Gilles Ménage (1613-1692), grammairien et lexicographe

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Quelques mots sur Ménage, Saumaise, Vossius et l'étymologie française

Daniel Droixhe

Universités de Bruxelles et de Liège


Parmi les exemples d'odium academicum qu'a prodigués l'histoire des études philologiques et linguistiques, l'antagonisme qui opposa Heinsius et Saumaise, à Leyde, est peut-être le plus célèbre, pour le XVIIe siècle [1]. On sait l'admiration que Ménage voua au second, son aîné d'un quart de siècle. Cette relation conditionne évidemment l'attitude adoptée par Ménage à l'égard des étymologies proposées par son maître. Les rapports qu'entretenait Saumaise avec ses collègues, à Leyde, ont également influencé sa pratique et ses choix. C'est ce qu'on voudrait montrer ici à propos du traitement des propositions avancées par Jean Isaac Vossius dans son traité Des défauts de la langue latine de 1645.

On a surtout, ces dernières années, considéré Vossius en tant que grammairien dont l'œuvre se situerait entre celles de Sanctius et de Scioppius (cf. Colombat 1983, Lecointre 1985, Rademaker 1988). Les pages qui suivent se proposent d'aborder, de manière extrêmement limitée, son travail étymologique. On a comparé Vossius et Ménage, dans le Dictionnaire étymologique de 1694, pour les ensembles suivants :

1. Saumaise, Heinsius, Vossius

Il n'est pas inutile d'évoquer en quelques mots les relations qui s'établirent entre Saumaise et Heinsius. Leur querelle avait des causes diverses : jalousie professionnelle, rivalité financière, divergences religieuses, en particulier sur les rapports entre foi et vie économique, comme l'avait souligné Max Weber, et enfin nombreux points d'accrochage en matière de critique textuelle. La bataille ne manqua pas de s'organiser en clans locaux et internationaux -- compromettant au passage l'idée d'une source commune des parlers irano-européens. La dispute sur la réalité de la « langue hellénistique » utilisée par les Septante battait son plein, en 1643, quand Saumaise raviva la polémique concernant l'Hérode infanticide de Heinsius, dont Guez de Balzac avait vivement critiqué le mélange d'éléments chrétiens et païens. De retour à Paris, Saumaise mobilisa son cercle d'amis. Dans ces conditions parut son Epître à Gilles Ménage sur l'Hérode.

L'arrogance de Saumaise fut ressentie par ses collègues bataves comme une insulte à la nation. L'érudition allemande s'en mêla. On regrettait que la science du grand Joseph Scaliger se soit avilie dans Heinsius, son héritier intellectuel, ou plutôt son bâtard. Des étudiants allemands prenaient le parti du Français et menaçaient de jeter dans les canaux de la ville universitaire l'un ou l'autre de ses ennemis. Certains confrères tâchaient de se maintenir dans une prudente neutralité, comme Grotius. Vossius s'était quant à lui rangé d'abord du côté de Saumaise. Les Menagiana témoignent qu'ils « avaient été grands amis ». Lors de la querelle sur la légitimité théologique de l'usure, Grotius observe que « Vossius est complètement passé dans le camp de Saumaise » (XI, p.468). Mais la correspondance de Chapelain explique comment leurs relations se détériorèrent à la suite d'une affaire de prêt consenti par Vossius au fils de celui qu'il avait d'abord soutenu (p.166).

Ainsi, un conflit personnel put finalement prendre la forme d'une opposition ou compétition nationale, où s'affrontaient le dynamisme des jeunes Provinces-Unies, en quête de légitimité culturelle, et la grande tradition française, représentée par un homme qui, en effet, continue d'apparaître aujourd'hui comme un des génies philologiques de son temps. Cette tension limite beaucoup l'acceptation par Ménage des propositions de Vossius. Commençons par examiner les points sur lesquels s'est réalisé un accord.

2. L'accord avec Vossius

Les convergences appartiennent d'abord à la catégorie des origines canonisées par la prise en compte des « lois barbares ». Il s'agit en général de solutions présentant un caractère de très grande vraisemblance, voire d'évidence. Ainsi, Ménage adopte le rattachement de denrée à denier par un supposé *denariata, alors qu'à la même époque, Ottavio Ferrari, par exemple, rattache le mot au lat. rata "part" (Origines linguae italicae, 1676). Les capitulaires de Charles le Chauve, édités par le P. Sirmond en 1623, fournissaient la forme ancienne dérivée de denarius (p.74). Henry Spelman l'avait reprise dans son Archeologus in modum glossarii de 1626. On la retrouve donc chez Vossius, où la référence au fr. denrée n'est pas explicite, mais peut être supposée sans trop de difficulté (III, viii, 406). Ménage invoque également Vossius pour l'étymologie de défier < diffidare, bien que le second propose aussi une origine à partir du barbare feida (IV, vi, 678).

Les convergences portent ensuite, souvent à partir des mêmes « lois barbares », sur les origines germaniques confirmées par une grande concordance des « langues du nord ». Le meilleur exemple est offert par l'étymologie de blé. Ménage, après avoir fait remonter le mot au « latin-barbare bladus, ou bladum », cite l'étymologie de Vossius (II, iii, 183 et xxiv, 338). Celui-ci invoque le saxon blad et son équivalent néerlandais, conservé au sens de "feuille".

C'est également au saxon que Ménage assigne l'origine du « vieux mot » borde "maison, métairie" et de son dérivé bordel, suivant en cela une chaîne de raisons que développent continûment les interprètes classiques des écrits de la basse latinité : Scaliger, Frédéric Lindenbrog, qui réédite à Francfort en 1613 les anciens codes germaniques, Spelman, etc. Ménage adopte par ailleurs, sans même une référence à ses prédécesseurs, l'étymologie de bière "cercueil" par « l'allemand baer », que confirme le danois « berie ». Tous ces mots se rattachent à la racine germanique signifiant "porter" par une dérivation identique à celle du latin, précise Ménage, où l'on a dit « feretrum de ferre ». Le français brandon est évidemment de la famille de l'all. brand "incendie", illustré par la Loi des Frisons.

Ménage est moins heureux quand il passe outre l'analogie unissant le fr. bord et l'all. Bord, en tant que terme maritime, pour rattacher le premier au lat. ora. Il ne s'arrête pas davantage à l'idée d'une origine germanique suggérée par la correspondance entre le fr. brème et l'angl. bream (< francique *brahsima). La même « règle phonétique » lui permet d'échafauder l'étymologie, malheureusement fausse, par laquelle il supplée à l'absence d'une proposition germanique difficilement discernable, dans les cas de bord, de blesser et de bru : blesser < *lasare < laedere ; bru < *rurus < nurus. Le résultat français est obtenu, ici et là, « en préposant un B ». La métathèse ne sera pas plus favorable quand il dérivera broder de bord « par transposition de lettres » : une hypothèse un peu paresseuse, puisqu'elle néglige un it. brustare infirmant le rapport consonantique invoqué par Ménage.

L'étymologie germanique paraît d'autant plus s'imposer quand intervient un critère prometteur, tel que la toponymie, alors que la proposition alternative relève d'un mode explicatif un peu trop visiblement inscrit dans les habitudes du passé. C'est le cas offert par le mot bourg. Ménage reprend d'abord le vieux rapprochement avec le gr. purgos "tour". Mais depuis que Bodin a mis en évidence un intermédiaire latin burgus, la dérivation directe, avec son écrasement du temps et de l'espace, n'est plus guère de saison. Vossius a en outre souligné une difficulté d'ordre sémantique (II, iii, 185). Le burgus désigne davantage que la « tour » ou même la « place forte ». Sans cette discordance, écrit Vossius, on serait fondé à faire venir le mot du grec. Celui-ci voit effectivement le p qui commence certains de ses mots devenir b en latin ou dans les dialectes helléniques (puxos > buxus). Comme s'il se sentait tenu de choisir entre le pôle des langues classiques et celui des langues du nord, Ménage constate que burg « est un des plus anciens mots qui soient dans toute la langue germanique » : il emprunte à Vossius la référence au nom de la ville d'Aschembourg, « laquelle était si ancienne dès le temps de Tacite, que selon le témoignage qu'il en donne dans sa Germanie, on croyait qu'elle eût été bâtie par Ulysse ».

L'idée d'une conjonction d'origines -- le burgus hellénique de Végèce croisant l'avatar germanique mentionné par Isidore de Séville -- ne plaît pas à une pensée qui vit la recherche étymologique sur le mode guerrier de l'affrontement, de l'opposition du noir et du blanc. Ce pourrait être un trait de l'épistémologie classique que de ne pas aimer le compromis.

3. La préférence latine

À coté des étymologies germaniques qui s'imposent, d'autres laissent une place, parfois très réduite, à une alternative latine que Ménage ne manque pas d'exploiter au maximum, en manifestant une préférence qui peut l'entraîner loin.

3.1.Les noms de couleur

Il est difficile de refuser les étymologies germaniques de bleu ou de brun, quand elles sont assurées par d'impérieuses correspondances avec l'allemand, l'anglais ou le suédois, et qu'elles permettent de corriger sur leur terrain des amateurs italiens tels que Jérôme Cardan ou Ottavio Ferrari, sans parler de Du Cange lui-même. On rapprochera un latin brunus, écrit Vossius (II, iii, 184), « de braun chez les Germains, bruyn chez les Belges, bruno chez les Italiens ». C'est le mot employé pour parler de la couleur des cheveux de Charlemagne, dans sa vie par Turpin. Ménage ajoute une correction aux Origines de la langue italienne de Ferrari [2]. Celui-ci dérivait bruno de prunum "prune", qui aurait dû, corrige doctement Ménage, donner bruneus « et non pas brunus ».

À coté de ces héritages germaniques, blanc, blond et gris semblent se prêter à une explication par le latin. L'étymologie du fr. gris est évidemment liée à celle de grigio, et Vossius « a dérivé l'italien de l'allemand », rappelle Ménage. Celui-ci préfère remonter à cinericius "couleur de cendre" en invoquant cette fois l'approbation du hasardeux Ferrari mais sans grande conviction, puisque l'hypothèse n'est même pas assortie d'une tentative d'« échelle » phonétique. Il y a un art de la citation propre à faire valoir ou discréditer une hypothèse. Il n'est pas indifférent, pour le lecteur de l'âge classique, que le rattachement de gris au germanique s'accompagne d'une mention de Goropius Becanus, l'auteur échevelé (mais à certains égards prospectivement décisif) des Origines anversoises, qui apparentait le néerl. grijs à grijsen, « autre mot allemand, qui signifie pleurer ». Tout cela, juge Ménage, est bien « peu vraisemblable ». Contre les mirages de la Renaissance, il se sent fondé à « persévérer » dans son avis.

Ménage proposera également une origine latine pour blanc et blond. Le premier est dérivé tantôt d'un supposé *albicus, avec « transposition », « contraction » et « l'épenthèse ordinaire de l'N », tantôt d'albianus, selon une « échelle » qui lui « plaît davantage ». La correspondance avec l'allemand blank "luisant, éclatant" est mentionnée sans faire l'objet d'une proposition qui apparaît d'autant plus attendue que Ménage cite aussi l'anglais to blanch "blanchir". L'évolution à partir d'*albicus est appuyée par celle portant sur blond : *albidus "blanchâtre" > *blaidus, etc.

Le chapitre des couleurs fournit d'autres références à des ouvrages importants, pour l'histoire générale de la linguistique. L'explication moderne du fr. bise, par une origine germanique de type *bisa ou *bisia, se trouvait ébauchée dans la quarante-quatrième des Lettres aux Belges de Juste Lipse (« troisième centurie », 1602). Ménage rappelle qu'il y est « fait mention d'un ancien psautier écrit quelque temps après le règne de Charlemagne, où le latin est expliqué entre les lignes par l'allemand ». « Parmi ces mots allemands, il y en a plusieurs qui ne sont plus maintenant en usage : dont Lipse a fait une liste ». Dans celle-ci figure le mot bisa "turbo" que Lipse commente en indiquant le rapport avec le « français vent de bise ». À ce rapprochement, un autre fut ajouté par un érudit ayant également joué un certain rôle en histoire de la linguistique. Isaac Pontanus, ou Dupont, semble avoir été le premier à reconstituer systématiquement par le celtique moderne l'ancien gaulois (1606). Ses Origines franques de 1616 -- titre traduit par Origines françaises chez Ménage -- s'intéressent aux noms des vents, dont l'unité, du français aux langues germaniques, résulterait du fait que les Romains conquirent les Gaules par la terre et n'imposèrent pas leurs mots dans le domaine maritime. Pontanus rattache ainsi l'ancien bisa au néerl. bijzen "s'agiter, se démener", d'où viendrait biesbout "scarabée (agitant les ailes avec bruit)". L'hypothèse sera prolongée par Marc-Zuer Boxhorn en direction du perse, dans une lettre à Saumaise [3]. Le choix de Ménage balaie cette savante argumentation : « je suis fort de l'avis de Monsieur Huet, qui dérive ce mot bise du mot bis en la signification de noir » (lequel mot bis reste aujourd'hui d'origine incertaine).

3.2.Du droit et des titres

Dans le domaine des termes d'origine germanique appartenant au lexique du droit ou de l'administration, Ménage montre également certaines réticences envers la provenance « nordique ». On comprend qu'il se contente de rapporter les opinions relatives au mot alleu, « sans en choisir aucune ». Celui-ci avait fait courir beaucoup d'encre, depuis que Budé avait cru y reconnaître le lat. laudare (« celui qui possède une terre en franc-alleu n'étant point obligé de louer son auteur »). On regrette la même erreur, dit Vossius (II, ii, 174), chez Adrien Junius, dont le Nomenclateur, indiquant les noms de toutes les choses expliqués dans des langues diverses, paraît chez Plantin en 1577. Mais François Hotman, ajoute Ménage, a rapidement condamné cette interprétation.

Parmi celles qui fleurirent alors, retenons d'abord l'idée d'Aventinus selon laquelle alleu renferme l'allemand alt (parce que la possession est immémoriale) [4]. Elle connaît une variante chez Vossius : « la conjecture plaît, qui veut qu'allodium soit fait du flamand al-out ». On observera que l'identification d'un élément al "tout" apparaît dès 1602 chez Veit Amerbach dans son commentaire des constitutions de Charlemagne : la linguistique moderne explique alleu par le couplage de cet élément avec un germanique *ôd "bien". Laissons de côté la très imaginative interprétation de Pithou par le gaul. alauda "alouette". Il y aurait plutôt à se pencher sur les résonances idéologiques du débat. D'un côté, Caseneuve, dont on sait l'utilisation par Ménage, considère l'alleu comme une terre « non dévolue par le sort » (alos). Quand son contemporain Marc-Antoine Dominicy assimile (mais assez confusément) la propriété féodale des « Goths » à celle consacrée par le droit romain, n'a-t-il pas en vue, à tout le moins sur le plan symbolique, le fondement légal de certaines successions et traditions d'intérêts ?

Le parti-pris de latinité apparaît plus clairement dans l'étymologie d'ambassadeur. Le terme ambactus "serviteur ; mercenaire" était chez César et Festus. On avait rapidement avancé l'idée d'une provenance gauloise, qui est effective. Celle-ci est notamment défendue par Isaac Pontanus dans le glossaire gaulois de son Itinéraire de la Gaule narbonnaise. Mais l'explication, note Vossius (I, ii, 9 et II, ii, 176-9), a déplu à certains, qui trouvent indigne d'assigner une telle origine -- une telle essence -- à cette fonction. Le mot d'ambactus, ajoute-t-il avec bonacité, peut désigner un office en général, « et même très honnête ». Dans de nombreux endroits des Flandres, l'ambachter est un « artisan » et ambacht s'applique à une « préfecture ». Vossius se souvient de celle « près de laquelle était le lieu de son enfance » (Bueren-Ambacht). Il ne faut pas se limiter à César, quand on veut comprendre le sens d'anciens mots.

Saumaise propose une autre étymologie, que retiendra Ménage. Ambassadeur viendrait d'*ambagere, un composé de amb-, attesté comme signifiant "çà et là", et du verbe agere. Vossius la reproduit aussi, de manière suffisamment neutre pour qu'elle fasse bonne figure auprès des sérieux arguments alignés en faveur de l'origine germanique. On peut en effet la justifier par des alternances latines egere / axo ou fecere / faxo. Chez Plaute, les femmes sont axitiosae. On note ainsi chez Vossius une tendance à proposer lui-même des alternatives latines aux interprétations par les langues germaniques, ou à chercher dans le latin la source ultime de certains mots germaniques ayant donné lieu à tel ou tel terme français.

4. L'emprunt aux relatinisations de Vossius

Banc « vient de l'allemand banc », « ou plutôt du latin bancus », écrit Ménage en se référant à Vossius. Celui-ci suggère une possible évolution à partir du lat. abacus "comptoir, table à jouer", avec aphérèse et insertion d'un n comme dans toties > totiens (II, iii, 179). Ménage ne se fera pas faute d'appuyer l'hypothèse par la référence à un vieil étymologiste, pour ne pas dire un étymologiste archaïque, tel que Caninius (Ange Canini) [5]. De même, le mot bière "breuvage" semble venir de l'all. bier, lequel pourrait remonter au latin bibere, « si on en croit Vossius ».

Il semble y avoir là, de prime abord, quelque chose rappelant la démarche d'anoblissement par laquelle Conrad Celtis, Trithème et bien d'autres humanistes allemands, dès la fin du XVe siècle, rapprochaient leur langue du grec (voir à ce sujet de nombreuses pages d'Arno Borst et Demaizière 1983). De là à penser que les langues classiques provenaient du conglomérat celto-germanique, il n'y avait qu'un pas. Ludwig Prasch, en 1686, mit noir sur blanc ce que plus d'un, sans doute, avaient en tête quand il publia sa Dissertation sur l'origine germanique du latin. L'article BIÈRE, chez Vossius, laisse percer une autre intention possible. Le mot avait été rattaché au terme hébreu signifiant "froment" par des auteurs comme Cluvier, dans sa Germanie antique de 1616. L'ouvrage avait fait scandale en déclarant perdue la langue primitive. Ceci n'empêchait pas que le rapprochement avec un hébreu sérieusement déclassé reste appréciable, quand il s'agissait d'affirmer la haute origine orientale de la source germanique. Cluvier insiste sur le fait que le mot bier est « très ancien, car transporté de l'Asie même vers les pays du Nord avec la chose, à l'époque de la confusion de la lingua primaeva ». Vossius trouvait-il déplacé ou superflu ce genre de résidu monogénétique ? Sa conception de l'archéologie linguistique européenne se contentait-elle des relations unissant les parlers d'Occident ? Il se donne du mal pour montrer, apocope et confusion morphologique à l'appui, que bibere a d'abord donné biber, compris comme un neutre archaïque, lequel a désigné une boisson à base d'orge de la même manière que celle-ci est désignée en grec par un déverbal de pinô "boire" (en opposition avec le mot signifiant "s'enivrer par le vin"), etc.

5. Entre Saumaise et Vossius

On a dit au début que l'attachement de Ménage à Saumaise conditionnait les choix étymologiques du premier. Limitons-nous à un exemple. Dans son dictionnaire de 1538, Robert Estienne avait dérivé payer de pagus parce que les villages et le travail des villageois sont comme les « officines » où s'alimente particulièrement l'impôt. Vossius rattache plus correctement le verbe à pacare "pacifier", en alignant *pacamentum sur sacramentum et juramentum. L'hypothèse vient du célèbre Cujas. Mais Saumaise a sur la question une idée différente, exposée dans un ouvrage qui, par sa déculpabilisation de l'usure, fit scandale et suscita la réprobation des milieux orthodoxes attachés à la loi du Deutéronome. Le De trapezitico foenore fait remonter payer à pactare "convenir, faire un contrat", comme l'indiquerait le terme néerlandais pact "cens, impôt". Saumaise semble prendre plaisir à raffiner sur l'hypothèse adoptée par les Hollandais en leur rappelant leur propre langue. Quant à Ménage, il a d'abord suivi la tradition dominante et « l'opinion de ceux qui dérivaient payer de pacare », appuyée du rapport analogue unissant tenir quitte "acquitter" et quietus. « Mais je suis aujourd'hui », continue-t-il, « pour l'opinion de Mr de Saumaise ».

Pour que Ménage adopte une hypothèse de Vossius contre celle de Saumaise, il faut que cette dernière, en dépit -- ou à cause -- de sa virtuosité, pèche singulièrement contre le naturel. Dans son Histoire Auguste de 1620, le livre qui l'impose au monde savant, Saumaise dérive pitance de pittacium, qui désignait au sens propre « l'étiquette fixée à l'amphore pour indiquer l'origine et l'âge d'un vin » (p.203). Le mot se serait dit ensuite des « rôles militaires » dans le Code théodosien. Il se serait dès lors appliqué par voisinage à l'approvisionnement du soldat. Mais l'opinion qui le rattache à pietas, défendue par Vossius, a tout de même « plus d'apparence » de vérité.

6. L'apport spécifique de Ménage

Étant donné les nombreuses dettes de Ménage envers ses devanciers, il faut s'interroger sur son apport personnel. On n'en fournira ici qu'un exemple parlant : déterminer cet apport par une comparaison systématique est une lourde tâche, mais digne d'être entreprise.

L'étymologie classique de poltron, exposée par Saumaise, voulait qu'on ait ainsi désigné ceux qui se coupaient le pouce pour échapper, comme mutilés, à leurs obligations militaires. De là l'expression de pollice truncos. Des critiques aussi différents que le méticuleux Lindenbrog ou le fantaisiste Ferrari s'étaient rangés à cette étymologie, avec Vossius. Ménage, piochant les dictionnaires et commentateurs italiens, présente une autre hypothèse, en une volée de références qui ouvrent la perspective sur tout un pan de l'étymologie humaniste. Plusieurs rattachent poltrone à poltro "lit" parce que le poltron « y reste beaucoup ». C'est le cas de Francesco Alunno (Fabbrica del mondo) [6], du Galesini, d'Alessandro Tassoni [7], approuvant ce qu'en disent les commentateurs de Dante que sont Christophe Landino et le Vellutello. Mais Ménage se sépare de « toutes ces autorités ». Il identifie le rapport entre poltrone et pullus "petit d'un animal" : « comme au fait de la guerre les jeunes gens sont timides, [...] on a dit pultrus pour timide ».

7. Ménage et le paléo-comparatisme

On s'est intéressé ailleurs au destin contrarié qu'a connu en Hollande l'amorce de ce que Claudio Marazzini a appelé le « paléo-comparatisme » européen. Saumaise et Marc-Zuer Boxhorn y prirent la part la plus décisive [8]. Le De hellenistica de Saumaise avait rapproché les noms de nombre en grec, allemand et perse. Il est cité par Ménage à l'article DUN, « terminaison française d'un nombre infini de lieux », à propos de laquelle Saumaise invoquait un correspondant grec. À l'article PALEFROI, Ménage cite aussi sa comparaison, dans le commentaire de l'Histoire Auguste, entre le lat. veredarius "courrier" et le « gr. berrês ou berês, signifiant fugitif ou qui s'enfuit vite ». Ménage confirme que « le grand Etymologique fait mention de cette signification de berês ».

Parfois, ce type de rapprochement nous rappelle que l'âge classique connut les survivances gotiques de Crimée. La « langue des Scythes de Chersonèse Taurique », écrit encore Saumaise dans le De hellenistica, dit fers pour "homme" (p.395). Des équivalences phonétiques illustrées par les dialectes grecs donneraient à y voir un cousin de baro, qui a donné notre baron. Le même jeu phonétique rattache à cette famille de termes le gr. thêr "bête féroce". Saumaise sait jongler avec les alternances de l'éolien pour justifier -- en brouillant les cartes -- le passage de ê au germanique a. S'y laisse prendre qui veut bien, ou qui se plaît à la perspective d'un rapport quasi génétique entre un titre de noblesse et la désignation d'un individu puissant, mais également « stupide et féroce ». Ménage suivra Saumaise et sa conclusion effacera l'hypothèse de ceux qui, comme Vossius (livre II, chap. 3), avaient plutôt cherché l'origine du mot du côté de la Loi salique et des dignités militaires.

Y a-t-il une justice immanente en histoire de la linguistique ? L'opposition académique de Saumaise à Boxhorn, sa hauteur envers ses collègues bataves avaient desservi la thèse d'une source européenne commune, qui était en grande partie attachée à la tradition flamande. La France n'avait guère hésité quant au parti à choisir. Rares sont ceux qui prennent au sérieux la théorie. Il était prévisible qu'elle ne trouve guère meilleur accueil chez Ménage.

L'article BANDE du Dictionnaire étymologique rappelle d'abord le texte qui popularisa les concordances germano-persanes : la quarante-quatrième des Lettres aux Belges de Juste Lipse, déjà citée. On y rapprochait le germanique band "lien" d'un équivalent perse. Saumaise, toujours en veine de contradiction, préfère le rattacher au lat. pandare "étendre" et le voit se propageant, à partir de Rome, vers la Grèce puis vers l'Orient. Ménage reprendra la formule diffusioniste. « Les Persans ont beaucoup emprunté de mots des Allemands ». Tous ces peuples, comme les Français, « ont pris ce mot du latin pandum, ou du bas grec ». L'explication par l'emprunt et le « commerce des nations » ne cessera d'hypothéquer la recherche d'un prototype commun pendant près de deux siècles, avec l'aide du modèle dominant de l'échange, promu par la conception bourgeoise du monde.

8. Conclusion

On n'a certainement pas voulu, dans ce qui précède, diminuer les mérites de Ménage étymologiste. Les calculs de Grober, d'I. Popelar, de W. Dietrich, qui situaient ses propositions plus ou moins exactes entre 56 et 72 pour cent, restent évocateurs du caractère exceptionnel, pour ne pas dire « stupéfiant », de son travail. I. Leroy-Turcan a confirmé l'appréciation en dirigeant davantage celle-ci vers la logique de la découverte scientifique.

Ce qui précède a confirmé le caractère partisan de certaines résolutions. Ménage a quelquefois les traits de Pierre Guiraud. Il en annonce aussi, très exactement, telle ou telle étymologie. L'un et l'autre invoquent un lat. buca, doublet de bucca, pour expliquer le fr. buée "lessive". Ménage, qui suppose à l'origine un participe *bucata, explique que « la lessive se coule par le trou d'une cuve », et que « la bouche est un trou ». Guiraud invoque de même un ancien bue "récipient", buer signifiant "écouler l'eau par la cannelle du cuvier" [9].

Pieter Verburg, posant la question du statut de la recherche linguistique au XVIIe siècle, entre art et science, conclut que Vossius concevait certainement la perspective d'une accession de l'étude de la parole au rang de science, parce qu'il s'intéresse au principe du langage en tant que capacité humaine totale. Les langues particulières étaient l'objet d'un art. Mais l'époque dégageait aussi leur ratio communis, objet de science. Les développements linguistiques de ces trente dernières années ont mis l'accent sur la saisie de cette « raison commune » dans le domaine de la grammaire générale. Il y aurait à montrer dans quelle mesure l'histoire de l'étymologie en offre une autre illustration. L'ouvrage reste à écrire.


Bibliographie

On n'a pas jugé utile de mentionner les noms d'éditeurs des textes anciens.

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Notes

1. Sellin 1968 : spéc. 43 sqq.

2. Cf. Zehnder 1938.

3. Droixhe 1978 : 92.

4. Cf. Borst 1957-63 : III/1, 1058, qui souligne chez Aventinus le souci nationaliste d'écarter de l'allemand les emprunts à d'autres langues, ainsi que des rapprochements qui obscurciraient sa primauté européenne (« il note froidement à propos de la langue-mère : soll die jüdisch sein »). La revendication du caractère propre, indigène, de la langue est-elle ici sans rapport avec un discours traitant de propriété ancestrale ?

5. Cf. Droixhe à paraître.

6. Nencioni 1982.

7. Masini 1984.

8. Muller 1984, 1986.

9. Voir aussi l'étymologie de bas. On invoque généralement un terme osque ayant donné le nom de personne latin Bassus. Guiraud, comme Ménage, met l'accent sur le rapport avec le surnom gr. Bassos apparenté au comparatif de bathûs "profond, épais".