Gilles Ménage (1613-1692), grammairien et lexicographe

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La réception en Espagne au XVIIIe siècle du Dictionnaire étymologique ou Origines de la langue françoise de Gilles Ménage

Juan Garcia-Bascuñana

Universitat Rovira i Virgili, Tarragona

En 1705, Francisco Sobrino, dans son Dictionnaire des Langues Espagnole et Française, paru à Bruxelles, faisait appel à l'autorité de Gilles Ménage, ce qui prouve le prestige de l'auteur du Dictionnaire étymologique, au-delà des frontières de la France, peu d'années après l'édition définitive de cette œuvre capitale. Sobrino citait Ménage dans le tome français-espagnol de son dictionnaire, précisément à côté d'auteurs tels que Furetière, Tachard, Richelet et Danet. Pourtant, il ne faudrait pas en tirer de fausses conclusions : en Espagne, les idées linguistiques -- comme il advient, d'ailleurs, dans d'autres domaines de la vie intellectuelle et artistique de l'époque -- se tiennent, en général, à l'écart des courants qui s'imposent, dans ces années de changement de siècle, en Europe et, en particulier, en France. Le cas de Sobrino ne serait qu'une exception, justifiée précisément du fait qu'il a habité presque toute sa vie à Bruxelles où il était professeur d'espagnol à la Cour [1]. En fait, malgré son origine et sa tâche de professeur de langue espagnole à laquelle il consacra presque toute sa vie, Sobrino ne peut pas être considéré strictement comme un auteur espagnol. Son œuvre est presque exclusivement adressée à un public qui a le français comme langue maternelle, comme reconnaîtront plus tard Capmany et Galmace [2].

Au-delà de cette exception que représente Sobrino, probablement pour les raisons que nous venons de signaler, on doit admettre donc que l'œuvre de Ménage -- y compris son Dictionnaire étymologique -- a été ignorée en Espagne pendant longtemps. Les Menagiana nous rendraient compte de cette situation, car, dans l'approche de la vie de notre auteur qui apparaît au début de l'ouvrage, on ne trouve aucune référence espagnole à l'heure de présenter les échos de l'œuvre de Ménage aussi bien en France que dans les pays étrangers :

On ne peut donc être surpris que l'Académie Espagnole elle-même dans la préface de la première édition de son Diccionario de Autoridades, dont ses six tomes furent publiés entre 1726 et 1739 -- c'est-à-dire plus de vingt après la première édition du dictionnaire bilingue de Sobrino -- ignore l'œuvre de Ménage. C'est que la deuxième moitié du XVIIe, quand Ménage publie son œuvre, coïncide avec le moment où un repli de l'Espagne sur elle-même, à partir de l'effondrement de sa puissance politique et militaire, la porte à une rupture culturelle avec l'Europe, en particulier avec la France son lien naturel avec le continent [3], et cela malgré certains rapports politiques importants -- traité des Pyrénées en 1659, mariage de Louis XIV avec une princesse espagnole, l'année suivante [4]. Et pourtant, malgré ce repli espagnol, dans la première édition de ce Diccionario de Autoridades de l'Académie Espagnole il ne manque pas de références aux travaux de lexicographes français autres que Ménage (« ...pour l'élaboration de ce Dictionnaire, nous avons fait appel à ceux des Langues étrangères ») qu'on comble d'éloges, en particulier le Dictionnaire français-latin de l'Abbé Danet dont on dit que c'est « une œuvre excellente », puis ceux de Richelet, de Furetière, de Trévoux, à propos desquels nous lisons :

Une question se pose immédiatement à propos de cette liste de lexicographes français dans laquelle ne figure point le nom de Ménage. Il est difficile de connaître les causes de cette omission, et il est encore plus ardu de signaler avec précision s'il s'agit vraiment d'un cas de négligence, d'oubli ou d'ignorance tout court. Il faudrait, en tout cas, tenir compte du caractère de ces dictionnaires cités, tous les trois très loin des conceptions propres à l'œuvre de Ménage. Son Dictionnaire étymologique apparaît souvent à l'époque frappé d'un interdit -- malgré l'érudition et les connaissances solides de philologue qu'on lui reconnaissait même de son temps --, comme si les sarcasmes et les critiques dont l'accablait le père Bouhours le poursuivaient sans cesse. Car cela a été le sort de Ménage aux yeux de beaucoup : on n'a voulu voir chez lui que le caractère mondain et galant ou ces excès étymologiques que plus tard raillera Voltaire (cité par P. Guiraud, 1972 : 24) [6], ce qui a jeté le discrédit sur lui pendant de longues années. L'Académie espagnole aurait donc préféré faire appel à l'autorité de lexicographes « plus prestigieux », et laisser de côté une œuvre devenue suspecte. Ce n'est pas sans doute la seule raison de cet « oubli » de la part du Diccionario de Autoridades, mais c'est une hypothèse très vraisemblable, surtout quand on constate que Francisco Sobrino lui-même, installé dans un milieu francophone et sans doute bien informé des courants linguistiques s'imposant alors, en particulier en France, supprimera le nom de Ménage, parmi les auteurs cités, dans la troisième édition de son Dictionnaire bilingue publié aussi à Bruxelles en 1734. Sobrino n'a peut-être pas considéré convenable de maintenir parmi ses sources l'œuvre de cet auteur, à une époque où un prétendu esprit scientifique s'attache à imprégner toute la vie intellectuelle. Il a préféré, à son tour, inclure dans son Dictionnaire celui de l'Académie Française [7], puis celui de Trévoux -- œuvre qui a connu une immense fortune tout au long du XVIIIe siècle --, ainsi qu'un ouvrage plus en accord avec ses besoins lexicographiques et méthodologiques de « maître de langue étrangère », le Dictionnaire anglais-français, français-anglais de Boyer, paru à La Haye en 1727.

Paradoxalement, au-delà de certains préjugés à l'égard de Ménage, en Espagne son œuvre devient de plus en plus connue à mesure que le XVIIIe siècle avance. Il est vrai que très souvent on ne retient de lui que ce côté d'auteur pédant et superficiel, ou en tout cas celui de polémiste virulent et redouté [8]. Mais en tout cas son œuvre -- dont l'influence, il est vrai, peut être considérée mineure ou, encore plus, imperceptible -- est liée à la implantation même en Espagne, au long du XVIIIe siècle de la culture française dont la présence au sud des Pyrénées devient alors de plus en plus manifeste. De là que la réception de Ménage ne peut pas être séparée de cette influence démésurée de la culture française chez nous et des tensions qu'elle a provoquées.

Comme à Saint-Petersbourg, à Berlin, à Vienne, dans toutes les grandes cours européennes, le français va devenir aussi dans la Péninsule Ibérique cette « langue universelle » dont parlera Rivarol dans son fameux discours de 1784. Car l'Espagne ne pouvait pas se tenir trop longtemps, malgré de nombreux obstacles, à l'écart de cette « universalité », et le français y deviendra à partir d'un certain moment la langue qu'il faut apprendre si l'on veut faire partie de l'univers des lumières. Désormais la connaissance du français sera liée en Espagne à une certaine idée de progrès social et politique : le monde des lumières sera inséparable de la langue du voisin du Nord. La plupart des esprits éclairés de ce temps (ilustrados, en espagnol) sauront plus ou moins bien le français dont le caractère référentiel s'étendra dans les cercles les plus cultivés et dynamiques. Mais ce n'est pas seulement ce cercle des ilustrados, malgré tout restreint qui va s'intéresser à tout ce qui provient d'au-delà des Pyrénées. L'aristocratie espagnole elle-même, en général conservatrice et traditionaliste, sera francophile jusqu'à la révolution, mais, à partir de ce moment-là, devenue ouvertement contre-révolutionnaire, elle deviendra anglophile (Ubieto et al. 1969 : 446). Cette francophilie de l'aristocratie espagnole antérieure à la révolution est présente dans sa correspondance, dans ses lectures, dans ses goûts et devient souvent une véritable manie, comme signale ironiquement le Père Isla : « J'ai connu à Madrid une marquise qui apprit à éternuer à la française » (cité par Ubieto et al. 1969 : 447).

En tout cas, la langue française, mais surtout la culture qu'elle véhicule, deviendront aussi bien dans les cercles bourgeois et aristocratiques éclairés que dans les milieux aristocratiques plus conservateurs -- quoique leurs intérêts soient fréquemment opposés -- un atout indispensable. Sans oublier, d'ailleurs, que ce prestige croissant de la pensée et de la culture française coïncide en Espagne avec l'avènement de la nouvelle dynastie dans la personne du petit-fils de Louis XIV, ce qui, sans doute, a pu aider aussi à créer une atmosphère favorable, aux idées venant de l'autre côté des Pyrénées [9].

Quoi qu'il en soit, à partir des années vingt du siècle, la connaissance des œuvres françaises s'impose de plus en plus, soit directement en version originale, et pour cela l'étude du français devient nécessaire, soit moyennant les traductions qui vont se multiplier au fur et à mesure que le siècle avance. On ne doit donc pas être surpris d'entendre Feijoo recommander à ses compatriotes, vers 1728, d'étudier la langue française car elle est « utile et nécessaire », puisque, d'après lui, c'est en français qu'on a écrit les livres « les plus curieux et les plus érudits » (Feijoo 1968 : I, 213), et plus tard en 1756, lorsque l'esprit des lumières commence à battre son plein, il insiste à nouveau sur l'intérêt pour les Espagnols d'apprendre le français, dans lequel « parlent et écrivent toutes les Sciences et les Arts » (Feijoo 1928 : Lettre XXXIII). Et pourtant malgré l'intérêt de Feijoo pour tout ce qui concerne les langues et les idées linguistiques et, plus spécifiquement, l'origine du langage et les étymologies [10], le Dictionnaire de Ménage n'apparaît pas parmi les œuvres françaises citées par lui, -- il adresse, par exemple, de grands éloges à l'égard du Dictionnaire de Trévoux [11]. Mais, sans doute, le fait que Feijoo soit un érudit plus qu'un philologue proprement dit pourrait expliquer cette négligence vis-à-vis de l'œuvre de Ménage. L'œuvre de Feijoo, et tout particulièrement son Teatro crítico universal (1720-39), ne l'oublions pas, est une grande encyclopédie où l'auteur combat les erreurs, préjugés et superstitions de son temps. Peut-être le caractère de cette œuvre, éminemment encyclopédique et ancrée dans l'univers des lumières, ne pouvait qu'empêcher tout intérêt pour Ménage. Parce qu'il semble fort probable que Feijoo, grand amateur de la culture de son temps, et particulièrement de la française, devait connaître le Dictionnaire étymologique ainsi que le reste de l'œuvre de l'écrivain angevin. En fait certaines des vues linguistiques du moine galicien signalées par Malmberg sont déjà présentes aussi bien dans le Dictionnaire étymologique que dans les Observations sur la langue françoise. En particulier, quand Ménage préconise que pour découvrir les origines de la langue, il faudrait connaître « tous les diuers idiomes de nos Prouinces, & le langage des Paysans », il ne fait qu'annoncer des points de vue qu'embrassera Feijoo qui, étant donné ses origines galiciennes, était très proche d'une langue enracinée dans les milieux ruraux et populaires, sans compter que le fait d'arriver à l'espagnol à partir de la langue de sa province natale lui donnait comme point de départ, une vue sur les langues vraiment neuve et originale. Ce qui le porte à des positions très clairvoyantes, par exemple, à l'égard des emprunts, qu'il voit, en principe comme un enrichissement de la langue :

Malgré la justesse et la clairvoyance de certaines de ses positions linguistiques -- où ne manquent non plus aussi certaines positions contestables, fruit des limites de son temps --, Feijoo reste avant tout un esprit encyclopédique, vulgarisateur consciencieux, intelligeant et souvent perspicace, très représentatif de ce XVIIIe siècle espagnol que l'on commence à mieux connaître, où se mêlent les tendances les plus opposées et qui marque un relèvement du pays après un long affaiblissement. Mais, pour nous, la question reste posée à propos d'une connaissance directe de la part de Feijoo du Dictionnaire étymologique qui en principe n'apparaît pas parmi les nombreuses œuvres françaises citées par lui.

Pourtant le Dictionnaire de Ménage et la plupart de ses livres circulaient en Espagne dans le premier quart du XVIIIe [13], coïncidant précisément avec les années de la guerre de la Succession d'Espagne. Entre 1701 et 1714 les contacts se multiplient entre la France et l'Espagne, les deux pays alliés dans cette guerre ; cela a même un reflet sur le langage, car comme signale F. Brunot, c'est précisément alors que de nombreux gallicismes entrent définitivement en espagnol (Brunot 1966 : vol. VIII, 1ère partie, 31). En tout cas on a pu vérifier que parmi les près de six mille volumes que Philippe V fait transporter à Madrid lors de son avènement définitif au trône d'Espagne après cette guerre, on compte quelques-unes des œuvres de Ménage et, parmi elles un exemplaire de 1694 du Dictionnaire étymologique [14]. C'est précisément à partir de cet apport de Philippe V, auquel il faut ajouter plus de deux mille volumes provenant de la collection connue comme « Librairie de la reine mère » -- puis d'autres fonds provenant des collections privées de certains nobles vaincus, appartenant à la faction opposée aux prétensions dynastiques du petit-fils de Louis XIV --, qu'a été fondée en 1712 la « Librairie Publique » -- connue aussi comme « Librairie Royale » [15] --, établissement semblable à celui qui existait en France depuis la fin du Moyen Âge. Cela va sans dire l'importance du fonds français dans cette nouvelle bibliothèque. C'est encore un élément définitif dans cette influence française sur la culture espagnole de ces années-là, influence qui finira par devenir étouffante, d'après le mot de Lázaro Carreter (1949 : 169). C'est au milieu de cette atmosphère que l'érudit Gregorio Mayáns, précisément bibliothécaire royal entre 1733 et 1739 -- ce qui lui donnait un accès direct au fonds de la « Bibliothèque Publique » -- écrira son ouvrage philologique le plus connu, qui -- par hasard (?) -- s'intitule Orígenes de la lengua española (= Origines de la langue espagnole), paru à Madrid en 1737. Comme Ménage, Mayáns, lui aussi un grand érudit [16], montre une très bonne formation philologique pour son temps, et une connaissance des langues de la Péninsule -- il était valencien [17], et l'espagnol n'était pas sa langue maternelle -- et des langues classiques -- il a consacré lui-même plusieurs ouvrages à l'étude du latin --, ainsi que des langues étrangères comme le français et l'italien. Tout cela lui donnait des vues comparatives qui allaient lui être très utiles à l'heure de l'élaboration de ses Origines de la langue espagnole, en fait un dictionnaire étymologique. En principe, Mayáns se situe sur une perspective quelque peu différente de celle de Ménage. Il s'intéresse tout d'abord aux problèmes du langage dans lequel il voyait une révélation divine (Malmberg 1991 : 245). Mayáns va s'efforcer de déterminer le caractère de la langue primitive en critiquant l'opinion populaire qui considérait Adam comme un homme sauvage. D'après lui, le premier homme était « plein de savoir profond », ce qui faisait que la langue primitive fût entièrement adéquate en tant que moyen de communication avec Dieu, car les langues se trouvaient au début encore sous la dépendance d'infusion divine et étaient par conséquent parfaites, et cela malgré le châtiment divin qui entraîne la perte de la première langue et la multiplication d'idiomes qui s'ensuit. Voici donc résumée la pensée de Mayáns sur la naissance des langues, qui se trouve encore insérée dans le long débat sur la première langue humaine et son origine divine. Mais à partir de là, Mayáns, prenant la position de ceux qui défendaient la convention sociale, se situe dans une perspective qui nous est plus proche, en signalant qu'au cours des siècles et par suite de « migrations et de mélanges de peuples, des caprices des hommes et de l'inconsistance de leurs génies » les langues furent changées tout en présentant une continuité (1873 : 288 sqq.). C'est donc à partir de ces fondements linguistiques que Mayáns aborde le chapitre des étymologies proprement dites, et c'est, d'ailleurs, là où l'empreinte de Ménage dans l'œuvre du philologue espagnol se manifeste plus clairement. Et cela, malgré les distances que celui-ci « veut prendre » par rapport à l'auteur français. À ce propos, il vaut la peine d'écouter la référence directe de Mayáns :

Et il appuie ses objections sur les mots mêmes d'un contemporain de Ménage, l'évêque d'Avranches, Pierre Daniel Huet. Celui-ci lui reprochait précisément son excès d'habileté comme étymologiste, ce qui le faisait tomber fréquemment dans des abus et exagérations, et devenir un vrai « aventurier » dénué de prudence. Et les conseils de l'évêque d'Avranches à Ménage portent Mayáns à tirer ses propres conclusions et à énoncer les règles que doit suivre celui qui veut agir avec « droiture » dans cette matière :

Et plus loin, dans un autre passage de son œuvre, Mayáns soutient que « celui qui veut donner des étymologies doit procurer tout d'abord de ne pas se laisser leurrer par le sens des mots » (ibid. : 396).

Pourtant, l'auteur des Origines de la langue espagnole néglige lui-même ces propos et ces « bonnes intentions » et tombe souvent dans les mêmes erreurs qu'il reproche à Ménage, ne doutant pas à l'heure de nous offrir son propre catalogue étymologique. Il vaut la peine de rappeler ici l'explication que Mayáns donne à propos de l'étymologie du mot espagnol camisa ("chemise"), probablement d'origine celtique, mais appartenant au lexique du bas latin (cf. von Wartburg 1966 : 25-6). Il le fait dériver du mot cama ("lit"), mot espagnol considéré d'origine prélatine, qui n'est présent que dans le domaine ibéro-roman :

Au-delà du pittoresque de cette étymologie proposée par Mayáns et d'autres que nous pourrions rappeler, il nous faut surtout retenir l'importance de l'apport de son œuvre à la lexicographie espagnole du XVIIIe siècle. Mais surtout nous voulons souligner ce qu'il doit à Ménage, beaucoup plus qu'il ne nous laisse voir [18]. Pourtant, certaines des idées linguistiques du lexicographe espagnol semblent s'inspirer directement de l'auteur du Dictionnaire étymologique. À ce propos, le dernier passage de la liste de « recettes » [19] proposée par Mayáns pour « chercher et cerner avec succès des étymologies » s'avère sans doute éloquent :

Les traces de Ménage réapparaissent donc par-ci par-là, tout au long du XVIIIe siècle et au-delà. Peut-être, même une œuvre comme celle d'Hervás y Panduro, dont Lázaro Carreter dit qu'il liquida une période de la science du langage et ouvrit de nouvelles routes (1949 : 101), lui devrait quelque chose [20]. Le rejet de la part d'Hervás de l'idée de voir dans la morphologie la base stable du langage, et dans la phonétique et le lexique des éléments accidentels (Malmberg 1991 : 246) ne ferait que le prouver.

En tout cas, un siècle après la première édition des Origines de la langue françoise, l'œuvre de Ménage est devenue un point de repère obligé pour les lexicographes français et étrangers, même si, comme c'est plus tard le cas de Gustave Fallot, on ne prétend que « l'améliorer » et « substituer à ses étymologies fantaisistes une description solide et une base sérieuse des conclusions » (cit. par Malmberg 1991 : 436). La voie est frayée pour que désormais, au-delà des objections, on puisse tirer profit des apports positifs de Ménage, comme fera F. Diez [21]. On ne peut donc être surpris que, dans ces conditions, lorsque on envisage vers 1750 la possiblité d'élaborer un Trésor de la langue catalane -- qui finalement restera un simple projet sans lendemain --, Juan Antonio Mayáns, frère de Gregorio, professeur à l'Université de Cervera et un des promoteurs du projet, propose comme ouvrages de référence à consulter obligatoirement et prendre pour modèles le Glossaire de Du Cange et « surtout le Dictionnaire de Gilles Ménage » (Colom & Soberanas 1985 : 133).


Bibliographie

Academia Española (1726-39). Diccionario de Autoridades. Madrid.

Brunot, Ferdinand (1966). Histoire de la langue française des origines à nos jours. Paris, Armand Colin, nouv. éd.

Colom, Germà & Amadeu J. Soberanas, (1985). Panorama de lexicografia catalana. Barcelona, Encyclopèdia Catalana.

Feijoo, Benito Jerónimo (1928). Cartas eruditas. Madrid, Espasa Calpe (1ère éd., 1742-60).

Feijoo, Benito Jerónimo (1968). Teatro crítico universal. Madrid, Espasa Calpe (1ère éd., 1726-40).

Guiraud, Pierre (1972) L'Étymologie. Paris, PUF.

Lázaro Carreter, Fernando (1949). Las ideas lingüísticas en España durante el siglo XVIII. Madrid, CSIC.

Lépinette, Brigitte (1988). « L'espagnol et Covarrubias dans Les Origines de la langue françoise de Gilles Ménage », Estudios dedicados al Pr. Benlloch Zimmermann. Valencia, Publicaciones de la Universidad de Valencia, p.225-31.

Malmberg, Bertil (1991). Histoire de la linguistique de Sumer à Saussure. Paris, PUF.

Mayáns, Gregorio (1873). Orígenes de la lengua española. Madrid : Victoriano Suárez (1ère éd., 1737).

Ménage, Gilles (1694). Dictionnaire étymologique, ou Origines de la langue françoise. [Voir Bibliographie de l'œuvre linguistique de Ménage.]

Menagiana 1729. [Cf. article de I. Leroy-Turcan sur les originaux et les contrefaçons.]

Sobrino, Francisco (1705). Diccionario nuevo de las lenguas Española y Francesa. Bruxelles, 1ère éd.

Sobrino, Francisco (1734). Ibid., 3e éd.

Ubieto, Antonio et al. (1969). Introducción a la Historia de España. Barcelona, Teide.

Vàrvaro, Alberto (1988). Historia, problemas y métodos de la Lingüística Romànica (trad. esp.). Barcelona, Sirmio.

Wartburg, Walther von (1966). Evolución y estructura de la lengua francesa (trad. esp.). Madrid, Gredos.

Zumthor, P. (1958). « Französische Etymologie », in Etymologica. Walter von Wartburg zum 70. Geburgstat 18 Mai 1958. Tübingen, p.873-93.


Notes

1. Sobrino, outre son dictionnaire bilingue (Diccionario nuevo de las lenguas Española y Francesa est son titre original et complet), a écrit toute une série d'ouvrages concernant sa tâche de maître de langue étrangère.

2. A. Galmace est l'auteur d'une grammaire française (1745) destinée à des usagers espagnols. A. de Capmany publia, parmi d'autres ouvrages, un manuel de traduction français-espagnol (Arte de traducir del francés al español) et un dictionnaire bilingue français-espagnol. Tous les deux se plaignent du fait que les Espagnols ne disposent pas d'un dictionnaire bilingue fait exclusivement à leur intention. C'est pour remédier à cette situation que Capmany aurait écrit son dictionnaire.

3. Pourtant, on assiste dans la première moitié de ce siècle, sous les règnes d'Henri IV et Louis XIII, à une prolifération des traductions d'œuvres littéraires espagnoles, qui annonce, toutes proportions gardées, ce qui adviendra en Espagne presque un siècle plus tard avec la traduction constante de livres français.

4. Certains historiens -- aussi bien espagnols qu'étrangers -- ne sont plus d'accord avec cette vue à leurs yeux incomplète. Ils soutiennent qu'il serait plus exact de dire que c'est l'Europe qui s'est détournée de l'Espagne, dans laquelle beaucoup ne voulaient voir qu'une nation dégénérée, abrutie par l'absolutisme et l'Inquisition, et qui ne pouvait apporter aucune contribution appréciable au progrès de l'humanité. En réalité, si l'Espagne, desservie par sa situation géographique, a parfois manifesté une ombrageuse défiance à l'égard du monde extérieur, elle ne s'est jamais fermée totalement à celui-ci (Cf. par exemple R. Ricard, art. FEIJOO, in Encyclopaedia Universalis).

5. Ne disposant pas de versions françaises, nous avons traduit nous-même les textes espagnols cités.

6. Voltaire, on le sait, définit l'art des étymologies de Ménage comme « une science où les voyelles ne sont rien et les consonnes fort peu de chose [...] il est évident que les premiers rois de la Chine ont porté les noms des anciens rois d'Égypte, car dans le nom de la famille Yu on peut trouver les caractères qui, arrangés d'une autre façon, forment le mot Ménès. Il est donc incontestable que l'empereur Yu prit son nom de Ménès, roi d'Égypte, et l'empereur Ki est évidemment le roi Atoès, en changeant k en a et i en toès. » Voltaire ne fait qu'exagérer l'aspect le plus vulnérable des apports de Ménage. Car il est vrai, comme signale A. Vàrvaro -- pour qui Ménage est toutefois « le plus érudit et le plus prudent des étymologistes antérieurs au XIXe siècle » --, que ses rapports chronologiques s'établissent grâce à une série de formes imaginaires obtenues en jouant librement avec des dérivations et des aphérèses, et que cette série ne garantit rien, ce que Turgot mettra en évidence dans son fameux article de l'Encyclopédie. (Cf. Vàrvaro 1988 : 26).

7. Précisément sa 2e édition de 1718, qui, comme on sait bien, présente surtout la particularité d'ètre la première édition de l'Académie classée dans l'ordre alphabétique.

8. Ce n'est pas sans doute par hasard que le livre de Ménage le plus présent dans les bibliothèques espagnoles est précisément l'Anti-Baillet (on y compte différents exemplaires, aussi bien d'une édition de 1725 parue à Amsterdam que de celle de 1730, publiée à Paris, chez Charpentier).

9. Néanmoins, certains auteurs ne le considèrent pas un facteur décisif. F. Brunot, par exemple, signale que la nouvelle dynastie n'a pas précisément servi la cause de la langue française en Espagne. Il nous dit : « [...] Au reste, si Philippe V était français, il n'avait aucune volonté de franciser l'Espagne. Il parlait français, mais ne prétendait imposer à personne de faire comme lui. On le vit prendre ou approuver des mesures essentiellement favorables à la défense de la langue du royaume » (Brunot 1966 : VIII, 1ère partie, 49).

10. Précisément B. Malmberg a signalé la modernité de quelques-unes des vues linguistiques de Feijoo : « Quant à l'origine du langage, la position de Feijoo est aristotélicienne. La désignation de l'objet est arbitraire et soumise à la la libre volonté des hommes. Mais la base a dû être le bruit imité par une voix humaine. La convention est postérieure. Dans ses débats avec des contemporains il a eu à répondre à des objections impliquant que les composés ne sont pas arbitraires. Ils dépendent de la signification des mots simples. Il faut noter que c'est là une formule qu'il faudra attendre le Cours de Saussure pour voir strictement présentée » (Malmberg 1991 : 245).

11. Feijoo dans son Teatro crítico universal après avoir rappelé que « dans le domaine de l'érudition on trouve aujourd'hui des livres très importants écrits en langue française, qu'on ne peut remplacer par d'autres, aussi bien latins qu'espagnols », nous présente une liste exhaustive d'ouvrages français concernant toutes les matières : l'histoire, la géographie, la physique, la logique, la métaphysique, le droit, la médecine, etc. (1968 : I, 213 sqq.).

12. Feijoo semble ici embrasser la tradition qui considérait l'hébreu comme la première langue parlée par les hommes, et dont l'origine était divine. Mais, étant donné ses positions linguistiques, nous pensons qu'il s'agit plutôt d'une mesure de prudence devant l'Inquisition dont il avait subi maintes persécutions pour ses idées éclairées.

13. À Barcelone, dans la Bibliothèque de Catalogne, par exemple, on compte, un exemplaire des Menagiana provenant d'une collection privée, qui avait été acquis par son propriétaire en 1730, juste un an après la réédition de 1729, chez Delaulne à Paris.

14. Actuellement on compte à la Bibliothèque Nationale de Madrid trois exemplaires du Dictionnaire étymologique (deux de l'édition de 1694 et un de l'édition de 1750, publié chez Briasson).

15. Plus tard, au XIXe siècle, suivant l'exemple français, elle prendra le nom de « Bibliothèque Nationale ».

16. L'œuvre de Mayáns est nombreuse et diverse : à part ses travaux philologiques, on compte d'importantes études sur la littérature -- sa Rhétorique, parue en 1757 est un jalon fondamental -- le droit, la politique, la théologie, etc.

17. Une de ses œuvres est un Dictionnaire castillan-valencien qui n'arriva pas à paraître.

18. D'une certaine façon, avec toutes les réserves qu'on voudra, la dette de Mayáns à l'égard de Ménage nous invite à évoquer ce que Ménage lui-même devrait au Tesoro de la lengua castellana o española de Sebastián de Covarrubias (1611) (cf. Lépinette 1988).

19. Mayáns montre ici les mêmes faiblesses que Ménage : le manque de notions claires sur les changements phonétiques.

20. Parmi les nombreuses œuvres dues à Lorenzo Hervás y Panduro (1735-1809), il faut signaler en particulier son Catalogo delle lingue (1784), publié d'abord en italien, puis en espagnol, et qui formait une introduction à sa vaste encyclopédie sur l'histoire de l'homme. L'importance d'Hervás en tant que précurseur de la linguistique comparée aurait été soulignée par Max Müller en 1861 (Lázaro Carreter 1949 : 101), quoique A. Tovar, tout en admettant l'importance des apports d'Hervás, insiste sur son manque de formation linguistique (1987 : 24) et nous dit qu'« il appartient à une génération qui n'a pas assisté à l'apparition de la linguistique moderne de Humboldt, Bopp et Grimm » (Hervás, éd. Tovar 1987 : 24).

21. P. Zumthor signale le pas en avant que représentent les étymologies ménagiennes : « ...pour l'une et pour l'autre, la forme des mots importe, certes ; mais dans le premier cas (étymologies médiévales) la relation constatée est essentielle et immanente, elle relève, d'une certaine manière, de l'identité pure et simple ; dans le second cas (étymologies ménagiennes), elles est purement chronologique » (1958 : 893).