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TRAICTÉ DES CHIFFRES, OU SECRETES MANIERES D'ESCRIRE: PAR BLAISE
DE VIGENERE, BOURBONNOIS. [H] [MARQUE]
A PARIS, Chez ABEL L'ANGELIER, au premier pillier de la grand'Salle du
Palais. M. D. LXXXVI. AVEC PRIVILEGE DU ROY.
<f 2r> TRAICTÉ DES CHIFFRES, A TRES-VERTUEUX, TRES-PRUDENT,
ET DOCTE SEIGNEUR, MON-SIEUR ANTOINE SEGUIER, conseiller du Roy en son
conseil d'Estat, et privé; et Lieutenant civil és Ville,
Prevosté, et Viconté de Paris.
ENTRE les autres dons de grace qu'il a pleu à Dieu
impartir à l'homme, pour aucunement le recompenser des miseres et
pauvretez où la transgression des premiers parens le fait naistre;
et de tant de travaux, mesaises, dangers, inconveniens, et malheurs à
quoy sa fragilité l'abandonne, est l'usage de la raison, et de la
parole, que les Grecs, non sans grand mystere, comprennent sous le seul mot
de logos; ce dont principalement il differe des bestes brutes, avec
lesquelles il participe d'un costé des facultez sensitives de l'ame;
et de l'autre, des naturelles avec les arbres et les plantes. <f 2v>
Or ceste parolle assistee de la raison est en nous, ce qu'en la
divinité la premiere emanation eternelle, assavoir le verbe, ou la
sapience, Quae ex ore altissimi prodiuit primogenita ante omnem
creaturam, en l'Ecclesiastique 24. Double au reste; l'une animee de
vive voix, procedant de l'estomac par la langue, en mots articulez et
distincts; Et l'autre, assavoir l'escriture, qui fait l'office de la
parolle, comme muette et taisible, separee à part hors de nous, dont
la main en est l'instrument: Toutes deux servans d'exprimer les interieures
conceptions de nostre ame, d'où depend le noeud et lien principal de
la societé humaine; qui ne se sçaurait conserver sans une
police bien ordonnee; ne la police s'establir sinon par le moien de la
raison: laquelle, nonobstant que dame et maistresse de toutes choses, sans
le benefice de la parolle qui la jecte de puissance en action, ne pourroit
sortir ses effects, ains demeurroit comme inutilement ensevelie à par
soy dans l'estomac des personnes. Mais encore l'une et l'autre que seroient
elles sans le secours de l'escriture, leur commune coadjutrice, qui ne se
peult restreindre d'aucunes bornes qu'elle ne s'extende par tout ? Peu de
chose certes, selon qu'on peult voir és sauvages des terres neufves,
si barbares, incivils, bestiaux, estans privez de son usage. Cela nous est
aucunement representé par la loy donnee de bouche au Prophete Moyse,
et la loy escrite, qui est comme une ame de l'autre tenant lieu du corps:
car la loy donnee de bouche, ce dient les sages Hebrieux en leur
<f 3r> secrete theologie, n'a aucun fondement ny authorité
sinon de la loy escrite; nomplus que la Lune n'a point de lumiere fors ce
qu'elle en reçoit du Soleil; que Platon appelle la clarté
transmise et infuse de la divinité en nos ames, pour les conduire et
eslever à la cognoissance du monde intelligible: et celle de la Lune,
l'instinct et discours naturel de raison, moiennant lequel, selon qu'il est
exercé, nou-nous acquerons la science des choses celestes, et
elementaires, au monde sensible. Mais les Cabalistes de leur costé,
suivant ce verset du pseaume 19. Dies diei eructat verbum; et nox nocti
indicat scientiam, nomment ceste lumiere là, le jour, d'autant
que c'est le Soleil qui le constitue; le fils, et le laict; le miroüer
luisant aussi, et le sacrifice matutinal, qu'on offroit à Dieu pour
l'avoir favorable et propice: et l'autre, la nuict à laquelle la Lune
preside, la fille, et le vin; comme l'interprete Elchana fort celebre
docteur Hebrieu; le miroüer non luisant tenebreux; et le sacrifice du
soir, pour radoulcir la rigueur et severité de sa justice: ou, comme
met plus particulierement le Zohar, le sacrifice du matin s'addressoit
à Dieu, qui est appellé feu mangeant, et reunissant; et celuy
du soir pour mitiguer les puissances nuisibles, aux adversaires qui accusent
les creatures devant le tribunal de sa majesté, à la main
gauche et partie du Septentrion; là où se faisoit division de
la viande, à ce qu'à chacune desdites puissances ennemies,
s'en distribuast sa part et portion. A ces deux encore se raportent
l'Intellect agent, plein <f 3v> de formelles intelligences, qui
tient lieu de masle et de Pere; et l'intellect materiel ou passible, de
femelle, et d'une generale tres-feconde mere du monde: Dequoy ne s'esloigne
guere Platon, quand il discourt au mesme endroit, de la formation de
l'homme, qui est la mesure de toutes choses; Qu'il estoit double,
(l'un interieur fault entendre, car il descrit cela d'une autre
façon, et l'autre externe) chacun avec ses propres et particuliers
sentiments; l'ayant emprunté de Genese, là où au
commencement il est dit, Que Dieu crea l'homme à son image et
ressemblance; masle et femelle il les crea; neaumoins la femme n'estoit
pas encore produitte: si qu'il presuppose l'homme interieur spirituel par
le masle, qui est le meilleur et plus excellent; et par la femelle
l'exterieur, corporel et sensible, qui est le pire; comme le marque aussi
l'Apostre en tout-plein d'endroits. L'escriture ausurplus est double; la
commune dont on use ordinairement; et l'occulte secrete, qu'on desguise
d'infinies sortes, chacun selon sa fantasie, pour ne la rendre intelligible
qu'entre soy et ses consçachans: Ce sont les chiffres, comme on les
appelle d'un mot corrompu, aujourd'huy non appropriez à autres
effects que pour les affaires du monde, et les negociations et practiques,
aussi bien des particuliers que des Princes; là où
anciennement les Hebrieux, Chaldees, Egyptiens, Ethiopiens, Indiens, ne s'en
servoient, que pour voiler les sacresecrets de leur Theologie, et
Philosophie; Nam aliud Cabalista profert et scribit,
<f 4r> aliud subintelligit et legit; Afin de les
garentir et substraire du prophanement de la multitude, et en laisser la
cognoissance aux gens dignes; par ordonnance expresse du Talmud, qui porte;
Non dabunt arcana legis, nisi consiliario sapienti: Pourautant
qu'ainsi que parle le Philosophe Melisse dedans le dialogue du Sophiste;
Les yeux de l'ame du commun peuple, ne sçauroient bonnement
supporter les lumineux estincellemens de la divinité: A quoy se
conformant Sainct Denys; Nous ne pouvons voir ne contempler Dieu
(dit-il) sinon entant que ses luisans rayons viennent à
s'introduire en nostre ame, pour y esclairer, tout ainsi que quelque
chandelle ou flambeau dans un fanal. Le Soleil mesme, à l'exemple
de celuy dont il est l'image visible; et duquel il est dit au pseaume 36.
In lumine tuo videbimus lumen; ne se peult voir que par sa propre
lumiere.
CE traicté donques sera de semblables usages de chiffres,
diversifiez en plusieurs manieres; tant pour incidemment parcourir ce qui
se presentera à propos de ces beaux et cachez mysteres, adombrez sous
l'escorce de l'escriture; que pour à l'imitation de cela en trasser
beaucoup de rares, et à peu de gens divulguez artifices; partie de
nous apris et receuz des autres, voyageant ça et là en divers
endroits de l'Europe; et la plus grand'part provenans de nostre forge et
meditation; non encore, que nous sçachions, touchez jusques icy
d'aucun.
<f 4v> MAIS sous l'ombre et saveur de qui peult plus dignement
sortir en lumiere, ce choix et eslitte de mes plus recherchez labeurs; car
quel qu'il doive sembler aux autres, à bon droict le puis-je ainsi
appeller, sçachant la peine que j'y ay euë, et le temps par moy
emploié; que sous l'adveu de vostre si celebre et illustre nom,
des-ja cogneu en tant de lieux ? Ne fust-ce que pour tesmoigner à la
posterité, qu'à tout le moins ay-j'eu cest heur parmy mes
contrarietez et disgraces, de n'avoir esté privé en mes jours
de la cognoissance et accez d'un si excellent personnage; puis qu'il a pleu
à Dieu me les prolonger jusqu'au temps que vos dons de graces se sont
venuz à esclorre et espanoüir, ainsi que de belles fleurs au
Soleil. Enapres pour aucunement m'acquiter de l'obligation que je vous ay;
quand sans aucun mien precedant merite, vous avez daigné me cherir,
aimer, estimer trop plus assez que je ne vaulx: oserois-j'icy employer ce
qu'en semblable dit le Poëte ? -- Namque qui solebas -- Meas esse
aliquid putare nugas: -- Quare habe tibi quicquid est libelli. Joint
la memoire de feu Mon-sieur vostre pere, qui perpetuellement me sera en
treschere et venerable recommendation; pour avoir esté mesmement l'un
des principaux ministres, et premier conseil de la tres-illustre maison de
Nevers, l'une des grandes de nostre temps de ses moiens propres; A laquelle
sont passez tantost quarante ans que je faiz <f 5r> service, soubs
voicy le quatriesme Duc; dont le premier fut Monseigneur FRANÇOIS DE
CLEVES, gouverneur de Champaigne et Brye; la bonté, doulceur,
liberalité, courtoisie, et amour de son siecle: tout celà
passe en heureux partage et succession, aux deux tres-illustres Princesses,
seules demeurées de reste de tous messeigneurs {messeigeurs} ses
enfans, Madame HENRIETE DE CLEVES sa fille aisnee, espouse de monseigneur
LUDOVIC DE GONZAGUE, Duc de Nyvernois et de Rethellois, Prince de
Mantouë; et madame CATHERINE, pourveuë à monseigneur le Duc
de Guise, HENRY DE LORRAINE; tous deux pairs de France, et tres-valeureux
exemplaires de toute vertu, magnanimité, et merite: tresfideles et
affectionnez au service de ceste courone; et fervents zelateurs de l'honneur
de Dieu, de la pieté, et maintenemant de la vraye catholique foy et
doctrine.
CE GAGE donques d'obligation, marque d'un eternel souvenir envers
celuy dont vous estes nay; avec plusieurs grands supports, plaisirs, et
faveurs que j'en ay receu en particulier, m'est deu par raison demeurer
à l'endroit de ses successeurs: Celuy, dis-je, qui durant ses jours
a esté l'un des principaux ornemens de sa robbe: qui en tout ce qu'il
est possible de souhaitter en un tres-exquis personage, n'a esté
precellé de nul, secondé de peu; si que tant plus l'on en
cuidera prescher les louanges, tant plus en restera à dire. Et de
vray fut il onques un plus doux <f 5v> ny mieux composé
naturel que le sien; plus egal, moderé, ne rassis ? Jamais fut il veu
en colere, ne traversé de despit ou chagrin quelconque, dont il peut
estre moins traictable et accessible une fois qu'autre; quelque grosse masse
d'affaires qui se deschargeast sur ses bras ? Tousjours affable, tousjours
luy mesme, d'une chere gaye et riante; joyeux en toutes ses actions; prest
d'oir tresbenignement un chacun: d'un esprit prompt et vigoureux;
infatigable au reste, et invincible à toutes sortes de travail, qui
luy tenoient lieu de repos: Car je ne cuide pas qu'il fust onques
trouvé oisif, ains tendu sans cesse à quelque occupation
d'importance, comme un arc prest à decocher; vigilant, soigneux, et
exacte jusqu'aux moindres choses: mais parmy tout cela contemperé de
la mesme euthymie et tranquillité de cerveau qu'on peult veoir en un
beau et serain calme d'eaux; et en une glace de miroüer bien polie,
où l'on se peult contempler tout à l'aise. De là
procedoit en partie la solidité de son meur et net jugement, dont il
n'a cedé à nul autre; nomplus que d'avoir esté sans
contradiction, car on ne luy peult desrobber cela, l'un des plus faconds,
eloquents, et disers de son siecle, et des mieux parlants; d'une pure
naifveté de langage; sans peine, difficulté ne contrainte
aucune, sans affectation trop elabouree, ny artifice recherché outre
la mediocrité et devoir; ains pour le faire court, du tout conforme
à celuy qu'Homere attribue à Nestor tou kai apo
glôotês mélitos glukiôn rhéén
audê. Heureux
<f 6r> certes pour un tel thresor de vertus; une telle mont-joye de
dons de graces, tant du corps que de l'esprit, et des biens aussi de
fortune, l'un des principaux moyens et secours pour l'exercice de la vertu:
Heureux pour tant de dignités par luy obtenues durant tout le cours
de sa vie: pour tant de charges honorables de luy administrees si
louablement: Mais, O matre pulchra filia pulchrior! plus heureux
assez que de tout cela, pour les enfans qu'il a laissez, dignes à la
verité d'un tel pere, et luy digne de tels enfans; cinq demeurez
encor de reste, puis qu'il a pleu à Dieu prendre vostre aisné,
monsieur de Soret à sa part, comme une plantureuse gerbe destinee
pour ses primices: Qui par voz dignes comportemens, par voz labourieuses
occupations en toutes sortes de bons devoirs, faictes ainsi valoir les
talents de graces à vous delaissez en succession: Qui à guise
de Biton et de Cleobis, lesquels s'atellerent eux mesmes à la
carrozze de leur mere pour la mener aux solennitez Argiennes, Vou-vous
esvertuez sans cesse, de rouller la reputation paternelle au temple de
l'immortalité; non de moindre zele et ardeur que feroient cinq braves
athletes, venans à se presenter sur les rengs pour debattre le prix
à l'envy, dans le parc des jeuz Olympiques: d'une telle
unanimité entre vous, qu'il semble que ce ne soit qu'une mesme ame,
et un seul vouloir espandu en cinq divers individuz, comme la faculté
vitale, et le mouvement de la main se fourchant en autant de doigts: ou les
cinq membres d'un mesme <f 6v> corps, qui selon cest ingenieux
apologue de Menenius Agrippa, dont il reconcilie la noblesse avec la
commune, travaillent d'un mutuel accord, qui d'une façon qui d'une
autre, pour la pourvoiance de l'estomac, dont provient puis-apres leur
maintenement à eux tous. Et telle est sans doubte la tant bien
accordee et unie correspondence de vostre diligent effort à
l'utilité du publicq; tout ainsi que quelque beau concert de musique,
dont encore que les voix et les instruments tiennent chacun endroit soi sa
partie, variees aucunement, le tout neaumoins se raporte en fin à un
accord universel, qui paist les oreilles des escoutans d'une gracieuse
armonie. De fait, s'est il onques trouvé nulle part une plus
estroicte et ferm'amitié entre freres ? Tous pourveuz au reste de
tresbelles dignitez et offices; Ce que je ne mets pas icy en compte pour
vous honorer de voz charges, ains pour les decorer de vous: tous vacquans
sans intermission apres les fonctions publiques: Pas un oisif, pas un
inutile à manger son bien en repos, et à vivre desidieusement
de ses rentes, relasché à de vains plaisirs, à de
molles voluptez et delices, chose assez commune à la plus part de la
jeunesse, Cui res non parta labore, ce que met le Poëte pour
l'une des felicitez de ce monde. Mais vous ne la constitués pas
là, et pour tels me voulés point qu'on vous tienne; ains du
tout naiz pour le service de vostre Prince, pour le bien et utilité
de vostre Patrie, le confort, appuy et soullagement de voz concitoiens en
general, que vous tenez au reng de freres, et de <f 7r> voz plus
proches parents et amis, sans aucune particuliere acception de persone,
sinon entant que le droict, equité et raison vous y meuvent; si que
vouvous reservez la moindre part de vous pour vous mesmes; remettans tout
vostre aise, plaisir et repos, en ce que beaucoup d'autres attribueroient
à une trop ennuieuse et moleste corvee. Et en premier lieu, le chef
de vostre maison pour ceste heure, Messire PIERRE SEGUIER, Chevalier sieur
d'Aultry, Conseiller du Roy en son privé conseil, et President de la
grand'Chambre, quelle preuve et monstre a-il tousjours faicte, quel
tesmoignage a-il donné de sa suffisance, sincerité,
preud'hommie, sollicitude, et grand jugement, tant au magistrat que vous
exercez, qu'en celuy où il a succedé au lieu du Pere ? Et
mesmes assez recentement en une charge et commission si scabreuse, parmy des
humeurs si bizarres, parmy des gens ainsi mipartiz et durs à ferrer
? Enquoy certes il luy a bien esté mestier d'aller sagement en
besoigne, la sonde en la main, ainsi qu'un advisé pilote en une
marine incogneuë, pleine de bancs et de rochers; et comme dit fort bien
le Poëte; Conduire au loing sa barque, hors l'onde et la fumee.
A QUI ne se peult en apres mesurer en reformation de vie, gravité de
meurs, pieté, devotion, assiduité au travail, vigilance,
promptitude d'entendement, et rare doctrine: et en somme tout ce qui peult
dependre de l'office et devoir d'un tres-digne et venerable Ecclesiastique,
et bon juge par mesme moien, Monsieur
<f 7v> le Doyan de nostre Dame, maistre LOYS SEGUIER, Conseillier
en la mesme cour ? NON moins richement d'autre part, se voient revestuz et
parez de leurs ornemens de vertuz, et belles parties, voz deux autres
freres; Messire HIEROSME SEGUIER, Chevalier sieur de saint Brisson,
conseillier du Roy, et grand maistre et reformateur des eaux et forestz en
Normandie, ET finablement monsieur maistre JEAN SEGUIER sieur de Villiers
le plus jeune de tous, conseillier du Roy, et maistre des requestes
ordinaires de son hostel, un tres-favorit norrisson des muses, un doulx et
gracieux sejour et retraicte des bonnes lettres. NE les femmes pareillement,
qui ne veulent en cest endroit rien quitter aux hommes; vrayes parangonnes
les peult on dire, de toute honesteté, courtoisie, bon exemple et
pudicité: tant vous estes heureusement naiz les uns et les autres
à la vertu, qu'il semble que vostre famille par une certaine occulte
proprieté l'attire à soy, tout ainsi que la pierre d'Aimant
fait le fer. Et quant à vous, non assez jamais recommandé
personage, qu'est-ce que je vous pourrois apporter icy en particulier de
louange ? quel loz, quel prix, quel honneur digne de voz rares perfections
et merites est il possible de consacrer à l'eternité de vostre
memoire, que le tout ne vous soit en commun et par indivis avecques voz
excellens freres ? Ont ils rien aussi chacun endroit soy, où tous les
autres ne participent ? Car tout ainsi que vous n'avez point partagé
voz biens de <f 8r> fortune, aussi n'avez vous ceux de l'esprit, ny
voz dons de graces, tant hereditaires qu'acquises; entrelassez d'une
mutuelle concorde, non d'autre sorte que les cinq costez et triangles de ce
pentagone jadis mysterieusement revelé au Roy Antioque,
surnommé de cela Sauveur, pour le salut et conservation de son
peuple. Et de vray vous estes si uns, si uniz, et pareils en toutes choses,
qu'on ne se sçaurait mescompter de vous prendre les uns pour les
autres. De quel oeil doncques doibt-on penser, que ceste bien heureuse ame
regarde du ciel empyree là hault, ces siens rejectons et provins,
combles de sa beatitude, proffiter ainsi, et s'estendre, fleurir et
fructifier icy bas ? Car il contemple de là, fault-il croire, toutes
voz actions et comportemens; et s'en res-jouist comme il doibt: et nous les
remarquons, observons, reverons; moy entre les autres particulier admirateur
de voz vertuz, esclairans en vous, tout ainsi qu'une infinité de
belles estoilles, que par une seraine nuict on voit luire, briller, et
estinceller à l'envy, pour l'embellissement du ciel, à la
gloire de leur Createur. Que si d'aventure je me voulois temerairement
entremettre de vous celebrer, pour tant d'excellentes et rares parties que
Dieu et la nature ont semé en vous; et par vostre industrie et labeur
les avez si bien cultivees qu'elles ne cedent à nulles autres, ains
se mesurent aux plus parfaictes, par quel bout fauldroit-il commencer, ny
par où me devrois je prendre à en faire la monstre et
reveuë; quand tous ces gros esquadrons <f 8v> de merites
chargeroient à un tas et en foulle, pour estre enroollez des premiers
? Certes il semble que voz perfections s'entreportent presqu'une envie; et
que jalouses l'une de l'autre elles se supplanteroient volontiers; comme
faict aussi de sa part vostre gloire et reputation advenir envers celle qui
vous est acquise; à l'exemple des vagues du flux et reflux de la mer,
dont les survenantes, soit en venant hurter le rivage, ou se dilater sur la
greve; soit en se retirant vers leur centre, se roullent le plus
precipitement qu'elles peuvent, pour venir effacer et esteindre celles qui
cuidoient gaigner les devants. Plustost doncq que de m'enfourner d'avantage
en un si profond labyrinthe, multiplié de tant d'allees et de
retours, que toutes les fiscelles d'Ariadne ne m'en sçauroient
desvelopper bague-sauves; nomplus qu'un inexperimenté marinier, qui
par sa folle outrecuidance se seroit voulu engoulpher en un vaste et
demesuré Ocean, sans aucun secours ny adresse de quadran et
charte-marine; il me sera beaucoup meilleur en vous admirant de me taire,
que d'en discourir trop escharcement: joinct que paraventure vostre nom
desirroit d'estre escrit d'une plus delicate et fameuse main que la mienne.
Car à quel propos m'advancer icy de faire une grande levee, pour
puis-apres demeurer court ? ou à tout evenement n'attoucher que du
bout des levres, ainsi que pour faire l'essay à un Prince, et passer
comme en bondissant pardessus, un si grand amas de voz tres-rares
singularitez, plus <f 9r> malaisees à parcourir, que
d'espuiser et mettre à sec les intarissables sources de Lerne ? Or
que je tende tous mes nerfs apres la vivacité de vostre esprit,
contemperée d'une modestie si grande; apres un si meur et rassis
jugement; ceste incomparable prudence, une si heureuse memoire, une telle
doctrine et instruction non vulgaires en tout ce qu'un admirable entendement
doibt cognoistre; qu'auray-je advancé pour cela ? Quand tant d'autres
si loüables choses resteront encore à toucher, qui les
secondent, et leur donnent lustre ainsi que faict l'or esgayé
d'esmail aux pierreries y enchassees: car peult estre qu'elles s'enfuiront
au grand galop devant moy, me jugeans indigne de les attoucher et
ratteindre. Un travail assidu invincible en tout ce que vous avez en charge;
une infatigable occupation apres les negoces publiques; un visage ouvert et
deliberé; un acces benin et affable; une audience libre, paisible,
gracieuse à quiconques s'adressent à vous, avec une prompte
expedition de leur faict; à tous propos, à toutes heures;
point bizarre ne journallier comme beaucoup d'autres, dont il fault plus
soigneusement espier les commoditez, que le petit Pontife ne souloit jadis
faire à Rome le nouveau Croissant, afin de l'anoncer au peuple; ains
tousjours un mesme, tousjours egal indifferemment à chacun: le tout
accompagné puisapres d'une telle reformation et sobrieté;
d'une si estroicte abstinence de toutes sortes non que de delices, mais de
simples esbattements et plaisirs, sinon <f 9v> ce que vous pouvez
desrober de petites roigneures de temps à vous mesmes, à
vostre repas et repos, pour l'employer jusques bien-avant en la nuict
à la lecture des bons livres, seul soullagement et recreation de voz
laborieuses sollicitudes. Et ce qui est le plus admirable, vous
constitué en un âge encore, qui n'a pas atteint guere plus que
le tiers de sa naturelle carriere; ouquel le sang et les esprits sont les
plus reschauffez et bouïllans, apres les resjouïssances,
passetemps et bonnes cheres des compagnies, dont ce siecle ny ceste ville
ne manquent point: ains qu'au lieu de cela vouvous soubsmettez si
alaigrement à une si grosse nuee d'affaires; qui sans aucune
intermission viennent comme à grandes ondees pleuvoir sur vous, ores
de la Justice, ores de la police, ores d'infinis autres exraordinaires
surcrez de corvees, en une telle, non tant seulement affluence de peuple,
ains confusion; fardeau certes trop que suffisant pour faire ployer soubs
luy un Athlas, et un Geryon à tout ses trois testes; en un temps
mesme si nubileux et chargé d'orages de contagion, troubles, et
disette qui se preparent, si Dieu par sa saincte bonté n'y previent.
Quels grands outreplus accourcissemens avez vous par vostre soigneuse
industrie, vostre vigilante dexterité, avec un incomparable travail
tenant pied à boulle, apporté au siege où vous
presidez; autrefois une vraye mer de procedures superflues, un profond
goulphre de chiquaneries, un deluge d'incidents et formalitez, un Chaos
d'appointers au conseil ? Mais vous avez donné issuë
<f 10r> au Penee, et desseché la Thessalie au precedant
couverte d'eaux; pour au lieu d'une inondation deserte inutile, la reduire
en un territoire de tresproffitable labour et agriculture: avez par une
ferme et constante resolution comme en moins de rien, couppé la plus
grand'-part des testes de ceste pernicieuse Hydre, renaissans de soy et en
soy par une multiplication carree et cubique: Dont lon ne vous
sçauroit jamais trop recommander aux siecles futurs; ny vous honorer
de loüanges assez condignes et meritoires; ensemble de toutes vos
autres actions et comportemens; lesquels à quoy faire irois-je icy
parcourant plus au long, et par le menu ? attendu qu'ils sont plus que
notoires à un chacun, et en veuë de tout le monde; ny plus ny
moins qu'un beau grand phanal hault eslevé sur la pointe d'un
promontoire, pour l'addresse des navigants à l'obscurité de
la nuict. Au moien dequoy le meilleur sera de ployer mes voiles; et rentrant
au port salüer vos perfections par ce celeusme d'allegresse du pseaume
65. Tibi silentium laus; veu que l'abondance de vos merites me lie
la langue, serre les levres, et barre la bouche de passer plus oultre.
VIVEZ donques debonnaire, et bien-nay Seigneur, accomply et
doüé de tant d'excellens dons de graces, vives et fructifiantes
en vous, et non mortes et ensevelies; content et satisfait en vous-mesmes
de vos vertueux et loüables maintenemens, de vostre bon zele, vos
sainctes intentions et efforts; que Dieu vueille par sa saincte grace
tousjours benir de plus en <f 10v> plus; et vous conserver
longuement icy bas au grand benefice et soulagement du publicq, en parfaicte
prosperité et santé, avec tres-heureuse et contente vie.
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