Latinae linguae Thesaurus (Thes) Dictionarium 1531 latinogallicum Dictionaire | (DLG) françois-latin (DFL) | 1536 - - - - - -> 1538 - - - - - -> 1539 | | | 1546 1549 | | 1552 1564 | | 1570 1573 Thresor de la | Grand dictionaire langue françoyse (Thresor) | françois-latin (GDFL) ------------------------------------------- | | 1606 Stoer 1593 | 1599 | 1605 <--------------- 1603 ----------- | | | ------------------ 1606 | | | | Baudoin 1607-08 Poille 1609-28 Marquis 1609 | | Voultier 1612-14 de Brosses 1614-25
L'ambiguïté est levée dans la deuxième édition du Thesaurus donnée en 1536. La formule "Cum Gallica ferè interpretatione" est supprimée et remplacée par la liste des écrivains latins (Caton, Varron, Jules César, Cicéron, Tite-Live, etc.) introduits pour illustrer les mots et les séquences. La première préface explicite la nature mixte de la première édition conçue de manière que "docti pariter & indocti" pussent en tirer profit. [7] Répondant aux critiques que lui avaient adressées plusieurs de ses lecteurs érudits au sujet de la place considérable consacrée au français, Estienne réduit celle-ci en attendant de lui donner une importance plus grande dans le Dictionarium latinogallicum qu'il projette déjà. [8]
Celui-ci paraît, en effet, deux ans plus tard, en 1538. C'est un abrégé du Thesaurus: sont omis principalement les mots peu fréquents ou désuets, et la mention d'écrivains et d'autorités. [9] Dans la préface, l'auteur avoue la difficulté qu'il a éprouvée à tout traduire en français et, en effet, bien que le nombre d'interprétations françaises soit bien plus grand qu'en 1536, le texte du dictionnaire montre néanmoins de nombreuses lacunes dans ce domaine. Dans ce travail de traduction, Estienne aurait sollicité l'aide d'hommes lettrés -- philosophes, jurisconsultes, médecins, poètes, et grammairiens. [10]
Une deuxième bifurcation dans l'oeuvre lexicographique d'Estienne donne lieu en 1539 à un dictionnaire français-latin dont nous aurons à parler dans la section suivante. Le Dictionarium latinogallicum "multo locupletius" [11] est réédité en 1546 pour répondre à la troisième édition augmentée du Thesaurus. [12] Le caractère littéraire du latin est réaffirmé par la mention dans le texte des sources. [13] On accorde au français une plus grande attention qu'en 1538, cherchant à rendre correctement le sens du latin, surtout dans le cas d'emplois métaphoriques, plutôt que de donner une traduction servilement littérale. [14] Ce soin apporté au francais présage le rôle dominant qu'il jouera dans le Dictionaire françois-latin à partir de 1549 (voir 1.1.2.2).
Avant de quitter le dictionnaire latin-français, on pourrait
utilement se faire une idée des dimensions du français qu'il
renferme et de la proportion qui passe d'une édition dans l'autre et
de là dans le Dictionaire françois-latin. Soit
l'échantillonnage Aba-Abl, Aca du Thesaurus 1531 et 1536 et
du DLG 1538 et 1546:
Notons d'abord que la place réduite du français
annoncée dans la préface de 1536 se traduit d'une part dans
le nombre de mots par équivalent (5,19 en 1531, 3,63 en 1536), et
d'autre part dans les rapports "mots français / mots latins" et
"alinéas contenant du français / alinéas sans
français". Le français retrouve ses droits dans le DLG.
Pour
ce qui est des équivalents, seulement 28% (42/152) de ceux de 1531
passent dans 1536, tandis que 74% (131/176) vont de 1536 dans 1538, et 85%
(256/301) des équivalents de 1538 dans 1546. On peut noter que 1538
reprend 21 des équivalents de 1531 délaissés par 1536,
et 1546 encore 5 autres. N'empêche que plus de la moitié de ses
équivalents (55%) ne sortent pas de 1531. Si on ajoute à cela
que sur les 68 qui lui sont empruntés, 49 sont modifiés en
cours de route, [15] on
verra qu'il y a une
quantité considérable de vocabulaire français -- plus
de 400 mots dans notre échantillonnage -- qui reste enfermé
dans 1531 (et un volume moindre dans les autres éditions du
dictionnaire latin-français). En ce qui concerne la proportion
d'équivalents français qui passent dans le Dictionaire
francoislatin, l'échantillon réduit Aba
révèle que sur les 22 équivalents de 1538, 20 passent
dans le DFL de 1539 (mais aucun de ceux -- 12 -- que 1538
néglige
dans 1531 et 1536); [16]
en revanche, pour le
même échantillon, sur les 14 équivalents que 1546 ajoute
à 1538, seuls 2 se retrouvent dans la deuxième edition du
DFL
de 1549. Ce rapport inverse entre les premières et les
deuxièmes éditions des dictionnaires bilingues, quoique
indiqué de façon très sommaire et peu concluante ici,
se verra corroboré à 3.4 par l'estimation de sa contrepartie:
la dette respective des DFL de 1539 et de 1549 envers les DLG de
1538 et de
1546, [17] et
expliqué par
l'émancipation conceptuelle de DFL 1549. [18]
Si le Thesaurus d'Estienne a marqué le commencement de la
lexicographie latine moderne, son Dictionaire Francoislatin contenant les
motz & manieres de parler Francois, tournez en Latin de 1539, "premier
relevé alphabétique de mots français suivis, outre leur
équivalent latin, de développements en langue
nationale", [19] n'en fait
pas moins pour la
française. Pourtant, quoique la forme essentielle du dictionnaire
français y soit établie, l'intention ne naîtra que plus
tard (voir 1.1.2.2). En fait, la première
édition de
1539 [20] n'est que le
pendant du DLG de 1538,
étant d'autant plus connue pour l'étude du latin que c'en est
l'inversion, [21] avec
quelques additions
à la partie française (cf. 2.1.1.1, note 7). La destination
de l'ouvrage, ainsi que celles des dictionnaires latins qui l'ont
précédé, est clairement énoncée par
l'auteur dans la préface:
1.1.2.2. L'édition de 1549
Le dictionnaire de 1539 avait eu beau être fait pour les latinistes,
son effet fut tout autre: "tel qu'il auoit peu sortir de son imprimerie
pour la premiere fois, il auoit esté soingneusement recueilly &
apporté vne vtilité grande à tous desirants entendre
la proprieté de la langue Francoyse", [23] écrira en 1564 Jacques
Dupuys, et il ajoutera
que, sensible à la reaction de son public, Estienne, à partir
de la deuxième édition, "deliberoit mettre le Dictionnaire
Francois-Latin des premiers". [24] Ainsi, la
conception vient rejoindre la forme déjà en partie acquise
comme le montre à l'evidence la préface de l'édition
de 1549: a) on ajoute de nombreux mots sans équivalent, ni
équivalence, latin; b) l'auteur demande à ses lecteurs d'en
chercher d'autres "es Rommans & bons autheurs Francois"; c) il a
ajouté, en français, "l'explication de la pluspart des mots
difficiles, d'ou pourroyent auoir este ainsi nommez: ou de quel autre
langaige prins & mis en vsage Francois: laissans tousiours aux lecteurs leur
meilleur iugement, & contens par ce commencement les auoir seulement incitez
de plus pres auoir esgard a leur langue"; d) enfin, l'auteur dit à
son "studieux Lecteur" que son livre marque le commencememnt d'un travail
qui sera le fait de tous et qui aura pour but de dresser, en observant
l'usage de la langue française, "certaines reigles tant pour
l'intelligence des mots, que pour la droicte escripture d'iceulx" à
l'exemple des auteurs grecs et latins. [25]
Autrement dit, Estienne envisage un dictionnaire du français, fait
pour les Français, par les Français. Nous sommes maintenant
loin de retrouver le simple reflet du Dictionarium latinogallicum,
bien que, selon "la règle des Estienne", [26] celui-ci ait été
réédité en 1546. [27]
L'appel à l'aide ne se limite pas à la seule préface.
Après le texte du dictionnaire, se trouve, non annoncé dans
les parties liminaires du livre, un ensemble de trois appendices portant la
notice globale suivante:
Les emprunts faits à Budé dans la confection de
l'édition de 1549 seraient loin, pourtant, de s'orienter uniquement
vers le français. Sa contribution la plus importante semble, en
effet, viser le latin, puisque la préface nous dit que "le plus grand
nombre des mots Latins bien exposez icy en Francois, sont de feu monsieur
Budé", [32] dont
seulement une partie,
"ceulx que depuis sa mort auons transcript d'aucuns de ses liures a nous par
ses enfans communiquez", sont marqués d'un B., mais cela "presque en
chasque page". [33] Il ne
faut pas oublier que
l'humaniste Estienne passait le plus clair de son temps à s'occuper
des langues anciennes [34]
et était un
disciple de Budé, "le lustre de ce royaume", [35] "qui sur tous autres, & entre
autres dons a eu cestuy
... de bien entendre les mots & manieres de parler tant Greques que Latines:
& les Greques bien & proprement expliquer en Latin, Et les Latines en Grec,
ou en Francois: tellement qu'il n'est memoire de son pareil". [36]
Complétons le tableau extra-textuel de cette deuxième
édition du Dictionaire francoislatin en notant l'annonce dans
la préface de l'addition de noms de lieux (presque totalement absents
de la première), pour lesquels "on a peu trouuer les noms Latins
correspondants" -- il s'agit donc d'éléments également
bilingues -- et la présence dans un quatrième appendice,
à la suite de ceux déjà mentionnés ci-dessus,
d'"Aucuns mots omis", supplément généralement bilingue
de même nature que les items du dictionnaire. [37]
La responsabilité de cette édition aurait été,
pourtant, partagée, si on peut ajouter foi au privilège qui
préface les exemplaires qui paraissent chez Jean Macé.
Celui-ci avait déjà obtenu le 19 août 1561 un
privilège
pour faire imprimer le Dictionaire francoislatin qu'il avait "faict
reuoir, recorriger, amplifier & augmenter par plusieurs gens
doctes". [48] Cela nous
amènerait donc
à croire que ce
fut plutôt Macé qui "recouvra" le premier l'exemplaire
laissé à Paris en 1550 [49] par
Estienne pour le donner
à revoir à l'équipe Thierry. Une fois le travail de
révision terminé (il s'agit en fait de pure augmentation, nous
le verrons dans le chapitre 2), Macé aurait donné la copie
à Dupuys à imprimer. De la sorte, ce serait Macé
l'instigateur de l'édition, Thierry (avec l'aide d'autres) l'auteur
des augmentations, et Dupuys l'imprimeur-éditeur.
On remarque un certain nombre de différences liminaires entre les
deux parutions de l'impression faite par Dupuys. Celle de Dupuys est
préfacée d'un avertissement et d'une épître
dédicatoire (cf. plus haut) tous deux de lui, la dernière
signée "I. Dupuys", tandis que la version qui paraît chez
Macé porte un privilège (cf. plus haut) à la place de
l'avertissement, et les seules initiales "I.D.P." à la fin de la
dédicace.
Cette dernière ouvre au dictionnaire des horizons nouveaux.
Adressée à "Monseigneur Iean Georges Palatin du Rhin, Duc de
la haulte & basse Bauiere, Viconte de VValdent, & c.", la dédicace
de Dupuys revendique pour le dictionnaire
1531 -> 1536 -> 1538 -> 1546
Mots fr. 787 639 1423 2175
(Mots lat.) 3377 8947 1843 2950
Alinéas lat-fr. 107 120 216 276
(Alinéas lat.) 51 151 74 109
Équivalents fr. 152 dont 42 -> 176
dont 131 ->
" 21 -----------------> 301 dont 256 ->
" 4 ----------------->
" 5 ---------------------------------> 423
Mots fr. par
équivalent 5,19 3,63 4,73 5,15
articles en Aba- à Abl-,
Aca-.1.1.2. Le Dictionaire françois-latin
1.1.2.1. L'édition de 1539
Pour ce que la profession de nostr'art nous enhorte a faire tousiours
quelque chose qui soit vtile en general a tous ceulx qui entendent
au faict des lettres: ou pour le moins duisant aux apprentiz pour
lesquelz il fault d'autant plus soigner, qu'ilz ont greigneur besoing
de secours, que ceulx qui ont acquiz quelque ruze, & peuuent d'eulx
mesmes, sans l'aide d'autruy, passer par les destroictz de la langue
Latine: A ceste cause apres auoir mis en lumiere le grand Thresor
d'icelle langue, lequel peult seruir a toutes gens de quelque hault
scauoir qu'ilz soyent garniz: nous auons mis cueur & entente au
soulagement de la ieunesse Francoise, qui est sur son commencement
& bachelage de literature. Si leur auons faict deux liures: L'ung
commenceant par les motz Latins deschiffrez en Francois: qui fut
publie des l'annee precedente. L'autre est cestuy cy qui va prenant
les motz de la langue Francoise, les mettant apres en Latin tout au
plus pres qu'il s'est peu faire. [22]
Ce qui peut se schématiser comme suit:
Aucuns mots & manieres de parler appartenans a la Venerie, rendus en
mots Latins en partie, le mieulx qu'on a peu pour le present, prins
du second liure de la Philologie de monsieur Budé: duquel bien
entendu, aussi de ce present liure (ou beaucoup de mots de la dicte
Venerie & Fauconnerie sont espars) on pourra supplier ce qu'apresent
default, principalement a la Venerie: car de la Fauconnerie a peu
traicté le dict seigneur Budé. Duquel a la fin de tout
auons mis de suyte les mots Latins exprez: a fin que par ce moyen le
lecteur plus aiseement entende la dicte Venerie, & rende a chasque
mot Latin son Francois. Prians tous ceulx qul en Venerie &
Fauconnerie sont experimentez, corriger & aduertir l'Imprimeur de ce
qu'ils trouueroyent mal entendu en ce present abbregé:
estimans que ceci n'est mis sinon pour induire & inciter tous a le
mettre en aucune perfection. [28]
Suivent effectivement: a) une liste alphabétique de "mots & manieres
de parler appartenans a la Venerie"; [29] b) une
autre liste semblable d'"Aucuns mots & manieres de parler appartenans a la
Fauconnerie ou Volerie"; [30] c) un extrait de
six pages "Ex posteriore libro Philologiae Budaei" intitulé "De
Venatione" où on voit dans la marge un certain nombre de
repères en français servant à indiquer la
matière des paragraphes, dont les deux derniers, qui traitent de la
fauconnerie, sont intitulés à part des
précédents "De Aucupio". [31]
1.2. Les éditions de Dupuys
Estienne n'a pu donner de troisième édition de son
dictionnaire français-latin, quoi qu'il en eût l'intention.
Dans la préface française de la réédition
genevoise de 1557 de ses deux abrégés bilingues, [38] il
dit: "De ces deux livrets te pourras aider, pendant que travaillerons a
revoir nostre Latinogallicum, & le grand Dictionaire Francois Latin, ne
cessans d'amender tout ce qu'autresfois avions commencé pour le
prouffit public concernant nostre langue Francoise". [39] Mort deux ans
après, il n'a pu réaliser son ambition, et ce sont son
beau-frère, [40]
Jacques Dupuys, et Jean
Macé, un parent
éloigné, [41] qui prennent la
relève.
1.2.1. Thierry 1564
La continuité de l'oeuvre est exposée dans l'avertissement que
Dupuys imprime en tête de l'édition de 1564:
Ami lecteur, ie t'ay bien voulu aduertir que comme ie me suis
essayé de r'imprimer le Dlctionaire Latin-Françoys de
deffunct Robert Estienne, le mieulx qu'il m'a esté possible,
& donné ordre qu'il vint en tes mains augmenté &
enrichi en infinis endroicts, [42] aussi
n'ay-ie voulu mettre
moins de diligence ne espargner aucun moyen à te rendre le
Dictionaire François-Latin, en telle perfection que tu le
cognoistras estre, prenant la peine de le conferer auec les aultres
par cideuant imprimez. De quoy i'ay eu grand'occasion par auoir
recouuré vn exemplaire laissé par ledict Robert
Estienne, [43]
auquel y auoit infinies
dictions & manieres de
parler de la langue Françoyse adioustées par M. Iehan
Thierri & plusieurs aultres sçauants personnages, lesquelles
ay voulu marquer de telles notes & marques [, affin que l'honneur
fust rendu à qui il appartient. [44]
Ainsi, l'oeuvre reste dans la famille puisque Jean Thierry "homme de
grande erudition" [45]
est un ancien
habitué de l'imprimerie
stéphanienne, ayant collaboré, par exemple, à la
troisième édition du Thesaurus. [46] Suivant les
bons principes établis par son prédécesseur, Dupuys
reconnaît la source des additions (mentionnée également
sur le titre et dans l'épître dédicatoire) qui sont
faites dans l'esprit de celles de 1549. [47]
vne vtilité grande à tous desirants entendre la
proprieté de la langue Francoyse, de laquelle on veoit
plusieurs estrangers, voire Princes & grands Seigneurs voisins de la
France auiourdhuy merueilleusement estudians, ... auquel lisants es
liures Francois, s'il se presente a eus quelque diction plus obscure
& non entendue, ils puissent auoir recours pour trouuer sans grand
ennuy ne peine l'explication & propre intelligence de tous mots,
mesmes les plus fascheus de ladicte langue Francoyse & esloingnez de
l'vsage commun. Car ie puis dire qu'il n'y a ne science ne art ne
mestier desquels les propres & plus particuliers mots ... n'y soient
diligemment & proprement expliquez ... Chose laquelle estant de soy
tant recommandable & proffitable qu'vn chascun scait m'a
principalement incité à r'imprimer ledit
liure. [50]
La plupart des exemplaires des deux parutions contiennent en appendice
toutes les sections annexées au DFL de 1549 [51] à
l'exception de la dernière, "Aucuns mots omis", qui sont
incorporés à leur place dans le texte du dictionnaire. Les
autres appendices sont d'ailleurs annoncés pour la première
fois sur le titre. [52] La
version de Macé
reparaît chez
lui l'année suivante.
1.2.1.1. Le Frere 1572
Le même dictionnaire sans les parties liminaires de 1564 est
réimprimé en 1572 et paraît chez divers libraires
parisiens. [53] La seule
nouveauté est un
appendice
supplementaire, "Recueil des propres noms modernes de la geographie,
confrontez aux anciens par ordre alphabétique ... par Iean le Frere,
de L'Aual", qui n'a aucune suite dans l'histoire du dictionnaire
français-latin. [54]
b) "les mots de la Venerie & Faulconnerie, & en plus grande
quantité, meilleur ordre & assiette que n'estoit en madicte
premiere impression des susdicts"
Par "la perfection qu'on luy peult desirer" (cf. la préface
citée plus haut), Dupuys s'explique de deux façons
différentes. Sur le titre, il annonce que le dictionnaire est
maintenant "reduit à la forme et perfection des Dictionaires
Grecs, & Latins", formule purement publicitaire, puisque dans la
préface (moins visible) il dit: "Mais ie ne lairray pourtant à
suyure ces erres de croistre & mener cest oeuure iusqu'à son comble
& à l'egal des Grecs & Latins Dictionaires: [59] & dedans brief
temps vous l'aurez en main". La dernière étape est donc
franchie, du moins dans l'esprit de l'éditeur: donner au
français la même importance lexicographique qui avait
déjà été accordée aux langues classiques.
Pour une raison ou pour une autre, Dupuys ne tient pas sa promesse, bien
qu'il se tienne en 1573 "desia pour nanti de tout ce qui m'est requis pour
l'augmentation". [60] Le
restant de son
impression de 1573
reparaît onze ans plus tard, puis encore en 1585, avec la seule page
de titre de changée, quoique celle-ci porte, à l'exception de
la date, exactement les mêmes formules. [61] Il meurt entre 1589
et 1591, [62] sans que,
pour autant, l'impulsion
qu'il a donnée
au Dictionaire françois-latin meure avec lui, car il en
naîtra deux rejetons, le Grand dictionnaire
françois-latin et le Thresor de la langue françoyse.
Il convient d'accorder une mention spéciale à un exemplaire
de ND 1573 détenu par l'École Normale Supérieure
à Paris. Identique en tous autres points aux autres parutions connues
de 1573 (il s'agit de la même impression), il porte un titre
différent:
1.2.2. L'édition de 1573
Pendant ce temps, Jacques Dupuys préparait une
réédition du Dictionaire françois-latin.
L'impression mercenaire [55] de 1572 le porte
à le mettre sous
presse avant terme:
n'ay voulu ... plus auant differer de vous communiquer ... ce que
i'ay fait extraire de plusieurs escripts de M. Nicot ... concernant
le faict & pourpris de cedict Dictionaire, qui en est augmenté
d'un tiers plus qu'il n'estoit en madicte premiere
impression. [56] Et
si la precipitation
d'iceulx ne m'eust quasi
osté des poings ceste presente augmentation, qui par moy a
esté mise en cedict Dictionaire, i'eusse retiré encores
du mesme endroit plusieurs choses qui eussent indubitablement rendu
ce Dictionaire au plus pres de la perfection qu'on luy peult
desirer. [57]
Dupuys s'avoue l'éditeur unique cette fois; la suite de la
préface donne quelques précisions sur la nature des
augmentations de 1573:
a) "tous les mots concernant le faict de la nauigation, soit en
fabrication & equipage de nauires de port & de guerre, ou en vens,
ou en cas & accidens aduenans sur la mer: le tout prins d'un
Traité redigé par ledict seigneur Nicot, De la
fabrication de ses nauires en l'aduis & subiect de plusieurs Pilotes
& maistres de nauires";
-- les deux premiers appendices de E 1549-T 1564 sont incorporés dans
l'ordre alphabétique du dictionnaire qui serait accru par l'addition
d'autres mots du même ordre;
c) "en plusieurs & diuerses autres matieres vous y trouuerez telle
addition de mots, & mesmes explication d'iceulx, que de la
melioration que i'y ay faict faire, ie n'en veux autres iuges ne
tesmoings que ceulx mesmes qui m'ont voulu preuenir". [58]
Dupuys écoute ses lecteurs aussi et il joue en 1573 le rôle que
Macé aura joué en 1564 -- faire revoir le dictionnaire par
d'autres. Le titre de 1573 contient d'ailleurs une formule analogue à
celle de 1564 parlant de Thierry: "DICTIONAIRE FRANCOIS-LATIN (AVGMENTE ...
d'infinies Dictions Françoises) ... Recueilli des obseruations de
plusieurs hommes doctes: entre autres de M. Nicot".
DICTIONAIRE FRANCOIS-LATIN AVQVEL Les mots François, auec les
manieres d'vser d'iceulx, sont tournez en Latin, Reueu &
augmenté du tiers par le moyen des diuers escripts de M. Nicot
Conseillier & Maistre des Requestes de l'hostel du Roy. Les mots
de Marine, Venerie, Faulconnerie ou Volerie, & autres obmis és
precedentes impressions, sont remis en leur ordre. De l'Imprimerie
de Gaspar de Hus. M.D.LXXIII.
Est-ce en fait de Hus [63]
l'imprimeur de
l'édition de 1573 (le
titre des exemplaires parus chez Dupuys ne parle pas d'un imprimeur -- cf.
1.6) ou cherche-t-il tout simplement
à profiter du succès
du dictionnaire en en changeant la page de titre (et en omettant l'extrait
du privilège accordé en 1572 à Dupuys qui paraît
dans les exemplaires publiés chez ce dernier)? Quoi qu'il en soit,
on peut remarquer l'emploi d'une formule de T 1564 ("Les
mots François, auec les manieres d'vser d'iceulx, sont tournez en
Latin") qui accorde au français moins d'importance que le titre de
Dupuys. La deuxième formule ("Reueu & augmenté du tiers ...")
est tirée de la préface de Dupuys, la troisième aussi
quoique la référence aux mots de marine soit inexacte (cf.
1.4 et 1.6).
Ouvrons une parenthèse sur le titre pour voir comment Nicot lui-même en parle dans le texte. D'abord, David Douceur dit dans l'épître dédicatoire "pour ce que ledit Sr Nicot l'auoit voulu ... ay donné [au dictionnaire] le tiltre de Thresor de la langue Françoise". Dans le texte du dictionnaire, nous trouvons: "ces Commentaires" s.v. Arrouser, Dique et Salade, "ce liure" s.v. Chartre, "ce dictionaire" s.v. M'escolliere et Trulle, "ce Dictionaire" s.v. Neutre, "ce present Thresor ou Dictionaire de la langue Françoise" s.v. Nicotiane, "ces Commentaires & thresor de la langue Françoise" s.v. Nimes. Livre est evidemment un archilexème, on peut l'écarter tout de suite. Dictionaire serait également un mot non marqué en ce que c'est le terme générique pour l'époque qui nous intéresse. [69] Il nous reste deux occurrences de Commentaires comme intitulé abrégé et une dans une formule étendue, et deux occurrences de thresor en formule étendue. Ainsi, les formules données dans les privilèges, sur la page de titre et sur la première page du dictionnaire semblent refléter fidèlement la pensée de l'auteur.
En cherchant un peu plus loin, on peut se faire une idée assez précise de ce que le mot thresor signifiait pour Nicot personnellement. Regardons d'abord l'article THRESOR dans le Thresor:
Pour ce qui est de la part de Nicot dans l'élaboration du Thresor, nous apprenons d'abord ceci, sur le titre: "THRESOR DE LA LANGVE FRANCOYSE ... REVEV [les privilèges du Roy et de l'Empereur disent "dressé"] ET AVGMENTÉ EN CESTE DERNIERE IMPRESSION DE PLVS DE LA MOITIE; [70] Par IEAN NICOT". Il faut évidemment entendre par là: "Dictionaire françois-latin reueu et augmenté en ceste derniere impression de plus de la moitié par Iean Nicot et maintenant intitulé Thresor de la langue françoyse". Le titre tel qu'il est fera parler Jal, parmi tant d'autres, [71] des "nombreuses éditions du Thrésor". [72]
Le manuscrit que Douceur fit imprimer à Denys Duval en 1606 représentait probablement un travail inachevé, Nicot étant mort. Un public français et étranger l'attendait avec impatience. [73] Douceur, s'adressant dans l'épître dédicatoire au Président Bochart, chez qui le manuscrit fut entreposé en attendant d'être publié, s'explique sur l'utilité du Thresor: il serait souhaitable à certains que
"Poussé d'vne extreme affection qu'ay de ne manquer à rien de ce que i'estimeray estre du bien du public", Douceur ajoute, dit-il dans l'épître dédicatoire, trois appendices importants: a) "le Nomenclator de Mr du Ion" -- il s'agit de l'édition revue par Germberg du Nomenclator d'Adrien Junius; [76] b) "vne Grammaire" -- Exact et tres-facile acheminement à la langue françoise par Iean Masset, mis en latin par le mesme autheur, pour le soulagement des estrangers; [77] c) "vn recueil des Prouerbes de nos anciens François" -- il comporte trois parties: i) Adagiorum Gallis vulgarium, in lepidos et emunctos latinae linguae versiculos traductio par Joannes AEgidius Nuceriensis, [78] ii) Selectae sententiae prouerb. ex M. Corderio, & alijs, [79] iii) Explications morales d'aucuns prouerbes communs en la langue francoyse, [80] ces dernières attribuées par Smalley à Nicot. [81]
À la différence de toutes les éditions du Dictionaire françois-latin, on ne formule pas dans le Thresor l'intention d'aller toujours perfectionnant l'oeuvre. L'auteur est mort, le libraire ne se charge que de la publication. Tout ce qu'il fera de plus, ce sera de tirer un nouveau titre en 1621.
Pouvons-nous expliquer tout cela? Prenons d'abord la parution du Thresor chez Vignon. [90] Malheureusement, aucun exemplaire du Thresor imprimé par Vignon ou paru chez lui en 1606 ou 1616 n'est signalé. Il n'est pourtant pas difficile d'imaginer que voulant profiter en 1606 du succès de l'édition de Douceur il en changea tout simplement les pièces liminaires pour faire de Ranconnet l'auteur du dictionnaire, espérant ainsi ne pas être pris en contravention du privilège donné à Douceur. Le privilège expirant en 1616, Vignon pouvait alors choisir de faire paraître le Thresor sous le nom de Nicot ou de Ranconnet. La concurrence entre libraires et la contrefaçon étaient monnaie courante à l'époque. [91]
Tournons maintenant à la seule impression que nous connaissions du Thresor, celle de Denys Duval parue chez David Douceur en 1606. Le nom de Ranconnet y est mentionné deux fois, une première fois sur la page de titre et de nouveau dans l'épître dédicatoire. Regardons d'abord cette dernière adressée au Président Bochart. Nous y lisons:
Ensuite Lanusse procède à la délimitation des types d'articles qui ne pourraient être dus qu'à Nicot: a) ceux qui contiennent des éléments autobiographiques -- CHARTRE, ENGER, NICOTIANE, NIMES, RUM [98] -- ajoutons BASME; b) ceux qui sont illustrés par les Cantiques et les Odes de Nicot -- AUBERGE, BORD, BORDE, CRI, EMBLER, EMBRASSER, ENCOMBRIERS, ENFANÇON, ESTOUR, EXPLOICT, TALONNER [99] -- ajoutons TESTE; c) ceux qui font mention du Portugal ou du portugais -- BARBE, BASME, BORDAGE, CHERE, ESCHASSES, FAON, POT [100] -- ajoutons ALOË, AMBASSADE, BRIGANDIN, CAGEROTE, CARRAVELLE, CHARTRE, CHICOTRIN, CLAIRON, DEVANT, NICOTIANE, OULTRE, PERLE, PESENAS, RUM, SOLE; d) les articles contenant des citations d'oeuvres publiées après 1559, date de la mort de Ranconnet; [101] e) ceux contenant des citations d'Aimoin Le Moine dont Nicot en 1567 réédita, en collaboration avec André Wechel, les Historiae Francorum; [102] f) ceux dans lesquels le statut archaïque du mot-vedette est commenté; [103] g) ceux, enfin, où il est question des dialectes méridionaux tels le provençal et le languedocien. [104]
Outre les éléments textuels qui correspondent au personnage de Nicot -- mentions (auto)biographiques, ses écrits, le Portugal, les langues et dialectes méridionaux, correspondances chronologiques --, il convient de tenir compte du je du lexicographe. Sur le modèle de "Ie Iean Nicot autheur de ce liure" (s.v. Chartre; cf. supra, 1.3.2), on trouve dans le Thresor une trentaine d'occurrences (plus quelques autres qui remontent à Thierry 1564) du je métalexicographique de l'auteur cautionnant une information extralinguistique, avançant une opinion personnelle, renvoyant à sa propre authorité intratextuelle ou intertextuelle, qualifiant une information qu'il vient de donner ou se référant à sa propre compétence linguistique. Elles ont été étudiées dans Leroy-Turcan & Wooldridge 1994, dont nous citons à part le passage en question.
Revenons à Ranconnet pour examiner la mention de son nom sur le titre. Nous y lisons:
Le titre de l'édition de 1573 [106] commence ainsi:
Est-ce en fait Estienne le responsable, ou est-on en droit de croire que ce fut Ranconnet? Nous savons que celui-ci fut correcteur pendant environ douze ans chez Robert et Charles Estienne; [111] il est donc légitime de supposer qu'il dressa les appendices pour le compte de Robert qui n'y attachait pas suffisamment d'importance pour penser à leur reconnaître un auteur particulier. Nous savons également qu'accusé d'un crime énorme il mourut à la Bastille en 1559. [112] Pour certains, ce serait là la raison d'avoir tu son nom dans les éditions de 1564 [113] et de 1573; [114] il est vraisemblable qu'il est compris dans les "gens scauants" du titre de 1564 et les "hommes doctes" de celui de 1573. [115]
Tout est donc clair: les mots de marine datent de 1573 et sont de Nicot, [116] les mots de vénerie et de fauconnerie datent en appendice de 1549 et intégrés dans le corps du dictionnaire de 1573 et seraient de Ranconnet. Dupuys en fait un avis global et anonyme sur le titre de 1573; l'habitude publicitaire de répéter d'édition en édition les déclarations de l'éditeur ou de l'imprimeur veut que tous se voient attribués en 1606 à Ranconnet. [117]
En résumé, nous dirons que Ranconnet a pu contribuer soit directement soit indirectement à plusieurs éditions du dictionnaire: en 1549, il aura élaboré au moins les deux premiers appendices; après le départ pour Genève d'Estienne, il a pu collaborer avec Thierry à la troisième édition; après sa mort, ses écrits sont probablement mis en oeuvre par Nicot qui fournit à Dupuys la matière des augmentations de l'édition de 1573 et qui par la suite est responsable du Thresor de la langue françoyse de 1606, dont l'idée première aurait été cependant de Ranconnet. [118]
Voilà beaucoup d'interprétations qui ne font pas de Ranconnet un auteur du Thresor. En effet, toutes les autorités compétentes, à commencer par Nicot lui-même [119] et son éditeur, Douceur, [120] et jusqu'aux historiens de dictionnaires français les plus récents, [121] ne retiennent à cet égard que le seul nom de Nicot. [122]
En 1564, Jacques Dupuys, imprimant une troisième édition faite sur la deuxième par Jean Thierry, sous l'impulsion de Jean Macé, en ouvre les frontières à un public étranger. Huit ans après le Traité de la Conformité du langage françois avec le grec de son neveu par alliance, Henri Estienne, et six ans avant le Project du livre intitulé de la Precellence du langage françois de celui-ci, Dupuys peut, dans la préface de la quatrième édition, oser mettre le français sur le même pied que le latin et le grec en formulant le voeu de mener le dictionnaire à la perfection des Thesaurus stéphaniens.
Dupuys ne pouvant s'exécuter, c'est Jean Nicot, auteur érudit des augmentations de 1573 qui, se chargeant du travail, donne au dictionnaire le nom [124] (sinon la qualité -- d'ailleurs impossible à l'époque) de ses illustres prédécesseurs. L'oeuvre jusque-là en apparence achronique devient dans sa cinquième édition transformée (nous parlerons plutôt de la première -- et seule -- édition du Thresor) diachronique et par le même coup réformatrice, suivant en cela l'évolution du dictionnaire latin passant des mains de Calepinus entre celles de l'épurateur Estienne. L'optique "tant ancienne que moderne" la fait coïncider aussi avec le concept moderne d'un 'trésor de la langue'.
Nous pouvons analyser les éditions en traits distinctifs, ce qui permet de reconstruire les deux séries ternaires presque entièrement établies par Estienne. La série à entrée latine (L) et la série à entrée française (F) ont en commun cinq niveaux de réalisation virtuels et pour trois traits, la même répartition dans l'échelle des niveaux:
type linguistique | dimensions | public | |
---|---|---|---|
1 | monolingue | thesaurus/trésor | érudits |
2 | bilingue | ||
3 | dictionnaire développé | public général studieux | |
4 | jeunesse | ||
5 | dictionnaire abrégé |
Elles diffèrent quant à la langue visée:
|
|
Les deux séries se réalisent de la façon suivante:
Les deux derniers tableaux appellent un certain nombre de remarques.
Estienne, Dictionaire francoislatin, 1539 | titre préface |
Estienne, Dictionaire francoislatin, 1549 | titre préface |
Thierry, Dictionaire francoislatin, 1564 | titre préface épître dédicatoire |
Nicot-Dupuys, Dictionaire françois-latin, 1573 | titre préface |
Nicot, Thresor de la langue françoyse, 1606 | titre
(version
détaillée de la marque du libraire, le "Mercure
arresté") épître dédicatoire privilèges achevé d'imprimer |
1539 Dictionaire francoislatin. Paris, R. Estienne, 1539 (achevé d'imprimer 1540), f°.
1606 Thresor de la langue françoyse. Paris, impr. par Denys Duval, paru chez David Douceur, f°.