6. Réarticulations du Trévoux
La dernière édition du Trévoux (1771) réorganise dans un certain nombre de cas les matériaux accumulés (éventuellement en en ajoutant de nouveaux). On y observe un souci méthodologique et la prise en compte de ce qu'on trouve dans d'autres ouvrages, notamment le DAF et l'Encyclopédie.
6.1. Au niveau des items
queue de comète. En 1771, l'unique alinéa de Fur 1690 - Trév 1752 est scindé en deux, le premier traitant du sens propre et le second d'une expression idiomatique dérivée.
- Dans le premier alinéa sont rangés: une marque d'usage technique "En Astronomie" (cf. Enc 1765), une mise en syntagme "queue de comète" et une définition "longue traînée de lumière qui suit la comète" (cf. DAF depuis 1694), un deuxième syntagme "comète à queue", des équivalents latins (ajoutés en 1704), un exemple d'emploi "Cette comète avoit la queue tournée vers l'orient" (cf. DAF depuis 1718: "cette comete avoit la queue tournée vers l'Orient.") et les différentes dénominations des rayons d'une comète (ajout de 1752, qui cite Rohaut).
- Dans le second alinéa Trév 1771 place une expression concernant le genre du mot comète (item donné par Fur).
à la queue, en queue. Trév 1771 prend l'alinéa unique de Fur 1690 - Trév 1752, pour: a) en dégager les syntagmes à la queue et en queue; b) leur trouver deux sens queue "suitte" -> à la queue, en queue (i) "à l'extrémité, immédiatement après", (ii) "aux trousses, à la poursuite de quelqu'un" qui sont traités dans deux alinéas distincts, les exemples d'emploi étant distribués dans les items appropriés. L'explicitation, la réorganisation et l'ajout d'une remarque d'usage viendraient du DAF.
queue, t. de billard. Pour Trév 1752, l'instrument s'appelle le billard, le petit bout de l'instrument s'appelle la queue et le gros bout s'appelle la masse. Pour l'Encyclopédie 1765, l'instrument, qui a un petit bout et un gros bout, s'appelle une queue. Trév 1771 retient les deux traitements en faisant un alinéa distinct pour chacun. La formulation des sens doit plus à l'Encyclopédie, mais en étant moins claire, qu'à l'item de 1752.
6.2. Au niveau de l'article
Pour l'article LOUP, l'ordre des alinéas reste le même de 1690 jusqu'en 1771. En revanche, l'ordre et l'organisation des informations de l'article QUEUE sont considérablement révisés.
Furetière 1690 | Trévoux 1771 |
1. QUEUE "La partie qui termine le corps de
l'animal par le derriere."
2. balay en termes de Fauconnerie
3. QUEÜE DE CHEVAL chez les Tartares & Chinois
4. queüe de rat en termes de Manege
5. Queüe de rat "calus"
6. avoir queüe, crin & oreilles
7. queüe de cheval "herbe"
8. QUEÜE "partie de
l'animal couppée sur le train de derriere"
9. queüe d'un muscle en Medecine
10. QUEÜE dans les végétaux
11. QUEÜE "manches de plusieurs
instruments & utenciles"
12. QUEÜE en termes de Charpenterie
13. QUEÜE en termes de Maçonnerie
14. QUEÜE "partie des habits longs"
15. avoir cap & queüe entre Marchands
16. QUEÜE des caracteres
17. QUEÜE "extremité"
18. QUEÜE en termes de Chancelerie
19. QUEÜE "vaisseau" (de mesure)
20. la teste ou la queüe du Dragon en termes d'Astrologie
21. estoile à la grande queüe "comete"
22. QUEÜE en termes de Guerre
23. QUEÜE d'un bataillon
24. QUEÜE en parlant d'un estendart
25. QUEÜE "derniere partie des Corps"
26. QUEÜE "Suitte"
27. QUEÜE "se dit figurément en ce sens des affaires"
28. QUEÜE D'ARONDE terme de Charpenterie
29. à queüe d'aronde en termes de Fortification
30. Sans queüe
31. QUEÜE À QUEÜE
32. QUEÜE, se dit proverbialement en ces phrases.
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1. QUEUE "La partie qui termine le corps de l'animal
par derrière."
2. QUEUE "partie de l'animal
coupée sur le train de derrière"
2a. queue d'un muscle, en Anatomie
3. QUEUE dans les végétaux
4. QUEUE "manches de plusieurs instrumens
& ustenciles"
5. QUEUE en termes de Charpenterie
6. QUEUE "partie des habits longs"
7. avoir cap & queue parmi les Marchands de draps
8. QUEUE des caractères
9. queue en Musique
10. QUEUE "bout de quelque chose"
11. QUEUE Terme de jeu
12. QUEUE en termes de Chancellerie
13. queue de comète en Astronomie
14. regarder sous la queue d'une comète
15. QUEUE en terme de guerre
16. QUEUE d'un bataillon
17. QUEUE "dernière partie d'un corps"
18. A LA QUEUE, EN QUEUE "à l'extrémité"
19. en queue, à la queue "aux trousses"
20. QUEUE "se dit figurément en ce sens de la suite des affaires"
21. QUEUE d'un étendard
22. QUEUE Terme de Relieur
23. QUEUE Terme de Luthier
24. QUEUE ANNUÉE
25. QUEUE D'ARONDE terme de Charpenterie
25a. à queue d'aronde en terme de fortification
26. QUEUE D'ARONDE Terme d'Horlogerie
27. QUEUE BLANCHE "oiseau"
27a. queue blanche "autre espèce d'oiseau"
28. QUEUE DE CHEVAL chez les Tartares & Chinois
29. QUEUE DE CHEVAL en termes de Botanique
30. QUEUE DE DRAGON En termes d'Astronomie
31. QUEUE DE DRAGON Terme de Philosophie hermétique
32. QUEUE BLANCHE DE DRAGON
33. GROSSE-QUEUE "poire"
34. QUEUE DE PAON Terme de Charpenterie & de Menuiserie
35. QUEUE DE PIERRE en terme de Maçonnerie
36. QUEUE DE POURCEAU "Plante"
37. QUEUE DE RAT En termes de Maquignon
38. QUEUE DE RAT "calus"
39. QUEUE DE RAT Terme d'Horloger
40. QUEUE DE RAT Terme de Marine
41. QUEUE DE RENARD "plante"
42. QUEUE ROUGE "oiseau"
43. QUEUE DE SOURIS "plante"
44. QUEUE Terme de Conchyliologie
45. QUEUE DE CHANVRE Terme de corderie
46. QUEUE DE LION Terme d'Astronomie
47. QUEUE Terme de billard
48. queue d'un billard
49. QUEUE Terme de Perruquier
50. QUEUE "pierre à aiguiser"
51. QUEUE DE RAMES
52. QUEUE "vaisseau"
53. DEMI-QUEUE "Futaille"
54. QUEUE-A-QUEUE
55. SANS QUEUE
56. QUEUE, se dit proverbialement en ces phrases.
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La réorganisation, qui se fait pour la très majeure partie en 1771, comprend essentiellement:
emplois de queue seul dans la première partie de l'article en allant du propre et général aux sens dérivés et particuliers, mais il y a plusieurs emplois de queue seul plus loin parmi les syntagmes nominaux;
syntagmes nominaux regroupés (plus ou moins) par ordre alphabétique (plus ou moins) dans une deuxième partie (cf. Fur: queue de cheval, alinéas 3 et 7; queue de rat, al. 4 et 5; queue d'aronde, al. 28)
Les syntagmes adverbiaux à la queue, en queue (18, 19), queue-à-queue (54), sans queue (55) ne sont pas regroupés et restent à la même place que chez Furetière.
7. Curiosités
Il s'agit de ce qu'on peut considérer d'une façon ou d'une autre comme dysfonctionnements. Je commencerai par le DAF, subordonné au Trévoux dans les sections précédentes.
7.1. Dans le DAF
En abandonnant, après la première édition, le principe des regroupements
étymologiques, le DAF perd souvent aussi la notion des liens
étymologiques et sémantiques au profit de l'ordre alphabétique absolu.
LOUP: loup-cervier, loup-garou et loup-marin sont
traités par 1762 comme mots simples sans relation avec loup; donnés
dans l'ordre alphabétique absolu, ils se trouvent séparés par loupe: LOUP, LOUP-CERVIER, LOUPE, LOUP-GAROU, LOUP-MARIN.
QUEUE: Alors que queue d'aronde et queue de renard sont
donnés par 1762 comme sous-adresses de QUEUE, queue de lion, queue de
pourceau et queue de souris sont rangés en fin d'article comme
sous-vedettes, non de QUEUE "cauda", mais de QUEUE "mesure", lequel a comme
autre sous-vedette queue "pierre à aiguiser" mélange de trois
étymons différents: cauda, cupa et cos (cf. Nicot sur
les trois).
En revanche, les académiciens de la première édition du DAF étaient constamment préoccupés par des considérations étymologiques, au point où ils pouvaient ne pas en être conscients.
DAF 1694 s.v. QUEUE: "On dit prov. d'Un homme qui arrive en une compagnie dans le temps qu'on parle de luy, Quand on parle du loup on en voit la queüe. Et il y a un Jeu d'enfans qu'on appelle, à la queüe leu leu."
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La raison de mettre à la queüe leu leu dans le même alinéa que Quand on parle du loup on en voit la queüe est le mot loup. Les académiciens de la troisième édition se sont rendus compte de l'obscurité du rapprochement:
DAF 1740: "... Parce qu'ils marchent à la suite les uns des autres, comme marchent les loups, qu'on appeloit autrefois leux."
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Les rédacteurs de l'édition précédente avaient déjà été gênés par l'association saugrenue et avaient placé à la queue leu leu avec queue à queue:
DAF 1718: "QUEUE A QUEUE. adverb. A la file, immediatement l'un
aprés l'autre. Ces loups se suivoient queue à queue. attacher des
chevaux queue à queue. ces batteaux estoient queue à queue. Il y a un
jeu d'enfants qu'on appelle, A la queue leu leu."
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Le lien cette fois est sémantique, mais non formel: le syntagme à la queue est traité dans l'alinéa précédent. Il faudra attendra la sixième édition (1835) pour voir queue à queue et à la queue leu leu traités séparément.
7.2. Dans le Trévoux
J'ai déjà cité l'information ponctuelle que le Trév 1552 donne concernant la position d'une étoile:
"QUEUE DE LION [...] qui a cette année 1722. 167 d. 48' de longitude;
c'est-à-dire, qu'elle est à 17 d. 48' de la Vierge."
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Il faut se rappeler que les observatoires de Paris et de Greenwich se disputaient pour être le premier à découvrir une méthode pour mesurer la longitude avec précision. Le Trévoux de 1552 a été rédigé au moment où John Harrison perfectionnait à Sheffield son chronomètre maritime. Sujet d'actualité donc pour les jésuites curieux de tout.
En revanche, le Trévoux peut être moins précis quand il s'agit du temps. Parlant des comètes, Furetière avait enregistré une expression dont on ne sait pas s'il était encore employée ou était déjà désuète:
Fur 1690 s.v. QUEUE: "On dit aussi par raillerie
à ceux qui doutoient de quel genre elle estoit
qu'il luy falloit regarder sous la queüe."
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Curieux mélange de présent (?) et d'imparfaits, corrigé par Basnage 1701 "on a dit" pour être ensuite renforcé par Trév 1771:
Trév 1771: "Dans le temps où l'on doutoit si comète
étoit du genre masculin ou feminin, on dit par plaisanterie, que
pour s'en assurer, il falloit lui regarder sous la queue."
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Que "on dit" soit interprêté comme un présent ou comme un passé simple, il y a discordance des temps.
8. L'accumulation non rédactionnelle: lectures transversales
Après avoir regardé l'accumulation du point de vue de la rédaction du dictionnaire imprimé et de sa lecture, je voudrais dire un mot sur un type d'accumulation qui ne peut se faire que par la lecture transversale systématique du texte, c'est-à-dire par l'interrogation du dictionnaire converti en base de données électroniques. Le Trévoux n'ayant pas encore été informatisé, je fonderai ma discussion sur le DAF, en l'occurrence sur la première édition du DAF (j'aurais pu la fonder également sur la 5e, 6e ou 8e éditions). Entre mille types d'accumulations transversales, j'en mentionnerai deux ou trois en retenant comme corpus les deux mots loup et queue.
8.1. entre chien et loup: types de contextes sémiotiques
L'expression entre chien et loup est employée quatre fois dans le DAF 1694:
elle est présentée deux fois comme façon de parler proverbiale dans les articles des deux mots lexicaux qu'elle contient (les deux items sont identiques):
"On dit prov. & fig. Entre chien & loup, pour
signifier Cette partie du crepuscule du soir ou du
matin, pendant laquelle on ne fait qu'entre-voir
les objets sans les bien distinguer. Il estoit entre chien
& loup quand nous apperceusmes je ne sçay quoy. Il
se dit plus ordinairement du soir que du matin."
(DAF 1694 s.v. CHIEN, LOUP)
une fois, toujours comme expression illustrative mais sans marque, vraisemblablement parce que l'attention porte cette fois sur un aspect grammatical:
"On se sert aussi de cette préposition pour exprimer
ce qui tient de deux choses. Le gris est entre le
blanc & le noir. Et en ce sens on dit, Entre chien &
loup, pour dire, Cette partie du soir qui tient du
jour & de la nuit."
(DAF 1694 s.v. ENTRE)
une quatrième fois, présentée, dans le discours métalinguistique définitionnel, comme synonyme "commun" du mot-adresse:
"CREPUSCULE. s. m. Le temps où la lumiere est
encore foible, & où on ne discerne pas bien les
objets, ce que l'on appelle communément entre
chien & loup. Il n'estoit pas tout-à-fait nuit, il y
avoit encore un peu de crepuscule."
(DAF 1694 s.v. CREPUSCULE)
8.2. Le loup et la brebis: associations littéraires et variations proverbiales
La Préface dit que le DAF "ne cite point, parce que plusieurs de nos plus celebres Orateurs & de nos plus grands Poëtes y ont travaillé, & qu'on a creu s'en devoir tenir à leurs sentimens". Le lecteur appréciera parfois mieux le texte quand il aura lu les oeuvres de ces orateurs et poètes. Il saura interpréter, par exemple, l'anthropomorphisme de "l'antipathie qui est entre le loup & la brebis" (s.v. ANTIPATHIE), "le loup fait la guerre aux brebis." (s.v. GUERRE).
Parmi les plusieurs autres cooccurrences "Faites-vous brebis, le loup vous mangera" s.v. BREBIS; "Qui se fait brebis, le loup le mange" s.v. BREBIS, LOUP, MANGER; "c'est vouloir accoupler le loup & la brebis" s.v. ACCOUPLER; "recourre une brebis de la gueule du loup." s.v. RECOURRE; "le loup emportoit une brebis, le Berger avec ses chiens fut à la recousse." s.v. RECOUSSE; "un loup qui emporte une brebis." s.v. LOUP; "Donner la brebis à garder au loup" s.v. LOUP; "le loup mange la brebis." s.v. MANGER je citerai un cas d'expression proverbiale à formulation variable:
"On dit, Brebis comptées le loup les mange" s.v. BREBIS
"On dit prov. & fig. A brebis comptées le loup en mange bien une" s.v. COMPTÉ
"On dit prov. A brebis comptées le loup les mange" s.v. LOUP
Le lecteur de l'imprimé risque de ne trouver qu'une des trois formules et de penser que celle qu'il a trouvée est figée; il est clair que pour les académiciens au moins elle ne l'était pas.
8.3. escorcher l'anguille par la queuë: la portée des marques
Je me permets d'aborder brièvement un aspect du texte que L. Dagenais étudie en profondeur dans son projet d'équipe sur les marques d'usage dans les dictionnaires français des XVIIe-XXe siècles, dont plusieurs éditions du DAF. À ne regarder que l'alinéa dans lequel se situent les trois occurrences de escorcher l'anguille par la queuë, on constate des différences de marquage, comme pour d'autres items que j'ai déjà cités:
"Escorcher l'anguille par la queuë, pour dire..." s.v. ANGUILLE
"On dit encore, Escorcher l'anguille par la queuë, pour dire..." s.v. ESCORCHER
"On dit prov. Escorcher l'anguille par la queüe, pour dire..." s.v. QUEUE
Il est clair que s.v. ANGUILLE une marque donnée dans le premier alinéa d'une série vaut pour l'ensemble:
"On dit prov. & fig. Rompre l'anguille au genou, pour dire... // Il y a quelque anguille sous roche, pour dire... // Escorcher l'anguille par la queuë, pour dire... // Il s'echappe comme une anguille, pour dire... // Il ressemble l'anguille de Melun, il crie avant qu'on l'ecorche, pour dire..."
S.v. ESCORCHER, il n'y a tout aussi clairement aucune portée:
"ESCORCHER. v. a. Despoüiller... // Il se dit aussi quand... // On dit, d'Une viande, d'une boisson qui est rude au palais, à la gorge, qu'... // On dit, d'Un homme qui se plaint sans grand sujet, qu'... // On dit aussi, Il ressemble à l'anguille de Melun, il crie avant qu'on l'escorche, pour dire... // On dit encore, Escorcher l'anguille par la queuë,
pour dire... // On dit prov. que Beau parler n'escorche langue, pour dire... // On dit, Cela m'escorche les oreilles, parlant d'..."
S.v. QUEUE non plus:
"On dit prov. A la queüe gist le venin, le venin est à la queuë, pour dire... // On dit prov. Escorcher l'anguille par la queüe, pour dire..."
Les inconséquences de marquage sont, comme dans tout dictionnaire traditionnel, dues surtout à la variation sérielle de la rédaction dans le temps et à la variation parallèle de la rédaction par plusieurs rédacteurs.
9. Conclusion
D'après le témoignage des articles LOUP et QUEUE, le Trévoux travaille à remplir sa mission de Dictionnaire universel: il s'occupe à la fois de la langue, en prenant appui sur le Dictionnaire de l'Académie, et des connaissances surtout techniques et scientifiques, avec l'apport de l'Encyclopédie pour sa dernière édition (je ne parle pas ici des emprunts en sens inverse). Il reflète bien l'intérêt qu'avaient les jésuites pour toute oeuvre chrétienne (lutte contre la superstition, par exemple) et pour toute découverte scientifique (longitude, fonctionnement des poumons). Il est à la fois dictionnaire de langue, dictionnaire encyclopédique, encyclopédie et journal. C'est ce sens que je donnerai au mot accumulation pour conclure.
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