aegypte: ces imagintions-là sont un peu de vaine gloire, qui nous tire par le nez bien souvent comme une odeur de cuysine, à desirer user de telles choses, et contraindre le corps, qui ne les demande pas, d'y participer, seulement pour ce qu'elles sont rares et fort renommees, à fin qu'ils en puissent faire leurs contes à d'autres, et estre par eulx reputez bienheureux, d'avoir eu jouïssance de choses si singulieres, si cheres et si difficiles à <p 294v>recouvrer. Pareille affection ont-ils envers les femmes de grand renom, et de grande reputation: car quand ils sont couchez aupres de leurs espouses, qui seront belles bien souvent, et qui leur porteront grande amitié, ils ne bougeront: mais s'ils se treuvent avec une telle courtisane comme estoient Phryné ou Laïs, ausquelles ils auront payé de bon argent pour coucher avec elles, encore qu'ils ne soient pas bien disposez de leurs personnes, ou autrement lasches à tel mestier, ils feront neantmoins tout ce qu'ils pourront pour exciter leur luxure à ceste volupté, par une vaine gloire: tellement que Phryné mesme estant des-ja vieille et passee disoit, qu'elle vendoit plus cherement sa lie pour la reputation. C'est une grande chose et digne d'admiration, que si nous recevons en nostre corps autant de voluptez que sa nature en peut porter, ou qu'elle en a de besoing, ou, qui plus est, pour diverses occupations nous resistons à ses appetits, et le remettons à une autre fois, et qu'à fine force apres qu'il nous a bien espoinçonnez et gehennes, nous luy cedons, nous n'en souffrons point pour tout cela aucune perte ny dommage: et, au contraire, si és cupiditez qui descendent de l'ame au corps, nous nous laissons aller tant qu'elles nous forcent de servir, et de nous esmouvoir au gré des passions d'icelles, il est impossible qu'elles ne nous laissent de tresgrandes et tresnotables pertes pour bien peu de voluptez, foibles, et peu apparentes, qu'elles nous auront donnees: ainsi se fault-il bien garder de provoquer le corps aux voluptez par les cupiditez de l'ame, pour ce que le commancement en seroit contre la nature. Car tout ainsi comme le chatouillement des aixelles apporte à l'ame un rire qui n'est point proprement doux ny gracieux, ains fascheux et ressemblant plus proprement à une convulsion et un esvanouissement: aussi les voluptez que le corps pinsé et aiguillonné par l'ame reçoit, sont toutes violentes, forcees, turbulentes et hors de la nature. Toutes et quantes fois doncques qu'il se presentera occasion de jouyr de quelques telles voluptez rares ou renommees, il sera meilleur faire gloire de s'en abstenir, que non pas d'en jouyr, reduisans en memoire ce que souloit dire Simonides, qu'il ne s'estoit jamais repenty de s'estre teu: mais d'avoir parlé, souvent: aussi jamais nous ne nous sommes repentis d'avoir rejetté quelque viande, ny d'avoir beu de l'eau au lieu de bon vin de Falerne. Parquoy non seulement il ne faut jamais forcer la nature: mais si d'aventure quelquefois on nous sert de telles friandises qu'elle appete, il en faut souvent divertir nostre appetit, et le ramener à l'usage des choses simples et ordinaires pour l'y accoustumer et exerciter.
  Si violer en rien se peult la Loy
  Honnestement, c'est pour se faire Roy,
ce dit le Thebain Etheocles, et dit mal: mais nous pourrions dire mieux, et plus veritablement, S'il faut estre ambitieux en telles choses que cela, il est tres-honneste de se contenir pour sa santé entretenir. Toutefois il y en a qui par espargne mechanique, et par chicheté refrenent bien leurs cupiditez quand ils sont chez eux: mais s'il advient qu'ils soient conviez chez autruy, ils se gorgent et se remplissent jusques au crever de ces viandes exquises et cheres, ne plus ne moins que lon fait à la guerre, quand on va fourrager, tant que lon peut, sur les terres de l'ennemy: et puis ils sortent de là mal- disposez, rapportans de leur cupidité insatiable une belle provision pour le lendemain, c'est une crudité d'estomac. Or le philosophe Crates, estimant que les guerres civiles et les tyrannies se suscitoient dedans les villes, autant pour la superfluité et pour les delices, que pour autre cause qui soit, souloit dire en jouant selon sa coustume, Garde toy de nous jetter en sedition civile, en augmentant le plat devant la lentille: c'est à dire, en faisant despense plus grande que ne porte ton revenu: mais un chascun se doit commander à soy mesme, N'augmente pas le plat devant <p 295r>la lentille, ny ne passe point par dessus le cresson et l'olive, jusques aux tourtes et aux delicieux poissons, et ne jette point ton corps puis apres en choliques, et en flus de ventre pour avoir trop mangé: car les viandes simples et ordinaires contienent l'appetit dedans les bornes et la mesure de nature, mais les artifices des cuysiniers et des patissiers, avec leurs friandises de saulses et de saupiquets, ainsi comme dit le poëte Comique, avancent et mettent tousjours plus avant les limites de la volupté, et oultrepassent l'utilité: et ne sçay comment, veu que nous detestons si fort, et avons en abomination si grande, les femmes qui donnent des breuvages d'amour, et composent des charmes pour appliquer à leurs marits, nous abandonnons ainsi à des mercenaires, ou à des esclaves, nos viandes à empoisonner, par maniere de dire, et à ensorceller. Et bien que le mot que souloit dire le philosophe Arcesilaus contre les paillards et luxurieux, soit un peu trop brusque et trop aigre, qu'il ne peut chaloir de quel costé on le soit, pour ce qu'il y a autant de mal à l'un qu'à l'autre, si ne vient-il pas mal à propos pour le subject que nous traittons: car à la verité, quelle difference y a-il de manger des herbes chaudes, que lon appelle Satyrion, pour se provoquer et semondre à la luxure, et irriter le sentiment par odeur et par saulses? comme les galleux, qui ne demandent autre chose, sinon qu'on leur frotte et qu'on leur galle tousjours leur rongne. Mais à l'adventure vaudra-il mieulx se reserver à un autre lieu pour parler contre les voluptez deshonnestes, en monstrant combien la continence de soy-mesme est honneste et venerable: car le propos qui se presente maintenant, est pour defendre plusieurs grandes voluptez honnestes, par ce que les maladies ne nous ostent pas tant d'actions, tant d'esperances, tant de voyages, ny tant de passetemps, comme elles nous empeschent et font perdre de voluptez: pourtant aussi peu est-il expedient à ceux qui aiment les voluptez, qu'à gens du monde, de mespriser leur santé: car il y en a plusieurs à qui les maladies n'ostent point les moyens de philosopher, ny d'estre grands capitaines, ny de gouverner les royaumes: mais les voluptez et jouissances corporelles pour la plus part ne peuvent pas seulement naistre en maladie, ou si elles y naissent, elles apportent bien peu de la delectation qui leur est propre et naturelle, et ce peu encore non pur et net, ains meslé de mixtion estrangere, et comme desguisé et cicatricé, ne plus ne moins qu'en une tourmente et tempeste: car le plaisir de Venus n'est point bien à propos quand on est trop plein de viande et de vin, mais plus tost quand le corps est en une serenité et tranquillité grande, pour ce que Venus se doit terminer en volupté, si fait bien le boire et le manger: mais la santé est aux voluptez, comme leur beau temps, qui leur donne seure et plaisante naissance, ne plus ne moins que le calme de l'hyver à la couvee des oyseaux de mer que lon appelle Halcyons, qui escloent leurs oeufs tousjours en beau temps, au milieu de l'hyver. On louë à bon droit Prodicus d'avoir gentilement dit, que le feu est la meilleure saulse qui soit: mais on pourroit aussi tres-veritablement dire, que la santé est une divine saulse et tresplaisante: car les viandes, pour delicates qu'elles soient, bouillies ou rosties, ou cuittes au four, n'apportent aucune volupté ne plaisir à ceux qui sont malades ou yvres, ou qui ont envie de vomir, là où un pur et net appetit rend toute viande aggreable et plaisante, voire ravissable, comme dit Homere, à un corps sain et convenable. Mais comme Demades l'orateur, voyant les Atheniens desireux des armes et de la guerre hors de propos, leur disoit, que jamais ils ne traittoient de la paix sinon en robbes noires, apres qu'ils avoient perdu de leurs parens et amis: aussi ne nous souvenons nous jamais de vivre sobrement et simplement, sinon parmy des cauteres, des unguents, et des cataplasmes: et quand nous y sommes, alors nous condamnons bien fort nos fautes, quand il nous souvient de ce que nous avons fait par le passé: mais encore accusons nous tantost l'air, tantost la contree qui n'est pas saine, ou l'estre hors de son païs naturel, et jamais n'en voulons accuser nostre intemperance, <p 295v>et nos appetits desordonnez: et comme le Roy Lysimachus dedans le païs des Getes se trouvant contrainct et forcé de la soif, à se rendre prisonnier luy et son armee entre les mains de son ennemy, apres avoir beu de l'eau fresche dit, «O Dieux, combien de felicité j'ay perdu pour un si court plaisir!» aussi pourrions nous rapporter et accommoder cela à nous mesmes, en nos maladies, comment pour avoir beu de l'eau froide, ou pour avoir esté aux estuves importunément, ou pour avoir beu d'autant, combien de voluptez nous avons gastees, combien de bonnes actions, et combien d'honnestes passetemps nous avons perdus: car le remors de tels pensemens touche jusques au vif la memoire, de sorte que la cicatrice en demeure encore apres que lon est restitué en santé: ce qui fait que nous sommes puis apres plus retenus en nostre maniere de vivre, par ce que un corps qui sera bien sain, ne produira gueres jamais de trop vehementes cupiditez, et appetits desordonnez, mal-aisez à domter, ou à y resister, ains leur faut faire teste quand ils se remuent, et qu'ils regibbent pour jouïr des plaisirs dont ils ont envie: car tels appetits se plaignent legerement, et crient pour peu de chose, comme font les enfans mignards, et puis ils s'appaisent quand la table est ostee, et ne se plaignent point qu'on leur ait fait tort, ains au contraire sont purs et nets, et gaillards, non pas pesans, et báaillans pour avoir l'estomac chargé jusques au lendemain: comme lon escrit, que le capitaine Timotheus aiant un jour soupé en l'Academie, chez Platon, un souper simple et sobre, dit, «Ceux qui soupent chez Platon, s'en treuvent bien jusques au lendemain.» Aussi escrit-on qu'Alexandre renvoyant les cuisiniers que la Royne Ada luy envoyoit, dit, «qu'il en menoit tousjours quant et luy de meilleurs: pour le disner, le lever matin et cheminer avant jour: et pour le souper, le peu manger à disner.» Je sçay bien que les hommes prennent aussi bien quelquefois la fiebvre pour avoir trop travaillé, ou s'estre eschauffez, ou bien pour s'estre refroidis. Mais comme les odeurs des fleurs sont foibles et debiles à par-elles, là où estans meslees avec de l'huile, elles prennent force et vigueur: aussi la repletion d'humeurs donne, par maniere de dire, corps et substance aux causes et occasions exterieurs des maladies: et sans la quantité grande d'humeurs superflues, il n'y a danger, pour ce que toutes telles indispositions se dissipent et se dissóluent facilement, quand un sang subtil et un esprit pur et net reçoit ces autres excessifs mouvemens: mais où il y a repletion grande de toutes superfluitez, comme une fange profonde remuee, alors il en sourd plusieurs malings accidens, dangereux, et difficiles à curer. Pourtant ne faut-il pas faire comme les patrons et maistres des navires, qui ne se peuvent jamais saouler de fourrer dedans leurs vaisseaux, et leur semble qu'ils n'ont jamais trop de charge, et puis ils ne font autre chose que vuider la sentine, et jetter l'eau de la mer qui entre dedans: aussi apres que nous avons bien emply et chargé nostre corps, le purger, puis laver avec medecines et clysteres: ains le faut tousjours contregarder net, dispos et leger, à fin que si d'adventure il vient à estre d'ailleurs appesanty et chargé, il revienne tousjours au dessus, ainsi comme fait le liege sur la mer. Mais principalement faut-il prendre garde aux precedentes indispositions et messagers des maladies, pour ce qu'elles ne viennent pas toutes sans mot dire, ainsi que dit Hesiode,
  Car Jupiter leur a osté la voix:
ains la plus part ont des avant-coureurs, trompettes et denonciateurs, comme des cruditez d'estomac, des pesanteurs de toute la personne, suyvant ce qu'escrit Hippocrates, «Les pesanteurs et lassitudes qui vienent d'elles-mesmes, prognostiquent et signifient des maladies:» et pour ce que les esprits, à mon advis, qui doivent aller aux nerfs, sont estoupez et exclus par la repletion grande d'humeurs. Mais combien que le corps, par maniere de dire, luy mesme tende au contraire, et nous tire au lict et au repos: les uns neantmoins par gourmandise ou par appetit desordonné <p 296r>des voluptez, se vont jetter dedans des baings et des estuves, et se hastent d'aller aux festins, et aux compagnies où lon boit d'autant, comme s'ils faisoient provision de vivres attendans un siege de ville, et s'ils avoient peur que la fiebvre les surprist qu'ils n'eussent premierement bien soupé. Les autres un peu plus honnestes ne se prennant pas par là, mais aians honte fort sottement de confesser qu'ils ont trop beu ou trop mangé, et qu'ils sentent quelque crudité et indigestion en leur estomac, et de demourer tout un jour à requoy en robbe de chambre, pendant que les autres vont jouër à la paulme et autres tels exercices de la personne qui les y convient ils s'y en vont, et se mettent en pourpoint ou tous nuds, comme les autres, et font tout ne plus ne moins que ceux qui sont bien sains: mais la plus part subjects à leur plaisir et desordonnez, se laissent persuader et poulser à se lever hardiment, et aller faire comme de coustume par une vaine esperance qu'ils ont fortifiee d'un commun proverbe, qu'il faut prendre du poil de la beste qui les a mordus, et chasser le vin par le vin, resoudre l'yvrongnerie par l'yvrongnerie. Mais alencontre de telle esperance il faut opposer la crainte reservee de Caton, lequel disoit que telle retenue fait les choses grandes petites, et les petites elle les reduit du tout à neant: et qu'il vaut mieux endurer la faute de manger, et tenir son corps vuide et en repos, que de soy hazarder en se jettant dedans un baing ou en une table pour souper: car s'il n'y a quelque disposition à maladie, il nous nuyra de ne nous estre pas gardez: et s'il n'y a rien, il ne nous sçauroit nuyre de nous estre reservez et retenus, et par ceste retenue nous en aurons le corps de tant plus net: et l'autre sot, qui craindra de donner à cognoistre à ses domestiques ou à ses amis, qu'il se treuve mal d'avoir trop beu, ou trop mangé, aiant eu honte de confesser aujourd'huy qu'il n'a peu digerer, demain sera contrainct, malgré luy, d'advouër un flux de ventre, ou la fiebvre, ou des trenchees. Tu reputerois à grande vergongne de confesser que tu eusses faim: mais bien est-ce plus grande honte estre contrainct d'advouër une crudité, une pesanteur venant d'avoir trop mangé, et d'une repletion de corps que lon entraine encore dedans un baing, comme un vieux vaisseau demy-pourry, et ne tenant point eau, que lon tire dedans la mer. Ils font ne plus ne moins que quelques uns de ceux qui voyagent sur la mer, lesquels, estant l'hyver, ont honte de demourer sans rien faire sur le rivage de la mer: mais puis apres quand ils ont levé l'ancre, mis la voile au vent, et qu'ils font un peu eslargis en pleine mer, ils se treuvent tres-mal, crians à l'aide, et rendans leur gorge: aussi ceux qui se trouvans en doubte de maladie, ou en disposition de leurs corps pour y tomber, cuydent que ce soit lascheté honteuse de se tenir un jour sur ses gardes dedans le lict, et ne venir pas comme de coustume à la table, sont puis apres bien plus honteusement couchez par plusieurs nuicts à se faire purger et appliquer force cataplasmes, et à flatter les medecins, et les caresser en leur demandant à boire du vin ou de l'eau froide, aians bien alors le courage si foible, que de faire et dire plusieurs paroles impertinentes, et sentans son coeur failly, pour la peine qu'ils endurent, et la peur qu'ils ont d'avoir encore pis: et toutefois il seroit bien à propos de ramentevoir à ceux qui ne se peuvent autrement contenir, et qui se laissent esbranler ou bien emporter du tout à leurs cupiditez, que les voluptez prennent la plus part de ce qu'elles ont de bon du corps mesme. Et comme les Laced@emoniens apres avoir donné à leur cuysinier du sel et du vinaigre, luy disoient qu'il cerchast le demourant en la beste qui estoit immolee: aussi à un corps que lon veut nourrir, la meilleure saulse qu'on luy sçauroit bailler pour la luy faire trouver bonne, est, que lon luy baille quand il est bien sain, et pur et net: car qu'une viande soit douce ou soit chere, cela est hors du corps de celuy qui la prend, et se juge à par-soy: mais pour estre plaisante, il faut que ce soit eu esgard au corps qui la prend, et pour en recevoir le plaisir, il faut qu'il soit disposé ainsi comme le requiert la nature: autrement en <p 296v>un corps fasché, mal- disposé et chargé de vin, toutes saulses perdent toute leur grace et toute leur saison. Pourtant ne faut-il pas tant prendre garde si le poisson est frais pesché, ne si le pain est de pur fourment, si le baing est chaud, ou si la femme est belle, qu'il faut considerer de bien pres si nostre corps est point degousté, aiant envie de vomir, gorgé, tout crud et desbauché: autrement nous ferons la mesme faute que feroit un qui apres avoir bien beu, voudroit aller en masque baller et jouër en une maison, où lon porteroit le deuil pour la mort du maistre d'icelle, qui n'agueres seroit decedé: car au lieu d'y apporter resjouissance et plaisir, il feroit plorer et crier ceux de la maison à haults cris: aussi le deduit de l'amour, les viandes exquises, le baing, et le vin, en un corps mal- disposé, et hors du naturel, ne font qu'emouvoir et brouiller la pituite et la cholere à ceux qui ne sont ne bien rassis en la disposition de leurs personnes, ny aussi du tout corrompus, et desbaucher le corps encore plus qu'il ne l'estoit, ne donnant point de plaisir, dont au moins on doive faire cas, ny de contentement tel que nous l'avions esperé. Il est bien vray que la diete trop exquise et gardee estroittement au doigt et à l'oeil, comme lon dit en commun langage, rend non seulement le corps paresseux, et dangereux de tomber en maladies, mais aussi matte toute la gayeté de l'ame, de maniere qu'elle a toutes choses pour suspectes, craignant tousjours de s'arrester trop, autant en travail qu'en plaisir, et generalement en toute action, n'entreprenant jamais rien asseureement ny gaillardement, là où il faut que nous facions de nostre corps comme d'une voile en la mer, ne le resserrant, ny ne le retenant point trop à l'estroit en beau temps, ny aussi le laschant trop dissoluëment et trop negligemment, où il y a occasion de souspeçonner quelque tempeste: car à ceste heure-là il le faudra choyer, et retirer un petit, pour le rendre puis apres plus dispos et leger, comme nous avons dit, et n'attendre pas à ce faire, jusques à ce que nous sentions des cruditez, ny des flux de ventre, ny des inflammations, ou refroidissemens et endormies de membres: lesquels signes estans comme les messagers et les sergens de la fiebvre qui est desja à leur porte, à male peine peuvent emouvoir aucuns tant qu'ils se veuillent resserrer et restraindre, lors qu'ils sont ja en l'acces de leur mal, là où il faut de loing prevoir, et se tenir sur ses gardes long temps devant la tourmente, quand on sent
  Sur un escueil marin en l'aer,
  Le vent de la Bise souffler.
Car il n'y auroit point de propos de prendre soigneusement garde au crailler des corbeaux, ou au caqueter des poulles, et au fouiller des pourceaux remuans des ordures et de vieux haillons, comme dit Democritus, pour en tirer pronostiques de vent et de pluye, et que nous ne sçeussions point observer ny prevoir à certains signes une tempeste prochaine à sourdre et à naistre dedans nostre propre corps. Pourtant ne faut-il pas seulement observer le corps au boire, et au manger, et aux exercices de la personne, s'il s'y prend point plus laschement et plus froidement que de coustume, ou au contraire, s'il a point plus de faim et plus de soif que d'ordinaire: mais aussi craindre, si le dormir n'est point continué tout d'une tire egalement et doucement, ains qu'il y ait des inegalitez et interruptions: voire jusques aux songes faut-il bien prendre garde, s'ils sont point estranges et non accoustumez: car si ce sont imaginations extraordinaires, ils tesmoignent et signifient qu'il y a repletion de grosses humeurs gluantes, et perturbation des esprits au dedans. Quelquefois aussi il advient que les mouvemens de l'ame mesme nous monstrent que le corps est en quelque danger de maladie: car il prend aucunefois aux hommes des melancholies sans propos, et des frayeurs sans aucune raison apparente, qui leur ostent et estaignent soudainement toute esperance: les uns deviennent aucunefois prompts à choleres soudaines, chagrins, se faschans de peu de chose, tellement <p 297r>qu'ils pleurent mal-gré eux, et languissent d'ennuy. C'est quand de mauvaises fumees et vapeurs ameres amassees s'elevent et se vont meslant, comme dit Platon, parmy les voyes de l'ame. Pourtant faut-il que ceux à qui telles choses arrivent, reÄpmemorent et considerent en eux-mesmes, s'il n'y a point quelque cause spirituelle: car s'il n'y en a point, il est force que ce soit quelque matiere corporelle qui a besoing d'evacuation, ou bien de repression. Aussi est-il utile, quand on va visiter ses amis malades, s'enquerir diligemment des causes de leurs maladies, non par curiosité ny par ostentation, pour en disputer seulement, et faire monstre de son eloquence, en babillant des instances, des incidences, et communitez des maladies,* pour monstrer que lon a leu les livres, et que lon entend les termes de la medecine: * Ce sont termes du medecin Erasistratus. ains s'enquerant diligemment, et non pas en passant par dessus, de ces choses legeres et communes, s'il estoit plein ou vuide, s'il avoit travaillé, s'il dormoit bien ou mal: et principalement, comment il vivoit, et comment il se gouvernoit, quand il est tombé en fiebvre. Et puis, comme Platon souloit dire en soy- mesme s'en retournant, apres avoir veu les fautes que d'autres commettoient: «Mais suis-je point moy-mesme tel?» aussi apprendre aux despens d'autruy à prouvoir bien au faict de sa santé, s'en souvenir, et se tenir sur ses gardes, à fin de ne tomber aux mesmes inconveniens, et n'estre point contrainct de s'alitter, et là regretter, et louër, quand il n'en est plus temps, la tant precieuse Santé, ains en voyant un autre attainct de maladie, remarquer bien, et imprimer en son coeur, combien nous doit estre chere la santé, combien il faut estre soigneux de se garder, et retenu à s'espargner. Et si ne sera pas mauvais de comparer puis apres sa vie à celle du patient: car s'il advient que nous aions trop beu, ou trop mangé, ou trop travaillé, et fait quelque autre tel exces, et que pourtant nostre corps ne nous menasse point de maladie prochaine, toutefois si jugerons nous qu'il nous faudra contre- garder, et anticiper le mal qui en pourroit advenir: comme si nous avions fait quelque desordre au plaisir de l'amour, ou autrement trop travaillé, en nous reposant et demourant à requoy, ou apres une yvrongnerie et apres avoir bien beu d'autant, beuvant de l'eau en recompense: mais specialement apres avoir mangé beaucoup de viandes pesantes, comme sont chairs, ou bien diverses, en jeunant puis apres, et se restraignant, de maniere que lon ne laisse aucune superfluité dedans le corps: car ces choses-là seules d'elles mesmes sont causes de plusieurs maladies, et aux autres causes adjoustent encore matiere et force d'avantage qu'elles n'en avoient. Pourtant a-il esté sagement dit par les anciens, que pour entretenir sa santé ces trois poincts sont principalement necessaires, «Manger sans se saouler, travailler sans s'espargner, et sa semence conserver.» Car l'intemperance de la luxure dissoult et affoiblit fort la chaleur naturelle, qui fait cuire et digerer la viande que nous prenons, et par consequent est cause qu'il s'engendre beaucoup de superfluitez, et se fait un grand amas de mauvaises humeurs dedans nostre corps. Parquoy pour recommancer à parler derechef d'un chascun de ces poincts, venons premierement à considerer les exercices qui sont convenables aux hommes de lettres et d'estude: car tout ainsi comme celuy qui dit le premier, qu'il n'escrivoit rien touchant les dents à ceux qui habitoient au long de la marine, leur enseigna ce qu'ils doivent faire en disant cela: aussi pourroit-on dire aux hommes de lettres que lon ne leur escrit rien touchant les exercices, pour ce que l'usage quotidian de la parole prononcee par vive voix, est un exercice de merveilleuse efficace, non seulement pour la santé, mais aussi pour la force, non pas telle comme celle que lon fait venir par artifice aux luicteurs, qui rend le corps charnu, et le cuyr ferme par le dehors, ainsi que un bastiment que lon a enduit et crespy exterieurement: mais bien engendrant une disposition robuste, et une force vigoureuse aux plus nobles parties, et principaux instrumens de nostre vie au dedans. Or que <p 297v>les esprits augmentent les forces des nostre corps, les maistres des exercices le monstrent assez, commandans aux luicteurs, quand on leur frotte les membres, de resister et poulser contre les frictions en retenant leur halene, à mesure que lon leur manie et que lon leur frotte chasque partie: mais la voix estant un mouvement de l'esprit fortifie non superficiellement, mais en la propre source dont elle naist dedans les flancs et les poulmons, augmente la chaleur naturelle, subtilise le sang, nettoye toutes les veines et ouvre toutes les arteres, empeschant qu'il ne s'y face aucun estouppement ou espessissement d'humeurs superflues, comme une lie au fond des vaisseaux qui reçoivent, et qui cuysent les viandes dont nous nous nourrissons: au moyen dequoy il est besoing que nous usions fort ordinairement et familierement de cest exercice, en parlant en public, et discourant continuellement: ou bien si d'adventure nous faisons doubte, que nostre corps fust trop debile pour pouvoir supporter tant de travail, au moins en lisant à haulte voix: car ce que la branloire est au regard de l'exercice du corps, cela mesme en proportion est la lecture au regard du parler, remuant tout doucement et promenant la voix dedans la parole, ne plus ne moins que dedans un coche ou voitture d'autruy: il est vray que le devis et la dispute y adjouste d'avantage la vehemence et l'efforcement, d'autant que l'ame s'y attache quant et le corps: bien se fault-il donner de garde des clameurs violentes à pleine teste: car ces efforts-là, et inegales contensions d'halene, sont bien souvent cause de rompre des venes, ou de faire convulsion de nerfs au dedans: puis apres que lon a ainsi leu ou parlé, il est bon user de quelques frictions unctueuses et chauldes, avant que de s'aller promener, et de tels amollissements du cuyr et de la chair, en touchant et maniant, en la sorte qu'on le peult faire, les entrailles, à fin de departir et espandre egalement les esprits par tout, jusques aux extremitez du corps. La mesure de ces frottements soit jusques à tant que le sentiment les trouvera agreables, et ne s'en offensera point. Qui aura ainsi appaisé le trouble et la tension des esprits au fond de son corps, si d'adventure il s'y treuve quelque superfluité, elle ne luy apportera point de nuisance: et s'il laisse de se promener à faute de loisir, pour quelque affaire qui luy sera inopineement survenu, ce sera tout un pour cela, car nature aura tousjours eu ce qui luy fait besoing: et pour ce ne fault-il prendre pour couleur et excuse de se taire, ny la navigation, quand on est avec plusieurs autres passagers dedans un vaisseau sur la mer, ny le logis quand on est en l'hostellerie, encore que les assistans s'en deussent rire et mocquer, pour ce que là où il n'est point deshonneste de manger devant tout le monde, là n'est-il point aussi deshonneste d'exerciter sa personne: ains plus-tost est-il deshonneste craindre ou avoir honte de mariniers, mulatiers ou hostelliers, qui se mocqueront, non d'un qui jouëra à la paulme tout seul, ou qui escrimera à son ombre, ains d'un qui parlera, et en parlant enseignera, discourra, ou apprendra par coeur et rememorera quelque bonne chose, pour son exercice. Socrates souloit dire qu'une petite salette estoit suffisante pour exercer un qui fait son exercice de la danse: mais à celuy qui veut exerciter sa personne par le moyen de la parole, tout lieu luy est suffisant, soit debout, soit couché ou assis: seulement nous fault-il bien donner garde que nous ne nous efforcions pas de crier à haulte voix, lors que nous nous sentirons pleins de boire et de manger, ou bien lassez du plaisir de l'amour, ou bien d'autre travail quel qu'il soit, comme il advient souvent aux Orateurs et maistres de Rhetorique qui se laissent aller, et s'efforcent de declamer et harenguer, les uns par vaine gloire et ambition de se monstrer, les autres pour le gaing mercenaire, ou pour jalousie à l'encontre de leurs compagnons: comme Niger l'un de nos amis, lequel faisoit profession d'enseigner la Rhetorique au païs de la Galatie, aiant un jour avallé une areste de poisson qui luy estoit demouree en la gorge, il survint d'adventure un autre Rhetoricien passant son chemin, qui feit une harengue <p 298r>publiquement. Niger craignant qu'il ne semblast fuyr la lice, pour n'ozer se parangonner à luy, se meit luy-mesme à declamer, aiant encore l'areste accrochee dedans sa gorge, de maniere qu'il s'y engendra une grande et douloureuse inflammation: la douleur de laquelle ne pouvant plus endurer, il souffrit qu'on luy feist une profonde incision et grande ouverture par le dehors, par où l'areste luy fut bien arrachee, mais la playe en devint si mauvaise, et s'y feit une si grande fluxion d'humeurs, qu'il en mourut tout roide. mais cela à l'adventure sera plus à propos de ramentevoir cy dessoubs. Apres l'exercice il fault entrer dedans l'estuve, là où se laver d'eau froide est plus fait en jeune homme qui veult monstrer sa bonne disposition, qu'il n'est convenable à la santé: car le bien que tel lavement peut apporter, c'est qu'il semble endurcir le corps, et le rendre moins subject à estre offensé des qualitez de l'air: mais cela fait plus de mal au dedans, qu'il ne fait de bien au dehors, d'autant qu'il resserre les pores, et fait grossir et espessir les humeurs et vapeurs qui se voudroient evaporer et resoudre continuellement. D'avantage il est force que ceux qui usent de se laver d'eau froide, tombent en la subjection de celle trop exquise et estroitte diete que nous fuyons, ayans tousjours l'oeil fiché à n'en oultre-passer jamais un seul poinct, d'autant que la moindre et plus legere faute du monde est incontinent chastiee bien asprement: là où, au contraire, se laver d'eau chaulde nous pardonne beaucoup de choses, car elle n'oste pas tant de force et roideur au corps, comme elle nous apporte de profit pour la santé, acheminant et accommodant tout doulcement les humeurs à la concoction: et si d'adventure il y en a qui ne se puissent pas bien cuyre, prouveu qu'elles ne soient pas totalement creuës, et qu'elles ne flottent pas au dessus de l'estomac, elle les fait dissoudre et exhaler sans aucun sentiment de douleur, et reconforte, et fait esvanouir les secrettes foulures et lassitudes des membres: toutefois là où nous sentirons que le corps sera en sa disposition naturelle, assez fort et robuste, il vaudra mieulx entre-mettre l'usage du baing, et sera meilleur se faire huyler et frotter devant le feu, là où le corps aura besoing d'estre reschauffé: car par ce moyen il prend mieulx ce qu'il luy fault de chaleur: ce qui n'est pas de mesme quant au Soleil: car on ne peult pas prendre de sa chaleur plus ou moins à discretion, ains est force de s'en servir et en user selon qu'il tempere et dispose l'air. Cela suffise quant aux exercices de la personne: au demourant pour venir à la nourriture, si les raisons et instructions que nous avons amenees cy dessus, par lesquelles nous nous sommes efforcez de refrener et reprimer les cupiditez, ont apporté quelque fruict, il seroit temps de passer maintenant oultre à d'autres advertissements. Mais si d'adventure les cupiditez sont si vehementes, et si effrenees par maniere de dire, qu'il soit difficule de les renger à la raison, et s'opiniastrer à combattre contre un ventre, qui n'a point d'aureilles, ainsi que disoit l'ancien Caton, il fault par subtils moyens faire, que la qualité de la viande en rende la quantité plus legere: et quant aux viandes solides et qui nourrissent beaucoup, comme sont les grosses chairs, les formages, les figues seiches, et les oeufs durs, n'en manger que le moins que lon peult, car de les refuzer du tout il seroit bien mal-aisé, mais bien se prendre aux viandes legeres et delices, comme sont la plus part des herbages, dont on use en potages, les chairs des oyseaux et des poissons qui ne sont pas gras: car en mangeant de semblables viandes on peult bien tout ensemble gratifier à l'appetit, et ne charger point le corps. Mais sur tout se fault-il donner garde des cruditez precedentes de trop manger de chair: car oultre ce que sur l'heure elles chargent trop l'estomac, il demeure encore puis apres de mauvaises reliques: de maniere que le meilleur est, accoustumer son corps à ne demander point à manger chair: car la terre produit assez d'autres aliments, non seulement pour la necessité de la nourriture, mais aussi pour le plaisir et contentement de l'appetit, les uns tous prests à manger sans que l'oeuvre <p 298v>de l'homme s'empesche d'y rien adjouster, les autres aptes à estre meslez avec d'autres en plusieurs sortes pour les rendre plus savoureux au goust. Mais pour autant que l'accoustumance est, par maniere de dire, une autre nature, ou à tout le moins non contre nature, il ne fault pas s'accoustumer de manger chair pour assouvir son appetit, comme font les loups et les lions, ains s'en fault seulement servir comme d'un fondement, et un soubassement de toute l'autre viande, et au demourant faire sa nourriture principale d'autres aliments qui sont plus conformes au corps et plus selon nature, et si grossissent moins la subtilité de l'esprit, et le discours de l'ame, comme un feu allumé de plus delicate et plus legere matiere. Et quant aux choses liquides, il fault user du laict, non comme d'un breuvage, mais comme d'une viande pesante et qui nourrit beaucoup. Et quant au vin, il luy fault dire ce que dit Euripides de Venus,
  Sois avec moy, mais en mesure bonne,
  Ny peu ny trop, et point ne m'abandonne:
car entre toutes sortes de breuvages, c'est le plus utile: entre les medecines, la plus plaisante: et entre les viandes, celle de qui moins on se lasse, prouveu qu'il soit bien trempé et meslé avec temps opportun, plus tost qu'avec de l'eau, non seulement celle dont on trempe le vin, mais aussi celle qui est beuë à part, laquelle fait que le vin trempé fait encore moins de mal, et porte moins de dommage: à raison de quoy, il se fault accoustumer de boire par chascun jour deux ou trois fois d'eau pure, poure ce que cela rendra la force du vin plus foible, et la boisson d'eau pure plus familiere à nostre estomac, à fin que quand la necessité sera venue, que par force il nous en faudra boire, il ne la trouve pas si estrange, et ne la refuse pas tant. Car plusieurs bien souvent recourent principalement au vin, lors qu'ils ont plus besoing de boire de l'eau, comme quand ils se sont eschauffez au Soleil: ou au contraire quand ils sont gelez de froid, ou qu'ils se sont efforcez à haranguer, ou qu'ils ont fort estudié, et generalement apres qu'ils ont bien travaillé, ou fait quelques grands efforts, ils estiment que c'est lors qu'ils doivent boire du vin, comme si la nature mesme requeroit que lon feist quelque bien au corps, et quelque changement pour le recreer de ses travaux: mais la nature ne desire point qu'on luy face du bien en ceste sorte, si lon appelle volupté faire du bien, ains requiert seulement qu'on le raméne à un moyen entre travail et aise: de maniere qu'à ceulx-là il fault retrencher les vivres, et ou leur oster le vin du tout, ou leur en bailler ce-pendant qui soit bien trempé: pour ce que le vin estant de sa nature vehement et remuant, il augmente et empire les emotions qu'il trouve dedans le corps irrité, et aigrit encore d'avantage les parties qui y sont desja offensees, lesquelles auroient plus tost besoing de reconfort et d'adoulcissement, à quoy l'eau est bien plus commode: car si n'aians point de soif autrement nous beuvons de l'eau chaude, apres avoir bien travaillé et fait quelque effort és grandes chaleurs de l'esté, nous en sentons un refreschissement et un grand reconfort au dedans: c'est pour ce que l'humidité de l'eau est gracieuse et paisible, et qu'elle ne se debat point, là où celle du vin a une force et vehemence qui ne repose jamais, et qui n'est point benigne, ne bien convenable aux indispositions qui commancent à naistre: car si lon craint les acrimonies aigues, et les amertumes que la faim et faulte de manger engendre dedans nostre corps, ou si comme font les enfans, on trouve mauvais de ne se mettre point à table pour manger avant que la fiebvre soit venue, quand on se doubte qu'elle doive venir, le boire de l'eau est un confin et un entre-deux fort à propos pour cela; et bien souvent nous offrons à Bacchus mesme les sacrifices que lon appelle Nephália, pour ce qu'il n'y a point de vin, nous accoustumans par là sagement à ne desirer pas tousjours boire du vin. Minos osta du sacrifice la fleute et les chapeaux de fleurs que lon porte sur la teste pour quelque ennuy qu'il avoit, <p 299r>et toutefois nous sçavons tresbien, que l'ame dolente n'est par les fleutes, ny par fleurs et festons passionnee: là où il n'y a corps d'homme, tant soit-il fort et robuste, que s'il est esmeu et enflammé, en y mettant encore du vin, n'en soit bien griefvement offensé. On dit que les Lydiens en temps de famine ne mangent que de deux jours l'un, et cependant qu'ils passent leurs temps à jouer aux dez, et à d'autres jeux: aussi seroit-il bien seant à un homme d'estude aimant les Muses et les lettres, en temps qui auroit besoing de souper peu, et de manger moins, avoir devant soy la figure de quelque proposition Geometrique, ou bien un petit livre, ou une lyre, ou un lut, cela ne le laissera point emmener prisonnier à son ventre, ains luy divertissant et transferant ordinairement l'entendement de la table à ses honnestes passetemps là, chassera les appetits de boire et de manger, comme des Harpyes avec les Muses: car il ne seroit-pas raisonnable qu'un Scythe en beuvant touchast souvent et feist sonner la chorde de son arc, en resveillant par cela son courage, qui autrement, ainsi comme ils disent, s'en iroit laschant et amollissant par le vin: et qu'un personnage Grec eust crainte et honte d'estre mocqué de ce, qu'il essayeroit de refrener et reprimer un importun et violent appetit, par le moyen des livres et des lettres: ne plus ne moins qu'en l'une des Com@edies de Menander il y a un macquereau, qui pour tenter de jeunes hommes soupans ensemble en un festin, leur amena de belles filles sur leur souper, richement et proprement vestues et parees: mais chascun de ces jeunes hommes, pour ne point voir ces belles filles au visage, baissoit la teste, et mangeoit des confitures et patisseries qui estoient servies devant eux. Les hommes addonnez à l'estude des lettres, ont bien d'autres plus plaisants divertissements, si autrement ils ne peuvent arrester et contenir ceste faim violente et canine, quand ils sont à la table: car quant aux paroles des maistres de luicte, et aux propos de quelques maistres d'escholes, qui vont disant, que disputer des lettres à la table corrompt la viande que lon prend dedans l'estomac, et fait mal à la teste, il faudroit craindre cela si nous voulions durant le repas nous mettre à resouldre de tels arguments sophistiques, comme celuy que les Dialecticiens appellent l'Indien, ou que nous voulussions disputer de tels sophismes, comme celuy qu'ils nomment le Maistre. Lon dit que la cyme du palmier que lon appelle la cervelle, est fort doulce à manger, mais qu'elle fait mal à la teste: aussi les disputes espineuses de la Logique ne sont pas viandes bien propres ny plaisantes pour un souper, plus tost feroient elles mal à la teste, et donneroient beaucoup de peine: mais s'ils ne nous veulent permettre de discourir, d'ouyr lire, et de deviser durant le souper de quelques propos, qui avec l'honnesteté et l'utilité aient la doulceur attraiante, et le plaisir conjoint, nous les prierons de ne nous estre point molestes, ny importuns, ains de se lever de la table, et s'en aller en leurs galleries, et en leurs parquets à luicte, tenir ces propos-là à leurs escholiers et champions de la luicte, lesquels ils retirent et destournent de l'estude des bonnes lettres, et les accoustumans à consumer les jours tous entiers à plaisanter et à dire mots de gaudisserie, ils les rendent à la fin, comme disoit le gentil Ariston, avec aussi peu de sentiment, et aussi gras et bien huilez, comme sont les coulonnes de pierre qui soustienent les portiques, soubs lesquels ils s'exercent et tienent leur eschole de la luicte. Et nous au contraire adjoustans foy aux medecins, qui nous conseillent de faire mettre tousjours quelque intervalle entre le souper et le dormir, non pas apres avoir remply le corps de viande et avoir comprimé les esprits, estans encore les morceaux tous cruds, et ne faisans que commancer à bouillir, aggraver et empescher la concoction, là où il leur faut donner un peu d'espace, et un peu de loisir, de se rasseoir. Comme ceux qui veulent que lon meuve le corps apres le repas, ne commandent pas que lon coure à toute bride, ny que lon escrime à toute oultrance, ains que lon se promene à l'aise tout bellement, ou que lon danse tout doucement: ainsi estimerons <p 299v>nous qu'il faut exercer nos entendements apres le souper, non point d'affaires de profonde meditation, ny de disputes sophistiques qui tendent ou à ostentation de grand et vif esprit, ou qui esmeuvent à contention: mais il y a plusieurs questions naturelles, plaisantes à disputer, et faciles à decider, et plusieurs beaux contes, dont il se peult tirer beaucoup de bonnes considerations et instructions pour former les moeurs, qui ont celle facilité que le poëte Homere appelle Menoeces, c'est à dire, cedant au courroux, et ne point resistant. Voyla pourquoy aucuns appellent plaisamment cest exercice de mouvoir et resoudre des questions historiales, ou poëtiques, l'yssue de table et le dessert des hommes studieux et doctes. Encore y a-il d'autres devis plaisants, comme d'ouyr des contes faicts à plaisir, parler du jeu de la fleute, ou de la lyre, qui donne quelquefois plus de contentement, que d'ouyr la fleute, ou la lyre mesme. Et la marque du temps propre à tels entretenements est, tant que lon sent que la viande s'affaisse bien dedans l'estomac, et que l'haleine monstre que la concoction se fait, et que la chaleur naturelle gaigne le dessus. Mais pour ce que Aristote estime que le promener apres le souper excite et souffle, par maniere de dire, la chaleur: et le dormir, quand l'on s'endort incontinent apres souper, l'amortit et l'esteinct: et que les autres au contraire sont d'opinion, que le repos sert mieulx à la concoction, et que le mouvement empesche la digestion, qui est cause que les uns se promenent apres le souper, et les autres demeurent en repos: il me semble que lon satisferoit commodément à toutes les deux opinions, qui se tiendroit quoy et serré apres le souper, pour eschauffer son corps, et qui esveilleroit son ame sans la laisser appesantir d'oysiveté, ains aguiseroit et subtiliseroit un petit ses esprits, en devisant, ou escoutant deviser, de propos gracieux et plaisans, non pas fascheux et poignans. Au demourant quant aux vomissements, ou purgation du ventre, par le moyen de medecines laxatives, qui sont les malheureux reconforts et remedes de repletion, il n'en fault jamais user sans tres-grande et urgente necessité, au contraire de ce que font plusieurs, qui remplissent leurs corps en intention de le vuider puis apres, ou à l'opposite, qui le vuident pour le remplir contre la nature, ne se faschans pas moins, mais estans ordinairement plus marris d'estre pleins, que d'estre vuides, d'autant que telle repletion leur empesche le contentement de leurs cupiditez: au moyen dequoy ils procurent que leur corps soit tousjours vuide de quelque chose, comme estant celle vuidange le propre champ de leurs voluptez. Or le dommage qui peut advenir de cela est du tout evident, pour ce que l'un et l'autre apporte de grandes emotions et violentes lacerations au corps, mais le vomissement améne un mal propre et particulier d'avantage, c'est qu'il entretient et augmente un appetit insatiable: car il s'en engendre des faims violentes et turbulentes, comme quand le cours d'un ruisseau est empesché et arresté, qui tirent à force la viande laissant tousjours un appetit, qui ne ressemble point au naturel, quand la nature a besoing de manger, mais plus tost aux eschauffements et inflammations des medecines, ou des cataplasmes: d'où vient que les voluptez qui en procedent, passent incontinent comme avortees et imparfaittes, estans accompagnees de grands battements de pouls, et grandes torsions en leur jouïssance, et apres s'en ensuyvent de douloureuses tensions, estoupements des conduits, et retentions des vents, qui n'attendent pas les naturelles ejections, ains vont discourant par tout le corps, ne plus ne moins que les vaisseaux surchargez, qui ont besoing d'estre soulagez de leurs charges, plus tost que remplis d'avantage. Et quant à l'emotion du ventre et des boyaux qui se fait avec drogues laxatives, elles gastent et resóluent la vertu naturelle des parties, tellement qu'elles sont cause qu'il s'engendre plus de superfluitez et plus d'excrements dedans le corps, qu'elles n'en tirent dehors. De maniere que c'est tout ne plus ne moins que si quelqu'un se faschant de voir dedans sa ville grand nombre <p 300r>de peuple Grec naturel habitant du païs, pour l'en chasser l'alloit remplissant de Tartares, ou d'Arabes estrangers: ainsi se mescomptent grandement aucuns, qui pour jetter hors de leurs corps des humeurs superflues, qui leur sont domestiques et familieres, jettent dedans je ne sçay quelle graine, que lon appelle Cocque Gnidien, ou de la Scammonee, et autres telles drogues de loingtain païs, qui n'ont aucune convenance avec nos corps, et qui auroient plus tost besoing d'estre purgees et jettees hors du corps elles mesmes, que puissance de vuider et chasser ce dont la nature se trouveroit chargee. Le meilleur doncques est, par sobrieté, et bonne regle de vivre, rendre son corps bien composé, pour soustenir tantost une evacuation, et tantost une repletion: mais si d'aventure il est force quelquefois user aucunement de l'un ou de l'autre, il fault provoquer le vomissement, sans user de drogues medicinales, ny autre curiosité, en ne troublant rien au dedans, ains seulement pour eviter une crudité, rejetter ce qui seroit de trop, et qui ne se pourroit parachever de cuyre. Car tout ainsi que les linges et draps qui se nettoyent avec du savon, cendres, et autres matieres abstersives, s'usent bien plus que ceulx que lon lave avec l'eau simple: aussi les vomissements qui sont provoques avec des medecines, offensent bien plus le corps, et en gastent la complexion. Et quand le ventre est arresté, il n'y a drogue que le lasche si doulcement, ne qui le provoque si aisément à le descharger, comme font aucunes viandes, dont l'experience nous est tres-familiere, et l'usage ne nous apporte aucune douleur: mais si d'adventure il estoit si fort endurcy, qu'il ne voulust pas obeïr, ne ceder à ces viandes-là, alors il faudroit par plusieures jours boire de l'eau, jeuner, ou prendre un clystere, plus tost que de prendre de ces medecines laxatives, qui corrompent tout le corps, et le mettent sans dessus dessoubs: ausquelles toutefois plusieurs courent facilement, ne plus ne moins que les folles femmes qui usent de certains medicaments pour se faire avorter, et jetter le fruict qu'elles ont conceu, à fin de se faire incontiment remplir une autre fois, et qu'elles en aient tant plus de plaisir. mais à tant est-ce assez parlé de ce propos-là. Au contraire aussi, ceulx qui entrejettent des jeunes à poinct nommé trop exactement et trop regleement observez par certain circuit de jours, enseignent à la nature, sans qu'elle en ait besoing, d'avoir besoing d'un resserrement, et de se rendre necessaire une abstinence d'aliments, qui de soy n'estoit point necessaire, à temps prefix, que demande la coustume à quoy on l'a asservie. Car il est bien meilleur user de tels chastiments envers son corps librement, sans qu'il en ait aucun presentiment, ny aucune suspicion: au demourant composer le reste de sa maniere de vivre, en sorte qu'elle se puisse accommoder et obeïr à toutes diverses occurrences, non pas demourer attachee ne liee à une seule forme de vivre, asservie à certains jours, certains nombres, et certain circuit de temps: car cela n'est ny seur, ny facile, ny civil, ny pas humain: ains ressemblant plus proprement à la vie d'une ouystre, ou d'un tronc d'arbre, de se rendre ainsi subject, sans pouvoir aucunement jamais changer ny diversifier, ny en viandes, ny en jeunes et abstinences, ny en mouvements, ny en repos: ains demourer tousjours clos et couvert en une vie ombrageuse, oisifve, à par-soy, sans conversation d'amis, sans participation d'honneurs, loing de toute administration de la Chose publique, cela est par trop se resserrer à mon advis: car la santé ne se doit point achetter avec l'oisiveté, et la paresse de ne rien faire, qui sont les principaux inconvenients et maulx qu'il y a és maladies: car c'est tout ne plus ne moins que si quelqu'un vouloit bien contregarder ses yeux par ne les employer point à regarder, et sa voix par ne point parler, qui penseroit que la santé pour se bien conserver eust necessairement besoing d'un continuel repos, et de ne jamais rien faire: car l'homme qui est sain, ne sçauroit mieulx faire, pour bien entretenir sa santé, que de s'employer à plusieurs beaux et bons offices d'humanité. C'est doncques un grand abus d'estimer qu'oisiveté soit saine ou salubre, attendu <p 300v>qu'elle destruit la fin de la santé: et n'est pas veritable, que ceux qui font le moins, soient les plus sains: car Xenocrates n'estoit point plus sain que Phocion, ne Theophrastus plus que Demetrius, et n'a de rien servy à Epicurus ny aux Epicuriens, pour acquerir celle tranquillité de la chair, dont ils font si grand cas, et qu'ils louënt si hautement, de fuir toute entremise de gouvernment et d'administration honorable et publique, ains faut par autres provisions et moyens entretenir la disposition et habitude du corps, qui est selon nature, estant certain que toute sorte de vie reçoit et maladie et santé. Toutefois le personnage dont il est question dit, qu'il falloit recorder aux hommes politiques, et de gouvernement, le contraire de ce que Platon admonestoit les jeunes gens au sortir de son eschole: car il leur souloit dire, «Or sus enfans, advisez d'employer vostre loisir à quelque passetemps honneste:» mais nous recorderions volontiers à ceux qui s'entremettent des affaires de la Chose publique, d'employer leur labeur à choses honnestes et necessaires, et non pas se tuer le coeur et le corps pour choses legeres, et de bien peu de consequence, comme fait une bonne partie des hommes, qui se tourmentent pour neant, se travaillans de veilles, d'allees et de venues, et de courses çà et là, pour choses qui ne sont bien souvent ny bonnes, ny honnestes, ains pour faire honte à quelqu'un par envie qu'ils luy portent, ou par opiniastreté, ou pour quelques vaines et folles opinions qu'ils poursuyvent: car je pense que c'est à telles gens principalement que Democritus disoit, que si le corps mettoit l'ame en proces, et l'appelloit en justice, en matiere de reparation de dommage, jamais elle ne se sauveroit qu'elle ne fust condamnee en l'amende: et ne sçay si Theophrastus disoit bien vray, quand il affermoit par une maniere de translation, que l'ame payoit bien le louage de sa demeurance au corps: car le corps reçoit plus de mal de l'ame qui n'use pas de luy selon raison, et ne le traitte pas ainsi comme il appartient: pour ce que quand elle a ses propres et peculieres passions, et quelques entreprises ou affections, elle abuse de luy, sans en rien l'espargner. Or le tyran Jason, ne sçay pour quelle occasion, souloit dire, qu'il falloit faire beaucoup de petites choses injustement, qui en vouloit faire une bien grande justement: Aussi pourrions nous bien conseiller à l'homme d'estat et de gouvernement, qu'il ne feist pas cas des choses legeres, ains ne s'en feist que jouer, et se reposer en icelles, s'il veut n'avoir point le corps rompu ne foulé, ne recreu, quand il le faudra employer aux grandes et belles, ains qu'il soit tout refait à loisir, ne plus ne moins que les vaisseaux vieux que lon tire en terre, pour les rhabiller, à fin que derechef, quand l'ame le voudra conduire et remettre aux affaires, il y aille plus dispos,
  Comme un poulain suit la jument qu'il tette.
Et pourtant quand les affaires le permettent, il se faut refaire et revenir, sans plaindre ny espargner au corps le dormir, ny le boire, et le manger, ny le repos qui est mestoyen entre plaisir et desplaisir, n'observans pas la regle que la plus part des hommes gardent, et en la gardant perdent et affolent le corps par soudaines mutations, ne plus ne moins que le fer que lon trempe: car lors qu'il est bien rompu et foulé de travaux, ils le vont fondre et dissoudre en voluptez excessives et demesurees, puis tout soudain, lors qu'il est tout fondu et affoibly du plaisir de Venus, ou d'avoir bien beu, ils le vous tirent ou aux travaux du palais, ou de la court, à la solicitation de quelque affaire de grande importance, aiant besoing de chaude et vehemente poursuitte. Le philosophe Heraclitus estant tombé en une maladie d'hydropisie, disoit à son medecin, qu'il feist d'une grande pluye une grande secheresse: Les hommes aussi font ordinairement de grandes et lourdes fautes, quand ils baillent leurs corps à fondre, et à lascher aux voluptez, lors qu'ils sont bien las, recreuz, et foulez de labeur: et puis derechef les roidissent et retendent au contraire: car la nature ne desire, ny ne demande point ce soudain changement, ains est l'incontinence et lascheté <p 301r>de l'ame, qui se laisse desordonneement aller aux plaisirs et voluptez, au sortir des laborieux exercices, ainsi comme font ordinairement les gens de marine, qui soudainement apres les voluptez se rejettent derechef à la poursuitte du gaing, et à penser à leurs affaires, ne donnans pas loisir à la nature de jouyr du repos, et de la quoye tranquillité, dont elle a besoing, ains l'en jettent incontinent dehors, et la mettent sans dessus dessoubs par le moyen de ceste inegalité: mais les hommes advisez se gardent bien de donner des voluptez à leur corps, lors qu'il est rompu de travail, car ils n'en ont que faire: et les mesprisent, ou ne s'en souvienent du tout point, aians tousjours l'esprit tendu à la consideration de l'honnesteté et beauté de la chose qu'ils ont envie de faire, amortissans toute aise et toute solicitude de leur ame par autres cupiditez: comme lon trouve escrit qu'Epaminondas dit en jouant, d'un fort homme de bien et vaillant, qui mourut en son lict de maladie, environ le temps de la guerre Leuctrique: «O Hercules, comment a cest homme eu loisir de mourir entre tant d'affaires!» Autant en pourroit-on dire à la verité d'un personnage qui auroit en main quelque grand affaire, en matiere de gouvernment, ou bien quelque traitté de philosophie, Comment un tel homme pourroit-il avoir loisir ou de s'enyvrer, ou de gourmander, ou de paillarder? mais les sages quand ils sont hors d'affaires, ils mettent alors leurs corps en repos, les deschargent de travaux inutiles, et encore plus de voluptez superflues et non necessaires, les fuyans comme chose ennemie et contraire à la nature. Il me souvient d'avoir entendu que Tibere C@esar souloit dire, que l'homme qui a soixante ans passez, merite d'estre mocqué quand il tend la main au medecin pour se faire taster le pouls: quant à moy je treuve ce dire-là un peu trop crud, mais bien me semble-il veritable, qu'il faut qu'un chascun cognoisse les particularitez de son pouls, pour ce qu'il y a beaucoup de diversitez en un chascun de nous, et qu'il ne soit point ignorant de la particuliere complexion de son corps, tant en chaleur, qu'en secheresse, et quelles choses luy font bien, et quelles choses luy font mal, quand il en use. Car celuy-là ne se sent pas soy-mesme, et demeure sourd et aveugle, comme en un corps emprunté, qui veult apprendre ces particularitez-là d'un autre que de luy-mesme, et qui va demandant au medecin, s'il se treuve mieux en esté qu'en hyver, et s'il prend plus aiseement les choses seches que les humides, et s'il a naturellement le pouls fort ou foible, hasté ou lent: car ce sont choses utiles à sçavoir, et aisees à apprendre, d'autant que nous le pouvons esprouver à toute heure, veu qu'il est tousjours quant et nous. Aussi faut-il cognoistre entre les viandes et entre les breuvages, plus tot ceux qui sont bons à nostre estomac, que ceux qui sont plaisans à la langue, et sçavoir par experience cela qui fait bien à l'estomac, plus tost que cela qui l'offense: et ce qui trouble et empesche la concoction, plus tost que ce qui est aggreable, et qui chatouille le goust: car demander au medecin quelle chose est facile à digerer, et quelle ne l'est pas, et quelle chose lasche le ventre, et quelle le restrainct, cela me semble aussi laid, que de luy demander que c'est qui est amer, et que c'est qui est doux, ou brusque et austere. Et toutefois nous en voyons plusieurs qui sçavent bien reprendre les cuisiniers, quand ils ont fait un potage ou une saulse trop doulce, ou trop aigre, ou trop sallee, et ne discernent pas ce qui estant mis dedans leur corps ne leur fera point de mal, ou leur sera profitable: tellement que bien peu souvent il y a faute, que leur potage ne soit bien assaisonné: et au contraire, par ne vouloir bien assaisonner tout leur corps, ains le desbaucher tous les jours, ils donnent beaucoup d'affaires aux medecins: car ils ne jugent pas le potage estre le meilleur, qui est le plus doux, ains y meslent plusieurs jus aigres, ou verds, pour luy donner un peu de poincte: et à l'opposite ils fourrent dedans leurs corps toutes les douceurs des voluptez jusques à coeur saoul, ignorans ou bien ne se souvenans pas, que la nature attache tousjours aux choses qui sont utiles et salubres, un plaisir non mixtionné de <p 301v>desplaisir, et dont on ne se repent jamais: mais aussi faut-il avoir en memoire les choses qui sont propres et convenables aux corps, ou contraires aux mutations des saisons de l'an, et autres qualitez et proprietez de l'air, pour sçavoir accommoder proprement à une chascune saison sa maniere de vivre. Au reste quant aux inconveniens procedans de chicheté, ou d'avarice et ardeur de gaigner, à la saison que lon serre les fruicts, pour les loger et garder à force de veiller, de courir et tracasser çà et là, ils font paroir au dehors les vices et les tares qui sont au dedans du corps: mais il ne faut pas craindre que tels accidents advienent aux personnes doctes et studieuses, ny à gens d'estat et d'honneur, ausquels principalement s'adresse ce discours. Mais il faut qu'eux prennent garde, et fuyent une autre sorte de chicheté et d'avarice, en matiere d'estude et de lettres, laquelle fait qu'ils mettent en nonchaloir, et n'ont aucun esgard à leurs pauvres corps, qui bien souvent n'en peuvent plus, tant ils les ont travaillez: et neantmoins ne leur pardonnent point encore, ains les contraignent de faire à l'envy, eux qui sont fresles et mortels, de l'entendement et de l'esprit qui est immortel, et ce qui est terrestre, venu de la terre, à l'envy de ce qui est celeste. Et puis le boeuf dit au chameau son compagnon au service d'un mesme maistre, «Tu ne me veux pas maintenant soulager d'une partie de ma charge, mais bien tost tu porteras tout ce que je porte, et moy avecques d'avantage:» comme il advint par la mort du boeuf, qui demoura soubs le faix. Ainsi en prend-il à l'ame, qui ne veut pas donner au pauvre corps las et recreu, un peu de relasche et de repos car peu apres il luy survient une fiebvre, ou un mal de teste, avec un esblouissement d'yeux, qui la contrainct de quitter et abandonner livres, lettres et estudes, et est finablement forcee de languir, et demourer au lict malade quant et luy. Parquoy Platon nous admonestoit sagement, de ne remuer et n'exercer point le corps sans l'ame, ny l'ame aussi sans le corps, ains les conduire egalement tous deux, comme une couple de chevaux attelez à un mesme timon ensemble, attendu que le corps besongne et travaille quant et l'ame: au moyen dequoy il en faut avoir un tresgrand soing, et luy rendre le traictement qui luy appartient, à fin de luy entretenir la belle, bonne, et desirable santé, sçachant que le plus grand et le plus singulier bien qui en procede, c'est, que l'un ne l'autre à faute de bonne disposition n'est empesché de cognoistre la vertu, et d'en user, tant en lettres comme és actions de la vie humaine.

De la Fortune des Romains.
LA VERTU et la Fortune ont combattu plusieurs grands combats, et par plusieurs fois, l'une contre l'autre: mais celuy qui se presente maintenant, est le plus grand de tous, à sçavoir, le proces qu'elles ont ensemble touchant l'Empire Romain, laquelle des deux l'a faict, et laquelle a produit en estre une si grande puissance: car ce ne sera pas un petit tesmoignage pour celle qui le gaignera, ou plus tost une grande justification alencontre de l'imputation que lon leur met sus à toutes deux: car on impute à la Vertu, qu'elle est honeste, mais inutile: et à la Fortune, qu'elle est incertaine, mais bonne: et dit-on que l'une est infructueuse, et l'autre mal-feable en ses dons. Car qui est celuy qui ne dira, estant la grandeur de Rome attribuee et adjugee à l'une ou à l'autre, que ou la Vertu ne soit tres-utile, si elle a peu faire tant pour les gens de bien: ou la Fortune ne soit tres-ferme et constante, veu qu'elle conserve desja par si long temps ce qu'elle a <p 302r>une fois donné? Or le poëte Ion és oeuvres qu'il a composez sans vers en prose, dit que la fortune et la sapience, qui sont deux choses tres-differentes et dissemblables, produisent neantmoins de tres-semblables effects: l'une et l'autre agrandissent et honorent les hommes, les avancent en dignité, en puissance, en estat et authorité. Et quel besoing est-il d'estendre ce propos à reciter et denombrer ceux qu'elles ont avancez, attendu que la nature mesme qui nous porte, et nous produit toutes choses, les uns estiment que ce soit la fortune, les autres la sapience? Et pourtant ce present discours adjouste à la cité de Rome une grande et admirable dignité, c'est que nous mettons en dispute d'elle ce que nous disputons aussi de la terre, de la mer, et des estoilles, à sçavoir si ce a esté par fortune, ou par providence, qu'elles sont venues en estre. Mais quant à moy, il m'est advis que si bien la vertu et la fortune ont eu ailleurs plusieurs debats et plusieurs querelles ensemble, qu'à la composition d'un si grand Empire, et si grande puissance, il est vraysemblable qu'elles se sont accordees ensemble, et que d'un commun accord elles ont achevé et parfaict le plus grand et le plus beau chef- d'oeuvre qui fut oncques entre les humains: et ne me pense point abuser en ceste conjecture, ains estime que tout ainsi que Platon dit, que du feu et de la terre, comme des premiers et necessaires elemens, tout le monde a esté concreé, à fin qu'il fust et visible et palpable, la terre luy donnant la gravité et la fermeté, et le feu la forme, la couleur et le mouvement, et les deux autres natures et elemens qui sont entre ces deux extremes, à sçavoir, l'air et l'eau, amollissans et temperans la grande dissimilitude de l'un et l'autre, des deux bouts ont assemblé et meslé par leur moyen la matiere premiere: aussi le temps avec Dieu prenans la vertu et la fortune, les ont destrempees et meslees ensemble, à fin que de ce qui est propre à l'un et à l'autre ils bastissent et feissent un temple veritablement sainct, et à tous profitable, un fondement et soubassement ferme, un element eternel aux affaires qui tendent tousjours contre bas, et vont tousjours en empirant, et une ancre sacree alencontre de la tourmente, pour garder le monde de courir fortune. Car ainsi comme quelques philosophes naturels disent, que le monde au commancement ne vouloit pas estre monde, et que les corps ne vouloient pas se joindre et se mesler ensemble, pour donner à la nature une commune forme composee de tous ces corps-là, ains que ceux qui estoient encore petits, et espars çà et là, se glissoient, s'eschappoient, et fuyoient de peur d'estre attrapez et attachez avec les autres, et ceux qui estoient un peu plus robustes et mieux entassez, se combattoient desja bien rudement les uns contre les autres, et y avoit de grands troubles entre eux, tellement qu'il en sortoit une violente tourmente, et une grande combustion, tout estant plein de ruïne, d'erreur et de naufrages, jusques à ce que la terre venant à prendre grandeur par le moyen des corps qui accouroient et s'attachoient à elle, elle commancea à s'affermir elle mesme premierement, et depuis donna et dedans elle et à l'entour d'elle un siege ferme et asseuré à tous les autres corps: aussi, comme les plus grands potentats et empires qui fussent entre les hommes, se remuassent selon les fortunes, et s'entreheurtassent les uns les autres, d'autant que nul n'estoit assez grand pour commander à tous les autres, et que toutefois chascun le desiroit, il y avoit un estrange mouvement et agitation vagabonde, et une mutation universelle de tout en tout parmy le monde, jusques à ce que Rome venant à prendre force et accroissement, et à lier et attacher à soy d'un costé d'autres peuples et nations voisines, et d'autre costé des seigneuries, royaumes et principautez des princes loingtains et estrangers d'outre mer, les choses principales commancerent à prendre un fondement ferme, et un establissement asseuré, par ce que l'Empire se reduisit en fin en un ordre pacifique, et en un cercle et rondeur d'estat si grand, que rien n'en pouvoit tomber ne dechoir, par le moyen de ce que toute vertu regna en ceux qui conduisirent ce <p 302v>grand ouvrage à chef, et aussi qu'il y eut beaucoup de faveur de la fortune, qui y coopera, ainsi comme par la suitte de ce discours il sera facile à cognoistre, et à demonstrer. Si me semble que je voy maintenant, comme de dessus une haute guette, venir la Vertu et la Fortune à la plaiderie de ceste cause, et au jugement et decision de ceste question. Mais le port et l'alleure de la Vertu est grave et doux, le regard arresté, et le soing qu'elle a de maintenir et defendre son honneur en ceste contention, luy fait un peu monter la couleur au visage, encore qu'elle demeure beaucoup derriere la Fortune qui se haste de venir tant qu'elle peut: et la conduisent et environnent tout à l'entour, comme sa garde, une bonne troupe
  D'hommes tuez en guerrieres attaintes,
  Aians de sang les armes toutes taintes,
tout navrez par le devant, et degouttans de sang meslé avec la sueur, appuyez sur des tronçons de lances et de picques qu'ils ont ostees à leurs ennemis. Voulez vous que nous demandions qui ils sont? Ils respondent qu'ils sont un Fabricius, un Curius, un Camillus, les Deciens, un Cincinnatus, un Fabius Maximus, un Claudius Marcellus, les deux Scipions. Je y voy aussi Caius Martius se courrouceant à la fortune. Là est aussi Mucius Scevola qui monstre sa main bruslante, et crie tout haut, Voulez vous attribuer ceste main à la fortune? Et Horatius Cocles qui si vaillamment combattit sur le pont, tout couvert de coups de traict des Thoscans, et monstrant sa cuisse rompue, murmure à voix sourde du fond de la riviere où il est tombé, A-ce esté par fortune que j'ay eu la cuisse rompue? Voyla quelle est la troupe de la Vertu, qui vient à ouïr ceste decision,
  Rudes guerriers combattans de pieds stables
  Aux ennemis en armes redoutables.
Mais de la Fortune, au contraire, l'alleure est viste, le courage superbe, l'esperance hautaine, et prevenant la Vertu, elle est ja tout icy pres, non qu'elle se soubleve avecques de legeres ailes, ny qu'elle ait le bout des arteuils sur une boule: car elle s'en vient douteuse et vacillante, et puis s'en reva desplaisante. Mais ainsi comme les Spartiates disent, que Venus depuis qu'elle eut passé la riviere d'Evrotas, quitta les miroirs et toutes feminines delicatesses, voire son tissu mesme, et qu'elle prit la lance et l'escu, se parant pour se monstrer à Lycurgus: aussi la Fortune aiant abandonné les Perses et les Assyriens, vola legerement par dessus la Macedoine, et vous secoua habilement Alexandre, puis se proumena un peu par l'Aegypte, et par la Syrie, trainnant apres soy les Royautez, et ruïnant les Carthaginois, que souvent elle avoit soustenus: finablement elle s'approcha du Mont-palatin, et passant la riviere du Tybre, posa là ses ailes, quitta ses patins volans, et delaissa sa boule mal-asseuree, qui tourne tantost çà tantost là, et ainsi entra dedans Rome, comme pour y faire sa demeure: telle se presente- elle, comparoissant pour ouïr droit devant la justice, non point funeste, ny trouble-feste, comme l'appelle Pindare, ny maniant un double timon, mais plus tost soeur de l'egalité et de persuasion, et fille de providence, ainsi comme le poëte Alcman deduit sa genealogie. Au reste, elle a bien en sa main celle corne d'abondance, qui est tant celebree, pleine non de toutes sortes de fruicts tousjours verdoyans, ains de toutes les choses exquises et precieuses qui sont en toute la terre, et en toute la mer, en toutes les rivieres, et toutes les minieres des metaux, et en tous les ports, qu'elle respand en grande largesse. Si voit-on à l'entour d'elle plusieurs illustres et excellents personnages, comme Numa Pompilius extraict des Sabins, Tarquinius Priscus venu de la ville des Tarquins, lesquels estans estrangers et forains elle installa Roys dedans le siege Royal de Romulus. Paulus Aemylius ramena son armee saine et sauve de la desfaicte de Perseus, et des Macedoniens, où il gaigna une victoire si heureuse, que jamais Romain n'en jetta larme d'oeil, et retournant en <p 303r>triomphe, il magnifie la Fortune: aussi fait le vieillard Cecilius Metellus surnommé Macedonicus, pour les victoires qu'il y gaigna, et pour avour eu cest heur, que d'estre porté en sepulture par quatre siens fils, tous quatre consulaires, Quintus Balcaricus, Lucius Diadematus, Marcus Metellus, et Caius Caprarius, et par deux gendres consulaires aussi, et des arriere-fils qui avoient desja fait des grandes prouësses d'armes, et qui tenoient de beaux estats et offices en la Chose publique: et Aemylius Scaurus venu de bien petit lieu, et de race encore plus basse, homme neuf, elevé par elle, est fait prince du Senat. Et puis Cornelius Sylla qu'elle prit et enleva du sein de la courtisane Nicopolis, pour l'exalter par dessus tous les trophees Cimbriques de Marius, et tous ses sept Consulats, et le colloquer au souverain degré de Monarque et de Dictateur, celuy-là se donnoit luy et toutes ses actions à la faveur de la fortune, criant tout haut avec l'Aedipus de Sophocles, «Je me repute enfant de la Fortune.» En langage Romain il se surnommoit Felix, c'est à dire l'heureux: mais quand il escrivoit aux Grecs, il se soubsignoit, Lucius Cornelius Epaphroditus, comme qui diroit le bien-aimé de Venus et des Graces. Ses trophees mesmes qui sont en nostre païs de Cheronee, des victoires qu'il y gaigna contre les lieutenans du Roy Mithridates, ont pareille inscription, et meritoirement: car ce n'est pas la nuict, comme dit Pindare, qui a le plus de la faveur de Venus, mais c'est la Fortune. Qui voudroit doncques plaider la cause de la Fortune, ne seroit-ce pas un bon commancement et bien propre, que d'amener les Romains mesmes pour tesmoings, comme ceux qui ont plus attribué à la fortune, et se sont jugez plus redevables à elle qu'à la Vertu? car ce n'a esté que bien tard, et long temps apres la fortune, que Scipion Numantinus leur bastit un temple de la Vertu, et depuis Marcellus y feit construire celuy qui s'appelle le temple de Vertu et d'honneur, comme Aemylius Scaurus feit edifier celuy de la deesse Mens, qui signifie l'entendement, environ le temps des guerres Cimbriques. Alors que les lettres, les Sophistes et l'eloquence se coulerent dedans la ville de Rome, ils commancerent aussi à avoir en pris et recommendation ces choses-là: mais toutesfois jusques aujourd'huy encore n'y a-il point de temple de Sagesse, ny de Temperance, ny de Patience, ny de Magnanimité, ny de Continence, là où les temples de la Fortune sont si notoires et si anciens, qu'il semble qu'ils aient esté faicts et fondez quant et les premiers fondemens de la ville: car le premier qui en fonda, fut Ancus Marcius, nepveu de Numa, qui fut le quatriéme Roy de Rome apres Romulus, et fut à l'adventure celuy qui la surnomma Fortune virile, comme aiant la virilité, c'est à dire, la vaillance et prouësse, besoing du secours de la fortune, pour emporter la victoire: et quant à celuy de la Fortune feminine, ils le bastirent avant le temps de Camillus, lors que Martius Coriolanus aiant amené les Volsques contre la ville, fut destourné de sa mauvaise volonté par le moyen des Dames: car elles allerent en ambassade vers luy avec sa femme et sa mere, et le prierent tant, que finablement elles luy feirent pardonner à la ville, et rammener l'armee des Barbares: et fut lors que lon dit que l'image et statue de Fortune, ainsi qu'on la consacroit, prononcea ces paroles, «Vous m'avez Dames Romaines par ordonnance publique devotement consacree:» combien que Furius Camillus apres avoir estainct le feu des Gaulois, et osté la ville de Rome du bassin de la balance, où lon la contrepesoit à une certaine quantité d'or, ne bastit point de temple ny à bon conseil, ny à vaillance, ains à la deesse Monete le long de la rue neufve, à l'endroit où lon dit que Marcus et Decius en passant la nuict ouïrent une voix qui les advertit, que bien tost ils auroient sur les bras la guerre des Gaulois. L'autre temple de Fortune, qui est sur le bord de la riviere, surnommee Fortis, c'est à dire vaillante, belliqueuse et magnanime, comme celle à qui appartient l'efficace et force de donner la victoire et la generosité d'icelle, ils le bastirent dedans les jardins et vergers, que C@esar delaissa par testament au peuple Romain, estimant que luy-mesme par la faveur de fortune estoit devenu <p 303v>le plus grand des Romains. Mais quant à Jules C@esar, j'aurois honte de dire que moyennant la faveur de fortune il se soit eslevé jusques à estre le plus grand, so luy-mesme ne l'avoit tesmoigné: car estant party de Brindes le quatriéme jour de Janvier, pour poursuyvre Pompeius, au coeur d'hyver pres du solstice, il traversa seurement la mer, luy aiant la fortune reculé le mauvais temps: mais trouvant Pompeius fort et puissant, tant par mer que par terre, d'autant qu'il avoit toutes ses forces assemblees en un camp, et luy en avoit bien peu aupres, d'autant que les forces que luy amenoient Antonius et Sabinus estoient demourees derriere, il osa bien se jetter dedans une petite fregate, et partir sans estre cogneu du maistre ny du pilote, comme si c'eust esté le serviteur de quelque seigneur: mais y aiant un grand repoulsement du flot de la mer, contre le cours de la riviere, et une forte tourmente, voyant que le pilote tournoit en arriere, il osta la robbe qu'il avoit entortillee autour de sa teste, de devant son visage, et se monstrant à face descouverte, «Poulse mon amy, dit-il, hardiment, et ne crains point, ains mets les voiles au vent à l'adventure, asseureement, car tu menes C@esar et sa fortune:» tant il se persuadoit et asseuroit que la fortune naviguoit quant et luy, l'accompaignoit par les champs, estoit au camp avec luy, et luy aidoit à conduire toutes ses guerres, estant son ouvrage et son faict qui ne pourvoit proceder que d'elle, de commander tranquillité à la mer, esté en hyver, diligence aux plus paresseux, et force de courage aux plus lasches et couards, et, ce qui est encore plus incroyable, fuitte à Pompeius, et meurtre de son hoste à Ptolemeus, à fin que Pompeius mourust, et neantmoins C@esar ne fust point contaminé de son sang. Que diray-je de son fils, lequel fut le premier des Empereurs surnommé Auguste, qui commanda l'espace de cinquante quatre ans à toute la terre et à la mer? Quand il envoya son arriere-fils à la guerre, ne luy souhaitta-il pas qu'il fust aussi vaillant que Scipion, aussi aimé que Pompeius, et aussi bien fortuné que luy? attribuant l'honneur de l'avoir fait tel qu'il estoit, comme un grand chef-d'oeuvre, à la fortune, laquelle le mettant au dessus de Ciceron, de Lepidus, de Pansa, de Hircius, et de Marcus Antonius, par les conseils, prouësses, expeditions, victoires, armees desquels, tant par mer que par terre, elle le feit le premier, et l'esleva en hault, et abaissa tous ces autres-là par qui elle l'avoit fait monter, et puis le laissa seul: car c'estoit pour luy que Ciceron conseilloit, Lepidus menoit armee, Pansa vainquoit, Hircius mouroit, et Antonius yvrongnoit et paillardoit: car je mets Cleopatra entre les faveurs que la fortune feit à Auguste, contre laquelle, comme contre un rocher, Antonius si grand Capitaine s'alla briser et noyer, à fin que C@esar Auguste demourast tout seul. Auquel propos on raconte, que y aiant grand privauté et familiarité entre-eux, ils passoient souvent le temps ensemble à jouer à la paulme ou aux dez, ou bien à faire combattre de petits animaux, comme des coqs ou des cailles, mais que tousjours Antonius s'en alloit vaincu: et que quelque un de ses familiers, homme entendu en l'art de deviner, luy en parla franchement par plusieurs fois, et luy remonstra, «Seigneur que veux-tu faire aupres de ce jeune homme icy? esloigne toy de luy: tu es plus renommé que luy, tu es plus vieil que luy, tu commandes à plus d'hommes que luy, tu es plus exercité aux armes, tu as plus d'experience: mais ton esprit familier craint le sien, et ta fortune, qui à par-soy est grande, flatte la siene: et si tu ne t'en esloignes bien loing, elle t'abandonnera pour s'en aller devers luy.» Voyla les preuves par tesmoings que la fortune peut alleguer: mais il nous fault amener aussi celles des choses, en commanceant nostre propos à la naissance mesme de la ville de Rome. En premier lieu doncques, qui sera celuy qui ne confessera, que quant à la nativité, à la preservation, à la nourriture, et à l'education de Romulus, les excellences de vertu ont esté differees, et que la fortune a seule fondé le tout? car premierement le faict de la generation et procreation de ceulx mesmes qui ont fondé et planté la ville de Rome, semble <p 304r>estre procedee d'une faveur de fortune merveilleuse, car on dit que leur mere coucha avec le Dieu Mars. Et comme lon tient que Hercules fut engendré en une longue nuict, le jour aiant esté reculé et retardé contre l'ordre de la nature, et le Soleil arresté: aussi trouve lon escrit qu'en la generation et conception de Romulus, le Soleil eclipsa, et qu'il y eut une veritable conjonction du Soleil avec la Lune, comme Mars qui estoit Dieu, se mesla avec Sylvia qui estoit mortelle, et que le mesme advint encore à Romulus le jour propre qu'il passa de ceste vie: car on dit qu'il disparut ainsi comme le Soleil estoit en eclipse, aux Nones Capratines, auquel jour les Romains encore de present celebrent une feste bien solennelle. Et puis quand ils furent nez, le tyran les voulant faire mourir, de bonne fortune ce ne fut point un Barbare esclave maupiteux qui les reçeut, ains un gracieux et humain serviteur, qui ne les voulut point faire mourir, ains les posa en un endroit du bord de la riviere, joignant à une belle prairie verdoyante, et ombragee de petits arbrisseaux bas, aupres d'un figuier sauvage qu'ils appellent Ruminalis, à cause que la mammelle se nomme en Latin Ruma: et puis une Louve qui avoit fait nouvellement des petits, aiant le pis si plein de laict qu'il en crevoit, ses petits estans morts, elle cerchant à se descharger s'abaissa à ces enfans, et leur bailla son tetin comme accouchant une seconde fois, en se delivrant de son laict: et puis l'oyseau consacré à Mars, qu'ils appellent le Piverd, y survenant, et s'en approchant, avec le bout de ses pieds tout doulcement entre-ouvrant la bouche à ces enfans, l'un apres l'autre, leur meit dedans de petites miettes de sa propre pasture: et qu'il soit vray, le figuier sauvage en est encore appellé Ficus Ruminalis, à cause du pis de la Louvre, qui se baissant le donna à teter à ces enfans: et a esté long temps depuis que les habitans alentour de ce lieu-là ont observé la coustume de ne jamais exposer ne jetter rien de ce qui leur naissoit, ains de nourrir et elever tout, en memoire et pour la similitude de l'accident advenu à Romulus. Et puis qu'ils aient esté nourris et enseignez depuis en la ville de Gabij, sans que lon sçeust qui ils estoient, ne qu'on entendist qu'ils fussent enfans de Sylvia, et nepveux de Numitor, et du Roy, il semble bien que ce fut une ruze et une desrobee de la fortune, de peur qu'ils ne perissent, avant que avoir fait aucun acte digne d'eux, ains qu'ils fussent descouverts par les effects mesmes, monstrant leur vertu pour la marque de leur noblesse. Auquel propos il me souvient d'une response que feit un jour Themistocles à quelques Capitaines, qui depuis luy eurent la vogue, et furent en estime à Athenes, mais ils pretendoient meriter d'estre plus honorez que luy: car il leur dit, que le Lendemain querella une fois contre le jour de la Feste, disant qu'elle estoit fiere et oiseuse, et que lon ne faisoit que manger en elle, ce qui paravant avoit esté acquis et preparé avec peine: la Feste luy respondit, «Certainement tu dis vray, mais si je n'eusse esté, où est-ce que tu serois?» aussi si je n'eusse esté du temps des guerres Medoises, que seroit-ce maintenant que de vous? et dequoy serviroit toute vostre vaillance? Il me semble que la Fortune dit tout de mesme à la vertu de Romulus, Tes faicts sont grands et illustres, et as monstré que certainement tu estois extraict de sang et de race divine, mais tu vois combien de temps tu es venu apres moy: car si lors je ne me fusse monstree bonne et benigne, ains eusse laissé et abandonné ces pauvres petits enfans, toy comment fusses-tu venue en estre? et comment te fusses-tu fait voir, si lors une Louve ne fust survenue, aiant le pis enflé et enflammé de la quantité grande du laict qui y affluoit, cerchant plus tost à qui donner pasture que dequoy se paistre? et si elle eust esté du tout sauvage et farouche, ou affamee, ces maisons royales, ces temples, ces theatres, ces portiques, ces places, ces palais à tenir la justice, ne seroient-ce pas aujourd'huy des loges de bouviers et cabanes de bergers, qui serviroient comme esclaves à quelques maistres d'Albe, ou de la Thoscane, ou du païs Latin? Le commancement en toutes choses et le principal, mesmement en la fondation et edification d'une <p 304v>ville: et la Fortune a esté celle qui a fourny ce fondement, quand elle a sauvé et contregardé le fondateur: car la vertu a bien fait Romulus grand, mais la fortune l'a conservé jusques à ce qu'il fust grand. Bien est-ce chose certaine et confessee, que le regne de Numa Pompilius, qui dura bien longuement, fut entierement guidé et conduit par une faveur de fortune merveilleuse: car de dire que la Nymphe Egeria, l'une des Dryades, fee prudente, et sage, ait esté amoureuse de luy, et que couchant avec luy elle luy ait enseigné à establir, gouverner et regir sa Chose publique, cela est à l'adventure trop fabuleux, attendu que les autres mesmes que lon raconte avoir esté aimez par des Deesses, et avoir jouy des nopces d'icelles, comme un Peleus, un Anchises, un Orion, un Emathion, n'ont point pour cela eu au reste de leur vie tout contentement et prosperité, sans aucune fascherie: Mais Numa semble à la verité avoir eu la bonne fortune pour domestique, familiere compagne et regnante avec luy, laquelle prenant la ville de Rome, comme en une tempeste turbulente, et une mer tourmentee, en l'inimitié, envie et mal-veuillance de tous les peuples prochains et voisins, et outre cela travaillee en elle mesme d'infinis maulx et partialitez, elle estaignit et assopit tous les courroux et toutes les envies, comme mauvaus vents et contraires. Et ainsi que lon dit que la mer au fin coeur d'hyver donne l'aisance aux oyseaux Halcyons d'esclorre leurs petits, de les nourrir et alimenter en grande tranquillité: aussi la fortune estendant alentour de ce peuple nouvellement planté, et branlant encore, un tel calme et serenité d'affaires, sans guerres, sans maladies, sans peril et sans crainte, elle donna moyen à la ville de Rome de prendre racine et pied ferme, en croissant en repos avec toute seureté, sans empeschement quelconque. Ne plus ne moins que une carraque ou une galere se fabrique et s'assemble à force de coups, à grande violence de marteaux, de clous, de coings, de coignees et sies, dont elle est fort harassee: mais depuis qu'elle est une fois composee, il fault qu'elle demeure en repos quelque peu de temps, jusques à ce que les liaisons soient affermies, et les cloueures toutes accoustumees: autrement qui la tireroit en mer, les joinctures et commissures estans encore toutes fresches, lasches et non bien consolidees, tout souvriroit quand elle viendroit à estre un petit secouee et esbranlee des vagues de la mer, tellement qu'elle feroit eau par tout: Aussi le premier prince, autheur et fondateur de la ville de Rome l'aiant composee d'hommes agrestes et de bouviers, comme de gros plansons et puissans aix de chesne, eut à ce faire plusieurs travaux, et se trouva embarrassé en plusieurs guerres et plusieurs grands dangers, estant contrainct de combattre ceulx qui s'opposoient à la naissance et fondation d'icelle: mais le second la prenant de ses mains, luy donna temps et loisir de s'affermir, et asseurer sa croissance par la faveur de bonne fortune, qui luy donna moyen de jouyr de grande paix et de long repos. Mais si un Porsena luy fust venu courir sus lors que les murailles toutes fresches branloient encore, par maniere de dire, plantant son camp, et amenant une grosse armee de la Thoscane devant: ou que quelque puissant personnage belliqueux entre les Marses, ou du païs de la Lucanie, par une envie et un appetit de troubler, et de remuer tout, homme factieux et entendu au faict des armes, tel que depuis ont esté un Mulius ou un Silon le superbe, et le dernier de tous, un Telesinus, auquel Sylla eut affaire, qui comme à un signal feit prendre les armes à toute l'Italie, fust venu environner et assaillir à trompettes sonantes le philosophe Numa, ce-pendant qu'il sacrifioit et faisoit prieres aux Dieux, la ville à ce premier commancement-là n'eust pas peu soustenir une tempeste et une tourmente si grande, et ne fust pas creuë en si grand nombre d'hommes et de peuple: là où il semble que la longue paix, qui dura soubs ce Roy-là, fut aux Romains comme un magasin de toute munition pour les guerres qui suyvirent apres, et que le peuple Romain, ne plus ne moins qu'un champion qui a à combattre, s'estant exercé à loisir et en repos par l'espace de quarante trois <p 305r>ans, apres les guerres qu'ils avoient euës soubs Romulus, se rendit fort assez et suffisant pour faire teste à ceux qui depuis s'opposerent à luy: car on dit qu'il n'y eut ny peste, ny famine, ny sterilité de la terre, ny intemperature d'hyver ou d'esté, en tout ce temps-là, qui faschast la ville de Rome, comme si ce n'eust pas esté une providence humaine, mais une fortune divine, qui eust regy et gouverné toutes ces annees-là. Aussi furent lors fermees les deux portes du temple de Janus, qu'ils appellent les portes de la guerre, pour ce qu'elles s'ouvrent quand il y a guerre, et se ferment quand il y a paix: et incontinent apres la mort de Numa elles furent ouvertes pour la guerre d'Albe, qui se rompit aussi tost, et d'autres infinies qui la suyvirent de main en main. Depuis elles furent derechef closes, environ quatre cents quatre vingts ans apres, quand la guerre fut achevee, et la paix faitte avec les Carthaginois, l'annee que Caius Attilius et Titus estoient Consuls: depuis elles furent encore r'ouvertes, et durerent les guerres jusques à la victoire que gaigna C@esar, devant le promontoire d'Action: et lors cesserent les armes des Romains, non gueres long temps, par ce que les troubles des Biscains, et des Gaulois contre les Germains, survindrent, qui troublerent la paix. voyla les tesmoignages de la felicité et bonne fortune de Numa que lon treuve par escript. Mais les Roys qui ont esté à Rome depuis luy, ont grandement honoré la Fortune, comme la patrone, la nourrice, et le soustien, ainsi que parle Pindare de la ville de Rome: ce que lon peut juger par les raisons qui ensuyvent. Il y a bien à Rome un temple fort honoré de la Vertu, mais il y a esté fondé et basty bien tard par Marcellus, celuy qui prit Syracuse. Il y en a aussi un autre de l'Entendement, ou de la Raison, qu'ils appellent Mentem, mais ce fut Aemylius Scaurus qui le dedia environ le temps des guerres Cimbriques, que desja les lettres, les arts et le babil de la Grece avoit commancé à se glisser en la ville: mais de Sapience encore jusques aujourd'huy ils n'en ont pas un, ny de Temperance, ny de Patience, ny de Magnanimité: mais des temples de la Fortune il y en a plusieurs et fort anciens, et fort celebres en tous honneurs, en maniere de dire, qui y sont fondez et meslez parmy les plus nobles endroicts et lieux de la cité: car il y a celuy de la Fortune virile qui fut basty par Ancus Martius quatriéme Roy, et ainsi nommé, pour-autant qu'il estima avoir eu autant de fortune que de vaillance, à obtenir la victoire: et l'autre de la Fortune feminine, chascun sçait que ce furent les Dames qui le dedierent, apres avoir diverty et destourné Martius Coriolanus, qui avoit amené grande puissance d'ennemis devant la ville. Et Servius Tullius qui augmenta la puissance du peuple Romain, et en reduisit en belle et bonne ordonnance le gouvernement, autant que nul autre Roy, ayant estably l'ordre que lon y garde à donner les suffrages aux elections, et aussi l'ordre de la discipline militaire, ayant esté le premier Censeur des moeurs, et Syndique ou contrerolleur de la vie et des moeurs d'un chascun, et qui semble avoir esté et tres-vaillant, et tres- prudent: celuy-là, dis-je, s'attribuoit luy mesme à la fortune, et estimoit que sa principaulté dependoit d'elle, de maniere que lon disoit que la fortune mesme venoit coucher avec luy, descendant par une fenestre en sa chambre, que lon appelle maintenant la porte Fenestelle: à raison de quoy il fonda au Capitole le temple de la fortune que lon appelle Primigenia, comme qui diroit, fortune l'aisnee: et une autre, Fortunae Obsequentis, comme qui diroit de fortune favorable et obeïssante. Mais sans m'arrester aux noms et appellations Romaines, je m'efforceray d'interpreter en Grec les significations de toutes ces fondations de la fortune: Car il y a au Mont-palatin une chappelle de fortune Privee, et une autre de fortune Gluante, encore que le mot semble avoir de la mocquerie, toutefois si a-il par translation signifiance de chose bien importante, voulant donner à entendre qu'elle attire ce qui est loing, et retient ce qui est pres: et aupres de la fontaine qui se surnomme Muscosus, un autre de fortune Vierge: et au mont des Esquilies, de fortune <p 305v>adverse: et en la longue rue y a un autel de fortune de bonne esperance, ou comme d'esperance: aussi y a-il joignant l'autel de Venus Talaria une chappelle de fortune Masle, et plusieurs autres honneurs et denominations de la fortune, que Servius pour la plus part a basties, sçachant tresbien qu'au gouvernement de toutes choses humaines la fortune est de grande, ou plus tost de totale importance, mesmement, que luy par benefice de la fortune, d'esclave et ennemy de nation qu'il estoit, fut elevé et avancé jusques à la dignité royale. Car estant la ville de Corioles prise par les Romains, une jeune fille nommee Ocrisia, de laquelle la fortune de captivité n'avoit peu effacer ny la face, ny les moeurs, fut donnee pour servante à Tanaquil, femme de Tarquinius roy, et depuis fut donnee en mariage à un des dependans de la maison, que les Romains appellent Clientes, et d'eux deux nasquit Servius. Les autres disent qu'il n'est pas ainsi, mais que Ocrisia jeune fille prenant ordinairement quelques primices des viandes et du vin qui estoient servies à la table du Roy, les portoit au foyer de l'autel domestique, et que un jour ainsi comme elle jettoit, suyvant sa coustume, ces primices dedans le feu qui estoit au foyer, la flamme subitement s'assopit, et sourdit du foyer un membre viril, dequoy la jeune fille effroyee raconta sa vision à Tanaquil seule: laquelle estant sage et prudente, accoustra la jeune fille ne plus ne moins que lon a accoustumé de parer les nouvelles mariees, et l'enferma avec ceste apparition, estimant que ce fust chose celeste et divine: Aussi pensent aucuns que ce fut le Dieu domestique, Lar, ou bien Vulcanus, qui fut amoureux de ceste jeune fille: comment que ce soit, de là nasquit Servius et comme il estoit encore enfant, une lumiere claire comme l'esclair du tonnerre, luy enlumina la teste tout alentour. Mais Valerius Antias ne le conte pas ainsi: car il dit, que Servius avoit une femme nommee Gegania qui mourut, que sa mere presente il demena grand deuil de ceste mort, que finablement de melancholie et de tristesse il s'endormit, et que luy dormant les femmes apperceurent sa face reluysante comme toute en feu: ce qui luy fut en tesmoignage qu'il avoit esté engendré par le feu, et un presage certain de la royauté inopinee et non esperee, à laquelle il parvint apres la mort de Tarquinius, par le moyen du port et de la faveur que Tanaquil luy feit: car de tous les Roys, cestuy semble avoir esté celuy qui avoit le moins d'apparence de jamais attaindre à la Monarchie, et moins d'envie d'y aspirer et pretendre, attendu mesmement qu'aiant envie de s'en deposer, il fut empesché de le faire: car Tanaquil en mourant le conjura et l'obligea par serment qu'il persevereroit en icelle royauté, et qu'il n'abandonneroit point la police et le gouvernement des Romains. Voyla comment la royauté de Servius dependit totalement de la fortune, attendu qu'il y parvint sans l'avoir esperé, et la retint oultre son gré. Mais à fin qu'il ne semble que nous nous retirions, et nous enfuyons, comme en un lieu obscur, au temps ancien, à faute de plus evidentes et plus claires preuves, laissons l'histoire des Roys, et transferons nostre propos à leurs plus glorieux faicts, et leurs guerres plus celebres et plus renommees, ausquelles qu'il n'y ait eu grande vaillance et grande discipline d'obeïssance cooperante à la vertu guerriere, comme dit le poëte Timotheus, qui le pourroit nier? mais le cours heureux de leurs affaires, et la vogue courante de leur progrés à une si grande puissance et si grand accroissement, monstre bien clairement à ceux qui sçavent discourir par raison, que ce n'a point esté chose conduitte par les mains ny par les conseils, ou affections des hommes, ains par une guide et escorte divine, et par un vent en pouppe de la fortune qui les hastoit, trophees sur trophees erigez, triomphes continuez d'un tenant à d'autres triomphes, le premier sang des armes encore tout chaud lavé par un autre second: lon y compte les victoires non par les monceaux des morts ou des despouilles, ains par les royaumes subjuguez, par les nations assubjecties, par Isles asservies, et terres fermes qui se sont rengees à l'abry de la grandeur de leur empire: une seule battaille chassa Philippus de la <p 306r>Macedoine: par un seul coup Antiochus leur ceda l'Asie: les Carthaginois par une seule deffaicte perdirent la Libye: un seule homme à une boutee et un seul voyage leur conquit l'Armenie, le royaume de Pont, la Syrie, l'Arabie, les Albaniens, les Iberiens, et jusques au mont de Caucase, et aux Hyrcaniens, et l'Ocean qui environne le monde, par trois diverses fois, et en trois diverses lieux, l'a veu victorieux. Il reprima et rembarra les Nomades en l'Afrique, jusques aux rivages de l'Ocean meridional: il subjugua l'Espagne qui s'estoit revoltee avec Sertorius, jusques à la mer Atlantique: il poursuyvit les Roys des Albaniens jusques à la mer Caspiene. Toutes ces conquestes-là il acheva heureusement tant qu'il se servit de la fortune publique, mais depuis il fut ruïné par sa propre et privee destinee: mais le grand Daemon tutelaire des Romains ne leur aspira pas pour un jour seulement, ny ne fut pas en vigueur pour un petit de temps, comme celuy de la Macedoine: ny ne florit pas en terre, comme celuy des Laced@emoniens: ny en mer, comme celuy des Atheniens: ny ne commancea pas à se remuer tard, comme celuy des Perses: ny ne cessa pas tost, comme celuy des Colophoniens: ains dés la premiere naissance de la ville commancea à croistre et venir en avant comme elle, mania le gouvernement d'icelle, demoura constamment avec elle, par terre, par mer, en guerre, en paix, contre les Barbares et contre les Grecs. Ce fut luy qui feit escouler et consommer Hannibal de Carthage en Italie, comme un impetueux torrent, en procurant que par l'envie et malignité de ses envieux concitoyens, nul secours ne renfort ne luy fust envoyé du païs: ce fut luy qui separa les armees des Cimbres et des Teutons de grands intervalles de lieux et de temps, à fin que Marius peust fournir à les combattre et deffaire toutes deux l'une apres l'autre: et empescha que trois cents mille combattans se joignans ensemble en un mesme temps, ne noyassent et ne couvrissent toute l'Italie d'hommes invincibles et d'armes non soutenables. Par luy Antiochus se teint quoy cependant que lon faisoit la guerre à Philippus. Et Philippus aiant desja esté battu, quand Antiochus fut en peril de son estat, mourut. Par luy les guerres Sarmatiques et Bastarniques teindrent le Roy Mithridates occupé, cependant que la guerre Marsique brusloit et fourrageoit l'Italie. Par luy Tigranes, ce-pendant que Mithridates fut fort et puissant, se deffia de luy, et luy porta envie, qui le garda de se joindre avec luy, et puis quand il eut esté deffaict, l'assembla avec luy, à fin qu'il perist quant et luy. Quoy, en ses plus griefvres calamitez ne fut-ce pas la fortune qui la redressa, et remit sus, pendant que les Gaulois estoient campez alentour du Capitole, et qu'ils tenoient le chasteau assiegé?
  Dedans leur ost la peste elle rua,
  Qui de leur peuple un grand nombre tua.
Ce fut aussi la fortune et un cas fortuit qui revela leur venue, et en donna advertissement là où personne du monde ne s'en doutoit: et ne sera point à l'adventure hors de propos en cest endroit, d'en discourir un peu plus amplement. Apres la grandde desconfiture que les Romains reçeurent aupres de la riviere d'Allia, ceux qui se peurent sauver de vistesse, arrivez qu'ils furent à Rome, emplirent de trouble et d'effroy toute la ville, tellement que le peuple esperdu de ces nouvelles, s'espandit fuyant çà et là, excepté un petit nombre qui se jetterent dedans le chasteau du Capitole, deliberez de le tenir jusques à l'extremité: les autres qui estoient eschappez de la deffaicte, assemblez en la ville de Vejes, eleurent pour Dictateur Furius Camillus, que le peuple, hault en bride et insolent pour sa longue prosperité, avoit abbattu et jetté par terre, le condamnant d'avoir desrobbé les deniers publiques, et lors ravallé et humilié par ceste affliction, le rappelloit apres la desconfiture, et luy mettoit en main la puissance et authorité souveraine: mais à fin qu'il ne semblast que ce fust par l'iniquité et le malheur du temps, et non pas selon l'ordre des loix qu'il acceptast ce <p 306v>magistrat, et que desesperant la ressourse de la ville il se fust fait elire par une troupe de gens de guerre ramassez de toutes pieces, il voulut que les Senateurs qui s'estoient, retirez dedans le Capitole en fussent advertis, et que par leur consentement ils approuvassent et confirmassent l'election de luy qu'avoient fait les soudards. Or y avoit-il entre les autres, un nommé Caius Pontius homme vaillant, lequel promeit d'aller luy mesme en personne porter nouvelles de ce que lon avoit arresté à ceux qui estoient dedans le Capitole, et entreprit une chose fort dangereuse, par ce qu'il falloit passer à travers les ennemis, qui tenoient le chasteau environné avec trenchees et corps de garde. Arrivé qu'il fut sur le bord de la riviere, il meit sous son estomac des pieces de lieges plattes, et commettant son corps à la legereté de telle voitture, se laissa aller au cous de l'eau, qui luy fut gracieux, et le porta tout doucement jusques à la rive opposite, sans aucun danger: et là prenant terre il s'en alla vers l'endroit qu'il voyoit vuide de clarté, conjecturant par l'obscurité et le silence, qu'il n'y devoit avoir personne à la garde et au guet. si se meit à grimper contremont le precipice par où il trouvoit le rocher plus couché, et par les circuitions et aspretez rabotteuses d'iceluy, se prenant et appuyant le mieux qu'il pouvoit, feit tant qu'il arriva tout au fest, où ceux qui faisoient le guet l'aians apperceu luy aiderent à monter, et là il declara à ceux de dedans ce qui avoit esté advisé par ceux de dehors, et en prenant d'eux un decret et une ordonnance arrestee, s'en retourna la mesme nuict, par où il estoit venu, devers Camillus. Le matin l'un des barbares se promenant sans y penser alentour de la place, apperceut par cas d'adventure les prises du bout des pieds, et les glissures et froissures de l'herbe qui estoit creuë aux endroits où il y avoit un peu de terre, avec les trasses par où il avoit trainné et tiré son corps, en gravissant en travers, et l'alla declarer à ses compagnons: lesquels estimans que les ennemis mesmes leur monstroient le chemin, s'efforcerent à l'envy d'en faire autant, et aians la nuict observé l'endroit plus solitaire, monterent contremont, sans estre nullement apperceus, non seulement des hommes, qui estoient à la garde, mais non pas des chiens que lon mettoit aussi au devant pour aider à faire le guet, tant ils estoient endormis: toutefois la bonne fortune de Rome n'eut point encore faute de voix qui les peust advertir d'un si grand danger. Il y avoit des oyes sacrees à la Deesse Juno, que lon nourrissoit aux despens de la Republique, en l'honneur d'elle, tout joignant son temple: or cest animal de nature fort paoureux, et fort aisé à effroyer pour peu de bruit qu'il oye: et lors y aiant dedans la place fort estroitte necessité de tous vivres, et ne se soucioit pas beaucoup de leur donner à manger, de maniere qu'à faute de manger, leur sommeil en estoit encore plus leger: au moyen dequoy elles sentirent incontinent les ennemis, si tost qu'ils furent au dessus de l'enceinte de la muraille, et crians effroyeement, coururent alencontre, car elles furent encore plus effarouchees quand elles veirent la lueur des armes, tellement qu'elles remplirent toute la place d'un cry violent et aspre, qui esveilla les Romains, lesquels se doutans de ce que c'estoit, accoururent incontinent à la muraille, et en repoulserent et precipiterent à bas les ennemis. En memoire duquel accident jusques aujourd'huy encore en triomphe la Fortune: car on y porte à certain jour en procession un chien pendu en croix, et une oye portee en une petite littiere, sur un coussin fort sumptueux et riche: lequel spectacle nous monstre et donne à entendre la puissance grande de la Fortune, et les grands moyens qu'elle a de trouver expedient à toutes choses qui sont impossibles à la raison humain, attendu qu'elle donne entendement aux bestes brutes et destituees de tout usage de raison, et hardiesse et courage aux paoureuses et couardes. Car qui est celuy, s'il n'est du tout privé des affections naturelles, qui ne seroit ravy d'esbahissement et de merveille, en discourant un peu en soy-mesme la tristesse morne de ce temps-là, et la felicité qui est aujourd'huy en la ville de Rome, et regardant <p 307r>au Capitole la richesse, sumptuosité et magnificence des offrandes, les envis des excellens ouvriers, les presens ambitieux faicts par les villes, les couronnes des Roys, et tout ce que porte de precieux la terre, la mer, les Isles, les terres fermes, les fleuves, les arbres, les animaux, les campagnes, les montagnes et les minieres des metaulx, et de toutes ces choses, les primices et l'eslite choisies à l'envy les unes des autres, pour embellir et orner de richesse et de grace et beauté ce lieu-là, considerant en soy-mesme combien peu il s'en a fallu que tout cela n'ait point esté, et ne soit point, veu que tout estant en la puissance du feu, des tenebres effroyables de la nuict, des espees barbaresques, et cruelles, et des courages inhumains de ces Gaulois, de povres bestes privees de raison, paoureuses et couardes, ont apporté commancement de salut: et comme ces grands vaillans hommes et grands chefs de guerre des Manliens, des Serviens, des Posthumiens, des Papyriens, qui ont esté les ancestres et progeniteurs de tant de nobles et illustres races, les Seigneurs Romains approcherent pres d'estre tous perdus et deffaicts, si des oyes ne les eussent esveillez pour defendre le Dieu patron de leur ville, et combattre pour leur païs. Et s'il est vray ce qu'escrit Polybius en son second livre touchant les Gaulois, qui pour lors occuperent et prirent la ville, que leur estans venuës nouvelles, que leurs voisins barbares estoient entrez en armes dedans leur païs, là où ils occupoient et destruisoient tout, ils s'en retournerent à la haste, aiants fait appoinctement avec Camillus, encore ainsi n'y auroit-il point de doute, que la fortune n'ait esté cause du salut de la ville de Rome, aiant tiré et destourné ailleurs ses ennemis, contre toute esperance. Mais quel besoing est-il de s'arrester à ces vieilles histoires-là, où il n'y a rien de bien certain, ny asseuré, par ce que les affaires des Romains furent lors ruïnez, et toutes leurs histoires, annales et memoires confonduës, ainsi comme Livius mesme a laissé par escript, veu que les choses depuis advenuës, qui sont bien plus notoires et plus certaines, demonstrent assez evidemment les faveurs de la fortune? Car quant à moy, je compte pour une singuliere la mort d'Alexandre le grand, Prince de courage et de hardiesse nompareille et invincible, eslevé par plusieurs grandes prosperitez, et glorieuses conquestes et victoires, ne plus ne moins qu'un astre volant, qui saute depuis l'Orient jusques à l'Occident, et qui desja commanceoit à lancer les rays flamboyans de ses armes jusques en Italie, aiant pour pretexte et couleur de son entreprise, la deffaicte de son parent Alexandre Roy des Molossiens, qui avoit esté avec some armee taillé en pieces par les Brutiens et Lucaniens, qui sont ceux de la Basilicate au Royaume de Naples, pres la ville de Pandasie. Combien que à la verité ce qui le menoit ainsi alencontre de toutes nations, n'estoit autre chose que une cupidité de gloire et une envie de dominer, s'estant proposé par emulation et jalousie, de surpasser les faicts de Bacchus et d'Hercules, en faisant veoir ses armes encore plus avant qu'ils n'avoient fait les leurs. Or entendoit-il qu'il trouveroit en teste dedans l'Italie la force et vaillance des Romains comme l'acier que lon met au trenchant de l'espee, et sçavoit bien, par les rapports qu'on luy en faisoit, que c'estoient des guerriers endurcis et exercitez en guerres et combats innumerables: et croy à mon advis que la meslee eust esté fort sanglante, si les coeurs indomtables des Romains se fussent venus chocquer alencontre des armes invincibles des Macedoniens: car les citoyens de Rome n'estoient pas dés lors en moindre nombre, que de cent trente mille combattans, tous adroicts et exercitez aux armes, courageux et vaillans,
  Sçachans à pied ce qu'il faut pour combattre,
  Et de Cheval les ennemis abbatre.
Ce discours est defectueux de toutes les raisons et arguments que la Vertu deduit et allegue pour elle.

<p 307v>De la fortune ou vertu d'Alexandre, TRAITTE PREMIER.
CE DISCOURS est à la Fortune, laquelle s'attribue et s'approprie Alexandre comme son oeuvre propre à elle seule: mais il luy faut contredire au nom de la philosophie, ou bien pour Alexandre mesme, lequel trouve mauvais, et se courrouce de ce que lon pense que la Fortune luy ait baillé son Empire, qu'il a achetté et conquis avec son propre sang espandu, et avec force blesseures qu'il a receuës les unes sur les autres,
  Aiant passé tant de nuicts à veiller,
  Et tant de jours sanglans à travailler,
  En combattant
contre des forces invincibles, des nations innumerables, des rivieres presque impossibles à passer, des rochers que lon n'eust sçeu surmonter à coups de traict, tousjours accompagné de prudence, de patience, de vaillance et de temperance. Et croy que luy-mesme diroit à la Fortune qui se voudroit vendiquer la gloire de ses haults faicts, Ne viens point calomnier ma vertu, et ne me viens point oster ma gloire, pour te l'attribuer. Darius estoit ton ouvrage, que tu as faict de serviteur et courrier du Roy, seigneur et maistre de tous les Perses: aussi estoit un Sardanapalus, auquel filant la laine parmy des femmes, tu as attaché le diadéme royal, et baillé le manteau de pourpre. Mais moy je suis monté jusques à Suse, en gaignant la battaille d'Arbeles, et la Cilicie subjuguee m'ouvrit le chemin tout plain en Aegypte: et la battaille que je gaignay sur la riviere du Granique, en la passant par dessus les corps morts de Mithridates et de Spithridates Lieutenans du Roy de Perse, fut ce qui me donna l'entree en la Cilicie. Glorifie toy et te pare tant que tu voudras de ces Roys qui ne furent jamais blessez en guerre, et ne respandirent oncques goutte de leur sang: ce sont ceux-là qui ont esté bien fortunez, comme un Ochus et un Artaxerxes que tu as assis et colloques dés le jour de leur naissance dedans le throsne de Cyrus. Mais mon corps porte plusieurs marques et signes de Fortune non favorable, ains opposite et contraire. Premierement contre les Illyriens j'eus la teste brisee d'un coup de pierre, et le col moulu et froissé d'un coup de pilon: depuis en la journee du Granique j'eus la teste fenduë d'un coup de cimeterre barbaresque: en celle d'Issus j'eus la cuisse percee d'un coup de traict: devant la ville de Gaza j'eus une fleschade dedans la cheville du pied, et une autre dedans l'espaule, dont je tombay par terre tout pasmé: une autre fois contre les Gandrides j'eus l'os de la jambe fendu en deux d'un autre coup de traict: et contre les Malliens j'en receu un autre dedans l'estomac, qui entra si avant que le fer y demeura: et d'un coup de pilon j'eus aussi le chignon du col tout brisé, quand les eschelles apposees contre les murailles y rompirent, et la fortune m'enferma tout seul au combat, non contre nobles et illustres adversaires, mais contre simples soudards barbares, ausquels elle gratifioit d'un si grand effect, que peu s'en fallut qu'ils ne me feissent mourir: car si Ptolomeus n'eust mis au devant sa targue pour me couvrir, et Limneus se jettant au devant de moy n'eust receu en son corps infinis coups de traict, dont il mourut sur la place, et que les Macedoniens de courrous et de furie n'eussent rompu la muraille, celle bourgade barbare, et de nul renom, seroit aujourd'huy la sepulture d'Alexandre. Au demourant tout le voyage de ceste miene expedition, que fut-ce autres chose sinon tempestes, chaleurs extremes, rivieres profondes infiniement, des hauteurs de montagnes si excessives, que les oyseaux ne pouvoient voler par dessus, des bestes de grandeur espouventable à veoir, des façons de vivre sauvages, des changemens de gouverneurs <p 308r>à tout propos, trahisons et rebellions d'aucuns, et quant au preambule de mon voyage, la Grece se demenoit et se debattoit encore pour la souvenance des guerres qu'elle avoit endurees soubs mon pere Philippus: la ville d'Athenes secouoit de dessus ses armes la poussiere de la battaille de Cheronee, commanceant à se relever et resourdre de celle cheute: à elle se conjoignoit celle de Thebes, luy tendant les mains: toute la Macedoine estoit suspecte et doubteuse, par ce qu'elle inclinoit à Amyntas et aux enfans d'Aeropus: les Esclavons avoient ouvertement rompu la guerre: les Scythes estoient en branle, attendans que feroient leurs voisins qui se remuoient: et l'or et l'argent de la Perse coulant és bourses des orateurs et gouverneurs du peuple en chasque ville, suscitoit le Peloponese: les tresors et coffres de Philippus estoient vuides de deniers, et si y avoit des debtes avec interests jusques à la somme de douze cens mille escus, ainsi comme escrit Onesicritus. En une si grande pauvreté et affaires ainsi troublez, un jeune adolescent, qui ne faisoit que sortir de l'enfance, oza bien esperer et se promettre les royaumes de Babylone, et de Suse, ou pour plus briefvement dire, mettre en son entendement la conqueste de l'Empire de tout le monde, avec trente mille hommes de pied, et quatre mille chevaux. Car il n'avoit pas plus de gens de guerre, ce dit Aristobulus: ou, comme dit le Roy Ptolomeus, quarante et cinq mille hommes de pied, et cinq mil cinq cens de cheval: et tout le grand et plantureux moyen d'entretenir ceste puissance-là, que la fortune luy avoit preparé, c'estoient quarante et deux mille escus comptant, ainsi que dit Aristobulus, ou comme escrit Duris, provision de vivres et d'argent pour trente jours seulement. Comment, Alexandre doncques estoit-il insensé, temeraire et mal conseillé, d'entreprendre la guerre avec si peu de moyen, contre une si grosse puissance que celle des Perses? Nenny certes: car il n'y eut oncques capitaine qui partist pour aller à la guerre avec plus grands et plus suffisans moyens que luy, à sçavoir magnanimité, prudence, temperance, vaillance, dont la philosophie luy avoit fait munition pour son voyage, estant plus secouru à ceste entreprise contre les Perses de ce qu'il avoit appris de son precepteur Aristote, que de ce que luy avoit laissé son pere Philippus. Il est bien vray que nous ne voulons pas desdire ny descroire ceux qui escrivent, que luy-mesme Alexandre dit quelquefois, que l'Iliade et l'Odyssee d'Homere l'accompaignoient tousjours pour un viatique ou entretien de la guerre, concedans cela à l'honneur et à la reverence d'Homere: mais toutefois si lon disoit, que l'Iliade et l'Odyssee d'Homere luy estoient un soulagement de ses travaux, et un honneste passetemps pour son loisir, mais que sa vraye munition et son entretien pour la guerre estoient les discours qu'il avoit appris de la philosophie, et les recors et preceptes touchant l'asseurance de ne rien craindre, la prouësse et vaillance, et de la magnanimité et temperance, nous nous en mocquerions, pour autant qu'il n'a rien escrit de l'artifice de composer syllogismes, ou des elemens et principes de Geometrie, et n'a pas tenu le proumenoir en l'eschole du Lycium, ny n'a pas tenu positions en l'Academie: car c'est ce en quoy terminent et definissent la philosophie ceux qui cuident que ce soient seulement paroles, et non pas effects, combien que Pythagoras n'ait jamais rien escrit, ny Socrates, ny Arcesilaus, ne Carneades, qui ont tout esté philosophes tres-renommez, et si n'estoient pas occupez en si grandes guerres, ny à cultiver et civiliser des Roys barbares, ny à fonder des villes Grecques pour vivre civilement entre des nations farouches et sauvages, ny n'alloient point par le monde enseignant les loix et le vivre pacifique à des peuples effrenez, qui n'avoient jamais ouy parler ny de paix, ny de loix: mais ces grands hommes-là, combien qu'ils eussent tout loisir, si laisserent-ils ceste partie-là de coucher par escript, aux Sophistes. D'où vient doncques que lon les a tenus pour philosophes? Il vient de ce qu'ils ont dit, de leur façon de vivre, de ce qu'ils ont fait, et de ce qu'ils ont <p 308v>enseigné. Jugeons doncques aussi par ces mesmes choses qu'Alexandre semblablement l'a esté: car on trouvera par les choses qu'il a dittes, qu'il a faittes, et qu'il a enseignees, qu'il a esté un grand philosophe. En premier lieu, si vous voulez, considerons, ce qui semblera de prime face plus estrange, les disciples d'Alexandre, et les comparons avec ceux de Platon, ou de Socrates: ceux-cy ont enseigné des hommes qui estoient de bon entendement, et qui parloient une mesme langue qu'eux: quand ils n'eussent eu autre chose, pour le moins entendoient-ils la langue Grecque: et toutefois encore y eut-il beaucoup de leurs auditeurs qu'ils ne peurent persuader: car un Alcibiades, un Critias, un Clitophon, rejetterent la raison, comme le mors de bride, et se destournerent ailleurs: là où si vous regardez la discipline d'Alexandre, il enseigna aux Hyrcaniens à contracter certains mariages, aux Arrachosiens à labourer la terre, aux Sogdianiens à nourrir leurs peres vieux, et ne les faire point mourir, et aux Perses à reverer leurs meres, et non pas les espouser. O la merveilleuse philosophie, par le moyen de laquelle les Indiens adorent les Dieux de la Grece, les Scythes ensepvelissent les trespassez, et ne les mangent plus! Nous nous esmerveillons de l'efficace du parler de Carneades, qui sçeut faire que Clitomachus, lequel au paravant s'appelloit Asdrubal, et estoit Carthaginois de nation, se conforma au party, aux m@eurs et langage des Grecs: nous esmerveillons la disposition de Zenon, de ce qu'il sçeut persuader à Diogenes le Babylonien de s'adonner à l'estude de la philosophie: et depuis qu'Alexandre eut domté et civilisé l'Asie, tout leur passetemps estoit de lire les vers d'Homere, et les enfans des Perses, des Sufianiens, et des Gedrosiens, chantoient les Trag@edies de Sophocles et d'Euripides: et Socrates fut puny de mort à la poursuitte des calomniateurs qui luy mettoient sus, qu'il introduisoit à Athenes de nouveaux Dieux: là où par l'enseignement d'Alexandre les habitans de Bactra, et du mont de Caucasus, encore de present adorent les Dieux de la Grece. Platon a laissé par escrit une seule forme de gouvernement de ville, mais il n'a pas sçeu persuader à un seul homme de la suyvre, tant elle a esté trouvee austere et severe: là où Alexandre aiant basty et fondé plus de soixante et dix villes parmy les nations barbares, et aiant semé par tout l'Asie les mysteres, sacrifices et cerimonies de servir aux Dieux, dont on use en la Grece, les a retirez d'une vie sauvage et bestiale. Il y a encore peu d'entre nous qui lisent les loix de Platon, là où il y a des milliers innumerables d'hommes qui ont usé et encore usent de celles d'Alexandre, estans plus heureux ceux qui ont este subjuguez et domtez par luy, que ceux qui ont eschappé sa puissance: car ceux-là n'ont encore eu personne qui les ait fait cesser de vivre miserablement, et ceux-cy ont esté contraincts par le vainqueur de vivre heureusement: de sorte que ce que jadis Themistocles dit, lors qu'estant banny d'Athenes il s'enfuit, et se retira devers le Roy de Perse, où il eut de grands presens, et outre cela encore trois villes, qui luy payoient tous les ans tribut, l'une pour avoir du pain, l'autre pour le vin, et la tierce pour la viande: «O mes enfans, dit-il, nous estions perdus, si nous n'eussions esté perdus:» cela peut-on plus justement dire de ceux qui furent lors pris par Alexandre, Ils n'eussent pas esté apprivoisez et civilisez, s'ils n'eussent esté subjugez: Alexandrie n'eust pas esté bastie en Aegypte, ny Seleucie en la Mesopotamie, ne Prophthasie au païs des Sogdianiens, ny Bucephalie aux Indes, ny le mont de Caucasus n'auroit aupres de soy la ville Hellade, par le moyen desquelles, la farouche bestialité se trouvant empestree, peu à peu s'est estainte, et s'est changé ce qu'il y avoit de mauvais, s'accoustumant à ce qu'il voyoit de meilleur. Si doncques les philosophes se magnifient de ce qu'ils addoucissent et reforment des m@eurs rudes et non polies d'aucune doctrine, et il se voit que Alexandre a changé en mieux infinies nations sauvages, et natures bestiales, à bon droit le devra-lon estimer un tresgrand philosophe. D'avantage <p 309r>la police ou forme de gouvernement d'estat tant estimé, que Zenon le fondateur et premier auteur de la secte des philosophes Stoïques a imaginé, tend presque toute à ce seul poinct en somme, que nous, c'est à dire les hommes en general, ne vivions point divisez par villes, peuples et nations, estans tous separez par loix, droicts, et coustumes particuliers, ains que nous estimions tous hommes nos bourgeois et nos citoyens, et qu'il n'y ait qu'une sorte de vie, comme il n'y a qu'un monde, ne plus ne moins que si ce fust un mesme troupeau paissant soubs mesme berger en pastis communs. Zenon a escrit cela comme un songe ou une Idee d'une police et de loix philosophiques, qu'il avoit imaginee et formee en son cerveau: mais Alexandre a mis à reale execution ce que l'autre avoit figuré par escrit: car il ne feit pas comme Aristote son precepteur luy conseilloit, «Qu'il se portast envers les Grecs comme pere, et envers les Barbares comme seigneur: et qu'il eust soing des uns comme de ses amis et de ses parents, et se servist des autres comme de plantes ou d'animaux:» en quoy faisant il eust remply son Empire de bannissemens, qui sont tousjours occultes semences de guerres, et factions et partialitez fort dangereuses: ains estimant estre envoyé du ciel, comme un commun reformateur, gouverneur, et reconciliateur de l'univers, ceux qu'il ne peut assembler par remonstrances de la raison, il les contraignit par force d'armes: et assemblant le tout en un de tous costez, en les faisant boire tous, par maniere de dire, en une mesme coupe d'amitié, et meslant ensembles les vies, les m@eurs, les mariages, et les façons de vivre, il commanda à tous hommes vivans d'estimer la terre habitable estre leur païs, et son camp en estre le chasteau et le donjon, tous les gens de bien parens les uns des autres, et les meschans seuls estrangers: au demourant, que le Grec et le Barbare ne seroient point distinguez par le manteau, ny à la façon de la targue, ou au cimeterre, ou par le haut chapeau, ains remarques et discernez le Grec à la vertu, et le Barbare au vice, en reputant tous les vertueux Grecs, et tous les vicieux Barbares: en estimant au demourant les habillemens communs, les tables communes, les mariages, les façons de vivre, estans tous unis par meslange de sang et communion d'enfans. C'est pourquoy Demaratus le Corinthien estant l'un des hostes et des amis du Roy Philippus, quand il veit Alexandre en la ville de Suse, en fut fort joyeux, de maniere que d'aise les larmes luy en vindrent aux yeux, en disant, que les Grecs qui estoient ja decedez, estoient privez d'une grande joye et singulier contentement, de voir Alexandre assis dedans le throsne royal de Darius. Quant à moy, je ne repute pas certainement fort heureux ceux qui veirent ce spectacle- là, attendu qu'il dependoit de la fortune, et qu'autant en peut advenir aux plus communs Roys: mais bien eusse-je eu grand plaisir de veoir ces belles et sainctes espousailles, quand il comprit dedans une mesme tente foncee de fond et couverture d'or, à mesme festin et mesme table, cent espousees Persienes mariees à cent espoux Macedoniens et Grecs, luy-mesme y estant couronné de chapeau de fleurs, et entonnant le premier le chant nuptial d'Hymeneus, comme un cantique d'amitié generale, venant à conjoindre par alliances de mariage deux des plus grandes et plus puissantes nations du monde, estant luy mary de l'une, et pere commun, moyenneur et conciliateur des nopces de toutes, qu'il apparioit ainsi en legitime couple: car j'eusse bien volontiers dit là, O barbare Xerxes, ecervelé, qui te travaillas beaucoup en vain pour dresser un pont dessus le destroit de l'Hellespont, c'est ainsi que les sages Roys doivent conjoindre l'Europe avec l'Asie, non point par des vaisseaux de bois, ny par des radeaux, ny avec des liens qui n'ont point d'ame, et ne sont point capables de mutuelles affections, ains par amour legitime et mariages honnestes, conjoignant les deux nations par communication d'enfans. Voila pourquoy Alexandre regardant à ce bel ornement-là, ne receut pas l'habillement des Medois, ains celuy des Persiens, qui est beaucoup plus sobre et plus modest que <p 309v>celuy des Medois: car rejettant ce qu'il y avoit de trop excessif, trop pompeux et tragique en l'habit barbaresque, comme le hault chapeau poinctu, la longue robbe, et les braguesques, il porta un vestement composé moitié de l'habit Persien, et moitié du Macedonien, ainsi comme Eratosthenes a laissé par escript, comme philosophe, c'est à dire, homme se gouvernant avec raison, usant des choses qui sont de soy indifferentes, c'est à dire, ny bonnes ny mauvaises, et comme Prince commun, et Roy gracieux et humain, s'acquerant la bien- veuillance de ceux qu'il avoit subjuguez, en honorant sur sa personne leur habillement, à fin qu'ils perseverassent fermes vers luy en fidelité, en aimant les Macedoniens comme leurs naturels Seigneurs, non pas les haïssant comme leurs ennemis. Car le contraire eust esté d'un esprit estourdy, et d'un entendement desdaigneux et superbe, faire cas d'un manteau de couleur naïfve, et s'offenser d'un saye de pourpre: ou bien à l'opposite, avoir en admiration cecy et mespriser cela, ne plus ne moins qu'un petit enfant, retenant à toute force l'accoustrement que la coustume de son païs, comme sa nourrice, luy auroit vestu, là où les chasseurs ont accoustumé de se vestir des peaux des animaulx qu'ils prennent, comme des cerfs: et ceux qui font profession de prendre les oyseaux, se vestent de sayons tissus et composez de plumage d'oyseaux. Ceux qui ont des robbes rouges se gardent de se monstrer aux taureaux, et ceux qui ont des sayes blancs, de se monstrer aux Elephans, d'autant que ces bestes-là s'irritent et s'effarouchent en voyant de telles couleurs. Et si un grand Roy, comme estoit Alexandre, pour addoulcir et apprivoiser des nations belliqueuses et malaisees à retenir, ne plus ne moins que des bestes fieres, a usé des robbes qui leur estoient propres, et de leurs façons de vivre accoustumees, pour tousjours plus les gaigner, amollir la fierté de leur courage, et reconforter leur desplaisir, il y en a qui le blasment et le reprennent, au lieu qu'ils devroient admirer en cela sa sagesse, d'avoir si destrement sçeu, par un leger changement d'habit, caresser l'Asie, se faisant par armes seigneur et maistre des corps, et par l'accoustrement se conciliant les ames. Et toutefois ceux- là mesmes louënt Aristippus le philosophe Socratique de ce, que quelquefois il se vestoit d'une pauvre et mince cappe, et autrefois d'un manteau riche de la tissure et taincture de Milet, et sçavoit garder la bienseance en l'un et en l'autre vestement: et ce-pendant ils accusent Alexandre de ce, que honorant l'habit de son païs il ne mesprisa point celuy qu'il avoit conquis par armes, en intention de s'en servir à bastir le fondement de choses grandes: car son desseing n'estoit pas de courir et fourrager l'Asie, comme feroit un Capitaine de larrons, ny de la saccager et piller, comme ravage et butin de felicité inesperee, ainsi comme depuis Hannibal feit l'Italie, et devant les Treriens avoient fait l'Ionie, et les Scythes la Medie, ains estoit sa volonté de rendre toute la terre habitable subjecte à mesme raison, et tous les hommes citoyens d'une mesme police et d'un mesme gouvernement. Voyla la cause pour laquelle il se transformoit ainsi en habits. Que si le grand Dieu qui avoit envoyé l'ame d'Alexandre icy bas, ne l'eust soudainement rappellee à soy, à l'adventure n'y eust-il eu qu'une seule loy qui eust regy tous les vivants, et eust esté tout ce monde gouverné soubs une mesme justice, comme soubs une mesme lumiere, là où maintenant les parties de la terre qui n'ont point veu Alexandre, sont demourees tenebreuses et obscures, comme estans destituees du soleil. Parquoy le premier project et desseing de son expedition monstre qu'il a eu intention de vray philosophe, qui n'estoit point de conquerir pour luy des delices et plantureuses richesses, ains de procurer une paix universelle, concorde, union et communication à tous les hommes vivans les uns avec les autres. En second lieu, considerons un peu ses paroles et propos, par ce que de tous autres Princes et Roys, les ames monstrent quelles sont leurs m@eurs et leurs intentions, principalement par leurs propos. Antigonus le vieil respondit un jour à quelque <p 310r>Sophiste qui luy presentoit et dedioit un Traitté qu'il avoit composé de la justice, «Tu es un sot, mon amy, qui me viens prescher de la justice, là où tu vois que je bats les villes d'autruy.» Et Dionysius le tyran disoit, qu'il falloit tromper les enfans avec des dez et des osselets, et les hommes avec des jurements. Ailleurs il est attribué à Lysander. Et sur le tombeau de Sardanapalus y avoit engravé,
  Demouré m'est seulement ce que j'ay
  Paillardé, beu, yvrongné, et mangé.
Qui pourroit nier que par l'une de ces responses-là, la volupté et l'impieté ne soient authorisees, et par l'autre l'avarice et l'injustice? mais au contraire si aux dicts d'Alexandre vous ostez le diadesme et la couronne royale, et l'estre fils de Jupiter Hammon, et la noblesse, vous direz que ce seront sentences d'un Socrates, d'un Platon, et d'un Pythagoras: car il ne fault pas que nous nous arrestions aux braveries et superbes inscriptions que les poëtes ont engravees et empraintes sur les images et statues de luy, ne tendans pas à monstrer sa modestie, mais magnifier sa fortune et sa puissance:
  Ce bronze estant d'Alexandre l'image
  Tournant à mont les yeux et le visage,
  A Jupiter semble dire, Pour toy
  Retien le ciel, car la terre est à moy. Et un autre,
  Alexandre je suis, le fils de Jupiter.
toutes telles galanteries c'estoient les poëtes qui les disoient et escrivoient pour flatter sa fortune: mais des vrays dicts d'Alexandre, qui les voudroit raconter, on pourroit commancer à ceux qu'il dit en sa jeunesse: car estant plus viste que nul autre des jeunes hommes de son aage, ses familiers l'incitoient à vouloir courir en la carriere des jeux Olympiques pour gaigner le pris de la course: il leur demanda s'il y avoit des Roys qui y courussent: ils luy respondirent, que non: «La partie doncques ne seroit pas justement faitte, en laquelle un privé pourroit estre vainqueur, et un Roy vaincu.» Et comme son pere eust eu la cuisse percee d'outre en outre d'un coup de lance, en une battaille contre les Triballiens, estant hors du danger de la vie, mais desplaisant de se voir boitteux: «Ne te soucie, dit-il, mon pere, sors hardiment en public, à fin qu'à chasque pas que tu feras, tu te souvienes de ta vertu.» Ces responses- là ne procedent elles point d'un entendement de philosophe, et d'un coeur qui pour estre ravy de l'amour des choses grandes et honnestes, ne se soucie desja nullement des dommages du corps? car comment pensons nous qu'il se glorifioit des blesseures qu'il avoit luy-mesme receuës en sa personne? quand il se souvenoit ou d'un peuple subjugué, ou d'une battaille gaignee, ou de villes prises, ou de Roys qui s'estoient rendus, il n'avoit garde de cacher ny couvrir telles cicatrices, ains les portoit et monstroit par tout, comme des images de sa vertu engravees en sa personne. Et si quelquefois en devisant des lettres, on venoit à faire comparaison des vers d'Homere, ou bien entre les propos de table, s'il se mettoit en avant, lequel estoit le plus excellent, comme l'un en alleguast un, et l'autre un autre, luy preferoit cestuy-cy à tous les autres,
  Sage en conseil et vaillant au combat:
faisant son compte que la louange que l'autre avoit donnee au Roy Agamemnon, quelque aage au paravant, estoit une loy pour luy-mesme, tellement qu'il disoit, que Homere en un mesme vers avoit honoré la vaillance d'Agamemnon, et prophetisé celle d'Alexandre. Et pourtant si tost qu'il eust passé le destroit de l'Hellespont, il alla visiter Troie, là où il se representa en son entendement les haults faicts d'armes des princes qui y combattirent: et comme quelqu'un du païs luy promeist de luy donner la lyre de Paris, s'il vouloit: «Je n'ay, dit-il, que faire de cella-là, car j'ay celle d'Achilles:» au son de laquelle il se reposoit en chantant les louanges des vaillants personnages: mais celle de Paris avoit une Harmonie trop molle et trop feminine, sur laquelle <p 310v>il chantoit des chansonnettes d'amour. Or est-il bien certain qu'aimer la sapience, et avoir en estime les gens sages et de sçavoir, est signe d'une ame philosophique: cela estoit en Alexandre autant qu'en nul autre des Roys: car nous avons desja dict quelle affection il portoit à son maistre Aristote, et qu'il faisoit autant d'honneur à Anaxarchus le Musicien, qu'à nul autre de ses familiers. La premiere fois que Pyrrhon Elien parla à luy, il luy donna dix mille pieces d'or. Il envoya un present de cinquante talents, qui sont trente mille escus, à Xenocrates l'un des disciples de Platon. Et la plus part des historiens escrit, qu'il feit Onesicritus, lequel avoit esté auditeur de Diogenes, Capitaine de son armee de mer: et s'estant rencontré une fois aupres de Corinthe à parler avec Diogenes, il fut si esmerveillé de sa façon de vivre, et eut sa gravité en telle admiration, que bien souvent depuis, faisant mention de luy, il disoit, «Si je n'estoit Alexandre, je serois Diogenes:» qui estoit autant à dire comme, j'eusse volontiers usé ma vie à l'estude des lettres, si je n'eusse deliberé de philosopher par effect. Il ne dit pas, Si je n'estois Roy, je serois Diogenes: ne, si je n'estois riche, ou aimant à estre bien vestu, car il ne preferoit point la fortune à la sapience, ny la pourpre et le diadéme à la besace, et à la pauvre cappe: ains dit simplement, Si je n'estois Alexandre, je serois Diogenes: qui est autant à dire comme, si je n'avois proposé de mesler ensemble les nations Barbares avec les Grecques, et voyageant par toute la terre habitable, polir et cultiver tout ce que j'y trouverois de sauvage, recercher jusques aux extremes bouts du monde, approcher la Macedoine de la mer Oceane, y semer la Grece, et espandre par toutes nations la paix et la justice, je ne demourerois pas oysif en delices, à prendre mon plaisir, ains je voudrois imiter la simplicité et frugalité de Diogenes. Mais maintenant pardonne moy Diogenes, je imite Hercules, je vay apres Perseus, je suy la trasse de Bacchus, je veux faire voir encore une fois les Grecs victorieux baller au païs des Indes, et reduire encore en memoire aux montaignars, et sauvages nations qui habitent delà la montaigne de Caucasus, les joyeusetez des festes Bacchanales. On dit qu'en ces quartiers-là il y a aussi quelques gens qui font profession d'une sapience austere et nue, hommes sacrez et vivans à leurs loix, vacants du tout à la contemplation de Dieu, se passans encore de moins que Diogenes, et n'aians point besoing de bissac, car ils ne font point de provision de vivres, par ce que la terre leur en fournit tousjours de tous frais et nouveaux, les rivieres leur donnent à boire, et les feuilles tombans des arbres, et l'herbe, à coucher: par moy Diogenes les cognoistra, et eulx Diogenes. Il fault que je batte et grave aussi de la monnoye à la forme Grecque, qui se debite entre les nations Barbares. Venons maintenant à ses faicts: apparoist-il qu'il y ait seulement une temerité de la fortune, ou une force d'armes et violence de main mise, ou plus tost une grande prouësse et justice, et une grande temperance, bonté et clemence, avec un bon ordre et grande prudence, conduisant toutes choses par un bon sens et un grand jugement? Certainement je ne pourrois dire ne discerner en ses gestes, cela est un faict de vaillance, cela d'humanité, cela de patience, ains tout exploit de luy semble avoir esté meslé et composé de toutes les vertus ensemble, en confirmation de ceste sentence des Stoïques, «Que tout acte que faict le sage, il le faict par toute vertu ensemble.» Bien est-il vray, que tousjours en chasque action il y a une vertu eminente par dessus les autres, mais celle-là incite et dirige les autres à la mesme fin: aussi voit on és gestes d'Alexandre, que sa vaillance est humaine, et son humanité vaillante, sa liberalité mesnagere, sa cholere facile à appaiser, ses amours temperees, ses passetemps non oyseux, ses travaux non sans addoulcissement. Qui est celuy qui a meslé la feste parmy la guerre, les expeditions militaires parmy les jeux? Qui a entrelassé parmy les sieges des villes, parmy les exploits d'armes, les joyeusetez Bacchanales, les nopces, les chansons nuptiales d'Hymence? Qui fut <p 311r>oncques plus ennemy de ceulx qui font injustice, ne plus gracieux aux affligez? Qui fut jamais plus aspre aux combattans, ne plus equitable aux suppliants? Il me vient en pensee d'alleguer et transferer en cest endroit le dire du Roy Porus, lequel estant amené prisonnier à Alexandre, et enquis par luy, comment il vouloit qu'il le traittast, respondit, «En Roy.» Et comme Alexandre luy repliquast, s'il vouloit rien dire d'avantage: «Non, dit-il, car tout est compris soubs ce mot- là, En roy.» Aussi m'est advis qu'à tous les faicts d'Alexandre, je puis adjouster ce refrein, «En philosophe: car en cela tout est compris.» Il devint amoureux de Roxane, fille d'Oxiathres, l'aiant veuë baller de bonne grace entre les Dames captives: il n'en voulut point jouyr à force, ains l'espousa legitimement. en philosophe. Aiant veu son ennemy Darius massacré à coups de traict, il n'en feit point de sacrifices aux Dieux, ny n'en chanta point chant de triomphe, combien que une longue guerre fust abbregee et finie par ceste mort, ains ostant son manteau de dessus ses espaules, le jetta sur le corps du mort, comme s'il eust voulu cacher la miserable destinee d'une fortune royale. en philosophe. Il reçeut quelquefois une missive secrette de sa mere, qu'il lisoit, estant d'adventure Hephestion assis aupres de luy, qui la lisoit naifvement sans y penser avec luy: Alexandre ne l'en engarda point, ains seulement tira l'anneau de son doigt, et luy meit contre la bouche, seellant son silence de la foy d'amitié. en philosophe. Car si ces actes ne sont faicts en philosophe, quels autres le seront? Socrates souffrit bien que Alcibiades couchast avec luy: mais Alexandre, comme Philoxenus son lieutenant au gouvernement de la coste maritime de l'Asie luy eust escript, qu'il y avoit un jeune enfant en son gouvernement d'Ionie de face et beauté incomparable, et luy demandast par ses lettres, s'il luy plaisoit qu'il luy envoyast: il luy rescrivit bien aigrement, «O malheureux et meschant homme, qu'as-tu jamais cogneu en moy pourquoy tu deusses me flatter par telles voluptez?» Nous admirons Xenocrates de ce qu'il ne voulut pas accepter un present de cinquante talents qu'Alexandre luy envoyoit, n'admirerons nous pas aussi celuy qui le luy donnoit? n'estimerons nous pas qu'aussi peu de compte d'argent fait celuy qui le donne ainsi liberalement, que celuy qui le refuse? Xenocrates n'avoit point besoing d'argent, pource qu'il estoit philosophe: et Alexandre en avoit, pour ce qu'il estoit philosophe, à fin qu'il en exerceast liberalité envers telles gens. * * Le discours du mespris de la mort default en ce lieu icy. Combien de fois pensons nous que l'a dit Alexandre, quand il se voyoit tout couvert de traicts qu'on luy tiroit, et quand à tout effort on le pressoit? Nous estimons bien qu'il y a en tous hommes quelque lumiere de droict et bon jugement, par ce que la nature d'elle mesme les dresse à ce qui est honneste: mais il y a difference entre les communs hommes et les philosophes en ce, que les philosophes ont le jugement plus ferme et plus asseuré és dangers, d'autant que les vulgaires hommes n'ont pas les coeurs fortifiez et munis de telles anticipations et prejugees impressions,
  Bon augure est, pour son païs combattre. Et,
  La mort est fin de tous maux aux humains.
Mais les occasions des perils qui se presentent, leur rompent leurs discours, et les apprehensions des dangers presents ou prochains leur esbranlent tous leurs jugements: car la peur ne chasse pas seulement la memoire, comme dit Thucydide, mais aussi toute bonne intention, toute envie de bien faire, et toute emotion, là où la philosophie lie de cordages tout alentour La fin en est defectueuse.

<p 311v>De la fortune ou vertu d'Alexandre, TRAITTE SECOND.
NOUS oubliasmes hier, ce me semble, à dire que le siecle d'Alexandre fut heureux en cela, qu'il porta plusieurs arts et plusieurs beaux et grands esprits: ou plus tost fault-il dire que cela ne fut pas tant la bonne fortune d'Alexandre, que de ces bons ouvriers et grands entendements-là, d'avoir un tel tesmoing et un tel spectateur, qui sçeust tres-subtilement juger de ce qui seroit bien fait, et tres-liberalement le recompenser. Suyvant lequel propos on dit, que quelque temps depuis aiant esté Archestratus gentil poëte, vivant en grande et estroitte pauvreté, pour ce que personne n'en faisoit compte, quelqu'un luy dit, Si tu eusses esté du temps d'Alexandre, il t'eust donné pour chascun de tes vers, ou la Cypre, ou la Phoenice: aussi croy-je que les premiers et plus excellents ouvriers de ce regne-là ne se doivent pas tant dire avoir esté soubs Alexandre, que par Alexandre: car la bonne temperature et subtilité de l'air cause l'abondance des fruicts, mais la benignité, l'honneur et l'humanité du prince est ce qui provoque et fait venir en avant l'avancement des arts et des beaux esprits, comme au contraire tout cela languit et s'estaint par l'envie, l'avarice et l'opiniastreté de ceux qui dominent. Auquel propos on dit, que Dionysius le tyran aiant un jour ouy un Musicien joueur de Cithre qui sonnoit fort bien, il luy promeit tout hault qu'il luy donneroit un present de six cents escus. Le lendemain cest homme vint demander le present qui luy avoit esté promis, et Dionysius luy respondit, «Tu me donnas hier du plaisir à t'ouyr jouër, et je t'en donnay aussi en te faisant ceste promesse: ainsi tu fus payé sur le champ du plaisir que tu me donnas, par celuy que tu receus.» Et Alexandre, le tyran de Pheres (il le falloit seulement specifier par celle qualité-là, et non pas contaminer le nom d'Alexandre, en le donnant à un si meschant homme) regardant jouër une Trag@edie y prit si grand plaisir, qu'il en avoit le coeur fort attendry de pitié et de compassion: dequoy s'estant pris garde, il se leva en haste, et s'en alla du theatre plus viste que le pas, disant que ce seroit chose indigne qu'on le veist plorer par compassion des miseres et calamitez d'Hecuba et de Polyxena, veu qu'il faisoit tous les jours mourir tant de ses citoyens. Mais celuy-là fut bien si meschant, qu'il s'en fallut bien peu qu'il ne feist punir ce joueur excellent de Trag@edies, pour ce qu'il l'avoit amolly comme du fer. Le Roy de Macedoine Archelaus sembloit estre un peu tenant en matiere de donner et faire presents: dequoy Timotheus musicien en chantant sur la luyre luy donna une attainte, en luy tirant souvent ce petit brocquard, «Ce fils de terre, l'argent, trop tu le recommandes:» mais Archelaus luy repliqua sur l'heure bien gentilment et de bonne grace, «Mais toy par trop tu le demandes.» Et Ateas le Roy des Scythes aiant pris prisonnier de guerre Ismenias, excellent joueur de fleutes luy commanda qu'il en sonnast durant son disner: et comme les assistans s'esmerveillassent d'ouyr si excellentement jouër, et luy en feissent caresses, luy jura qu'il prenoit plus de plaisir à ouyr son cheval hennir: tant ses aureilles estoient logees loing des Muses, et avoit son ame attachee en une estable, plus apte encore à ouyr des asnes que non pas des chevaux. Quel honneur donc et quel avancement pourroit esperer un si excellent ouvrier et maistre de Musique aupres de tels princes, non plus qu'envers ceulx mesmes qui estrivent contre eulx de la suffisance de l'art, et pour ceste jalousie par une envie et une malignité veulent ruiner ceulx qui veritablement y sont excellents ouvriers? de quelle sorte estoit le mesme tyran Dionysius, qui feit jetter le poëte Philoxenus és prisons des carrieres, pour ce que luy aiant baillé une <p 312r>Trag@edie qu'il avoit composee, pour la revoir et corriger, il la ratura toute depuis le commancement jusques à la fin. Philippus mesme de Macedoine pour avoir tard appris la Musique, ne respondoit pas en cela au reste de sa grandeur, et se monstroit impertinent et ignorant: car estant un jour entré en dispute avec un sonneur d'instruments touchant la façon d'en jouër, et luy semblant avoir quelque raison pour le convaincre, le Musicien luy respondit en se souriant tout doulcement, «Dieu te gard, Sire, d'estre si malheureux que tu entendes ces choses-là mieux que moy.» Mais Alexandre sçachant tresbien de quelles choses il devoit estre spectateur et auditeur, et de quelles il devoit estre facteur et executeur de sa main, il exercea bien tousjours sa personne à estre adroict aux armes et vaillant, et comme dit le poëte Aeschylus,
  Rude guerrier combattant de pied stable,
  Aux ennemis en armes redoutable.
Celle-là estoit son art hereditaire qu'il avoit par succession de ses ancestres les Aeacides et Hercules: mais quant aux autres arts et sciences ils les honoroit bien, mais c'estoit sans avoir envie d'en faire profession, et louoit bien leur excellence et leur gentillesse, mais pour plaisir qu'il y prist, il n'estoit pas facile à surprendre de l'affection de les vouloir imiter. De son temps furent deux excellent joueurs de Trag@edies entre autres, Thessalus et Athenodorus, lesquels jouants à l'envy l'un de l'autre, les Roys et Princes de Cypre faisoient les frais à l'envy de mesme, et estoient juges de ce different les principaux et plus renommez Capitaines de l'armee: en fin Athenodorus aiant esté declaré le vainqueur, Alexandre qui aimoit Thessalus dit, «Je voudrois avoir perdu la moitié de mon royaume, et ne voir point Thessalus vaincu:» mais toutefois jamais il n'en parla devant aux juges pour les solliciter, ny jamais ne reprit leur jugement, estimant «qu'il falloit qu'il vint au dessus de toute autre chose, mais qu'il pliast au dessoubs de la justice.» Et entre les joueurs de Com@edies y avoit un Lycon Scarphien, lequel un jour en jouant son rolle de quelque Com@edie entrelassa dextrement un vers par lequel il luy demandoit de l'argent: Alexandre s'en prit à rire, et luy feit donner dix talents, qui sont six mille escus. Aussi y avoit-il plusieurs excellents joueurs de Cithre, et entre autres Aristonicus, lequel en une battaille accourant pour le secourir, fut tué à ses pieds en combattant vaillamment. Alexandre luy feit faire et dresser une statue de bronze au temple d'Apollo Pythique, tenant une Cithre d'une main, et une lance de l'autre: en quoy faisant il honora non seulement le personnage, mais aussi la Musique, comme luy rendant tesmoignage qu'elle rend les coeurs des hommes magnanimes, et les remplit d'un ravissement d'esprit, et d'un ardeur de bien faire, ceux qui y sont naïfvement nourris: car luy mesme un jour que Antigenidas joueur de fleutes sonna une chanson militaire, fut si esmeu et si eschauffé en courage par les aiguillons de celle musique, qu'il saulta de sa place et s'en courut mettre la main aux armes qui estoient pres de luy: tesmoignant par cela estre vray ce que les Spartiates chantent és chansons de leur païs,
  Sçavoir doulcement chanter
  Sur la lyre de beaux carmes,
  Sied bien avec le hanter
  Vaillamment le faict des armes.
Aussi estoient du temps d'Alexandre Apelles le peintre, et Lysippus le statuaire, desquels l'un peignit Alexandre tenant la foudre en sa main, si naïfvement peint et au vif, que lon disoit que des deux Alexandres, celuy qui estoit fils de Philippus estoit invincible, et celuy d'Apelles inimitable. Et Lysippus aiant moulé la premiere statue d'Alexandre la face tournee vers le ciel, comme luy mesme Alexandre avoit accoustumé de regarder, tournant un petit le col, il y eut quelqu'un qui y meit ceste inscription <p 312v>qui n'a pas mauvaise grace:
  Ce bronze estant d'Alexandre l'image
  Jettant à mont les yeux et le visage,
  A Jupiter semble dire, Pour toy
  Retien le ciel, car la terre est pour moy.
Et pourtant defendit Alexandre que nul autre fondeur ne jettast en bronze son image que Lysippus, par ce que luy seul avoit l'industrie de representer ses moeurs par le cuyvre, et monstroit son naturel en la figure de son corps: les autres representans bien la torse de son col, et l'humidité de ses yeulx, ne pouvoient advenir à exprimer son visage masle, et sa generosité de lion. Il y avoit aussi entre les autres ouvriers un insigne Architecte nommé Stasicrates, lequel ne tendoit point à faire chose qui fust jolie, ny gentille et de belle grace à la voir, ains de grande entreprise, et d'un desseing et disposition telle, que pour y fournir il ne falloit pas une moindre opulence que celle d'un grand Roy. Cestuy s'en allant trouver Alexandre, luy blasma toutes ses images, et peintes et gravees, moulees et fondues, disant que c'estoient ouvrages d'ouvriers couards, et non genereux ny magnanimes: «Mais j'ay proposé, dit-il, Sire, de fonder la similitude de ta personne en une matiere vive, et qui a ses racines immortelles, et sa gravité immobile et immuable: car le mont Athos qui est en Thrace, alendroit qu'il se leve plus haut, et est le plus eminent, aiant des plaines et hauteurs proportionnees à soy mesme, et des membres, joinctures, distances et intervalles qui se peuvent accommoder à la forme humaine, se peut, en l'accoustrant et le formant, nommer et estre la statue digne d'Alexandre, qui de sa base touchera à la mer, et en l'une de ses mains ambrassera et tiendra une ville habitable de dix mille hommes, et en la droitte une riviere perpetuelle qu'elle versera d'une cruche dedans la mer: et au reste, quant à toutes ces statues d'or ou de bronze, ou d'yvoire, et à tous ces tableaux de bois et de peinture, jettons les là, comme de petits moules seulement qui se peuvent achetter ou desrober, ou se fondre et gaster.» Alexandre l'aiant ouy parler, loua bien grandement le haut courage de son entreprise, et la hardiesse de son invention: mais il luy respondit, «Laisse là Athos demourer en sa forme et en sa place: il suffit qu'il soit le monument de l'outrageuse insolence et arrogance d'un seul Roy: et quant à moy, le mont de Caucasus, les montaignes Emodienes, la riviere de Tanais, et la mer Caspiene, seront les images de mes faicts.» Or je vous prie posons le cas que un tel ouvrage eust esté faict et parfaict, y a'il homme qui le veist en telle forme, en telle disposition, et de telle face, qui pensast qu'il fust ainsi creu fortuitement et par cas d'adventure? Je croy que non. Que dirons nous de son image que lon surnomme, Portant la fouldre? Que dirons nous de celle que lon appelle, Appuyé sur la lance? et comment la grandeur d'une statue ne se pourroit sans artifice achever par fortune, encore qu'elle y versast et espandist largement en grande affluence l'or, le cuyvre, l'yvoire et toute autre riche et precieuse matiere? et nous estimerons qu'il soit possible que un grand homme, voire le plus grand qui fut jamais au monde, ait esté achevé par la fortune sans la vertu, et que ce soit la seule fortune qui luy ait fait provision d'armes, d'argent, d'hommes, de chevaux, et de villes, toutes lesquelles choses apportent peril à ceux qui n'en sçavent pas bien user, non pas honneur ny puissance, ains plus tost font preuve de leur petitesse et impuissance. Car Antisthenes disoit bien, qu'il falloit souhaitter à ses ennemis tous les biens du monde, excepté la vaillance: car par ce moyen ils sont non à ceux qui les possedent, mais à ceux qui les surmontent. C'est pourquoy lon dit que la nature a attaché à la teste du cerf, la plus lasche et la plus couarde beste qui soit, les plus merveilleuses et plus dangereuses cornes pour se defendre, à fin de nous enseigner par cest exemple, que rien ne sert d'estre ny fort, ny bien armé, qui <p 313r>n'a le courage de demourer et s'asseurer à combattre: ainsi la fortune bien souvent attachant des forces et des estats grands à des hommes de lasche coeur et de cervelle esventee, en faisant veoir comme ils s'y portent laschement et villainement, honore et recommande la vertu, comme celle de qui seule depend toute la grandeur, toute la gloire et l'honneur des hommes: car ainsi comme dit Epicharmus, l'entendement voit, l'entendement oit, tout le reste est aveugle et sourd, aiant faute de la raison. Les sentimens ont bien leurs propres et particulieres functions, mais qu'il soit vray que ce soit l'entendement qui approfite tout, et qui dispose tout en bon ordre, que ce soit l'entendement qui surmonte, qui domine et qui regne, et que toutes autres choses aveugles, sourdes, et sans ame, aggravent et deshonorent ceux qui les possedent, si la vertu n'y est joincte quant-et-quant, on le peut clairement appercevoir et verifier par les exemples. Car d'une mesme puissance, et d'un mesme empire, Semiramis, qui n'estoit qu'une femme, equippoit de grosses flottes de vaisseaux par mer, armoit et soudoyoit de puissans exercites, bastissoit des Babylonnes, conquestoit tous les environs de la mer Rouge, assubjettissant à soy les Arabes, et les Ethiopiens: Et Sardanapalus qui estoit né homme, filoit la pourpre en la maison, estant veautré et couché à la renverse parmy des concubines: et quand il fut mort, on luy fit une statuë de pierre, qui balloit à par-soy à la mode barbaresque, et cliquetoit des doigts au dessus de sa teste, avec un tel escriteau: Mange, boy, paillarde, tout le reste n'est rien. Lon dit que le philosophe Crates, voyant au temple d'Apollo Pythique une statuë d'or de la courtisane Phryné, s'escria tout haut, «Voyla un trophee de la luxure des Grecs:» mais qui considereroit la vie ou la sepulture de Sardanapalus, car il n'y a point de difference, il pourroit bien à la verité dire, Voyla un trophee des biens de la fortune. Quoy doncques? permettrons-nous que la fortune apres Sardanapalus touche tant peu que ce soit à Alexandre, ne qu'elle s'attribuë part aucune ny de sa grandeur, ny de sa puissance? Il n'y auroit point de propos: car que luy a-elle jamais donné d'avantage que aux autres Roys, soit d'armes, de chevaux, de finances et de soudards? Que elle en face doncques grand Arid@eus si elle peut: Qu'elle en face grand un Amasis, un Arses, un Tigranes Armenien, un Nicomedes Bithynien, dont l'un jetta son diadéme aux pieds de Pompeius, et perdit honteusement son royaume, et l'autre se faisant raire la teste, et se mettant un chapeau dessus, se declara libert, c'est à dire serf affranchy des Romains. Nous disons doncques, que la fortune rend petits les hommes, qui de leur nature sont couards, craintifs et bas de courage: mais il n'est pas raisonnable d'attribuer la lascheté à infortune, ny aussi la vaillance et prudence à la fortune. Mais bien peut-on dire que la fortune est chose grande, par ce que Alexandre a dominé: car en luy et avec luy elle a esté glorieuse, invincible, magnanime, non superbe, ny insolente, ains humaine et clemente: mais si tost qu'il fut decedé, Leosthenes disoit, que son armee et sa puissance errante, s'entreheurtant soy-mesme, ressembloit au Cyclops Polyphemus, qui apres son aveuglement tastoit par tout de la main, sans sçavoir où il alloit: aussi la grandeur de sa puissance, luy mort, vaguoit et erroit tantost cà tantost là, bronchant et choppant à tout propos, pour ce qu'il n'y avoit plus personne à qui elle obeist: ou plus tost, ainsi comme les corps mourans, quand l'ame en est dehors, les parties ne s'entretienent plus, ny ne se tienent plus l'une à l'autre, ains s'entrelaissent et se destachent l'une d'avec l'autre, et se retirent: aussi l'armee d'Alexandre depuis qu'elle l'eut perdu, ne feit plus que palpiter, trembler, et estre en fiebvre, soubs je ne sçay quels Perdicques, Meleagres, Seleuques et Antigones, qui estoient comme des esprits encore chauds et pouls saillans, tantost cy, tantost là, par bouttees et intervalles, jusques à ce que finablement venants à se gaster et pourrir en soy-mesme, elle grouilla toute de vers, qui furent des Roys qui n'avoient aucune valeur ny generosité en eux, et des <p 313v>capitaines lasches et faillis de coeur. Luy-mesme Alexandre tensant un jour Hephestion, qui avoit pris querelle alencontre de Craterus, luy dit: Quelle force ne puissance as-tu de toy-mesme? Que sçaurois-tu faire qui t'osteroit Alexandre? Aussi ne faindray-je pas d'en dire autant à la fortune de ce temps-là: Quelle grandeur as-tu? quelle gloire? où est ta puissance, où est ta force invincible, si lon t'oste Alexandre? c'est à dire, si lon oste des armes l'experience, des richesses la liberalité, de la sumptuosité et magnificence la temperance, du combat la hardiesse et asseurance, de la victoire la bonté et la clemence? Fais-en si tu peux un autre grand qui ne departe point liberalement ses biens, qui ne s'expose point luy-mesme le premier aux perils devant son armee, qui n'honore point ses amis, qui n'ait point de pitié de ses ennemis captifs, qui ne soit point continent és voluptez, vigilant aux occasions, aisé à appaiser en ses victoires, doux et humain en ses prosperitez. Comment pourroit estre un homme grand, quelque authorité et puissance qu'il eust, s'il est beste et vicieux quant et quant? Ostez la vertu à un homme heureux, vous le trouverez petit en toutes sortes, petit en ses dons et presens pour sa chicheté, petit és travaux pour sa delicatesse, petit envers les Dieux pour sa superstition, petit envers les bons à cause de son envie, petit entre les hommes pour sa lascheté, petit entre les femmes pour estre subject à la volupté: car ainsi comme les mauvais ouvriers qui posent de petites statuës sur des bases grandes et amples, monstrent par là mesme la petitesse de leurs statuës: aussi quand la fortune leve un homme de foible et petit coeur en grand estat, où il doit estre veu de tout le monde, elle le descouvre, le descrie, et le deshonore d'avantage, faisant veoir comment il branle et chancelle pour sa legereté. Par ce moyen faut-il confesser que la grandeur ne gist pas à posseder des biens, mais à en bien user: car il y a bien souvent des enfans, qui dés le berseau heritent des royaumes, estats et seigneuries de leurs peres, comme feit Charillus, que Lycurgus son oncle apporta en son maillot au lieu où mangeoient les seigneurs, et le mettant au siege Royal le declara Roy de Sparte au lieu de luy: et pour cela l'enfant n'estoit pas grand, mais bien celuy qui rendoit au petit enfant venant de naistre, l'honneur et le degré qui luy appartenoit, sans le se vouloir attribuer ny en priver son neveu. Mais qui eust peu faire grand Arid@eus, que Meleager emmaillota seulement d'un manteau royal de pourpre, ne differant point d'un petit enfant, et le colloqua dedans le throsne d'Alexandre? Faisant bien en cela, pour donner clairement à cognoistre au monde dedans bien peu de jours, comment les hommes regnent par la vertu, et comment par la fortune: car il subrogea à un vray Prince et vray Roy, un qui n'en avoit que la mine, ou pour mieux dire, il promena pour un peu de temps par la terre habitable, ne plus ne moins que sur un eschaffaut, un diademe sourd et muet:
  La femme mesme un fardeau porteroit,
  Que sur l'espaule un homme luy mettroit.
Mais on pourroit dire au contraire, que une femme ou un enfant mesme pourroit prendre et charger une seigneurie, un royaume, un estat et office, comme Bagoas, un Eunuque, enleva et chargea sur les espaules des Roys Arses et Darius second, le royaume des Perses: mais apres que lon a receu sur ses espaules une grande puissance, la porter, la manier, et ne se laisser point accabler ne briser dessous, par la grandeur et pesanteur des affaires, c'est fait en homme qui a la vertu, l'entendement et le courage tel comme l'avoit Alexandre: auquel il y a quelques uns qui reprochent qu'il aimoit le vin et qu'il s'enyvroit, mais il estoit grand aux affaires, là où il demouroit sobre, et ne s'enyvroit, ny ne se mescognoissoit point pour quelque puissance, authorité, ne licence qu'il eust, de laquelle depuis que les autres ont un petit gousté et participé, ils ne se peuvent plus retenir, ains si tost qu'ils sont ou remplis de deniers, ou qu'ils ont attainct à quelques honneurs et dignitez de ville, ils regibbent et devienent <p 314r>si insolents que lon ne peut plus durer à eux,
  Quand la Fortune a leurs maisons rendues
  En des grandeurs qu'ils n'avoient attendues.
Clitus pour avoir mis à fond trois ou quatre galeres des Grecs pres d'Amorges, se feit appeller Neptune, et porta le Trident: Demetrius à qui la fortune avoit donné un petit lambeau de l'Empire d'Alexandre, se laissoit appeller Jupiter: et quand on envoyoit devers luy, on n'appelloit pas les deputez Ambassadeurs, mais Theores, qui sont ceux que lon eslit pour aller enquerir quelque chose de l'oracle des Dieux: aussi ses responses s'appelloient Oracles. Et Lysimachus aiant occupé la Thrace, qui estoit comme une petite lisiere de son Empire, monta en telle superbe, et arrogance si insupportable, qu'il osa bien dire, «Les Bysantins vienent maintenant à moy, quand je touche du bout de ma lance au ciel.» A laquelle parole se trouvant present Pasiades Bysantin, ne se peut tenir qu'il ne dist aux assistans, «Retirons-nous de bonne heure, de peur que cestuy-ce ne perce le ciel du fer de sa lance.» Mais quel besoing est-il d'alleguer ceux-là, ausquels encore estoit-il aucunement loisible d'avoir les coeurs et les esprits elevez, d'autant qu'ils avoient esté soudards d'Alexandre? veu qu'un Clearchus s'estant fait tyran de la ville de Heraclee, porta en sa devise, la Foudre, et appella l'un de ses enfans le Tonnerre: et Dionysius le jeune s'appella luy-mesme le fils d'Apollo, par une telle inscription,
  Doris la Nymphe aux beaux yeux est ma mere,
  Qui me conceut de Phebus le mien pere.
Et son pere qui avoit fait mourir dix mille de ses citoyens, si non plus, qui par envie avoit trahy son propre frere aux ennemis, qui n'avoit pas eu la patience d'attendre peu de jours que sa mere avoit à survivre, ains la feit estouffer toute vieille qu'elle estoit, et qui avoit luy-mesme escript en une Trag@edie,
  La tyrannie est mere d'injustice,
ce neantmoins de trois filles qu'il avoit, il en nomma la premiere Vertu, la seconde Temperance, et la tierce Justice. Les autres se sont surnommez les uns Bienfaitteurs, les autres Victorieux, les autres Sauveurs, et les autres Grands. Au demourant qui seroit celuy qui pourroit fournir à expliquer de paroles leurs nopces les unes sur les autres, passans les jours entiers parmy grand nombre de femmes, comme les estalons parmy un troupeau de jumens, violemens de jeunes filles, frottemens en bains et estuves meslez d'hommes et de femmes, passer les jours entiers à jouer aux dez, sonner de la fleute en pleins Theatres, percer les nuicts à souper, et les jours tout du long à disner? Alexandre au contraire disnoit dés le matin assis, et ne soupoit qu'il ne fust le soir: il faisoit bonne chere et beuvoit apres qu'il avoit sacrifié aux Dieux, il jouoit aux dez chez Medius aiant la fiebvre, il passoit son temps, et jouoit en allant par les champs, en apprenant ensemble à tirer de l'arc, à descendre et remonter en son chariot courant. Il espousa Roxane seule par amour et pour luy, mais Statira la fille de Darius pour le royaume et pour ses affaires, pour ce qu'il estoit expedient de mesler les nations: et quant à toutes les autres Dames de Perse, il en fut autant vainqueur par temperance, comme des hommes Perses par vaillance: car il n'en veit jamais une contre sa volonté, et celles qu'il vit, il en feit moins de compte que de celles qu'il ne vit oncques: et là où il estoit gracieux à toutes autres sortes de gens, il se monstroit rebours à ceux qui estoient beaux. Quant à la femme de Darius qui estoit une fort belle Dame, il ne voulut pas seulement ouyr un qui luy en louoit la beauté, et quand elle fut trespassee, il en honora si hautement les obseques, et la plora si tendrement, que son humanité feit mescroire sa continence, et sa bonté en fut suspecte d'injustice: car Darius fut emeu de prime face à cest deffiance, tant pour ce qu'il estoit jeune, que pour ce qu'il avoit sa femme en sa puissance, <p 314v>estant aussi luy un de ceux qui s'estoient persuadez, qu'Alexandre estoit ainsi venu au dessus de ses affaires par le benefice de la fortune: mais quand il en sçeut la verité, apres en avoit fait diligente enqueste de tous costez, «Tout ne va doncques, dit-il, encore pas mal pour les Perses, et ne nous reputera-lon pas du tout lasches et effeminez pour avoir esté vaincus par tel adversaire. Quant à moy je prie aux Dieux qu'ils m'envoyent heureux succes, et en fin la victoire de ceste guerre, à fin que je puisse aussi surmonter Alexandre en beneficence: car j'ay une emulation et jalousie de me monstrer encore plus bening envers luy que luy envers moy. Mais si c'est fait que de moy et de ma maison, je te supplie Jupiter protecteur de l'empire des Perses, et vous Dieux tutelaires des Roys et des royaumes, que vous ne permettiez qu'autre qu'Alexandre seie au siege et throne royal de Cyrus.» Cela estoit comme une adoption d'Alexandre, faitte en la presence des Dieux. Voyla comme on gaigne la victoire par vertu. Attribue si tu veux la journee d'Arbeles, la battaille de la Cilicie à la fortune, et autres tels exploits qui procederent de force et de guerre. Ce fut la fortune qui luy esbranla la ville de Tyr, qui luy ouvrit l'Aegypte: par le benefice de fortune Halicarnassus tomba, Milet fut prise, Maz@eus laissa le rivage de l'Euphrates desprouveu, et fut toute la campagne de Babylone couverte de corps morts: mais ce n'a point esté la fortune qu'il a rendu temperant, il n'a point esté continent par le moyen de la fortune: la fortune ne gardoit point son ame enfermee dedans son corps, comme dedans une forteresse inexpugnable aux voluptez, et non approchable aux cupiditez, et toutefois c'estoit ce dequoy plus il vainquoit la personne propre de Darius: le reste estoit desconfiture d'armes et de chevaux, battailles, meurtres, occisions, et fuittes d'hommes: mais la plus grande deffaitte, moins refutable, et à laquelle ceda le plus Darius, ce fut la vertu, la magnanimité, et la justice, admirant son coeur invincible de volupté, de travail, et de liberalité, plus que nulle autre chose. Car quant aux piques et pavois, escus et lances, aux alarmes et choc des battailles, aussi bien estoit asseuré Tarrias fils de Dinomenes, et Antigenes de Pelle, et Philotas fils de Parmenion, mais alencontre des voluptez, des femmes, de l'or et de l'argent, ils n'estoient de rien meilleurs ne plus vaillans que des esclaves: car Tarrias alors qu'Alexandre paya les debtes de tous les Macedoniens, et satisfeit à tous ceux qui leur avoient presté de l'argent, feignit en avoir emprunté, et amena au bureau, où s'en tenoit le compte, un qu'il disoit estre son creancier, et depuis estant adveré et convaincu que c'estoit chose faulse et supposee, il s'en cuida deffaire luy-mesme, si Alexandre, en estant adverty, ne luy eust remis et pardonné ceste faute, et permis qu'il retint la finance qui pour luy avoit esté fournie et payee à faulses enseignes, se souvenant que lors que son pere Philippus assiegeoit la ville de Perinthe, il avoit receu un coup de flesche dedans l'oeil, et ne voulut oncques bailler à penser son oeil ny à tirer la flesche, que premier les ennemis ne fussent tournez en fuitte. Et Antigenes s'estant fait enroller entre ceux que lon renvoyoit en la Macedoine, pour occasion de maladie ou de quelque mutilation de membre: quand il fut depuis trouvé qu'il n'avoit mal aucun, et qu'il contrefaisoit le malade, luy qui estoit homme de guerre, aiant le corps tout cicatricé de coups, Alexandre en fut mal-content, et luy demanda la cause pourquoy il le faisoit: il luy confessa que c'estoit pour ce qu'il estoit amoureux d'une jeune femme nommee Telesippa, et qu'il avoit intention de la suyvre jusques à la coste de la mer, ne pouvant demourer esloigné d'elle. Alors luy demanda Alexandre à qui estoit ceste femme, et à qui il en falloit parler pour la faire demourer. Antigenes luy respondit, qu'elle estoit de franche et libre condition. Il faut don, dit Alexandre, que nous luy persuadions à force de luy donner et promettre, qu'elle veuille demourer avec nous, car de la forcer nous ne pouvons. Ainsi pardonnoit-il à tous l'amour, et le concedoit, fors qu'à soymesme. La cause primitive <p 315r>du malheur de Philotas le fils de Parmenion fut aucunement son intemperance: car il y avoit une jeune femme natifve de la ville de Pella, laquelle avoit esté prise entre les autres prisonniers au saccagement de la ville de Damas, où elle avoit paravant esté amenee par Autophradates qui l'avoit surprise sur mer, ainsi comme elle naviguoit de la coste de Macedoine en l'isle de Samothrace: elle estoit assez belle de visage, et avoit tellement espris de son amour Philotas depuis qu'il s'estoit approché d'elle, qu'encore qu'il fust un homme de fer, elle l'amollit et destrempa, de sorte que le pauvre homme au milieu de ses plaisirs ne fut pas maistre de son jugement, ains ouvrant son coeur en laissa sortir beaucoup de secrets à la cognoissance d'elle. «Qu'eust-ce esté, disoit-il, de Philippus sans Parmenion? Et que seroit-ce encore de cest Alexandre mesme sans Philotas? Où seroit son Jupiter Ammon? Où seroient ses serpens si nous ne voulions?» Antigone rapporta ces paroles à quelque femme de ses familieres, et celle-là les rapporta à Craterus, et Craterus amena Antigone mesme à Alexandre secrettement. Alexandre se garda bien de luy toucher, ains s'en absteint, mais sondant Philotas par moyen d'elle, il le descouvrit entierement tel qu'il estoit plus de sept ans depuis: mais en tout ce temps-là, jamais en quelque festin qu'il fust, ne quelque bonne chere qu'il feist, luy que lon accuse d'avoir esté yvrongne, n'en donna aucune suspicion, ny en courroux, luy qui estoit cholere, ny à son amy Hephestion, luy qui luy souloit fier et commettre tout: car on dit que un jour aiant ouvert une missive secrette de sa mere, et la lisant en soymesme, Hephestion approchant tout doucement sa teste, la leut quant et luy: il n'eut pas le coeur de luy defendre de la lire, mais apres luy avoir laissé lire, il tira son anneau de son doigt et luy en seella la bouche. Brief on se lasseroit de dire, qui voudroit entreprendre de reciter au long tous les beaux exemples par lesquels on pourroit monstrer, qu'il a usé tres-honnestement et tres-royalement de la grandeur de sa puissance, de sorte qu'encore que lon dist qu'il a esté grand par le benefice de la fortune, il en est tant plus grand, qu'il a bien et sagement sçeu user d'elle. Ce nonobstant je veux venir au commancement de son accroissement et à l'entree de sa puissance, et considerer quel acte de la fortune il y a eu là, pour lequel ils puissent dire et maintenir qu'Alexandre a esté grand par la fortune. Comment doncques est-ce, je vous prie au nom des Dieux, qu'elle ne l'a colloqué dedans le throne de Cyrus sans coup frapper, sans sang espandre, sans estre nullement blessé, sans aucune expedition d'armes, par le hennissement d'un cheval, comme elle avoit fait au paravant le premier Darius fils de Hystaspes? ou bien un mary gaigné par les flatteries de sa femme, comme Darius feit Xerxes flatté par sa femme Atossa: ou bien le diadéme royal de luy mesme est venu à sa porte, comme il feit à Darius le second, par le moyen de l'Eunuque Bagoas, lequel ne feit que changer son hocqueton de courrier, et se vestir du manteau royal, et prendre le turban à la poincte droitte, qui s'appelle Cittaris, et ainsi soudainement sans y avoir pensé, par le benefice du sort et de la fortune il se trouva Roy de la terre, ne plus ne moins que par le sort on eslit à Athenes les officiers qui s'appellent Thesmothetes et Archontes. Voulez vous sçavoir comment les hommes viennent à estre Roys par la fortune? Cest exemple le vous enseignera. La race des Heraclides, c'est à dire, des descendans de Hercules, failloit en la ville d'Argos, de laquelle ils avoient de tout temps accoustumé d'eslire leurs Roys: et comme ils eussent envoyé devers l'oracle d'Apollo, enquerir et demander ce qu'ils avoient à faire, l'oracle leur respondit, que un aigle le leur enseigneroit. Peu de jours apres il apparut en l'air un grand aigle, lequel fondant se vint poser sur la maison d'un nommé Aegon, et ainsi fut Aegon pris pour Roy. Encore un autre. Celuy qui regnoit en la ville de Paphos, fut d'adventure trouvé meschant, injuste et violent: à l'occasion dequoy Alexandre le deboutta de la royauté, et en cerchoit un autre qui <p 315v>fust de la race et famille des Cinyrades qui s'en alloit defaillant. On luy dit qu'il n'y en avoit plus qu'un seul pauvre homme, dont on ne faisoit compte quelconque, qui se tenoit en un jardin, là où il vivoit fort pauvrement. On y envoya incontinent pour le cercher: et ceux qui eurent ceste commission, le trouverent là, où il tiroit de l'eau pour arroser des porreaux: si fut tout troublé et effroyé quand les soudards le vindrent prendre, et luy dire qu'il vint parler à Alexandre. Ainsi estant amené en sa chicquenie de toile, il fut là declaré Roy de Paphos, et luy donna lon sur le champ une robbe de pourpre, et fut l'un de ceux que lon appelle les mignons du Roy. celuy là s'appelloit Alynomus. Voyla comment la Fortune fait les Roys subitement et facilement, en leur changeant de robbes, et leur muant leur nom seulement, sans que ils y pensent, ne qu'ils s'y attendent. Mais Alexandre qu'a-il jamais eu de grand qu'il n'ait merité? Que luy est-il advenu sans sueur, sans sang espandu? Qu'a-il eu gratuitement, qu'a-il eu sans travail? Il a beu és rivieres taintes de sang, il en a passé par dessus des ponts de corps morts, il a mangé de l'herbe la premiere qu'il a peu rencontrer pour la famine: il a descouvert des peuples submergez en des profonds monceaux de neiges, et des villes enfouyes dedans la terre: il a navigué la mer qui luy faisoit la guerre, en passant par les sablons sans eaux des Gedrosiens et Arrochosiens: il veit plus tost en la mer qu'en la terre des herbes et des plantes. Que s'il estoit loisible de adresser sa parole à la Fortune comme à une personne, pour la defense d'Alexandre, ne luy diroit-on pas, Où et quand est-ce que tu as dressé le chemin aux affaires d'Alexandre? quelle forteresse a-il jamais prise sans sang espandre par ta faveur? Quelle ville luy as-tu fait rendre sans garnison, quelle armee sans armes? Quel Roy a il trouvé paresseux? Quel Capitaine negligent, ou portier endormy, ou riviere passable à guay, ou hyver moderé, ou esté sans douleur? Va t'en, retire toy devers Antiochus fils de Seleucus, à Artaxerxes frere de Cyrus, à Ptolomeus Philadelphus: ceux là ont esté declarez et couronnez Roys par leurs peres encore vivants: ceux-là ont gaigné des battailles, pour lesquelles on ne jetta oncques larmes d'oeil: ceux- là n'ont fait autre chose toute leur vie que festes et jeux de batteaux és theatres: chascun de ceux-là vieillit regnant en toute prosperité, là où, quand il n'y auroit autre chose, le corps d'Alexandre fut detaillé de blesseures depuis la teste jusques aux pieds, et moulu de coups qu'il reçeut des ennemis
  A coups de traict, d'espee, et de cailloux.
Sur la riviere du Granique son armet luy fut fendu d'un coup d'espee jusques aux cheveux: devant la ville de Gaze il eut l'espaule percee d'un coup de traict: au païs des Maragandiens il eut l'os de la jambe faulsé d'une flesche, de maniere que l'os du fuzeau en sortoit par la playe: en Hyrcanie il reçeut un coup de pierre sur le col, duquel la veuë luy fut obscurcie, tellement que plusieurs jours durant on fut en crainte qu'il en perdist le veuë du tout: contre les Assacaniens il eut le talon rompu d'un coup de traict Indien, là où se tournant devers ses faltteurs en riant, «C'est (dit-il) sang cela, leur monstrant sa playe,
  Non pas l'humeur qui coule et flue aux Dieux.»
En la battaille d'Issus la cuisse luy fut percee d'un coup d'espee, ainsi comme escrit Chares, par le Roy Darius mesmes qui vint aux prises avec luy. Et Alexandre luy-mesme escrivant simplement et en toute verité à Antipater, «Je fus, dit-il, blessé d'un coup d'espee en la cuisse, mais graces aux Dieux il ne m'en est advenu aucun inconvenient, ny sur l'heure, ny depuis.» Contre les Malliens il eut un coup de traict de deux coudees de long, qui faulsant sa cuirasse à travers la poitrine, vint sortir au long du col, ainsi comme Aristobulus a laissé par escrit. Aiant passé la riviere de Tanaïs pour aller contre les Scythes, et les aiant deffaits en battaille, il les chassa et poursuyvit par l'espace de bien neuf ou dix lieuës, aiant un flus de ventre. Vrayment <p 316r>Fortune, tu augmentes bien Alexandre, tu le fais bien grand, en le perceant de tous costez, en le sappant par le pied, en luy ouvrant toutes les parties de son corps, non comme faisoit Pallas, qui destournoit avec la main les traicts des ennemis, et leur faisoit donner aux plus forts endroits des armes de Menelaus, dedans le corps de la cuirasse, ou dedans l'armet, ou sur le baudrier: et si le coup venoit à penetrer jusques au corps, elle en diminuoit de la roideur, jusques à en faire couler par maniere d'acquit un peu de sang: mais au contraire baillant aux coups les parties dangereuses toutes nues et descouvertes, faisant penetrer les traicts à travers les os, environnant son corps tout à l'environ, assiegeant ses yeux et ses pieds, empeschant qu'il ne poursuyvist ses ennemis, divertissant ses victoires, ruïnant ses esperances. Quant à moy, il me semble qu'il n'y eut oncques Roy qui eust la fortune plus rebourse ny plus adversaire, combien qu'elle ait esté dure et envieuse à plusieurs autres: car elle les a destruicts et perdus tout à un coup comme une foudre: mais alencontre d'Alexandre sa haine et son inimitié fut opiniastre, obstinee et implacable, comme contre Hercules: car quels geants, quels Typhons, et hommes de grandeur monstrueuse n'a elle suscité à combattre contre luy? Quels ennemis n'a elle fortifiez et munis de quantité grande d'armes, de profondes rivieres, de rochers coupez, ou bestes de force et courage estrange? Que si le courage d'Alexandre n'eust esté grand, et qu'il ne fust party d'une vertu grande, appuyé et fondé sur icelle alencontre de la fortune, ne se fust-il pas à la fin ennuyé et lassé de tant dresser de battailles, de tant porter de harnois, de tant assieger de villes, tant chasser et poursuyvre d'ennemis, de tant de rebellions, tant de trahisons, tant de soulevements de peuples, tant de Roys qui secouoient le joug, de domter les Bactriens, les Maragandiens, les Sogdianiens, nations infideles, qui ne faisoient que espier l'occasion de luy jouër un mauvais tour, qui estoit autant comme couper la teste du serpent Hydra, qui rejettoit et reverdissoit tousjours à remettre sus nouvelles guerres? Je diray une chose qui semblera estrange, mais elle est vraye pourtant. C'est par fortune qu'Alexandre depuis n'agueres a perdu l'opinion que lon avoit qu'il fust fils d'Ammon: car qui fut oncques homme extraict de la semence des Dieux, qui executast de plus laborieux, plus dangereux et plus difficiles combats? si ce n'a esté le fils de Jupiter, Hercules, mais encore estoit-ce par ce que un homme outrageux et violent luy commandoit d'aller prendre des lions, poursuyvre des sangliers, chasser des oyseaux, à fin qu'il ne s'occupast à plus grandes choses, en allant par le monde punir des Ant@ees, et faire cesser les meurtres ordinaires que commettoit le tyran Busiris: mais il n'y eut que la vertu seule qui commanda à Alexandre d'aller exploitter un combat digne d'un grand Roy, duquel la fin estoit, non l'or porté par tout apres luy sus dix mille chameaux, ny les delices de la Medie, ny les tables friandes, ny les belles Dames, ny les bons vins de Calydoine, ny les poissons de la mer Caspiene, ains de rendre tout le monde gouverné par un mesme ordre, obeïssant à un mesme Empire, et reglé par une mesme façon de vivre, aiant ce desir né et nourry et accreu dés son enfance quant et luy. Il vint des ambassadeurs du Roy de Perse devers son pere Philippus, lequel n'estoit pas pour lors au païs, et Alexandre les festoyant et caressant ne leur feit point de demandes pueriles, comme les autres, touchant une vigne d'or et touchant le jardins suspendus de Babylone, ny quels habillements portoit le Roy: ains tous ses propos furent des choses qui sont les plus importantes en un Empire, les enquerant combien de gens de guerre entretenoit le Roy, en quel endroit de la battaille il se mettoit quand il falloit combattre, ne plus ne moins qu'Ulysses en Homere,
  En quel lieu sont ses chevaux et ses armes?
quel chemin estoit le plus court pour ceulx qui vouloient aller de la coste de la mer Mediterranee aux provinces haultes: de maniere que ces ambassadeurs estrangers en demourerent tous esbahis, et dirent, que cest enfant estoit le grand Roy, et le leur <p 316v>estoit le riche. Si tost que son pere fut trespassé, son coeur le convioit de passer incontinent le destroict de l'Hellespont, et estoit tout apres et d'esperance et d'appareil à mettre le pied en l'Asie: mais la fortune s'opposa à ses desseings, qui le destourna et le retira en arriere, l'embrouillant de mille troubles et traverses pour l'arrester et retenir. Premierement elle suscita les nations barbares qui luy estoient voisines, luy braisant la guerre contre les Esclavons et contre les Triballiens, et jusques aux Tartares qui habitent le long de la riviere de Danube, qui le retirerent et divertirent de l'entreprise d'aller faire la guerre és hauts païs de l'Asie: toutefois apres avoir couru par tout, et assopy tous ces mouvements-là, avec perils tresgrands, et tresdangereuses battailles, il se remeit de rechef à avancer et haster son passage: mais la fortune de rechef luy attira la ville de Thebes, et luy meit au devant la guerre des Grecs, et une calamiteuse necessité de guerroyer pour se venger à feu et à sang des peuples de mesme origine et de mesme nation que luy, dont l'yssue fut fort miserable. Cela fait, il passa à la fin aiant provision de vivres et d'argent, comme escrit Philarchus, seulement pour trente jours, ou comme dit Aristobulus, quarante et deux mille escus seulement, aiant distribué et donné à ses amis et familiers la plus part de son domaine, excepté Perdiccas, qui ne voulut rien prendre de ce qu'il luy presenta, ains luy demanda, «Mais pour toy Alexandre, que te reserves-tu?» Comme il luy eust respondut, «l'Esperance: Je veux doncques aussi y participer: car il n'est pas juste que nous prenions le tien, ains que nous attendions celuy de Darius.» Quelles estoient doncques les esperances sur lesquelles Alexandre passoit en Asie? Ce n'estoit point une puissance mesuree à nombre grand de grosses et riches villes: ce n'estoient point des flottes de vaisseaux naviguans à travers les montaignes: ce n'estoient point des fouëts ny des fers à mettre aux pieds des prisonniers presumptueux et furieux, instruments de la folie des Barbares qui en pensoient chastier la mer: mais quant à ce qui estoit hors de luy, une grande volonté de bien faire, en une petite armee bien troussee, une emulation d'honneur entre les jeunes gens de mesme aage, contention de vertu et de gloire entre les mignons du Roy: mais ses plus asseurees esperances estoient en luy mesme, en devotion envers les Dieux, fiances en ses amis, suffisance de peu, continence, beneficence, mespris de la mort, magnanimité, humanité, entretien gracieux, facile acces, un naturel franc, non simulé ne fainct, constance en ses conseils, promptitude en ses executions, vouloir d'estre le premier en gloire, et resolution de faire tousjours ce que le devoir commande. Car Homere ne composa point bien ny comme il falloit de trois images la beauté d'Agamemnon, comme celle d'un parfaict prince,
  De chef semblable il estoit, et des yeux,
  A Jupiter le haut-tonnant és cieux,
  Des reins à Mars, et de large poitrine
  Au souverain seigneur de la marine.
Mais le naturel d'Alexandre, si Dieu qui le feit naistre, le forma et composa de plusieurs vertus, ne pourrions nous pas à la verité dire, qu'il luy donna le courage de Cyrus, la temperance d'Agesilaus, l'entendement aigu de Themistocles, l'experience de Philippus, la hardiesse de Brasidas, et la suffisance de Pericles en matiere d'estat et de gouvernement? Et des plus anciens il fut plus continent que Agamemnon, qui prefera une prisonniere captive à sa femme legitime, et luy ne voulut oncques toucher à une captive, que premierement il ne l'eust espousee: plus magnanime qu'Achilles, qui pour un peu de finance vendit le corps mort d'Hector, et luy despendit grande somme de deniers à inhumer celuy de Darius: et l'autre à fin d'appaiser sa cholere prit, comme un mercenaire, pour son loyer, des presens de ses amis, et cestuy-cy victorieux enrichit ses ennemis. Il estoit plus religieux que Diomedes, qui estoit prest de combattre les Dieux mesmes: et luy estimoit, que toutes ses victoires <p 317r>et succes heureux luy venoient de la faveur des Dieux. Il estoit plus charitable à ses parents qu'Ulysses, duquel la mere mourut de douleur: là où la mere de son ennemy, pour l'amour et bien-veuillance qu'elle luy portoit, mourut de regret quant et luy. Brief si ce a esté par fortune que Solon a estably le gouvernement d'Athenes, que Miltiades a conduit les armees: si ce a esté du port et faveur de la fortune que Aristides a esté juste: il n'y a doncques oeuvre quelconque de la vertu, et n'est rien sinon une parole et un nom vain, qui passe avec quelque reputation par la vie des hommes, estant feinct et controuvé par les Sophistes et par les Legislateurs. Mais si chascun de ces personnages-là a bien esté pauvre ou riche, fort ou foible, beau ou laid, de longue ou de courte vie par le moyen de la fortune, et se sont faicts ou grands capitaines, ou grands legislateurs, ou grands gouverneurs, et bien entendus en l'exercice de la justice et en toute matiere d'estat par leur vertu, et par la raison qui estoit en eux: considerez un peu quel a esté Alexandre, en le comparant et parangonnant à tous ceux-là. Solon establit à Athenes abolition de toutes debtes, qu'il appella Sisachthia, qui est autant à dire comme, descharge de fardeau: et Alexandre paya aux creanciers les debtes que ses souldars avoient faittes. Pericles aiant taillé les Grecs, de l'argent qui provint de celle taille orna la ville d'Athenes de beaux temples, mesmement le chasteau: au contraire Alexandre, aiant pris les finances des barbares, en envoya en la Grece jusques à la somme de six millions d'or, pour en faire bastir des temples aux Dieux, au lieu de ceulx qu'ils avoient demolis. Brasidas acquit grande reputation de vaillance parmy les Grecs, pour ce qu'il traversa de bout à autre le camp des ennemis campez devant la ville de Methone le long de la marine: là où le sault merveilleux que feit Alexandre en la ville des Oxydraques, à ceux qui l'oyent raconter est incroyable, et à ceux qui le veirent effroyable, quand il se jetta du hault des murailles au milieu des ennemis, qui le reçeurent à coups de traict, de picques et d'espees: à quoy pourroit-on comparer ce faict-là, sinon à un feu de la foudre qui sort avec impetuosité de la nue, et estant porté par le vent vient fondre en terre, ne plus ne moins qu'un fantasme reluysant d'armeures flammantes? tellement que ceux qui le veirent sur l'heure, en eurent si grand effroy, qu'il se tirerent en arriere: mais puis apres quand ils veirent que c'estoit un homme seul qui se ruoit sur plusieurs, alors il retournerent pour luy faire teste. Là monstra bien la fortune de grandes et claires preuves de la bienveuillance qu'elle portoit à Alexandre, quand elle le jetta et enferma en un lieu ignoble et barbare, environné tout alentour de hautes murailles: et puis quand ceux de dehors se hastans pour le secourir planterent leurs eschelles contre les murailles pour y monter, elle feit rompre les eschelles, et precipita par terre ceux qui estoient ja demy montez: et des trois qui peurent atteindre jusques au hault, et se jetterent à bas pour secourir leur Roy, elle en ravit incontinent l'un et le feit tuer devant luy, l'autre fut si couvert de coups de traict et de dard, qu'il ne s'en falloit, qu'il ne fust mort, autre chose, sinon qu'il voyoit et sentoit encore: et ce- pendant que les Macedoniens au dehors accouroient en vain celle part avec grands cris, n'aians ny artillerie, ny engin quelconque à battre les murailles, et les frappans seulement de leurs espees nues, tant ils avoient d'ardente envie de l'aller secourir, et les rompans à belles mains, voire par maniere de dire s'efforceans de les manger à belles dents. Et l'heureux Roy ce-pendant qui estoit tousjours gardé et accompagné de la fortune, se trouva pris comme une beste sauvage dedans les toiles, abandonné seul, sans aide ne secours, non pour prendre la ville de Sufe ou celle de Babylone, ny pour conquerir la province de Bactra, ou pour saisir le grand corps de Porus: car aux grands et illustres combats, encore que la fin n'en soit pas heureuse, pour le moins si n'y a-il point d'infamie: mais la fortune fut si maligne et si envieuse en son endroit, et tant favorable aux barbares, et contraire à Alexandre, que non <p 317v>seulement elle s'efforcea de luy faire perdre le corps et la vie, mais aussi son honneur et sa gloire, tant qu'il estoit en elle: car s'il fust demouré mort estendu au long de la riviere d'Euphrates, ou de celle d'Hydaspes, il n'y eust point eu de desastre indigne: et ne luy eust point esté de deshonneur quand il vint aux prises avec Darius, s'il eust esté là massacré des chevaux, des espees, et des haches des Perses combattans pour l'Empire, ny estant monté sur les murailles de Babylone s'il en eust tresbuché, et decheut d'une grande esperance. ainsi moururent Pelopidas et Epaminondas, et fut leur mort plus tost acte de vertu, qu'accident de malheur, taschant à executer de si grandes choses. Mais quant à la fortune que nous examinons maintenant, quel oeuvre fut-ce? En un lointain païs barbare le long d'une riviere, dedans les murailles d'une meschante villette enfermer et cacher le Roy et souverain Seigneur de la terre habitable, pour illec le faire perir par les mains et armes honteuses d'une multitude barbaresque, qui le massacroient et tiroient avec bastons et traicts les premiers rencontrez: car il fut blessé en la teste d'un coup de hache à travers de son armet, et sa cuirasse luy fut faulsee d'un coup de flesche, dont le fust pendoit au dehors, et le fer large de trois doigts, et long de quatre, luy demoura fiché dedans les os qui sont au dessoubs de la mammelle. Et pour le comble de l'indignité, il se defendoit par devant, et celuy qui luy avoit tiré le coup de traict s'estant ozé approcher l'espee au poing pour le cuyder achever, il le tua à coups de dague: mais ce-pendant un autre accourant d'un moulin luy donna par derriere un coup de pilon sur l'eschignon du col, dont il tomba pasmé, aiant perdu tout sentiment: mais la vertu luy assistoit, qui luy donnoit un coeur asseuré, et à ses gens la force et diligence de le venir secourir: car un Limneus, un Leonnatus, un Ptolomeus, aiants rompu la muraille, ou bien monté par dessus, se meirent au devant de luy, et luy servirent d'un rampar et muraille de vertu, jettans leurs corps, leurs faces et leurs vies au devant, pour l'amour et bienveillance qu'ils portoient à leur Roy: car ce n'est point par fortune qu'il y a des personnes qui s'exposent volontairement à la mort, ains par amour de la vertu, ne plus ne moins que des abeilles par aiguillons d'amour naturelle s'approchent tousjours et s'attachent à leur Roy. Qui doncques eust esté en lieu, où il eust peu voir à son aise sans danger ce spectacle-là, n'eust-il pas dit, qu'il eust veu un grand combat de la fortune alencontre de la vertu? auquel les barbares par le moyen de la fortune avoient le dessus plus qu'ils ne meritoient, et les Grecs par leur vertu resistoient plus qu'ils ne pouvoient: et que si ceux-là avoient du meilleur, c'estoit oeuvre de fortune et de quelque esprit maling et envieux: et si ceux-cy venoient au dessus, c'estoit la vertu, la hardiesse, la foy et l'amitié qui emportoient la victoire, car il n'y avoit que cela qui accompagnast en ce lieu-là Alexandre: et quant au reste de ses forces, de son armee, de ses chevaux, et de ses vaisseaux, la fortune avoit mis la muraille de ceste meschante bourgade-là entre deux. Les Macedoniens à la fin desfeirent les barbares, et sur eulx abbattirent et raserent leur ville: mais tout cela ne servoit de rien à Alexandre, car on l'emporta vistement avec le traict qu'il avoit en l'estomac portant la guerre dedans ses entrailles, et estoit le traict comme un clou ou une cheville, qui tenoit sa cuirasse attachee à son corps: car si lon s'efforçoit de l'arracher de la playe comme de la racine, le fer ne venoit pas quant et quant, estant fiché bien avant dedans les os de la poitrine, qui sont au devant du coeur, et n'ozoit-on sier ce qui pendoit dehors de la canne, pour ce que lon craignoit que par ce secouëment l'os ne se fendist davantage, qui luy causast des douleurs extremes, et qu'il n'en sortist du fond une grande effusion de sang. Mais luy voyant ceste grande doubte et longue demeure de ses gens, essaya de couper avec sa dague le fust de la canne tout rasibus de la cuirasse, mais sa main n'eut pas la force, estant prevenue et saisie d'une pesanteur endormie et amortie, qui procedoit de l'inflammation de sa playe: si commanda à ses chirurgiens <p 318r>d'y mettre la main hardiment, encourageant, tout blessé qu'il estoit, ceulx qui estoient sains et entiers, et disoit injure à ceulx qu'il voyoit plorer et se lamenter, appelloit les autres traistres qui n'ozoient pas le secourir, et crioit apres ses familiers et ses mignons, «Nul ne se monstre lasche et couard, non pas pour ma vie mesme: Je ne sçaurois penser que lon croye que je ne craigne point la mort, si lon la craint pour moy.»

De Isis et d'Osiris. LES hommes sages, ô Clea, doivent en leurs prieres demander tous biens aux Dieux: mais ce que plus nous desirons obtenir d'eulx, c'est la cognoissance d'eulx mesmes, autant comme il est loisible aux hommes d'en avoir, pour ce qu'il n'y a don ne plus grand aux hommes à recevoir, ne plus magnifique et plus digne aux Dieux à donner, que la cognoissance de verité: car Dieu donne aux hommes toutes autres choses dont ils ont besoing, mais celle-là il la retient pour luy mesme et s'en sert: et n'est point bienheureux pour posseder grande quantité d'or ny d'argent, ny puissant pour tenir le tonnerre et la foudre en sa main, mais bien pour sa prudence et sapience: et est une des choses qu'Homere a le mieulx et le plus sagement dictes, en parlant de Jupiter et de Neptune,
  Ils sont tous deux de mesme extraction,
  Et tous deux nez en mesme region,
  Mais Jupiter en est le fils aisné,
  Et de sçavoir plus grand que l'autre orné.
Il afferme que la preference et precedence de Jupiter estoit plus venerable et plus digne en ce qu'il estoit plus sçavant et plus sage. Et quant à moy j'estime que la beatitude et la felicité de la vie eternelle, dont Jupiter jouyt, consiste en ce qu'il ignore rien, et rien de tout ce qui se fait ne le fuit: et pense que l'immortalité, qui en osteroit la cognoissance et intelligence de tout ce qui est et qui se fait, ne seroit pas une vie, mais un temps seulement. Pourtant pouvons nous dire, que le desir d'entendre la verité est un desir de la divinité, mesmement la verité de la nature des Dieux, dont l'estude et le prochas de telle science est comme une profession et entree de religion, et oeuvre plus saincte que n'est point le voeu et l'obligation de chasteté, ny de la garde et closture d'aucun temple: et si est d'avantage tresagreable à la Deesse que tu sers, attendu qu'elle est tressage et tressçavante, ainsi comme la derivation mesme de son nom nous le donne à cognoistre, que le sçavoir et la science luy appartient plus qu'à nul autre, car c'est un mot Grec que Isis: et Typhon aussi l'ennemy et adversaire de la Deesse, enflé et enorgueilly par son ignorance et erreur, dissipant et effaceant la saincte parole, laquelle la Deesse rassemble, remet sus et baille à ceulx qui aspirent à se deifier par une continuelle observance de vie sobre et saincte, en s'abstenant de plusieurs viandes, et se privant du tout des plaisirs de la chair, pour reprimer la luxure et l'intemperance, et en s'accoustumant de longue main à supporter et endurer dedans les temples des durs et penibles services faicts aux Dieux: de toutes lesquelles abstinences, peines et souffrances, la fin est la cognoissance du premier, principal et plus digne object de l'entendement, que la Deesse nous invite et convie à cercher, estant et demourant avec elle. Ce que mesme nous promet le nom de son temple, qui s'appelle Ision, c'est à sçavoir l'intelligence et cognoissance de ce qui est: comme nous promettant, que si nous entrons dedans le temple et religion <p 318v>de la Deesse sainctement, et ainsi qu'il appartient par raison, nous aurons intelligence de ce qui y est. D'avantage plusieurs ont escrit qu'elle est fille de Mercure, les autres de Prometheus, dont on repute l'un inventeur et autheur de Sapience, et de Provoyance, et l'autre de la Grammaire et de la Musique. Voyla pourquoy en la ville de Hermoupolis ils appellent la premiere des Muses, Isis et Justice tout ensemble, comme estant sçavante, ainsi qu'il a esté dit ailleurs, et monstrant à ceux qui à bonnes enseignes sont surnommez religieux, et portans habits de saincteté et de religion, et ce sont ceulx qui portent et enferment en leur ame, comme dedans une boiste, la saincte parole des Dieux pure et nette, sans aucune curiosité ne superstition, et qui de l'opinion qu'ils ont des Dieux, en declarant aucunes choses obscurcies et ombragees, et les autres toutes claires et ouvertes, comme encore leur habit sainct le monstre. Et pourtant ce que lon habille ainsi de ces habits saincts les religieux Isiaques, apres qu'ils sont trespassez, est une marque et un signe qui nous tesmoigne, que ceste saincte parole est avec eulx, et qu'ils s'en sont allez de ce monde en l'autre sans emporter autre chose que ceste parole: car porter longue barbe, ou se vestir d'une grosse cappe, ne font point le philosophe, Dame Clea: aussi ne font pas les vestements de lin, ny la tonsure ou rasure, les Isiaques, ains est vray Isiaque celuy, qui apres avoir veu et receu par la loy et coustume les choses qui se monstrent, et qui se font és cerimonies de ceste religion, vient à recercher et diligemment enquerir par le moyen de ceste saincte parole et discours de raison, la verité d'icelles. Car il y en a bien peu entre eux, qui entendent et sçachent pour quelle cause ceste petit cerimonie, qui est la plus commune, s'observe, pourquoy les presbtres et religieux d'Isis razent leurs cheveux, et portent vestemens de lin: et y en a les uns qui du tout ne se soucient pas d'en rien sçavoir: les autres disent qu'ils s'abstienent de porter habillement de laine, ne plus ne moins que de manger de la chair des moutons par reverence qu'ils leur portent, et qu'ils font razer leurs testes en signe de deuil, et qu'ils portent habillements de lin à cause de la couleur qu'a la fleur du lin quand il florit, ressemblant proprement au celeste azur qui environne tout le monde. Mais à la verité il n'y en a qu'une cause certaine: car il n'est pas loisible que l'homme net et monde touche chose aucune qui soit immonde: or toute superfluité de nourriture et tout excrement est ord et immonde, et de telles superfluitez s'engendrent et se nourrissent la laine, le poil, les cheveux et les ongles: si seroit chose digne de mocquerie, que és sanctifications et celebrations des divins offices ils ostassent tout leur poil, en razant et polissant uniement tout leur corps de toutes superfluitez, et qu'ils vestissent et portassent les superfluitez des bestes: et fault estimer que quand le poëte Hesiode escrivoit,
  Ny au festin d'un public sacrifice
  Offert aux Dieux tu ne seras si nice,
  Que de rongner tes ongles d'un cousteau,
  Couppant le sec d'avec la verte peau:
il ne nous vouloit pas enseigner, que pour faire festes et bonnes cheres il falloit estre propre et net, mais bien se nettoyer et se purger de telles superfluitez, en traittant les choses sainctes, et faisant le services des Dieux. Or le lin naist de la terre, qui est immortelle, et produit tout fruict bon à manger, et nous fournit dequoy faire robbe simple, sobre et nette, qui ne charge point de sa couverture celuy qui la porte, et convenable à toute saison de l'annee, joinct qu'elle n'engendre point de poux nullement, ainsi que lon dit, dequoy il faudroit discourir ailleurs. Mais les presbtres haïssent tant la nature de toutes superfluitez, que pour cela non seulement ils refusent à manger toutes sortes de legumages, et entre les chairs celles des brebis et moutons, et celles des porcs, d'autant qu'elles engendrent beaucoup d'excrements, ains <p 319r>aussi és jours et oeuvres de sanctification, ils commandent d'oster mesme le sel des viandes, tant pour plusieurs autres causes et raisons, que pour ce qu'il aiguise l'appetit, et nous provoque à boire et à manger d'avantage: car de dire ce que disoit Aristagoras, que le sel est par eux reputé immonde, pour autant que quand il se congele, plusieurs petits animaux, qui se treuvent pris dedans, y meurent, c'est une sottise. On dit mesme qu'ils ont un puis à part, de l'eau duquel ils abbreuvent leur boeuf Apis, et qu'ils l'engardent en toute sorte de boire de l'eau du Nil: non qu'ils reputent l'eau du Nil immonde à cause des Crocodiles qui sont dedans, comme quelques uns estiment: car au contraire il n'y a rien que les Aegyptiens honnorent tant qu'ils font le fleuve du Nil, mais il semble qu'elle engraisse trop, et engendre trop de chair: or ne veulent-ils pas que leur Apis soit par trop gras, ny eux aussi: ains veulent que leurs ames soient estayees de corps legers, habiles et dispos, et non pas que la partie divine qui est en eux soit opprimee et accablee par le pois et la force de celle qui est mortelle. En la ville de Heliopolis, qui est à dire la ville du Soleil, ceux qui servent à Dieu ne portent jamais de vin dedans le temple, comme n'estant pas convenable qu'ils boivent de jour à la veuë de leur Seigneur et leur Roy: et ailleurs les presbtres en boivent, mais bien peu, et ont plusieurs purgations et sanctifications où ils s'abstiennent totalement de vin, esquels jours il ne font autre chose que vacquer à estudier, à apprendre et enseigner les choses sainctes: les Roys mesmes n'en beuvoient que jusques à certaine mesure, ainsi qu'il estoit prescript en leurs escriptures sainctes, et commancerent à en boire au Roy Psammitichius, au paravant duquel ils n'en beuvoient du tout point, et n'en offroient point aux Dieux, estimans qu'il ne leur estoit pas aggreable, pour ce qu'ils pensoient que ce fust le sang de ceux qui jadis feirent la guerre aux Dieux, duquel meslé avec la terre, apres qu'ils furent renversez, elle produisit la vigne: c'est pourquoy, disoient-ils, ceux qui s'enyvrent perdent l'entendement et l'usage de la raison, comme estans remplis du sang de leurs predecesseurs. Eudoxus escrit au second de sa Geographie, que les presbtres d'Aegypte le disent et le tienent ainsi. Quant aux poissons de mer, tous ne s'abstienent pas de tous, mais les uns d'aucuns, comme les Oxyrinchites de ceux qui se prennent avec l'hameçon: car d'autant qu'ils adorent le poisson qui se nomme Oxyrinchos, qui est à dire Bec-agu, ils ont doute que l'hameçon ne soit immonde, si d'adventure le poisson Oxyrinchos l'auroit avallé: et les Syenites le Phagre, car il semble qu'il se trouve alors que le Nil commance à croistre, et qu'il leur en signifie la croissance quand il apparoit, dont ils sont fort joyeux, le tenans pour un certain messager: mais les presbtres s'abstienent de tous: et là où le neufiéme jour du premier mois tous les autres habitans d'Aegypte devant la porte de laurs maisons mangent de quelque poisson rosty, les presbtres n'en tastent aucunement, mais bien en bruslent-ils devant leurs maisons, aiants deux sortes de paroles, l'une saincte et subtile, laquelle je reprendray encore en cest endroit, comme estant conforme et convenable à ce que lon discourt sainctement touchant Osiris et Typhon: l'autre vulgaire, grossiere et exposee à tout le monde, qui est representee par le poisson, lequel n'est viande ny necessaire, ny rare et exquise, ainsi que tesmoigne Homere, quand il ne fait les Ph@eaciens qui estoient gens delicats, et aimans à delicieusement vivre, ny ceux d'Ithace hommes insulaires, mangeans en leurs festins du poisson, non pas les gens mesmes d'Ulysses par tout le temps de leur navigation, qui fut si longue, et par la mer, jusques à ce qu'ils furent reduits à l'extreme necessité: brief ils estiment que la mer ait esté produitte par le feu sortant hors des bornes de la nature, n'estant ny partie naturelle, ny element du monde, ains chose estrangere, superfluité corrompuë, et maladie contre nature: car il n'y avoit rien de fabuleux, ny hors de raison, ny de superstitieux, comme aucuns cuident faulsement, qui servist de note et de signe en leurs sainctes <p 319v>cerimonies, ains estoient toutes marques qui avoient quelques causes et raisons morales et utiles à la vie, ou bien qui representoient quelque notable histoire, ou bien quelque deduction naturelle, comme ce que lon dit touchant un Crommyus: car de dire ce que le commun en raconte, que le nourrisson d'Isis nommé Dictys, tomba dedans la riviere du Nil et s'y noya, s'estant pris à des oignons, il n'y a apparence quelconque: mais les presbtres haïssent et abominent l'oignon, aiant observé que jamais il ne croist et ne grossit bien, et jamais ne florit sinon au decours de la Lune, et qu'il n'est convenable ny à ceux qui veulent jeuner et mener saincte vie, ny à ceux qui veulent celebrer festes: aux uns, pour ce qu'il apporte la soif: aux autres, pour ce qu'il fait plorer ceux qui en mangent. Pour ceste mesme cause reputent-ils la truye beste immonde, d'autant qu'elle se fait couvrir ordinairement au masle quand la Lune commance à defaillir, et que de ceux qui en boivent du laict, la peau jette hors ne sçay quelle sorte de lepre et d'asperitez, qui ressemblent au mal de sainct Main: et quant au propos que disent ceux qui une fois en leur vie sacrifient une truye, et puis la mangent, que Typhon poursuyvant une truye, estant la Lune au plein, il rencontra un bucher de bois, dedans lequel estoit le corps d'Osiris, et qu'elle le renversa et esboula, il y a peu de gens qui l'approuvent, estimans que ceste fable a esté mise en avant par gens qui avoient mal ouy, et n'avoient pas bien entendu que cela vouloit dire, comme plusieurs autres contes semblables. Mais on tient que les anciens ont eu par le passé en si grande haine et si grande abomination les delices, la superfluité et volupté, qu'ils disent que dedans le temple de la ville de Thebes y avoit une coulonne quarree, sur laquelle estoient engravees des maledictions et execrations alencontre du Roy Minis, qui fut le premier qui destourna et retira les Aegyptiens d'une vie simple et sobre, sans argent et sans richesses: et dit on aussi que Technatius le pere de Borchoris, en une guerre qu'il eut alencontre des Arabes, comme son bagage fust demouré derriere, et n'eust peu arriver à temps, soupa d'une pauvre viande la premiere qu'il peut trouver, et puis se coucha sur une paillasse, là où il dormit toute la nuict d'un tresprofond sommeil, à raison dequoy tousjours depuis il aima la sobrieté de vie, et maudit ce Roy Minis: ce que luy aiants loué les presbtres de son temps, il feit engraver lesdictes maledictions et execrations sur la coulonne. Or les Roys s'eslisoient ou de l'ordre des presbtres, ou de l'ordre des gens de guerre, pour ce que l'un ordre estoit honoré et reveré pour la vaillance, et l'autre pour la sapience: et celuy qui estoit esleu de l'ordre des gens de guerre, incontinent apres son election estoit aussi receu en l'ordre des gens de guerre, incontinent apres son election estoit aussi receu en l'ordre de presbtrise, et luy estoient communiquez et descouverts les secrets de leur philosophie, qui couvroit plusieurs mysteres soubs le voile de fables, et soubs des propos qui obscurement monstroient et donnoient à veoir à travers la verité, comme eux-mesmes donnent taisiblement à entendre, quand ils mettent devant les portes de leurs temples des Sphynges, voulans dire que toute leur Theologie contient, soubs paroles @enigmatiques et couvertes, les secrets de sapience. Et en la ville de Saïs l'image de Pallas, qu'ils estiment estre Isis, avoit une telle inscriptions, «Je suis tout ce qui a esté, qui est, et qui sera jamais, et n'y a encore eu homme mortel qui m'ait descouverte de mon voile.» D'avantage plusieurs estiment que le propre nom de Jupiter en langue Aegyptien soit Amoun, et que nous en Grec en aions derivé ce mot Ammon, dont nous appellons Jupiter Ammon: mais Manethon qui estoit Aegyptien de la ville de Sebenne estime, que ce mot signifie caché ou cachement: et Hecatheus natif de la ville d'Abdere dit, que les Aegyptiens usent de ce mot quand ils se veulent entre-appeller l'un l'autre, pource que c'est une diction vocative: et pourautant qu'ils estiment que le Prince des Dieux soit une mesme chose que l'univers qui est obscur, caché et incogneu, ils le prient et convient à se vouloir manifester et donner à cognoistre <p 320r>à eux, en l'appellant Amoun. Voyla donc comment les Aegyptiens estoient reservez et retenus à ne point profaner leur sapience, en publiant trop ce qui appartient à la cognoissance des Dieux: ce que tesmoignent mesme les plus sages et plus sçavans hommes de la Grece, Solon, Thales, Platon, Eudoxus, Pythagoras, et comme quelques uns ont voulu dire, Lycurgus mesme, qui allerent de propos deliberé en Aegypte pour en communiquer avec les presbtres du païs: car on tient que Eudoxus ouit Chonoupheus qui estoit de Memphis, et Solon Sonchis qui estoit de Saïs, et Pythagoras Oenupheus qui estoit de Heliopolis. Ce dernier Pythagoras fut fort estimé d'eux, et luy aussi ce semble les estima beaucoup tellement qu'il voulut imiter leur façon mystique de parler en paroles couvertes, et cacher sa doctrine et ses sentences soubs paroles figurees et @enigmatiques: car les lettres que lon appelle hieroglyphiques en Aegypte, sont presque toutes semblables aux preceptes de Pythagoras, comme, «Ne manger point sur une selle, Ne se seoir point sur un boisseau, Ne planter point de palmier, N'attizer point le feu avec une espee en la maison.» Et me semble que ce que les Pythagoriens appellerent l'unité Apollon, et le deux Diane, le sept Minerve, et Neptune le premier nombre cubique, resemble fort à ce qu'ils consacrent, qu'ils font et qu'ils escrivent en leurs sacrifices, car ils peignent leur Roy et leur Seigneur Osiris par un oeil, et un sceptre: et y en a qui interpretent le nom d'Osiris, aiant plusieurs yeux, pour ce que Os en Aegyptien signifie plusieurs, et Iris oeil: et le Ciel, comme ne vieillissant point à cause de son eternité, par un coeur, aiant dessoubs une chausserette de Feu, qui est la marque de courroux. Et en la ville de Thebes y avoit des images de Juges qui n'avoient point de mains, et celle du President d'iceux avoit les yeux bandez, pour donner à entendre que la justice ne doit estre ny concussionnaire ny favorable, c'est à dire, ne prendre point d'argent, et ne faire rien plus ne moins par faveur. Les gens de guerre pour la marque de leurs anneaux y portoient engravee la figure d'un escharbot, pour ce qu'entre les escharbots il n'y a point de femelle, ains sont tous masles, et jettent leur geniture dedans une boule de fiens, laquelle ils preparent et construisent, non tant pour matiere et provision de leur vivre, comme pour un lieu à engendrer. Quand doncques tu entendras parler de certaines vagabondes peregrinations et erreurs, et desmembremens, et autres telles fictions, il te faudra souvenir de ce que nous avons dit, et estimer qu'ils ne veulent pas entendre que jamais rien ait esté de cela ainsi, ne qu'il ait oncques esté fait: car ils ne disent pas que Mercure proprement soit un chien, ains la nature de celle beste, qui est de garder, d'estre vigilant, sage à discerner et cercher, estimer et juger l'amy ou l'ennemy, celuy qui est cogneu ou incogneu, suyvant ce que dit Platon, ils accomparent le chien au plus docte des Dieux. Et si ne pensent pas que de l'escorce d'un Alisier sorte un petit enfant ne faisant que naistre, mais ils peignent ainsi le Soleil levant, donnans à entendre soubs figure couverte, que le Soleil sortant des eaux de la mer, se vient à rallumer. Car ainsi appellerent-ils Ochus, l'Espee, qui fut le plus cruel Roy des Perses et le plus terrible, comme celuy qui feit mourir plusieurs grands personnages, et qui finablement tua leur boeuf Apis, et le mangea avec ses amis, et jusques aujourd'huy ils l'appellent encore ainsi en la liste et catalogue de leurs Roys, non qu'ils voulussent signifier sa substance, ains la dureté de son naturel et sa mauvaistié, qu'ils accomparent à l'instrument dont on fait mourir les hommes. En escoutant doncques et recevant ainsi ceux qui t'exposeront sainctement et doctement la fable, en faisant et observant tousjours diligemment ce qui vous est ordonné en vostre estat pour le service des Dieux, et croyant fermement que tu ne leur pourrois faire service ne sacrifice qui leur fust plus aggreable que de t'estudier à avoir saine et vraye opinion d'eux, tu eviteras par ce moyen la superstition, laquelle n'est point moindre mal ne peché, que l'impieté de ne croire <p 320v>point qu'il y ait de Dieux. Or la fable doncques d'Isis et d'Osiris, pour la deduire en moins de paroles qu'il sera possible, et en retrencher beaucoup de choses superflues, et qui ne servent à rien, se raconte ainsi. On dit que Rhea s'estant meslee secrettement à la desrobbee avec Saturne, le Soleil s'en apperceut, qui la maudit, priant en ses maledictions qu'elle ne peust jamais enfanter ny mois ny an: mais que Mercure estant amoureux de celle Deesse, coucha avec elle, et que depuis jouant aux dez avec la Lune il luy gaigna la septantiéme partie de chascune de ses illuminations, tant que les mettant ensemble il en feit cinq jours, qu'il adjousta aux trois cents soixante de l'annee, que les Aegyptiens appellent maintenant les jours Epactes, les celebrans et solennizans, comme estans les jours de la nativité des Dieux, pour ce que au premier jour nasquit Osiris, à l'enfantement duquel fut ouye une voix, que le Seigneur de tout le monde venoit en estre: et disent aucuns, que une femme nommee Pamyle, ainsi comme elle alloit querir de l'eau au temple de Jupiter, en la ville de Thebes, ouyt celle voix, qui luy commandoit de proclamer à haute voix, que le grand Roy bienfaicteur Osiris estoit né: et pour ce que Saturne luy meit l'enfant Osiris entre les mains pour le nourrir, que c'est pour l'honneur d'elle que lon celebre encore la feste des Pamyliens, semblable à celle des Phallephores en la Grece. Le deuxiéme jour elle enfanta Aroveris qui est Apollo, que les uns appellent aussi l'aisné Orus. Au troisiéme jour elle enfanta Typhon, qui ne sortit point à terme, ny par le lieu naturel, ains rompit le costé de sa mere, et saulta dehors par la playe. Le quatriéme jour nasquit Isis, au lieu de Panygres. Le cinquiéme nasquit Nephté, que les uns nomment aussi Teleute ou Venus, et les autres Victoire: et que Osiris et Aroveris avoient esté conceus du Soleil, et Isis de Mercure, et Typhon et Nephté de Saturne: c'est pourquoy les Roys reputent le troisiéme jour malencontreux, et à ceste cause ne despeschent affaires quelsconques ce jour-là, et ne boivent ny ne mangent jusques à la nuict: que Typhon porta honneur à Nephté, que Isis et Osiris estans amoureux l'un de l'autre devant qu'ils fussent sortis du ventre de la mere, coucherent ensemble à cachettes, et disent aucuns que Aroveris nasquit de ces amourettes-là, qui est appellé l'aisné Orus par les Aegyptiens, et Apollo par les Grecs. Osiris regnant en Aegypte, retira incontinent les Aegyptiens de la vie indigente, souffreteuse et sauvage, en leur enseignant à semer et planter, en leur establissant des loix, et leur monstrant à honorer et reverer les Dieux: et depuis allant par tout le monde, il l'apprivoisa aussi sans y employer aucunement la force des armes, mais attirant et gaignant la plus part des peuples par douces persuasions et remonstrances couchees en chansons, et en toute sorte de Musique, dont les Grecs eurent opinion que c'estoit un mesme que Bacchus: que Typhon durant le temps de son absence ne remua rien, d'autant que Isis y donna bon ordre, et y prouveut avec bonnes forces: mais que quand il fut de retour, Typhon luy dressa embusche, aiant attiré à sa ligue soixante et douze autres hommes conjurez avec luy, sans une Royne d'Aethiopie participante et complice aussi de la conjuration (ceste Royne s'appelloit Azo) et aiant secrettement pris la mesure du corps d'Osiris, il feit faire un coffre de la mesme longueur, beau à merveilles ouvré et labouré fort exquisement, lequel il feit apporter en la salle, où il donnoit à souper à la compagnie: chascun prit plaisir à veoir un si bel ouvrage, et l'estima lon grandement: et Typhon faisant semblant de jouër, dit qu'il le donneroit volontiers à celuy qui auroit le corps egal de mesure à ce coffre: tous ceux de la compagnie l'essayerent les uns apres les autres, et ne se trouva bien proportionné, ny egal à pas un des autres: finablement Osiris luy-mesme y monta, et se coucha dedans: et alors les conjurez y accourans jetterent le couvercle dessus, et partie le fermerent de clous, et partie de plomb fondu qu'ils jetterent par dessus, puis le portans en la riviere, le jetterent par la bouche du Nil, qui se nomme Tanitique, dedans la mer: c'est <p 321r>pourquoy jusques aujourd'huy ceste bouche est execrable aux Aegyptiens, et pourquoy ils l'appellent abominable. On dit que tout cela fut faict le dixseptiéme du mois, que lon appelle Athyr, qui est celuy durant lequel le Soleil passe par le signe du Scorpion, et le vingthuictiéme du regne d'Osiris: toutefois d'autres disent qu'il vescut, non pas qu'il regna, autant: que les premiers qui entendirent la nouvelle de cest inconvenient, furent les Panes et Satyres habitans autour de la ville de Chennis, et commancerent à murmurer entre eux: c'est pourquoy encore jusques aujourd'huy on appelle les soudaines peurs, troubles et emotions de peuples, frayeurs Paniques. Et qu'Isis en estant advertie feit tondre une tresse de ses cheveux, et se vestit de dueil au lieu qui maintenant est appellé Coptus, combien que les autres veulent dire que ce mot signifie privation, pource que Coptein est autant à dire comme priver. En cest habit elle alla errant par tout, pour en cuider entendre des nouvelles, en grande destresse: mais personne ne venoit ny ne parloit à elle, jusques à ce que elle rencontra de jeunes enfans qui jouoient ensemble, ausquels elle demanda s'ils avoient point veu le coffre: ces enfans l'avoient veu, qui luy dirent la bouche du Nil par laquelle les complices de Typhon l'avoient poulsé dedans la mer. Depuis ce temps là les Aegyptiens estiment, que les enfans ont le don de prophetie, de pouvoir reveler les choses secrettes, et prennent à presage toutes les paroles qu'ils disent en jouant et babillant ensemble, mesmement dedans les temples, de quoy que ce soit. Et qu'aiant apperceu qu'Osiris estant devenu amoureux de sa soeur, avoit couché avec elle, pensant que ce fust Isis, et en aiant trouvé le signe du chappellet de melilot, qu'il avoit laissé chez sa soeur Nephté, elle cercha l'enfant, pour ce que Nephté incontinent qu'elle l'eut enfanté l'alla cacher, pour la crainte de Typhon, et l'aiant trouvé difficilement et à grande peine, par le moyen des chiens qui la conduisirent au lieu où il estoit, elle le nourrit, de maniere que depuis qu'il fut devenu grand, il fut son gardien et son page, appellé Anubis, que lon dit qui garde les Dieux, comme les chiens font les hommes. Depuis elle entendit nouvelles du coffre, comme les flots de la mer l'avoient jetté en la coste de Byblus, là où il s'estoit tout doucement rengé au pied d'un Tamarix: ce Tamarix en peu de temps devint un fort beau et fort gros tronc d'arbre bien branchu, qui ambrassa et enveloppa tout alentour le coffre, de sorte qu'on ne le voyoit point. Le Roy de Byblus s'esbahissant de voir ceste plante ainsi soudainement creuë en telle grandeur, feit couper le branchage qui couvroit le coffre que lon ne voyoit point, et du tronc en feit un pillier à soustenir le toict de sa maison: dequoy Isis, ainsi que lon dit, aiant esté advertie par un vent divin de renommee, s'en alla en la ville de Byblus, là où elle s'asseit aupres d'une fontaine, toute triste et esploree, sans parler à autre personne quelconque, sinon qu'elle salüa et caressa les femmes de la Royne, en leur accoustrant les tresses de leurs cheveux, et leur rendant une merveilleusement douce et souëfve odeur yssant de son corps. Le Royne aiant veu ses femmes si bien parees, eut envie de voir l'estrangere qui les avoit ainsi accoustrees, tant pource qu'elle sçavoit ainsi bien accoustrer les cheveux, comme pource qu'elle rendoit une si douce senteur: ainsi l'envoya elle querir, et aiant pris familiarité avec elle, la feit nourrice et gouvernante de son fils: le Roy s'appelloit Malcander, et la Royne Astarte, ou bien Saosis, ou Nemanoun, comme les autres veulent, c'est à dire en langage Grec, Athenaide: et dit on que Isis nourrit cest enfant en luy mettant son doigt en la bouche au lieu du bout de la mammelle, et que la nuict elle luy brusloit tout ce qui estoit mortel en son corps, et qu'elle se tournant en une harondelle alloit voletant et lamentant alentour de ce pillier de bois, jusques à ce que la Royne s'en estant pris garde, et s'estant escriee quand elle veit le corps de son fils bruslant ainsi alentour, luy osta l'immortalité, et que la Deesse aiant ainsi esté descouverte, demanda le pillier de bois, lesquel elle coupa facilement, <p 321v>et osta de soubs la couverture le tronc du Tamarix, qu'elle oignit d'une huyle parfumee, puis l'envelopa d'un linge, et le bailla en garde aux Roys, dont vient que jusques aujourd'huy les Bybliens reverent encore ceste piece de bois- là, qui est couchee dedans le temple d'Isis: et qu'à la fin elle rencontra le coffre, sur lequel elle plora, et lamenta, tant que l'un des enfans du Roy, le plus jeune, en mourut de pitié: et elle aiant en sa compagnie le plus aagé, avec le coffre, s'embarqua en un vaisseau, monta sur la mer, et s'en alla. Et pourtant que sur l'aube du jour la riviere de Ph@edrus destourna le vent un peu trop asprement, elle, qui en fut courroucee, la secha toute, et au premier lieu qu'elle se peut trouver seule, elle ouvrit le coffre, là où trouvant le corps d'Osiris, elle mit sa face sur la sienne en l'ambrassant et plorant. Le jeune enfant survint et s'approcha secrettement, et veit ce qu'elle faisoit, dont elle s'estant apperceuë se retourna, et le regarda d'un mauvais oeil en travers, tellement que l'enfant, ne pouvant supporter la terreur qu'elle luy feit, en mourut. Les autres le disent autrement, c'est qu'il tomba dedans la mer, et qu'il est honoré à cause de la Deesse, et que c'est celuy que les Aegyptiens chantent en leurs festins qu'ils appellent Maneros: aucuns disent que cest enfant avoit nom Pal@estinus, et que la ville de Pelusium fut fondee en memoire de luy par la Deesse, et que ce Maneros qu'ils celebrent en leurs chansons, fut celuy qui premier trouva la Musique. Toutefois il y en a d'autres qui disent que ce n'est point le nom d'aucun homme, mais une façon de parler propre et convenable à ceux qui boivent et banquettent ensemble, laquelle signifie autant, comme qui diroit, A bonne heure soit cecy venu: car les Aegyptiens ont accoustumé de crier cela ordinairement: comme aussi le corps sec d'un homme mort qu'ils portent dedans un cercueil, n'est point une representation de l'accident d'Osiris, comme aucuns estiment, ains un admonestement aux conviez de se donner joye, et jouyr alaigrement des biens presents, d'autant que bien peu de temps apres ils seront tous semblables à celuy-là, c'est la raison pourquoy ils l'introduisent és festins. Et comme la Deesse Isis fust allee voir son fils Orus qui se nourrissoit en la ville de Butus, et qu'elle eust osté le coffre, ou la biere dedans laquelle estoit le corps d'Osiris, Typhon estant la nuict à la chasse au clair de la Lune le rencontra, et aiant recogneu le corps le deschira et decouppa en quarante parties, qu'il jetta çà et là: ce que aiant Isis entendu, le cercha dedans un batteau fait de l'herbe du papier à travers les marets: d'où vient que les Crocodiles n'offensent jamais ceux qui naviguent dedans les vaisseaux faicts d'icelle herbe, soit qu'ils en aient peur, ou qu'ils les reverent en memoire de ce faict de la Deesse. Voyla d'où vient que lon trouve plusieurs sepultures d'Osiris par le païs d'Aegypte, pource que à mesure qu'elle en trouvoit chasque partie, elle y faisoit dresser un sepulchre: les autres disent que non, mais qu'elle en feit faire plusieurs images, qu'elle laisse an chascune ville, comme si elle leur en laissoit le propre corps, à fin qu'en plusieurs lieux il fust honoré, et que si d'adventure Typhon venoit au dessus de son fils Orus, quand il viendroit à cercher le vray sepulchre d'Osiris, et qu'on luy en monstreroit plusieurs, il ne sçeust ausquel s'arrester: et dit on plus, que Isis trouva toutes les autres parties du corps d'Osiris, excepté le membre naturel, pource qu'il fut incontinent jetté dedans la riviere, et que les poissons, le Lepidote, le Phagre, et l'Oxyrinche le mangerent: pour raison dequoy Isis les abomina par dessus tous les autres poissons, mais au lieu du naturel elle en feit contrefaire un qui s'appelle Phallus, et le consecra, tellement que les Aegyptiens en solennisent encore la feste. Et puis ils content, que Osiris revenant de l'autre monde s'apparut à son fils Orus, qu'il instruisit et exercita à la battaille: qu'il luy demanda, quelle chose il estimoit au monde la plus belle, et que Orus luy respondit, que c'estoit venger le tort et l'injure que lon auroit fait à ses peres et meres. Secondement qu'il luy demanda, quel animal il estimoit plus utile à ceux qui alloient à la battaille. <p 322r>Orus respondit, que c'estoit le cheval: dont Osiris s'esmerveilla, et luy demanda pourquoy il avoit respondu que c'estoit le cheval, et non pas le lion: et que Orus repliqua, que le lion estoit plus utile à celuy que auroit besoing de secours pour combattre, mais le cheval pour deffaire entierement et desconfire celuy qui se mettroit en fuitte: ce que Osiris aiant entendu de luy, en fut fort aise, jugeant qu'il estoit suffisamment preparé pour donner la battaille à son ennemy. Et dit-on que plusieurs se retournoient ordinairemet du costé d'Orus, jusques à la concubine mesme de Typhon nommee Thoueris, mais que un serpent la poursuyvit, qui fut taillé en pieces par les gens d'Orus: voyla pourquoy encore aujourd'huy ils apportent une petite corde, laquelle ils couppent en pieces. Si disent que la battaille dura plusieurs jours, mais que finablement Orus en gaigna la victoire, et que Isis aiant Typhon prisonnier lié et garrotté, ne le tua point, ains le deslia, et le laissa aller: ce que Orus ne peut endurer patiemment, ains jetta les mains sur sa mere, et luy osta de sur la teste la marque de royauté, au lieu de laquelle Mercure luy meit en la teste un morrion fait en guise d'une teste de boeuf. Typhon voulut appeller en justice Orus, et luy mettre en avant qu'il estoit bastard: mais à l'aide de Mercure qui defendit sa cause, il fut jugé par les Dieux legitime, et qu'il deffeit depuis à faict Typhon en deux autres battailles: et que Isis apres sa mort coucha encore avec Osiris, duquel elle eut Helitomenus et Harpocrates qui estoit mutilé des pieds. Voyla presque les principaux poincts de toute la fable, excepté ceux qui sont plus execrables, comme le demembrement d'Orus, et la decapitation de Isis. Or qu'il ne leur faille cracher au visage et rompre la bouche, comme dit Aeschylus, s'ils ont telles opinions de la bienheureuse immortelle nature que nous entendons la divinité, s'ils pensent et disent que telles fables soient veritables, et que realement et de faict elles soient ainsi advenues, il ne le faut point dire à toy, car je sçay bien que tu hais et abomines ceulx qui ont de si barbares, et si estranges opinions des Dieux: mais aussi vois-tu bien que ce ne sont pas contes qui ressemblent fort aux fables vagues, et vaines fictions que les poëtes ou autres fabuleux escrivains controuvent à plaisir, ne plus ne moins que les araignees qui d'elles mesmes, sans aucune matiere ny subject, filent et tissent leurs toiles, ains est apparent qu'ils contienent des accidents et memoires de quelques inconveniens: ainsi comme les Mathematiciens disent, que l'arc-en-ciel est une apparence seulement de diverses peintures de couleurs, par la refraction de nostre veue contre une nuee. Aussi ceste fable est apparence de quelque raison qui replie et renvoye nostre entendement à la consideration de quelque autre verité: comme aussi nous le donnent à entendre les sacrifices, où il y a meslé parmy ne sçay quoy de deuil et de lamentable, et semblablement les ordonnances et dispositions des temples, qui en quelques endroicts sont ouverts en belles ailes et plaisantes allees longues à descouvert, et en quelques autres endroicts ont des caveaux tenebreux et cachez soubs terre, ressemblans proprement aux sepulchres et caves où lon met les corps des trespassez: et mesmement l'opinion des Osiriens, qui bien que lon die que le corps d'Osiris soit en plusieurs lieux, renomment toutefois Abydus et Memphis petites villes, où ils disent que le vray corps est, tellement que les plus puissants hommes et plus riches de l'Aegypte ordonnent coustumierement que leurs corps soient inhumez en la ville d'Abydos, à fin qu'ils gisent en mesme sepulture que Osiris. Et en Memphis on nourrit le boeuf Apis, que est l'image et figure de son ame, et veulent que le corps aussi y soit: et interpretent aucuns le nom de ceste ville, comme s'il signifioit le port des gens de bien, les autres le sepulchre d'Osiris: et y a devant les portes de la ville une petite Isle, qui au demourant est inaccessible à tous autres, de maniere que les oyseaux mesmes n'y peuvent pas demourer, ny les poissons en approcher, fors qu'en un certain temps les presbtres y entrent, et y font des sacrifices et offrandes que lon presente aux trespassez, et y couronnent <p 322v>de fleurs la sepulture d'une Mediphthe, qui est ombragee et couverte d'un arbre plus grand et plus hault que pas un olivier. Eudoxus escrit que combien que lon monstre plusieurs sepulchres, qu'on dit estre d'Osiris en Aegypte, le corps neantmoins en est en Busiride, pource que c'est le païs et le lieu de la naissance d'Osiris, et qu'il n'est ja besoing le dire de Taphosiris, pource que le nom mesme le dit assez, signifiant la sepulture d'Osiris. J'approuve la coupure de bois, la deschirure du lin, et les effusions et offrandes funebres que lon y fait, pour autant qu'il y a beaucoup de mysteres meslez parmy. Si disent les presbtres Aegyptiens, que non seulement de ces Dieux-là, mais encore de tous ceulx qui ont esté engendrez, et ne sont point incorruptibles, les corps en sont demourez par devers eux, là où ils sont honorez et reverez, et les ames estans devenues estoilles en reluisent au ciel, et que celle d'Isis est celle que les Grecs appellent l'estoille Caniculaire, et les Aegyptiens Sothin, celle de Orus Orion, celle de Typhon l'Ourse. Mais là où toutes les autres villes et peuples de l'Aegypte contribuent la quote qui leur est imposee, pour faire protraire et peindre les animaux que lon y honore, ceux qui habitent en la contree Thebaïde seuls entre tous n'y donnent rien, estimans que rien qui soit mortel ne peut estre Dieu, ains celuy seul qu'ils appellent Cnef, qui jamais ne nasquit, ne jamais ne mourra. Comme doncques ainsi soit, que plusieurs telles choses se disent et se monstrent en Aegypte, ceux qui cuydent que ce soit pour perpetuer la memoire des faicts et accidents merveilleux et grands de quelques Princes, Roys ou tyrans, qui pour leur excellent vertu, ou grande puissance, ont adjousté à leur gloire l'authorité de divinité, ausquels puis apres il soit arrivé des inconveniens, ils usent en cela d'une bien facile desfaite et façon d'eschapper, et si ne font point mal de transferer des Dieux aux hommes ce qu'il y a de sinistre ou infame en tous ces contes-là, et si sont aidez par ces tesmoignages que lon lit és histoires: car les Aegyptiens escrivent que Mercure estoit bien petit de corsage, que Typhon estoit de couleur rousseau, Orus blanc, et Osiris brun, comme aiants de nature esté hommes: d'avantage ils appellent Osiris capitaine et gouverneur, Canobus, duquel nom ils ont aussi appellé une estoille, et la navire que les Grecs appellent Argo, ils tiennent que c'est la figure de la navire d'Osiris, que lon a referé au nombre des astres pour l'honneur de luy, et si n'est pas situee au mouvement du ciel gueres loing de celle d'Orion, et de celle de la Caniculaire, dont ils estiment l'une sacree à Orus, et l'autre à Isis. Mais j'ay peur que cela ne soit remuer les choses sainctes, ausquelles on ne doit toucher, pour ne point combattre, non seulement le long temps et l'antiquité, comme dit Simonides, ains la religion de plusieurs peuples qui de longue main ont une devotion imprimee envers ces Dieux-là, en ne voulant pas endurer que ces grands noms là transportent chose quelconque du ciel en la terre, et que ce ne soit encore vouloir arracher et renverser un honneur, et une foy et creance, qui est emprainte aux coeurs des hommes presque dés leur premiere naissance, qui seroit ouvrir de grandes portes à la tourbe des mescreans Atheistes, lesquels separent et esloignent les hommes de toute divinité, et donner manifeste ouverture et grande licence aux impostures et tromperies de Evemerus le Messenien, lequel aiant luy-mesme controuvé les originaux de fables qui n'ont aucune verisimilitude, ny aucun subject, a respandu par le monde universel toute impieté, transmuant et changeant tous ceulx que nous estimons Dieux, en noms d'Admiraux, grands Capitaines, et de Roys qui auroient esté le temps passé, ainsi qu'il est, ce dit-il, escrit en lettres d'or, en la ville de Panchon, que jamais homme Grec ne barbare ne veit que luy, aiant navigué au païs des Panchoniens et Triphyliens, qui ne sont en nulle partie de la terre habitable, et neantmoins on celebre assez entre les Assyriens les haults faicts de Semiramis, et de Sesostris. En Aegypte jusques aujourd'huy les Phrygiens appellent les illustres et admirables entreprises <p 323r>et exploits d'armes Maniques, d'autant que l'un de leurs anciens Roys du temps jadis s'appelloit Manis, qui de son temps fut un tressage et tres-vaillant Prince: aucuns l'appellent autrement Masdes. Cyrus mena les Perses, Alexandre les Macedoniens tousjours conquerans presque jusques au bout du monde, mais pour tout cela ils n'ont renom que d'avoir esté puissans et vaillants Princes et Roys. Et s'il y en a eu quelques uns qui elevez par oultrecuidance avec jeunesse et ignorance, comme dit Platon, aiants l'ame enflammee de vaine gloire et d'insolence, aient reçeu les surnoms de Dieux et des fondations de temples en leurs noms, celle gloire ne leur a gueres longuement duré: et puis estans par la posterité condamnez de vanité et de superbe arrogance, oultre l'injustice et l'impieté,
  En peu de jours leur folle renommee
  S'en est allee en vent et en fumee.
Et maintenant, comme serfs fugitifs, qu'il est loisible de reprendre par tout où lon les peult trouver, ils sont arrachez des temples et des autels, et ne leur est demouré que leurs tombeaux et sepulchres. Et pourtant Antigonus le vieil, comme un certain poëte, nommé Hermodotus, en ses vers l'eust appellé fils du Soleil, et Dieu: «Celuy, dit-il, qui vuide le bassin de ma selle percee, sçait bien, comme moy, le contraire.» Et feit aussi bien sagement Lysippus le statuaire, quand il reprit le peintre Apelles de ce que peignant Alexandre le grand il luy meit la foudre en main, là où Lysippus luy avoit mis au poing la lance, de laquelle la gloire estoit pour durer eternellement, comme estant veritable et meritoirement propre et deuë à luy. Et pourtant ont mieux fait et dit ceux qui ont pensé et escrit, que ce que lon recite de Typhon, d'Osiris et d'Isis, n'estoient point accidents advenus ny aux Dieux ny aux hommes, ains à quelques grands Daemons, comme ont faict Pythagoras, Platon, Xenocrates et Chrysippus, suyvant en cela les opinions des vieux et anciens Theologiens, que tienent qu'ils ont esté plus forts et plus robustes que les hommes, et qu'en puissance ils ont grandement surmonté nostre nature: mais ils n'ont pas eu la divinité pure et simple, ains ont esté un suppost composé de nature corporelle et spirituelle, capable de volupté et de douleur, et des autres passions et affections qui accompaignent ces mutations-là, travaillans les uns plus, les autres moins: car entre les Daemons il y a, comme entre les hommes, diversité et difference de vice et de vertu. Et les faicts des Geants et des Titans qui sont tant chantez par les poëtes Grecs et les abominables actes d'un Saturne, et les resistances d'un Python alencontre d'Apollon, les sons d'un Bacchus, et les erreurs d'une Ceres, ne different en rien des accidents d'Osiris et de Typhon, et de tous ces autres tels contes fabuleux que chascun peult ouyr tant qu'il veult, et tout ce qui est caché et couverts soubs le voile des sacrifices significatifs, et soubs des cerimonies qu'il n'est pas loisible de dire, ny demonstrer à un commun populaire, tout cela est d'une mesme sorte: suyvant laquelle opinion nous voyons qu'Homere appelle les gens de bien diversement, tantost semblables aux Dieux ou egaux aux Dieux, tantost
  Aiants des Dieux la divine prudence:
mais du nom de Daemon il en use communément, autant en parlant des meschants comme des bons,
  Daemonien avant approche toy,
  Comment as-tu de ces Grecs tant d'effroy? Et ailleurs,
  Quand il chargea la quatriéme fois,
  Il ressembloit un Daemon. Et ailleurs,
  Daemoniene en quelle forfaitture
  Le vieil Priam, et sa progeniture,
  T'ont-ils si fort offensee, que tant
<p 323v>   Ton coeur felon prochasse souhaittant
  De Troie voir la ville bien bastie
  Entierement rasee et subvertie?
Comme nous donnant à entendre, que les Daemons ont une nature meslee, et une volonté et affection inegales, et non point tousjours semblables. De là vient que Platon attribue aux Dieux Olympiques et celestes, tout ce qui est dextre et non pair, et tout ce qui est senestre et pair aux Daemons: et Xenocrates tient que les jours malencontreux, et les festes où lon se bat, et où lon se donne des coups, et qu'on se frappe l'estomac, ou que lon jeune, où il se fait ou dit quelque chose honteuse et villaine, il n'estime point qu'elles appartiennent aux bons Dieux, ny aux bons Daemons: mais qu'il y a en l'air des natures grandes et puissantes, au demourant malignes et malaccointables, qui ont plaisir que lon face de telles choses pour elles, et que quand elles les ont obtenues, elles ne s'addonnent plus à pis faire: comme aussi au contraire Hesiode appelle les bons et saincts Daemons, gardiens des hommes,
  Donneurs de biens, d'opulence et richesse,
  Propre à eulx est la royale largesse.
Et Platon appelle ceste sorte de Daemons Mercuriale et Ministeriale, estant leur nature au milieu des Dieux et des hommes, envoyans les prieres et requestes des hommes vers le ciel aux Dieux, et de là nous transmettans en terre les oracles et revelations des choses occultes et futures, et les donations des richesses et des biens. Empedocles mesme dit, qu'ils sont punis et chastiez des faultes et offenses qu'ils ont commises,
  L'air les vous jette en la grand'mer profonde,
  L'eau les vomit dessus la terre ronde,
  La terre apres au ciel les fait voler,
  Et le Soleil les precipite en l'air:
  De l'un en l'autre ainsi chassez, ils cheent,
  Et tous ensemble egalement les hayent:
jusques à ce qu'estans ainsi chastiez et purgez, ils recouvrent derechef le lieu, le reng et l'estat qui leur est propre, selon leur nature. A cela ressemble naifuement ce que l'on recite de Typhon, qu'il feit par son envie et sa malignité plusieurs mauvaises choses, et qu'aiant mis tout en combustion, il remplit de maulx et de miseres la mer et la terre, et puis en fut puny, et que la femme et soeur d'Osiris en feit la vengeance, esteignant et amortissant sa rage et sa fureur: et neantmoins encore ne meit-elle point à nonchaloir les travaux et labeurs qu'elle avoit supportez, et ses fuittes, çà et là, ny plusieurs actes de grande sapience et grande vaillance, se contentant que cela demourast ensepvely en silence et en oubly, ains les meslant parmy les plus sainctes ceremonies des sacrifices, comme exemples, images et souvenances des inconveniens pour lors advenus, elle consacra un enseignement et une instruction et consolation de pieté envers les Dieux, autant pour les femmes que pour les hommes detenus en miseres et calamitez. Au moyen dequoy elle et son mary Osiris auroient esté transmuez de bons Daemons pour leurs vertus en Dieux, comme depuis l'auroient aussi semblablement esté Hercules et Bacchus, ausquels non sans raison pour cela auroient esté decernez honneurs entremeslez des Daemons et des Dieux, comme à ceux qui ont par tout grande puissance, tant dessoubs que dessus la terre, mais specialement en ces sacrifices-là, pour ce que Sarapis n'est autre chose que Pluton, et Isis que Proserpine, comme dit Archemachus natif d'Euboee, et Heraclitus le Pontique, qui pense que l'oracle qui est en la ville de Canobus soit celuy de Pluton. Le Roy Ptolomeus, surnommé le Sauveur, feit enlever de la ville de Sinope la statue enorme de Pluton, non qu'il sçeust qu'elle y fust, et qu'il eust jamais veu auparavant quelle face elle avoit, sinon qu'il luy fut advis en songeant, qu'il voyoit Sarapis qui luy commandoit, <p 324r>que le plus tost qu'il luy seroit possible, il feist transporter sa statue en Alexandrie. Le Roy ne sçavoit où estoit ceste statue, ny là où il la devoit trouver, mais ainsi comme il racontoit luy mesme sa vision à ses amis, il se rencontra un nommé Sosibius, homme qui avoit esté en beaucoup de païs, lequel dit qu'il avoit veu une pareille statue que celle que le Roy leur descrivoit, en la ville de Sinope: si y envoya le Roy un Soteles et Dionysius, qui avec longue espace de temps et grand travail, non sans aide speciale encore de la providence divine, la desroberent et l'emmenerent. Quand elle fut apportee, et qu'on la veit en Alexandrie, Timotheus le cosmographe et Manethon Sebennitique, conjecturans que c'estoit la statue de Pluton à voir Cerberus aupres de luy, et le Dragon, persuaderent au Roy que ce n'estoit l'image d'autre Dieu que de Sarapis: car il ne vint pas de là avec ce nom-là, mais estant apporté en Alexandrie, il y acquit le nom de Sarapis, qui est le nom dont les Aegyptiens appellent Pluton, combien que Heraclitus le Physicien die, que Pluton et Dionysius, c'est à dire Bacchus, soient tout un. Quand doncques ils veulent enrager et follastrer, ils se laissent aller en ceste opinion. Car ceulx qui cuydent que Ades, c'est à dire Pluton soit le corps, comme la sepulture de l'ame, pour ce qu'il semble qu'elle soit folle ou yvre pendant qu'elle est dedans, il me semble qu'ils allegorisent bien froidement, et vault mieulx assembler en un Osiris avec Bacchus, et Bacchus avec Sarapis, en disant, que depuis qu'il eut changé de nature, il changea aussi d'appellation: et pourtant est le nom de Sarapis commun à tous, ainsi comme sçavent assez ceux qui ont esté receus és sacrifices et en la religion d'Osiris. Car il ne fault pas adjouster foy aux livres des Phrygiens qui disent, que une Charops fut fille de Hercules, et que d'un autre fils de Hercules nommé Isaiacus nasquit Typhon: ny aussi faire compte de Philarchus escrivant que Bacchus fut le premier qui amena des Indes deux boeufs, l'un desquels avoit nom Apis, et l'autre Osiris, et que Sarapis est le propre nom de celuy qui regit et embellist l'univers, d'autant que Sairein signifie orner et embellir: [...], balayer. car ces propos de Philarchus sont manifestement hors de toute apparence, et encore plus le dire de ceux qui escrivent, que Sarapis n'est pas le nom d'un Dieu, mais que c'est le sepulchre d'Apis que lon appelle ainsi, [...]. et qu'il y a dedans la ville de Memphis des portes de bronze nommees d'Oubliance et Deuil, que lon ouvre quand lon inhume Apis, et qu'elles menent un bruit bas et rude quand on les ouvre, et que c'est pourquoy nous mettons la main sur tout vase de bronze et de cuyvre qui nous fait du bruit, pour le faire cesser. Il y a plus d'apparence en l'opinion de ceulx qui tienent qu'il a esté derivé de ce mot Sevesthai ou Sousthai, qui signifie poulser, comme estant celuy qui remue toute la machine du monde. [...]. Il y aussi plusieurs des presbtres qui tienent que c'est un mot composé de Osiris et d'Apis, exposans et nous enseignans qu'il nous fault penser, que Apis est une belle image de l'ame d'Osiris. Mais quant à moy, si Sarapis est un nom Aegyptien, je pense qu'il signifie joye et alaigresse, le conjecturant par ce que les Aeyptiens appellent feste et liesse Sairei: car Platon mesme escrit, que Ades, qui signifie Pluton, est fils d'Aido, c'est à dire de vergongne et de honte, doulx et clement Dieu à ceulx qui sont pardevers luy. Et est vray que, au langage des Aegyptiens, plusieurs autres noms propres signifient quelque chose, comme celuy par lequel ils signifient le lieu de dessoubs terre, où ils cuydent que les ames des trespassez s'en aillent apres la mort, qu'ils disent Amenthes, c'est à dire Prenant et Donnant: mais si ce mot-là est un de ceulx qui anciennement sont sortis de la Grece, et depuis y ont esté rapportez, nous en discourrons cy apres, et maintenant achevons de considerer le reste de l'opinion que nous avions en main: car Osiris et Isis, estants des bons Daemons, ont esté transferez en la nature des Dieux, et quant à la puissance de Typhon qui s'en alloit deffaitte et fracassee, voire tirant aux derniers sanglots et battements de la mort, ils ont aucuns sacrifices <p 324v>et cerimonies où ils la reconfortent: et y en a aussi d'autres, esquels au contraire ils l'abbatent, et la diffament en certaines festes qu'ils ont: car ils injurient et oultragent les hommes rousseaux, et qui plus est, ils precipitent les asnes roux, comme font les Coptites, pourautant que Typhon a esté roux, et de la couleur d'un asne rouge: et les Busirites et Lycopolites se gardent entierement de sonner des trompettes, d'autant que leur son ressemble au cry de l'asne: et brief ils estiment que l'asne soit un animal immonde, pour la semblance de couleur qu'il a avec luy: et faisant des gasteaux és sacrifices des moys de Payni, et de Phaofi, ils y figurent dessus un asne lié: et au sacrifice de Soleil, à ceux qui veulent cognoistre Dieu, ils commandent qu'ils ne portent point de bagues d'or sur leurs corps, et qu'ils ne donnent point à manger à l'asne: et semble que les Pythagoriens mesmes eussent opinion, que Typhon estoit une puissance daemonique: car ils disent qu'il nasquit en un nombre pair de cinquante huict, et derechef que celle du nombre triangle est la puissance de Pluton, de Bacchus, de Mars: et que celle du quarré est de Rhea, de Venus, de Ceres, de Vesta et de Juno: et celle du Dodecagone, c'est à dire, à douze angles, est celle de Jupiter: et celle à cinquante et huict angles est celle de Typhon, ainsi comme Eudoxus a laissé par escript. Et les Aegyptiens estimans que Typhon a esté roux de couleur, immolent et sacrifient les boeufs de la mesme couleur, en faisant si exquise et si diligente observation, que s'il a un seul poil blanc ou noir, ils le reputent non sacrifiable, par ce qu'ils estiment que ce qui est bon à sacrifier, ne soit pas aggreable aux Dieux: ains au contraire, desplaisant à eulx, d'autant qu'ils pensent que ce soient des corps qui ont receu les ames de quelque mauvais et meschants hommes, transformez en d'autres animaux: et pourtant font-ils toutes les execrations et maledictions du monde dessus la teste, laquelle ils coupent, et puis la jettent dedans la riviere, au moins ils le faisoient ainsi anciennement, mais maintenant ils la donnent aux estrangers: et puis les presbtres, qui se nomment les Seelleurs, venoient à marquer ce boeuf que lon devoit immoler, de la marque de leur seau, qui estoit, ainsi comme escrit Castor, l'image d'un homme à genoux, aiant les mains liees derriere, et l'espee à la gorge: semblable traittement font-ils à l'asne pour sa lourde rudesse et son insolence, non moins que pour sa couleur. Et pourtant surnomment ils Ochus, celuy des Roys de Perse que plus ils haïssoient, comme execrable et abominable, l'Asne: et Ochus en estant adverty leur dit, Cest asne-là mangera vostre boeuf. aussi feit-il immoler leur boeuf Apis, ainsi comme Dinon a laissé par escript. Et quant à ceux qui disent que Typhon, apres la battaille perdue, s'en fuit sept journees dessus un asne, et que s'estant ainsi sauvé, il engendra des enfans, Jerosolymus et Jud@eus, il est tout manifeste qu'ils veulent tirer à toute force les histoires des Juifs en ceste fable. Telles doncques sont les conjectures que lon en peut tirer, mais pour en discourir un peu avec raison, considerons premierement les poincts où il y a plus de simplicité. Ainsi comme les Grecs allegorisent que Saturne est le temps, et que Juno est l'air, et que la generation de Vulcain est la transmutation de l'air en feu: aussi disent-ils que si Osiris empres les Aegyptiens s'entend estre le Nil, qui se mesle avec Isis, c'est à dire la terre, et que Typhon est la mer, dedans laquelle le Nil venant à entrer, se perd et se dissipe çà et là, sinon en tant que la terre en recevant une partie en est rendue fertile par luy, et s'y fait une lamentation sacree sur le Nil, par laquelle on le deplore comme naissant à la main gauche, et se perdant à la main droitte: car les Aegyptiens estiment que la partie du Soleil levant soit la face du monde, et partie de Septentrion soit le costé droict, et la partie du Midy le costé gauche. Ce Nil doncques qui sourd à la main gauche, et se vient à perdre en la mer à la main droitte, à bon droit est dit avoir sa naissance à la gauche, et sa mort à la droitte. C'est pourquoy les presbtres ont la mer en abomination, et appellent le sel l'escume de Typhon, et est l'un des <p 325r>poincts qu'on leur defend, de n'user jamais de sel à la table, et la raison pourquoy ils ne saluënt jamais les pilotes et gens de marine, pour autant qu'ils sont ordinairement sur la mer, et gaignent leur vie à l'art de naviger, et est aussi l'une des principales causes pourquoy ils abominent le poisson, de sorte que quand ils veulent escrire le haïr et abominer, ils peignent un poisson: comme au vestibule, qui est devant le temple de Minerve, en la ville de Saï, il y avoit peint un petit enfant, un vieillard, et puis un esparvier, et tout joignant un poisson, et à la fin un cheval de riviere, qui signifioit soubs figure: «O arrivans et partans, jeunes et vieux, Dieu hait tout violente injustice:» car par l'esparvier ils representent Dieu, par le poisson haine et abomination, et par le cheval de riviere toute impudence de mal faire, d'autant que lon tient qu'il tuë son pere, et puis se mesle par force avec sa mere. Ainsi semblera-il que le dire des Pythagoriens, qui disoient que la mer estoit la larme de Saturne, soubs paroles couvertes voulussent donner à entendre, qu'elle estoit impure et immonde. J'ay bien voulu en passant alleguer cela, encore qu'il soit hors du propos de nostre fable, pour ce qu'il contient une histoire toute commune: mais pour revenir à nostre propos, les plus sçavans des presbtres entendent par Osiris non seulement la riviere du Nil, et par Typhon la mer, ains par l'un ils entendent generalement toute vertu de produire eau, et toute puissance humide, estimans que ce soit la cause materielle de generation, et la substance du germe generatif: et par Typhon ils entendent toute vertu desicative, toute chaleur de feu, et toute secheresse, comme chose qui est de tout poinct contraire et ennemie de l'humidité: c'est pourquoy ils tienent que Typhon estoit rousseau de poil, et de teinct jaunastre, et pour ceste raison ils ne recontrent pas volontiers les hommes qui sont de telles couleurs, ny ne parlent pas, sinon envis, à eux: au contraire ils feignent que Osiris estoit brun de couleur, pour autant que toute eau fait apparoir la terre, les vestements, et les nuees mesmes noires, et l'humidité qui est dedans les jeunes hommes rend les cheveux noirs, et la couleur jaune, qui semble une pallidité procedant de seicheresse, qui est au corps de ceux qui ont passé la fleur et vigueur de la leur aage: et la saison de la prime-vere est verdoyant, generative et doulce: mais l'arriere-saison de l'Automne à faute d'humeur est ennemie des plantes, et maladive pour les hommes. Et le boeuf qui publiquement est nourry en la ville de Heliopolis, que lon appelle Mnevis, consacré à Osiris, et que les aucuns estiment estre pere d'Apis, est de poil noir, et est honoré en second lieu apres celuy d'Apis. D'avantage toute la terre d'Aegypte est fort noire entre les autres, comme ils appellent le noir des yeux Chemia, et l'accomparent et representent par le coeur, lequel est chaud et humide et aussi à la senestre partie du monde, comme le coeur est tourné vers la partie gauche de l'homme, et encline là: et disent que le Soleil et la Lune ne sont point voiturez dedans des charriots ou charrettes, ains dedans des bateaux, esquels ils naviguent tout alentour du monde, donnans par cela couvertement à entendre, qu'ils sont nez et nourris d'humidité. Et estiment que Homere aiant appris des Aegyptiens, comme Thales, que l'eau estoit le principe de toutes choses, le met aussi, par ce que Osiris est l'Ocean, et Isis est Thetis, qui nourrit et allaicte tout le monde: car les Grecs appellent la projection de semence Apousian, et la commixtion du masle et de la femelle Synousian: et Hyos en Grec signifie fils, qui est derivé de ce mot Hydor, qui vaut autant comme eau, et Hysai signifie plouvoir, et surnomment Bacchus Hyes, comme qui diroit, maistre et seigneur de l'humide nature, qui n'est autre chose que Osiris. Et ce que nous prononceons Osiris, Hellanicus le met Hysiris, disant l'avoir ainsi ouy prononcer aux presbtres, et l'appellent par tout ainsi, non sans apparence de raison, à cause de sa nature et de son invention. Mais que ce soit Osiris un mesme Dieu que Bacchus, qui est-ce qui par raison le doit mieux sçavoir que toy, ô Clea, attendu qu'en la ville de Thebes tu es la maistresse des <p 325v>Thyades, et que dés ton enfance tu as esté consacree et devouee par ton pere et par ta mere au service et à la religion d'Osiris? Mais si pour le regard des autres il est besoing d'alleguer des tesmoignages, nous laisserons les choses cachees et secrettes: mais ce que les presbtres font en public quand ils enterrent Apis, aiants apporté le corps sur un radeau, ne differe en rien des cerimonies de Bacchus: car ils sont vestus de peaux de cerfs, et portent en leurs mains de javelines, et crient à pleines testes, et se deménent fort, ne plus ne moins que ceux qui sont espris de la saincte fureur de Bacchus. C'est pourquoy plusieurs peuples de la Grece portraient la statuë de Bacchus avec une teste de taureau, et les femmes des Eliens en leurs prieres le reclament et requierent de venir à elles avec son pied de boeuf: et les Argiens communément le surnomment Bougenes, qui est à dire, fils de vache: qui plus est ils l'invoquent et l'appellent hors de l'eau au son des trompettes, jettans dedans un abysme d'eau un agneau pour le portier, et cachent leurs trompettes dedans leurs javelines, ainsi comme Socrates l'escrit en son livre des sainctes cerimonies. Et puis les faicts Titaniques et la nuict toute entiere s'accordent avec ce que lon raconte du demembrement d'Osiris, et à sa resurrection et renouvellement de vie: aussi font les sepultures, car les Aegyptiens monstrent en plusieurs lieux des sepultures d'Osiris: et les Delphiens pensent avoir les ossemens de Bacchus par devers eux, qui sont inhumez pres de l'Oracle, et luy font les religieux un sacrifice secret dedans le temple d'Apollo, quand les Thyades, qui sont les presbtresses, commancent à remuer et entonner leur cantique de Licnites, qui est un surnom de Bacchus, derivé de Licnon, qui signifie le berseau d'un petit enfant. Or que les Grecs estiment que Bacchus soit le seigneur et maistre non seulement de la liqueur du vin, mais aussi de toute autre nature humide, Pindare en est suffisant tesmoing quand il dit,
  Bacchus le donneur de liesse
  Les arbres accroisse en largesse,
  Car sa lueur saincte produit
  Toutes les especes de fruict.
Voyla pourquoy il est estroittement inhibé et defendu à ceux qui servent et reverent Osiris, de gaster un arbre fruictier, et d'estouper une fontaine: si n'appellent pas seulement la riviere du Nil, le decoulement d'Osiris, ains toute autre sorte d'eau: au moyen dequoy devant ses sacrifices on porte tousjours en procession une cruche à eau, en l'honneur de ce Dieu. Et puis ils peignent un Roy, ou le climat meridional du monde, par une feuille de figuier, et interpretent ceste feuille l'abbreuvement et le mouvement de tous, et semble qu'elle se rapporte au membre naturel. Et quand ils celebrent la feste qu'ils appellent des Pamyliens, qui est toute Bacchanale, ils monstrent et portent en procession une statuë qui a le membre naturel, qui est trois fois aussi grand que l'ordinaire: car Dieu est le principe des choses, et tout principe par generation se multiplie soy mesme. Or avons nous accoustumé de dire trois fois pour plusieurs fois, nombre finy pour infiny: comme quand nous disons Trismacares, c'est à dire trois fois heureux, pour dire tres-heureux, et trois liens pour dire infinis: si d'adventure le nombre ternaire n'a esté expressément et proprement choisi par les anciens: car la nature humide estant le principe et la generation de toutes choses, a engendré dés le commancement les trois premiers corps, à scavoir l'eau, l'air, et la terre. Car le propos que lon adjouste à la fable, que Typhon jetta le membre viril d'Osiris en la riviere, et qu'Isis ne le peut trouver, mais qu'elle en feit faire une representation semblable, et que l'aiant accoustré elle ordonna qu'on l'honorast, et qu'on le portast en pompe, tend à nous enseigner, que la vertu genitale et productive de Dieu, eut l'humidité pour sa premiere matiere, et par le moyen d'icelle humidité se mesla parmy les choses qui estoient propres à participer de la generation. Il y a un autre propos que tienent les <p 326r>Aegyptiens, que un Apopis frere du Soleil faisoit la guerre à Jupiter, qu'Osiris porta secours à Jupiter, et luy ayda à deffaire son ennemy: au moyen dequoy il l'adopta pour son fils, et le nomma Dionysius, c'est à dire Bacchus. Si est facile à monstrer que la fabulosité de ce propos-là touche couvertement la verité de nature, car les Aegyptiens appellent Jupiter le vent, auquel rien n'est plus contraire que la secheresse enflammee, ce que n'est pas le Soleil, mais elle a grande consanguinité et conformité à luy. Or l'humidité venant à esteindre l'extremité de la secheresse, fortifie et augmente les vapeurs qui nourrissent le vent et le tienent en vigueur: d'avantage les Grecs consacrent le lierre à Bacchus, lequel s'appelle en langage Aegyptien Chenosiris, qui signifie ainsi comme lon dit, la plante d'Osiris: au moins Ariston, celuy qui a descript les colonies des Atheniens, dit l'avoir ainsi trouvé en une epistre d'Alexarchus. Il y a d'autres Aegyptiens qui tienent que Bacchus estoit fils d'Isis, et qu'il ne s'appelloit pas Osiris: mais Arsaphes en la lettre Alpha, lequel nom signifie, ce disent-ils, prouësse et vaillance: ce que mesme donne à entendre Herm@eus en son premier livre des choses Aegyptiennes, là où il dit, qu'Osiris interpreté signifie pluvieux. Je laisse à alleguer Mnasas, qui adjouste à Epaphus, Bacchus, Osiris et Sarapis: je laisse aussi Anticlides, qui dit qu'Isis estoit fille de Prometheus, et qu'elle fut mariee avec Bacchus. Car les particulieres proprietez que nous avons dit qui sont en leurs festes et sacrifices, font foy plus evidente et plus claire que nulle allegation de tesmoings: et entre les estoilles ils tienent que la Caniculaire est consacree à Isis, laquelle estoille attire l'eau: et puis ils honorent le Lion, et ornent les portes de leurs temples avec des testes de lion, aiants les gueules ouvertes, pour ce que le fleuve du Nil deborde quand le Soleil passe par le signe du Lion. Or ainsi comme ils estiment et appellent le Nil decoulement d'Osiris, aussi tienent ils que le corps d'Isis est la terre, non pas toute, mais celle que le Nil en se meslant rend fertile et feconde, et de celle assemblee ils disent qu'il s'engendre Orus, qui n'est autre chose que la temperature et disposition de l'air, qui nourrit et maintient toutes choses: et disent que cest Orus fut nourry dedans les marets qui sont pres de la ville de Butus, par la Deesse Latone, pour ce que la terre eueuse et arrosee d'eaux, produit et nourrit les vapeurs qui esteignent et empeschent la grande secheresse. Ils appellent aussi les extremitez de la terre, et les confins des rivages qui touchent à la mer, Nephtys: c'est pourquoy ils surnomment Nephtys la derniere, et disent qu'elle fut mariee à Typhon: et quand le Nil debordé et hors de ses rives approche de ses extremitez- là, ils appellent cela l'adultere d'Osiris avec Nephtys, laquelle se cognoit à quelques plantes qui y sourdent, entre lesquelles est le Melilot, duquel, ce disent-ils, quand la graine vint à tomber, Typhon commencea à s'appercevoir du tort qu'on luy faisoit en son mariage. Ainsi disent-ils que Isis enfanta Orus legitime, et Nephtys Anubis bastard: et en la succession des Roys, ils mettent Nephtys mariee à Typhon, qui fut la premiere sterile: et si cela ne s'entend point d'une femme, ains d'une Deesse: ils entendent soubs ces paroles couvertes une terre de tout poinct sterile et infructueuse pour sa dureté. Et la surprise de Typhon, et sa domination usurpee, n'est autre chose que la force de la secheresse qui fut la plus forte, et qui dissipa toute humidité, qui est le Nil, matiere de produire en estre, et de croistre et augmenter tout ce qui naist de la terre. Et la Royne d'Aethiopie qui vint à son secours, ce sont les vents Meridionaux venans de devers l'Aethiopie: car quand ces vents- là du Midy vienent à gaigner les Etesiens, qui soufflent de la part de Septentrion, et chassent les nuës en l'Aethiopie, et par ce moyen empeschent que les grands ravages des pluyes ne devalent des nuës, alors la secheresse obtient le dessus qui brusle tout, et surmonte de tout poinct le Nil son contraire, qui pour sa foiblesse se retire et reserre, tellement qu'elle le vous poulse bas, et perit en la mer. Car ce que la fable dit, qu'Osiris fut enfermé dedans un coffre, ou un cercueil, ne veut autre chose <p 326v>signifier, que le retirement et appetissement de l'eau: c'est pourquoy ils disent que Osiris disparut au mois d'Athyr, lors que cessans de souffler du tout les vents Etesiens, le Nil se retire, et la terre se descouvre: et la nuict croissant l'obscurité croist, et la force de la lumiere decroist et se diminuë: et les presbtres alors font plusieurs cerimonies de tristesse, entre autres ils monstrent un boeuf aux cornes dorees, qu'ils couvrent d'une couverture de lin teint en noir, pour representer le deuil de la Deesse: car ils estiment que le boeuf soit l'image d'Osiris, et le vestement de lin la terre: si le monstrent quatre jours durant, depuis le dixseptiéme du mois tout de reng, pource qu'il y a quatre choses qu'ils regrettent, et dont ils font demonstration de dueil: la premiere c'est le Nil, qui se retire et qui s'en va tarissant: la seconde, les vents du Septentrion qui se baissent, et les vents du Midy qui gaignent le dessus: la tierce, le jour qui devient plus court que la nuict: et apres tout, le denuëment et la descouverture de la terre, avec le dévestement aussi des arbres, qui au mesme temps perdent leurs feuilles qui leur tombent: puis la nuict du dixneufiéme jour il descend vers la mer, et les presbtres revestus de leurs habits sacrez portent le coffre sacré, où il y a un petit vase d'or, dedans lequel ils versent de l'eau douce: et adonc tous les assistans se prennent à crier, comme si Osiris estoit trouvé, et puis ils destrempent de la terre avec de l'eau, et y meslant des plus precieuses senteurs et bonnes odeurs, en font une petite image en forme de croissant, et la vestent et accoustrent, donnans clairement à cognoistre qu'ils estiment la substance de l'eau et de la terre estre ces Dieux-là. Ainsi aiant Isis recouvré Osiris et eslevé Orus, fortifié par vapeurs, brouillas et nuees, Typhon fut bien surmonté, mais non pas tué, pour ce que la Deesse, qui est dame de la terre, ne voulut pas permettre que la puissance qui est contraire à l'humidité, fust du tout aneantie, ains seulement la lascha et la diminua, voulant que ce combat demourast, pour ce que le monde ne seroit point entier et parfait quand la nature du feu en seroit esteincte et ostee. Et si cela ne se dit entre eux, aussi ne seroit point ce propos vray-semblable, si quelqu'un le mettoit en avant, que Typhon jadis fust venu au dessus d'une portion d'Osiris, pour ce que anciennement Aegypte estoit la mer, de maniere qu'encore jusques aujourd'huy dedans les mines où lon fouille, et parmy les montagnes, lon trouve force coquilles de mer, et toutes les fontaines, et tous les puits, qui sont en grand nombre, ont l'eau salmastre et amere, comme estant encore en reste et reserve de la mer qui seroit là coulee. Mais avec le temps Orus est venue au dessus de Typhon: c'est à dire, qu'estant venue la temperature des pluyes, qui ont temperé l'excessive chaleur, le Nil a repoulsé la mer, et monstré la campagne à descouvert, qu'il a tousjours depuis remplie de plus en plus de nouveaux amas de terre: ce que tesmoigne l'experience que nous en voyons tous les jours à l'oeil: car nous appercevons encores jusques aujourd'huy, que le fleuve apportant tous les jours de la nouvelle vase et amenant de la terre, la mer se retire tousjours petit à petit en arriere, et que la mer s'en va, par ce que ce qui estoit bas en elle, se remplit et se haulse par les continuels atterremens du Nil: et l'Isle de Pharos, qu'Homere disoit estre de son temps esloignee de la navigation d'une journee de la terre ferme d'Aegypte, est maintenant partie d'icelle, non qu'elle s'en soit approchee ou remontee vers la terre, mais pour ce que la mer qui estoit entre- deux a cedé au fleuve, qui continuellement a maçonné de nouveau limon, dont il a augmenté la terre ferme. Mais cela ressemble aux Theologiques interpretations que donnent les Stoïques: car ils tiennent que l'esprit generatif et nutritif est Bacchus, et celuy qui bat et qui divise est Hercules: celuy qui reçoit, Ammon: celuy qui penetre la terre, et les fruicts, est Ceres, et Proserpine: celuy qui passe à travers la mer est Neptune: les autres meslans parmy les causes et raisons naturelles quelques unes triees des Mathematiques, <p 327r>mesmement de l'Astrologie, estiment que Typhon soit le monde du Soleil, et Osiris celuy de la Lune, pour ce que la Lune a une lumiere generative, multipliant l'humidité doulce et convenable à la generation des animaux, et à la generation des plantes et des arbres: mais que le Soleil aiant une clarté de feu pur, eschauffe et desseche ce que la terre produit, et ce qui verdoye et florit, tellement que par son embrazement il rend la plus grande partie de la terre totalement deserte et inhabitable, et en plusieurs lieux supplante la Lune: et pourtant les Aegyptiens appellent tousjours Typhon Seth, qui vault autant à dire, comme dominant et forceant: et content que Hercules conjoinct avec le Soleil, environne le monde, et Mercure avec la Lune: au moyen dequoy les oeuvres et effects de la Lune ressemblent aux actes qui se font par eloquence et par sagesse: et ceulx du Soleil, à ceux qui se font à coups par force et puissance. Et disent les Stoïques que le Soleil s'allume de la mer, et s'en nourrit, mais que les fontaines et les lacs envoyent à la Lune une doulce et delicate vapeur. Les Aegyptiens feignent que la mort d'Osiris advint le dixseptiéme jour du mois, auquel on juge mieux qu'en nul autre, qu'elle est pleine: c'est pourquoy les Pythagoriens appellent ce jour-là obstruction, et ont du tout en grande abomination ce nombre- là: car estant le seize nombre quarré, et le dixhuict plus long que large, ausquels deux seuls entre les nombres plats il advient, que les unitez qui les environnent alentour sont egales aux petites aires contenues au dedans, le seul dixseptiéme tombant entre deux les separe et desjoinct l'un d'avec l'autre, et divise la proportion sesquioctave, estant coupé en intervalles inegaux. Et y en a aucuns qui tienent qu'Osiris vescut, les autres qu'il regna, vingt et huict ans: car autant y a il de jours esclairez de la Lune, et en autant de jours environne elle son cercle: et pour ce és cerimonies qu'ils appellent la sepulture d'Osiris, coupans du bois ils en font un coffre courbé, en façon de croissant, pour autant que quand elle s'approche du Soleil, elle devient pointuë et cornuë en forme de croissant, tant que finablement elle disparoit. Et quant au demembrement d'Osiris, qu'ils disent avoir esté coupé en quatorze pieces, ils donnent à entendre soubs le voile de ces paroles couvertes, les jours qu'il y a du decours que la Lune va decroissant jusques à la nouvelle Lune, et le premier jour qu'elle commance à apparoir nouvelle, en s'eschappant des rais du Soleil et le passant, ils l'appellent bien imparfaict: car Osiris est bien-faisant, et son nom signifie beaucoup de choses, mais principalement une force active et bien- faisante, comme ils disent. Et son autre nom, qui est Omphis, Herm@eus dit qu'il signifie autant comme bienfaitteur: aussi estiment ils que les montees des debordemens du Nil ont quelque respondance au cours de la Lune: car la plus haute qui se fait en la contree Elephantine, monte jusques à vingt et huict coudees, autant qu'il y a de jours illuminez en chasque revolution de la Lune: et la plus basse qui se fait pres de Mendes et de Xois est de six coudees, qui respond au premier quartier: et la moyenne qui se fait aux environs de Memphis, quand elle est juste est de quatorze coudees, respondant à la pleine Lune: et que Apis est l'image vive d'Osiris, et qu'il nasquit alors que la lumiere generative descend de la Lune, et vient à toucher la vache quand elle appete le masle, et pour ce resemble-il aux formes de la Lune, aiant des marques blanches et claires, fort obscurcies par les umbres du noir: c'est pourquoy ils solennisent une feste à la nouvelle Lune du mois, qu'ils appellent Phamenoth, laquelle ils nomment l'entree d'Osiris en la Lune, qui est le commancement de la prime vere: ainsi mettent-ils la puissance d'Osiris en la Lune. Ils disent qu'Isis, qui n'est autre chose que la generation, couche avec luy, pourtant appellent-ils la Lune la mere du monde, et disent qu'elle est de nature double, masle et femelle: femelle, en ce qu'elle est emplie et engrossie de la lumiere du Soleil: et masle, en ce que de rechef elle jette et respand en l'air des principes de generation: pource que l'intemperature seche <p 327v>de Typhon ne gaigne pas tousjours, ains est bien souvent vaincue par la generation, et estant liee, se monstre de nouveau, et combat de rechef alencontre d'Orus, qui n'est autre chose que ce monde terrestre, lequel n'est pas de tout poinct delivre de corruption, ny aussi de generation. Il y en a d'autres qui veulent, que toute ceste fiction ne represente couvertement autre chose que les eclipses: car la Lune eclipse quand elle est au plein directement opposee au Soleil, et qu'elle vient à tomber dedans l'umbre de la terre, comme quand Osiris fut mis dedans la biere, et au contraire aussi elle le cache et fait disparoir au trentiéme jour, mais elle n'oste pas du tout le Soleil, comme aussi ne fait pas Isis Typhon. Mais Nephtys engendrant Anubis, Isis luy est supposee, car Nephtys est la partie de dessous la terre qui ne nous apparoist point, et Isis celle de dessus qui nous apparoist: et le cercle qui s'appelle Orizon, qui est commun, et disgrege les deux hemispheres, se nomme Anubis, et se compare de figure à un chien, pource que le chien se sert de la veuë aussi bien la nuict que le jour, et semble qu'envers les Aegyptiens Anubis a une pareille puissance que Proserpine envers les Grecs, estant et terrestre et celeste. Il y en a d'autres à qui il semble qu'Anubis est Saturne, et pourtant qu'il porte en son ventre et engendre toutes choses, qui s'appelle Kyein en langage Grec, pour ceste cause a esté surnommé Kyon, qui est à dire chien. Il y a doncques quelque secret qui fait que quelques uns encore reverent et adorent le chien, car il fut un temps qu'il avoit plus d'honneur en Aegypte que nul autre animal: mais depuis que Cambyses eut tué Apis, et jetté par piece çà et là, nul autre animal n'en approcha ny n'en voulut taster, sinon le chien, il perdit ceste prerogative d'estre le premier, et plus honoré que nul autre des animaux. Il y en a d'autres qui appellent l'ombre de la terre, qui fait eclipser la Lune quand elle y entre, Typhon. Parquoy il me semble qu'il ne seroit pas hors de propos de dire, que particulierement il n'y a pas une de ses interpretations qui soit entierement parfaicte, mais que toutes ensemble disent bien et droictement: car ce n'est ny la seicheresse seulement, ny le vent, ny la mer, ny les tenebres, mais tout ce qui est nuysible, et qui a une partie propre à perdre et à gaster, tout cela s'appelle Typhon. Et ne fault pas mettre les principes de l'univers en des corps qui n'ont point d'ames, ainsi que font Democritus et Epicurus: ny ouvrier et fabricateur de la premiere matiere, une certaine raison et une providence, comme font les Stoïques, aiant son estre avant toutes choses, et commandant à tout: car il est impossible qu'il y ait une seule cause bonne ou mauvaise qui soit principe de toutes choses ensemble, pour ce que Dieu n'est point cause d'aucun mal, et la concordance de ce monde est composee de contraires, comme une lyre du hault et bas, ce disoit Heraclitus: et ainsi que dit Euripide,
  Jamais le bien n'est du mal separé,
  L'un avec l'autre est tousjours temperé,
  A fin que tout au monde en aille mieulx.
Parquoy ceste opinion fort ancienne, descendue des Theologiens et Legislateurs du temps passé jusques aux poëtes et aux philosophes, sans que lon sçache toutefois qui en est le premier autheur, encore qu'elle soit si avant imprimee en la foy et persuasion des hommes, qu'il n'y a moyen de l'en effacer, ny arracher, tant elle est frequentee, non pas en familiers devis seulement, ny en bruits communs, mais en sacrifices et divines cerimonies du service des Dieux, tant des nations barbares que les Grecs en plusieurs lieux, que ny ce monde n'est point flottant à l'adventure sans estre regy par providence et raison, ny aussi n'y a-il une seule raison qui le tiene et qui le regisse avec ne sçay quels timons, ne sçay quels mors d'obeissance, ains y en a plusieurs meslez de bien et de mal: et pour plus clairement dire, il n'y a rien icy bas que nature porte et produise, qui soit de soy pur et simple: ne n'y a point un seul despensier de deux tonneaux qui nous distribue les affaires, comme un tavernier fait ses vins, en les <p 328r>meslant et brouillant les uns avec les autres: ains ceste vie est conduitte de deux principes, et de deux puissances adversaires l'une à l'autre, l'une qui nous dirige et conduict à costé droict, et par la droitte voye, et l'autre qui au contraire nous en destourne et nous rebute: ainsi est ceste vie meslee, et ce monde, sinon le total, à tout le moins ce bas et terrestre au dessus de la Lune, inegal et variable, subject à toutes les mutations qu'il est possible: car s'il n'y a rien qui puisse estre sans cause precedente, et ce qui est bon de soy ne donneroit jamais cause de mal, il est force que la nature ait un principe et une cause dont procede le mal aussi bien que le bien. C'est l'advis et l'opinion de la plus part et des plus sages anciens: car les uns estiment qu'il y ait deux Dieux de mestiers contraires, l'un autheur de tous biens, et l'autre de tous maulx: les autres appellent l'un Dieu qui produit les biens, et l'autre Daemon, comme fait Zoroastres le Magicien, que lon dit avoir esté cinq cents ans devant le temps de la guerre de Troye. Cestuy donc appelloit le bon Dieu Oromazes, et l'autre Arimanius: et d'avantage il disoit, que l'un ressembloit à la lumiere, plus qu'à autre chose quelconque sensible, et l'autre aux tenebres et à l'ignorance: et qu'il y en avoit un entre les deux qui s'appelloit Mithres: c'est pourquoy les Perses appellent encore celuy qui intercede et qui moyene, Mithres: et enseigna de sacrifier à l'un, pour luy demander toutes choses bonnes, et l'en remercier: et à l'autre, pour divertir et destourner les sinistres et mauvaises: car ils broyent ne sçay quelle herbe, qu'ils appellent Omomi, dedans un mortier, et reclament Pluto et les tenebres, et puis la meslant avec le sang d'un loup qu'ils ont immolé, ils la portent et la jettent en un lieu obscur où le Soleil ne donne jamais: car ils estiment que des herbes et plantes les unes appartiennent au bon Dieu, et les autres au mauvais Daemon: et semblablement des bestes comme les chiens, les oyseaux et les herissons terrestres, soient à Dieu: et les aquatiques, au mauvais Daemon, et à ceste cause reputent bien-heureux ceulx qui en peuvent faire mourir plus grand nombre: toutefois ces sages-là disent beaucoup de choses fabuleuses des Dieux, comme sont celles-cy, que Oromazes est né de la plus pure lumiere, et Arimanius des tenebres: qu'ils se font la guerre l'un à l'autre: et que l'un a fait six Dieux, le premier celuy de Benevolence, le second de Verité, le troisiéme de bonne Loy, le quatriéme de Sapience, le cinquiéme de Richesse, le sixieme de Joye pour les choses bonnes et bien faittes: et l'autre en produit autant d'autres en nombre, tous adversaires et contraires à ceulx-cy. Et puis Oromazes s'estant augmenté par trois fois, s'esloigna du Soleil autant comme il y a depuis le Soleil jusques à la terre, et orna le Ciel d'astres et d'estoilles, entre lesquelles il en establit une comme maistresse et guide des autres, la Caniculaire. Puis aiant fait autres vingt et quatre Dieux, il les meit dedans un oeuf: mais les autres qui furent faicts par Arimanius en pareil nombre, gratterent et ratisserent tant cest oeuf, qu'ils le percerent, et depuis ce temps-là les maulx ont esté pesle-mesle brouillez parmy les biens. Mais il viendra un temps fatal et predestiné, que cest Arimanius aiant amené au monde la famine ensemble et la peste, sera destruict et de tout poinct exterminé par eulx: et lors la terre sera toute platte, unie et egale, et n'y aura plus qu'une vie et une sorte de gouvernement des hommes, qui n'auront plus qu'une langue entre eulx, et vivront heureusement. Theopompus aussi escrit que selon les Magiciens, l'un de ces Dieux doit estre trois mille ans vaincueur, et trois autres mille ans vaincu, et trois autres mille ans qu'ils doivent demourer à guerroyer et à combattre l'un contre l'autre et à destruire ce que l'autre aura fait, jusques à ce que finablement Pluton sera delaissé, et perira du tout, et lors les hommes seront bien-heureux, qui n'auront plus besoing de nourriture, et ne feront plus d'ombre, et que le Dieu qui a ouvré, fait et procuré cela, chomme ce pendant et se repose un temps, non trop long pour un Dieu, mais comme mediocre à un homme qui dormiroit. Voyla ce que porte la fable controuvee <p 328v>par les Mages. Et les Chaldees disent qu'entre les Dieux des planettes qu'ils appellent, il y en a deux qui font bien, et deux qui font mal, et trois qui sont communs et moyens: et quant aux propos des Grecs touchant cela, il n'y a personne qui les ignore: qu'il y a deux portions du monde, l'une bonne, qui est de Jupiter Olympien, c'est à dire celeste: l'autre mauvaise, qui est de Pluton infernal: et feignent d'avantage, que la Deesse Armonie, c'est à dire accord, est nee de Mars et de Venus, dont l'un est cruel, hargneux et querelleux, l'autre est doulce et generative. Prenez garde que les Philosophes mesmes convienent à cela, car Heraclitus tout ouvertement appelle la guerre, pere, roy, maistre et seigneur de tout le monde, et dit que Homere quand il prioit,
  Puisse perir au ciel et en la terre,
  Et entre Dieux et entre hommes, la guerre,
ne se donnoit pas de garde qu'il maudissoit la generation et production de toutes choses qui sont venues en estre par combat et contrarieté de passions, et que le Soleil ne oultre-passeroit pas les bornes qui luy sont prefixes, autrement que les Furies ministres et aides de la Justice le rencontreroient. Et Empedocles chante, que le principe du bien s'appelle Amour et amitié, et souvent Armonie: et la cause du mal,
  Combat sanglant, et noise pestilente.
Quant aux Pythagoriens, ils designent et specifient cela par plusieurs noms, en appellant le bon principe, Un, finy, reposant, droict, non pair, quarré, dextre, lumineux: et le mauvais, Deux, infiny, mouvant, courbe, pair, plus long que large, inegal, gauche, tenebreux. Aristote appelle l'un forme, l'autre privation: Et Platon, comme umbrageant et couvrant son dire, appelle en plusieurs passages l'un de ces principes contraires, le Mesme, et l'autre l'Autre: mais és livres de ses loix qu'il escrivit estant desja vieil, il ne les appelle plus de noms ambigus ou couverts, ny par notes significatives, ains en propres termes il dit, que ce monde ne se manie point par une ame seule, ains par plusieurs à l'adventure, à tout le moins, non par moins que deux, desquelles l'une est bien-faisante, l'autre contraire à celle-là, et produisant des effects contraires: et en laisse encore entre deux une troisiéme cause, qui n'est point sans ame, ny sans raison, ny immobile de soy- mesme, comme aucuns estiment, ains adjacente et adherente à toutes ces deux autres, appellant toutefois tousjours la meilleure, la desirant et la prochassant, comme ce que nous dirons cy apres le rendra manifeste, qui accommodera la Theologie des Aegyptiens avec la Philosophie des Grecs, par ce que la generation, composition, et constitution de ce monde icy est meslee de puissances contraires, non pas toutefois egales, car la meilleure le gaigne, et est plus forte, mais il est impossible que la mauvaise perisse du tout, tant elle est avant imprimee dedans le corps et dedans l'ame de l'univers, faisant tousjours la guerre à la meilleure. En l'ame doncques l'entendement et la raison, qui est la guide et la conduitte, et le maistre de toutes les bonnes choses, c'est Osiris: et en la terre, és vents, en l'eau, et au ciel, et aux astres, ce qui est ordonné, arresté et bien disposé en temperature, saisons et revolutions, cela s'appelle decoulement ou defluxion d'Osiris, et l'image apparent d'iceluy: au contraire la partie de l'ame passionnee, violente, deraisonnable, folle, est Typhon: et du corps ce qui est debile, indispos et maladif, qui est turbulent par temps obscur, mauvais air, obscurcissement de Soleil, privation de Lune, devoyements hors du cours naturel, disparition: toutes ces choses-là sont Typhons, comme l'interpretation mesme du mot Aegyptien le signifie, car ils appellent Typhon Seth, qui vaut autant à dire comme supplantant, dominant, forceant. Il signifie aussi bien souvent retour, et quelquefois aussi sursault et supplantation: et disent aucuns que l'un des familiers amis de Typhon, s'appelloit Bebaeon: et Manethus arriere dit, que Typhone s'appelle aussi Bebon, qui signifie empeschement et retention, comme estant la puissance de Typhon qui arreste et empesche les affaires qui sont bien acheminez, <p 329r>et qui vont ainsi qu'il appartient. Voyla pourquoy des bestes privees ils luy dedient et attribuent la plus grossiere et la plus lourde, qui est l'asne, et quant à l'asne nous en avons parlé au paravant: et des sauvages celles qui sont les plus cruelles, comme le crocodile et le cheval de riviere. En la ville de Mercure ils monstrent l'image de Typhon, qui est un cheval de riviere, sur lequel il y a un esparvier qui combat un serpent, par le cheval representans Typhon, et par l'esparvier, la puissance et l'authorité que Typhon aiant acquise par force, ne se soucie pas d'estre souvent troublé, et de troubler aussi les autres par malice: et pourtant faisans un sacrifice le septiéme jour du mois de Tybi, lequel sacrifice ils appellent la venue d'Isis du païs de la Phoenice, ils font sur les gasteaux du sacrifice un cheval de riviere lié et attaché. Et en la ville d'Apollo la coustume estoit, qu'il falloit que chascun y mangeast du crocodile, et à certain jour ils en font une grande chasse, où ils en tuent tant qu'ils peuvent, et puis les jettent devant le temple. Ils disent que Typhon estant devenu crocodile est eschappé à Orus, attribuans toutes les mauvaises bestes, les dangereuses plantes, les violentes passions, comme estans oeuvres ou parties, ou mouvements de Typhon: au contraire ils peignent et representent Osiris par un sceptre sur lequel il y a un oeil peint, entendans par l'oeil la provoyance, et par le sceptre l'authorité et la puissance, comme Homere appelle Jupiter, celuy qui est maistre et seigneur de tout le monde, le souverain et le clair-voyant, nous donnant à entendre par souverain sa supréme puissance, et par clair-voyant sa sagesse et sa prudence. Ils le representent aussi souvent par un esparvier, d'autant qu'il a la veuë claire et aiguë à merveilles, et le vol merveilleusement viste et leger, et se remplit moins de viande, et est moins sur sa bouche que nul autre: et dit-on qu'en volant par dessus des corps morts non ensepvelis, il leur jette de la terre sur les yeux: et quand il fond sur la riviere pour boire, il dresse et herisse son pennache, puis quand il a beu il le rabat de rechef, par où il appert qu'il est sauve, et qu'il a eschappé le crocodile, car si le crocodile le happe, son pennache luy demeure droit et herissé comme il estoit. Mais par tout où l'image d'Osiris est en forme d'homme, ils le peignent avec le membre viril droict, pour figurer sa vertu d'engendrer et de nourrir: et l'habillement qui revest ses images, est tout reluysant comme feu, reputans le feu estre le corps de la puissance du bien, comme matiere visible d'une substance spirituelle et intellective. Voyla pourquoy il ne fault pas s'arrester au propos de ceux qui attribuent la sph@ere du Soleil à Typhon, attendu que jamais à luy ne s'attribue rien qui soit luysant, ny salutaire, ny disposition, generation ou mouvement qui soit faitte par mesure ny avec raison, mais si en l'air ou en la terre il se faict quelque emotion de vents ou d'eaux hors de saison, quand la cause primitive d'une desordonnee et indeterminee puissance vient à esteindre les vapeurs. Et puis és sacrez hymnes d'Osiris ils reclament et invoquent celuy qui repose entre les bras du Soleil: et le trentiéme jour du mois Epiphi ils solennisent la feste des yeux d'Orus, lors que le Soleil et la Lune sont en une mesme droicte ligne, comme estimans non seulement la Lune, mais aussi le Soleil, estre l'oeil et la lumiere d'Orus: et le vingt et huictiéme du mois de Phaophi, ils solennisent une autre feste qu'ils appellent le baston du Soleil, qui est apres l'equinocce de l'automne, donnant couvertement à entendre, que le Soleil a besoing d'un soustien, d'un appuy, et d'un renfort, d'autant que sa chaleur commance à diminuer, et sa lumiere aussi s'enclinant et s'esloignant obliquement de nous: d'avantage ils portent alentour du temple sept fois une vache environ le solstice d'hyver, et ceste procession s'appelle le recerchement d'Osiris ou la revolution du Soleil, comme desirant lors la Deesse les eaux de l'hyver: et font autant de tours, pour autant que le cours du Soleil depuis le solstice de l'hyver jusques à celuy de l'esté se fait au septiéme mois. On dit aussi que Orus, le fils d'Isis, fut le premier qui sacrifia au Soleil le quatriéme jour du mois, ainsi <p 329v>qu'il est escrit au livre de la nativité d'Orus, combien que à chasque jour ils offrent par trois fois du parfum au Soleil: la premiere fois environ le Soleil levant, de Resine: la seconde fois sur le midy, de Myrrhe: et environ le coucher du Soleil, d'une composition qu'ils nomment Kyphi: l'interpretation et signifiance desquels parfums je declareray cy apres: mais ils pensent reverer et honorer le Soleil par tout cela. Et qu'est-il besoing de ramasser beaucoup de telles choses, attendu qu'il y en a qui tout ouvertement maintienent qu'Osiris est le Soleil, et que les Grecs l'appellent Sirius, mais que l'article que les Aegyptiens ont mis devant, a fait que lon ne s'en est pas apperçeu: et que Isis n'est autre chose que la Lune, et que de ses images celles à qui lon donne des cornes ne representent autre chose que le croissant: et ceulx qui la vestent de noir, signifient les jours qu'elle se cache, ou qu'elle s'obscurcit, esquels elle court apres le Soleil: c'est pourquoy en leurs amourettes ils reclament la Lune: et Eudoxus mesme dit, que Isis preside, regit et gouverne les amours: et en tout cela encore y a-il quelque verisimilitude: mais de dire que Typhon soit le Soleil, il n'y fault pas seulement prester l'oreille. Et à tant reprenons de rechef nostre premier propos. Car Isis est la partie feminine de la nature apte à recevoir toute generation, pour laquelle occasion elle est appellee de Platon nourrice et tout recevant, et par plusieurs est surnommee Myrionymos, c'est à dire aiant noms infinis, d'autant qu'elle reçoit toutes especes et toutes formes, selon qu'il plaist à la premiere raison de la tourner; mais elle a en elle un amour naturellement imprimé de ce premier et principal estre, qui n'est autre chose que le bien souverain, et le poursuit et desire: et au contraire elle fuit et repoulse la partie du mal, bien qu'elle soit la matiere et la place idoine et capable de recevoir l'une et l'autre: mais de soymesme elle incline tousjours plus tost au bien, et se baille plus tost à engendrer et à semer en elle des semblances et decoulements, car elle prent plaisir et se resjouit quand elle est engrossie du bien, et qu'elle en peult enfanter: car cela est une representation et description de substance engendree en la matiere, et n'est cela qu'une figuration et imitation de ce qui est. Voyla pourquoy ce n'est point hors de propos qu'ils feignent que l'ame d'Osiris soit eternelle et immortelle, et que Typhon en deschire bien souvent et perd le corps, et que Isis, errant çà et là, le va cerchant, et rassemblant les pieces: car ce qui est bon et spirituel, consequemment n'est point aucunement subject à mutation ou alteration, mais ce qui est sensible et materiel, il moule plusieurs images, et reçoit plusieurs raisons et plusieurs similitudes, ne plus ne moins que les seaux et figures qui s'impriment en cire ne demeurent pas tousjours, ains sont subjectes à changement, alteration, et à trouble, lequel a esté chassé de la superieure region celeste, et envoyé en bas, où il combat alencontre d'Orus, que Isis engendre sensible, estant l'image du monde spirituel et intellectuel. C'est pourquoy on dit que Typhon l'accusa de bastardise, comme n'estant pas pur et sincere, comme est son pere, le discours de l'entendement, qui est simple non meslé d'aucune passion, ains est cestuy-cy abastardy et adulteré, à cause qu'il est corporel: à la fin demeurent les victoires à Mercure, qui est le discours de la raison, qui nous tesmoigne et nous monstre que la nature a produit ce monde materiel à la forme du spirituel et intellectuel. Car la naissance d'Apollo, qui fut engendré d'Isis et d'Osiris lors que les Dieux estoient encore dedans le ventre de Rhea, signifie couvertement que devant que ce monde fust manifestement mis en evidence, et que la matiere de la raison fust parachevee, qui par nature estoit convaincue d'estre imparfaitte, la premiere generation estoit desja faitte: et c'est ce qu'ils appellent l'ancien Orus, car ce n'estoit pas encore le monde, mais une image et un desseing d'iceluy entendement: mais cestuy est l'Orus determiné, definy et parfaict, qui ne tua pas du tout entierement Typhon, ains luy osta la force et la puissance de pouvoir plus rien faire. D'où <p 330r>vient qu'en la ville de Coptus on dit que l'image de Orus tenoit en l'une de ses mains le membre viril de Typhon, et feint-on aussi, que Mercure luy osta ses nerfs, dont il feit des chordes à sa lyre: nous enseignans par cela, que la raison a mis d'accord tout ce qui au paravant estoit en discord: et ne tollit pas du tout entierement la puissance de perdre et de corrompre, ains la remplit et parfait: dont procede qu'elle est foible et debile, se meslant et attachant aux parties subjectes à mutation et alteration de tremblements et de concussions en la terre et de grandes ardeurs et vents extraordinaires et excessifs, et aussi de fouldres, tonnerres et esclairs qu'elle produit en l'air, et empoisonne de pestilence les eaux et les vents de l'air, s'estendant et elevant la teste jusques au ciel de la Lune, obscurcissant et noircissant bien souvent ce qui de nature est clair et luysant: comme les Aegyptiens cuident, et disent que Typhon tantost a donné un coup sur l'oeil à Orus, et tantost luy a arraché, et l'a avallé, et puis l'a rendu au Soleil: car par le coup ils entendent couvertement le decours de la Lune, qui se fait par chasque moys: et par la privation totale de l'oeil, l'eclipse et default de la Lune: à laquelle le Soleil remedie, en la reilluminant aussi tost comme elle est sortie de l'ombre de la terre. Mais la principale et divine nature est composee de trois choses, de l'entendement, et de la matiere, et du composé de ces deux choses, que nous appellons le monde. Or Platon appelle ceste intellectuelle, l'idee, le patron et le pere: la matiere il la nomme la mere, la nourrice, et le fondement et la place de la generation: ce qui est produit de ces deux, il a accoustumé de l'apeller l'engendré et l'enfanté. Et pourroit-on à bon droict conjecturer, que les Aegyptiens auroient voulu comparer la nature de l'univers au triangle, qui est le plus beau de tous, duquel mesme il semble que Platon és livres de la Republique use à ce propos, en composant une figure nuptiale: et est ce triangle de ceste sorte, que le costé qui faict l'angle droict est de trois, la base de quatre, et la troisiéme ligne, qu'on appelle soubtendue, est de cinq, qui a autant de puissance comme les deux autres qui font l'angle droict: ainsi fault comparer la ligne qui tombe sur la base à plomb au masle, la base à la femelle, et la soubtendue à ce qui naist des deux: et Osiris au principe, Isis à ce qui le reçoit, et Orus au composé des deux: car le nombre ternaire est le premier non pair, et parfaict, le quatre est nombre quarré, composé du premier nombre pair, qui est deux: et cinq ressemble partie à son pere et partie à sa mere, estant composé du deux et du trois: et si semble que ce mot de Pan, qui est l'univers et le monde, soit derivé de Penté, qui signifie cinq: et si Pembasasthai signifioit anciennement nombrer: [...]. qui plus est, le cinq en soy multiplié fait un quarré, qui est vingtcinq, autant comme les Aegyptiens ont de lettres en leur Alphabet, et autant comme Apis vescut d'annees. Ils ont doncques accoustumé d'appeller Orus Kaemin, qui vault autant à dire comme, veu, pour ce que ce monde est sensible et visible: et Isis aucunefois s'appelle Mouth, et quelquefois Athyri ou Methyer, et entendent par le premier Mere, et par le second la belle maison d'Orus, comme Platon l'appelle, le lieu de generation, et recevant: le troisiéme est composé de plein et de cause, car la matiere est plein du monde, estant mariee au premier principe bon, pur et bien orné: et pourroit sembler que le poëte Hesiode, disant que toutes choses au commancement estoient le Chaos, la Terre, le Tartare et l'Amour, se fondoit sur mesmes principes qui sont signifiez par ces noms-là, et qu'il entend par la terre Isis, par l'amour Osiris, et par le tartare Typhon, car par le Chaos il semble qu'il veuille entendre quelque place et quelque endroit du monde: et semble que les affaires mesmes appellent aucunement la fable de Platon, que Socrates recite au livre du convive, là où il expose la generation de l'Amour, disant que Penía, c'est à dire pauvreté, desirant avoir des enfans, s'alla coucher au long de Porus, c'est à dire richesse, qui dormoit, et qu'aiant esté engrossie de luy, elle enfanta Amour, <p 330v>qui de sa nature est meslé et divers en toutes sortes, comme celuy qui est né d'un pere bon sage, et aiant tout ce qui luy fait besoing, et d'une mere pauvre, indigente, et qui pour son indigence appéte autruy, et est tousjours apres à le cercher et requerir: car Porus n'est autre chose que le premier aimable, desirable, parfaict, et n'aiant besoing de rien: et appelle Penía la matiere, qui de soy-mesme est tousjours indigente du bien, par lequel elle est remplie, et qu'elle desire et participe tousjours: et celuy qui est engendré d'eulx Orus (c'est le monde) n'est point immortel, ny impassible, ny incorruptible, ains tousjours engendrant tasche à faire par vicissitude de mutations, et par revolution de passion de demourer tousjours jeune, comme si jamais ne devoit perir. Or se fault-il servir des fables, non comme de propos qui realement subsistent, ains en prendre ce qui par similitude convient à chascun. Quand doncques nous disons la matiere, il ne fault pas en le referant aux opinions de je ne sçay quels philosophes, estimer que ce soit un corps sans ame, sans qualité, qui demeure quant à soy oysif, sans action quelconque: car nous appellons l'huile la matiere d'un parfum, et l'or la matiere d'une statue d'or, combien qu'ils ne soient pas de tout poinct hors de toute similitude: aussi disons nous que l'ame mesme et l'entendement de l'homme est la matiere de la vertu et de la science, et les baillons à former, dresser, et accoustrer par la raison, et y en a eu quelques uns qui ont dit, que l'entendement estoit le propre lieu des especes, et le moule des choses intelligibles. Comme aussi y a il quelques naturels qui tienent, que la semence de la femme n'a point de force de principe constituant en la generation de l'homme, et ne sert que de matiere et de nourriture seulement: suyvant lesquels il fault aussi entendre, que ceste Deesse aiant fruition du premier Dieu, et le hantant continuellement pour l'amour des biens et vertus qui sont en luy, ne luy resiste point, ains l'aime comme son mary juste et legitime: comme nous disons que une honneste femme qui jouit ordinairement de son mary, ne laisse pas pour cela de l'aimer et desirer, aussi ne laisse elle pas à estre enamouree de luy, bien qu'elle soit tousjours avec luy, et qu'elle soit remplie de ses principales et plus sinceres parties: mais là où Typhon sur la fin y survient, elle s'en fasche et s'en contriste, et pour ce dit-on qu'elle en deméne deuil, et qu'elle recerche quelques reliques et quelques pieces d'Osiris, lesquelles, quand elle en peut trouver, elle reçoit et recueille soigneusement, et les cache diligemment, comme derechef elle en monstre et en produit d'autres d'elle mesme: car les raisons, les Idees, et les influences de Dieu qui sont au ciel et aux estoilles, y demourent quant à cela: mais celles qui sont semees parmy les corps sensibles et passibles en la terre et en la mer, et sont attachees aux plantes et aux animaux, y estans amorties, et ensepvelies, se resveillent et resuscitent aucunefois par generation. Voyla pourquoy la fable dit, que Typhon concha avec Nephthys, et que Osiris aussi à la desrobee eut sa compagnie, car la puissance de perdre et amortir occupe principalement les dernieres parties de la matiere, que lon appelle Nephthys et mort, et la vertu generative et conservatrice y donne bien peu de semence foible et debile, estant perdue et amortie par Typhon, sinon en tant que Isis la recueillant la conserve et la nourrit et maintient: mais universellement cestuy- cy vault mieulx, comme Platon et Aristote sont d'opinion, et la puissance naturelle d'engendrer et de conserver se meut devers luy, comme devers l'estre, et celle de perdre et de gaster arriere de luy, vers le non estre: c'est pourquoy ils appellent l'un Isis, qui est un mouvement animé et sage, estant le mot derivé de Iesthai, qui signifie mouvoir par certaine science et raison, car ce n'est point un mot barbaresque. Mais ainsi que le nom general de tous Dieux et de toutes Deesses, qui est Theos, est dit, ou de Theaton, ou de Theon, dont l'un signifie visible, et l'autre courant: aussi et nous, et les Aegyptiens, avons appellé ceste Deesse Isis, et de la science ensemble et du mouvement: ainsi dit Platon que <p 331r>les anciens qui l'ont appellee Isia, ont voulu dire Osia, c'est à dire saincte, comme Noësis et Phronesis, qui sont mouvemens de l'entendement et du jugement: et ont aussi imposé ce mot Syniénai à signifier ceux qui ont trouvé et qui voyent à descouvert le bien et la vertu: comme aussi ils ont ignominieusement denommé de noms contraires les choses qui empeschent, gardent et arrestent le cours des choses naturelles, et ne les laissent aller, en les nommant Kakía vice, Aporía indigence, Dilía lascheté, Anía douleur, comme gardant, Iénai ou Iesthai, c'est à dire, d'aller en avant. Quant à Osiris c'est un nom composé de Osios et Ieros, c'est à dire sainct et sacré: car c'est la raison ou Idee commune des choses qui sont au ciel, et en bas, dont les anciens avoient accoustumé de nommer les unes sainctes, et les autres sacrees: et la raison qui monstre les choses celestes, et le cours des choses qui se meuvent la-sus, s'appelle Anubis, et quelquefois Hermanubis, l'un comme convenable à celles de la-sus, et l'autre à celles de ça-bas: pourtant sacrifient-ils à l'un un coq blanc, et à l'autre un jaune, pour ce qu'ils estiment les choses de la-sus pures, simples et luisantes, et celles de ça-bas meslees et de diverses couleurs: et ne se faut pas esmerveiller si lon a desguisé les termes à la façon des mots Grecs, car il y en a infinis autres qui ont esté transportez de la Grece avec les hommes qui en sont autrefois sortis, et y demeurent encore jusques aujourd'huy, comme estrangers, hors de leurs païs: entre lesquels il y en a aucuns qui sont cause de faire calomnier les poëtes, qui les rappellent en usage, comme s'ils parloient barbaresquement, par ceux qui appellent telles dictions poëtiques, et obscures, glottas, qui est à dire langues: mais és livres que lon appelle de Mercure, on dit qu'il y a escript touchant les noms sacrez, que la puissance ordonnee sur la revolution du Soleil, les Aegyptiens l'appellent Orus, et les Grecs Apollon, et celle qui est ordonnee sur le vent, aucuns l'appellent Osiris, les autres Sarapis, les autres en Aegyptien Sothi, qui signifie estre grosse ou engrossement: d'où vient que par un peu de la depravation de langage l'estoille Caniculaire a esté nommee Kyon, qui vaut autant à dire comme chien, Caniculaire, laquelle on estime propre à Isis: bien sçay-je qu'il ne faut point estriver touchant les noms, toutefois je cederois plus tost aux Aegyptiens de ce mot Sarapis que de Osiris: celuy-là est estranger, et cestui-cy Grec, mais l'un et l'autre signifie une mesme puissance de la divinité. A quoy se rapporte le langage des Aegyptiens, car bien souvent ils appellent Isis du nom de Minerve, qui signifie en leur langue autant comme, Je suis venu de moy-mesme: qui monstre et donne à entendre un volontaire mouvement: et Typhon, comme nous avons dit, se nomme Seth, Bebon, et Smy, tous lesquels noms signifient un arrest violént, et empeschant une contrarieté, et un devoyement et destournement. D'avantage ils appellent la pierre de l'aimant l'os de Orus, et le fer l'os de Typhon, ainsi que l'escrit Manethus: car ainsi comme le fer semble quelquefois suivre, et se laisser tirer à l'aimant, et bien souvent aussi se retourne et repoulse alencontre: aussi le bon et salutaire mouvement qui à la raison du monde convertit et amene à soy, et adoucit par remonstrances de bonnes paroles celle dureté de Typhon, mais aussi quelquefois elle rentre en soy-mesme, et se cache et profonde en impossibilité. D'avantage Manethus dit, que les Aegyptiens feignent de Jupiter, que ses deux cuisses se prirent et unirent tellement ensemble, qu'il ne pouvoit plus marcher, en sorte que de honte il se tenoit en solitude, mais que Isis les luy coupa et les divisa d'ensemble, tellement qu'elle le feit marcher droit à son aise. Laquelle fable donne couvertement à entendre que l'entendement et la raison de Dieu marchent invisiblement, et secrettement procedent à generation par mouvement: ce que monstre et donne taisiblement à entendre le Seistre, qui est la cresserelle d'@erain, dont on use és sacrifices d'Isis, qu'il faut que les choses se secouënt, et ne cessent jamais de se remuer, et quasi s'esveillent et se croulent, comme si elles s'endormoient ou languissoient: car ils disent <p 331v>qu'ils destournent et repoulsent Typhon, avec ses Seistres, entendans que la corruption liant et arrestant la nature, le mouvement de rechef la deslie, reléve et remet sus par la generation. Et ceste cresserelle estant ronde par dessus sa curvature contient quatre choses qui se secouent: car la portion du monde qui naist ou qui meurt, c'est à dire subjecte à corruption et alteration, est contenue par la sph@ere de la Lune, au dedans de laquelle toutes choses s'esmeuvent et se changent par les quatre elemens, du feu, de la terre, de l'eau, et de l'air: et sur la rondeur du Seistre au plus haut ils y engravent la figure d'une chatte, aiant la teste d'un homme, et au dessoubs des choses que lon secouë: quelquefois ils y engravent le visage d'Isis, et quelquefois celuy de Nephthys, signifians par ces deux faces la naissance et la mort, car ce sont les mutations et motions des elemens: et par la chatte ils entendent la Lune, à cause de la varieté de sa peau, qu'elle besongne la nuict, et qu'elle porte beaucoup: car on dit qu'elle porte premierement un chatton à la premiere portee, puis à la seconde deux, à la troisiéme trois, et puis quatre, et puis cinq, jusques à sept fois, tant qu'elle en porte en toute vingthuict, autant comme il y a de jours de la Lune: ce qui à l'adventure est fabuleux, mais bien est veritable se remplissent et s'eslargissent en la pleine Lune, et au contraire s'estroississent et se diminuent au decours d'icelle: et quant au visage d'homme qu'ils luy baillent, ils entendent par là la subtilité ingenieuse et de grand discours des mutations de la Lune. Et pour estraindre tout ce propos en peu de paroles, la raison veut que nous n'estimions point, ny que le Soleil, ny l'eau, ny que la terre, ny le ciel, soient Isis ou Osiris, ny semblablement aussi que la seicheresse, l'ardeur excessive de chaleur, ny le feu, ny la mer, soient Typhon, mais simplement tout ce qui est en telles choses demesuré, inconstant, desordonné, tant en exces qu'en defaut, il le faut attribuer à Typhon: et au contraire tout ce qu'il y a de bien disposé, bien ordonné, de bon et de profitable, il nous faut croire que c'est oeuvre d'Isis, et l'image, l'exemple et la raison d'Osiris: et en l'honorant et adorant de ceste sorte, nous ne pecherons point, et qui plus est nous osterons toute la deffiance et doute d'Eudoxus, qui demande pourquoy c'est que Ceres n'a aucune part de la superintendance des amours, et qu'on la donne toute à Isis, et pourquoy Bacchus ne peut ny augmenter et croistre le Nil, ny commander aux morts: car pour en dire une raison generale et commune, nous estimons que ces Dieux-là ont esté ordonnez pour la portion du bien, et que tout ce qu'il y a en la nature de beau ou de bon est par la grace et par le moyen de ces Deitez-là, l'un qui en donne les premiers principes, et l'autre qui les reçoit et qui demeure perseverante. Et par mesme moyen satisferons à la commune et aux mechaniques, qui se delectent en des changemens des saisons de l'annee, ou bien de la procreation, semailles et labourages des fruicts, qui approprient et acommodent les propos de ces Dieux- là, à ce en quoy ils prennent plaisir, disans que lon ensepvelit Osiris, quand on couvre la semence dedans la terre, et que de rechef il resuscite et retourne en vie, quand il commance à germer: et que c'est pour ce que lon dit, que quand Isis se sentit enceinte elle s'attacha au col un preservatif le sixiéme jour du mois qu'ils appellent Phaophi, et qu'elle enfanta Harpocrates environ le solstice de l'hyver, n'estant pas encore à terme avec les premieres fleurs et premiers germes: voyla pourquoy on luy offre les premices des lentilles, et solennise-lon les jours feriaux de ses couches apres l'equinocce de la prime-vere. Car quand les hommes populaires entendent cela, ils y prennent plaisir et le croyent, prenans la verisimilitude pour le croire des choses ordinaires et qui nous sont tous les jours à la main. Et n'y a point d'inconvenient premierement qu'ils nous facent les Dieux communs, et non pas propres et particuliers aux Aegyptiens, et qu'ils ne comprennent pas seulement le Nil et la terre que le Nil arrose, soubs ces noms-là, ny en nommant leurs lacs, leurs alisiers, et la nativité des Dieux, <p 332r>ils ne privent pas les autres hommes qui n'ont point de Nil, ny de Butus, ny de Memphis, et neantmoins recognoissent et ont en veneration la Deesse Isis, et les Dieux qui l'accompaignent, desquels ils ont depuis nagueres appris à nommer aucuns des noms mesmes des Aegyptiens: mais de tout temps ils ont eu la cognoissance de leur vertu et puissance, et à raison de ce les ont adorez. Et secondement, qui est bien plus grande chose, à fin qu'ils craignent et se donnent bien garde de dissouldre et defiler, sans y penser, les divinitez en des rivieres, des vents, des labourages, et autres alterations de la terre, mutations de saisons et qualitez de l'air, comme font ceux qui tienent que Bacchus soit le vin, Vulcain soit la flamme, et Proserpine, comme dit Cleanthes en un passage, soit l'esprit qui penetre dedans les fruict de la terre, et comme un poëte dit touchant les moissonneurs,
  Lors qu'à Ceres les jeunes jouvenceaux
  Vont decoupant les membres à faisceaux.
Car ceux-là ressemblent proprement à ceux qui cuident que les voiles, les chables et cordages, ou l'ancre, soient le pilote: et que les filets, la trame et l'estaim, et la navette, soient le tisserand: et que le gobelet, la ptisanne, ou l'hydromel, soient le medecin: mais en ce faisant ils s'impriment de mauvaises et blasphemes opinions alencontre des Dieux, en donnant des noms des Dieux à des natures et des choses insensibles, inanimees et corruptibles, dont ils se servent necessairement, et ne s'en sçauroient passer. Car il ne faut pas entendre que ces choses-là elles mesmes soient Dieux, pour ce que rien ne peut estre Dieu qui n'a point d'ame, ne qui soit subject, ny soubs la main à l'homme, mais par ces choses-là nous avons cogneu que ce sont les Dieux qui les nous donnent perdurables, et qui nous les prestent pour nous en servir, non qu'ils soient autres en un païs, et autres en un autre, ne qu'ils soient Grecs, ou estrangers barbares, ny Septentrionaux et Meridionaux, ains comme le Soleil, et la Lune, le ciel, et la terre, et la mer, sont communs à tous, mais ils sont appellez de divers noms en divers lieux: ainsi d'une mesme intelligence qui ordonne tout le monde, et d'une mesme providence qui a soing de le gouverner, et des puissances ministeriales sur tout ordonnees, autres noms et autres honneurs selon la diversité des loix ont esté donnees, et usent les presbtres de marques et mysteres, aucuns plus obscurs, autres plus clers, pour conduire nostre entendement à la cognoissance de la divinité: non sans peril toutefois, par ce que les uns aiants failly le droit chemin sont tombez en superstition, et les autres fuyans la superstition, comme si c'estoit un marets, ne se donnent de garde qu'ils tombent dedans le precipice d'impieté. Et pourtant faut-il en cela prendre la raison de la philosophie, qui nous guide en ces sainctes contemplations, pour dignement et religieusement penser de chasque chose qui s'y dit et qui s'y fait, à fin qu'il ne nous adviene comme à Theodorus, qui disoit que la doctrine qu'il tendoit de la main droitte, aucuns de ses auditeurs la prenoient et recevoient de la main gauche: aussi que prenans en autre sens et en autre part qu'il ne convient, ce que les loix ont ordonné touchant les festes et les sacrifices, nous ne faillions lourdement: car que toutes choses se doivent en cela rapporter à la raison, on le peut veoir et cognoistre par eux-mesmes, car le dix- neufiéme jour du premier mois faisans feste à Mercure, ils mangent du miel et des figues, et disent en les mangeant, «C'est une chose doulce que la verité.» Et quant au preservatif qu'ils feignent que Isis prit en sa groisse, on l'interprete, voix veritable: et quant à Harpocrates, il ne faut point penser que ce soit un Dieu jeune, et non encore d'aage parfait, ny aussi aucun homme, ains que c'est le superintendant et correcteur du langage que doivent les hommes tenir des Dieux, estant encore jeune, imparfaict, et non bien articulé: c'est pourquoy il tient un anneau au devant de sa bouche, qui est le signe et la marque de taciturnité et de silence. Et au mois de Mesori, luy apportans <p 332v>des legumages, ils disent, «La langue est fortune, la langue est d@emon.» Et de toutes les plantes qui sont en Aegypte, on tient que le Pescher luy et consacré plus que nul autre, pour ce que son fruict resemble à un coeur, et sa feuille à une langue: car de toutes les choses qui sont naturellement en l'homme, il n'y en a pas une qui soit plus divine que le langage, et le parler, mesmement des Dieux, ne qui le face plus approcher de sa beatitude: c'est pourquoy je conseille à tout homme qui vient par deça à l'oracle, de sainctement penser, et honnestement parler: là où plusieurs és processions et festes publiques font toutes choses dignes de mocquerie: et combien que lon y face crier par voix des Huissiers et Heraults, que lon se taise et se tiene de mal parler, ils ne laissent pas de cacqueter des Dieux, et de penser les plus deshonnestes choses du monde. Comment doncques est-ce que lon se comportera és sacrifices tristes, et sentans leur deuil, où il est prohibé de rire, s'il n'est licite ny de laisser et omettre rien des cerimonies accoustumees, ny de mesler les opinions des Dieux, ny les brouiller et confondre de suspicions faulses? Les Grecs en font de presque semblables, et presque en un mesme temps que les Aegyptiens: car en la feste des Thesmophories à Athenes, les femmes jeunent assises sur la terre, et les Boeotiens remuent les maison d'Achaia, qu'ils appellent Ceres, nommans ceste feste-là odieuse, comme si Ceres estoit en tristesse pour la descente de sa fille aux enfers: et est ce mois-là, celuy auquel apparoissent les Pleiades, et que lon commance à semer, que les Aegyptiens appellent Athyr, et les Atheniens Pyanepsion, et les Boeotiens le nomment Damatrien, comme qui diroit Cereal. Et Theopompus escrit, que ceux qui habitent vers l'Occident estiment et appellent l'hyver Saturne, l'esté Venus, la prime-vere Proserpine, que de Saturne et de Venus toutes choses ont esté engendrees. Et les Phrygiens cuidans que Dieu dorme l'hyver, et que l'esté il veille, ils celebrent en une saison la feste du dormir, et à l'autre du resveil de Dieu: mais les Paphlagoniens disent qu'il est retenu prisonnier, et qu'il est lié en hyver, et que à la prime-vere il est deslié, et commance à se mouvoir: et nous donne la saison occasion de souspeçonner, que la triste chere qu'ils font c'est pour ce que les fruicts sont cachez: lesquels fruicts les anciens jadies n'estimoient pas estre Dieux, ains des dons utiles et necessaires pour vivre civilement, et non sauvagement et bestialement: mais en la saison qu'ils voyoient les fruicts des arbres disparoir et defaillir totalement, et ceux qu'ils avoient eux-mesmes semez, ils les remettoient encore en terre, en fendant la terre bien petitement et bien maigrement avec leurs propres mains, sans autrement estre asseurez de ce qui en devoit succeder et venir à perfection: ils faisoient beaucoup de choses semblables à ceux qui inhument les corps en terre, et qui portent le deuil. Et puis ainsi que nous disons que celuy qui achette les livres de Platon achette Platon, et disons que celuy jouë Menander qui jouë les com@edies de Menander: aussi eux ne faignoient point d'appeller des noms des Dieux les dons ou les inventions d'iceux, en les honorant et reverant pour le besoing qu'ils en avoient. Mais les survivans prenans cela lourdement, et le retournans ignorantement, attribuoient aux Dieux mesmes les accidents de leurs fruicts: et non seulement appelloient la presence des fruicts, la naissance des Dieux: et l'absence, les trespas d'iceux: mais aussi le croyoient et le tenoient ainsi: tellement qu'ils se sont remplis eux-mesmes de plusieurs mauvaises et confuses opinions des Dieux: encore qu'ils eussent la faulseté et absurdité de leurs opinions toute evidente devant leurs yeux, non seulement Xenophanes le Colophonien, et autres qui ont depuis admonesté les Aegyptiens s'ils les estimoient Dieux, qu'ils ne les lamentassent point: et s'ils les lamentoient, qu'ils ne les estimassent point Dieux: mais aussi que c'estoit une vraye mocquerie, en les lamentant les prier de leur ramener de rechef de nouveaux fruicts, et les faire venir à maturité, à fin que de rechef ils les consumassent, et de rechef les plorassent et <p 333r>lamentassent. Mais cela ne va pas ainsi, car ils plorent et lamentent leurs fruicts qu'ils ont consumez, et prient les autheurs et donateurs d'iceux, de leur en donner et faire croistre de rechef d'autres nouveaux, au lieu de ceux qui sont faillis. Voyla pourquoy c'est que les Philosophes disent tresbien, que ceux qui n'ont pas appris à bien prendre les paroles, usent aussi mal des choses: comme, pour exemple, les Grecs qui n'ont pas appris ny accoustumé d'appeller les statues de bronze ou de pierre, et les images peinctes, statues et images faittes à l'honneur des Dieux, mais Dieux mesmes: et puis prennent la hardiesse de dire, que Lachares despouilla Pallas, et Dionysius le tyran tondit Apollo, qui avoit une perruque d'or, et Jupiter Capitolin durant les guerres civiles fut bruslé et consumé par le feu: et ne se donnent pas garde en ce faisant, qu'ils attirent et reçoivent de faulses opinions qui suivent ces noms-là: mesmement les Aegyptiens entre toutes autres nations, touchant les bestes qu'ils honorent. Car quant aux Grecs ils disent bien en cela, et croyent que la Colombe est oyseau sacré à Venus, le Dragon à Minerve, le corbeau à Apollo, et le Chien à Diane, comme dit Euripide,
  Diane qui chasse la nuict,
  Le chien est son plaisant deduit.
Mais les Aegyptiens, au moins la plus part, entretenans et honorans ces animaux-là, comme s'ils estoient Dieux eux-mesmes, ils n'ont pas seulement remply de risee et de mocquerie leur service divin, car cela est le moins de mal qui soit en leur ignorance et sottise, mais il s'en engendre és coeurs des hommes une forte opinion, qui attire les simples et infirmes en une pure superstition, et jette les hommes aigus d'entendement ou audacieux en pensemens bestiaux et pleins d'impieté: c'est pourquoy il ne sera pas mal à propos de dire, en passant, de cela ce qui en est plus vraysemblable. Car de penser que Typhon ait mué les Dieux espouventez és corps de ces bestes-là, comme se cachans dedans les corps des cigognes, des chiens, ou des esparviers, cela surpasse toute monstruosité de fiction et de fables: et semblablement de dire que les ames de ceux qui trespassent, demeurans encore en estre, renaissent seulement és corps de ces animaux-là, il est aussi hors de toute verisimilitude: et quant à ceux qui en veulent rendre quelques causes et raisons civiles, les uns disent que Osiris, en son grand exercite, aiant departy sa puissance en plusieurs bandes et compaignies, il leur donna à chascune, pour enseignes, des figures d'animaux, desquels chascune bande depuis honora et eut en veneration le sien, comme chose saincte. Les autres disent, que les Roys successeurs d'Osiris, pour espouventer leurs ennemis, porterent en battaille le devant de telles bestes faictes d'or et d'argent sur leurs armes. Les autres alleguent, qu'il y eut quelque Roy advisé et caut, qui cognoissant que les Aegyptiens de leur nature estoient legers et prompts à se revolter, et à emouvoir seditions, et que pour leur grande multitude ils seroient mal-aisez à contenir et deffaire s'ils estoient bien conseillez, et qu'ils s'entr'entendissent les uns avec les autres, il sema parmy eux une eternelle superstition, laquelle leur seroit occasion d'inimitié et dissension qui ne finiroit jamais entry-eux: car leur aiant commandé de reverer des bestes qui avoient naturelle inimitié et guerre continuelle les unes contre les autres, voire qui s'entremangeoient les unes les autres, chasque peuple voulant secourir les sienes, et se courrouceant quand on leur faisoit desplaisir, ils ne se donnerent garde qu'ils se tuerent eux-mesmes pour les inimities qui estoient entre les animaux qu'ils adoroient, et qu'ils s'entre-haïrent mortellement les uns les autres: car jusques aujourd'huy encore, il n'y a que les Lycopolites qui mangent du mouton, pour ce que le loup, qu'ils venerent comme un Dieu, est son ennemy: et jusques à nostre temps les Oxyrinchites, pour autant que les Cynopolites, c'est à dire, les habitans de la ville du Chien, mangent le <p 333v>poisson qui se nomme Oxyrinchos, comme qui diroit Bec-agu, quand ils peuvent attraper un chien ils le sacrifient, comme une hostie, et le mangent: et pour ceste occasion aiants emeu la guerre les uns contre les autres, ils s'entrefeirent beaucoup de maux, et depuis en aiants esté chastiez par les Romains, ils s'appointerent. Et pour autant que le vulgaire dit, que l'ame de Typhon mesme fut decoupee en ces animaux-là, il sembleroit que ceste fiction voudroit dire, que toute mauvaise, bestiale, et sauvage nature, est et procede du mauvais D@emon, et que pour le pacifier et addoucir qu'il ne leur face mal, ils honorent et reverent ainsi ces bestes-là. Et si d'adventure il advient une grande ardeur, et mauvaise seicheresse, qui cause des maladies pestilentes, ou d'autres calamitez estranges et extraordinaires, les presbtres amenent quelque une des bestes qu'ils servent et honorent de nuict en tenebres, sans en faire bruit ny en rien dire, et la menassent du commancement et luy font peur, puis si le mal continue ils la sacrifient et la tuent, estimants que cela soit comme une punition et chastiement du mauvais D@emon, ou quelque grande purgation qui se fait pour notables inconveniens: car mesme en la ville de Idithya, ainsi que Manethon recite, ils brusloient des hommes vifs, et les appelloient les Typhoniens, et en passant par un tamis les cendres, les dissipoient et semoient çà et là, mais cela se faisoit publiquement et manifestement à certain temps, et és jours qu'ils appelloient Cynades: mais les immolations des bestes qu'ils avoient pour sacrees, se faisoient secrettement, et non à certain temps ny à jours prefix, ains selon les occurrences des inconveniens qui advenoient: et pourtant le commun peuple n'en sçait ny n'en voit rien, sinon quand ils les ont inhumees, et qu'en presence de tout le peuple ils en monstrent quelques unes des autres, et les jettent quant-et-quant, pensans que cela attriste en contr'eschange Typhon, et reprime la joye qu'il a de mal faire. Car il semble que Apis avec quelque peu d'autres animaulx, soit consacré à Osiris, combien qu'ils luy en attribuent la plus part: et si ce propos est veritable, je pense qu'il signifie ce que nous cerchons, et ceux qui sont de tous confessez, et qui ont honneurs communs, comme la cigogne, l'esparvier et le cynocephale, et Apis mesme, car ainsi appellent-ils le bouc en la ville de Mendes. Il reste doncques l'utilité et la marque significative, car les uns participent de l'une des raisons, et les autres des autres: car le boeuf, le mouton, et l'Ichneumon, il est certain qu'ils les honorent pour l'itilité et pour le profit qu'ils en reçoivent, comme les habitans de Lemnon honorent les alouëttes, pour ce qu'elles trouvent les oeufs des sauterelles, et les quassent: et les Thessaliens semblablement les cigognes, pour autant que leurs terres aiants produit grand nombre de serpents, les cigognes qui survindrent les feirent tous mourir, à raison dequoy ils feirent un edict, que quiconque tueroit une Cigogne, il seroit banny du païs. Et l'aspic, la belette, et l'escharbot, d'autant qu'ils voyoient en eux ne sçay quelles petites images reluire de la divinité, comme nous appercevons le corps du Soleil en une goutte d'eau: car il y en a beaucoup qui cuident encore, et le disent, que la belette s'accompagne avec son masle, et qu'elle fait ses petits par la bouche: et disent que c'est une figure et representation de la parole qui se forme et procede de la bouche. Et quant aux escharbots ils tienent, qu'en toute leur espece il n'y a point de femelle, et que tous les masles jettent leur semence dedans une certain matiere qu'ils forment en façon de boule, laquelle ils poulsent à reculons, comme il semble que le Soleil tourne le ciel au contraire de luy, qui a son mouvement de l'Occident en Orient: et l'Aspic pour ce qu'il ne vieillit point, et qu'il se remue sans instruments de mouvement avec une grande facilité, vistesse et soupplesse, et pour ce l'ont ils comparé à l'astre du Soleil. Le Crocodile mesme n'a point esté par eux honoré sans quelque occasion vraysemblable, ains disent qu'il est en certaine chose l'image de Dieu, car il est seul entre tous les animaux qui n'a point de langue, à cause que la parole divine n'a point besoing de voix ny de langue,
<p 334r>   Ains cheminant par le sentier sans bruit
  De la justice, à droict le tout conduit.
Et dit-on que de toutes bestes qui vivent en l'eau, il n'y a que luy seul qui ait sur les yeux une taye bien deliee et transparent, qu'il fait descendre de son front, et en couvre ses yeux, tellement qu'il voit sans estre veu, en quoy il est conforme au premier des Dieux: et l'endroit où la femelle se descharge de son petit, c'est le bout dernier de la croissance et regorgement du Nil, car ne pouvans enfanter dedans l'eau, et craignans en accoucher loing, elles presentent si exquisement et si parfaittement ce qui en doit advenir, qu'elles se servent du Nil qui s'approche d'elles, quand elles pondent leurs oeufs, et qu'elles les couvent, et neantmoins maintienent et contregardent leurs oeufs secs, sans estre baignez de la riviere: elles en pondent soixante, et les pondent en autant de jours, et vivent autant d'annees ceulx qui vivent le plus longuement, qui est le premier et principal nombre, duquel se servent plus ceulx qui traittent des choses du ciel. Au demourant quant aux animaux qui sont honorez pour toutes les deux causes, nous avons ja au paravant parlé du chien, mais la cigogne noire, oultre ce qu'elle tuë les petits serpenteaux, dont la morsure est mortelle, elle est celle qui la premiere a enseigné l'usage de la purgation et evacuation medicinale du clystere, par ce que lon apperçoit qu'elle se lave, purge et nettoye elle mesme de ceste sorte: et les plus experimentez et plus religieux des presbtres, quand ils se veulent sanctifier, prennent de l'eau où la cigogne a beu, pour s'en asperger, car elle ne boit jamais eau corrompue ny empoisonnee, ny n'en reçoit point: et de ses deux jambes eslargíes, et de son bec, elle fait un triangle de costez egaulx: et d'avantage la diversité et meslange des plumes blanches avec les noires, represente la Lune, quand elle a passé le plein. Et ne se fault pas esmerveiller si les Aegyptiens se sont contentez de si legeres et petites similitudes avec les Dieux, car les Grecs mesmes, tant en peintures que mouleures et sculptures, ont usé souvent de telles conferences et similitudes: comme en la Candie il y avoit une statue de Jupiter qui n'avoit point d'aureilles, pour ce que à celuy qui est seigneur et maistre de tout il ne convient point estre instruit ouir aucun: et à celle de Pallas, Phidias y adjousta le dragon: et à l'image de Venus en la ville d'Elide, une tortue, pour donner à entendre, que les filles ont besoing d'estre soigneusement gardees, et les femmes mariees se doivent tenir en la maison, et garder silence. Et le trident de Neptune signifie le troisiéme lieu, que tient la mer apres le ciel et l'air, et pour ceste mesme occasion ils appelloient la mer Amphitrite, et les petites Dieux marins des Tritons. Et les Pythagoriens ont bien honoré les nombres et les figures geometriques de noms des Dieux, car le triangle à costez egaulx, ils l'appelloient Pallas nee du cerveau de Jupiter, et Tritogenia, pour autant qu'il se divise egalement avec trois lignes droictes tirees à plomb, de chascun des angles: et Un, ils l'appelloient Apollon,
  Tant pour la grace à persuader vive,
  Que la jeunesse en unité naifve:
et le Deux, contention et audace: et le Trois, justice: car offenser et estre offensé, faire ou souffrir tort, se fait l'un par exces, et l'autre par default, le juste demeure au milieu en egalité: et le nombre qu'ils appelloient Tetractys, qui estoit trent et six, c'estoit leur plus grand serment, comme il est en la bouche d'un chascun: et s'appelle le monde composé des quatre premiers nombres pairs, et des quatre premiers non pairs, assemblez ensemble. Si donc les plus excellents et plus renommez philosophes, aians apperçeu és choses qui n'ont ny corps ny ame quelque marque et figure de la divinité, ont estimé qu'il ne falloit en cela rien negliger ny despriser, et passer sans honneur: encore estimé-je qu'il le faille moins faire és natures qui ont sentiment, et qui sont capables d'affections et de qualitez particulieres de doulceur de m@eurs. Il se <p 334v>fault doncques contenter, non pas d'honorer telles bestes, mais par elles la divinité qui reluit en elles, comme en un plus clair et plus reluysant miroir qui est selon nature, à fin que nous les reputions comme instrument et artifice du Dieu qui regit et gouverne tout ce monde. Et ne faut pas penser qu'aucune chose, n'aiant point d'ame ou point de sentiment, puisse estre plus digne ny plus excellente que celle qui a ame et qui a sentiment, non pas si long mettoit tout tant qu'il y a d'or ny d'esmeraudes ensemble, car ce n'est point en couleurs, ny en figures ou polissures, que la divinité s'imprime, ains tout ce qui ne participe point de vie, ny ne fut oncques de nature pour en participer, est de moindre et pire condition que les morts mesmes: mais la nature qui vit et qui voit, et qui en soy-mesme a le principe de mouvement et cognoissance de ce qui luy est propre, et de ce qui luy est estranger, a tiré quelque influence et quelque part et portion de la providence, par laquelle cest univers est gouverné, comme dit Heraclitus. Et pourtant la divinité n'est pas moins representee en telles nature qu'en ouvrages faicts de bronze ou de pierre, lesquels sont aussi bien subjects à corruption et alteration, mais par nature ils sont privez de tout sentiment et de toute intelligence. Voyla l'opinion que je treuve de toutes la meilleure, quant aux animaux que lon honore. Au reste les habillements d'Isis sont de differentes teintures et couleurs, car toute sa puissance gist et s'employe en la matiere, laquelle reçoit toutes formes, et se fait toutes sortes de choses, lumiere, tenebres, jour, nuict, feu, eau, vie, mort, commancement, fin: mais ceulx d'Osiris n'ont aucun umbrage, ny aucune varieté, ains sont d'une seule couleur simple, à sçavoir de la couleur de la lumiere, car la premiere cause et principe est toute simple, sans meslange quelconque, estant spirituelle et intelligible: voyla pourquoy ils ne monstrent que une seule fois ces habillements-là, et au demourant les resserrent et les gardent estroictement, sans les laisser voir ny toucher, là où au contraire ils usent souvent de ceux d'Isis, pour ce que les choses sensibles sont en usage, et les a lon tousjours entre les mains, et d'autant qu'elles sont subjectes à plusieurs alterations, on les desploye et regarde lon à plusieurs fois. Mais l'intelligence de ce qui est spirituel et intellectuel, pur, et simple, et sainct, reluisant comme un esclair, ne se donne à toucher et regarder à l'ame que une seule fois. Voyla pourquoy Platon et Aristote appellent ceste partie de la philosophie Epoptique, comme qui diroit visive ou visible, pour ce que ceux qui ont passé avec le discours de la raison toutes les matieres subjectes à opinions meslees et variables, saultent finablement à la contemplation de ce premier principe-là, simple et qui n'a rien de materiel, et depuis qu'ils ont peu un peu attaindre la pure verité d'iceluy, ils estiment que la philosophie achevee a attainct le dernier but de sa perfection. Et ce que les presbtres maintenant ont horreur de monstrer, et qu'ils tiennent couvert et caché avec si grand soing et diligence, ne le monstrant seulement que à cachettes en passant, que ce Dieu commande et regne sur les trespassez, qui n'est autre Dieu que celuy qui s'appelle Ades, en langage Grec, et Pluton: le commun peuple n'entendant pas comment cela est vray, s'en trouble, trouvant cela estrange que le sainct et sacré Osiris habite dedans la terre, ou soubs la terre, là où sont cachez les corps de ceulx que lon estime estre venus à leur fin. Mais luy au contraire est bien loing de la terre, sans macule, sans tache ny pollution quelconque, pur et net de toute substance qui peult admettre aucune mort, ny aucune corruption. Mais les ames des hommes, pendant qu'elles sont icy bas envelopees de corps et de passions, ne peuvent avoir aucune participation de Dieu, sinon d'autant qu'ils en peuvent attaindre de l'intelligence par l'estude de la philosophie, comme un obscur songe: mais quand elles seront delivrees de ces liens, et passees en ce lieu-là sainct, où il n'y a passion aucune, ny force quelconque passible, alors ce mesme Dieu est leur conducteur et leur roy, s'attachans le plus qu'il leur est possible à luy, et contemplans insatiablement, et desirans celle <p 335r>beauté qu'il n'est possible de dire ny d'exprimer aux hommes, de laquelle, selon les anciens contes, Isis fut jadis amoureuse, et l'aiant tant poursuyvie qu'elle en jouit, elle fut depuis remplie de toutes les choses belles et bonnes, qui peuvent estre engendrees en autruy. Voyla donc comment il en va quant à cela, selon l'interpretation qui est plus convenable aux hommes. Et s'il fault aussi parler des parfums que lon y brusle par chascun jour, selon que j'ay promis au paravant, il fault premierement supposer en son entendement, que les hommes ont accoustumé d'avoir principalement en singuliere recommandation les exercices qui appartiennent à leur santé, mesmement és cerimonies de leur service divin, en leurs sanctifications, et en leur vivre ordinaire, où il n'y a pas moins d'esgard à la santé qu'à la sancteté, car ils n'estiment pas qu'il soit loysible ne bien seant de servir à l'essence qui est toute pure, sans aucune tare ny pollution ou corruption quelconque, avec des corps non plus que des ames gastez au dedans ou subjects à des maladies. Et pour autant que l'air, duquel nous usons le plus souvent, et dedans lequel nous sommes tousjours, n'est pas tousjours en semblable disposition ny mesme temperature, ains la nuict s'espessit, et comprime le corps, et fait retirer l'ame en ne sçay quelle tristesse et soucieuse façon, comme estant obscurcie de brouillats et appesantie, incontinent qu'ils sont levez ils encensent et allument de la resine, pour nettoyer et purifier l'air par ceste rarefaction et subtilisation, en resveillant par mesme moyen les esprits qui en nos corps sont comme languissans, et encore assopis, par la force de ceste odeur, laquelle a je ne sçay quoy de vehement, et qui bat les sens. Et puis sur le midy, sentans que le Soleil attire de la terre, par son ardeur, grande quantité de vapeur forte, ils allument alors de la myrrhe pour en parfumer l'air, car la chaleur de ce parfum-là dissoult et dissipe ce qui est gros et espais et limonneux en l'air: mesme en temps de pestilence les medecins pensent y remedier en faisant de grands feus, aiants opinion que la flamme subtilise et rarefie l'air, ce qu'elle fait encore mieulx quand on y brusle des bois bien odorants, comme sont les cyprez, les genévres, et les sapins. Voyla pourquoy lon dit que le medecin Acron, du temps de la grande pestilence à Athenes, acquit grande reputation de ce qu'il ordonna, que lon feist bon feu aupres des malades de peste, car il en sauva par cela plusieurs: Acron medecin fort ancien, devant Hippocrates, natif d'Agrigente en Sicile, premier des Empiriques, fort recommandé par Empedocles. et Aristote escrit, que les doulces senteurs et bonnes odeurs des parfums, des fleurs, et des prairies, ne servent pas moins à la santé, qu'au plaisir et à la volupté, par ce qu'elles destrempent et dissoluent avec leur chaleur et suavité la substance du cerveau, qui de sa nature est froide, et comme figee: et puis les Aegyptiens appellent le myrrhe Bal, qui signifie autant comme deschassement de resverie, ce qui donne encore quelque confirmation à nostre dire. Et quant au parfum qui s'appelle Cyphy, c'est une composition de seize ingredients, où il entre du miel et du vin, des raisins de cabas, et du sourcher, de la resine et de la myrrhe, de tribule et de seseli, de jonc odorant, de bitume, de la mousse et du lacaphtum, et oultre cela de deux sortes de grains de genévre, du grand et du petit, du Cardamon et du calame: et les composent ensemble non point à l'adventure, ainsi qu'il leur vient en fantasie, ains lit-on des lettres sacrees aux parfumeurs ce-pendant qu'ils les meslent ensemble. Et quant au nombre, encore qu'il soit carré et fait d'un autre carré, et que seul entre les nombres egalement egaux il face l'aire au dedans contenue egale aux unitez de sa circonference, si ne fault-il pas penser qu'il face ny coopere rien en cela: mais plusieurs des simples qui entrent en ceste composition aiants vertus aromatiques, rendent une doulce haleine et une bonne vapeur, par laquelle l'air s'altere, et le corps s'emouvant souefvement et doulcement se prepare à reposer, et en prent une temperature attractive de sommeil, en laschant et desliant les liens des ennuis et soucis du jour, sans qu'il soit besoing d'yvresse pour les oster, lissant et polissant la partie imaginative du cerveau qui reçoit les songes, ne plus ne moins que un <p 335v>miroir, et le rendant plus pur et plus net, autant ou plus que les sons de la lyre et des instruments de musique, desquels usoient les Pythagoriens devant que se mettre à dormir, enchantans ainsi et entretenans la partie de l'ame irraisonnable, et subjecte aux passions: car les odeurs bien souvent suscitent et resveillent le sentiment qui default, et au contraire aussi bien souvent ils le rendent plus mousse, plus reposé et plus quoy, quand les senteurs aromatiques sont espandues et semees par le corps pour leur subtilité, ainsi comme aucuns medecins disent, que le dormir se forme en nous, c'est à sçavoir, quand la vapeur de la viande que nous avons prise, venant à ramper tout doulcement au long des parties nobles, par maniere de dire, les chattouille. Ils usent aussi de ceste composition de Cyphi en breuvage, car ils tienent qu'en le beuvant il purge et lasche le ventre: mais sans cela, la resine est ouvrage du Soleil, et cueille lon la myrrhe à la Lune, des arbres qui la pleurent: mais des simples qui composent le Cyphi, il y en a qui aiment mieulx la nuict, comme ceulx qui sont nourris des vents froids, des ombrages, des rosees et humiditez: car la clarté et lumiere du jour est une, et simple: et dit Pindare, que lon voit le Soleil à travers l'air solitaire, là où l'air de la nuict est une composition et meslange de plusieurs lumieres et plusieurs puissances, comme plusieurs semences confluentes de plusieurs astres en un mesme corps: et pourtant à bon droict bruslent ils ces parfums-là, qui sont simples, le jour, comme ceulx qui sont engendrez par la vertu du Soleil: et ceux cy, comme estans meslez et de toutes sortes de diverses qualitez, ils les allument sur le commancement de la nuict.

Des Oracles qui ont cessé, et pourquoy.
ON fait un conte, amy Terentius Priscus, que jadis des Aigles, ou des Cygnes, volants des extremitez opposites de la terre vers le milieu d'icele, s'entrerencontrerent les uns les autres au lieu où est basty le temple d'Apollo Pythien, à l'endroit qui s'appelle, le Nombril: Et que quelque temps depuis Epimenides le Ph@estien voulant sçavoir si ce conte estoit veritable, demanda à l'oracle d'Apollo, où estoit le milieu et le nombril de la terre: qui luy rendit une response ambiguë et incertaine, de sorte que lon n'y pouvoit rien entendre: à raison dequoy il composa ces vers,
  Il n'y a point de nombril en la mer,
  Ny en la terre, et ne fault presumer,
  S'il y en a, qu'homme en ait cognoissance:
  Il n'est cogneu qu'à la divine essence.
ainsi chastia Apollo bien à propos ce curieux-là, qui vouloit esprouver une vieille fable comme une peinture, en la touchant du doigt. Mais de nostre temps, un peu avant la feste des jeux Pythiques qui furent celebrez durant le magistrat de Callistratus, il y eut deux saincts personnages, qui venans des bouts contraires de la terre s'entrerencontrerent ensemble en la ville de Delphes: l'un estoit Demetrius le Grammairien, venant de l'Angleterre pour s'en retourner à la ville de Tarse en Cilicie, dont il estoit natif: l'autre estoit Cleombrotus Laced@emonien, lequel avoit longuement versé en Aegypte, et en la province Troglodytique, et qui avoit navigué fort avant dedans la mer rouge, non pour traffiquer ne marchander, mais pour desir de voir et d'apprendre tousjours quelque chose de nouveau: car aiant dequoy suffisamment, et ne se souciant pas beaucoup d'amasser des biens plus qu'il ne luy en falloit, <p 336r>il employoit son loisir à aller ainsi voir le monde, et en recueilloit une histoire, comme une matiere de philosophie, qui a pour son but et sa fin, la Theologie, ainsi qu'il l'appelloit. Cestuy aiant nagueres esté au temple et oracle de Jupiter Ammon, monstroit ne s'esmerveiller pas grandement de chose qu'il y eust veuë, mais il nous racontoit un propos, qu'il disoit avoir entendu des presbtres du temple, touchant la lampes qui jamais n'esteint, bien digne d'estre de pres consideré: c'est qu'ils disoient, que d'annee en annee il se consumoit moins d'huile, et que de là ils conjecturoient, qu'il y avoit inegalité entre les annees, qui faisoit que la suyvante estoit tousjours de plus courte duree que la precedente, pour ce qu'il estoit vraysemblable, puis qu'il se consumoit moins d'huyle, qu'il y eust aussi moins de temps. Tous les assistans trouverent ce propos fort estrange. Et Demetrius entre les autres dit, que c'estoit une moquerie de vouloir recercher la cognoissance de choses si haultes et si grandes par de si petites: ce qui ne seroit pas peindre le Lion, ainsi que disoit Alc@eus, à l'estimation des ongles, ains vouloit remuer le ciel ensemble, et tout le monde, à la conjecture d'une mesche et d'une lampe seulement, et renverser de fond en comble tous les arts mathematiques. Ne l'un ne l'autre, respondit adonc Cleombrotus, n'esmouveroit ces hommes-là de rien: car premierement ils ne cederoient jamais aux Mathematiciens en certitude de probations, pour ce qu'il est bien plus aisé que les Mathematiciens se trompent en la precision du temps, observans des mouvements et revolutions, qui sont si esloignees d'eulx, que non pas eulx en la mesure de l'huyle qu'ils observent continuellement, et qu'ils remarquent diligemment, pour ce qu'ils la trouvent estrange et contre tout discours de raison. Et au reste, Demetrius, ne vouloir conceder que petites choses soient souvent signes et indices de grandes, seroit faire grand prejudice à beaucoup d'arts, attendu que ce leur seroit oster les preuves de beaucoup de conclusions et plusieurs predictions. Et neantmoins vous autres mesmes Grammairiens voulez verifier une chose qui n'est pas petite, que les demy-dieux et princes, qui estoient à la guerre de Troye, rasoient leur poil avec le rasoir, par ce que vous trouvez en Homere ce mot de rasoir: Au troisiéme de l'Odyssee. Et semblablement qu'ils prestoient argent à usure, pour ce qu'il dit en un passage,
  La debte n'est petite ny recente,
  Et tous les jours de plus en plus augmente:
voulans dire qu'en ce lieu-là le mot Grec, Opheleisthai, signifie s'augmenter. Et puis d'autant qu'en plusieurs lieux il appelle la nuict Thoen, c'est à dire viste et aiguë, vous vous attachez fort affectionneement à ce mot-là, disans qu'il a voulu donner à entendre que l'ombre de la terre, qui est ronde comme une boule, se va aboutissant en pointe, comme fait le corps d'une Pyramide. Et qui sera celuy qui niant que petites choses ne puissent estre signes et preuves de grandes, approuve ce que la medecine enseigne, que quand il y a multitude d'araignees, c'est un prognostique d'un esté qui doit estre pestilent: et semblablement aussi, quand à la prime-vere les fueilles de figuier sont aussi grandes que le pied d'une corneille, il est saison de naviger? Et qui pourra souffrir que lon mesure la grandeur du corps du Soleil aux clepsydres et horologes à eau, avec une quarte ou une pinte d'eau, ou qu'une tablette en forme de thuyle faisant un angle aigu sur un plan à niveau, monstre la haulteur du Pole qui tousjours nous apparoit par dessus l'orizon? C'est un instrument de Mathematique, pour trouver la hauteur du Pole. Voyla ce que disent les prestres de par dela, pourtant faut il que nous alleguions d'autres raisons contre eux, si nous voulons maintenir le cours du Soleil ferme et invariable, ainsi comme nous le tenons par deça. Non pas du Soleil seulement, s'escrya adonc tout hault le philosophe Ammonius qui estoit present, mais aussi de tout le ciel entierement: car il sera force forcee, que son passage, qu'il fait depuis l'un des tropiques jusques à l'autre, soit necessairement racourcy, et qu'il ne mesure pas une si grande partie de l'orison comme les Mathematiciens le mettent, ains deviene <p 336v>plus court, par ce que la partie australe s'approchera tousjours de la Septentrionale, dont il adviendroit consequemment que l'esté nous en seroit plus brief, et la temperature de l'air par consequent aussi plus froide, par ce qu'il tourneroit plus en dedans, et atteindroit de plus grands paralleles et cercles @equidistans és poincts de ses reversions, qui sont au plus grand jour d'esté, et au plus court d'hyver. D'avantage il s'ensuyvroit aussi, que les aiguilles dressees en la ville de Syene, ne seroient plus sans ombre au jour du solstice d'esté, et que plusieurs des estoiles fixes seroient courrues les unes soubs les autres, ou qu'elles s'entretoucheroient et confondroient pesle-mesle à faulte d'espace. Et s'ils veulent dire que tous les autres corps celestes demeurent en leurs cours et mouvements ordinaires, sans aucun changement, ils ne sçauroient alleguer cause aucune qui peust haster le mouvement seul de celuy-là, entre tant d'autres qu'il y a, et si troubleront et confondront plusieurs evidentes apparences qui se monstrent clairement à nos yeux, et mesmement celles de la Lune, du tout, tellement qu'il ne seroit point de besoing d'observer ces mesures d'huile, pour cognoistre la diversité des annees, par ce que les Eclipses les monstreroient assez s'il y en avoit, d'autant que le Soleil se rencontre assez souvent avec la Lune, et la Lune assez souvent tombe en l'ombre de la terre reciproquement: et n'est ja besoing de desployer plus avant la faulseté de ce propos-là. Voire-mais, dit Cleombrotus, j'ay moy mesme veu la mesure de l'huile, car ils en monstroient de plusieurs annees, mais celle de la presente estoit de beaucoup plus petite que celle des bien anciennes. Ammonius repliquant derechef: Et comment est-ce que les autres hommes qui adorent aussi le feu inextinguible, et chez lesquels on le garde depuis une suitte d'ans par maniere de dire infinie, ne s'en sont aussi bien apperçeus? Et quand bien on voudroit supposer que ce propos là fust veritable, ne vaudroit-il pas mieux en attribuer la cause à quelque froideur, ou à quelque humidité de l'air, ou au contraire à quelque secheresse et chaleur, par lesquelles estant le feu elangouré n'auroit pas eu besoing de tant de nourriture, ny n'en auroit pas peu tant consumer? Car j'ay souvent ouy dire, qu'en hyver le feu brusle beaucoup mieux, estant plus fort pour estre estrainct et resserré en soy-mesme par la froideur, là où és grandes chaleurs et secheresses il s'affoiblist, demeurant lasche et rare sans aucune vehemence, et si on l'allume au Soleil il en opere moins, se prenant plus laschement au bois et le consumant plus lentement. Mais encore plus justement en pourroit-on attribuer la cause à l'huile mesme, car il n'est pas sans apparence de dire qu'ancienement l'huile estoit de moindre nourriture et plus eueuse, comme estant produite de jeunes oliviers, et depuis aiant esté mieux cuitte en oliviers entiers et parfaicts, et estant plus pressee en egale quantité, elle ait eu plus de force, et ait mieux nourry et entretenu le feu. Voila comment il falloit sauver la supposition de ces presbtres Ammoniens, bien qu'elle soit estrange et merveilleusement extravagante. Apres qu'Ammonius eut achevé son propos, Mais plus tost, dis-je, Cleombrotus, je te prie conte nous un peu de l'oracle: car il y a de toute ancieneté tousjours eu grand apport et grande opinion de divinité en ce lieu-là, jusques à maintenant qu'il semble que ceste reputation-là se va fort passant. Et comme Cleombrotus ne respondist rien à cela, et regardast contre bas, Demetrius prit la parole, disant, Il n'est ja besoing d'enquerir et demander des oracles de par dela, veu que nous voyons le definement, ou pour mieux dire, l'entier aneantissement de tous ceux de par deçà, excepté d'un ou de deux, et seroit plus à propos de recercher la cause pour laquelle ils sont ainsi defaillis. Car quel besoing est-il de discourir des autres, veu que la Boeoce mesme qui souloit anciennement estre resonnante de plusieurs oracles, en est de present toute tarie comme de fontaines, et y a maintenant une grande secheresse et defaut d'oracles? Car il n'y a aujourd'huy lieu aucun en toute la Boeoce où lon sçeust puiser un seul oracle, si ce n'est en la ville de <p 337r>Lebadie seule, tous les autres lieux sont devenus muets, ou de tout poinct delaissez: et neantmoins du temps des guerres contre les Perses l'oracle de Ptous Apollo estoit en reputation, et celuy d'Amphiaraus autant, car l'un et l'autre fut lors esprouvé: celuy de Ptous Apollo quand le presbtre, qui avoit tousjours accoustumé de respondre et rendre les oracles en langue Grecque, respondit à celuy qui y estoit envoyé de la part des Barbares en langue barbaresque, de sorte que nul des assistans n'en entendit pas un mot, donnant ceste inspiration taisiblement à entendre, qu'il n'est pas loisible ny permis aux Barbares d'avoir la langue Grecque servante à leur commandemens. Et quant à celuy d'Amphiaraus, le serviteur qui y fut envoyé s'estant endormy dedans le sanctuaire, pensa premierement en songeant veoir et ouïr le ministre du Dieu qui le chassoit de parole, et luy commandoit de sortir hors du temple, disant que son Dieu n'y estoit pas, et puis qu'il le poulsa avec les deux mains, et finablement voyant qu'il s'arrestoit encore, qu'il prit une grosse pierre et luy en donna par la teste: et tout cela n'estoit que prediction et denonciation de ce qui devoit advenir: car Mardonius fut depuis desfaict par Pausanias qui n'estoit pas Roy, ains seulement tuteur du Roy de Laced@emone, et son Lieutenant, commandant pour lors à l'armee des Grecs, et fut assommé et porté par terre d'un coup de pierre, ainsi comme le serviteur Lydien pensa avoir esté frappé en dormant. Semblablement aussi florissoit adonc l'oracle qui estoit aupres de Tegyres, là où lon tient qu'Apollo mesme nasquit: et de faict il y a deux ruisseaux qui coulent alentour, dont l'un s'appelle la Palme, et l'autre l'Olive, comme lon dit. En cest oracle, du temps des guerres Medoises contre les Perses, estant lors prophete Echecrates, le Dieu Apollo respondit par sa bouche, que l'honneur et la victoire de ceste guerre demoureroit aux Grecs. Et durant le guerre Peloponesiaque, les Deliens aians esté dechassez de leur Isle, il leur fut rapporté un oracle de Delphes, par lequel il leur estoit mandé de cercher et trouver le lieu où Apollo avoit esté né, et là y faire quelques certains sacrifices: dequoy eux s'esmerveillans, et demandans si Apollo estoit né ailleurs que chez eux, la Prophetisse Pythie leur dit d'avantage, qu'une Corneille leur diroit l'endroit. Ces deputez des Deliens en s'en retournant passerent d'adventure par la ville de Ch@eronee, là où ils ouyrent l'hostelliere devisant avec quelques estrangers passans de l'oracle de Tegyres, auquel ils vouloient aller, et leur propos finy, entendirent comme ces estrangers prenans congé luy dirent, A dieu dame Corneille: et ainsi comprenans ce que vouloit dire la response de la Prophetisse Pythie, et aians faict leurs sacrifices à Tegyres, eurent la grace d'estre bien tost apres remis et restituez en leur païs. Encore y a-il eu d'autres plus recentes apparitions de ces oracles-là, que celles que nous avons alleguees, et maintenant ils ont de tout poinct cessé, tellement qu'il ne seroit pas mal à propos, attendu que nous sommes chez Apollo Pythien, de recercher la cause de telle mutation. Au demourant nous estions desja devant les portes de la salle des Gnidiens venans du temple, parquoy entrans dedans, nous y trouvasmes les amis devers lesquels nous venions, assis en nous attendant: tous les autres estoient de loisir sans rien faire, pour l'heure qu'il estoit du jour, sinon que regarder ou frotter d'huile les champions de luicte qui s'exercitoient: si se prit Demetrius en se riant à leur dire,
  Diray-je vray, ou si je mentiray?
Il me semble à vous veoir, que vous n'avez pas entre vous propos qui soit de gueres grande consequence, car je vous voy assis fort à vostre aise, et semble bien à vos visages rians, que vous n'avez pas grands pensemens. Il est vray, repliqua lors Heracleon le Megarien, que nous ne disputons pas, à sçavoir si ce verbe Ballo en son futur perd l'une de ses ll. ny de quel mot positif ou primitif sont formez et derivez <p 337v>ces deux comparatifs, chiron et beltion, et ces deux superlatifs chiriston et beltiston: car ces questions-là, et autres semblables, sont celles qui font rider et froncer les visages: mais au reste on peut bien disputer de toutes autres questions de philosophie, sans se froncer le sourcil, et en discourir tout doulcement, sans avoir un regard furieux, ny se courroucer aux assistans. Recevez nous doncques, dit Demetrius, en vostre compaignie, et quand et nous le propos qui s'est nagueres émeu entre nous, lequel est bien convenable à ce lieu icy, et qui pour le regard du Dieu appartient bien à tous tant que nous sommes; mais advisez bien, que pour cela vous ne ridiez ny ne fronciez point vos visages. Apres doncques que nous fusmes assis pesle-mesle les uns parmy les autres, et que Demetrius eut proposé la question de laquelle nous devisions, Didymus le philosophe Cynique, surnommé Planetiades, se dressant sur ses pieds, apres avoir frappé deux ou trois coups de son baston contre terre s'escria disant, ô Dieux ô Dieux, vous nous apportez une question bien mal-aisee à soudre, et qui a besoing d'une longue et profonde inquisition: car c'est bien grande merveille, si tant de meschanceté estant aujourd'huy espanduë par le monde, non seulement honte et honneur ont abandonné la vie humaine, ainsi comme nous avoit prophetisé Hesiode, mais aussi la providence des Dieux, aiant emporté quand et elle tout tant qu'il y avoit d'oracles au monde. Mais au contraire je vous propose une autre demande à discourir, Comment plus tost ils ne sont pieça tous faillis, et comment Hercules, ou quelque autre des Dieux, long temps y a n'a soustrait la machine à trois pieds, qui est ordinairement remplie de si villaines et de si sacrileges demandes que lon y propose à Apollo. Les uns comme s'ils vouloient esprouver un Sophiste, les autres l'interrogans de quelques thresors cachez, de successions à advenir, de mariages clandestins: tellement que Pythagoras est par là manifestement convaincu de mensonge, qui a dit, que les hommes sont alors les plus gens de bien, quand il se presentent devant les Dieux: car ce qui seroit honneste de cacher et couvrir en la presence seulement d'un personnage ancien, touchant les plus ordes maladies et passions de l'ame, ils l'apportent à descouvert et tout à nud devant Apollo. Et comme il voulust encore poursuivre ce propos, Heracleon le tira par sa robbe, et moy qui estois plus son familier que nul autre de la compaignie, luy dis: Cesse, amy Planetiades, d'irriter Apollo contre toy, car il est aspre et cholere, et non pas gracieux, mais comme dit Pindare,
  Les humains injustement
  Le jugent doux et clement.
Soit que ce soit le Soleil, ou bien le maistre du soleil, ou son pere, estant par dessus toute nature visible, il n'est pas vraysemblable qu'il desdaigne de parler plus aux hommes du temps present, ausquels il est cause de naissance et de nourriture, de l'estre, et de l'entendre: ny n'est pas croyable que la providence divine, qui comme une bonne et charitable mere produit et conserve toutes choses pour nostre usage, se monstre maligne en la seule divination, et tienne son courroux contre nous, ny qu'elle la nous ait ostee, nous l'aiant au commancement donnee, comme si lors qu'il y avoit des oracles en toutes les parties du monde, en plus grande tourbe d'hommes, le plus grand nombre n'estoit pas tousjours des meschants. Durant les jeux Olympiques et Pythiques, il y avoit trefves en guerre ouverte. Parquoy faisans trefves Pythiques avec le vice et la meschanceté que tu as tousjours accoustumé de chastier de paroles, sied toy icy aupres de nous, pour cercher avec nous quelque autre occasion de ceste cessation et eclipsement d'oracles, et ce-pendant garde tousjours Dieu propice et maintien qu'il ne se courrouce point. Ces miennes paroles eurent tant d'efficace, que Planetiades s'en alla sans mot dire ne repliquer. Ainsi estant la compagnie demouree en repos et silence pour un espace de temps, Ammonius addressant à moy sa parole: Je te prie (dit-il) Lamprias, pren garde à ce que nous faisons, et <p 338r>considere un peu de pres ce que nous disons, à fin que nous n'ostions point du tout à Dieu la cause de ce que ces oracles sont faillis: car celuy qui en attribuë la cessation à quelque autre cause qu'à la volonté et ordonnance de Dieu, il donne occasion de souspeçonner aussi qu'il pense, qu'ils n'aient jamais esté ny ne soient encore à present par sa disposition, mais par quelque autre moyen: car il n'y a point d'autre plus noble ny plus forte et plus excellente cause et puissance, qui peust destruire et abolir la divination, si elle estoit oeuvre de Dieu. Et quant au discours de Planetiades, il ne me revient point, tant pour autres causes que pour un inegalité et inconstnce qu'il met en Dieu: car il le fait tantost rejettant et detestant le vice, et tantost l'admettant et le recevant, ne plus ne moins que un Roy, ou un tyran plus tost, qui par une porte chasseroit les meschans, et par une autres les recevroit, et negocieroit avec eux. Mais comme ainsi soit que le plus grand ouvrage qui sçauroit estre, qui n'est en rien superflu, ains en tout et par tout accomply, et ne desirant rien d'ailleurs, est celuy qui convient le mieux à la dignité des Dieux, en supposant ce principe et ce fondement-là, , on pourroit à mon advis dire, que de ceste rarité et faulte d'hommes commune, que les seditions et guerres passees ont aujourd'huy apportee par tout le monde, la Grece en a senty la plus grande partie, tellement qu'à grande peine pourroit-elle aujourd'huy faire tout ensemble trois mille hommes de guerre, que la seule cité de Megares envoys jadis à la battaille de Platees. Parquoy si Dieu delaisse aujourd'huy plusieurs oracles qui anciennement souloient estre frequentez, qui dira que cela ne monstre autre chose, sinon que la Grece est maintenant fort deshabitee et depeuplee, au pris de ce qu'elle estoit anciennement, je luy pourrois suffisamment fournir dequoy en discourir: car à qui profiteroit maintenant, et de quel bien seroit cause l'oracle qui jadius souloit estre à Tegyres ou à Ptoum, là où en tout un jour à peine pourriez vous rencontrer un seul homme gardant les bestes? Car on trouve mesme par escript, que ce siege de divination où nous sommes, qui est et d'antiquité le plus vieux, et de reputation le plus noble et plus renommé de toute la Grece, fut jadis longuement desert et inaccessible, pour le danger d'une male beste venimeuse qui y repairoit, c'estoit un Dragon: mais ceux qui escrivent cela ne prennent pas bien la cessation de l'oracle, comme il faut, ains tout au rebours: car ce fut la solitude qui y attira le Dragon, plus tost que le Dragon y ait fait la Solitude. Depuis quand il a pleu à dieu, la Grece s'est fortifiee de villes, et le lieu s'est remply d'hommes, et lors ils userent de deux femmes prophetisses, qui l'une apres l'autre descendoient dedans le trou, encore y en avoit-il une tierce choisie pour secours, si besoin en estoit, et maintenant il n'y en a plus qu'une, et neantmoins nous ne nous en plaignons point, pour ce qu'une seule suffit: par ainsi ne faut-il point accuser Dieu, car ce qu'il y a aujourd'huy en estre de divination fournit et suffit assez à tous, et renvoye contents ceux qui viennent, aians response à tout ce qu'ils sçauroient demander. Tout ainsi doncques comme en Homere, Agamemnon jadis avoit neuf heraults, et encore à peine pouvoit-il contenir l'assemblee des Grecs, pour le grand nombre qu'il y en avoit, et maintenant vous verrez dedans peu de jours, que la voix d'un seul homme fournira à se faire ouïr de tous ceux qui seront dedans le Theatre: aussi faut-il penser, que la divination parloit lors par plus d'organes et de voix, pour ce qu'il y avoit plus grande multitude d'hommes: plus tost aucontraire faudroit-il trouver estrange, si Dieu laissoit respandre et couler en vain, comme de l'eau la divination prophetique, et resonner par tout, ne plus ne moins qu'aux champs nous voyons que les rochers des montaignes retentisent à la voix, et au beslement des troupeaux paissans. Ammonius aiant dit ces paroles, et moy n'y respondant rien, Cleombrotus prit la parole, en s'adressant à moy: As tu doncques ja confessé, dit-il, que c'est Dieu qui fait et qui deffait aussi les oracles? Non <p 338v>pas moy, dis-je, car je maintiens, que Dieu ne fut oncques cause d'oster ny d'abolir oracle ny divination quelconque: ains au contraire, au lieu que luy produit et prepare plusieurs choses pour nostre usage, la nature y améne la corruption, et quelquefois la privation du tout: ou, pour mieux dire, la matiere, qui est la privation elle mesme s'enfuit bien souvent, et dissoult ce qu'une plus excellent cause qu'elle avoit composé, ainsi estime-je qu'il y a quelques autres causes, qui obscurcissent ou qui amortissent du tout ces puissances-là divinatrices, comme ainsi soit que Dieu donne bien aux hommes plusieurs choses belles et bonnes, mais rien de perdurable immortellement, de sorte que les dons mesmes des Dieux meurent, mais non pas eux, comme dit Sophocles: et fault bien que les Philosophes naturels, exercitez en la cognoissance de la nature et de la matiere premiere, en enquierent, et recerchent la substance, la proprieté et la puissance, mais qu'ils en laissent l'origine et cause primitive à Dieu, comme il est juste et raisonnable. Car ce seroit chose trop sotte et peurile, de cuider que Dieu luy-mesme, comme les esprits parlans de dedans le creux du ventre, que lon appelloit anciennement Eurycles, et maintenant Pythons, entrast dedans les corps des Prophetes, et qu'il parlast par leur bouche, se servant de leurs langues et de leurs voix, comme d'outils et instrumens à parler: car celuy qui entremesle ainsi Dieu parmy les negoces des hommes, n'a pas le respect qu'il doit à sa majesté, ny ne luy conserve pas la dignité et la grandeur de sa puissance et vertu. Cleombrotus adonc prenant la parole, Tu dis bien vray, dit-il, mais d'autant qu'il est mal-aisé de comprendre et de definir, comment et jusques à quel poinct il faut employer ceste providence divine, il me semble que ceux qui veulent simplement que Dieu ne soit cause de rien du monde, et ceux qui le font autheur de tout entierement, ne tiennent point le moyen qu'il faut tenir, et ne touchent pas au poinct du devoir et de la verité. Mais comme ceux-là disent tresbien, qui tiennent que Platon aiant inventé cest element, sur lequel naissent et s'engendrent les qualitez que lon appelle tantost la matiere premiere, et tantost la nature, a delivré les philosophes de plusieurs grandes difficultez: aussi me semble-il que ceux qui ont mis l'espece des D@emons, entre celle des Dieux et celle des hommes, ont resolu encore plus de doutes et de difficultez, et de plus grandes, aians trouvé le lien qui conjoinct et tient ensemble, par maniere de dire, nostre societé et communication avec eux, soit que ce propos et ceste opinion soit venuë des anciens Mages, et de Zoroastres, ou bien de la Thrace et d'Orpheus, ou bien de l'Aegypte, ou de la Phrygie, comme nous conjecturons à veoir les sacrifices qui se font en l'un et l'autre païs, là où parmy leurs sainctes et divines cerimonies il semble qu'il y ait quelques signes de deuil et de mortalité meslez parmy. Et quant aux Grecs, Homere a usé indifferentement de ces deux noms, appellant aucunefois les Dieux D@emons, et les D@emons Dieux. Mais Hesiode a le premier purement et distinctement mis quatres genres de natures raisonnables, les Dieux, les D@emons plusieurs en nombre et bons, les demy-Dieux, et les hommes, car les Heroïques sont nombrez entre les demy-Dieux. Les autres disent, qu'il se fait mutation des corps aussi bien que des ames, ne plus ne moins que lon voit que de la terre s'engendre l'eau, de l'eau s'engendre l'air, et de l'air le feu, tendant tousjours la nature et la substance contre-mont: aussi les bonnes ames prennent tousjours mutation, se tournans d'hommes en demy-Dieux, et de demy-Dieux en D@emons, et de D@emons bien peu et avec fort long espace de temps, apres estre bien affinees et entierement purifiees par la vertu, vienent à participer de la Divinité: et y en a qui ne se peuvent pas contenir, ains se laissent aller, et s'envelopent de rechef de corps mortels, où ils vivent d'une vie sombre et obscure, comme d'une fumee: et quant à Hesiode il estime que les D@emons mesmes apres certaines revolutions de temps vienent à mourir: car parlant en la personne d'une <p 339r>Naïde, il designe le temps auquel ils vienent à definir,
  Neuf hommes vit la corneille cryarde,
  Le cerf autant quatre fois vif se garde,
  Le corbeau noir si longuement vieillit,
  Que de trois cerfs les vies il emplit,
  Et le Phenix de neuf corbeaux egale
  Les jours: mais vous progenie Royale
  De Jupiter, Nymphes aux chefs plaisant,
  De dix Phenix vous fournissez les ans.
Or ceux qui ne prennent pas bien ce que le poëte a voulu entendre par ce mot Genean, c'est à dire l'aage de l'homme, font monter ceste somme de temps à un grand nombre d'annees, car ce n'est seulement que un an, de maniere que la somme totale ne vient à faire que neuf mille sept cents et vingt ans, qui est la duree de la vie des Daemons. Et y a plusieurs des Mathematiciens qui la font plus courte que cela. Pindare mesme ne la fait pas plus grande quand il dit, que les Nymphes ont la destinee de leur vie egale aux arbres, et que c'est pour cela que lon les appelle Amadryades, pour ce qu'elles naissent et meurent avec les chesnes. Il parloit encore quand Demetrius, rompant son propos, prit la parole, en disant: Comment est-il possible, Cleombrotus, que tu soustienes que un an ait esté appellé par ce poëte l'aage d'un homme? car ce n'est la duree ny de la fleur de l'aage de l'homme, ny de sa vieillesse, pour ce qu'il y a en cest endroit diverse leçon, d'autant que les uns y lisent Hebonton, qui seroit à dire florissans, et les autres Geronton, qui signifieroit vieillissans: [...] et ceux qui y lisent florissans, y mettent l'aage de l'homme à trente ans, suyvant l'opinion d'Heraclitus, que c'est l'espace de temps dedans lequel un pere qui a engendré un fils le rend apte et propre à en engendre un autre: et ceux qui y lisent vieillissans, attribuent à l'aage de l'homme cent et huict ans, disant que cinquante et quatre ans sont justement la moytié de la vie de l'homme, estant composé de l'unité des deux premiers nombres plains, des deux quarrez et des deux cubiques, lesquels nombres Platon mesme a pris à bastir la generation de l'ame qu'il descrit: et semble que le poëte Hesiode par ces paroles- là couvertement ait voulu designer la consommation du monde par feu, auquel temps il est vraysemblable que les Nymphes avec toute humeur et liqueur periront,
  Celles qui sont aux forest demourantes,
  Sources des eaux et rivieres courantes,
  Ou par les prez de verdure vestus.
Et lors Cleombrotus, J'entends, dit-il, alleguer cela à plusieurs, et voy bien que comme l'inflammation et l'embrazement des Stoïques à desja envahy les vers de Heraclitus et d'Orpheus, aussi va elle saisir ceux d'Hesiode, en luy donnant une faulse et abusive interpretation aussi bien qu'aux autres. Mais ny je ne puis supporter de ce definement du monde, qu'ils mettent en avant, ny je n'estime pas qu'il soit possible d'avoir remarqué ces vies des bestes, et si pense que le nombre des ans qu'ils vont sommans, mesment en la corneille et au cerf, est excessivement extravagant: au demourant l'annee contenant en soy le commancement et la fin de toutes choses que les saisons aménent, et que la terre produit, pourroit à mon advis non impertinemment estre appellee l'aage de l'homme, car vous mesmes confessez qu'Hesiode en quelque passage appelle la vie de l'homme genean: n'est-il pas ainsi? Demetrius l'advoüa. Mais aussi est- il bien certain, poursuyvit Cleombrotus, que bien souvent les vaisseaux qui mesurent s'appellent de mesme nom que les choses mesurees, comme nous disons une chopine, un picotin, un boisseau, une mine. Tout ainsi donc comme nous appellons l'unité nombre, qui est la mesure et la moindre partie, et le commancement <p 339v>de tout nombre: au cas pareil aussi a-il appellé l'annee l'aage de l'homme, pour ce que c'est la mesure avec laquelle on la mesure: car les nombres que ces autres- là somment, n'ont aucune singularité illustre ny celebre en matiere de nombres, mais la somme de neuf mille sept cens et vingt, est composee des quatre premiers numbres à commancer à un, assemblez ensemble et multipliez quatre fois, ou bien dix fois quatre, car par l'une et l'autre mode il en vient quarante: et ces quarante reduits en triangles par cinq fois, font la somme du nombre dessus allegué: mais quant à cela il n'est point necessaire d'en entrer en altercation alencontre de Demetrius, car soit qu'il y ait un court ou long temps, et certain ou incertain, auquel Hesiode fait trespasser l'ame d'un D@emon, la vie d'un demy-Dieu: tousjours sera-il prouvé par lequel des deux il voudra, avec tesmoignages fort evidents et anciens, qu'il y a des natures neutres et moyenes, comme és confins des Dieux et des hommes, subjectes aux passions mortelles, et à recevoir mutations et variations necessaires, lesquelles natures, suyvant la tradition et l'exemple de nos predecesseurs, il est raisonnable que nous appellions D@emons, et que nous les honorions. Auquel propos Xenocrates l'un des familiers amis de Platon souloit apporter l'exemple des triangles qui y convenoit fort bien, car il comparoit celuy des triangles, qui a tous ses trois costez et ses trois angles egaux, à la nature divine et immortelle: celuy qui les a tous trois inegaux, à la nature humaine et mortelle: et celuy qui en a deux egaux et un inegal, et qui par ce moyen est en quelque chose egal, et en quelque chose inegale, à la nature des D@emons, laquelle a les passions et perturbations de l'homme mortel, et la force et puissance semblable à un Dieu. La nature mesme nous en a proposé des figures sensibles, et similitudes en haut, c'est à sçavoir des Dieux, le Soleil et les estoilles: des hommes mortels, les cometes, les lueurs nocturnes, les brandons de feu volans, et estoilles tombantes, comme Euripide mesme les a comparez quand il dit,
  Naguere aiant de sa jeunesse attaint
  La belle fleur, il a esté estaint
  Comme une estoille ardente, devoluë
  Du ciel en l'air, aussi tost dissoluë.
Et pour un corps meslé representant la nature des D@emons, la Lune, laquelle voians estre ainsi subjecte à croistre et à descroistre, et à disparoir, du tout, ils ont estimé estre fort sortable et convenable à la mutabilité du genre des D@emons, et l'ont à ceste cause aucuns appellee astre terrestre: les autres terre olympicque, c'est à dire celeste, et les autres, l'heritage et possession de Proserpine celeste et terrestre. Tout ainsi donques comme si quelqu'un ostoit du monde l'air, et le soubstrayoit d'entre la Lune et la terre, il dissoudroit la continuation et la composition de l'univers, en laissant au milieu une place toute vuide, sans liaison qui conjoignist les extremitez ensemble, aussi ceux qui ostent le genre des D@emons, ils ostent toute communication, et toute conference des Dieux avec les hommes, attendu qu'ils ostent la nature, laquelle sert de truchement et de messager entre les deux, ainsi que dit Platon: ou bien ils nous contraignent de confondre pesle-mesle, et de brouiller le tout ensemble, si nous venons à mesler la divinité parmy les passions et actions humaines, et si nous l'arrachons du ciel pour la faire entremettre des negoces et affaires des hommes, ainsi que lon dit, que les femmes de Thessalie tirent la Lune hors du ciel, laquelle ruze de fiction trouva foy entre les femmes, parce que Aglaonice fille de Agetor, comme lon dit, estant femme sçavante en Astrologie, donnoit à entendre au vulgaire, et faisoit semblant d'user de quelques charmes et enchantements, par vertu desquels elle arrachoit la Lune du ciel. Mais quant à nous n'estimons pas qu'il y ait aucuns oracles ne divinations sans quelque divinité, ny ne prestons pas l'oreille à ceux qui disent que les Dieux ne se soucient pas de sacrifices ny de services, et autres sacrees cerimonies <p 340r>qu'on leur face: mais d'autre costé aussi, ne cuidons pas que Dieu y soit present, ne qu'il s'en entremette, ou qu'il s'y employe luy-mesme en personne, ains commettant cela aux ministres des Dieux, comme il est juste et licite, ne plus ne moins que si c'estoient leurs commis et leurs greffiers, croyons que ce sont les Daemons qui sont les espies et escoutes des Dieux, allans par tout çà et là, les uns contemplans et dirigeans les sacrifices et sacrees cerimonies que lon fait aux Dieux, les autres pour venger et punir les grandes et oultrageuses forfaittures et injustices des hommes. Il y en a encore d'autres, à qui le poëte Hesiode donne un fort venerable nom, les appellant
  Saincts et donneurs de biens, car l'exercice
  Propre leur est de ce royal office.
comme nous baillant en passant à entendre, que le donner et faire des biens est le propre office des Roys: car il y a difference de vertu entre ces D@emons, ne plus ne moins qu'il y en a entre les hommes, et y en a aucuns esquels il demeure encore quelques petites reliques, mais bien foibles et peu apparoissantes, de la partie de l'ame sensitive qui n'est point raisonnable, comme un peu d'excrement et de superfluité demouré de reste, et d'autres en qui il en est demouré beaucoup, et mal aisé à assopir et esteindre, dequoy nous voyons les marques et les traces en plusieurs lieux empraintes et semees és sacrifices, festes et cerimonies que lon leur fait, et és contes que lon en recite: toutefois quant aux mysteres et cerimonies secrettes, desquelles et à travers lesquelles on peult plus clairement, que par nulle autre voye, apparcevoir la verité de la nature des D@emons, je n'en parle point quant à cela, et en ay la bouche close, ainsi que parle Herodote: mais au reste quant à certaines festes et sacrifices severes et tristes, comme jours malencontreux, là où en quelques lieux on mange chair crue, et la deschire-lon à beaux ongles, ou és autres où lon jeune, et se bat-on la poitrine, et en plusieurs lieux où lon dit de villaines et deshonnestes paroles durant les sacrifices,
  En se secouant de furie,
  Avec forsenee cryerie,
  Le col et la teste croulans:
je n'estimeray jamais que cela se face pour aucun des Dieux, mais plus tost diray-je que c'est pour divertir, adoucir et appaiser l'ire et la fureur de quelques D@emons malings. Et n'est pas vraysemblable qu'il y ait jamais eu Dieu qui ait requis et demandé qu'on luy sacrifiast des hommes, comme lon faisoit ancienement, ou qui reçeust tels sacrifices pour aggreables: et n'est pas aussi pour neant, que des Roys et grands princes baillent leurs propres enfans à immoler, ou bien que eux- mesmes les immolent et sacrifient, ains fault croire que c'est pour destourner ou pour appaiser le courroux et la rancune que quelques pervers et malings esprits ont pour assouvir leurs violentes et tyranniques amours, dont ils ne peuvent ou ne veulent jouir avec les corps ny par les corps: ains comme Hercules assiegea la ville d'Oechalie pour avoir une fille qui estoit dedans, aussi ces puissans et violents D@emons-là demandans quelque ame humaine, estant encore envelopee de son corps, et n'en pouvant jouir à travers ce corps, aménent la pestilence, la famine et sterilité de la terre aux villes, suscitent des guerres et des seditions civiles, jusques à ce qu'ils vienent à avoir et à jouir de ce qu'ils aiment. Les autres au contraire, comme il me souvient avoir remarqué en Candie, où je me suis longuement tenu, qu'ils celebrent une feste, en laquelle ils monstrent la figure d'un homme sans teste, disans que c'est Molus le pere de Meriones, lequel aiant pris à force une Nymphe, fut depuis trouvé sans teste. Et puis les ravissements de fils ou de filles, les voyages loingtains, les bannissements, les fuites et cachements, les services que lon dit et que lon chante és fables et hymnes des poëtes, ne sont point passions ny accidents convenables aux Dieux, ains aux D@emons, <p 340v>dont on fait mention pour celebrer leur vertu ou leur puissance: ny n'a pas Aeschylus entendu d'un Dieu, quand il a dit,
  Sainct Apollo de tout le ciel banny:
ny Admetus en Sophocles,
  Mon coq chantant le menoit à la meule:
et se fourvoyent grandement de la verité les Theologiens de la ville de Delphes, qui estiment que jamais il y ait eu en ce lieu combat d'Apollo alencontre d'un serpent, pour la possession de l'oracle, et qui souffrent que les poëtes ou les orateurs en estrivant les uns contre les autres, aillent jouër ou reciter de telles fables parmy les Theatres, comme contredisans expressément, par ce qu'ils composent, aux plus sainctes cerimonies de leurs sacrifices. En cest endroit Philippus se trouvant fort esbahy (car l'historien Philippus estoit en la compagnie) demanda, Et à quelles cerimonies divines est-ce que contredisent ceulx qui estrivent és theatres les uns contre les autres? A celles-là, dit-il, qui concernent l'oracle Delphique, et par lesquelles ceste cité depuis nagueres aiant admis et reçeu en ses cerimonies et sacrifices tous les Grecs, qui habitent deça la vallee de Tempes, en a chassé et exclus ceux qui sont habitans oultre le pas des Thermopyles. Car la tente de feuillees que lon fait de neuf en neuf ans dedans l'aire du temple, n'est pas la representation du repaire et de la tesniere ombrageuse du dragon, ains plus tost de la maison et habitation de quelque tyran ou de quelque Roy, et l'assault que lon luy donne par surprise en silence par la porte que lon appelle Dolonia: et ce que un peu apres lon y améne un jeune garson aiant pere et mere, avec torches ardentes que lon jette le feu dedans la feuillee, et renverse lon la table par terre, et puis que ceulx qui l'ont fait, s'enfuient à travers les portes du temple, sans regarder derriere eulx: et finablement la fuitte de ce garson en divers lieux, qu'il est reduit en servitude: et apres tout les expiations et cerimonies de purification, qui se font en la vallee de Tempes, me font souspeçonner que cela represente quelque notable malefice et hardie entreprise, ancienement advenue. Car c'est une mocquerie, mon bel amy, de dire qu'Apollo pour avoir tué le Dragon ait esté contrainct de s'en fuir jusques aux extremitez de la Grece, pour en estre rehabilité et purifié, et que là il ait fait quelques offrandes et quelques effusions, comme font les hommes quand ils veulent appaiser l'ire et le courroux des D@emons, que nous appellons Alastoras et Palamn@eos, c'est à dire poursuyvans la punition et vengeance de crimes si enormes que la memoire en dure à jamais, ou bien de quelques fort anciens fortfaittures. Vray est que le propos que j'ay autrefois ouy raconter touchant ceste fuitte et cest absentement, est fort merveilleux et estrange, mais s'il contient aussi quelque chose de verité, il ne fault pas que nous estimons que ce soit petite chose, ne vulgaire et commune, que celle qui fut alors commise au lieu de l'oracle. Toutefois de peur qu'il ne semble, que, comme dit Empedocles,
  Je couse un bout d'une fable à un autre.
et que je ne suive pas un mesme sentier en mes propos, je vous prie souffrez que je mette icy la fin convenable à mon premier discours, car nous y sommes justement arrivez: et me permettez prendre la hardiesse de dire ce que plusieurs devant moy ont dit, que quand les D@emons, qui sont ordonnez pour le gouvernement et superintendance des oracles et divinations, vienent à defaillir, il est force aussi que les oracles defaillent et perissent: et que quand ils s'enfuyent, ou qu'ils passent et s'en vont tenir ailleurs, il est force que les forces divinatrices faillent en tels lieux: puis quand ils y retournent apres un long espace de temps, les lieux recommancent à parler ne plus ne moins que les instruments de musique, quand ceux qui en sçavent jouër les manient et les touchent. Apres que Cleombrotus eut ainsi discouru, Heracleon se prit à dire, Il n'y a personne en la compagnie qui soit infidele ny mescreant, <p 341r>ou qui ait opinions touchant les Dieux qui ne s'accordent avec les nostres, mais toutefois donnons nous garde qu'en nos discours nous ne facions des suppositions erronees, et qui pourroient donner de grands fondements à l'impieté. Tu parles bien, dit Philippus, mais quel propos est ce qui t'a le plus offensé et scandalisé en ce que Cleombrotus a supposé? Adonc Heracleon, Que ce ne soient pas des Dieux qui president aux oracles, d'autant qu'il est convenable de croire qu'ils soient exempts de toute entremise de choses terrestres, et que ce soient plus tost des Daemons ministres des Dieux, il me semble que ce n'est point mal supposé: mais tout à coup d'aller attribuer à ces Daemons-là des crimes, forfaittures, calamitez, erreurs et inquietudes envoyez des Dieux, en tirant ces propos-là des vers d'Empedocles, cela me semble un peu trop presumptueux et d'une audace trop barbaresque. Et lors Cleombrotus demanda à Philippus, qui et d'où estoit ce jeune homme-là: et apres qu'il eut entendu son nom et son païs, luy respondit: Nous n'ignorons pas non plus qu'un autre, Heracleon, que ce que nous avons dit ne soit estrange, mais on ne sçauroit discourir de grandes matieres sans poser de grands fondements, pour prouver une opinion vraysemblable: mais toymesme ne t'advises pas, que tu ostes ce que tu concedes: car tu confesses bien qu'il y a des Daemons, mais en voulant maintenir qu'il n'y en a point de meschants ny de mortels, tu ne sçaurois plus soustenir qu'il y en ait: car en quoy seront-ils differents des Dieux, si quand à leur essence ils l'ont conjoincte à l'immortalité, et quant à la vertu ils ne sont subjects à aucunes passions ny à aucun peché? Heracleon pensant en soy-mesme, sans mot dire, ce qu'il devoit respondre à cela, Cleombrotus poursuyvit, disant: Et qui plus est, ce n'a pas esté Empedocles seul qui a dit, qu'il y avoit de mauvais Daemons, mais Platon mesme, et Xenocrates et Chrysippus: et encore Democritus quand il souhaittoit et prioit qu'il rencontrast des images heureuses, il donnoit assez à entendre qu'il croyoit y en avoir d'autres perverses, et mauvaises, et qui ont de mauvaises intentions, et de violentes affections. Et quant à ce qu'ils soient mortels, j'en ay ouy faire un conte à un personnage qui n'est point esventé ny menteur, c'estoit Epitherses le pere d'Aemylianus l'orateur, que quelques uns de vous à mon advis peuvent avoir ouy declamer: cestuy Epitherses estoit de la mesme ville que je suis, et avoit esté mon maistre en Grammaire, lequel contoit que pour aller en Italie il s'embarqua un voyage sur une navire chargee de plusieurs marchandises, et de grand nombre de passagers: et disoit que sur le seoir le vent leur faillit aupres des Isles Echinades, et que leur navire alla branlant tant qu'elle arriva pres des Paxes, que la plus part des passagers estoient veillans, et y en avoit beaucoup qui beuvoient encore, achevans de souper, quand tout soudain on entendit une haulte voix venant de l'une de ces Isles de Paxes, qui appelloit Thamos, si fort, qu'il n'y eut celuy de la compagnie, qui n'en demourast tout esbahy. Ce Thamos estoit un pilote Aegyptien, que peu de ceulx qui estoient en la nef cognoissoient par son nom. Pour les deux premieres fois qu'il fut appellé, il ne respondit point, mais à la troisiéme, si: et lors celuy qui l'appelloit renforceant sa voix, luy crya, que quand il seroit à l'endroit des basses, qu'il denonceast, que le grand Pan estoit mort Epitherses nous contoit que tous ceux qui ouirent le cry de ceste voix, en demeurerent fort esmerveillez, et entrerent là-dessus en dispute, à sçavoir s'il seroit bon de faire ce qu'il commandoit, ou bien de ne s'en entremettre point, ains le laisser là: finablement qu'ils resolurent ainsi, que s'ils avoient bon vent, lors qu'ils passeroient par devant ce lieu, que Thamos passast oultre sans mot dire: mais si d'adventure il y avoit calme, et qu'il ne tirast point de vent, qu'il cryast tout hault, ce qu'il avoit entendu. Quand ils furent à l'endroit de ces basses et platys, il advint qu'il ne tiroit ne vent ny haleine, et estoit la mer fort platte: parquoy ce Thamos regardant de dessus la prouë vers la terre, dit tout hault ce qu'il avoit entendu, que le grand Pan estoit mort. Il n'eut <p 341v>pas plus tost achevé de dire, que lon entendit un grand bruit, non d'un seul, mais de plusieurs ensemble, qui se lamentoient et s'esbahissoient tout ensemble: et pour autant que plusieurs estoient presens, la nouvelle en fut incontinent espandue par toute la ville de Rome, tellement que l'Empereur Tiberius Caesar envoya querir ce Thamos, et adjousta tant de foy à son dire, qu'il feit enquerir qui pouvoit estre ce Pan là, et que les hommes de lettres, qui estoient en bon nombre autour de luy, furent d'opinion que ce devoit estre celuy qui estoit né de Penelopé et de Mercure: si y eut lors quelques uns en la compagnie qui tesmoignerent l'avoir autrefois ouy dire au vieil Aemylianus. Demetrius adonc conta, que alentour de l'Angleterre y a plusieurs petites Isles desertes, semees çà et là par la mer, que lon appelle au païs les Isles des Daemons et des demy- Dieux, et que luy mesme par commandement de l'Empereur alla en la plus prochaine des desertes, pour voir et enquerir ce que c'estoit, et trouva qu'il y avoit peu d'habitans, qui estoient tenus pour saincts et inviolables par les Anglois. Peu apres qu'il y fut arrivé, il dit que l'air et le temps se troubla merveilleusement, et se feit une terrible tempeste et orage de vents et de tonnerres: laquelle estant à la fin cessee, il dit que les insulaires luy asseurerent, que c'estoit quelqu'un de ces Daemons et demy-Dieux qui estoit decedé: car ainsi comme une lampe, disoit il, pendant qu'elle est allumee n'a rien qui offense personne, mais quand elle vient à s'esteindre, elle rend une puanteur qui fasche ceulx qui sont alentour: aussi les grandes ames, pendant qu'elles luysent, sont doulces et gracieuses, sans fascher personne, mais quand elles viennent à s'esteindre et à defaillir, elles emeuvent, comme lors, de grands orages et de grandes tempestes, et bien souvent mesme infectent l'air de maladies contagieuses. Ils disent d'avantage, qu'il y a l'une de ces Isles- là, où Saturne est detenu prisonnier par Briareus, qui le tient lié de sommeil, et que lon a inventé ce moyen-là de le tenir enchainé en le faisant dormir, et qu'il y avoit autour de luy plusieurs Daemons qui estoient ses vallets et ses serviteurs. Cleombrotus adonc prenant la parole: Je pourrois, dit-il, aussi bien reciter plusieurs tels exemples si je voulois, mais c'est assez que cela n'est point contraire, ny n'apporte aucune opposition alencontre de ce que nous avons mis en avant, combien que nous sçavons assez que les Stoïques ont la mesme opinion des Daemons que nous avons, et qu'ils tienent qu'en une si grande multitude de Dieux que lon tient, il n'y en a que un seul qui soit eternel et immortel, et que tous les autres ont eu commancement par naissance, et prendront fin par mort. Quand aux risees et mocqueries des Epicuriens, il ne les fault point craindre, attendu qu'ils ont bien l'audace d'en user mesme contre la providence divine, l'appellans fable et conte de vieilles: mais au contraire nous maintenons, que leur infinité de mondes est veritablement une fable, de dire qu'entre les mondes innumerables il n'y en ait pas un qui soit gouverné par raison et providence divine, ains que tous ont esté faicts et se maintienent fortuitement et casuellement. Et s'il est loisible de se rire et mocquer és discours de philosophie, plus tost faudroit il se mocquer de ceulx qui tirent aux disputes des choses naturelles je ne sçay quelles images sourdes, aveugles et sans ames, qui apparoissent par infinies revolutions d'annees aux survivans, et se proménent par tout, estans, ce disent-ils, yssues et decoulees des corps, partie encore vivans, et partie de ceulx qui long temps y a sont ou bruslez ou pourris: c'est de ceulx-là qu'il se faudroit mocquer, qui attirent des ombres et des bourdes sottes és disputes de la nature: et cependant se courroucent, et treuvent estrange si lon dit qu'il y a des Daemons, non seulement qui apparoissent, mais aussi qui parlent et qui ont leur vie et leur estre de bien fort longue duree. Apres que ces propos eurent esté dicts, Ammonius parla disant: Il me semble que Cleombrotus a bien prononcé. Et qui empesche que nous ne recevions sa sentence, laquelle est saincte et tres-digne d'un philosophe? car si on la rejette, on sera contrainct de rejetter aussi <p 342r>et nier beaucoup de choses qui sont et qui advienent, mais dont on ne sçauroit rendre raison certaine: et si on la reçoit, elle ne tire apres elle consequence de chose quelconque impossible, ne qui ne soit en estre. Mais quant à ce que j'ay ouy dire aux Epicuriens seuls, alencontre des Daemons qu'introduit Empedocles, comme estant impossible qu'ils soient heureux et de longue vie, s'ils sont mauvais et vicieux, d'autant que le vice de sa nature est aveugle, et qui de soymesme se precipite ordinairement és perils et inconveniens qui destruisent la vie, cela est une sotte opposition, car par ceste raison il faudroit qu'ils confessassent que Epicurus ait esté pire que Gorgias le Sophiste, et Metrodorus que Alexis le farceur et joueur de Com@edies, car il vescut deux foit autant que Metrodorus, et Gorgias vescut deux fois autant, et encore un tiers d'avantage qu'Epicurus: mais autrement disons nous que la vertu est puissante, et le vice debile, non pas pour l'entretenement, ou pour la dissolution du corps en vie, attendu que nous voyons entre les animaulx plusieurs qui sont lourds et hebetez, et d'autres qui sont fort getifs et fort lascifs, qui vivent plus longuement que ne font ceulx qui sont plus sages et plus esveillez: parquoy ils ne concluent pas bien de dire, que la nature divine jouisse de l'immortalité, d'autant qu'elle sçait eviter et repoulser les choses qui destruisent la vie, car il falloit qu'en la nature de la divinité bienheureuse, ils missent une impassibilité de n'estre subjecte à corruption ou alteration quelconque, sans avoir besoing d'aucune sollicitude de l'entretenir. Mais à l'adventure n'est-il pas honneste de dire ne disputer contre ceulx qui ne sont pas presens: et pourtant sera-il meilleur que Cleombrotus reprenne le propos qu'il a nagueres laissé touchant la fuitte et le passage des Daemons de lieu à autre. Voire-mais, dit Cleombrotus, ce sera bien merveille s'il ne vous semble encore plus estrange et hors d'apparence de raison, que le premier, combien qu'il semble estre fondé en raison naturelle, et que Platon luy mesme en ait donné le commancement, non qu'il l'ait absoluëment prononcé et affermé, mais par maniere d'opinion doubteuse en aiant soubs paroles couvertes jetté avec une crainte retenue quelque conjecture en avant. Mais puis que la coupe des devis et des contes, meslez de toutes sortes, est servie sur table, et que à peine pourrois-je jamais rencontrer de plus gracieux et plus faciles auditeurs, pour faire passer une telle narration, ne plus ne moins que de la monnoye estrangere, je ne feindray point de vous faire le conte que j'ay entendu d'un estranger, lequel apres plusieurs allees et venues, aiant bien cherement achetté et payé l'adventure de le rencontrer, je trouvay à la fin, à toute peine, aupres de la mer rouge. Il ne parloit aux hommes qu'une fois l'annee, et le demourant du temps conversoit, comme il disoit, avec les Nymphes, Nomades, et avec les Daemons. Je parlay à luy, et me feit bon recueil; c'estoit le plus bel homme de visage que je pense jamais avoir veu, non subject à maladie aucune, et prenoit tous les moys une fois seulement le fruict de ne sçay quelle herbe medicinale amere, dont il vivoit: il estoit exercité à parler plusieurs langages, et parloit avec moy plus communément en langue Dorique: son parler sembloit presque un chant, et si tost qu'il ouvroit la bouche pour parler, tout l'environ de luy estoit remply d'une tressouefve odeur qui en sortoit. Or quant à tout autre sçavoir et cognoissance de toutes histoires, il l'avoit tout le long de l'an: mais quant à la divination, elle luy estoit inspiree un seul jour en chasque annee, auquel il descendoit sur le rivage de la mer, et là chantoit et predisoit les choses à advenir aux Princes et Seigneurs de tout le païs, ou aux secretaires des Roys, qui se trouvoient là à jour nommé, et puis s'en retournoient. Ce personnage doncques attribuoit la divination aux Daemons, et estoit bien aise d'ouïr ce que lon raconte de Delphes. Quant à ce que nous tenons de Bacchus;, et des sacrifices que nous luy faisons, il en estoit tout informé, disant que c'estoient tous grands accidents advenus aux Daemons, et semblablement ce que lon raconte touchant le serpent <p 342v>Python, et disoit que celuy qui l'avoit tué n'en avoit pas esté banny pour dix ans, ny ne s'en estoit pas fuy en la vallee de Tempes, ains de tout ce monde, dont il seroit depuis retourné apres neuf revolutions de la grande annee, estant bien purifié, nettoyé, et veritablement Ph@ebus, c'est à dire, clair et luisant, auroit recouvré la superintendance de l'oracle Delphique, lequel ce- pendant avoit esté deposé en la garde de Themis. Autant en disoit-il de ce que lon raconte des Typhons, et des Titans: car il affermoit que ce avoit esté des battailles de Daemons contre Daemons, et des fuittes et bannissements de ceux qui avoient esté vaincus, ou bien des punitions que les Dieux avoient faittes de ceux qui avoient commis de telles forfaittures que lon raconte que Typhon commeit alencontre d'Osiris, et de Saturne alencontre du Ciel, desquels les honneurs sont fort obscurcis ou du tout esteincts, d'autant qu'ils sont passez en un autre monde: car j'entends que les Solymiens, qui sont voysins des Lyciens, honorent singulierement Saturne, mais depuis qu'il eut occis leurs princes, Arsalus, Dryus et Trosobius, il s'en fuit, et s'en alla en quelque autre païs, car ils ne sçavent où, lon ne feit plus conte de luy, mais qu'ils appellerent ces trois, Arsalus, Dryus, et Trosobius, les Dieux severes, et de faict que tant en public qu'en privé les Lyciens font encore leurs maledictions et execrations par eulx. Plusieurs autres exemples semblables peult-on tirer de ce que lon raconte des Dieux. Et si nous appellons aucuns de ces Daemons des noms des Dieux usitez et ordinaires, il ne s'en fault point emerveiller, disoit ce personnage estranger, car ils sont bien-aises d'estre appellez des noms des Dieux dont ils dependent, et dont ils ont honneur et puissance, comme entre les hommes, l'un est Jovial, l'autre Palladien, l'autre Apollonien ou Bacchanal, ou Mercurial, et y en a qui sont bien et convenablement nommez, encore que ce soit à l'adventure: mais la plus part ont des denominations des Dieux qui ne leur convienent aucunement, ains sont transposees. Icy Cleombrotus aiant fait pause, son dire sembla merveilleux à toute la compagnie: et Heracleon luy demanda, en quelle sorte c'estoit que cela touchoit à Platon, et comment c'estoit qu'il avoit donné commancement à un tel propos. Cleombrotus luy respondit, Tu fais bien de me le remettre en memoire, c'est par ce que premierement il rejetta tousjours l'infinité des mondes: mais il a tousjours douté du nombre certain et precis, et concedant qu'il y avoit apparence au dire de ceux qui en mettoient cinq, un en chasque element, il s'est tenu à un, et semble que cela soit propre à Platon, là où tous les autres philosophes ont tousjours fort redouté de recevoir et admettre multitude de mondes, comme s'il estoit necessaire que ceux qui n'arrestoient et ne terminoient pas la matiere en un, ains en sortoient, tombassent necessairement en ceste fascheuse et non terminee infinité. Mais cest estranger-là, dis-je adonc, determinoit-il rien du nombre des mondes comme Platon, ou si tu ne l'en recerchas jamais en tout le temps que tu fus avec luy? Je n'avois garde de faillir, dit Cleombrotus, d'estre bien diligent et affectionné auditeur de tels devis, voyant mesmement qu'il se monstroit si affable en mon endroit. Il disoit que ny le nombre des mondes n'estoit infiny, ne qu'il n'y en avoit pas un seul, ny cinq, mais cent quatre vingts et trois, qui estoient ordonnez et rengez en forme triangulaire, duquel triangle chascun costé contenoit soixante mondes, et que des autres trois chascun estoit à l'un des coings du triangle, et qu'ils s'entretenoient tout alentour, ne plus ne moins que ceux qui sont en une danse, et que la plaine qui est au dedans du triangle, estoit le fondement et l'autel commun de tous ces mondes, qui s'appelloit le champ ou la plaine de verité, dedans laquelle sont les desseings, les moules, les idees, et les exemplaires immobiles de toutes les choses qui furent oncques et qui jamais seront, et à l'entour de ces idees estant l'eternité, le temps, comme un ruisseau qui en sortoit, couloit dedans ces mondes, et que les ames des hommes, s'ils ont bien vescu en ce monde, en dix mille ans une fois les voyent, et que les plus sainctes <p 343r>cerimonies mystiques des sacrifices qui se font icy bas, ne sont que comme un songe de ceste veuë, et de ce spectacle-là: et disoit que toute la peine que lon employe à l'estude de la philosophie estoit pour parvenir à la veuë de ces beautez-là, ou autrement que c'estoit toute peine perdue. Je l'entendois, dit-il, conter tous ces propos- là, ne plus ne moins proprement, que si c'eust esté quelque cerimonie de sacrifice qu'il m'eust exposee en quelque religion, en laquelle il m'eust instruit, sans qu'il m'amenast aucune preuve ny aucune demonstration de son dire. En cest endroit me tournant devers Demetrius, je luy demanday comment il y avoit aux vers d'Homere que disent les pourchassans de Penelope, quand ils voyent manier l'arc à Ulysses:
  O c'a esté quelque grand crocheteur
  D'arcs cestui-cy, et un grand fureteur!
Et comme Demetrius me les eust remis en memoire: Il me vient, dis- je, en pensee d'en dire autant de cest estranger, O c'estoit un grand amateur et un grand fureteur de toutes resolutions, et de tous discours de philosophie, et estoit homme bien versé aux lettres. Certes il n'estoit point estranger de nation, ains Grec, et remply de toute science, et erudition Grecque: et ce nombre de mondes nous monstre qu'il n'est ny Aegyptien, ny Indien, ains venu d'un Grec de langue Dorique, du païs de la Sicile, nommé Petron, natif de la ville d'Imere en Sicile, qui en a composé un petit livre, que je n'ay pas leu, et si ne sçay s'il est en estre és mains des hommes, mais Hippys natif de Rege, duquel Phanias Eressien fait mention, escrit que c'estoit l'opinion et le discours de ce Petron, qu'il y avoit cent quatre vingts et trois mondes qui touchoient les uns aux autres de reng: mais il ne declare point que c'est à dire, se toucher de reng, et n'en apporte aucune raison probable. Et quelle verisimilitude, ce dit Demetrius, pourroit-il avoir en cela, veu que Platon, sans amener aucune conjecture vraysemblable, ny aucune apparence de raison, a renversé ceste opinion là? Et toutefois, ce dit Heracleon, nous entendons dire à vous autres Grammairiens, que Homere mesme est le premier autheur de ceste opinion-là, comme aiant divisé l'univers en cinq mondes, le ciel, l'eau, l'air, et la terre, et ce qu'il appelle Olympe, dont il en laisse les deux communs, c'est à sçavoir la terre à tous ceux d'à bas, l'Olympe à tous ceux d'en haut, et les trois du milieu attribue à trois divers Dieux. Aussi semble-il que Platon attribuant aux principaux membres de l'univers les especes et figures premieres, et les plus excellentes des corps, les appelle cinq mondes, à sçavoir celuy de la terre, celuy de l'eau, celuy de l'air, et celuy du feu, et finablement celuy qui embrasse tous les autres, qu'il appelle Dodecaëdre, c'est à dire à douze faces, qui s'estend amplement, est fort capable et mobile, comme estant sa forme et figure fort propre et convenable aux revolutions et mouvemens des ames. Demetrius alors, Qu'est-il besoing, dit-il, de remuer maintenant Homere, car assez avons nous desormais allegué de fables. Mais il s'en faut beaucoup que Platon n'appelle les cinq differentes essences du monde cinq mondes, attendu que là mesme où il dispute contre ceux qui mettent une infinité de mondes, il afferme qu'il n'y en a que un seul creé de Dieu et aimé de luy, composé de toute nature, aiant corps entier, et content de soymesme, sans avoir besoing de rien d'ailleurs. Voyla pourquoy à bon droit pourroit-on trouver estrange, que luy aiant dit verité, il ait donné occasion à d'autres de prendre une opinion faulse, et en laquelle il n'y a apparence quelconque: car s'il n'eust retenu l'unité du monde, il eust aucunement donné fondement à ceux qui en mettent infinis: mais qu'il en ait voulu asseurer precisément cinq, et non point plus ne moins, cela est merveilleusement estrange et esloigné de toute probabilité, si d'adventure tu n'as quelque chose à dire sur cela, dit-il, en soy retournant devers moy. Comment, dis-je lors, estes vous doncques d'advis de laisser là vostre premiere dispute des oracles, comme estant de tout poinct <p 343v>achevee et resoluë, et d'en prendre une autre de non moindre difficulté? Nous ne la laisserons pas pour cela, respondit Demetrius, mais aussi ne passerons nous pas outre ceste-cy, qui de soy-mesme se presente, et presque nous met la main au devant: car nous n'y demourerons pas beaucoup, ains seulement tant que nous puissions en passant y trouver quelque peu de verisimilitude, et puis nous retournerons à nostre premier propos. En premier lieu doncques, dis-je, les raisons qui empeschent que lon ne mette des mondes infinis, n'empeschent pas que lon n'en mette plus d'un: car aussi bien en plusieurs mondes, comme en un, pourra estre la divination, la providence et la fortune, qui entreviendra és plus petites choses: mais la plus part des plus grandes et principales choses auront et prendront leurs generations, changemens et mutations par ordre, ce qui ne se pourroit faire en infiny nombre de mondes. Et puis il est plus conforme à la raison, de dire, que Dieu n'ait pas creé pour un monde unique et seul, car estant parfaittement bon, il n'y a vertu ne bonté aucune qui luy defaille, et moins encore que toutes les autres, la justice et l'amitié, car elles sont de soy-mesme tres-belles et tres-bien seantes aux Dieux: or n'a Dieu rien qui soit inutile, ne qui soit pour neant: parquoy il fault qu'il y ait hors de luy d'autres dieux et d'autres mondes, envers lesquels il use de ces vertus sociales: car il n'en usera pas envers soy-mesme, ny envers aucune partie de soy, de justice, ny de grace et de benignité, ains envers les autres: ainsi n'est-il pas vraysemblable que ce monde flotte et vague sans amy, sans voisin, sans communication quelconque en un vuide infiny, attendu mesmement que nous voyons que la nature enferme et environne toutes choses en leurs genres et en leurs especes, ne plus ne moins que dedans des vases, ou dedans les enveloppes de leurs semences, car il n'y a en toute la nature rien qui soit un en nombre, qu'il n'ait la raison de son estre commune avec d'autres, ne n'y a chose qui participe de quelque denomination en commun, qui en particuliere ne soit telle. Or est-il que le monde s'appelle ainsi en commun. Il faut donc qu'il soit en particulier tel, et est qualifié tel en particulier, pour la difference qu'il a avec ses semblables et de mesme espece: car s'il n'y a en toute la nature ny homme qui soit un, ny cheval, ny estoille, ny Dieu, ny D@emon, qui empeschera que lon ne puisse dire que la nature n'a pas non-plus un seul monde, ains qu'il fault qu'il en ait plusieurs? Et qui m'obiicera que ce monde n'a semblablement que une terre, ny qu'une mer, je luy respondray qu'il ne s'appercoit pas de ce qui est tout evident, des parties semblables: car nous divisons la terre en parties de semblable et mesme denomination, pour ce que toutes parties de terre sont terre, et de la mer semblablement: mais nulle partie du monde n'est monde, ains est composé de diverses et differentes natures: car quant à l'inconvenient que d'aucuns redoutent principalement, pour lequel ils consomment toute la matiere au dedans d'un monde, de peur que s'il en demouroit quelque chose au dehors, elle ne troublast la composition de cestui-cy par resistence qu'elle luy feroit, et heurts qu'elle luy donneroit, ils n'ont point occasion de le craindre, car y aiant plusieurs mondes, et un chascun d'iceux particulierement aiant une mesure definie et determinee à sa substance et à sa matiere, et nulle partie d'icelle sans mesure ny sans ordre, il ne demeurera rien de superfluité, comme d'excrement, au dehors, qui puisse donner empeschement, pour ce que la raison qui dominera celle portion de la matiere qui sera attribuee à chasque monde, ne permettra pas qu'il y ait rien, qui sortant hors de son ordre, et vagant çà ou là, aille choquer un autre monde, ny que d'un autre aussi il sorte rien qui se viene ruer sur soy, pour ce que la nature n'a rien qui en quantité soit infiny, ny desordonné, ny mouvement qui soit sans raison, ny sans ordre, et s'il y a d'adventure quelque influence qui passe des uns aux autres, cela est une communication fraternelle, doulce et amiable, dont ils se meslent tous ensemble, ne plus ne <p 344r>moins que les lumieres des astres, et les influences de leurs temperatures sont causes qu'eux mesmes se resjouissent en s'entreregardant les uns les autres d'un bening aspect, et donnent aux dieux, qui sont plusieurs et bons en chascun astre, moyen de s'entrehanter et s'entrecaresser les uns les autres: car en tout cela il n'y a rien qui soit impossible, ny fabuleux, ny contraire à la raison, si ce n'est que quelques uns s'en defient, pour les raisons et decisions d'Aristote, qui dit que chasque corps a son lieu propre et naturel, à raison de quoy il est force que la terre de tous costez tende au milieu, et puis l'eau par dessus elle, servant pour sa pesanteur de fondement aux autres plus legers elemens. Si doncques il y avoit plusieurs mondes, il adviendroit que la terre bien souvent se trouveroit situee au dessus de l'air et du feu, et bien souvent au dessoubs, et semblablement que l'air et le feu se trouveroient au dessoubs, quelquefois en leurs lieux naturels, et quelquefois en d'autres contre nature: lesquelles choses estans impossibles, ainsi comme il pense, il s'ensuit doncques qu'il n'y a ne deux ne plusieurs mondes, ains un seul, qui est cestui-cy, composé de toute sorte de substance, disposé selon nature, ainsi qu'il est convenable à la diversité des corps. Mais en tout cela il y a plus d'apparence vraysemblable, qu'il n'y a de verité: car qu'il soit ainsi, amy Demetrius, considere que quand il dit, qu'entre les corps simples les uns tendent vers le milieu, c'est à dire contre-bas, les autres arriere du milieu et contre-mont, et les autres à l'entour du milieu, c'est à dire en rond: au regard dequoy prent-il le milieu? il est certain que ce n'est pas au regard du vuide, car il n'y en a point en nature selon son advis, et encore selon ceux qui en mettent, il ne peut avoir de milieu non plus que de premier, ny de dernier: car premier et dernier sont des bouts: or ce qui est infiny, consequemment est aussi sans bout: mais encore que par force quelqu'un d'eux nous contraignist d'admettre un milieu au vuide, il est impossible de comprendre et imaginer la difference de mouvemens des corps vers iceluy, par ce qu'il n'y a ny en iceluy vuide aucune puissance attractive des corps, ny dedans les corps aucune deliberation, ou inclination et affection de tendre de tous costez à ce milieu, ains est aussi peu possible d'imaginer, que des corps sans ames se meuvent d'eux-mesmes, vers une place incorporelle et n'aiant aucune difference de situation, comme qu'elle les attire à soy. Il reste donc que ce milieu se doive entendre, non point localement, mais corporellement: car estant ce monde une masse et union composee de plusieurs corps differents et dissemblables conjoincts ensemble, il est force que les diversitez d'iceux engendrent mouvemens dissemblable aussi de l'un en l'autre: ce qui apparoist par ce que chascun d'iceux corps changeant de substance change aussi de place quant et quant: car la subtilisation et rarefaction distribue à l'entour en rond la matiere qui se léve du milieu en contremont, et au contraire la condensation et constipation la deprime et la chasse contre bas vers le milieu: sur quoy il n'est ja besoing de discourir d'avantage en ce lieu, car quelque cause que lon suppose produire de telles passions et de telles mutations, celle mesme contiendra chascun des mondes en soy, par ce qu'un chascun d'eux a sa terre et sa mer, et chascun son milieu propre, et chascun aussi les passions et mutations des corps, et la nature et puissance qui les maintient et conserve chascun en son lieu et son estre: car le dehors, soit qu'il n'y ait rien, soit qu'il y ait un vuide infiny, ne peult bailler aucun milieu, selon que eux mesmes les distinguent: et celuy qui voudroit que y aiant plusieurs milieus, les corps pesans de tous costez tendent vers un seul, ressembleroit proprement à celuy qui voudroit, que y aiant plusieurs hommes le sang coulast de tous costez en une seule véne, et que les cerveaux de tous fussent <p 344v>contenus d'une mesme taye, estimant que ce seroit un grand inconvenient, si tous les corps solides n'estoient en une mesme place, et les rares en une autre: mesme celuy là seroit bien impertinent, et aussi lourdaut seroit celuy qui trouveroit mauvais que les entiers eussent toutes leurs parties en leur ordre, en leur reng, et en leur situation naturelle: car ce seroit une extréme sottise si quelqu'un croyoit, qu'il y eust un monde qui eust la Lune en soy situee au bas, ne plus ne moins que si un homme avoit la cervelle aux talons, et le coeur aux tempes: mais il n'y a point d'absurdité ne d'inconvenient, qu'en mettant plusieurs mondes distincts et separez les uns des autres, on distingue aussi quant-et-quant, et separe leurs parties: car en chascun la terre, la mer, et le ciel, seront situez et colloquez en leurs assiettes naturelles, ainsi comme il appartient, et aura un chascun d'iceux mondes, son bas, son hault, son environ, et son milieu: non pas au regard d'un autre monde, ny au regard du dehors de soy, ains en soy-mesme, et au dedans de soy: et quant à la supposition que font aucuns, que si une pierre estoit hors du monde, lon ne sçauroit imaginer ou comprendre, ne comment elle pourroit demourer, ny comment elle se pourroit mouvoir: car comment pourroit-elle demourer suspenduë, veu qu'elle est pesante, ou se mouvoir vers le milieu du monde, comme les autres corps pesans, veu qu'elle ne seroit ny partie d'iceluy, ny comptee entre les substances? Et quant à la terre qui est attachee et environnee tout alentour en un autre monde, il ne faut pas enquerir ne demander comment elle ne tombe deça, veu sa pesanteur, et comment elle ne s'arrache de son entier total, attendu que lon voit qu'il y a une nature et une force naturelle qui contient une chascune partie: car si nous voulons prendre bas et hault, non au dedans du monde, mais au dehors, nous nous trouverons és mesmes destresses et difficultez que Epicurus, qui fait mouvoir et tendre ses petits corps indivisibles vers les lieux qui sont au dessoubs des pieds, comme si le vuide avoit des pieds, ou que son espace infinie permeist que lon y peust imaginer un bas et un hault. Et pourtant y a-il cause de s'esmerveiller, ou plus tost de recercher et demander quelle fantasie a meu Chrysippus à dire, que le monde estoit colloqué et situé droittement au milieu, et que sa substance de toute eternité aiant occupé le lieu du milieu, y estoit si bien serree et pressee pour durer à jamais, et jusques à une immortalité, par maniere de dire: car il escrit cela en son quatriéme livre des choses possibles, songeant sans propos, qu'il y ait milieu en un infiny, et encore plus mal à propos attribuant à un milieu qui n'est point la cause de la stabilité et ferme fondation du monde, attendu mesmement, qu'il a escrit en beaucoup d'autres lieux, que la substance se gouverne, et se maintient par ses mouvemens, tendans au milieu, et partans du milieu d'icelle. Au demourant, quant aux autres oppositions que font les Stoïques qui les redoubteroit? comme quand ils demandent, Comment sera-il possible de maintenir une fatale destinee, une providence divine? et comment ne sera lon contrainct de mettre plusieurs Jupiters, quand on mettra plusieurs mondes? Car premierement s'il y a inconvient à mettre plusieurs Jupiters, leurs opinions sont encore bien plus absurdes, car ils mettent des Soleils et des Lunes, des Apollons, des Dianes, et des Neptunes infinis en infinies revolutions des temps. Et puis quelle necessité y a-il qui contraigne d'advouër qu'il y ait plusieurs Jupiters, s'il y-a plusieurs mondes, et non pas en chascun Dieu souverain, gouverneur et conducteur de l'univers, prouveu de toute intelligence et de raison, comme celuy que nous surnommons le Seigneur et le Pere de toutes choses? ou bien qui empeschera que tous mondes ne soient subjects à la providence et à la destinee de Jupiter, et que luy aussi reciproquement n'ait l'oeil sur tous, et ne les dirige et gouverne, en subministrant à tous les principes, les semences et les raisons de toutes les choses qui se font? car puis que ainsi est que nous voyons icy bien souvent un corps composé de plusieurs autres corps <p 345r>distincts, comme une assemblee de ville, une armee, une danse, en chascun desquels corps y a vie, prudence et intelligence: il n'est pas aussi donc impossible qu'en tout l'univers, dix, ou cinquante, ou cent mondes qu'il y aura, n'usent d'une mesme raison, et ne respondent tous à un mesme principe, ains au contraire cest ordre et disposition est fort convenable aux Dieux, car il ne les faut pas faire comme les roys d'un exaim d'abeilles, qui ne sortent jamais de la ruche, ny les tenir en prison enfermez, ou plus tost attachez dedans la matiere, comme ceux-cy font, qui disent que les Dieux sont certaines dispositions de l'air, et certaines proprietez et vertus des eaux, et du feu, infuses au dedans, et ainsi les font naistre avec le monde, et puis les bruslent aussi quand et luy: mais encore ne les deslient ils pas, ny ne les font pas libres, à tout le moins comme les chartons qui guident les chariots, ou les pilotes qui gouvernent les navires, ains les y clouënt, ne plus ne moins que les statues attachees et seellees avec des clous et du plomb à leurs bases, ainsi les tienent ils enfermez et enclouez dedans la matiere corporelle, participans avec elle jusques à corruption, dissolution, et alteration toute entiere. Mais bien plus est ce propos digne et magnifique, de dire que les Dieux sont de tout poinct libres, sans que personne leur commande, ne plus ne moins que les feus de Castor et de Pollux secourent ceux qui sont travaillez en tourmente de mer: en y survenant ils addoucissent la violence de la mer, et les impetueux soufflemens des vents, non pas qu'eux mesmes naviguent ny soient participans du mesme peril, ains seulement se monstrant en l'air, et preservant les mariniers: aussi que les Dieux aillent visiter par plaisir tantost un monde, et tantost un autre, en regissant et gouvernant un chascun d'iceux avec la nature: car le Jupiter d'Homere ne jette pas gueres loing ses yeux de la ville de Troye, jusques au païs de Thrace, et des Scythes vagabonds, habitans au long des rives du Danube: mais le vray Jupiter a plusieurs passages honnestes et convenables à sa majesté d'un monde à l'autre, non point regardant hors de soy en un vuide infiny, et se contemplant soy-mesme, et non autre chose, comme aucuns estiment, ains considerant les faicts des hommes et des Dieux, les mouvements et revolutions des astres: car la divinité ne hait point les varietez et mutations, ains y prent fort grand plaisir, comme lon peut conjecturer par les circuitions, conversions et commutations qui apparoissent au ciel. Parquoy je conclus que l'infinité de mondes est une resverie faulse, où il n'y a point d'apparence de raison, et qui ne peut en aucune maniere admettre un Dieu, ains se gouverne en tout et par tout par la fortune et à l'adventure: et au contraire, que le gouvernement et la providence d'un nombre certain et quantité terminee et finie de mondes, n'a point d'administration qui doive sembler plus indigne ne plus laborieuse que celle qui s'employe et s'attache à la direction d'un tout seul, et qui les transforme, renouvelle et reforme par infinies fois. Apres que j'eu achevé ce propos je m'arrestay: et Philippus sans guere attendre, Quant à cela, dit-il, s'il est ainsi, ou s'il est autrement, je ne le voudrois point trop asseurer: mais si nous faisons sortir Dieu hors de la superintendance d'un monde seul, pourquoy est-ce que nous le faisons ouvrier de cinq tant seulement, et non de plus? et quelle raison y a-il peculiere de ce nombre-là avec la multitude des mondes, plus tost que d'un autre? Je l'entendrois bien plus volontiers, que non pas l'occasion et la cause pourquoy ce mot E'i a esté consacré en ce temple: car il n'est nombre, ny triangle, ny quarré, ny parfaict, ny cubique, ny ne present aucune gentillesse à ceux qui aiment, et qui estiment telles speculations: et l'argument et illation tiree des Elemens, laquelle il semble que Platon mesme obscurement ait touchee, est fort difficile à comprendre, et ne nous demonstre rien de la probabilité qui l'ait deu attirer à faire ceste consequence, qu'il est vray-semblable, que comme il se fait et engendre en la matiere cinq sortes de corps reguliers aiants les angles et les costez egaux, environnez de <p 345v>superfices egales, aussi de ces cinq corps y ait eut dés le commancement incontinent cinq mondes faicts et formez. Et toutefois, dis-je, il semble que Theodore le Solien, exposant ce qu'il y a de Mathematique en Platon, ne traitte pas mal ce passage là, car il declare ainsi la Pyramide: l'Octaëdre, c'est à dire, le corps à huict faces egales, le Dodecaëdre à douze, et l'Icosaëdre à vingt, que Platon met les premiers, sont fort beaux pour leurs proportions et leurs egalitez, et ne sçauroit la nature rien former ne figurer de plus excellent ny de semblable: mais toutefois ils n'ont pas eu tous une mesme constitution, ny une semblable origine, car le plus petit des cinq, et le plus delié, est la Pyramide, et le plus grand, et qui a plus de parties, est le Dodecaëdre: et des autres deux l'Icosaëdre est plus grand de la moitié que n'est l'Octaëdre, en multitude et nombre de triangles: et pourtant est-il impossible qu'ils aient esté faicts l'un tout quand et l'autre d'une mesme matiere, car les plus deliez, et plus petits, et plus simples en manufacture, il est force qu'ils soient plus tost venus en main, et qu'ils aient plus tost obey à l'ouvrier qui mouvoit et qui formoit la matiere, et par consequent qu'ils ayent esté plus tost faicts, et plus tost venus en estre, que ceux qui ont plus de parties, et plus grande masse de corps: d'autant que la manufacture de la composition en estoit plus laborieuse et plus difficile, comme est le Dodecaëdre: dont il s'ensuit que la Pyramide est le premier de tous les corps, et non pas un des autres, comme ceux qui par nature ont posterieurement esté creez et produits. Or le remede pour obvier et respondre à cest inconvenient, est de separer et diviser la matiere en cinq mondes: icy la Pyramide, car elle est sortie la premiere: là l'Octaëdre, et là l'Icosaëdre: et en chascun d'iceux mondes de ce qui sera le premier venu en estre, le reste puis apres prendra sa naissance par discretion et concretion, ou par rarefaction et condensation des parties: qui fait que toutes se transmuent en toutes, ainsi comme Platon luy-mesme le donne à entendre, le discourant par exemples, presque de toutes: mais à nous presentement il suffira de l'entendre par peu d'exemples, car l'air s'engendre par l'extinction du feu, et puis de rechef en se subtiliant et rarefiant, il produit du feu: en la semence de ces deux-là peult on cognoistre les passions et transmutations de tous. Or le seminaire ou principe du feu et la Pyramide, composee de vingt et quatre premiers triangles, et l'Octaëdre est le seminaire de l'air, composé des quarante et huict mesmes triangles: ainsi il se fait un element d'air, de deux de feu conjoincts et composez ensemble, et à l'opposite l'element de l'air party se divise en deux corps de feu, puis retournant à s'espessir et constiper d'avantage en soy- mesme, il devient en forme d'eau, tellement que par tout ce qui sort le premier en lumiere donne tousjours facilement generation aux autres par transmutation, et ne demeure jamais seul ce qui est venu en estre le premier, mais l'un aiant en la masse de l'autre l'origine de mouvement primitif et antecedant, on conserve à tous un mesme nom. Ammonius adonc se prit à dire: Cela certes a esté vaillamment et diligemment recerché par Theodorus, mais je serois bien esmerveillé, si les presuppositions qu'il fait ne s'entredestruisoient et refutoient l'une l'autre: car il veult que les cinq mondes n'aient pas esté composez à la fois tous ensemble, mais que ce qui est plus delié, et où il y a moins de manufacture à le composer, soit sorty premier en essence: et puis, comme si c'estoit chose consequente, et non pas repugnante, il suppose que la matiere ne poulse pas tousjours en essence ce qui est le plus delié et le plus simple, mais que aucunefois les plus espesses, et les plus lourdes et pesantes parties sortent les premieres en generation. Mais sans cela, estant supposé qu'il y a cinq corps premiers, et consequemment qu'il y a autant de mondes, il n'applique sa probabilité qu'aux quatre seuls: car quant est du cube, c'est à dire du corps quarré, il le print et l'oste, comme si c'estoit au jeu des marelles, par ce que le corps quarré de sa nature et proprieté ne se peult muer en eulx, ny leur bailler à eulx puissance de <p 346r>se tourner en luy, d'autant que les triangles dont ils sont composez, ne sont pas d'un mesme genre: car tous les autres communément sont composez de demy-triangles, mais le subject propre, dont cestui-cy particulierement se compose, est le triangle aux deux jambes egales, qui ne se peult unir, incorporer, ny accommoder avec le demy-triangle. S'il est ainsi doncques qu'il y ait cinq corps, et consequemment cinq mondes, et qu'en chascun d'iceux mondes le principe de generation soit le corps qui premier sort en evidence, celuy où le corps quarré sera le premier, nul des autres corps n'y pourra doncques estre, comme celuy qui ne se peult naturellement tourner et changer en pas un d'eulx. Je laisse à dire d'avantage, que l'element et principe dont est composé le Dodecaëdre, n'est pas le triangle à trois costez inegaulx, mais un autre, comme ils disent, bien que de celuy aux costez inegaulx Platon compose la Pyramide, l'Octaëdre et l'Icosaëdre: tellement, dit Ammonius en riant, qu'il fault, ou que tu resólues ces objections- là, ou que tu allegues quelque chose de nouveau touchant la question qui se presente: et je luy respondy, Quant à moy je n'en sçaurois rien alleguer pour le present, où il y ait plus de verisimilitude, mais à l'adventure vault-il mieulx rendre raison de son opinion propre que de celle d'autruy. Je dy doncques de rechef, que la nature se departant et divisant dés le commancement en deux parties, l'une sensible, muable, subjecte à generation et corruption, tantost d'une sorte et tantost d'une autre: l'autre spirituelle et intelligible, se comportant tousjours d'une mesme sorte, il seroit bien estrange, beaux amis, de dire que la spirituelle reçeust en soy division, et eust de la diversité et difference en soy-mesme, et que lon trouve mauvais, jusques à s'en courroucer, si lon ne laisse la corporelle et passible toute unie en soy, et s'amassant en soy-mesme, ains qu'on la divise et qu'on la separe en plusieurs parts: car il seroit plus raisonnable que les natures permanents et divines s'entretinsent plus tost et s'embrassassent inseparablement elles-mesmes, et qu'elles evitassent, autant qu'il leur seroit possible, toute section et toute separation, et toutefois la force de l'Autre ou de la diversité touchant aussi bien à elles, fait és choses spirituelles et intellectuelles de plus grandes dissimilitudes en forme et raison essentielle, que ne sont les distances locales entre les corporelles: parquoy Platon refutant ceulx qui tienent ceste proposition, Que tout est Un, dit, que ce qui est, est et Mesme et Autre, et mouvement, et station. Si donques ces cinq choses-là sont, ce n'est pas de merveille, si de ces cinq elements corporels, nature en a fabriqué les figures et representations chascune propre à chascun, non pas simples ny pures, mais en-tant qu'ils sont plus participans de chasque proprieté et puissance: car il est tout manifeste, que le corps quarré est le plus propre et plus sortable à la station et au repos, pour la stabilité et fermeté de ses plattes faces et superfices: et quant à la Pyramide il n'y a celuy qui ne recognoisse incontinent la nature de feu mouvant à ses cosstez longs et gresles, et à ses angles aigus. Et la nature du Dodecaëdre, apte à comprendre toutes les autres figures, sembleroit proprement estre l'image de l'univers en toute essence corporelle. Et des deux qui restent l'Icosaëdre est l'image de l'Autre et divers, et l'Octaëdre participe principalement de la forme du Mesme: et par ainsi l'un a produit l'air, lequel est capable de toute substance en une forme: et l'autre nous a baillé l'eau, qui par temperature se peult tourner en toutes sortes de qualitez. Or s'il est ainsi que la nature requiere en tout et par tout une egale et uniforme distribution, il est doncques vraysemblable qu'il y a aussi cinq mondes, et non point plus ny moins qu'il y a de moules et de patrons, à fin que chascun patron et exemplaire tiene le premier lieu, et la principale puissance en chasque monde, ne plus ne moins qu'ils l'ont en la premiere constitution et composition des corps. Mais cela soit dit pour respondre un peu à celuy qui s'esmerveilleroit comment nous divisons la nature subjecte à generation et alteration en tant de genres. Au demourant <p 346v>je vous prie considerez un petit de pres, avec moy, cest argument. Il est certain que des deux premiers supremes principes, j'entends l'unité, et le binaire ou la dualité, ceste-cy estant l'element et l'origine premiere de toute difformité, desordre et confusion, s'appelle infinité: et au contraire, la nature de l'unité venant à terminer le vague de l'infinité, qui n'a aucune proportion, aucun arrest, ny aucune terminaison, luy baille forme, et le rend aucunement capable de recevoir certaine denomination, laquelle accompagne tousjours les choses sensibles. Or ces deux generaux principes là se monstrent premierement au nombre, tellement que la multitude n'est jamais nombre, jusques à ce que l'unité venant à s'imprimer, comme une forme en la matiere, viene à retrencher ce qu'il y a icy de plus, et là de moins en l'infinité indeterminee: car lors chasque multitude devient et est faitte nombre, quand elle est terminee par un, mais si lon oste l'unité, de rechef la dualité indefinie et interminee confondant tout, le rend sans ordre, sans grace, sans nombre, et sans mesure. Or puis qu'il est ainsi, que la forme n'est pas la destruction de la matiere, mais plus tost la figure et l'ordre, il est force que ces principes soient tous deux dedans le nombre, desquels procede la premiere et plus grande dissimilitude et difference: car le principe infiny et interminé est autheur du nombre pair, et l'autre meilleur principe, qui est l'unité, pere du non-pair: si que le premier nombre pair, c'est deux, et le premier non-pair est trois, desquels se compose le cinq, par conjonction estant commun aux deux, et de puissance non-pair, car il estoit necessaire, d'autant que ce qui est corporel et sensible se divise en plusieurs parties pour sa composition par force de l'Autre, c'est à dire diversité, que ce ne fust, ny le premier pair, ny le premier non-pair, ains un troisiéme composé des deux, à fin qu'il fust procreé des deux principes, de celuy qui engendre le nombre pair, et de celuy qui produit le non-pair, car l'un ne se pouvoit departir ny separer d'avec l'autre, d'autant que tous deux ont nature, force et puissance de principe. Ces deux principes donc estants conjoints ensemble, le meilleur estant le plus fort s'est opposé à l'infinité interminee qui divisoit la nature corporelle: et ainsi estant la matiere divisee, l'unité s'interposant a empesché que l'univers ne fust divisé et mesparty en deux parties egales, ains y a eu pluralité de mondes causee par l'Autre, de l'infinité et diversité, mais ceste pluralité a esté produite en nombre non-pair, par la vertu et puissance du Mesme et du Finy, par ce que le meilleur principe n'a pas souffert que la nature s'estendist plus loing qu'il ne falloit, car si l'un y eust esté tout pur et simple, la matiere n'eust eu aucune separation: mais d'autant qu'il est meslé avec la nature divisive de la dualité, il a receu et souffert par ce moyen separation et division, mais elle s'est arrestee-là, par ce que le non-pair a esté maistre et superieur du pair. Voyla pourquoy les anciens souloient nommer, le compter, Pembasasthai: [...]. et croy que ce mot Panta, [...]. qui signifie l'univers, a esté derivé de Penté, [...]. qui signifie cinq, non sans raison, d'autant que cinq est composé des deux premiers nombres, et puis les autres nombres multipliez par autres, produisent divers nombres, là où le cinq multiplié par nombre-pair, produit dix precisément, et multiplié par non-pair, il s'engendre soy-mesme: je laisse à dire, qu'il est composé des deux premiers nombres quarrez, c'est à sçavoir, de l'unité et du quatre, et que c'est le premier des nombres qui peult autant que les deux qui le precedent, tellement qu'il compose le plus beau triangle qui soit à angle droit, c'est le premier nombre qui contient la proportion sesquialtere: car à l'adventure toutes ces raisons-là ne sont pas bien sortables ne propres au discours de la matiere presente, mais bien est-il plus convenable d'alleguer qu'en ce nombre-là y a une vertu naturelle de diviser, et que la nature divise plusieurs choses par ce nombre là: car en nous mesmes elle a mis cinq sens naturels, et cinq parties de l'ame, la naturelle, la sensitive, la concupiscible, l'irascible, et la raisonnable, et autant de doigts en chascune des mains: et que la semence genitale se depart au plus en cinq, car on ne trouve <p 347r>point par escript que femme ait enfanté plus d'enfans en une mesme portee: et les Aegyptiens aussi content, que la Deesse Rhea enfanta cinq Dieux: donnans à entendre soubs paroles couvertes, que d'une mesme matiere y avoit eu cinq mondes procreez. Et en l'univers, la terre est divisee en cinq bandes, et le ciel en cinq cercles, deux arctiques, deux tropiques, et un @equinoctial au milieu: qu'il y a cinq revolutions des planettes ou estoilles errantes, d'autant que le Soleil, Venus, et Mercure, ne font qu'une mesme revolution, et est la constructon du monde faicte par raison harmonique: ne plus ne moins que la game, dont nous usons à chanter, est composee de cinq tetrachordes arrengez de reng l'un apres l'autre, dont le premier s'appelle Hypátôn, c'est à dire, des bas: le second Mésôn, c'est à dire, moyens: le tiers Synemménôn, c'est à dire, conjoincts: le quart Diezeugménôn, c'est à dire, dejoincts: et le quint Hyperbolaeôn c'est à dire, supremes: et les intervalles du chant dont nous usons, sont aussi cinq, Diesis, Semitonion, Tonus, Triemitonion, et Ditonus: de maniere qu'il semble, que la nature prenne plaisir à faire toutes choses par nombre quinaire, plus qu'elle ne fait encore à les produire en forme ronde comme une boule, ainsi qu'escrit Aristote. Mais pourquoy, dira quelqu'un, est-ce que Platon a rapporté le nombre de cinq mondes aux cinq premieres figures des corps reguliers? Pour ce qu'il a dit que Dieu en ordonnant le monde a usé de la cinquiéme composition. Et puis aiant proposé la doute et question du nombre des mondes, à sçavoir s'il fault tenir qu'il n'y en ait qu'un, ou qu'il y en ait cinq, à la verité il monstre assez clairement que sa conjecture est fondee sur ceste raison- là. S'il fault doncques amener et appliquer la verisimilitude à son advis et opinion, voyant qu'il est force qu'avec la diversité de ces figures et des corps-là, , il s'en ensuive aussi incontinent difference et diversité de mouvements ainsi comme luy-mesme enseigne, affermant que ce qui est espessy ou subtilisé avec l'alteration de substance, change aussi quant et quant de lieu, car si de l'air s'engendre du feu, estant le corps Octaëdre dissolu et departy en Pyramides, ou au contraire, s'il se fait de l'air du feu, estant pressé et reserré en forme d'Octaëdre, il n'est pas possible qu'il demeure là où il estoit au paravant, ains s'en fuit et s'en court en une autre place, forçeant et combattant ce qu'il treuve en son chemin, et qui luy fait resistance: et monstre encore cela plus clairement et plus evidemment par un exemple et similitude des vans, et autres tels instruments où lon vanne et nettoye le bled, disant que ne plus ne moins que les elements remuans la matiere, et estans remuez par elle, s'alloient tousjours rendre les semblables avec leurs semblables, et qu'ils occupoient tantost un, tantost autre lieu, avant que le monde fust ordonné en la matiere qu'il est maintenant. Estant doncques la matiere en tel estat qu'il est vraysemble que soit toute chose là où Dieu n'est pas, les cinq premieres qualitez, c'est à dire les premiers corps, aiants chascunes leurs propres et peculieres inclinations et mouvements, s'en allerent à part, non pas du tout ny sincerement divisees et separees les unes des autres, pour ce que tout estant brouillé pesle- mesle, les surmontees tenoient tousjours un peu et suyvoient contre leur nature celles qui surmontoient: et pourtant les unes s'en allans d'un costé, et les autres de l'autre, il est advenu de là, qu'il y a eu autant de portions et de distinctions, comme il y a de divers genres des premiers corps, l'une de feu non pas du tout pur, mais tirant sur la forme de feu: une autre de nature celeste, non du tout sincere ciel, mais tirant sur la nature du ciel: un autre de terre, non terre seule et simple, mais tirant sur la forme de la terre: mais principalement la communication de l'eau et de l'air, comme nous avons dit par cy devant, pour ce qu'elle s'en alla remplir de plusieurs genres divers et estranges: car ce n'a pas esté Dieu qui a separé et distribué la substance, mais l'aiant trouvee ainsi temerairement dissipee d'elle mesme, et se tirant chascune à part en si grand desordre et si grande confusion, il l'ordonna et l'arrengea avec symmetrie <p 347v>et proportion, et mettant en chascune la raison comme garde et gouverneur, il feit autant de mondes, comme il y avoit de premiers corps. Ce discours donques soit attribué à la grace et faveur de Platon, pour l'amour d'Ammonius: car quand à moy je ne voudrois pas affermer qu'il y ait precisément autant de mondes en nombre, mais je diray bien que l'opinion de ceulx qui tiennent qu'il y a plus d'un monde et non pas pourtant infinis, est fondee en aussi bonne raison que nulle des autres: voyant que la matiere de sa nature se respand et se depart en plusieurs parts, sans demourer en un, et que la raison aussi ne souffre pas qu'elle s'en aille à l'infiny: et si en aucun autre lieu, principalement en cestui-cy, nous souvenans des preceptes de l'Academie, ostons de nos entendements le trop de creance, et comme en un lieu glissant et coulant retenons la fermeté de creance, seulement au propos de l'infinité, croians fermement qu'il n'y peult avoir des mondes infinis. Apres que j'eus deduit ces raisons, Demetrius dit, Lamprias nous admonneste sagement,
  Les oeuvres des Dieux en diverses
  Façons nous donnent des traverses,
comme dit Euripide, quand nous presumons et osons prononcer de si haultes et grandes choses, comme si nous les sçavions bien certainement. Mais il nous fault, comme il a dit, rapporter nos devis au premier propos que nous avons laissé: car ce qui a paravant esté dit, que les oracles demeurent muets et inutiles, quand les Daemons, qui les souloient gouverner, s'en sont retirez et allez, ne plus ne moins que nous voyons les instruments de Musique demourer oyseux, sans aucun son ny armonie, quand les ouvriers ne les manient: cela, dis-je, remue une autre question qui est plus grande, touchant la cause et la puissance, car laquelle ces Daemons rendent les devins et prophetes espris et ravis de fureur divine, et leur font avoir des visions: car de dire que les oracles se taisent pour autant qu'ils sont delaissez et abandonnez par les Daemons, cela n'est rien, si premier lon ne donne à entendre comment c'est que quand ils y sont presents, et qu'ils les gouvernent, ils les mettent en besongne, et les font prophetiser. Ammonius adonc prenant la parole, Estimes-tu, dit-il, que les Daemons soient autre chose que
  Esprits vestus de substance aëree,
  Allans par tout' la terre labouree?
comme dit Hesiode: car quant à moy il me semble que la difference qu'il y a d'un homme à un autre qui jouë une Trag@edie ou une Comedie, la mesme difference y a il d'une ame à une autre qui est revestue d'un corps durant ceste vie. Il n'y a doncques en cela rien qui soit estrange, ny sans apparence de raison, si des ames rencontrans d'autres ames, leur impriment des visions et apprehensions des choses futures, ne plus ne moins que nous monstrons plusieurs choses ja faittes et advenues, et en signifions et prognostiquons de celles qui sont à advenir, non par vive voix seulement, mais aussi par lettres et escripts, et par quelque attouchement, ou par un regard seulement: si d'aventure tu n'as quelque autre chose à dire à l'encontre, Lamprias, car nous ouismes n'a pas long temps dire, que tu en avois eu nagueres de grands propos avec des estrangers en la ville de Lebadie, mais celuy qui nous en dit des nouvelles ne se souvenoit pas bonnement des propos. Ne vous en esbahissez pas, dis-je, car plusieurs occupations et affaires qui sont survenues depuis, mesmement pour l'ouverture de l'oracle, et pour le sacrifice, ont esté cause que nos propos se sont esvanouis et egarez çà et là. Mais maintenant, dit Ammonius, tu as des auditeurs qui sont de loysir, qui desirent et interroguer et apprendre, sans aucune volonté de contester ny de contredire opiniastrement, devant lesquels tu peux tout dire, et entendre d'eux toute excuse, quelque chose que tu dies, comme tu vois. Et comme les autres de la compagnie me feissent pareilles exhortations, apres avoir fait un peu de pause en silence, <p 348r>je recommençay à dire, Certainement (Ammonius) tu as, sans y penser, toy mesme ouvert l'entree, et donné commencement aux propos qui furent lors tenus: car si les Daemons sont ames et esprits separez des corps, et n'aiants aucune communication avec eux, comme tu dis, suivant le divin poëte Hesiode, qui les appelle
  Saincts habitans dessus la terre tarde,
  Pour des humains mortels avoir la garde:
pourquoy est-ce que nous privons les esprits et ames qui sont dedans les corps de ceste mesme puissance, par laquelle les Daemons peuvent prevoir et predire les choses à advenir? car il n'est pas vraysemblable, que les ames acquierent proprieté ou puissance aucune nouvelle, quand elles abandonnent les corps, qu'elles n'eussent pas au paravant, ains faut penser qu'elles ont tousjours les mesmes parties, mais qu'elles les ont pires, quand elles sont meslees avec les corps, et aucunes d'elles nullement apparentes et cachees, les autres debiles et obscures, et qui pesamment et malaisement peuvent faire leurs operations, ne plus ne moins que ceulx qui regardent à travers un brouillas, ou qui se meuvent dedans quelque substance liquide, desirans fort la guarison et le recouvrement de ce qui leur est propre, et le deschargement et purgation de ce qui les couvre: car l'ame encore pendant qu'elle est liee et attachee avec le corps, a la puissance de prevoir et cognoistre les choses futures, mais elle est aveuglee par la meslange avec la terrestreité du corps: pour ce que tout ainsi comme le Soleil n'est pas clair, quand il est eschappé des nues, ains l'estant tousjours, il nous semble neantmoins obscur et trouble à travers un brouillas, aussi l'ame n'acquiert pas de nouveau la puissance de deviner, quand elle sort du corps, comme d'une nuee, ains l'aiant dés maintenant, elle est aveuglee par la commixtion et confusion qu'elle a avec le corps mortel: et ne le fault pas trouver estrange, ny le decroire quand nous ne verrions autre chose en l'ame, que la faculté et force de la memoire qui respond vis à vis à la puissance de deviner, et considerant le grand effect qu'elle fait, de conserver et garder les choses passees ou pour mieux dire, de les faire aucunement estre, car du passé rien ne demeure ny ne subsiste en estre, soient actions ou paroles, ou passions, d'autant qu'elles ne font que passer, et perissent aussi tost comme elles vienent en estre, par ce que le temps, ne plus ne moins que un torrent emporte tout, mais ceste faculté memorative de l'ame, luy faisant ne sçay comment resistance, et l'arrestant, donne, par maniere de dire, apparence et essence, à ce qui n'est pas present. Car l'oracle qui fut donné à ceulx de Thessalie, touchant la ville d'Arna, vouloit qu'on luy dist
  Ce que l'aveugle voit,
  Et ce que le sourd oit:
mais la memoire nous est l'ouye des choses sourdes, et la veuë des aveugles, tellement que, comme j'ay tantost dit, ce n'est pas de merveille, si retenant les choses qui ne sont des-ja plus, elle en anticipe plusieurs de celles qui ne sont pas encore: car celles la luy touchent, et luy appartiennent d'avantage, et s'affectionne plus à elles, car elle se panche et encline vers celles qui sont encores à venir, là où de celles qui sont desja passees et du tout finies, elle n'en a rien que le souvenir. Les ames doncques aiants ceste puissance nee quand et elles, mais foible, obscurcie et mal-aisee à exprimer ses apprehensions, ce neantmoins encore la monstrent elles, et la poulsent dehors bien souvent par songes, ou bien par quelques cerimonies de sacrifices, quand le corps est bien purifié, et qu'il prent une certaine temperature propre à cest effect, là où pour ce que la partie ratiocinative et speculative estant lors relaschee et delivree de la solicitude des choses presentes, elle se met avec la partie irraisonnable et imaginative à penser de l'advenir: car ce n'est pas comme dit Euripide,
  Bon devin est qui conjecture bien:
mais bien est-il homme sage qui suit la partie de l'ame qui a discours de raison, et qui <p 348v>le conduit avec verisimilitude, mais la vertu divinatrice, comme un papier sans escriture, non capable d'aucune raison ny d'aucune determination d'elle mesme, ains seulement apte et propre à recevoir des fantasies, imaginations et presensions, sans aucune ratiocination ne discours de raison, touche à l'advenir, lors qu'elle s'esloigne et se tire le plus arriere du present dont il sort, par une certaine temperature et disposition du corps transmué, que nous appellons inspiration. Or a le corps bien souvent de luy mesme une telle disposition, mais la terre jette dehors aux hommes les sources et origines de plusieurs autres forces et puissances, les unes qui transportent les hommes hors de soy, et apportent des maladies, et des mortalitez: et des autres aussi quelquefois bonnes, doulces et utiles, ainsi comme il appert à ceulx qui en font l'experience. Or le flux, ou vent et respiration prophetique de divination est tresdivin et tressainct, soit qu'il se léve seul à travers l'air, soit qu'il sourde avec quelque fluxion humide: car venant à se mesler dedans le corps il y engendre une temperature et disposition estrange et non accoustumee aux ames, de laquelle il est bien malaisé pouvoir clairement et certainement exprimer la proprieté, mais avec raison on en peut tirer quelque conjecture, en plusieurs manieres: car par sa chaleur et sa dilatation et diffusion il ouvre ne sçay quels petits pertuis, où il y a force imaginative de l'advenir, ne plus ne moins que le vin qui bouilt et qui fume fait plusieurs autres mouvemens, et mesmement qu'il revelle et decelle plusieurs propos secrets et cachez: car la fureur de Bacchus et de l'yvresse a, comme dit Euripide, beaucoup de divination, quand l'ame eschauffee et enflammee jette arriere toute crainte, que la prudence mortelle apportant, destourne, et esteinct bien souvent l'inspiration divine. Et quant-et-quant on pourroit dire, non sans grande raison, que la seichresse s'y mettant avec la chaleur, subtilise l'esprit, et le rend de nature de feu et pur: car, comme disoit Heraclite, Seiche lueur, ame tressage: là où l'humidité non seulement grossit et rebousche la veuë et l'ouye, mais qui plus est, meslee parmy l'air, et venant à toucher la superfice des miroirs, elle leur oste la splendeur et la lueur: et au contraire aussi, il n'est pas impossible que par quelque refrigeration et condensation de cest esprit, comme le fer s'affine par la trempe, aussi ceste partie prevoyante l'advenir, ne s'engendre et ne s'aiguise en l'ame, ne plus ne moins que l'estaim fondu avec le cuyvre, qui de soy-mesme est rare et plein de petits pertuis, le serre et l'espessit, et quant-et-quant le rend plus luysant et plus net: aussi n'y a-il inconvenient qui empesche, que ceste divinatrice exhalation aiant quelque chose de propre et de peculierement conforme aux ames, ne remplisse ce qui est rare et vuide, et ne le resserre au dedans, d'autant qu'il y a des choses qui ont convenance avec d'aucunes, et d'autres avec d'autres, comme la febve est sortable à la couleur de pourpre, et le salnitre meslé parmy semble aider la teinture de l'escarlatte: et, comme dit Empedocles,
  Parmy le bysse on mesle le saffran.
Et nous avons appris de toy, seigneur Demetrius, que la riviere de Cydnus seule nettoye le cousteau sacré à Apollo, en la ville de Tarse en Cilicie, et qu'il n'y a eau quelconque qui le puisse escurer ny nettoyer que celle-là seule: ne plus ne moins qu'en la ville d'Olympie, ont dit que lon detrempe la cendre des sacrifices avec l'eau du fleuve d'Alpheus, et que lon la plastre contre l'autel, et que si lon essaye de le faire avec l'eau de quelque autre fleuve, on ne sçauroit venir à bout de la faire prendre ne lier. Ce n'est doncques pas de merveille si la terre poulsant hors de soy contremont plusieurs exhalations, il ne s'en treuve que celles-là, qui transportent les ames de fureur divine, et qui leur donnent imagination et apprehension de l'advenir: et sans contredit, ce que lon raconte touchant l'oracle de ce lieu s'accorde à ce propos, car c'est icy proprement que lon dit que ceste puissance de deviner se monstra premierement, par ce qu'il y eut un berger qui par fortune y estant tombé, commencea <p 349r>à jetter des cris et voix de personne transportee hors de soy: de quoy les voisins ducommancement ne faisoient point de compte: mais depuis quand ils veirent que ce qu'il leur avoit predit estoit advenu, ils l'eurent en admiration, et mesmes les plus sçavans entre les Delphiens l'appellent Coreta. Si me semble que l'ame se mesle et s'attache avec ceste exhalation divinatrice, ne plus ne moins que fait l'oeil et la veuë avec la lumiere: car l'oeil, qui a une naturelle proprieté et puissance de voir, n'est de nul effect sans la lumiere: aussi l'ame aiant ceste proprieté et faculté de prevoir les choses à advenir comme un oeil, elle a besoing d'une chose propre qui l'allume, et qui l'aiguise. Voyla pourquoy plusieurs des anciens estimoient que le Soleil et Apollo fussent un mesme Dieu, et ceux qui entendent que c'est, et qui reverent la belle et sage proportion, estiment et jugent que telle comparaison qu'il y a du corps à l'ame, et de la veuë à la lumiere, et de l'entendement à la verité, telle y a il de la force du Soleil à la nature d'Apollo, affermans que c'est sa geniture qui continuellement procede et s'engendre de luy, estant tousjours eternellement: car ne plus ne moins que celuy- là allume, poulse et excite entre les sentimens la vertu visive, aussi fait cestui-cy la vertu divinatrice qui est en l'ame. Ceux donc qui ont estimé que ce fust un mesme Dieu, bon droit ont dedié et consacré cest oracle à Apollo, et à la Terre, jugeans que c'estoit le Soleil qui imprimoit ceste temperature, et ceste disposition en la terre, de laquelle sourdoit ceste exhalation divinatrice. Or comme Hesiode, avec beaucoup meilleure raison que plusieurs philosophes, appelle la terre
  Le fondement ferme de toutes choses:
aussi l'estimons nous eternelle, immortelle et incorruptible: mais des vertus et facultez qui sont en elle, nous estimons que les unes faillent en un lieu, et naissent de nouveau en un autre, et passent en un endroit, et affluent d'ailleurs en un autre: et est vraysemblable que ces telles revolutions-là en un cours de long temps tournent et reviennent en elle par plusieurs fois, comme nous en pouvons tirer conjecture de ce qui manifestement nous apparoist: car en plusieurs contrees nous voyons des lacs, des fleuves entiers, et encore plus des fontaines chaudes faillir, et se perdre du tout en autres, s'enfouir et se cacher dedans terre, et puis aux lieux mesmes, de là à quelque intervalle de temps, se monstrer de rechef, ou bien couler là aupres. Et des mines nous sçavons les unes perir et faillir de tout poinct, comme celles d'argent au païs d'Attique, et d'aerain en Negrepont, où lon forgeoit anciennement les espees battues à froid, comme dit le poëte Aeschylus,
  Prenant l'espee Euboïque pointuë.
Et la carriere de Caryste il n'y a pas long temps qu'elle a cessé de produire des pelotons de pierre mols, qui se filoient comme lin: car je pense que quelques uns de vous en ont peu veoir des serviettes et des rezeaux, et des coisses qui en estoient tissues, qui ne brusloient point au feu, ains quand elles estoient ordes et salles, pour avoir servy, et qu'on les jettoit dedans la flamme, on les en retiroit toutes nettes et claires: mais maintenant tout cela s'est esvanouy, et ne voit-on plus dedans la carriere que un peu des cheveux bien rares, et des filets deliez qui courent cà et là. De toutes lesquelles choses Aristote maintient que la seule exhalation est la cause efficiente dedans la terre, avec laquelle exhalation il est doncques force que tels effects defaillent quelquefois, qu'ils passent de lieu à autre, et qu'ils resortent aussi de rechef quelque autre fois: autant en faut-il estimer des esprits et exhalations divinatrices qui sortent de la terre, qu'elles n'ont pas non plus la vertu immortelle, et qui ne puisse jamais vieillir, ains subjecte à mutations et alterations: car il et vraysemblable que les ravages excessifs des pluyes et grandes eaux les esteignent, et que les coups des tonnerres les dissipent, et mesmement quand la terre est agitee et concassee par tremblement, et qu'elle vient à s'affaisser et à se troubler et confondre au dedans, il <p 349v>est bien force que telles exhalations dedans les cavernes de la terre changent d'issues à sortir, ou bien qu'elles s'assopissent et s'estouffent entierement, comme lon dit que le grand tremblement, dont on parle tant, demeura tout court et s'arresta icy, aussi ruïna-il toute la ville: comme lon dit qu'en la ville d'Orchomene il amena une pestilence qui emporta nombre infiny d'hommes, et que l'oracle de Tiresias y defaillit entierement, de sorte que jusques aujourd'huy il est demouré muet, et sans aucun effect. Et si le semblable est advenu aux oracles qui souloient estre en la Cilicie, comme nous entendons, il n'y a personne qui le nous sçeust plus certainement dire que toy Demetrius. Alors Demetrius, Je ne sçay, dit-il, comme il en va pour le present, car il y a desja bien fort long temps que je suis hors de mon païs, comme vous sçavez: mais du temps que j'y estoit, celuy de Mopsus et celuy de Amphilochus estoient encore en leur fleur: et vous puis dire, pour avoir eté present, une chose merveilleuse touchant celuy de Mopsus. Le gouverneur de la Cilicie estoit quant à luy en doute s'il y avoit des Dieux, pour l'infirmité de sa mescreance, n'osant pas du tout croire qu'il n'y en ait point, à mon advis: car au demourant c'estoit un mauvais homme et violent: mais aiant autour de luy certains Epicuriens qui ont accoustumé de se mocquer de telles choses, d'une mocquerie, ce disent ils, honneste et fondee en raison naturelle, il envoya un sien affranchy, comme s'il l'eust envoyé au païs des ennemis pour espier, avec une lettre cachettee, en laquelle lettre estoit escritte la demande qu'il devoit faire à l'oracle sans que personne sçeust ce qu'il y avoit escrit. C'est homme donc, ainsi que la coustume du lieu est, demourant toute la nuict dedans le sanctuaire du temple, et s'y estant endormy, recita le lendemain le songe qu'il y avoit eu, c'est qu'il luy fut advis qu'il veit un bel homme qui se presenta à luy, qui luy dit ce mot, Noir, et rien d'advantage, pour ce qu'il s'en alla aussi tost: cela nous sembla à nous autres impertinent, et n'entendions point que c'estoit à dire: mais le gouverneur s'en esmerveilla, et en demoura tout picqué, et depuis eut l'oracle en grande veneration, car ouvrant la lettre, il monstra ceste demande qui estoit escritte dedans, T'immoleray-je un taureau blanc, ou un noir? tellement que les Epicuriens mesmes qui estoient avec luy, en demourerent tous honteux et confus: et luy feit le sacrifice, et revera tousjours depuis Mopsus. Demetrius aiant achevé ce conte, se teut: Et moy voulant conclure toute ceste dispute, jettay derechef ma veuë sur Philippus et sur Ammonius, qui estoient assis l'un apres l'autre, lesquels me semblerent vouloir parler, et pour ce je me retins une autrefois. Parquoy Ammonius dit adonc, Philippus a encore quelque chose à dire sur ce qui a esté mis en avant, car il estime, comme les autres, que ce soit un mesme dieu Apollo, que le Soleil, et non point autre: mais la doubte que je fais est plus grande, et de plus grandes choses: car je ne sçay comment n'agueres nous avons par nos discours osté la divination aux Dieux, et l'avons attribuee aux D@emons tout ouvertement: et maintenant il me semble que de rechef nous les chassons et deboutons icy de l'oracle, et de la machine à trois pieds, en referant le principe, et la premiere cause efficiente de la divination, à je ne sçay quels vents ou vapeurs, et exhalations, et non pas le principe seulement, mais la substance et la puissance mesme: car ces temperatures, ces chaleurs, et ces trempes, par maniere de dire, que nous avons alleguees, nous destournent à l'adventure plus de l'opinion et creance que cela procede des Dieux, et nous donnent imagination, que ce soit une telle cause comme Euripide en fait dire à Polyphemus en sa Trag@edie du Cyclops,
  Terre produit, veuille ou non, la pasture
  Dont mon troupeau prend grasse nourriture:
toutefois il ne dit point qu'il sacrifie ses moutons aux Dieux, ains à soy-mesme, et à son ventre le plus grand des D@emons: et neantmoins nous leur sacrifions, et leur <p 350r>faisons prieres, pour avoir response des oracles: à quel propos, s'il est vray que les ames apportent quand et elles une faculté prophetique et divinatrice, et que la cause mouvante qui excite celle faculté et vertu, soit une certaine temperature de l'air, ou bien un vent? Et puis que veut doncques dire l'institution des religieuses ordonnees pour prononcer les responses? et pourquoy est-ce qu'elles ne respondent point, si premier l'hostie que lon veut immoler ne tremble toute, depuis le bout des pieds, et qu'elle ne se croule toute, quand on luy respand dessus les effusions du vin? car ce n'est pas assez de secouër la teste, comme aux autres sacrifices, ains faut que la secousse et le tremblement soit en toutes et par toutes les parties du corps, avec un bruit de fremissement: car si cela ne se fait, ils tiennent que l'oracle ne besongne point, et n'y introduisent point la religieuse qui s'appelle Pythia: et neantmoins il seroit bien vraysemblable de dire et de penser cela, si lon attribuoit la plus part de ceste inspiration prophetique, ou à un Dieu, ou à un D@emon: mais ainsi que tu le dis, il n'y auroit point d'apparence, car l'exhalation qui sort de la terre, soit que l'hostie tremble, ou qu'elle ne tremble point, causera tousjours le ravissement et transport d'esprit, et disposera tousjours l'ame, autant d'une autre personne, la premiere venue, que de la religieuse Pythia: dont il s'ensuit que c'est une sottise de se servir d'une femme à faire rendre ces oracles, en la travaillant pour neant à la maintenir vierge toute sa vie et nette de compagnie d'homme. Car ce Coretas-là que les Delphiens disent avoir esté le premier, qui estant tombé en ceste fente et crevasse de la terre, donna sentiment de la vertu et proprieté du lieu, n'estoit à mon advis en rien different des autres pasteurs et bergers, au moins si cela est vray, et non pas une fable et une fiction vaine, comme je l'estime, quand je discours en moy-mesme, de combien de bonnes choses a esté cause cest oracle aux Grecs, tant au faict des guerres, comme des fondations de villes, et aux necessitez de famine, et de pestilence, il me semble indigne d'en attribuer l'invention et le commancement à la fortune, et à un cas d'adventure, non pas à Dieu, et à la providence divine. Je voudrois fort, amy Lamprias, que tu nous discourusses un petit sur cela: et te prie, Philippus, que tu ayes ce pendant un peu de patience. Bien volontiers, respondit aussi-tost Philippus, et toute la compagnie aussi, car je voy bien que le propos que tu as mis en avant a esmeu toute la compagnie. Et lors prenant la parole, Certainement, dis-je, Philippus, il ne m'a pas seulement esmeu quant à moy, ains m'a rendu tout confus de honte, doubtant qu'en une si notable compagnie de si grands personnages, il ne semble que contre le devoir de mon aage, j'aye voulu, me glorifiant en la probabilité du langage, destruire ou remuer aucune chose qui avec verité soit creuë et tenuë touchant les choses divines. J'y respondray doncques, amenant pour tesmoing et pour mon advocat et defenseur, Platon, lequel reprent l'ancien Anaxagoras, de ce qu'estant trop attaché aux causes naturelles, recerchant et poursuivant tousjours par tout, ce qui de necessité se fait és operations du corps, il omettoit la cause finale et l'efficiente, qui sont causes et principes de plus grande importance et plus noble, là où luy le premier ou plus que nul autre des philosophes, les a declairees l'une et l'autre, attribuant à Dieu le principe des choses qui se font avec raison, et ne privant pas ce pendant la matiere des causes necessaires à l'oeuvre qui se fait, ains recognoissant en cela, que l'ornement et la disposition de tout ce monde sensible ne pend point d'une seule ne simple cause, ains qu'elle prend son essence quand la matiere vient à estre joincte et liee avec la raison: et qu'il soit ainsi, considerez-le premierement és ouvrages qui se font par les mains des ouvriers: comme, pour exemple, sans aller plus loing, le pied et soubassement de la coupe tant renommé, qui est entre les joyaux de ce temple, que Herodote appelle Hypocrateridion, qui a pour sa cause materielle le feu, et le fer, et l'amollissement par la force du feu, et la trempe par l'eau, sans quoy il n'y <p 350v>auroit moyen de faire un tel ouvrage: mais la maistresse et principale cause qui remuë tout cela, et qui besongne avec ces matieres-là, c'est l'art et la raison qui les applique à l'oeuvre, et neantmoins on met l'inscription du nom de l'ouvrier à ces peintures icy, et representation des choses passees:
  Polygnotus aiant pris sa naissance
  Dedans Thasos de la noble semence
  D'Aglaophon, a icy peint comment
  Ilium fut pris anciennement.
C'est luy veritablement qui a peint, comme vous voyez, la destruction de Troye, mais sans couleurs brayees et meslees, et confuses les unes avec les autres, il eust esté impossible que ceste peinture fust ainsi belle à veoir comme elle est. Si doncques quelqu'un venoit maintenant à enquerir de la cause materielle, en recerchant ou discourant des mutations et alterations que reçoit l'ochre meslee avec le vermillon, ou le noir avec la ceruse, il ne diminueroit pour cela rien de la gloire de l'ouvrier Polygnotus. Et celuy qui reciteroit comme le fer se trempe, et comment il se mollifie, et qu'estant attendry par le feu, il se forge et obeït à ceux qui le battent, et puis qu'en le plongeant dedans de l'eau fresche, venant à se reserrer par la froideur de l'eau, et à s'espessir, à cause qu'il s'estoit amolly et rarefié par le feu, il en acquiert une dureté et trempe, que Homere appelle la force du fer, reserve-il pour cela moins la cause de l'ouvrage à l'ouvrier? quant à moy je ne le pense pas: car ceux qui esprouvent les facultez et proprietez des drogues medicinales, pour cela ne condamnent pas la medecine, tout ainsi comme quand Platon dit, que nous voyons par ce que la lueur de l'oeil vient à se mesler ensemble avec la clarté du Soleil, et que nous oyons quand l'air vient à estre frappé: ce n'est pas à dire pour cela, que nous n'aions la faculté de veoir et d'ouïr par la raison et la providence: car en somme, comme je dy, toute generation procedant de deux causes, les premiers et plus anciens theologiens et poëtes, ne se sont arrestez qu'à la premiere et plus excellente, chantans à tous propos ce commun refrein qui est en la bouche de tout le monde,
  Jupiter est de tout commancement,
  Et le milieu, et l'accomplissement:
mais au demourant quant aux causes necessaires et naturelles, ils n'en approchent point, mais au contraire les plus recents et plus modernes que ces anciens-là, que lon appelle les naturels, abandonnans ce beau et divin principe-là, attribuent tout aux corps, et aux passions des corps, et à ne sçay quels battemens, mutations et temperatures, tellement que les uns et les autres en leur dire sont defectueux, par ce qu'ils ignorent ou omettent à dire les uns par qui, les autres de quelle matiere, et par quels moyens chasque chose se fait. Mais celuy qui le premier ouvertement et manifestement à conjoinct avec la raison mouvante et ouvrante librement, la matiere subjecte et souffrante, necessairement celuy-là respond et pour luy et pour nous à toute calomnie et toute suspicion: car nous ne privons point la divination ny de Dieu, ny de raison, attendu que nous luy donnons pour matiere et pour subject l'ame de l'homme, et pour son outil, et comme son poinçon, le vent d'inspiration et l'exhalation. Premierement la terre est celle qui engendre telles exhalations, et puis le Soleil, qui donne à la terre toute la vertu et puissance de celle temperature et mutation, par la tradition de nos peres est un Dieu: puis nous y adjoustons les D@emons, comme superintendans, conservateurs et gardiens de ceste temperature, comme d'une harmonie et consonance, qui en temps opportun laschent ou tendent et roidissent la vertu de celle exhalation, luy ostans aucunefois ce qu'elle a de trop active efficace à tourmenter l'ame, et la transporter hors de soy, et luy meslant parmy une vertu d'émouvoir sans faire douleur, ny porter dommage à ceux qui la reçoivent. <p 351r>En quoy il me semble que nous ne faisons rien qui doive estre trouvé estrange ny impossible, ou non convenable à la raison, ny quand nous immolons des hosties devant que de venir à l'oracle, que nous les couronnons de festons de fleurs, et que nous leur espandons dessus les effusions des sacrifices, nous ne faisons en tout cela rien qui soit conraire à ce discours-là: car les presbtres et religieux qui sacrifient les hosties, et qui respandent les effusions de vin par dessus, et qui contemplent leurs mouvemens et leurs tremblemens, ne le font pour autre cause que pour avoir signe, si Dieu entend à leur demande, pour ce qu'il faut que l'hostie que lon immole aux dieux soit pure, entiere, saine, et non aucunement contaminee, ny quant à l'ame, ny quant au corps. Or n'est-il pas mal-aisé de remarquer et cognoistre les signes du corps, et quant à l'ame, ils en font l'espreuve, en presentant aux taureaux de la farine, et aux sangliers des pois chiches, car s'ils n'en veulent point taster, c'est certain signe qu'ils ne sont pas sains: quant à la chévre l'eau froide en est la preuve, car si elle n'en fait point de semblant, et qu'elle ne fremisse point quand on en jette dessus elle, c'est certain signe que son ame ne se porte pas selon nature, et quand bien il seroit prouvé que ce soit certain et indubitable signe que Dieu veuille rendre response, quand l'hostie arrosee s'esmeut, et le contraire qu'il ne veuille point respondre: je ne voy pas pour cela qu'il y ait rien qui repugne à ce que nous avons dit paravant, car toute force naturelle produit l'effect auquel elle est ordonnee pis ou mieux, selon qu'elle a le temps et la saison plus ou moins à propos: et il est vraysemblable que Dieu nous donne des indices par où nous pouvons cognoistre si l'occasion se passe, ou non: et quant à moy j'estime que l'exhalation mesme qui sourd de la terre, n'est pas tousjours d'une mesme sorte, mais qu'en un temps elle se lasche, et puis elle se renforce en un autre: et l'argument qui ne le fait ainsi juger se peut aisément verifier par le tesmoignage de plusieurs estrangers: et de tous ceux qui servent dedans le temple: car la chambre là où lon fait seoir et attendre ceux qui vienent demander response à l'oracle se remplit aucunefois, non pas souvent, ny à certains intervalles de temps, ains à differents espaces, fortuitement, d'une si souefve odeur et si douce aleine, que les plus precieux et meilleurs parfums n'en sçauroient rendre de plus douce, qui sourd comme d'une source de vive fontaine du sanctuaire du temple: et est vraysemblable que c'est la chaleur, ou bien quelque autre puissance qui la poulse au dehors: et si d'aventure cela semble à quelqu'un n'estre pas vraysemblable, à tout le moins me confessera-il, que la prophetisse Pythie a celle partie de l'ame, de laquelle ce vent et soufflement d'inspiration s'approche, disposee tantost d'une sorte et tantost d'une autre, et qu'elle n'est pas tousjours en une mesme temperature, comme si Dieu gardoit en tout temps une mesme et immuable harmonie: car il y a plusieurs fascherie, et plusieurs passions qui occupent le corps, et qui se coulent en l'ame, les une apparentes, les autres secrettes: desquelles se sentant saisie, il seroit meilleur qu'elle ne s'allast point là presenter, ny s'exhiber à ceste inspiration divine, n'estant pas pure et nette de toute perturbation, comme un instrument de musique bien accordé, et bien sonant, et non pas tout confus et tout desaccordé: ne plus ne moins que le vin ne surprent pas tousjours l'yvrongne autant une fois qu'autre, ny le son de la fleute n'affectionne pas de mesme tousjours celuy qui de sa nature est subject à facilement estre ravy, ains les mesmes personnes sont aucunefois plus, aucunefois moins transportees hors de soy, et plus ou moins enyvrees, d'autant qu'il se rencontre en leurs corps une diverse temperature. Mais principalement la partie imaginative de l'ame, et qui reçoit les especes, est possedee du corps, et subjecte à changer quand et luy, comme il appert manifestement par les songes: car aucunefois nous avons plusieurs visions de songes, et de toutes sortes, et une autrefois nous sommes en toute tranquillité et tout repos de telles illusions. Nous cognoissons <p 351v>tous Cleon natif de Daulie, jamais en jour de sa vie, et si a vescu bien longuement, il n'eut aucun songe: et des anciens on en raconte autant de Thrasymedes H@ereïen, dequoy la cause est en la complexion et temperature du corps, comme lon voit que la complexion des melancholiques est subjecte à beaucoup songer et avoir beaucoup d'illusions la nuict, encore qu'il semble que leurs songes soient plus reguliers et plus veritables que des autres, pour autant que telles personnes tournans facilement leur phantasie tantost à une imagination, et tantost à une autre, il est force qu'ils rencontrent aucunefois: comme font ceux qui tirent plusieurs coups de flesches, il est force qu'ils assenent au but de quelque une. Quand doncques l'imaginative partie de l'ame et faculté divinatrice est bien disposee et bien assortie à la temperature de l'exhalation, comme à la reception d'une medecine, alors il est force que dedans les corps des prophetes s'engendre la fureur d'inspiration prophetique, et au contraire aussi quand elle n'y est pas bien disposee, qu'il ne s'en engendre point, ou bien que ce soit une fureur forsenee, non point naïfve, mais violente et turbulente, comme nous avons veu advenir en la prophetisse Pythie, qui est nagueres decedee: car estans venus des pelerins estrangers pour avoir response de l'oracle, on dit que l'hostie endura les premieres effusions que lon luy versa dessus, sans se bouger ny sans en faire aucun semblant, mais les presbtres ne laisserent pas pour cela de la presser outre mesure, et à continuer de luy jetter de l'eau dessus, tant qu'à la fin estant toute trempee et baignee elle se rendit. Qu'advint-il doncques de cela à la prophetisse Pythie? elle descendit bien dedans le trou de l'oracle maugré elle, comme lon dit, et mal volontiers, mais incontinent aux premieres paroles qu'elle dit, elle monstra bien qu'elle ne le pouvoit plus supporter, estant pleine d'un esprit maling et muet, comme une navire qui cingle à pleines voiles: et finablement estant du tout perturbee, et s'encourant avec un cry espouventable et horrible devers la porte, elle se jetta contre terre, tellement que non seulement les pelerins s'enfuirent de peur, mais aussi le grand presbtre Nicander, et tous les autres presbtres et religieux qui estoient là presens, lesquels toutefois rentrans dedans, un peu apres, l'enleverent estant encore hors de son bon sens, et de faict elle sur-vescut peu de jours apres. Voyla pourquoy lon contregarde le corps d'icelle Pythie pur et net de toute compagnie d'homme, et defend on qu'il ne hante ny ne converse aucune personne estrangere avec elle, et devant que venir à l'oracle ils prennent ces signes, estimans que Dieu sçait bien certainement quand elle a le corps disposé et preparé à recevoir, sans danger de sa personne, ceste inspiration fanatique, car la force et vertu de ceste exhalation, n'emeut pas toutes sortes de personnes, ne les mesmes personnes tout d'une sorte, ny autant à une fois qu'à une autre, ains donne seulement l'eschauffement et le principe, comme nous avons dit au paravant, à ceux qui sont preparez et accommodez à souffrir et à recevoir ceste alteration. Or est ceste exhalation certainement divine et celeste, mais non pourtant indefaillible, ny incorruptible ou non subjecte à vieillir, et suffisante à durer par un temps infiny, lequel vient à bout de toutes choses qui sont au dessoubs de la Lune, ainsi comme nous tenons: et y en a d'autres qui disent, que celles qui sont encore par dessus n'y resistent non plus, mais que se lassans par un eternel et infiny temps, elles sont soudainement immuees et renouvelees. Or quant à cela, dis-je, je suis d'advis que vous et moy ensemble rememorions, et reconsiderions souvent ces discours-là, sçachans bien qu'il y a plusieurs prises et plusieurs conjectures alencontre, lesquelles le temps ne permet pas que nous puissions toutes deduire, et pourtant remettons les à une autre fois, avec les doubtes que fait et allegue Philippus touchant Apollo et le Soleil.

<p 352r>Que signifioit ce mot Éi, qui estoit engravé sur LES PORTES DU TEMPLE D'APOLLO en la ville de Delphes.
JE trouvay nagueres en lisant, amy Serapion, des vers qui ne sont pas mal faicts, lesquels Dic@earchus estime que le poëte Euripides dit jadis au Roy Archelaus,
  Pauvre donner je ne veux à riche homme,
  Que justement un fol on ne m'en nomme,
  Ou que de là on n'aille souspeçonnant,
  Que ce ne soit demander en donnant.
Car qui donne du peu de moyen qu'il a un petit present à celuy qui possede beaucoup de biens, il ne luy fait pas grand plaisir: et, qui pis est encore, d'autant que lon ne peut pas croire qu'il donne ce present-là, quelque petit qu'il soit, pour- neant, il en acquiert la reputation d'estre homme avaricieux, fin et cauteleux: Mais d'autant que les dons qui se font avec argent et biens temporels sont en liberale gentillesse, et en beauté, beaucoup moindres que ceulx qui procedent des lettres et du sçavoir, d'autant plus est-il et honneste d'en donner, et en donnant en demander de semblables à ceulx qui les reçoivent. Parquoy envoyent presentement à toy, et à ceulx qui sont par delà, pour l'amour de toy, quelques uns des discours que nous avons recueillis, touchant le temple d'Apollo Pythique, comme une offrande de primices: je confesse que j'en attens de vous autres et plus en nombre, et de meilleurs en valeur, attendu que vous estes en une grande ville, que vous avez plus de loisir, avec plus grande quantité de livres, et de toutes sortes d'exercices et conferences de lettres et d'estudes. Or semble il que le bon Apollo remedie aux doubtes, et donne expedient aux difficultez qui se presentent ordinairement en la vie de l'homme, en respondant les oracles à ceulx qui se retirent à luy, mais qu'il en produit et met en avant, en matiere de lettres, imprimant en l'ame de sa nature convoiteuse de sçavoir, un desir de cognoistre et entendre la verité, comme il appert en plusieurs autres exemples, et mesmement en ce petit mot Éi, qui a esté consacré en son temple: car il n'est pas vraysemblable que ce soit esté par un cas fortuit, ny par une maniere de sort des lettres, que ce mot seul ait eu ceste preeminence envers ce Dieu, de preceder tous les autres, ne qu'il ait eu l'honneur de chose sacree à Dieu, ou dediee en un temple pour estre de chascun regardee, ains fault que les premiers hommes doctes qui ont eu dés le commancement la charge de ce temple, aient cognu quelque particuliere proprieté exquise en ce mot, ou qu'ils s'en soient servis comme d'une devise et une marque pour couvertement signifier et donner à entendre quelque chose de consequence. Par plusieurs fois doncques au paravant, aiant tout doulcement destourné ce propos que lon mettoit en avant pour en discourir, et aiant passé oultre, je fus nagueres surpris par mes propres enfans, ainsi que je m'efforçois d'en satisfaire à quelques pelerins estrangers, lesquels estans prests à partir de la ville de Delphes, il n'eust pas esté honneste de tenir en longueur, ny aussi du tout les refuser, aians desir singulier de m'en ouïr dire quelque chose. Comme doncques nous fussions assis dedans le temple, je commençay à recercher moymesme, et partie à demander et enquerir, admonesté du lieu et des propos que nous tenions, ce que jadis lors que Neron passa par ce païs icy, j'avois ouy discourir à Ammonius, et à quelques autres en ce mesme lieu, aiant esté semblablement ceste mesme difficulté mise dés lors en avant. Pour ce que ce dieu Apollo n'est pas moins philosophe et sçavant, que prophete, <p 352v>ce dit lors Ammonius, on a appliqué et accommodé à cela les surnoms que lon luy donne avec bonne et grande raison, enseignant et monstrant qu'il est Pythius, comme qui diroit enquerant, à ceulx qui commancent à apprendre et à enquerir: et Delius et Phaneus, c'est à dire clair et luysant, à ceulx à qui la verité commence un petit à se monstrer et apparoistre: et Ismenius, c'est à dire sçavant, à ceulx qui ont ja la science toute acquise: et Leschenorius, c'est à dire eloquent, quand ils mettent leur science en oeuvre, et qu'ils commancent à conferer de leurs estudes, et à disputer et communiquer les uns avec les autres. Et pourautant que aux philosophes appartient enquerir, admirer et doubter, à bon droit la plus part des choses de ce Dieu sont comme cachees soubs des aenigmes, et paroles couvertes, et requierent que lon demande le pourquoy, et l'enseignement de la cause. Comme, pourquoy est-ce, que lon n'y brusle jamais que du bois de Sapin, pour entretenir le feu @eternel: que lon n'y fait jamais parfum que de laurier: qu'il n'y a en ce temple que les images de deux Parques, c'est à dire Deesses fatales, veu que part tout ailleurs on en met trois: qu'il n'est pas permis à femme, qui qu'elle soit, d'approcher de l'oracle: que c'est de la machine à trois pieds qui y est: et autres telles matieres, lesquelles convíent et attirent ceulx qui ne sont pas du tout sans cervelle et sans entendement, à demander, desirer ouïr et discourir que cela veut dire. Et qu'il ne soit vray, voiez seulement ces escriteaux icy, Cognoy toy-mesme: et, Rien trop: combien ils ont esmeu et excité de questions et de disputes doctes, et quelle multitude de beaux discours est procedee de telles inscriptions, ne plus ne moins que d'une graine: et je vous dis que ce dont nous enquerons maintenant n'est moins fertile pour en produire, que piece des autres. Apres que Ammonius eut dit cela, mon frere Lamprias parla ainsi: Toutefois le propos que nous en avons tous ouy dire, quant à cela, est fort simple, et fort court: car on dit que ces anciens Sages-là, que d'aucuns appellent Sophistes, n'estoient que cinq, quant à eux, c'est à sçavoir Chilon, Thales, Solon, Bias, et Pittacus: mais que depuis Cleobulus, le tyran des Lindiens, et apres Periander tyran de Corinthe, qui n'avoient rien ne de vertu ne de sapience, par la grandeur de leur puissance, grand nombre d'amis, et par les biens- faicts qu'ils faisoient à leurs adherents, forcerent la reputation, et se poulserent, en despit qu'on en eust, en l'usurpation du nom de sages, et qu'ils feirent à ceste fin, semer ne sçay quelles sentences et dicts notables par toute la Grece, ne plus ne moins que ceulx des autres: dequoy ces autres premiers sages furent bien mal-contents, mais toutefois ils ne voulurent point descouvrir ne convaincre ceste vanité, ny apertement en prendre querelle, pour ceste reputation alencontre d'eux, et en debattre contre des hommes qui avoient de grands moyens, et beaucoup de puissance, mais que s'estans assemblez à part en ce lieu, et en aiant devisé ensemble, ils consacrerent icy la lettre E, qui est la cinquieme en l'ordre de l'Alphabet, et qui signifie cinq entre les nombres, comme pour tesmoigner au Dieu de ce temple qu'ils n'estoient que cinq, et qu'ils rejettoient et excluoient de leur compagnie le sixiéme et le septiéme, pour ce qu'il ne leur appartenoit pas d'y estre. Et que cela ne soit point trop hors de propos, lon le pourroit croire qui auroit entendu des anciens qui ont la superintendance du temple, comme ils appellent celuy Éi qui est d'or, l'Éide Livie femme d'Auguste C@esar: et celuy qui est de cuyvre, celuy des Atheniens: et Éi le premier qui est le plus ancien, et qui n'est quant à la matiere que de bois, jusques aujourd'huy ils le nomment celuy des Sages, comment n'aiant pas esté dedié par un, mais par tous ensemble. A ce propos Ammonius se prit tout doulcement à soubrire, estimant que c'estoit l'opinion particuliere de Lamprias, mais qu'il feignoit l'avoir entendu d'ailleurs, à fin qu'il ne fust point tenu d'en rendre compte, ny de la soustenir. Et un autre des assistans alors dit, que cela ressembloit proprement à ce que quelque estranger Chaldeïen et Astrologue de profession, avoit nagueres <p 353r>babillé, Qu'il y avoit sept lettres qui seules à par elles rendoient chascune leur voix propre, sept astres au ciel qui avoient leur propre mouvement separé, et non point lié, et qu'entre les lettres voyelles E estoit la seconde, comme le Soleil apres la Lune, et que tous les Grecs presque unanimement tenoient que Apollo et le Soleil estoient une mesme chose: mais cela, quand tout est dit, sent trop son calcul de devineur judiciaire, et sa harengue de charlatan. Au demourant il me semble que Lamprias ne se donne pas garde, qu'il a suscité tous ceulx qui ont la charge du temple alencontre de son propos, car il n'y a homme des Delphiens qui sçache rien de ce qu'il a dit, ains alleguent eulx la commune opinion, et qui va par la bouche de tout le monde, c'est qu'ils n'estiment pas ny que la veuë, ny que le son, mais que le mot seul, ainsi qu'il est escrit, ait quelque secrette signifiance: car c'est ainsi comme les Delphiens l'estiment, et comme le grand presbtre Nicander mesme, qui estoit là present, le disoit, le formulaire et la façon que tienent ceulx qui vienent pour se conseiller avec le Dieu Apollo, et est ordinairement la premiere parole que mettent en leurs interrogatoires ceux qui vienent à l'oracle, S'ils gaigneront, S'ils se marieront, S'il leur sera utile de se mettre sur mer, ou bien de se mettre au labourage de la terre, ou de voyager hors de leur païs. Et en cela le Dieu qui est sage et sçavant se mocque des Dialecticiens, lesquels maintiennent que de ceste particule, Si, et de quelconque proposition qui viene apres, il ne se peult rien du tout effectuer ny affirmer, entendant et recevant toutes les propositions qui sont soubmises et adjointes à ce mot Si, pour choses estant en estre. Or tout ainsi que ce Si, nous est propre pour l'interroguer comme Devin, aussi nous est-il commun à le prier comme Dieu. De maniere qu'ils estiment que ce Si là n'ait pas moins d'efficace à souhaitter et prier, qu'à interroguer: car nous voyons que ceulx qui prient disent ordinairement, O si, à la mienne volonté! et Archilochus qui dit, O si toucher je te pouvois la main, Neobulé! Et dit que la second syllabe de ce mot Eithé, qui signifie, à la mienne volonté, est une adjonction superflue, pour ce que Éi signifie autant tout seul: ne plus ne moins que Thin est une particular de remplissage, comme en ce carme du poëte Sophron [...], c'est à dire, desirant aussi d'avoir enfans: et en ce vers d'Homere, [...], c'est à dire, à fin qu'aussi ta force je defface. Et que en ce petit mot de Éi l'efficace de prier et de souhaitter estoit suffisamment declaree. Apres que Nicander eut dit ces paroles, je presuppose que vous cognoissez un sien familier nommé Theon, celuy-là demanda à Ammonius, s'il seroit permis à la Dialectique, qui se voyoit ainsi fouler aux pieds, de se defendre. Ammonius luy dit qu'il parlast hardiment, et deduisist tout ce qui pouvoit servir à la defense d'icelle. Certainement, dit-il adonc, il y a plusieurs oracles, qui tesmoignent et monstrent evidemment, que le Dieu Apollo est tres- expert en la Dialectique: car c'est à un mesme ouvrier de mouvoir et de souldre les doubtes. Et puis ainsi comme Platon disoit, que jadis aiant esté donné aux Grecs un oracle, qu'ils eussent à doubler l'autel qui estoit au temple de Delos, ce qui est un chef d'oeuvre d'homme consommé en la science de la Geometrie, que ce n'estoit pas cela que Dieu commandoit aux Grecs, ains qu'il leur enjoignoit de s'adonner à l'estude de la Geometrie: aussi en donnant quelquefois des responses et oracles ambigus et doubteux, il augmente et recommande d'avantage la Dialectique, comme estant du tout necessaire à ceulx qui voudront bien entendre son parler. Or en la Dialectique ceste conjonction, qui est propre et apte à continuer une oraison, a tres-grande force, comme celle qui forme celle proposition, qui est la plus capable de discours et de ratiocination. Car qui niera que telle ne soit la proposition conjonctive et copulative, attendu que les bestes brutes mesmes ont bien quelque intelligence et cognoissance de la subsistance des choses? mais la nature a donné à l'homme seul la notice de la consequence, et le jugement de sçavoir discerner ce qui s'ensuit de <p 353v>chasque chose: car qu'il soit jour et qu'il face clair, les loups mesmes, les chiens et les coqs le sentent bien: mais de dire, s'il est jour, il est doncques force qu'il face clair, il n'y a creature qui le sçache sinon l'homme, estant seul qui a intelligence du commancement et de la fin, de ce qui precede et de ce qui achéve, et de la coherence et colligature de ces deux extremitez-là, les unes avec les autres, quelle habitude ou correspondence, et quelle difference elles ont entre elles, et c'est de là dont prennent leur principale origine les demonstrations. Or puis qu'il est ainsi, que toute la philosophie du monde consiste à bien entendre la verité, et que la lumiere qui esclaire la verité, c'est la demonstration, et que le principe de la demonstration c'est ceste coherence-là, et conjonction: à bon droict la puissance qui fait et qui contient cela, a esté dediee et consacree par les sages et sçavans hommes au Dieu qui par dessus tous aime la verité: et puis c'est un Dieu prophete et divin, et l'art divinatrice est de l'advenir par le moyen des choses qui sont ou presentes, ou passees: car ny il ne se fait rien sans cause, ny il ne se prevoit rien sans raison precedente: ains pourautant que tout ce qui est suit et depend de ce qui a esté et consequemment tout ce qui sera a sa suitte et dependence de ce qui est par une continuation de bout à autre, et du commancement jusques à la fin, qui peult voir ces causes naturellement ensemble, et les composer et conjoindre les unes avec les autres, celuy-là sçait et peult predire
  Tout ce qui est, qui fut, et qui sera: comme dit Homere, qui a sagement mis en premier lieu ce qui est, et puis ce qui sera, et ce qui fut: car du present depend la ratiocination, par l'efficace et vertu de la conjonction, par ce que si telle chose est, telle chose doncques necessairement a precedé: ou à l'opposite, si telle chose est, telle chose doncques sera. Car toute la science et l'artifice, de discourir et de ratiociner, comme nous avons dit, est de bien cognoistre la suitte et la consequence, mais le sentiment est ce qui donne l'anticipation au discours de la raison: parquoy encore qu'il soit à l'adventure peu honneste, je ne faindray pas de dire, que cela est proprement le Tripied de la verité, quand le discourant suppose la consequence avec ce qui a precedé, et puis apres y adjoustant la subsistance, vient à induire finablement la conclusion de la demonstration. Or s'il est ainsi qu'Apollo Pythien se delecte de la Musique, comme lon dit, et du chant des cygnes, et du son de la Cithre, est-ce de merveille, si pour l'affection qu'il porte semblablement à la Dialectique, il cherit et aime la partie de l'oraison, de laquelle il voit que plus souvent et plus volontiers usent les philosophes? Hercules devant qu'il eust deslié les liens dont estoit attaché Prometheus, n'aiant pas encore communiqué avec Chiron et avec Atlas, qui estoient grands maistres de dispute, ains estant encore jeune, et sentant encore fort son Boeotien, voulut premierement destruire la Dialectique, et se mocqua de ce petit mot Éi, mais puis apres il semble qu'il voulut soubstraire le Tripied mesme à Apollo, et contester avec luy de l'art de deviner, par ce qu'avec l'aage et le temps il devint tressubtil à disputer, et tres-clairvoyant à deviner. Apres que Theon eut achevé son propos, Eustrophus Athenien, ce me semble, se prit à nous dire: Voyez vous comment Theon defend vaillamment l'art de la Dialectique? de sorte que peu s'en fault qu'il ne veste mesme la peau de lion de Hercules. Il n'est pas bien seant que nous autres, qui referons tous affaires, ensemble les natures et les principes de toutes choses, tant divines que humaines, au nombre, et qui le faisons autheur et dominateur de celles mesmement qui sont les plus belles, et les plus precieuses, demourions tout quoy sans mot dire, ains est raisonnable que nous aussi de nostre part offrions des primices des Mathematiques au dieu Apollo. Car nous disons que ceste lettre E, d'elle mesme, ny en puissance, ny en forme, ny en son nom, n'a rien de plus que les autres lettres: mais pensons qu'elle a esté preferee à toutes autres, d'autant qu'elle est la note et la marque du nombre de cinq, qui est de tresgrande vertu et efficace à toutes choses, de <p 354v>sorte que les sages anciens appelloient nombrer Pembazin, comme qui diroit quinter pour compter: et addressoit Eustrophus sa parole, en disant cela, à moy, non point en se jouant, ains à bon escient, pourautant que lors j'estois fort affectionné à l'estude des Mathematiques: mais en sorte toutefois que en toutes choses j'estois pour observer le precepte de Rien trop: mesmement estant en la secte de l'Academie. Parquoy je respondis que Eustrophus, à mon advis, sauvoit tresbien la difficulté par ce nombre: car comme ainsi soit, dis-je, que le nombre en general se divise en pair et en non-pair, l'unité est en puissance commune à l'un et à l'autre: de maniere qu'estant adjoustee au pair, elle le rend non- pair, et adjoustee au non-pair, elle le rend pair, et fait deux le principe de nombre pair, et trois le premier des nombres non-pairs, desquels meslez ensemble s'engendre le cinq, qui a bon droict est honoré, comme le premier composé des premiers: et de là est appellé mariage, pour ce que le nombre pair a quelque semblance avec la femelle, et le non-pair avec le masle, d'autant qu'en divisant les nombres en partie egales, le pair se mespartisant et coupant tout net, laisse un chemin et une place entre ses parties, principe idoine à recevoir: mais au contraire le non-pair, si on luy en fait autant, il demeure tousjours quelque chose entre-deux, propre à soubdiviser, par où il appert qu'il est plus generatif que n'est pas l'autre: et puis quand on le vient à mesler, il demeure tousjours le maistre, et jamais ne se trouve vaincu: car quelque meslange que lon face des deux, jamais n'en vient nombre, pair, combien qu'on les mesle, ains de toutes mixtions en sortira tousjours nombre non-pair: mais qui plus est, l'un et l'autre adjousté et composé avec soymesme, monstre encore plus la difference qu'il y a entre eulx deux: car jamais nombre pair assemblé avec pair ne produisit nombre non-pair, ne jamais ne sortit de son propre naturel, n'aiant pas la puissance d'en engendrer un autre, tant il est imparfaict: mais les non-pairs meslez avec les non-pairs en produisent plusieurs pairs, tant il a de force d'engendrer en toutes sortes: et ne seroit pas bien à propos maintenant de discourir les autres proprietez, puissances et differences des nombres. Voyla doncques pourquoy les anciens philosophes Pythagoriques ont appellé le cinq mariage comme estant composé du premier masle et du premier femelle: aussi l'a on quelque fois appellé la Nature, pour ce qu'estant multiplié par soy, il vient à se terminer en soymesme: car tout ainsi comme la nature prenant du froument en semence, et le respandant, produit entre deux plusieurs formes diverses et especes de choses, par lesquelles elle passe pour parvenir à la fin de son oeuvre, mais apres tout elle en fait naistre du froument. Aussi les autres nombres: mais le cinq et le six, quand on les multiplie par eulx mesmes, se raménent et regenerent eulx mesmes, car six fois six font trent et six, et cinq fois cinq, vingt et cinq, mais le six ne le fait qu'une fois, et en une maniere seulement, quand on vient à l'esquarrir par soy mesme: mais au cinq cela mesme advient aussi bien quand on le multiplie par soy mesme, mais particulierement il a cela de propre, que par addition de soy il se produit soy mesme, ou bien le dix alternativement, et cela infiniement, tant que le nombre se peult estendre, ressemblant en cela au principe et premiere cause qui conduit et gouverne tout ce monde: car comme elle de soy mesme conserve le monde, et reciproquement par le monde se parfait soymesme, ne plus ne moins que Heraclitus dit, Toutes choses se tournent en feu, et le feu en toutes choses: comme l'or en biens, et les biens en or: aussi le concours et assemblage du cinq avec soy mesme ne peult amener et engendrer rien ny imparfaict, ny estrange, ains a ses mutations limitees et certaines: car ou il s'engendre soy mesme, ou il produit la dizaine, c'est à dire, ce qui luy est domestique et propre, ou bien ce qui est parfaict. Or si quelqu'un maintenant me vient à demander, à quel propos cela? et qu'a-il affaire avec Apollo? Je luy respondray <p 354v>que cela n'appartient pas à Apollo seulement, mais aussi à Bacchus, comme à celuy qui n'a pas moins d'authorité et de puissance en la ville de Delphes qu'Apollo mesme: car nous entendons des Theologiens, qui partie en vers, et partie en prose, nous disent et chantent que ce Dieu est de sa nature incorruptible et immortel, mais que par je ne sçay quelle sentence et raison fatale il se transmue et se change en plusieurs sortes. Quelquefois il s'allume en feu, rendant toutes choses de semblable nature, quelque fois il est de diverses formes, diverses passions, et puissances toutes differentes, et se fait, comme maintenant il est, Monde, s'appellant ainsi d'un nom tres-commun. Mais les sages et sçavans voulans celer et cacher ces secrets-là au commun peuple, appellent ceste siene mutation en feu, Apollo, d'autant qu'elle oste la pluralité des choses, et reduit tout à une seule: aussi l'appellent ils Phoebus à cause de sa pureté et netteté, sans aucune ordure ne pollution: et quant à sa transmutation en eauë, terre, estoilles, divers genres de plantes et d'animaux, par tel ordre et disposition que nous la voyons, ils donnent par cela soubs paroles couvertes obscurement à entendre, comme un demembrement et une distraction, et l'appellent pour cela, Dionysius, Zagreus, Nyctelius, Isod@etes, et feignent en leurs compositions, qu'ils chantent ne sçay quels trespassements, et aneantissements, et puis des resurrections et renaissances, qui sont toutes fables et aenigmes proprement inventees pour signifier et representer ces mutations-là. Suivant laquelle difference ils dedient à l'un certaine sorte de vers et de cantiques qu'ils appellent Dithyrambes, qui sont pleins de passions et de mutation, avec mouvement et agitation çà et là, comme dit Aeschylus,
  Le Dithyrambe au langage bruyant
  Est en tous lieux à Bacchus bien seant:
mais à l'autre le cantique de Paean, qui est une posee, sage et rassise façon de poësie et musique. Et puis en toutes leurs peintures, images et moulures, ils font cestuy-cy tousjours jeune et jamais ne vieillissant, et l'autre à plusieurs faces et plusieurs visages. Et brief ils attribuent à l'un une constance tousjours à soy semblable, une ordre reglee, une gravité serieuse, pure, sans meslange de chose aucune differente, et à l'autre un jeu parmy une insolence, une gravité entremeslee de furie: ils le surnomment Inegal,
  Bacchus Evius qui errantes
  Incite à fureur les Bacchantes,
  Qui veult estre honoré de jeux
  Et de services furieux,
touchans par cela bien à propos ce qui est propre à l'une et à l'autre mutation: mais pour ce que le temps de la revolution n'est pas egal ne semblable en l'une et en l'autre mutation, ains est plus long celuy de la conversion qu'ils appellent Coros, comme qui diroit abondance et grand' chere: et plus court celuy de la Disette, gardans encore en cela la proportion: ils usent du cantique de P@ean durant tout le reste de l'annee en leurs sacrifices: et quand ce vient sur le commancement de l'hyver, ils ressuscitent le Dithyrambe, et suppriment le P@ean, trois mois durant reclamans cestuy-cy au lieu de celuy-là, estimans qu'il y a telle proportion entre l'embrazement et la reparation du monde, comme il y a entre un et trois. Mais à l'adventure avons nous demouré sur ce propos plus long temps qu'il n'appartenoit, tant y a qu'il est bien certain qu'ils attribuent à ce Dieu le nombre de cinq, disans que tantost par multiplication de soy il se ramene soymesme comme le feu, et tantost apres il fait la dizaine comme le monde. Et puis ce nombre n'a-il pas quelque communication avec la musique, qui est si aggreable à ce Dieu que rien plus? car pour la plus part la musique est par maniere de dire, occupee alentour des accords, lesquels ne sont que cinq en nombre, et non plus: ainsi que la raison et l'experience le monstre par necessité, à qui <p 355r>en veult faire la preuve, avec des cordes ou des pertuis de fleute, au sentiment de l'ouyë sans autre raison: car tous ces accords prennent leur generation par proportions de nombre: et est la proportion de la quarte sesquitierce, et de la quinte sesquialtere, de l'octave double, d'une quinte sur double triple, et d'une double sur double, ou quinziéme quadruple: et quant à celuy que les Musiciens y adjoustent, le nommans une quarte sur double, il n'est point raisonnable de le recevoir et admettre, comme sortant hors de moyen et mesure, en voulant gratifier au plaisir deraisonnable de l'oreille contre la proportion, comme contre l'ordonnance de la loy: laissant doncques à part les assiettes des cinq tetrachordes, et les cinq premiers tons, changemens de voix, ou notes, ou harmonies, s'il les faut ainsi appeller, pour ce qu'elles se changent en laschant ou roidissant plus ou moins les cordes, estant au demourans sons, ou voix basses et hautes. Ne voyons nous pas que y aians plusieurs, ou pour mieux dire, infinis intervalles, il n'y en a que cinq seulement que lon puisse chanter, Diesis, Semitonium, Tonus, Triemitonium, Ditonus? et n'y a autre lieu de voix ne plus petit, ne plus grand, distingué de bas et de haut, qui se puisse exprimer en chantant. Et en passant plusieurs autres telles choses, dis-je, je citeray Platon, qui dit bien qu'il n'y a qu'un monde, mais que s'il y en avoit plusieurs, et non pas un tout seul, il faudroit qu'il y en eust cinq en tout, et non point plus, Et bien qu'il n'y en eust qu'un seul, ainsi comme Aristote l'estime, si est-ce encore qu'il est comme composé et assemblé de cinq autres, dont l'un est celuy de la terre, l'autre de l'eau, le troisiéme du feu, le quatriéme de l'air, le cinquiéme est le ciel, que les autres appellent la lumiere, et aucuns Aether, et d'autres nomment encore cela mesme la quinte essence, à laquelle seule il est propre et naturel, entre tous les corps, de tourner en rond, non point par force, ny autrement à l'adventure. Voyla pourquoy aiant entendu que les plus belles et plus parfaittes figures de corps reguliers qui soient en toute la nature, sont cinq en nombre, à sçavoir la Pyramide, le Cube, l'Octaëdre, l'Icosaëdre, et le Dodecaëdre, il a dextrement approprié et attribué chascune de ces nobles figures à chascun de ces premiers corps. Et y en a d'autres qui attribuent aussi les facultez des sens de nature, qui sont aussi en pareil nombre, à ces premiers corps-là: c'est à sçavoir, l'attouchement qui est dur et ferme, à la terre: le goust qui juge les qualitez des saveurs par une certaine humidité, à l'eau: l'ouye à l'air, d'autant que l'air frappé se fait voix et son aux oreilles et à l'ouyë: des deux autres l'odorement a pour son object l'odeur, laquelle est comme une maniere de parfum, qui s'engendre par la chaleur, et pour ce tient-il du feu la veuë qui esclaire par je ne sçay quelle affinité et consanguinité qu'elle a avec le ciel et la lumiere, a une certaine temperature et complexion meslee de l'un et de l'autre: et n'y a en toute la nature ny animal qui ait autre sentiment, ny en tout le monde autre substance qui soit simple et non composee, ains y a une merveilleuse distribution et convenance de ces cinq à ces cinq. Apres avoir dit cela il s'arresta, et aiant fait un peu de pause: O quelle faute, dis-je, Eustrophus, avons nous pensé faire, d'avoir presque laissé en arriere Homere, comme si ce n'estoit pas luy qui le premier a divisé le monde en cinq parties, aiant distribué les trois qui sont au milieu à trois Dieux, et laissé les deux extremitez en commun, sans les attribuer à pas un, à sçavoir le ciel et la terre, estant la terre le bout d'en bas, et le ciel le bout d'en haut: mais il faut rapporter nostre propos, comme parle Euripide, car ceux qui magnifient le quaternaire ne nous enseignent pas mal à propos, que tout corps solide a pris sa naissance et generation par la raison d'iceluy, pour ce qu'estant ainsi, que tout solide consiste en longueur, largeur et profondeur, devant la longueur est situé le poinct, comme l'unité entre les nombres, et la longueur sans la largeur s'appelle ligne, qui est longueur sans largeur: et le mouvement de la ligne en large est la superfice qui se compose des trois, puis y estant adjoustee la profondeur, <p 355v>l'augmentation va croissant par quatre, jusques à une parfaitte solidité. Il est tout manifeste que le quaternaire aiant poulsé nature jusques à là, et jusques à ce poinct, de former et parfaire un corps, en luy donnant double magnitude, avec ferme solidité, ne l'a pas laissé là destituee de ce qui est le principal et le plus grand: car ce qui est sans ame, est par maniere de dire, orphelin, sans conduicte et imparfaict, ne servant à chose quelconque, s'il n'y a quelque ame qui en use: mais le mouvement et la disposition qui y met l'ame dedans, par le moyen du nombre de cinq, c'est ce qui apport la perfection et consommation à la nature: par où il appert qu'il a une essence plus excellent que le quatre, d'autant que le corps vif, et qui a ame, est de plus noble nature que celuy qui n'en a point. Mais qui plus est, la beauté et puissance de ce nombre de cinq passant encore plus outre, n'a pas voulu souffrir que le corps animé s'estendist en infinies especes, ains nous a donné cinq diverses sortes de corps animez et vivans: car il y a les Dieux, les D@emons, et les Demy-dieux: le quatriéme genre est celuy des hommes, le cinquiéme et dernier est celuy des bestes brutes et irraisonnables. D'avantage si vous venez à diviser l'ame mesme selon la nature, la premiere et plus obscure partie ou puissance d'icelle est la faculté vegetative et nutritive, la seconde est la sensitive, et puis l'appetitive, apres l'irascible où s'engendre le courroux: et quand elle est parvenuë à celle qui discourt par la raison, elle s'arreste à ceste cinquiéme partie, comme à la cyme de toutes. Mais aiant ce nombre tant et de si grandes proprietez et facultez, sa generation est encore belle à considerer, non pas celle dont nous avons desja parlé cy devant, quand nous avons dit qu'il se compose du deux et du trois, mais celle qui se fait par la conjonction du principe avec le premier nombre quarré: car le principe et commancement de tous nombres est l'unité, et le premier quarré est le quaternaire, et de ces deux là, ne plus ne moins que de la forme, et de la matiere venuë à sa perfection, se procree le cinq: et s'il est vray ce que quelques uns tienent, que l'unité soit quarree, comme celle qui est la puissance d'elle mesme, et qui se termine en soy-mesme, le cinq qui sera composé des deux premiers nombres quarrez, en devra estre estimé si noble et si excellent, que nul autre ne le pourroit estre d'avantage. Il y a encore une autre excellence plus grande que toutes les precedentes, mais j'ay peur que qui la diroit, ne foulast un petit l'honneur de nostre Platon, comme luy- mesme disoit, que le nom de la Lune fouloit l'honneur d'Anaxagoras, d'autant qu'il s'attribuoit l'invention d'avoir le premier declaré la maniere comme la Lune reçoit sa lumiere du Soleil, laquelle opinion est tres-ancienne: n'a-il pas dit cela au dialogue intitulé Cratylus? Ouy certes, respondit Eustrophus, mais pour cela je ne voy pas comment cela soit à propos d'Anaxagoras: et toutefois vous sçavez bien que au livre du Sophiste il met cinq principes et chefs principaux, Ce qui est, le Mesme, l'Autre, le Mouvement pour le quatriéme, et le Repos pour le cinquiéme. Et puis au dialogue de Philebus il use encore d'une autre sorte de partition de ces principes, où il dit, que Un est l'infiny, et l'Autre le finy, et que de la meslange de ces deux-là se fait et accomplit toute generation, et la cause par laquelle ils se meslent, il la met pour le quatriéme genre, et nous laisse à conjecturer le cinquiéme, par le moyen duquel ce qui est composé et meslé se redivise et se separe derechef: et quant à moy, je pense que ces principes-cy sont comme les figures et images de ceux-là, De ce qui est, ce qui se fait: Du mouvement, l'Infiny: le Finy du repos: du Mesme, la cause meslante: de l'Autre, la cause separante. Ou bien si ce sont divers principes, et non pas les mesmes, ainsi comme ainsi, tousjours y a-il cinq genres et cinq differences de principes. Quelqu'un doncques avant Platon s'estant de soy-mesme advisé de cela, ou l'aiant entendu de quelque autre, consecra deux E, au Dieu de ce temple, comme une marque et signifiance du nombre qui comprend tout l'univers. Et paraventure aussi qu'aiant entendu, que le bien apparoist <p 356r>en cinq genres, dont le premier est Moyen, le second Proportion, le tiers Entendement, le quatriéme les Sciences, les arts, et vrayes opinions qui sont en l'ame, et le cinquiéme la Volupté pure et simple, sans meslange d'aucune fascherie ne douleur, il s'arresta-là en disant ce vers d'Orpheus,
  Au sixiéme arrestez vostre chant.
Apres ces propos qui s'addressoient à nous, je diray encore un mot, dit-il, à Nicander,
  Je chanteray aux hommes entendus:
car le sixiéme jour du mois que vous menez solennellement la prophetisse Pythie au Palais, la premiere sortition des trois que vous y faittes, entre vous, est de cinq, car elle en jette trois, et toy deux: n'est-il pas ainsi? Ouy certes, respondit Nicander: mais quant à la cause, nous ne l'oserions declarer aux autres. Bien doncques, dis-je en riant, jusques à ce que Dieu permette à nous encore estans devenus saincts, de cognoistre la verité: cela sera adiousté aux loüanges que lon recite à la recommandation du cinq. Telle fin eut le discours des loüanges qui furent donnees au nombre de cinq, par les Arithmeticiens et autres Mathematiciens, ainsi comme il me souvient. Et Ammonius comme celuy qui mettoit bonne partie de la philosophie és sciences Mathematiques, prit plaisir à ouir tels propos, et dit: Il n'est ja besoing de vouloir trop exactement refuter ce que ces jeunes gens ont allegué, sinon que chasque nombre nous donneroit assez matiere et argument de le celebrer et louër, qui en voudroit prendre la peine: car, pour ne parler point des autres, tout un jour ne suffiroit pas à vouloir par paroles exprimer toutes les vertus et proprietez de la sacree septeine d'Apollo. Et puis nous ferions que les sages combattroient contre la commune loy, et contre toute l'antiquité, si deboutans le sept de la preeminence dont il est en possession, ils consacroient le cinq à Apollo, comme luy estant ceste preference mieux deuë. Parquoy mon advis est, que ceste escripture ne signifie ny nombre, ny ordre, ny conjonction, ny autre particule d'oraison defectueuse quelconque, ains est une entiere salutation et appellation du Dieu, laquelle en prononceant les paroles induit le lecteur à penser la grandeur de la puissance d'iceluy, lequel semble saluer chascun de nous, quand nous entrons, par ces paroles, Cognoy toy-mesme: qui ne signifient rien moins que, Dieu te gard: et nous luy rendans la pareille, respondons, Éi, c'est à dire, Tu es: en luy baillant la vraye et nullement faulse appellation, et tiltre qui à luy seul appartient, d'estre: car, à le bien prendre, nous n'avons aucune participation du vray estre, ce sera ne plus ne moins que qui voudroit empoigner l'eau, car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu'il vouloit retenir et empoigner: ainsi estans toutes choses subjectes à passer d'un changement en un autre, la raison y cerchant une reelle subsistance se trouve deceuë, ne pouvant rien apprehender de subsistant à la verité et permanant, par ce que tout ou vient en estre et n'est pas encore du tout, ou commance à mourir avant qu'il soit né: car comme souloit dire Heraclitus, On ne peut pas entrer deux fois en une mesme riviere, ny trouver une substance mortelle deux fois en un mesme estat: car par soudaineté et legereté de changement, tantost elle dissipe, et tantost elle rassemble, elle vient et puis s'en va, de maniere que ce qui commance à naistre, ne parvient jamais jusques à perfection d'estre, pourautant que ce naistre n'acheve jamais, ne jamais n'arreste comme estant à bout, ains depuis la semence va tousjours se changeant et muant d'un en autre, comme de semence humaine se fait premierement dedans le ventre de la mere un fruict sans forme, puis un enfant formé, puis estant hors du ventre, un enfant de mammelle, apres il devient garson, puis consequemment <p 356v>un jouvenceau, apres un homme fait, puis homme d'aage, à la fin decrepité vieillard: de maniere que l'aage et generation subsequente va tousjours desfaisant et gastant la precedente: et puis nous autres sottement craignons une sorte de mort, là où nous en avons des-ja passé, et en passons tant d'autres: car non seulement, comme disoit Heraclitus, la mort du feu est generation de l'air, et la mort de l'air, generation de l'eau: mais encore plus manifestement le pouvons nous voir en nous mesmes, la fleur d'aage se meurt et passe quand la vieillesse survient, et la jeunesse se termine en fleur d'aage d'homme fait, l'enfance en la jeunesse, et le premier aage meurt en l'enfance, et le jour d'hier meurt en celuy d'aujourd'huy, et le jour d'huy mourra en celuy de demain, et n'y a rien qui demeure ne qui soit tousjours un, ains renaissons plusieurs alentour d'un fantasme ou d'une umbre et moule commun à toutes figures, la matiere se laissant aller, tourner et virer alentour. Car qu'il ne soit ainsi, Si nous demourons tousjours mesmes, et uns, comment est- ce que nous nous esjouissons maintenant d'une chose, et puis apres d'une autre? comment est-ce que nous aimons choses contraires, ou les haïssons, nous les louons ou nous les blasmons? comment usons nous d'autres et differents langages et comment avons nous differentes affections, ne retenans plus la mesme forme et figure de visage ny le mesme sentiment en la mesme pensee? Car il n'est pas vraysemblable que sans mutation nous prenions autres passions, et ce qui seuffre mutation ne demeure pas un mesme, et s'il n'est pas un mesme, il n'est doncques pas aussi, ains quand et l'estre tout un, change aussi l'estre simplement, devenant tousjours autre d'un autre: et par consequent se trompent et mentent les sens de nature, prenans ce qui apparoist pour ce qui est, à faute de bien sçavoir que c'est qui est. Mais qu'est-ce donc qui est veritablement? ce qui est eternel, c'est à dire, qui n'a jamais eu commancement de naissance, ny n'aura jamais fin de corruption, à qui le temps n'apporte jamais aucune mutation: car c'est chose mobile que le temps, et qui apparoist comme en umbre, avec la matiere coulante et fluante tousjours, sans jamais demourer stable ny permanente, comme le vaisseau percé, auquel sont contenues generation et corruption, à qui appartienent ces mots, devant et apres, et a esté ou sera, lesquels tout de prime face monstrent evidemment, que ce n'est point chose qui soit: car ce seroit grande sottise, et faulseté toute apparente, de dire, que cela soit qui n'est pas encore en estre, ou qui des-ja a cessé d'estre: et quant à ces mots de present, instant, maintenant, par lesquels il semble que principalement nous soustenions et fondions l'intelligence du temps, la raison le descouvrant incontinent, le destruict tout sur le champ, car il se fend et s'escache tout aussi tost en futur et en passé, comme le voulant voir necessairement mesparty en deux. Autant en advient-il à la nature, qui est mesuree, comme au temps qui la mesure: car il n'y a non plus en elle rien qui demeure, ne qui soit subsistant, ains y sont toutes choses ou naissantes, ou mourantes, meslees avec le temps: au moyen dequoy ce seroit peché de dire de ce qui est, il fut ou il sera, car ces termes-là sont declinaisons, passages et vicissitudes de ce qui ne peut durer ny demourer en estre. Parquoy il faut conclure, que Dieu seul est, et est non point selon aucune mesure de temps, ains selon une eternité immuable, et immobile, non mesuree par temps, ny subjecte à aucune declinaison, devant lequel rien n'est, ny ne sera apres, ny plus nouveau ou plus recent, ains un realement estant, qui par un seul maintenant emplit le tousjours, et n'y a rien qui veritablement soit que luy seul, sans qu'on puisse dire, il a esté, ou il sera, sans commancement et sans fin. C'est doncques ainsi, qu'il faut qu'en l'adorant nous le saluons, et reveremment l'appellions et le specifions, ou vrayement, ainsi comme quelques uns des anciens l'ont appellé, Toy qui es un: car Dieu n'est pas plusieurs, comme chascun de nous, qui sommes une confusion, et un amas composé d'infinies <p 357r>diversitez et differences procedentes de toutes sortes d'alterations, ains faut que ce qui est soit un, et que un soit ce qui est: car diversité est la difference d'estre, sortant de ce qui est pour produire ce qui n'est pas. Et pourtant convient tresbien à ce Dieu le premier de ses noms, et le second, et le troisiéme, car Apollo est comme une privation de pluralité, et une denegation de multitude: et Iëios, comme estant un seul: et Phoebus, c'est à dire, pur et net: car ainsi appelloient les anciens ce qui est sainct et munde sans macule, comme encore jusques au jourd'huy les Thessaliens à certains jours malencontreux. que leurs presbtres se tienent à part dehors des temples à l'escart, disent qu'ils Phoebonomisent, c'est à dire, qu'ils se purifient. Or un est pur et net, car pollution vient quand une chose est meslee avec une autre, comme en un passage Homere parlant d'un yvoire teint de rouge, dit qu'il estoit pollu de teinture: et les teinturiers disent que les couleurs meslees sont corrompues, et la meslange ils l'appellent corruption: pourtant est-il necessaire, que ce qui doit estre sincere et incorruptible soit un, et tout simple, sans mixtion quelconque: au moyen dequoy ceulx qui estiment qu'Apollo et le Soleil soit un mesme Dieu, sont bien dignes d'estre caressez et estimez pour la gentillesse de leur esprit et bon jugement, attendu qu'ils mettent l'opinion et apprehension qu'ils ont de Dieu, en ce que plus ils honorent, que mieulx ils sçavent, et que plus ils desirent. Or maintenant, tant que nous sommes en ceste vie, comme si nous songions le plus beau songe que lon pourroit songer de Dieu, excitons nous, et nous enhortons de passer plus oultre, et monter plus hault à contempler ce qui est par dessus nous, en adorant bien principalement son essence, mais honorant aussi son image, le Soleil, et la vertu qu'il luy a donnee de produire, representant aucunement par sa splendeur, quelques umbres, apparences et simulachres de sa clemence, bonté et felicité, autant comme il est possible à une nature sensible d'en representer une intelligible, et à une mouvante une stable et permanente. Et au demourant, quant à je ne sçay quelles saillies hors de soy et de son naturel, je ne sçay quels changements, que lon dit qu'il jette le feu, qu'il se demembre soy-mesme, et puis qu'il s'abbaisse icy bas, et s'estend en la terre, la mer, les vents, les astres, et estranges accidents des animaux et des plantes, on ne les sçauroit seulement ouir sans impieté, ou il faudroit dire qu'il seroit plus impertinent que le petit enfant que les Poëtes feignent sur le bord de la mer jouër à amasser du sable, et puis apres à le respandre luy mesme, s'il jouoit sans cesse à ce mesme jeu, de deffaire le monde quand il seroit fait, et de le refaire quand il seroit deffait: car au contraire, tout ce qui en quelque sorte que ce soit vient à naistre en ce monde, c'est Dieu qui l'y entretient, et qui asseure son essence, d'autant que l'infirmité et imbecillité de la nature corporelle tend tousjours à corruption et definement. Et me semble que principalement contre ce propos-là a esté directement opposé ce mot Éi, c'est à dire, Tu es, comme pour tesmoigner de Dieu, que jamais il n'y a en luy changement ny mutation quelconque, et que faire et souffrir, cela appartient plus tost à quelque autre Dieu, ou plus tost à quelque D@emon ordonné pour avoir la superintendance de la nature subjecte à naistre et à mourir, comme il appert incontinent à la signifiance de leurs noms qui sont contraires, et s'entrecontredisent, par ce que l'un s'appelle Apollo, et l'autre Pluto, comme qui diroit, non plusieurs et plusieurs: l'un Delius, c'est à dire clair: et l'autre Aidoneus, c'est à dire, ne voyant goutte: l'un Phoebus, c'est à dire, reluysant: et l'autre Scotius, c'est à dire, tenebreux. Aupres de l'un sont les Muses et la Memoire, et aupres de l'autre l'Oubliance et le Silence: l'un se surnomme Theorius et Phan@eus, c'est à dire, regardant et monstrant: l'autre
  De nuict qui n'a honte de deshonneur,
  Et du Sommeil fait-neant le seigneur:
  L'un est hay des hommes et des Dieux.
<p 357v>Et de l'autre Pindarus a dit non mal- plaisamment,
  Condamné de point ne pouvoir
  Jamais aucuns enfans avoir.
Et pourtant Euripides dit bien à propos,
  Pleurs et regrets aux trespassez convienent,
  Mais point à gré, Apollo, ne te vienent.
Et devant luy encore Stesichorus,
  Apollo veult et jouër et chanter,
  Pluto gemir, plorer et lamenter.
Et Sophocles leur attribue à chascun les instruments qui leur sont propres en ces vers,
  L'espinette n'est point sortable,
  Ny la lyre, à chant lamentable.
Car l'aubois bien tard, et devant hier, par maniere de dire, a commancé à oser faire entendre sa voix et son son és choses aggreables et desirables: mais au premier temps il sonnoit au deuil et convoy des trespassez, et estoit employé à ce service-là, qui n'estoit ny gueres honorable ny gueres plaisant, depuis on l'a meslé par tout: mais principalement ceulx qui ont confondu et meslé les honneurs des Dieux parmy ceulx des Daemons, ont mis l'aubois en reputation. Au demourant il semble que ce mot Éi, est aucunement contraire à ce precepte, Cognoy toy-mesme: et en quelque chose aussi accordant et convenable: car l'une est parole d'admiration et d'adoration envers Dieu, comme estant eternel, et tousjours en estre: et l'autre est un advertissement et un recors à l'homme mortel, de l'imbecillité et debilité de sa nature.

FIN DES OEUVRES MORALES DE PLUTARQUE.