Gilles Ménage (1613-1692), grammairien et lexicographe

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Conclusions et résultats du colloque

Kurt Baldinger

Heidelberg

Au début du Colloque nous avons posé la question : « Qui était Gilles Ménage ? » Notre but était de préciser sa personnalité et son importance dans un cadre historique. Les réponses étaient complexes et multiples. Elles ont approfondi nos connaissances déjà bien préparées, surtout grâce à la thèse de Mme Leroy-Turcan -- et elles ont ouvert en même temps de nouveaux horizons et des perspectives souvent surprenantes. Elles s'engageaient dans trois directions : vers le passé, les problèmes contemporains et vers l'avenir. Mme Mechtild BIERBACH (Düsseldorf), grâce à une analyse soigneuse de trois grammairiens du XVIe s. -- Charles de Bovelles, Jean le Bon et Jacques Bourgoing -- a développé un « panorama des idées et des méthodes étymologiques au XVIe siècle ». Le terme même d'étymologie appartient à la catégorie des faux amis : on tombe facilement dans le piège de le comprendre d'après notre sentiment linguistique actuel ce qui ne correspond pas du tout à la réalité historique. Le lexicologue se souvient tout de suite, par exemple, du mot stupide chez Rabelais : tous les éditeurs modernes et tous les traducteurs n'ont pas hésité de l'accepter tel quel, c'est-à-dire sans commentaire, bien qu'il s'agisse d'un terme strictement médical au XVle s. -- Rabelais était médecin (à Lyon !) -- signifiant "insensible (d'un membre du corps humain), etc." et Rabelais est le premier à l'introduire dans la littérature, avec un sens métaphorique "insensible (au sens moral)" ; Calvin suivra, en déplorant les êtres humains, stupides, c'est-à-dire insensibles aux verges de Dieu !

M. T.R. WOOLDRIDGE (Toronto), spécialiste internationalement connu de la lexicographie des XVIe et XVIIe siècles, a insisté -- avec raison -- sur l'importance de « l'intertextualité pour une lecture juste du texte dictionnairique », tâche immense, réalisable seulement à l'aide de l'ordinateur et des moyens électroniques récents. Petite remarque entre parenthèses : je lui conseillerais d'éviter l'homonymie des sigles déjà `occupés' par les lexicologues auxquels ils sont accoutumés. Le TLF est déjà réservé au TLF de Nancy et le DFL pourrait être aussi le Dictionnaire français-liégeois de Jean Haust !

L'exposé de M. Wooldridge a fait le passage aux prédécesseurs de Ménage au XVIIe siècle. Mme Barbara von GEMMINGEN (Düsseldorf) nous a convaincus que le Trésor de Borel de 1655, « considéré comme un recueil de mots gaulois et de l'ancien français », n'a pas du tout exclu « des néologismes du français contemporain dans la nomenclature du dictionnaire qu'il ressentait certainement comme archaïsmes » et relève le fait nouveau « qu'il y a dans quelques articles une longue discussion sur les questions étymologiques, ayant pour point de départ des suggestions de Ménage ».

M. J. Christophe PELLAT (Strasbourg), en examinant Ménage et Vaugelas, constate que Ménage « a une conception du bon usage plus ouverte que Vaugelas » et « développe sa conception personnelle de l'usage » ; il « éprouve un grand respect pour les auteurs de Port-Royal » et les défend « contre les critiques du jésuite Bouhours ».

M. Antony MCKENNA (Saint-Étienne), précisément, a mis la controverse entre Bouhours et les théologiens de Port-Royal au centre de son exposé. Ménage entre en concurrence avec Bouhours en 1672 par la publication des Observations contre lesquelles Bouhours produira ses Doutes en 1674. Ami de Port-Royal, Ménage dénonce alors l'alliance de Bouhours avec l'abbé Monfaucon de Villars, le premier critique des Pensées de Pascal. Et McKenna constate que « la rivalité pour l'autorité sur la langue se double ici d'allégeances théologiques ».

Les rapports de Guez de Balzac et de Ménage, -- examinés par M. Jean JEHASSE (Saint-Étienne) -- sont d'une autre nature : « c'est évoquer la figure d'un Ménage jeune face à un maître prestigieux, de seize ans son aîné ». Ménage, « précocement `docte', pousse Balzac à partir de 1636 vers l'érudition. [...] Et c'est en vers latins que sont publiées la majeure partie des pièces adressées à Balzac [...] ». En contrepartie Balzac accrédite Ménage auprès de Chapelain qui le fera entrer pendant dix ans chez le Coadjuteur (1643-1652). « Nombreux sont alors leurs amis communs [...] ». « La correspondance de Balzac pour les années 1636 à 1650 révèle [donc] la formation mondaine du jeune Ménage et son rôle dans l'évolution d'un humanisme à la française ».

Mme Lea CAMINITI PENNAROLA (Naples) qui venait de publier les 233 lettres inédites que Ménage a écrites à Pierre-Daniel Huet (1630-1721) a présenté une analyse de leurs réflexions communes sur la langue.

M. D. DROIXHE (Bruxelles et Liège), Ménage et Vossius, a examiné les étymologies françaises de Ménage par rapport à celles présentées ou découvertes par les philologues travaillant à Leyde aux XVIe et XVIIe siècles, et tout spécialement celles de Gérard Jean Vossius (De vitiis sermonis et glossematis latino-barbaris, 1645).

Avec les dernières communications nous avons déjà franchi le seuil du second groupe, celui des problèmes contemporains qui implique une participation directe de Gilles Ménage. À vrai dire, son activité était prodigieuse et combative. Ceci est confirmé, par exemple, par son attitude réticente vis-à-vis de l'Académie, examinée par Mme Isabelle LEROY-TURCAN (Lyon) : il refusait de poser sa candidature, s'il y avait une place vide, et il ne cédait pas aux instigations de ses amis. Il craignait de devoir sacrifier sa conception linguistique en acceptant d'être membre de l'Académie.

M. R. ZUBER (Paris-Sorbonne), en étudiant un cas concret, a pourtant constaté que Ménage « malgré ses accrochages avec un Bouhours ou un Richelet (amis de Boileau) se comportait, dans le Dictionnaire, en annotateur d'une édition idéale de Boileau. Dans l'entrée PROSATEUR, il a adouci la violence de ses propos antérieurs contre l'`usage', notion mondaine défendue par Bouhours -- je cite toujours M. Zuber --, mais il a produit les autorités qui l'ont amené à préférer prosateur à orateur, d'une part, à prosier, de l'autre. »

Les trois dernières communications de ce groupe consacré à l'attitude de Ménage en face des préoccupations de son temps, concernent plutôt ses propres convictions que la polémique combative. M. Pierre CHAMBEFORT (Lyon) a mis en relief que Ménage, connu essentiellement aujourd'hui pour ses travaux de philologie, a été également, et de manière fort diverse, au sens plein du terme, un homme de lettres. C'est pourquoi il a intitulé sa communication Ménage et la poétique des genres : pour une lecture du Menagiana. Ménage, en effet, « présente l'ébauche d'une poétique du théâtre dans sa Réponse au discours sur la comédie de Térence intitulée Heautontimoroumenos (1652), et Chambefort éclaircit celle-ci à partir de la notion de vraisemblance. Mais il s'arrête longuement sur le Menagiana, frappé par l'écart entre la richesse des sujets abordés par celui-ci -- loi de ce type d'ouvrages -- et par ce qui lui a semblé un refus de la problématique littéraire. Il a tenté par sa communication « de dépasser ce silence pour découvrir une approche vivante, à la fois pragmatique et créatrice, de la littérature : variations sur les genres et les auteurs d'un honnête homme ». Ou, comme il le formule dans son second résumé, de montrer que : « Ménage apparaît ainsi comme une image archétypale du lecteur honnête homme ». Ce résumé est basé sur les deux résumés rédigés par M. Chambefort lui-même. Mais j'admire tous ceux qui arrivent à suivre sa pensée. Pour ma part, j'y ai cherché en vain le pragmatique et le vivant et les éléments de l'honnête homme archétypal.

Mme Francine WILD (Nancy), elle aussi, s'est occupée plutôt de la vie littéraire de Ménage, de la vie du cercle de Ménage dans les dernières années de sa vie : Ménage et la conversation. Elle montre qu'avec quelques disciples, Ménage s'occupait à faire des vers latins et des étymologies, à échanger des nouvelles, et à faire une conversation spirituelle où les mots d'esprits étaient nombreux.

Suivent les communications qui s'occupent directement du Dictionnaire étymologique de Ménage. M. René VERBRAEKEN (Bergen), un norvégien d'origine flamande, a examiné Gilles Ménage et les auteurs de dictionnaires des termes d'art : influences et interactions. Ménage, en effet, renvoie à Félibien au sujet de 18 mots, mais il s'en est servi souvent sans le citer. Avec Roger de Piles il y a moins de rapprochements à faire, mais les trois auteurs s'inscrivent dans une tendance qui annonce le siècle des lumières.

M. Jaakko A. AHOKAS (Helsinki) se proposait d'étudier Gilles Ménage, ses aspects théoriques et sa technique à la lumière des acquis de la lexicologie et de la lexicographie modernes, projet intéressant et ambitieux ; mais, à vrai dire, il a parlé surtout du côté technique, du choix des entrées, de la microstructure, etc., sans parler de la méthode étymologique ni de son évolution vers les méthodes actuelles. J'avoue que j'étais un peu déçu que M. Ahokas n'ait pas abordé le Discours du Père Besnier avec les fameux quatre principes (changement, addition, retranchement, transposition) : il n'y a pas de doute que c'était en même temps la base théorique de Ménage lui-même, puisque l'argumentation dans de nombreux articles le confirme.

Mme Liselotte BIEDERMANN-PASQUES a analysé dans son exposé très riche et précis Les caractéristiques de la modernité du système graphique de Ménage. Ménage, en effet, était très intéressé par le fonctionnement du système graphique du français. « Le système graphique des Observations sur la langue françoise de Ménage 1675 -- déjà -- se caractérise par un certain alignement de la graphie sur la prononciation (principe d'écriture phonographique), et par l'emploi d'un système d'accentuation très moderne, qui présente quelques traits d'une écriture phonétique, en particulier la notation par un accent circonflexe de voyelles longues par position, type guitâre, fêr, mêr, etc., ainsi que la notation du verbe fréquent avoir par la graphie phonétique eu/û, il a û. Les Observations permettent ainsi de reconstruire la doctrine orthographique de Ménage, qui met en avant le principe d'écriture phonogrammique, contrebalancé par la prise en compte de l'usage, qui entraîne le maintien parallèle du système d'orthographe ancienne en usage (l'emploi de s muet adscrit, de eu, etc.) ; la prise en compte du principe d'écriture morphogrammique (ou grammaire écrite du français), du principe d'écriture étymologique et distinctif, ainsi que l'énoncé de la théorie d'accentuation tonique (implicite) et de désaccentuation constituent une théorie orthographique très complète, liée à une réflexion personnelle en avance sur son temps. L'emploi conjoint de l'orthographe ancienne et de l'orthographe modernisée était censé faciliter au lecteur/scripteur de l'époque l'accoutumance progressive au système graphique modernisé. »

Mme Brigitte HORIOT (Lyon), La survivance actuelle des régionalismes de l'Ouest étudiés par Ménage dans le Dictionnaire étymologique, en tant que dialectologue expérimentée, a montré de façon impressionnante la richesse des régionalismes cités par Ménage, tout en se limitant au domaine des plantes ; comme éditrice de l'Atlas de l'Ouest, sa documentation est sûre et impeccable. Certains de ces régionalismes se retrouvent chez Rabelais ; j'ai, d'ailleurs, relevé moi-même une série de poitevinismes chez lui (v. Études Rabelaisiennes XXl, 1988, 49-57 ; XXIII, 1990, 39-47).

Grâce à toute cette série de communications qui s'échelonnaient du XVIe siècle jusqu'aux dialectes actuels, la position de Ménage se situait sur l'axe temporel. Elle était complétée par un axe spatial ; la perspective devait s'ouvrir vers l'Espagne -- mais, malheureusement, M. Juan GARCIA-BASCUÑANA (Tarragona), qui devait parler de La réception en Espagne du Dictionnaire étymologique ou Origines de la langue françoise de Ménage (Feijoo, Mayáns et Hervás), était empêché de participer au Colloque ; mais le résumé de sa communication (contenu dans la brochure des résumés distribuée au début du Colloque) montre que, malgré un premier contact avec le Dictionnaire de Ménage par F. Sobrino en 1705 (dans son Dictionnaire des langues Espagnole et Française, paru à Bruxelles, où il vivait), Ménage était connu en Espagne seulement à partir de B.P. Feijoo, Origines de la langue espagnole (1737).

Mme Severina PARODI (Firenze) a rappelé les origines du premier grand dictionnaire italien, du Vocabulario degli Accademici della Crusca, Venezia 1612 (v. notre c.-r. concernant la dernière réimpression ZrP 95, 1979, 248-52).

L'Italie était bien représentée : Mme Maria CATRICALÀ (Siena), Lo scimmiotto di Buffalmacco et autres animaux : Ménage dans le bestiaire métaphorique italien, analyse la typologie métaphorique des 141 Modi di dire italiani contenus comme Appendice dans les Origini della lingua italiana, ouvrage publié par Ménage en 1685.

Fabio MARRI (Bologna), La place des Origini della lingua italiana de Gilles Ménage dans l'itinéraire étymologique de L.A. Muratori, s'est occupé d'un autre aspect du même ouvrage. Muratori est l'auteur des études étymologiques les plus notables de l'Italie au XVIIIe siêcle. Ses Antiquitates Italicae Medii Aevi (1738-42) étaient sans doute inspirées par les Origini de Ménage, considérées d'abord comme le nec-plus-ultra en la matière, ensuite progressivement critiquées et finalement désavouées. Marri s'est mis à la recherche des traces de Ménage.

Les communications avaient toutes un très haut niveau scientifique et ont permis d'enrichir considérablement nos connaissances historiques autour du personnage de Ménage qui, sans aucun doute, a mérité qu'on lui ait dédié un Colloque international qui a réuni les meilleurs spécialistes en la matière.

Permettez-moi, pour terminer, une petite remarque d'ordre pratique. Un colloque international réunit normalement des spécialistes de différentes langues maternelles. Le temps disponible pour chaque communication est très limité. Ceci exige une discipline toute particulière concernant la densité et la précision du texte présenté. Si, au lieu de réduire le texte aux données essentielles, on préfère parler deux fois plus vite que d'habitude on risque de ne plus être compris du tout. Tel était le cas, par exemple, de Mme Catricalà qui a le mérite d'avoir inventé un TGV italien -- mais j'avoue ne pas avoir pu suivre son exposé bien que je passe toutes mes vacances d'été en Italie, et je sais que je n'étais pas du tout le seul. Mais il y avait même des TGV nouveaux en France, par exemple, entre la Lorraine et Lyon, n'est-ce pas, Mme Wild ? Là encore, j'ai eu de la peine à suivre et j'y ai renoncé au bout de quelques minutes bien que je sois assez vaniteux pour croire que je parle passablement bien le français. Je fais donc appel à tous les congressistes (et colloquistes !) d'avoir pitié des pauvres auditeurs -- et surtout de ceux qui ont une autre langue maternelle : ils doivent digérer en deux ou trois jours vingt ou trente communications -- et surtout ne pas les écraser par un TGV !