Gilles Ménage (1613-1692), grammairien et lexicographe

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La correspondance entre Gilles Ménage et Pierre-Daniel Huet : une réflexion sur la langue

Lea Caminiti Pennarola

Università di Napoli

1. Les lettres autographes de Gilles Ménage à Pierre-Daniel Huet se trouvent à la Bibliothèque Laurentienne de Florence sous la cote Ashburnham 1866 [1]. Il s'agit de trois cent trente-trois lettres, écrites entre 1659 et 1692, complétées par celles de Huet à Ménage -- autographes et copies de la Bibliothèque Nationale de Paris [2] -- qui se révèlent précieuses pour dater les premières (la plupart sans date) et reconstituer le dialogue épistolaire entre deux personnages éminents de la vie intellectuelle du Grand Siècle.

Le dossier de la Bibliothèque Laurentienne témoigne d'une longue réflexion sur la langue, que Ménage poursuit au fil des lettres, selon des directions bien précises qu'on peut indiquer de la sorte : 1) réfléchir sur les mots existants ; 2) étudier leur origine ; 3) enrichir la langue en inventant de nouveaux termes et en utilisant au mieux tous les mots existants, ce qui revient à poser la question de la néologie.

La première étape de ce travail est représentée par l'étude des mots existants. Les lettres de Ménage à Huet devancent les Observations sur la langue françoise, c'est-à-dire contiennent bien des remarques sur la langue que le docte Angevin reprendra dans son ouvrage des années soixante-dix [3]. C'est dans un débat incessant avec Huet -- dont la correspondance révèle la nature et l'ampleur -- que Ménage précise ses idées et donne forme à ses réflexions. Prenant, par exemple, prétexte d'une lettre où Huet se sert de la forme plurier, Ménage lui précise le 13 août 1661 :

Huet lui répond le 19 du même mois (NAF 1341, f. 334-5) :

Et Ménage de répliquer le 24 août 1661 :

Autant de discussions suscite la question, posée par Huet dans sa lettre du 4 mai 1662 : « Apprenez moy, je vous supplie, comment il faut escrire et prononcer materiaux / Quand vous m'aurez respondu je vous diray ce qui fait mon sujet de douter » (Rothschild A XVII, f. 426 et NAF 1341, f. 108), et il explicite la raison de ses doutes dans celle du 14 mai :

Ménage n'a que des certitudes à cet égard : « Il est sans doute qu'il faut dire materiaux, et je n'y ay jamais oui prononcer matereaux qu'à des paysans, nostri sic rure loquuntur » ; on pourrait à la rigueur admettre materiaulx, sur le modèle de aultre, mais comme « Il faut escrire autre. L'al Latin se change en au françois » [4], il faut de même écrire materiaux.

Ayant grande estime pour l'érudition de Huet, à son tour, il lui demande conseil, comme au sujet des variations d'orthographe de Langue française/françoise, Académie française/françoise, dans une lettre que nous datons de 1682-3 :

Se rendant compte, d'après la réponse de Huet, qu'en plein XVIIe siècle la prononciation du mot François était encore bien loin d'être fixée, il commente dans une autre lettre de la même période :

Ménage s'intéresse aussi au sens et à l'évolution des mots, et aime les archaïsmes. Quand Huet lui demande un exemple d'aveindre au sens désuet d'"atteindre" -- conformément à l'origine advenire --, son ami le lui fournit dans une lettre du 18 avril 1663 :

L'un après l'autre les mots examinés par les deux érudits dessinent la trame du futur ouvrage ; mais si les Lettres documentent la lente élaboration des Observations et présentent souvent un premier état du texte, les Observations sont toujours un commentaire des Lettres qui nous aident à mieux goûter la langue de Ménage et à en apprécier les nuances. Parfois en cas de formes différentes d'un même mot, il adopte au courant de la plume la forme qu'il justifiera dans ses Observations : acatique, seaume, isle de Cypres, Norvegue, Ptolomée, fluxion, Amstredam, homologuer, arsenac, au lieu de aquatique, pseaume, isle de Chypres, Norvege, Ptolémée, defluxion, Amsterdam, émologuer, arsenal, et ainsi de suite. Influencé sans doute par ses origines provinciales et ses choix linguistiques, Ménage ne suit pas toujours dans ses lettres la forme qu'il définit la meilleure dans ses Observations. Il recommande, par exemple, brouillart comme on dit à Paris, mais il écrit brouillas comme en Anjou ; il apprécie les formes homélie, juridiction, extrordinaire, mais il utilise homilie, jurisdiction, extraordinaire ; il constate que les mots 'hermaphrodites' tels qu'épitaphe ou idylle [7] sont le plus souvent du féminin, mais il les emploie aussi au masculin ; il signale qu'il faudrait dire Fontevraud d'après l'étymologie, mais il prône Frontevaux selon l'usage, sauf à faire coexister les formes secret/segret, second/segond, secretaire/segretaire, mélangeant étymologie et usage [8], et ainsi de suite.

Il attribuait une si grande importance à l'orthographe qu'il avait projeté et sans doute écrit un Traité de l'Orthographe où il mettait en garde ses lecteurs

Les lettres à Huet, que nous avons éditées en respectant toutes les variations d'orthographe d'une lettre à l'autre, voire dans la même lettre, sont l'occasion de vérifier que son orthographe « privée » ne présente pas, dans l'ensemble, de sensibles variations par rapport à celle de ses ouvrages imprimés [10].

Il s'intéresse également aux problèmes les plus spécifiques de la grammaire ; il aborde çà et là, dans ses lettres, des « questions grammaticales » ou des « minuties de Grammaire ». La confrontation avec ses Observations nous permet de voir quelles sont les idées de Ménage et de quelle façon il les met en pratique. Par exemple à propos de la formule « avecque toute l'estime et toute la passion possible », qu'il lui arrive parfois d'utiliser, il remarque dans ses Observations :

Ménage avait reçu une éducation linguistique qui faisait défaut aux grammairiens du XVIIe siècle et, d'une manière générale, on doit remarquer que, mondain autant qu'érudit, il se montre assez souple dans ses jugements des faits linguistiques, sans doute pour ne pas aller à l'encontre du courant général. Cela explique ses hésitations, son esprit de conciliation et son idée que dans les faits linguistiques « Il faut plutost suivre la coustume que la loi » [12].

[Suite]


Notes

1. Voir Ménage 1993.

2. Respectivement ms Rothschild A XVII, vol. VII, f. 385-451 bis et NAF 1341.

3. Nous citons la 2e édition des Observations (ObLF 1675-6).

4. Cf. lettres n.75 et 76, datées de mai 1662.

5. Cf. ObLF 1675-6 : I, 582-91. Sur plurier et materiaux, voir ibid. : I, 10 et 385.

6. Montaigne, Essais, livre III, chap. VII : De l'incommodité de la Grandeur (Pléiade, p.881). La phrase est citée dans le Menagiana avec ce commentaire : « C'est la consolation que Montaigne se donnoit en parlant de la Grandeur. Les Grands peuvent bien pardonner cette vengeance, elle ne leur fait pas de mal, et elle est de quelque soulagement à ceux qui ne peuvent pas les égaler. Etant hommes, comme eux, la distance des uns aux autres n'est que d'un travers de roue » (Menagiana 1729 : III, 303).

7. Cf. Menagiana 1729 : « je fais idylle masculin, Messieurs de l'Académie l'ont fait féminin et il y a apparence qu'à la fin le féminin l'emportera à cause de la terminaison » (I, 63).

8. Accusé par Bouhours d'écrire segond et segret au lieu de second et secret, et a u au lieu de a eu, il revendique avec orgueil cette orthographe : « Je ne prétens pas estre garant de l'orthographe de mes livres: mes Imprimeurs ne suivant pas toujours ma façon d'orthographier: mais je demeure d'accord qu'ils l'ont suivie en ces deux mots » (ObLF 1675-6 : II, 301-2). Et pourtant dans ses lettres il continue à utiliser les deux formes.

9. ObLF 1675-6 : II, 328. Le Traité est mentionné parmi les Ouvrages manuscrits et promis de Ménage, in Menagiana (1729 : I).

10. Sauf quelques cas, comme savoir, écrit toujours conformément à l'étymologie de sapere. Dans ses ouvrages savoir coexiste avec scavoir, de scire, forme plus usuelle, adoptée par l'Académie française. Sans doute Ménage est-il conditionné, plus qu'on ne croit, par les habitudes orthographiques de son époque. À remarquer que dans ses lettres les mots sont écrits tour à tour avec ou sans accents, trémas et cédilles.

11. ObLF 1675-6 : I, 415.

12. Cf. lettre n.119 du 11 juillet 1663.