B. Horiot, "Les régionalismes de l'Ouest vus par Ménage : survivance linguistique et continuité dialectologique"

L'étude des régionalismes dans l'œuvre lexicographique de Gilles Ménage est particulièrement pertinente, mais elle dépasse le cadre d'une simple communication. Pierre Rézeau (1989 : 443-55) qui a inventorié les angevinismes [1] chez Ménage en dépouillant Les Origines de la langue françoise (1650), les Observations sur la langue françoise (1672 et 1675-6) et le Dictionnaire étymologique ou Origines de la langue françoise (1694) a relevé 289 traits -- 249 dans le seul DEOLF -- qualifiés explicitement d'angevins par Ménage et concernant la prononciation, la morphologie, la syntaxe ou le lexique. Il faudrait encore ajouter nombre de traits angevins implicites, travail auquel s'est attelée Isabelle Leroy-Turcan dans le cadre du projet d'informatisation du DEOLF.

Nous avons choisi de travailler sur un corpus limité et thématique, celui des phytonymes. L'intérêt du corpus thématique est de couvrir l'ensemble du DEOLF de 1694, dictionnaire qui inclut une grande partie des Observations de 1675. Non seulement cette base thématique est représentative en elle-même, mais elle permet aussi d'étudier ces régionalismes dans les trois atlas linguistiques du domaine d'oïl occidental : ALBRAM, ALN, ALO, terminés pour les végétaux.

Pierre Rézeau avait annoncé une communication sur les régionalismes de Ménage mais n'a pas donné suite à son projet : nous avons donc quelque peu modifié le titre de notre communication. Il nous a paru dommage de nous cantonner dans la survivance actuelle des régionalismes de l'Ouest signalés par Ménage, laissant ainsi de côté tout le registre de leur continuité.

Aujourd'hui même, 19 mars 1994, marque le tricentenaire de la naissance d'un compatriote de Ménage : Gabriel-Joseph Du Pineau, né comme lui à Angers et auteur lui-même d'un Dictionnaire angevin et françois (1746-8). Mais à la différence de Ménage, Du Pineau est resté un inconnu jusqu'à ce que Pierre Rézeau le tire de l'oubli en publiant en 1989 la partie d'un manuscrit intitulé « Dictionnaire angevin et françois, dédié à Monsieur Falconet, par Du Pineau, chanoine rég., son plus petit serviteur ». Ce manuscrit contenait aussi, du même Du Pineau, des Mots lyonnois et des Mots bas normans ; Pierre Rézeau confia l'édition des Mots lyonnois à Anne-Marie Vurpas (1991) et celle des Mots bas normans à Jean-Paul Chauveau (1993). Ainsi, au moment du tricentenaire de sa naissance, le travail de lexicographe de Du Pineau se voit-il enfin récompensé. Le Dictionnaire de Du Pineau est un « jalon précieux » (Rézeau 1989 : 18) entre Ménage et le Glossaire de Charles Ménière (1880) et surtout celui de A.-J. Verrier et R. Onillon (1908) car jusqu'au tout début du XXe siècle, l'Anjou reste très pauvre en travaux sur ses parlers qui n'ont même pas fourni de réponse à l'enquête de l'abbé Grégoire sur les patois.

Notre étude s'articule autour de la continuité dialectologique des mots que Ménage localise en Anjou et dans d'autres régions de l'Ouest ; nous n'avons pas retenu les régionalismes pour lesquels l'Anjou n'est pas mentionné, nous attachant avant tout au vocabulaire enraciné dans la région natale de Ménage.

Le Dictionnaire angevin et françois de Du Pineau marque la deuxième étape de notre étude. Nous savons que le chanoine possédait Ménage et Furetière, Du Cange, Nicot, Oudin et quelques autres auteurs car il en parle à Falconnet [2] dans des lettres où il demande des conseils à son correspondant, par exemple dans une lettre datée du 5 juin 1746 où il ajoute en post-scriptum :

Un peu plus haut dans cette même lettre, il notait :

C'est dans Ménage que Du Pineau a le plus abondamment puisé et une lettre à Falconnet, datée du 13 juillet 1748, nous fait connaître à la fois le refus de Falconnet de publier le Dictionnaire et l'objectif que s'était fixé Du Pineau :

La troisième étape nous conduira à ouvrir les glossaires de Ménière (3987 mots) et de Verrier-Onillon (+ de 20.000 mots) pour rechercher ce que ces auteurs ont gardé des angevinismes de Ménage, influencés qu'ils furent eux aussi par la lecture du DEOLF. La dernière étape, celle des atlas linguistiques régionaux, permettra de dresser le bilan de ce qu'il reste aujourd'hui des phytonymes qualifiés d'angevins par Ménage.

Notre corpus thématique compte 52 termes [3] qui, classés d'après le Système raisonné des concepts d'Hallig et Wartburg, se répartissent ainsi :

A. L'UNIVERS
III. Les plantes
a) La vie végétale en général
bouter "pousser"
binne "pépin"
b) Les arbres
     1. Généralités
aubour "aubier"
lignier "lieu où l'on met le bois"
     2. La forêt, les arbres forestiers
leard "sorte de bois blanc" = peuplier
fouteau "hêtre"
oumeau "orme"
saulaye "saussaie"
     3. Les arbres fruitiers
bb) Les arbres fruitiers en particulier
besie "poire sauvage"
caillo-rosat nom de poires
poire de girofle nom de poires
Saint-Lezin nom de poires
moquoiseau nom de cerises
mircoton "sorte de pêche"
pavi nom de pêches
mesle "nèfle"
échaleau "noix qui commence à sécher"
test "coquille de noix"
nousille "noisette"
c) Les arbrisseaux et plantes à baies
     2. ... comestibles
castilles "groseilles rouges"
groiselles "groseilles"
câpe "câpre"
     3. ... peu importantes pour l'alimentation
sus "sureau"
aubepin "aubépine"
remarin "romarin"
     4. ... non comestibles
houdin "fragon"
d) Les plantes alimentaires (céréales)
mil "millet"
blé noir "sarrasin"
e) Les plantes potagères (légumes)
vinette "oseille"
naveau "navet"
lentilles "lentilles"
moutarde "graine de sénevé"
bettes "blettes"
g) Les plantes d'importance industrielle
chanbre "chanvre"
erusser "arracher la graine du chanvre"
guesdon "pastel"
h) Les plantes des prés et des bois
pimpenelle "pimprenelle"
piépou "pourpier"
mouffe "mousse"
j) Les plantes médicinales
réglisse "réglisse"
m) Les plantes sans utilité pratique et les mauvaises herbes
ramberge "mercuriale"
poivrette "nielle"
casse-pierre "perce-pierre"
B. L'HOMME
I. L'homme, être physique
g) Les mouvements et les positions
     2. L'activité physique ... sur des objets
énerter "planter des arbres"
III. L'homme, être social
b) L'homme au travail
     2. L'agriculture, l'élevage, le jardinage
ff) La viticulture
prouain "provin"
blois nom de raisins
bourdelois nom de raisins
fiez nom de raisins
pineau nom de raisins
rafar nom de raisins
hommée de vignes "ce qu'un homme peut faire de vignes en un jour"
hh) L'utilisation des fruits
citre "cidre"

[Retour à la table] -- [Suite]


Notes

1. Ce mot est relevé pour la première fois dans une lettre du « sieur Pocquet » non datée (ca 1736), puis dans une lettre de Du Pineau, en date du 5 juin 1746 (Rézeau 1989 : 463).

2. Camille Falconnet était un médecin lettré, d'origine lyonnaise, médecin consultant du roi, des facultés de Paris et de Montpellier, de l'Académie royale des Inscriptions et Belles Lettres. Il avait conçu le projet d'un ouvrage dans lequel il souhaitait à la fois rendre compte des « antiquités gauloises » et inventorier tout « idiome de nos Provinces, quel que grossier qu'il soit ». Ayant légué ses fiches à J.-B. Lacurne de Sainte-Palaye, son confrère à l'Académie des Belles Lettres et également son ami, c'est ce dernier qui réalisera en partie le projet (d'après Rézeau 1989 : 5-6 ; 27, note 4 ; 28, note 8).

3. Corpus établi à partir des angevinismes répertoriés par Rézeau (1989 : 443-55) et d'une liste aimablement communiquée par Isabelle Leroy-Turcan, à partir du corpus établi, sous forme de base de données, pour sa communication au 5e colloque international « Dialectologie et littérature du domaine d'oïl occidental » (5-7 mai 1993 : à paraître).